Quel bilan économique pour les années Poutine en Russie · n’était pas le seul problème...

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Quel bilan économique pour les années Poutine en Russie ? Jacques Sapir Directeur d’Études à l’EHESS-Paris CEMI-EHESS Paris Mars 2007

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Quel bilan économique pour lesannées Poutine en Russie ?

Jacques SapirDirecteur d’Études à l’EHESS-Paris

CEMI-EHESS

Paris

Mars 2007

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(Résumé)

Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir de manière inattendue. Propulsé au poste de PremierMinistre par la deuxième guerre de Tchétchénie, successeur surprise de Boris El’tsine en décembre1999, il fut élu facilement une première fois en 2000 et une seconde en 2004.Alors que s’achève son deuxième mandat, le bilan que l’on peut tirer de l’action de Vladimir Poutineest nécessairement incomplet. Il n’en existe pas moins. Si Vladimir Poutine ne saurait être tenu pourseul responsable des succès actuels de la Russie, il est incontestable que sa politique ne les a pascompromis et qu’elle a joué un rôle actif dans le développement du pays.

I. Pour comprendre ce qu’a pu être la contribution de Vladimir Poutine il faut sereplacer dans le contexte de son arrivée au pouvoir à l’automne 1999.

La Russie a connu à la suite de la crise financière de 1998 trois années consécutives de fortecroissance, se traduisant par une hausse globale du PIB de 20,3% sur la période. Cette hausse,particulièrement sensible en ce qui concerne la production industrielle, permet de parler d'un véritable"réveil" de l'industrie manufacturière russe. Ce réveil est survenu alors que le pays avait connu unedépression particulièrement forte entre 1990 et 1997, dont une partie seulement peut être attribuée auxdésordres inévitables de la transition. Le rôle des politiques économiques menées entre 1992 et 1997dans la dépression économique et la crise sociale que le pays traversait alors est indiscutable. Lecontexte économique de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine est donc à la fois celui dutraumatisme de la crise financière et celui d’une économie qui vient d’entamer un processus derétablissement. Vladimir Poutine a incontestablement hérité d’une base assainie en grande partie grâceà l’action d’Evguennyi Primakov. Mais, s’il n’a pas créé les conditions initiales du renouveauéconomique de la Russie, il a su l’accompagner et utiliser la manne des hydrocarbures pourredynamiser l’économie.

Le rôle des hydrocarbures apparaît comme négligeable dans le rétablissement de l’économie russeimmédiatement après la crise de 1998. Il ne devient important qu’à partir de l’été 2002. Le rôle de lapolitique macroéconomique menée à partir de l’automne qui suivit la crise, et donc de la ruptureprogressive avec les options libérales antérieures ne doit pas être sous-estimé. Dans ce contexte, lemérite de Vladimir Poutine fut d’avoir dans un premier temps poursuivi cette politique.Dès son élection comme Président en 2000, Vladimir Poutine mettra l’accent sur la nécessité d’uneforte croissance pour la Russie. L’ambitieux objectif d’un doublement du PIB entre 2000 et 2010, estparfaitement justifié quand on considère l’importance de la crise que la Russie a traversé entre 1990 et1998 du fait de la transition, crise qui a terriblement appauvri le pays et dévasté le système productif.

II. Lors de sa première élection au printemps 2000, Vladimir Poutine avaitclairement indiqué son intention de « reconstruire l’Etat.

Le bilan laissé par Boris El’tsine était ici à bien des égards encore plus catastrophique sur cepoint qu’en économie. La Russie semblait être au bord du chaos. Le système oligarchique, faisaitapparaître une puissance publique presque entièrement passée sous le contrôle des intérêts privés. Lesoligarques de cette époque, n’hésitaient pas à côtoyer le crime organisé. Mais le système oligarchiquen’était pas le seul problème auquel la Russie devait faire face en cette fin des années quatre-vingt-dix.La situation à laquelle on est parvenu en 2007 est loin d’être satisfaisante si l’on considère le bonéquilibre entre les pouvoirs locaux et le pouvoir fédéral, ou encore la question du respect des règlesdémocratiques. Cependant, il est incontestable que l’action résolue de Vladimir Poutine a faitdisparaître le risque de désintégration du pays et que, de ce point de vue, la situation actuelle est bienplus satisfaisante que celle des années 1996-1998.Si la restauration de la « verticale du pouvoir » était certainement un moment nécessaire dans l’histoirede la Russie post-soviétique, la question des formes administratives les plus adaptées audéveloppement économique continue d’être posée. C’est une question d’autant plus importante que laprésence de fortes différenciations socio-économiques régionales continue cependant de se faire sentir.

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Il faut mettre au crédit de Vladimir Poutine d’avoir compris que les deux grandes questions, celle desinstitutions politiques et celle du développement économique, ne pouvaient être disjointes. Si ledéveloppement économique avait besoin de la stabilité politique et de la reconstruction de la« verticale du pouvoir », la pérennité de cette stabilité politique ne serait assurée que par la sortie dumodèle néo-libéral, frappé d’illégitimité aux yeux d’une écrasante majorité de la population russe.La « question sociale », pendant longtemps oubliée dans la transition, est ainsi revenue sur le devantde la scène. La réaction de Vladimir Poutine est ici très instructive de sa capacité à prendre en comptel’évolution de la situation sociopolitique, pour pouvoir poursuivre la mise en œuvre de son objectifprincipal.

III. Le second mandat de Vladimir Poutine, entamé en 2004, a été marqué par uneinflexion significative de la politique économique.

L’annonce des « priorités nationales » à l’automne 2005, le rôle de plus en plus important pris par desentreprises contrôlées par l’État dans le secteur énergétique (Gazprom, Transneft, Rosneft), l’abandonde fait de la politique de libéralisation du secteur électrique préconisée par Tchoubays, enfinl’émergence d’une politique industrielle symbolisée par des restructurations dans plusieurs secteurscomme l’aéronautique ou la construction navale témoignent de cette inflexion. Le remaniementministériel de février 2007 peut être considéré comme le symbole de cette inflexion. On assisteaujourd’hui à un tournant interventionniste dans la politique économique de Vladimir Poutine, quis’était définie initialement en 2000 comme un « libéralisme modéré et pragmatique ».Les raisons internes d’un tournant interventionniste en matière de politique économique sontévidentes. Cependant, pour importantes qu’elles soient, ces raisons internes ne doivent cependant pasmasquer la présence de raisons liées à la situation internationale.Le remaniement de février 2007 vient donc consolider les orientations économiques de VladimirPoutine, telles qu’elles ont été amenées à se préciser entre 2000 et 2004. Il ne faut ici cacher ni leséléments de continuité (un réel pragmatisme, associé à une volonté tout aussi réelle de faire de laRussie une économie moderne) ni les éléments de changements. Au nombre de ces derniers, on doitmettre une certaine désillusion quant à la stratégie de libéralisme pragmatique qui semblait avoir lesfaveurs du président au début de son premier mandat.

IV. L’objectif d’une reconstruction économique et industrielle s’est ainsi précisé, à lafois pour des raisons internes et externes.

Il a donné naissance à une politique de développement qui n’est pas sans rappeler le thème dupatriotisme économique tel qu’il fut présenté en France à l’automne 2006. Dans ce contexte, le poidséconomique de l’État en Russie va continuer à s’accroître.À la mi-2003, on estimait que l’État russe ne contrôlait que 20% de la propriété dans le secteurindustriel. Cette part est en constante augmentation. Déjà, les actions détenues par l’État dépassent35% de la capitalisation boursière en Russie et des entreprises représentant 34% du chiffre d’affaires et21% de l’emploi dans l’industrie. Ces chiffres se sont certainement accrus durant 2006. La proximitéentre le « modèle étatique russe » actuel et celui de « l’État développeur » au Japon ou en Corée dansles années 50 à 70 est aussi indubitable.

Vladimir Poutine s’est ainsi fortement écarté du modèle néo-libéral qui domina de 1992 à 1998. Pourautant, il n’est nullement revenu vers le modèle soviétique, contrairement à ce que l’on commence àlire chez certains observateurs. Il a cherché des solutions à la fois au problème du développementsocio-économique du pays et à la crise de légitimité des institutions. Même si son action est loind’avoir résolu tous les problèmes, l’orientation actuelle semble mieux correspondre aux réalités russes.S’il n’a pas réussi tout ce qu’il a entrepris, un échec majeur de sa part aurait pu compromettre ladélicate stabilisation entamée avant son arrivée et replonger le pays dans le chaos. Poutine a su utiliserefficacement les atouts qui étaient dans son jeu et redresser des situations qui semblaient trèscompromises. En cela, son bilan est indiscutablement positif.

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Quel bilan économique pour les années Poutineen Russie ?

Jacques SapirDirecteur d’Études à l’EHESS-Paris*

Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir de manière inattendue. Propulsé au poste dePremier Ministre par la deuxième guerre de Tchétchénie, successeur surprise de Boris El’tsineen décembre 1999, il fut élu facilement une première fois en 2000 et une seconde en 2004.Alors que s’achève son deuxième mandat, le bilan que l’on peut tirer de l’action de VladimirPoutine est nécessairement incomplet. L’homme peut continuer à imprimer sa marque sur lavie politique russe. Mais, pour être incomplet, ce bilan n’en existe pas moins. L’action commela personnalité du Président russe invitent d’ailleurs à des raccourcis sommaires.

La presse occidentale, en particulier en France où il semble être devenu « l’homme que vousaimeriez haïr » de nombreux journalistes, le résumera à son passé d’officier de renseignement,à la deuxième guerre de Tchétchénie, à l’arrestation et à l’emprisonnement de MikhailKhodorkovsky, enfin à l’assassinat de la journaliste Anna Politkovkaïa. Ces facilités dans lerésumé d’une carrière oublient de nombreux faits. Vladimir Poutine avait quitté le KGB avantla fin de l’URSS et commencé une carrière d’administrateur à Saint-Petersbourg. Ladeuxième guerre de Tchétchénie ne fut que la continuation de la première, dont Poutine nepeut nullement porter la responsabilité1. Bien des oligarques auraient été mis en prison danstout pays civilisé. Enfin, l’assassinat d’Anna Politkovskaïa a plus à voir avec les rivalités ausein de l’administration prorusse en Tchétchénie qu’avec Poutine lui-même, qui avait tout àperdre et rien à gagner à la disparition de la journaliste. Rappelons que les assassinats dejournalistes furent bien plus fréquents du temps de Boris El’tsine entre 1994 et 1997.

La vision change radicalement quand on observe Poutine depuis Moscou. Crédité de plus de80% d’opinions favorables, sa popularité ne provient pas d’une couche sociale particulièremais s’enracine très profondément dans la population. Particulièrement soutenu par les jeunes,Vladimir Poutine semble avoir réalisé un sans faute. Il est l’homme de la reconstruction del’État, du retour à la croissance, de l’émancipation de la Russie de la tutelle américaine. De ce

• Directeur du CEMI-EHESS. Contact : [email protected] présent texte reprend et développe le texte d’un article destiné à Politique Internationale, à paraître enmai 2007.

1 Sur l’imbrication complexe des guerres en Tchétchénie voir A. Kalika, La Russie en guerre – mythes et réalitétchétchènes, Ed. Ellipses, Paris, 2005.

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point de vue, et bien plus que Boris El’tsine dont le nom reste associé aux pires désordreséconomiques et politiques des années quatre-vingt-dix, Poutine fait figure de Père de laRussie moderne.Ici aussi, les raccourcis ne manquent pas. La reconstruction de l’État fut entamée parEvguennyi Primakov2, et Poutine est loin d’en avoir fini avec la corruption et les pratiquesclaniques des administrations tant fédérales que locales. Le retour à la croissance est antérieurà l’arrivée au pouvoir de Poutine, et ce dernier fut bien aidé par la hausse des prix desmatières premières à partir de l’été 2002. Enfin, ce fut encore Primakov qui, le premier, sonnale réveil de la Russie sur la scène internationale.

Il y a cependant plus de vérité dans ces raccourcis que dans les premiers. Si VladimirPoutine ne saurait être tenu pour seul responsable des succès actuels de la Russie, il estincontestable que sa politique ne les a pas compromis et qu’elle a joué un rôle actif dans ledéveloppement du pays. Confronté à une situation internationale de plus en plus délicate,Vladimir Poutine a su prendre les décisions qui s’imposaient pour éviter que la Russie ne setransforme en un État rentier.

I. Vladimir Poutine et la reconstruction économique de la Russie

Pour comprendre ce qu’a pu être la contribution de Vladimir Poutine il faut se replacerdans le contexte de son arrivée au pouvoir à l’automne 1999.La Russie a connu à la suite de la traumatisante crise financière de 1998 trois annéesconsécutives de forte croissance, se traduisant par une hausse globale du PIB de 20,3% sur lapériode. Cette hausse, particulièrement sensible en ce qui concerne la production industrielle,permet de parler d'un véritable "réveil" de l'industrie manufacturière russe. Ce réveil estsurvenu alors que le pays avait connu une dépression particulièrement forte entre 1990 et1997, dont une partie seulement peut être attribuée aux désordres inévitables de la transition.Le rôle des politiques économiques menées entre 1992 et 1997 dans la dépressionéconomique et la crise sociale que le pays traversât alors est indiscutable.

Le mouvement de reprise de l’activité s'est enclenché relativement tôt, dès la fin de1998. Il s'est par la suite progressivement étendu à l'ensemble de l'industrie, provoquant unereprise vigoureuse de l'investissement dès la mi-1999. Le rétablissement économique estantérieur à la hausse des prix du gaz et du pétrole, contrairement à ce qui est encoreaujourd’hui affirmé. L'effet des prix des hydrocarbures s'est d'ailleurs fait sentir avant tout surles recettes fiscales que sur la croissance, en raison des taxes aux exportations, que surl'activité économique. Il est devenu par contre sensiblement plus important en ce qui concernela croissance après l’été 2002, qui marque une césure dans la trajectoire de la Russie après lacrise de 1998.

Le contexte économique de l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine est donc à la foiscelui du traumatisme de la crise financière – dont ma mémoire était très présente encore audébut de l’automne 1999 – et celui d’une économie qui vient d’entamer un processus derétablissement. Les effets de ce dernier, s’ils sont nettement perceptibles pour leséconomistes, ne se traduisent pas encore dans les faits pour l’immense majorité de lapopulation, dont plus des deux-tiers sont, au début de 1999, sous le seuil de pauvreté.

2 Nommé Premier Ministre à la suite de la crise financière de l’été 1998 et renvoyé au printemps 1999.

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Les causes immédiates du rebond économique

Une analyse des causes du rebond économique après la crise financière met enévidence le poids de quatre facteurs.

On doit tout d’abord tenir compte de la réussite de la dévaluation d’août 1998 qui a permisaux entreprises russes de récupérer la compétitivité qu'elles avaient perdue, de 1994 à 1997,lors de la politique de "rouble fort" menée pour lutter contre l'inflation. Cet effet s’estamoindri à partir de 2002 quand le rouble à commencé à se réévaluer. Ceci estparticulièrement visible quand on observe la réaction des diverses branches de l’industrie dansla période allant de juin 1998 à juin 2001.

Graphique 1(a)

Comparaison des indices de croissance entre les branches industrielles dans la période de rétablissement post-crise financière

50%

75%

100%

125%

150%

175%

200%

jan-

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-01

Bas

e 10

0= S

epte

mbr

e 19

98.

Industrie Secteur des carburants Metallurgie ferreuse

Métallurgie non-ferreuse Pétrochime Constructions mécaniques

Source : GOSKOMSTAT

On constate ainsi que la réaction des branches des industries de consommation (graphique 1b)est plus rapide et plus forte que celles des branches de l’industrie lourde, à l’exception del’industrie alimentaire, qui est limitée dans son rebond par les problèmes spécifiques àl’agriculture russe.Cependant, le rebond induit par la dévaluation apparaît aussi très fort dans deux branches del’industrie lourde (graphique 1a), les constructions mécaniques et la pétrochimie. Ceciconfirme la présence d’un fort mouvement de substitution aux importations, qui se manifestedans toute son ampleur dès la fin de l’année 1998.

La baisse des prix relatifs des monopoles naturels (transport et énergie), réalisée par unblocage de leurs prix nominaux durant la poussée inflationniste consécutive à la crise

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financière, a aussi contribué à un retour aux bénéfices pour de nombreuses entreprises3. C'estdonc à juste titre que, dans ses relations avec l'Union Européenne, les autorités russes ontrefusé de revenir sur la pratique de prix intérieurs plus faibles que les prix mondiaux. En effet,compte tenu du sous-investissement dans les années 1990-1998, l’industrie russe ne pourraitêtre compétitive, même sur son marché intérieur, si elle devait payer son énergie aux prixmondiaux. On peut en dire autant en ce qui concerne la population, qui a subi unappauvrissement dramatique dans la même période. Le maintien de prix relativement faiblesde l’énergie est non seulement une question essentielle pour la survie des couches les pluspauvres, mais aussi une condition nécessaire pour que la demande solvable de l’ensemble dela population ne se contracte pas brutalement.

Graphique 1(b)

Comparaison des indices de croissance dans les branches industrielles (industries de consommation)

50%

75%

100%

125%

150%

175%

200%

jan-

98

mar

s-98

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98

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98

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98

jan-

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mar

s-99

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-99

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99

sep-

99

nov-

99

jan-

00

mar

s-00

mai

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00

sep-

00

nov-

00

jan-

01

mar

s-01

mai

-01

Bas

e 10

0 =

Sep

tem

bre

1998

.

Industrie Bois et papiers Matériaux de construction Industrie textile Industrie alimentaire

Source : GOSKOMSTAT

La productivité apparente du travail a commencé à croître dès que le taux d'utilisationdes capacités de production a augmenté assez fortement en 2000 et 2001. Le coût salarial réela ainsi diminué de 1999 à 2001, tandis que les revenus réels de la population augmentaient àpartir de fin 1999.Enfin, la disparition des opportunités de spéculation financière suite à l'effondrement dumarché spéculatif des titres publics, et l'efficacité croissante du système de contrôle desmouvements de capitaux mis en place par la Banque Centrale, ont évité que les profits réalisésse dissipent dans la spéculation.

Ces différents éléments permettent de comprendre pourquoi et comment la réaction del’économie après la crise financière a-t-elle été aussi rapide et aussi forte. Il faut se souvenirque dans le cas des autres pays ayant souffert d’une crise financière majeure dans la période1997-2000, la réaction du secteur réel a toujours été plus lente. Ainsi, en Corée du Sud il a 3 V.M. Kapicyn, O.A. Gerasimenko, L.N. Andronova, " Analiz Ekonomicheskoj situacii v PromyshlennostiRossii v 1999-2000" [Analyze de la situation économique de l’industrie russe en 1999- 2000], ProblemyPrognozirovanija, n°5/2001, pp. 92-99.

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fallut attendre plus d’une an pour voir se manifester une réaction positive et plus de deux anset demi dans le cas de l’Argentine. La Russie apparaît bien comme un cas particulier pour lapromptitude et l’importance de cette réaction.Cependant, comme le montre le tableau 1, l’effet de cette récupération tend à fortementdiminuer après l’automne 2000. Il convient donc de ne pas confondre une phase de rebond,dont les caractéristiques sont largement le résultat de l’efficacité des mesures prises par legouvernement Primakov à l’automne 1998, et la croissance ultérieure. Celle-ci reste limitéepar le sous-équipement de l’industrie, mais aussi par les effets d’une réévaluation progressivedu taux de change réel du rouble, elle-même induite par l’accroissement progressif desrevenus des exportations, suite à la hausse des prix mondiaux des hydrocarbures à partir del’été 2002.

Tableau 1Taux de croissance moyens sur 12 mois par période à la suite de la crise de 1998

Période IndustrieIndustrie

légère (textile)Industrie

alimentaireBois etpapiers

Matériauxde

constructionSeptembre 1998-Septembre 2000 20,0% 28,1% 12,8% 18,9% 13,6%Septembre 2000 –Septembre 2003 4,7% 2,0% 7,5% 4,1% 5,8%

Source : GOSKOMSTAT

Faut-il oublier les hydrocarbures?

L'impact des exportations sur la croissance est une explication souvent avancée pourtenter d’expliquer le succès de l’économie russe à partir de 1999. Or, cet impact apparaît aumieux tardif.En fait, comme on peut le constater sur le graphique 2, le volume mensuel des exportationsbaisse jusqu’en juillet 1999. La hausse que l’on connaît par la suite entre début 2000 etl’automne 2001 reste modérée quand on compare le niveau de la moyenne mobile sur 6 mois.Il faut aussi signaler que, dans les exportations russes des années 1999 et 2000, leshydrocarbures sont loin d’être le seul compartiment.Le pays exporte aussi des produits métallurgiques (ferreux et non-ferreux) ainsi que desproduits de la chimie de base. La hausse du volume des exportations qui s’amorce aprèsnovembre 1999 est tout autant liée à ces produits qu’aux hydrocarbures.On le voit, le mouvement des exportations n’est pas tel, entre fin 1999 et 2000, qu’il puisseexpliquer la vigueur et la promptitude du rebond économique russe que l’on vient d’analyser.Pourtant, la Russie va dégager rapidement un important solde commercial, qui permettra aupays de retrouver sa solvabilité internationale.

Le graphique 2 montre de manière particulièrement évidente que c’est la chute desimportations (induite par la dévaluation) qui permet à l’excédent commercial, qui avaitquasiment disparu dans les mois précédant la crise financière, de se reconstituer. L’impact duprocessus de substitution aux importations, induit par la réussite de la dévaluation du rouble,est donc l’explication la plus probante de la reconstitution d’un fort excédent commercial dansles mois qui suivirent la crise de 1998. Le montant des exportations, calculé par une moyennemobile pour « lisser » les variations mensuelles, ne dépasse le niveau de fin 1997 que dans ledeuxième semestre de 2000.

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En fait, il faudra attendre l’été 2002 pour que les prix des hydrocarbures s’envolentréellement. Ce n’est donc qu’à partir de l’hiver 2002/2003 que le gaz et le pétrole vont jouerun rôle important dans la croissance.

Graphique 2

Balance commerciale (biens)

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

jan-

97

avr-

97

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97

oct-

97

jan-

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98

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00

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00

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00

jan-

01

avr-

01

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01

oct-

01

jan-

02

avr-

02

juil-

02

Mill

iard

s de

dol

lars

Exportations, biens Importations, biens

Moy. mobile sur 6 pér. (Exportations, biens) Moy. mobile sur 6 pér. (Importations, biens)

Moyennes mobiles sur 6 périodes (1 semestre)Source : Banque Centrale de Russie.

Tableau 2Facteurs de la croissance économique entre 1999 et 2001

1999 2000 2001Taux de croissance du PIB

Facteurs en % des causes de croissance5,4 % 10,2 % 5,7 %

Consommation des ménages - 44,7 % 51,5 % 86,8 %Consommation des administrations 11,5 % 3,1 % - 3,8 %Investissement 19,7 % 38,8 % 34,6%Accroissement des stocks desentreprises

29,6 % 13,5 % 0,4 %

Exportations 18,7 % 21,7 % 20,9 %Importations 65,2 % - 28,6 % - 38,9 %

Total 100 % 100 % 100 %Source: M.N. Uzjakov, "O perspektyvah ekonomitcheskogo rosta v Rossii" [Les perspectives de lacroissance économique en Russie] in Problemy Prognozirovanja, n° 4/2002, pp. 3-14, p. 4.

L’analyse des facteurs de croissance dont on donne les résultats dans le tableau 2 confirmealors les résultats que nous fournit l’analyse de la balance commerciale. Ainsi, dans les troisannées qui succédèrent à la crise de 1998, les principaux facteurs de croissance furent :

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(a) la contraction des importations4 en 1999, qui « explique » à elle seule le reconstitutionrapide d’un solde positif de la balance commerciale ;

(b) la consommation des ménages qui s’accroît en 2000 et 2001 avec la hausse desrevenus issues de paiements plus réguliers des salaires tant par les entreprises que parles administrations, Il faut noter que la consommation des ménages s’est fortementcontractée en 1999, et que ce phénomène aurait pu être bien pire si les prix internes del’énergie n’avaient pas été déconnectés des prix mondiaux par le gouvernementPrimakov5.

(c) l’investissement (surtout en 2000 et 2001).

L’impact des exportations apparaît comme très modéré durant ces trois années. Lesimportations jouent un rôle positif dans la croissance en 1999 en raison de leur forte baisse (lephénomène de substitution déjà indiqué), puis vont venir jouer un rôle négatif par la suite aufur et à mesure où elles épongent une partie de la hausse de la demande solvable.Ce régime de croissance va cependant être compromis progressivement par la remontée dutaux de change réel du rouble.

Graphique 3

Évolution du taux de change réel du rouble contre le dollar américain depuis janvier 1993

20%

40%

60%

80%

100%

120%

140%

160%

180%

200%

jan-

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juin

-

nov-

03

avr-

04

sep-

04

fév-

05

juil-

05

déc-

05

Taux de change réel du rouble face au dollar US, base 100 1er trim. 1999 Moyenne mobile sur 12 mois

Source : Banque Centrale de Russie et base de données du CEMI-EHESS

Le graphique 3 montre de manière claire les mouvements du taux de change réel du rouble.La période fortement dépressive de 1993 à 1997 a été caractérisée par une très forte hausse dece taux de change réel. Une des conséquences de la crise de 1998 à été une forte dévaluation,et la politique mise en place à l’hiver 1998/99 et poursuivie en 1999 et 2000 avait permis une

4 La forte dévaluation renchérissant les produits importés et permettant aux producteurs russes de se substitueraux producteurs étrangers sur le marché national.5 La baisse relative des prix de l’énergie induite par la politique de blocage décidée en 1998 a été équivalente àune subvention de 8,6 milliards de dollars au secteur du logement. Source : Alfa-bank Macroeconomic Analysis,29 juin, 2001.

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stabilisation à un niveau proche de 50% de celui atteint à la veille de la crise de 1998. Il fautici porter au crédit de Vladimir Poutine de ne pas avoir cédé aux sirènes libérales et de ne pasavoir cherché à faire baisser trop rapidement l’inflation au risque de provoquer une nouvellehausse brutale du taux de change réel.Celle qui est survenue à partir de 2001 et surtout 2002 traduit l’impact des entrées de devisesissues des importants excédents commerciaux que la Russie dégage dès ce moment, et quivont s’accroître quand les prix des hydrocarbures vont s’envoler à partir de l’été 2002.

Le rôle des hydrocarbures dans la dynamique économique de la Russie pendant lapériode 1999-2003 est donc relativement réduit. La réussite de la dévaluation de 1998 et lapolitique de contrôle des prix internes de l’énergie sont des éléments bien plus décisifs. Il estalors pour le moins étonnant que les analyses occidentales de la trajectoire économique de laRussie se concentrent pour la plupart sur la question des hydrocarbures.Ceci évite de devoir réviser le jugement initialement porté sur la politique économique menéeentre 1998 et 1999, et en particulier les condamnations répétées par le FMI des mesuresadoptées par Primakov à l’automne 19986. Ceci évite aussi d’avoir à revenir sur les politiquesmises en œuvre avant 1998, et qui ont été très largement influencées par les institutionsfinancières internationales7.

Ceci ne veut pas dire que les exportations de matières premières n’ont pas joué un rôlepositif avant l’été 2002. Compte tenu d’une fiscalité qui prélève largement sur lesexportations, elles ont permis de stabiliser les finances publiques, puis de développer lesmoyens d’action du budget.

Tableau 3Évolution de la pression fiscale en Russie

PIB en milliards deroubles (prix

courants)

Total des revenusfiscaux* enmilliards deroubles (prix

courants)

Impôts en % duPIB

Solde fiscalprimaire en % du

PIB

1998 2696,0 564,5 20,9%1999 4766,8 1007,5 21,1% -0,93%2000 7302,2 1706,6 23,4% 2,83%2001 8943,6 2332,4 26,1% 2,98%2002 10834,2 2796,3 25,8% 1,03%2003 13285,2 3357,7 25,3% 1,36%2004 16966,4 5429,9 32,0% 4,42%2005 21598,0 7611,6 35,2% 8,14%

* Revenus des assurances sociales d’État et autres revenus non comprisSource : Banque Centrale de Russie et Ministère des Finances

6 Le FMI avait ainsi prédit en février 1999 que la politique de Primakov se traduirait par une baisse de 7% duPIB, alors qu’elle donna lieu à une hausse de plus de 5%...Ceci a été analysé dans J. Sapir, "The RussianEconomy: From Rebound to Rebuilding", in Post-Soviet Affairs, vol. 17, n°1, (janvier-mars 2001), pp. 1-22.7 Voir, J. Sapir, "A l'épreuve des faits ...Bilan des politiques macroéconomiques mises en oeuvre en Russie", inRevue d'études comparatives est-ouest, vol.30, n°2-3, 1999, pp 153-213 et, du même auteur, "Le consensus deWashington et la transition en Russie: histoire d'un échec", in Revue Internationale de Sciences Sociales, n°166,décembre, pp. 541-553.

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Si la hausse de la pression fiscale à partir de 2004 est liée à la mise en place du Fonds deStabilisation, qui fut initialement destiné à « stériliser » une partie des entrées de revenu liéesà la montée des exportations des hydrocarbures, on assiste à une première hausse trèssignificative entre 1998 et 2001. Elle n’a été possible que grâce à la reconstruction d’unediscipline des paiements, dont Evguennyi Primakov s’était fait l’avocat dès l’hiver 1998-1999. Le mouvement, comme on le voit dans le tableau 3, s’amorce avant que la hausse desprix des hydrocarbures ne fasse sentir ses effets, mais voit son rythme s’accélérer par la suite.

En ce sens Vladimir Poutine a incontestablement hérité d’une base assainie en grandepartie grâce à l’action d’Evguennyi Primakov. Mais, s’il n’a pas créé les conditions initialesdu renouveau économique de la Russie, il a su l’accompagner et utiliser la manne deshydrocarbures pour redynamiser l’économie.Le rôle des prix des hydrocarbures apparaît aussi comme négligeable dans le rétablissementde l’économie russe immédiatement après la crise de 1998. Le rôle de la politiquemacroéconomique menée à partir de l’automne qui suivit la crise, et donc de la ruptureprogressive avec les options libérales antérieures, ne doit pas être sous-estimé. Dans cecontexte, le mérite de Vladimir Poutine fut d’avoir dans un premier temps poursuivi cettepolitique.

La croissance, principal objectif de Vladimir Poutine ?

Dès son élection comme Président en 2000, Vladimir Poutine mettra l’accent sur lanécessité d’une forte croissance pour la Russie. L’ambitieux objectif d’un doublement du PIBentre 2000 et 2010, est parfaitement justifié quand on considère l’importance de la crise que laRussie a traversé entre 1990 et 1998 du fait de la transition.En effet, si Vladimir Poutine hérite fin 1999 d’un pays qui a été remis sur les rails de lacroissance, il hérite aussi d’un pays considérablement appauvri et au système productifdévasté par la dépression des années 1991-1998. les effets à la fois économiques mais aussipolitiques et sociaux de cet appauvrissement vont peser de manière décisive sur les deuxmandats de la Présidence Poutine.

Durant la première phase de la transition, qui fut marquée par la prédominance despolitiques libérales et l’influence du FMI et des conseillers américains8, la Russie a ainsiperdu près de 40% de son PIB par rapport à 1990 (graphique 4). Une dépression d’une telleampleur a peu d’équivalent dans l’histoire moderne, du moins en temps de paix. La fortecroissance que l’on constate depuis 1998, et qui depuis 2003 traduit aussi l’impact des prixélevés des hydrocarbures, n’aura fait que ramener le pays à son niveau de 19909. Le résultatdu PIB par habitant, qui est un peu meilleur que celui du PIB global, s’explique par la baissede la population entre 1990 et 2006.Il convient donc de mesurer que croissance de ces dernières années, pour importante qu’elleait été, est loin d’avoir effacé les conséquences de la dépression antérieure (tableau 4,graphique 4). En effet, la Russie ne va retrouver son niveau de PIB de 1990 qu’au premiersemestre 2007, elle reste encore loin de ce qu’aurait pu être sa situation sans la crise desannées 1990-1998. Par ailleurs, et c’est un point essentiel pour les dirigeants russes, les autrespays du monde ne sont pas resté immobiles depuis 1990.

8 Sur le rôle et les comportements de ces conseillers, voir J. Sapir, Les économistes contre la Démocratie , AlbinMichel, Paris, 2002.9 Le chiffre de 1990 ne concerne pas l’URSS mais uniquement la République de Russie soit la RSFSR.

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Graphique 4

Variation du PIB russe depuis 1990

0%

10%

20%

30%

40%

50%

60%

70%

80%

90%

100%

110%

120%

130%

140%

1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006

PIB

de

1990

= 1

00

PIB à prix constants en %PIB sous hypothèse de croissance inertielle (1,5% par an)Ecart en % de la valeur du PIB de 1990

Tableau 4Dépression et croissance entre 1990 et 2006

Taux decroissanceannuel du

PIB

PIB enmilliards deroubles auxprix de 2004

PIB en milliards dedollars, prix et tauxde change de 2004

PIB par habitant endollars, prix et tauxde change de 2004

PIB en %de celui de

1990

PIB parhabitant en% de 1990

1990 19927,6 691,691 4596,0 100,0% 100,0%

1991 -5,0% 18926,3 656,934 4379,6 95,0% 95,3%

1992 -14,5% 16181,9 561,677 3757,0 81,2% 81,7%

1993 -8,7% 14772,6 512,761 3441,3 74,1% 74,9%

1994 -12,7% 12893,6 447,539 3009,7 64,7% 65,5%

1995 -4,1% 12362,0 429,088 2895,3 62,0% 63,0%

1996 -3,5% 11929,4 414,070 2797,8 59,9% 60,9%

1997 0,8% 12028,3 417,503 2830,5 60,4% 61,6%

1998 -4,6% 11475,0 398,298 2709,5 57,6% 59,0%

1999 5,4% 12094,6 419,806 2865,6 60,7% 62,3%

2000 10,2% 13328,3 462,626 3168,7 66,9% 68,9%

2001 5,7% 14088,0 488,996 3360,8 70,7% 73,1%

2002 4,7% 14750,1 511,979 3530,9 74,0% 76,8%

2003 7,3% 15826,9 549,353 3807,0 79,4% 82,8%

2004 7,2% 16966,4 588,907 4103,9 85,1% 89,3%

2005 7,2% 18188,0 631,308 4414,7 91,3% 96,1%

2006 6,5% 19370,2 672,343 4718,2 97,2% 102,7%

Source : GOSKOMSTAT et Banque Centrale de Russie.

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On peut considérer que, sans la transition, l’économie de la Russie aurait continué àcroître sur la base des faibles taux des années 1985-89. Si on admet une croissance moyennede 1,5% par an, l’écart entre la croissance réelle et cette croissance virtuelle reste important,égal à près de 30% du PIB de 2006. L’accumulation des écarts de croissance sur l’ensemblede la période est tout aussi impressionnante (tableau 5).

Tableau 5Estimation du retard accumulé par la Russie durant la Transition.

Ecart du PIB*en milliardsde dollars -Hypothèse I

Ecart du PIBen milliardsde dollars -

Hypothèse II

Ecart du PIBcumulé -

Hypothèse I

Ecart du PIBcumulé -

Hypothèse II

Ecart du PIBcumulé parhabitant endollars US

(hypothèse I)

Ecart du PIBcumulé parhabitant endollars US

(hypothèse II)

1990 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0 0,0

1991 45,1 34,8 45,1 34,8 300,9 231,7

1992 150,9 130,0 196,1 164,8 1311,4 1102,1

1993 210,5 178,9 406,6 343,7 2728,7 2306,7

1994 286,6 244,2 693,2 587,9 4661,6 3953,3

1995 316,1 262,6 1009,2 850,5 6809,9 5738,6

1996 342,3 277,6 1351,5 1128,1 9131,7 7622,1

1997 350,2 274,2 1701,7 1402,3 11536,6 9506,9

1998 380,9 293,4 2082,5 1695,7 14166,9 11535,1

1999 371,1 271,9 2453,6 1967,5 16748,2 13430,3

2000 340,1 229,1 2793,7 2196,6 19135,0 15045,2

2001 325,8 202,7 3119,5 2399,3 21439,8 16490,0

2002 315,0 179,7 3434,5 2579,0 23686,3 17786,3

2003 290,0 142,3 3724,6 2721,3 25811,2 18859,0

2004 263,1 102,8 3987,6 2824,1 27788,5 19680,4

2005 233,5 60,4 4221,1 2884,5 29518,3 20171,4

2006 205,4 19,3 4426,5 2903,9 31063,3 20378,0

* On entend par écart du PIB la différence entre le PIB virtuel selon les hypothèses et le PIB réel. Lescalculs sont faits à prix constants sur la base des prix de 2004 et convertis en dollars US sur la base dutaux de change pour 2004.Hypothèse I : croissance annuelle moyenne sur 1990-2006 de 1,5% an.Hypothèse II : croissance annuelle moyenne nulle.

Suivant les hypothèses, la trajectoire économique de la Russie entre 1990 et 2006 faitapparaître un écart cumulé variant en 6 et 4 fois le montant du PIB de 1990. Une autremanière d’appréhender la réalité de la dépression que la Russie traversa dans les années 90consiste à constater que ce « manque à gagner » en matière de PIB aura représenté en 2006l’équivalent de 25 à 38 mois de salaire moyen pour l’ensemble de la population.Cet impressionnant appauvrissement cumulatif de la Russie permet de comprendre l’ampleurdes frustrations accumulées pendant les années quatre-vingt-dix. Notons, d’ailleurs, que cetappauvrissement n’est pas que celui des ménages. En effet, le « manque à gagner » engendrépar la dépression s’est aussi traduit par des pertes considérables dans le domaine desinvestissements mais aussi des recettes fiscales et donc des dépenses publiques. On est bien

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confronté à un appauvrissement général du pays à une échelle qui n’est comparable qu’à trèspeu d’autres situations dans le cours du XXème siècle10.

En 2000, l’écart entre le premier et le dernier des déciles était de 20 et le coefficient de Giniatteignait 0,456. La situation s’est améliorée en 2004, l’écart inter-déciles se réduisant à 15 etle coefficient de Gini passant à 0,405. Ces niveaux restent cependant très élevés. Parcomparaison, la Grande-Bretagne à des valeurs respectivement égales à 13,8 et 0,36 etl’Allemagne à 6,9 et 0,2811.

Cet appauvrissement justifiait certainement la politique volontariste de VladimirPoutine en matière de croissance. Elle répondait incontestablement tant à la réalité de lasituation de la Russie en 1999 qu’aux analyses faites par les principaux économistes russes12.Ce n’est pourtant pas le seul ni même le principal motif de l’action du président russe.On peut en effet penser que l’importance accordée par Vladimir Poutine à la croissanceéconomique procède d’une analyse plus politique qu’économique. Une forte croissance a étéconsidérée nécessaire dès le printemps 2000 à la fois pour redonner à la Russie sa place dansle « concert des Nations » à l’échelle internationale, mais aussi pour mettre fin aux processusde désintégration de l’État qui s’étaient manifestés avec une violence particulière dans lesannées 1995-1998.

II. Vladimir Poutine et la reconstruction de l’État.

Lors de sa première élection au printemps 2000, Vladimir Poutine avait clairementindiqué son intention de « reconstruire l’État. Le bilan laissé par Boris El’tsine était ic,i à biendes égards, encore plus catastrophique sur ce point qu’en économie.

La Russie semblait être au bord du chaos. Le système oligarchique, encouragé enparticulier par les artisans des privatisations, et en premier lieu Anatoly Tchoubays13, faisaitapparaître une puissance publique presque entièrement passée sous le contrôle des intérêtsprivés. Les oligarques de cette époque, n’hésitaient pas à côtoyer le crime organisé. Ainsi, lesbatailles pour le contrôle des grandes sociétés d’aluminium entre 1995 et 1998 firent-elles desdizaines de morts. Rappelons aussi l’assassinat en 1998 du maire de Neftyugansk, ville oùétaient situées les principales installations du groupe pétrolier Yukos. Ce magistrat municipala payé de sa vie son audace – pour l’époque – d’avoir porté plainte contre Yukos et sonprésident Mikhail Khodorkovsky pour défaut de paiement des impôts locaux sur plusieursannées.

10 La dépression suite à la crise de 1929 aux États-Unis est certainement l’un des seuls exemples d’une crised’une telle ampleur et durée.11 ONU, Human Development Report 2004, New York, 2005.12 Voir, S. Glaz’ev, " Sostoitsya li v 1999-m perekhod k politike rosta ?" [La transition vers une politique decroissance se poursuivra-t-elle en 1999 , Rossijskij Ekonomiceskij Zurnal, n° 1/1999, pp. 22-39; A. Nekipelov,Rossijskij krizis i racionalizacija ekonomiceskoj strategii [La crise russe et la rationalisation de la stratégieéconomique], Rossijskij Ekonomiceskij Zurnal, n° 1, 1999, pp. 3-15; M.N. Uzyakov, "O perspektyvahekonomitcheskogo rosta v Rossii" [Les perspectives de la croissance économique en Russie] in ProblemyPrognozirovanja, n° 4/2002, pp. 3-14.13 Un des principaux membre du groupe des réformateurs radicaux de 1992, conseiller de B. El’tsine etorganisateur des privatisations, aujourd’hui président du RAO-EES, la société unifiée d’électricité russe.

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Mais le système oligarchique n’était pas le seul problème auquel la Russie devait faire face encette fin des années quatre-vingt-dix.

Le risque de désintégration et la recentralisation du pouvoir.

Les pouvoirs régionaux, s’appuyant sur les défauts de la Constitution de 1993 et ladéliquescence des administrations fédérales, s’autonomisaient rapidement, au point de vouloirémettre des monnaies régionales et de refuser de faire remonter les impôts. La définitionmême des relations entre le centre fédéral et les régions n’était que faiblement déterminée parla Constitution de 1993 et variait en fonction des cas.

Au lieu d'une norme générale, on était en présence de traités bilatéraux censés régir ladévolution des pouvoirs. Les procédures de vérification et de contestation des décisionsn’existaient pas ou fonctionnaient mal. Enfin, les pratiques d’arbitraire se perpétuaient,procédant bien souvent des autorités locales et de leur collusion à grande échelle avec despuissances financières et industrielles.Un cas typique fut celui d’un litige opposant une société italienne la Pressindustria et leTobolskij Neftekhimicheskij Kombinat de Tobolsk (un subsidiaire de Gazprom, mais devenulargement autonome). Une décision de justice internationale, validée par un tribunal fédéral,fut bloquée dans son application par une décision locale14. De même des autorités locales ontmis la police à la disposition des actionnaires minoritaires d'une société afin d'assurer à cesdernier le contrôle de l'entreprise (cas de la GOK Vanadij de Katchkanar). En 1998 la Russien’était pas plus un État de droit que ne l’était l’URSS.

Graphique 5

Évolution de la part fédérale dans les recettes et les dépenses budgétaires

35%

40%

45%

50%

55%

60%

65%

70%

75%

Q11

999

Q3

Q1

2000 Q

3

Q1

2001 Q

3

Q1

2002 Q

3

Q1

2003 Q

3

Q1

2004 Q

3

Q1

2005 Q

3

Q1

2006 Q

3

en %

du

tota

l du

budg

et c

onso

lidé

Part fédérale dans le total des recettes budgétairesPart fédérale dans le total des dépenses budgétairesMoyenne mobile de la part fédérale des recettes sur 4 trimestresMoyenne mobile de la part fédérale des dépenses sur 4 trimestres

Source : Banque Centrale de Russie et Ministère des Finances.

14 Lors de la reprise en main de Gazprom par l’ Etat en 2001, le responsable du Tobolskij NeftekhimicheskijKombinat fut d’ailleurs arrété avec plusieurs de ses associés…

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Vladimir Poutine s’en est à juste titre alarmé. L’importance qu’il a donnée, dès sonélection en 2000, au rétablissement d’un espace unifié de droit sur l’ensemble du territoirerusse et au contrôle sur l'action des gouverneurs, par la nomination de sept "super-gouverneurs" et une recentralisation des compétences économiques et fiscales (graphique 5),le montre.Le risque d’éclatement de la Russie était bien réel en 1997-98. Ainsi, durant la crise financièrede 1998, certaines régions ont voulu mettre en place des systèmes autarciques locaux etd’autres ont cherché à développer des monnaies régionales. Il était donc inévitable que lapériode de « sortie de crise » se traduise aussi par la réaffirmation de la primauté du pouvoirfédéral.La notion de « verticale du pouvoir » affirmée par Vladimir Poutine dès son élection à laPrésidence en 2000 fut perçue en occident comme une démonstration de son autoritarisme etde sa méfiance à l’encontre des procédures démocratiques. C’était oublier que Primakov avaitdéfendu des idées identiques l’hiver 1998/1999.Si l’on peut considérer aujourd’hui que la recentralisation a peut-être été excessive, et que lesautorités locales ne disposent pas des moyens financiers nécessaires à leur action (graphique6), il est incontestable qu’il fallait mettre un terme à un processus qui n’était autre que celuide la désintégration du pays. L’arbitraire de tribunaux ou d’autorités locales n’est en rien unecaractéristique de la démocratie, et les systèmes fédéraux modernes, aux États-Unis commeen Allemagne, prévoient bien la supériorité de la loi fédérale sur les décisions locales.

La situation à laquelle on est parvenu en 2007 est loin d’être pleinement satisfaisantesi l’on considère le bon équilibre entre les pouvoirs locaux et le pouvoir fédéral, ou encore laquestion du respect des règles démocratiques. Les conditions dans lesquelles se sont dérouléesdes élections locales dans 14 des 86 régions le 11 mars 2007 montre que les partisd’opposition sont victimes de mesures administratives systématiques pour réduire leurinfluence. Ce phénomène est inquiétant même s’il n’est pas nouveau et ne date pas de laPrésidence de Vladimir Poutine. Ainsi, les trucages et pressions administratives ont étélargement employés lors de l’élection présidentielle de 1996 et lors de nombreux scrutinslocaux.Cependant, il est incontestable que l’action résolue de Vladimir Poutine a fait disparaître lerisque de désintégration du pays et que, de ce point de vue, la situation actuelle est bien plussatisfaisante que celle des années 1996-1998.

Néanmoins, si la structure politique et administrative a été en partie rationalisée entre1998 et 2006, elle est loin d’être encore pleinement adaptée aux problèmes auxquels la Russiedoit faire face. En Russie, le découpage administratif du territoire ne correspond pasnécessairement à la logique économique de constitution d’une région, qu’elle soit« homogène », « polarisante » ou d’action15. La discordance entre le découpage administratifet le territoire économiquement pertinent constitue un handicap pour l’action publique.Or, le « bricolage » administratif qui est possible dans un pays comme la France car lesattributions des territoires ne sont pas fixées précisément par la Constitution ne peut êtreappliqué dans un système fédéral comme en Russie. Il n’est pas possible de toucherdirectement aux attributions des « sujets de la Fédération ». Ceci peut être particulièrementsensible quand on sait que certaines villes (Moscou, Saint-Pétersbourg) ont le statut de « Sujetde la Fédération ».

15 Pour la définition de ces notions, J. Sapir« La Science Régionale : Point de vue d’un économiste », texteprésenté au séminaire Problèmes du développement régional en Russie : le cas du District Fédéral Sud, Paris,MSH, 20-21 novembre 2006, (texte consultable sur le site www.cemi-ehess.fr).

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On peut penser que la logique du « bassin » ou celle du « syndicat de communes » pourraitutilement être étendue hors de son sens premier. À côté de bassins hydrauliques, qui onttoujours leur pertinence compte tenu de l’importance des fleuves et du transport fluvial enRussie, on peut imaginer que l’on donne un statut aux bassins d’emploi ou aux bassinsindustriels. Une Agence de Bassin, agence publique constituée par les régions concernées,recevrait en délégation certains pouvoirs pour gérer le problème qui a constitué le bassin.Dans le cas d’agglomérations mitoyennes, on pourrait considérer que l’on est en présenced’un « effet de bassin » pour le système des transports publics, la gestion et le traitement del’eau et des déchets, la fourniture du chauffage.

Ainsi, des municipalités, voire des Sujets de la Fédération, aux statuts et à la tailledifférents pourraient s’associer au sein d’Agences de Bassin pour traiter en commun certainsproblèmes. Les deux exemples qui sont ici les plus évidents concernent Moscou et lesagglomérations limitrophes situées dans l’Oblast’ de Moscou, ou Saint-Pétersbourg etcertaines agglomérations de l’Oblast’ de Leningrad.Cependant, de telles réformes se heurtent encore aujourd’hui et à la méfiance des autoritésfédérales qui veulent éviter de voir apparaître des autorités régionales trop puissantes, et auconservatisme des autorités locales qui ne sont pas encore prêtes à se dessaisir d’une partie deleurs attributions au profit de telles Agences de Bassin.La politique de développement régionale en Russie se trouve privée d’un instrumentimportant de ce fait.

On peut donc considérer que si la restauration de la « verticale du pouvoir » étaitcertainement un moment nécessaire dans l’histoire de la Russie post-soviétique, la questiondes formes administratives les plus adaptées au développement économique continue d’êtreposée. C’est une question d’autant plus importante que la présence de fortes différenciationssocio-économiques régionales continue cependant de se faire sentir.

La stabilité de l’État au risque des écarts socio-économiques régionaux.

La grande crise économique des années 1990-1998 a entraîné des déformationsimportantes dans le système productif russe dans le rapport entre les différentes activités ouentre les différentes régions. L’héritage des politiques libérales mises en œuvre entre 1992 et1999 a laissé des traces importantes16. Le risque de désintégration de la Russie a été bienréel17. Enfin, la présence d’un important secteur rentier dans l’économie russe contribue aussià déformer la structure économique et sociale. Les pathologies de la rente des matièrespremières sont bien connues des économistes18, et il faut garder en mémoire le fait qu’elles nepeuvent être combattues que par une politique volontariste.

Ceci se traduit par un déséquilibre important dans le développement régional, qui a donné lieu

16 J. Sapir, “Transition, Stabilization and Disintegration in Russia: The Political Economy of CountryUnmaking” in Emergo , Vol.2 (1995), n°4, pp. 94-118, et Idem, "Différenciation régionale et fédéralismebudgétaire en Russie" in Critique Internationale n°11, avril 2001, pp. 161-178.17 J. Sapir, "Différenciation régionale et fédéralisme budgétaire en Russie" op.cit..18 Voir par exemple : R. M. Auty, « The Political Economy of Resource-Driven Growth » in EuropeanEconomic Review, mai 2001, J-M. Balland et F. Patrick, « Rent Seeking and Resource Booms » in Journal ofDevelopment economics, Vol. 61, n°3/2000, pp. 527-542, T. Lynn Karl « The Perils of the Petro-State :Reflections on the Paradox of the Plenty » in Journal of International Affairs, n°53, automne 1997, pp. 31-48, S.Khan Ahmad, Nigeria. The Political Economy of Oil, Oxford University press, Oxford, 1994

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à une importante littérature19. On constate ainsi qu'à la veille de la crise de 1998 il existait unfort clivage entre les régions d'industries extractives et d'autres régions. Ceci se traduitd’ailleurs par des déséquilibres interrégionaux qui sont impressionnants dans le domaine dessalaires.La concentration de régions à faible production par habitant dans le sud de la Russie étaitparticulièrement préoccupante en raison de ses implications sociales et politiques. On le vitbien, en 2004, lors de la tragédie de Beslan. Le commando tchétchène à l’origine de lasanglante prise d’otage, cherchait à provoquer un embrasement interethnique de la région, sudfond de frustrations économiques régionales. Vladimir Poutine le comprit immédiatement etchercha à lancer une initiative spécifique pour accélérer le développement des régions duCaucase du Nord.

Carte 1.Ecarts interrégionaux dans la croissance industrielle entre janvier 2000 et janvier 2005

Taux de croissance supérieur de 50% de lamoyenne nationale

Taux de croissance compris entre +50% et+25% de la moyenne nationale.

Taux de croissance compris entre la moyenne et75% de celle-ci.

Taux de croissance inférieur à 75% de lamoyenne nationale

Sources: GOSKOMSTAT et base de données du CEMI-EHESS.

Si les phases de rétablissement et de consolidation après la crise de 1998 avaient eu tendance

19 Voir, en particulier, R. Yemtsov, Quo vadis : Inequality and Poverty dynamics across Russian regions,WIDER, doc. N°2003/67, 2003, Helsinki ; Ju.A. Gontar', Asimetrija ekonomitcheskogo razvitija regionov,[Asymétrie du développement économique des régions] Stavropol'skoe Knizhnoe Izdatel'stvo, Stavropol, 2001.A.G. Granberg, "Problemy i Paradoksy Regional'noj Politiki v Rossijskoj Federatsii", [Problèmes et paradoxesde la politique régionale dans la Fédération de Russie] in Regional'noe Razvitie i Sotrudnitchestvo, n°3, 2001.O.S. Ptchelintsev, Regional'naja ekonomika v systeme ustojtchibogo rasvitija, [L’économie régionale dans lesystème de développement stable] Nauka, Moscou, 2004. O.S.

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à réduire ces disparités, elles ont tendu à s'ouvrir de nouveau depuis 2000. Des écarts trèsimportants dans les rythmes de croissance se manifestent ces cinq dernières années (Carte 1).Il est indiscutable que, dans certains cas, on voit des régions rattraper leur retard. C'est le caspar exemple de la région de Rostov ou de la République du Daghestan où la productionindustrielle augment bien plus rapidement que dans le reste du pays. Il faut cependant savoirque le point de départ est, en 2000, très faible pour ces régions. Par ailleurs, la combinaisondu rétablissement de l'agriculture russe et du développement d'une industrie agro-alimentairequi a su profiter de la dévaluation pour investir et développer la qualité de ses productions,sont des facteurs qui ont avantagé ces deux régions.Cependant, il est néanmoins clair que les inégalités continuent de se creuser.

Ces déséquilibres se retrouvent en partie dans l'évolution des revenus. Aujourd'huil'écart s'est encore accru par rapport à 1997. A cette date, sur les 79 régions économiques deRussie, 16 régions avaient un revenu par habitant égal ou supérieur au revenu national moyenet 6 avaient un revenu par habitant égal ou inférieur à 50% du revenu national moyen. Fin2003 il n'y avait plus que 12 régions à avoir un revenu égal ou supérieur à la moyennenationale et 8 régions avaient un revenu égal ou inférieur à 50% du revenu national moyen(représentant un total cumulé de moins de 2,7% du revenu national contre 6% de lapopulation). Il faut ici ajouter que ces 12 régions dont le revenu est égal ou supérieur à lamoyenne nationale représentent 38,2% du revenu total du pays pour 18% de la population.

La persistance d’un problème de déséquilibre régional en Russie est donc uneévidence20. Cependant, les termes du problème ont changé entre 1996 et 2006. Avant la crisede 1998, on pouvait montrer la présence d’une tendance au développement de logiqueséconomiques différentes suivant les régions21. L’existence d’un système productif cohérent àl’échelle nationale était en cause, ce qui alimentait le risque de mouvements séparatistes ou, àtout le moins, autonomistes.La situation actuelle, si elle est préoccupante en raison des conséquences sociales et politiquesde l’existence ou de la persistance de « poches de pauvreté » sur le territoire de la Fédérationde Russie, n’est en rien comparable. Elle appelle certainement au développement desinstruments spécifiques de l’aménagement du territoire et de l’action régionale, comme ilsexistent en France et dans les pays européens depuis plus d’un demi-siècle. Cependant, lerisque d’une désintégration du pays n’est plus aujourd’hui un danger réel, ce qui constitueindiscutablement un changement majeur dans la situation de la Russie par rapport à lasituation pre-1998.

La dimension socio-économique de la reconstruction de l’État.

Au-delà de ces problèmes, la stabilité de l’État était menacée par la crise de légitimitéissue des privatisations des années 1994-1998. Une grande partie de la société russe continuede considérer ces privatisations comme un « vol », et le rapport établi en 2003/4 par la Courdes Comptes russe montre le caractère très souvent illégal des procédures.

20 Voir les actes du séminaire Franco-Russe conascré aux problèmes du développement régional en Russie, des20 et 21 novembre 2006, à l’adresse : http://cemi.ehess.fr/document.php?id=814Voir aussi J.K. Galbraith, L. Krytynskaia et Q. Wang, « The Experience of Rising Inequality in Russia andChina during transition », UTIP working Paper n°23, Fevrier 2003.21 Voir, J. Sapir, “Transition, Stabilization and Disintegration in Russia: The Political Economy of CountryUnmaking” in Emergo , Vol.2 (1995), n°4, pp. 94-118 . Idem, "Les Russies économiques", in Nouveaux Mondes, n° 7, hiver 1997, pp. 47-82.

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Cette crise de légitimité pèse naturellement sur les investissements, même si elle n’estpas le seul facteur qui exerce son influence. Dans la mesure où un grand nombre deprivatisations pourraient être, le cas échéant, révoquées, il y a de la part des nouveauxpropriétaires une réticence à réinvestir leurs profits.C’est une situation, il faut le signaler, qui n’existe pas dans le cas d’entreprises nouvellementcréées. Ce n’est pas sans influence sur la dynamique des investissements et l’on a ainsi puvoir dans la période 1999-2003, que les petites et moyennes entreprises investissaientproportionnellement plus que les grands groupes issus des privatisations.Face à cette situation, Vladimir Poutine avait en théorie le choix entre deux solutions. Lapremière, celle que réclamaient les libéraux, était celle de l’amnistie. Il s’agissait de garantiraux nouveaux propriétaires une forme d’impunité. Mais, l’amnistie n’est efficace que si elleest crédible, c’est à dire acceptée par une majorité de la population. Telle n’était pas le cas enRussie en 2000. De ce point de vue, la situation en 2007 a très peu changé.

La seconde solution aurait pu consister en une annulation des privatisations pourprocéder à nouveau à ces dernières mais dans un cadre institutionnel plus transparent et plusacceptable. Cette solution était probablement la plus efficace et la plus crédible. Néanmoins,elle supposait un affrontement idéologique très fort avec la fraction la plus libérale de l’éliterusse et surtout faisait courir le risque au gouvernement de se trouver confronter à unecampagne de dénigrement international, l’accusant de procéder au « retour au communisme ».dans le contexte des relations russo-américaines, et compte tenu de la suspicion dans laquelleétait tenue la politique économique russe après 1998, ce risque était très réel.

Vladimir Poutine a donc choisi une voie intermédiaire, qui a consisté à exercer desfortes pressions sur les oligarques pour les amener à se comporter en réels entrepreneurs, et enmême temps à exiger d’eux qu’ils respectent leurs engagements publics, en particulier enmatière fiscale et dans le domaine social. Cette voie intermédiaire correspond au « compromishistorique » proposé par Poutine aux oligarques à l’hiver 2000/2001. En échange d’unegarantie des privatisations, les oligarques devaient s’engager à ne plus intervenir dans lesdécisions politiques et à respecter la discipline fiscale.Comme toute voie intermédiaire, cette solution était et ne pouvait être qu’imparfaite. Elleimpliquait d’une part le maintien de la structure oligarchique, au moins en ce qui concernel’extraordinaire concentration de la propriété dans certaines branches de l’industrie et d’autrepart des pressions constantes de la part de la puissance publique pour amener les oligarques àadopter des comportements plus compatibles à la fois avec le respect de l’autorité publique etles aspirations de la société russe. De ce point de vue, Poutine pouvait être critiqué sur lesdeux tableaux. Il pouvait toujours lui être reproché de tolérer la persistance de situationsacquises par des méthodes illégales et correspondant à une spoliation de fait de la population,et d’un autre côté les interventions et pressions de la puissance publique étaient interprétéescomme l’expression d’une méfiance vis-à-vis des grands groupes industriels privés.Les contradictions du compromis proposé par Vladimir Poutine aux oligarques russes sontévidentes. Mais les solutions alternatives étaient soit irréalistes et inapplicables (cas del’amnistie) soit impliquaient un affrontement politique en Russie comme à l’échelleinternationale, dont le pouvoir russe n’avait sans doute pas les moyens en 2000 et 2001 (casd’une renationalisation des grands groupes avant de nouvelles privatisations).Il faut d’ailleurs ajouter que le contexte même de cette crise de légitimité rendait difficile lechoix d’une solution.

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La crise de légitimité des institutions de la Russie post-soviétique se combinait avecles frustrations économiques et sociales accumulées entre 1990 et 1998 suite au grandappauvrissement du pays.La crise fiscale que l’État russe avait connu entre 1995 et 1998 s’était d’ailleurs traduite parun effondrement des rémunérations publiques, entraînant un fort développement de lacorruption et un affaiblissement des institutions économiques22. Il est en effet illusoire etirréaliste de croire qu’un système institutionnel puisse se développer en faisant abstraction dela situation économique ainsi que de la situation financière de l’État. Les institutionséconomiques ne fonctionnent que parce qu’il y a des administrations publiques qui sechargent de leur fonctionnement. Or, ces administrations ont un coût. La politique libéralemise en œuvre entre 1992 et 1998 a ainsi abouti à détruire les conditions matérielles du bonfonctionnement du cadre institutionnel que la transition impliquait. De ce point de vue,compte tenu de leur appui politique et idéologique à cette politique libérale, les responsablesoccidentaux sont fort mal placés pour critiquer l’inefficacité des institutions économiques enRussie.

Mais, si la crise du système institutionnel, dont le développement de la corruption dansles administrations, est une conséquence des politiques de la période 1992-1998, elle induit denouvelles frustrations au sein de la population. L’enrichissement rapide des groupesindustriels liés aux matières premières depuis 2002 ne pouvait qu’accroître ces frustrations.Vladimir Poutine se trouvait donc confronté à un nouveau défi. Son effort pour reconstruireles institutions politiques du pays pouvait être à tout moment détruit pas l’accumulation deseffets de l’illégitimité des bases économiques et sociales de la Russie nouvelle.En un sens, la forte croissance dont il s’était fait l’avocat dès 2000 ne pouvait ici suffire. Àpartir de 2003/2004, la nécessité d’une politique de développement assurant un fort retour dela présence de l’État et une meilleure distribution des richesses devenait de plus en plusévidente, non seulement pour des raisons économiques et sociales mais aussi pour des raisonspolitiques.On le voit bien aujourd’hui dans un récent sondage réalisé par le VTsIOM et portant sur lerégime social qui a la faveur de la population russe23. Une large majorité des personnesinterrogées a ainsi répondu en faveur du « socialisme » contre le « capitalisme », dans le casde la sécurité sociale (71% contre 13%), de l’accès à une meilleure éducation (63% contre21%) comme à un système de santé de qualité (60% contre 22%). De même le « socialisme »est préféré en ce qui concerne l'égalité des chances pour tous les citoyens (62% contre 17%),d'harmonie dans les rapports internationaux (62% contre 17%), mais aussi – et c’est plussurprenant et très significatif – en matière de garanties de sécurité individuelle et d'ordre légal(54% contre 18%).Ce dernier point est particulièrement intéressant. Le système soviétique n’a jamais passé pourun modèle d’état de droit. Pourtant, son système de règles est aujourd’hui considéré par unemajorité absolue de la population comme supérieur à l’anomie légale qu’engendra latransition.La légitimité, et par voie de conséquence la stabilité, de la Russie post-soviétique dépendainsi, dans une très large mesure, de la capacité des autorités à promouvoir un modèle dedéveloppement qui modère, voire efface, une partie des conséquences sociales des années1992-1998.

22 Voir J. Sapir, " Shadow economy and economic criminalisation in transition economies" in B. Coriat, P. Petitand G. Schméder (eds.) The Hardship of Nations - Exploring the Paths of Modern Capitalism, Edward Elgar,Cheltenham,UK, 2006, pp. 267-292.23 Document de l’agence NOVOSTI, 23 mars 2007.

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Il faut donc mettre au crédit de Vladimir Poutine d’avoir compris que les deux grandesquestions, celle des institutions politiques et celle du développement économique, nepouvaient être disjointes. Si le développement économique avait besoin de la stabilitépolitique et de la reconstruction de la « verticale du pouvoir », la pérennité de cette stabilitépolitique ne serait assurée que par la sortie du modèle néo-libéral, frappé d’illégitimité auxyeux d’une écrasante majorité de la population russe.La compréhension de l’articulation de ces deux questions n’était pas acquise au début dupremier mandat de Vladimir Poutine. Les protestations des retraités durant l’hiver 2004 et lesmouvements sociaux qui ont marqué la réforme du système des prestations sociales en Russieont certainement contribué à une prise de conscience sur ce point. La « question sociale »,longtemps oubliée pendant la transition, est ainsi revenue sur le devant de la scène. Laréaction de Vladimir Poutine est ici très instructive de sa capacité à prendre en comptel’évolution de la situation sociopolitique, pour pouvoir poursuivre la mise en œuvre de sonobjectif principal.De ce point de vue, le tournant de la politique économique, sensible depuis l’hiver 2003/4, estune tentative de réponse aux contradictions héritées du modèle de développement de lapériode El’tsine.

III. De la constitution d’une stratégie industrielle à l’émergence d’un nouveaumodèle de développement ?

Le second mandat de Vladimir Poutine, entamé en 2004, a été marqué par uneinflexion significative de la politique économique. L’annonce des « priorités nationales » àl’automne 2005 constitua ici une première étape. Le rôle de plus en plus important pris pardes entreprises contrôlées par l’État dans le secteur énergétique (Gazprom, Transneft,Rosneft), l’abandon de fait de la politique de libéralisation du secteur électrique telle qu’ellefut préconisée par Anatoli Tchoubays sont venus confirmer la nouvelle tendance. Enfinl’émergence d’une politique industrielle symbolisée par des restructurations dans plusieurssecteurs comme l’aéronautique (avec la constitution de l’entreprise AOK), l’industrienucléaire (avec le binôme Rosatom et Tvel’) ou la construction navale témoignent de cetteinflexion. Le remaniement ministériel de février 2007, qui a vu le Ministre de la Défense,Sergueï Ivanov être promu au poste de Premier vice-Premier Ministre peut être considérécomme le symbole de ce tournant.Il n’est pas douteux que l’on assiste aujourd’hui à un nouveau cours interventionniste dans lapolitique économique de Vladimir Poutine, qui s’était définie initialement en 2000 comme un« libéralisme modéré et pragmatique ».

Les raisons internes d’un tournant interventionniste en matière de politiqueéconomique sont évidentes. Elles tiennent pour partie aux problèmes de l’économie elle-même et à la nécessité d’avoir une démarche volontariste pour rattraper le retard accumuléentre 1990 et 1998, et pour partie aux problèmes politiques que l’on a évoqués ci-dessus. Unesimple logique de croissance inertielle, ne remettant pas en cause le poids grandissant pris parles hydrocarbures dans l’économie russe n’était pas possible24. Le risque de voir le 24 Voir, V.V. Ivanter et alii, "Budushchee Rossii: inercionnoe razvitie ili innovacionnyj proryv" [Le futur de laRussie : développement inertiel ou tournant vers l’innovation ?] in Problemy Prognozirovanija, n°5/2005, pp.17-63 ; A.P. Belousov, “Scenarii ekonomicheskogo rasvitija Rossii na pjathidecatiletnjuju perspektivu” [Lesscenarii du développement économique de la Russie dans une perspective à cinq ans] in ProblemyPrognozirovanija, n°1/2006, pp. 3-52.

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« syndrome Hollandais » dévaster l’économie russe était bien réel25. Il impliquait unepolitique particulièrement volontariste dans le domaine des investissements, en particulierdans les secteurs productifs non-rentiers26.Cependant, pour importantes qu’elles soient, ces raisons internes ne doivent cependant pasmasquer la présence de raisons liées à la situation internationale.

L’impact de la situation internationale sur la maturation d’une stratégie industrielleinterventionniste.

Les responsables russes considéraient en 2000 que des conflits avec les Etats-Unisétaient sans doute inévitable, mais qu’ils pourraient être maîtrisés à travers la mise en avantd'intérêts communs. Ceci semblait vrai en particulier dans le domaine de la lutte contre leterrorisme islamique et explique la promptitude avec laquelle Vladimir Poutine a offert l’aidede la Russie aux Etats-Unis à la suite des attentats du 11 septembre 2001.

Cette perception a changé au cours de l'hiver 2002-2003 quand il est devenu clair quela politique américaine en Irak allait suivre son cours unilatéraliste. Le gouvernement russe aperçu la décision américaine d’envahir l’Irak comme le signe que les Etats-Unis nerecherchaient pas des solutions collectives ou négociés aux problèmes internationaux, maisavaient la volonté de construire une domination hégémonique. La falsification patente etnotoire des arguments avancés par l’administration Bush, en particulier dans le cadre desNations-Unies, pour justifier de l’invasion de l’Irak a été vu comme un signe d’un méprispublic et délibéré des formes de la diplomatie internationale.Le soutien du gouvernement américain à ce que les autorités russes ont perçu comme desopérations de déstabilisation (la « Révolution Orange » en Ukraine, les événements deGéorgie et d’Asie Centrale) a constitué une étape supplémentaire. Elle a achevé deconvaincre les autorités russes de l’existence d’une politique agressive des États-Unis. On asouvent voulu voir dans le discours des autorités russes à la suite des événements en Ukraineet en Géorgie de simples réactions à un échec diplomatique local. Il semble que lesobservateurs occidentaux n’ait pas tenu compte de la nature « vitale » de ces événementspour les responsables russes, et qu’ils en aient, par ignorance ou par dessein, minimisé lesconséquences.

Désormais, et ce fait est nouveau, les autorités russes considèrent la politiqueaméricaine comme une menace. C’est ce qui a été dit par V. Poutine en février 2007 lors deson intervention à Munich au Forum International sur la sécurité27. Il découle de cette analyseune nouvelle priorité quant à la modernisation de l’économie et en particulier du secteurindustriel dans les techniques avancées. La renaissance d’une industrie russe capable de semesurer aux grandes puissances industrielles mondiales cesse d’être un simple objectif

25 On appelle « Syndrome Hollandais » les effets pervers sur l’économie engendrés par une hausse rapide desrevenus d’exportations liés à la rente des matières premières, à la suit de ce que les Pays-bas ont connu dans lesannées 60 avec l’exploitation du gas de la Mer du Nord. Voir : W. Max Corden, « Booming Sector and DutchDisease Economics : Survey and Consolidation » in Oxford Economic Papers, vol. 36, 1984, pp. 359-380 ; J.Isham, L. Pritchett, M. Woolcock et G. Busby, « The Varieties of the Resource Experience : How NaturalResources Export Structures Affetc the Political Economy of Economic Growth », World Bank, mimeo,Washington, 2003.26 J. Sapir, " Makrostrukturnye faktory i organitchenija investirovanija v Rossii" [Facteurs macrostructurels etrenforcement de l’investissement en Russie] in Problemy Prognozirovanija, n°3/2002, pp. 19-29.27 Une traduction intégrale de ce discours peut être trouvée dans le n°43 de la revue Sentinel.

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économique pour devenir un objectif stratégique. Dans un tel contexte, l’intervention del’État pour accélérer le développement de l’industrie devient non seulement possible etjustifiée, mais surtout indispensable. Ceci n’était pourtant pas décidé d’avance.La forte expansion du secteur rentier de l’économie russe depuis 2002 et la dégradation ducontexte international (sensible depuis l’automne 2002) ont donc modifié les termes du choixen matière de stratégie économique pour la Russie.L’option « libérale pragmatique » symbolisée par MM. Koudrine et Gref28, qui semble avoireu l’aval de Poutine entre 2000 et 2002, s’est ainsi avérée incapable de répondre auxnouvelles contraintes. L’évolution de la position de Vladimir Poutine par rapport à 1999/2000correspond donc tout à la fois à une réaction au risque induit par un effet de type « DutchDisease » lié aux exportations des hydrocarbures, et à une réaction au nouveau contextegéostratégique, du moins tel qu’il est perçu depuis Moscou.Ceci était d’autant plus sensible que, dans le même temps, les moyens financiers engendréspar la rente des matières premières allaient en s’accroissant rapidement (Graphique 6).

Comme on l’a indiqué au début de ce texte, le solde de la balance commerciale russe aaugmenté rapidement après la crise de 1998 grâce à la chute des importations. Il s’est stabiliséau début de 2002 à un montant compris entre 4,0 et 4,5 milliards de dollars par mois.L’accroissement du prix des hydrocarbures après l’été 2002 a conduit à une forteaugmentation de ce solde mensuel, qui a dépassé les 10 milliards de dollars en avril 2005 pouratteindre les 15 milliards à la fin de 2006.

Graphique 6

Evolution de la balance commerciale russe depuis 1997

-5000

0

5000

10000

15000

20000

25000

30000

jan-

97

juin

-

nov-

97

avr-

98

sep-

98

fév-

99

juil-

99

déc-

99

mai

-00

oct-

00

mar

s-

aoû-

01

jan-

02

juin

-

nov-

02

avr-

03

sep-

03

fév-

04

juil-

04

déc-

04

mai

-05

oct-

05

mar

s-

Montant de la balance commerciale mensuelle en millions de dollars USMontant mensuels des importations en millions de dollars USMontant mensuel des exportations en millions de dollars US

Début de la hausse des prix des hydrocarbures

Dévaluation d'Août 1998

Source : Banque Centrale de Russie.

Ces revenus ont dans un premier temps permis à la Russie de retrouver une situationfinancière internationale très forte. Les réserves de change ont très fortement augmenté,

28 Respectivement Ministre des Finances et Ministre du Développement Économique et du commerceinternational.

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dépassant les 300 milliards de dollars au début de 2007 pour atteindre 332,6 milliards fin mars2007.

Graphique 7

Solvabilité internationale de la Russie

0

25

50

75

100

125

150

175

200

225

250

275

300

325

jan-

99

juin

-

nov-

avr-

00

sep-

00

fév-

01

juil-

01

déc-

mai

-

oct-

02

mar

s-

aoû-

jan-

04

juin

-

nov-

avr-

05

sep-

05

fév-

06

juil-

06

déc-

Mill

iard

s de

dol

lars

US

0

2

4

6

8

10

12

14

16

18

20

22

24

26

Nom

bre

de m

ois

d'im

port

atio

ns

Réserves de change en milliards de dollars (en fin de mois)

Réserves de change calculées en nombre de mois d'importations

Source : Banque Centrale de Russie.

Tableau 6Position financière internationale de la Russie au 31 décembre 2005, en milliards de dollars

Passif ActifTotal 258.5 495.44Autorités publiques

Dont Gouvernement fédéral71.370.1

326.40*

Autorités monétaires 11.0 (Actifs inclus dans ceuxdu gouvernement fédéral)

Secteur privé 176.2 169.04Dont : Banques

Dont : CréditsDépots

50.234.512.4

29.615**

Dont : Institutions non FinancièresDont :

Dettes aux investisseurs directsCréditsDépots

126.0

13.498.712.3

139.431***

• *Incluant les réserves de la Banque centrale de Russie soit 182,24 milliards de dollars dont Or : 6,35,créances sur des gouvernements étrangers 1,63. Les actifs du Ministère des Finances (Fonds deStabilisation) sont de 142,53 milliards de dollars.

• ** Incluant, Obligations (5,58 milliards de dollars), instruments du marché financier (1,38 milliards) etcrédits commerciaux (22,56 milliards de dollars).

• ***Dont Investissements directs russes à l’étranger 138.845 milliards de dollars.Sources : Banque Centrale de Russie et Banque des Règlements Internationaux.

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Plus important du point de vue de la stabilité financière du pays, si on calcule ces réserves dechange en mois d’importations on constate qu’elles couvrent désormais l’équivalent de 18mois (au montant mensuel de novembre 2006) alors qu’elles ne couvraient que 4 mois enjanvier 1999 (graphique 7). L’écart est encore plus significatif quand on se rappelle, commeindiqué au début de ce texte, à quel point les importations avaient baissé suite à la crisefinancière de 1998. La solvabilité externe de la Russie apparaît donc aujourd’hui comme trèssolide.Ceci se constate aussi sur le bilan de position financière internationale de la Russie, qui monteun excédent de l’actif sur le passif de 237 milliards de dollars (tableau 6). On remarqueracependant qu’il existe une asymétrie importante entre la position de l’État (au sens desadministrations publiques fédérales et locales et des autorités monétaires) et celle du secteurprivé (incluant les entreprises contrôlées par l’État). Ainsi, au 31 décembre 2005 la positiondu secteur privé est marquée par un endettement net par rapport à l’étranger.

Cette situation a eu tendance à s’accentuer durant les trois premiers trimestres de 2006.L’évolution de la dette externe montre que l’État et les autorités monétaires continuent de sedésendetter assez rapidement, et ce alors que les réserves en devises soit à la Banque Centralede Russie soit dans le Fonds de Stabilisation, augmentent rapidement. Par contrel’accroissement de l’endettement du secteur privé est notable, en particulier dans le secteurfinancier. L’endettement externe des banques russes a augmenté de 56,4% en 9 mois, ce quiest un rythme significatif même si les montants en cause restent relativement faibles (tableau7).

Tableau 7Évolution de la dette externe russe dans les 3 premiers trimestres de 2006, en milliards de

dollarsPosition au 31/12 2005 Position au 31/09/ 2006 Différence

Total 258,5 268,7 + 10,2Autorités publiquesDont

Gouvernement fédéralDont

Dette de l’ex-URSS

71,3

70,1

34,5

45,7

44,7

11,6

- 25,6

- 25,4

- 22,9Autorités monétaires 11,0 9,0 - 2,0Banques (hors equities) 50,2 78,5 + 28,3Institutions non financières(hors equities) 126,0 135,5 + 9,5Rappel : montant des réserves de change de la Banque Centrale de Russie au 31/12/ 2005 : 182,24 milliards dedollars. Montant au 30/09/ 2006 : 266,20 milliards de dollars.Source : Banque Centrale de Russie.

Cette situation est assez étrange dans une économie ou la liquidité, contrairement aux années1994-98) ne manque plus. Elle traduit en réalité les faiblesses et limites du système bancaireet des marchés financiers en Russie. Le système financier n’est pas en mesure de digérerl’afflux de liquidités et de les recycler vers les secteurs de l’économie qui en ont besoin.

On touche ici à un des problèmes majeurs de la Russie post-1998. L’afflux deliquidités issues des recettes du commerce extérieur à partir de 2002 a permis une re-monétarisation de l’économie, où le troc s’était fortement développé entre 1993 et 1998,atteignant près de 50% des échanges interentreprises à la veille du krach d’août 1998.Cependant, le taux de liquidité de l’économie russe reste faible encore aujourd’hui, et ne

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dépasse pas 35%. Tout aussi inquiétant est le fait que le taux de crédit (la part du crédit en %du PIB) est aussi très faible (graphique 8).

Graphique 8

Évolutions des indicateurs macro-financiers de la Russie de 1996 à 2006

10%

15%

20%

25%

30%

35%

40%

45%

1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006

Taux de liquidité (M2/PIB) Crédit en % du PIB

Source : Banque Centrale de Russie.

Le pic de crédit de 1998 était entièrement dû à l’emballement de la dette publique et ausystème de pyramide financière des bons du Trésor de l’époque (les GKO). Le crédit n’a pasprogressé, et n’a pas alimenté la croissance sauf en 2006 où le développement du crédit à laconsommation a commencé à exercer un effet sensible sur le marché de l’automobile et dulogement.L’étude de la ventilation du crédit interne (tableau 8) montre l’emballement du crédit auxadministrations de 1996 à 1998, puis la rapide décrue induite par la montée des revenusfiscaux issus des exportations d’hydrocarbures à partir de 2003. Les administrations sedésendettent massivement à partir de 2005 et, par l’intermédiaire du Fonds de Stabilisationdeviennent en réalité créditrices et non plus débitrices sur l’ensemble de l’économie. Le créditaux administrations était bien le résultat d’une défaillance de la collecte fiscale, situation quiétait elle-même le résultat de la désintégration de l’État sous la pression des forcesoligarchiques et de leurs relais auprès du pouvoir de Boris El’tsine entre 1996 et 1998.L’évolution du crédit aux agents non-financiers (entreprises et ménages) montre que cedernier ne progresse que timidement jusqu’à fin 2002. La montée devient sensible en roublescourants à partir de 2003, mais à partir d’un niveau très bas.

Cette situation n’est pas saine du point de vue du développement de l’économie.L’absence d’un mouvement important du crédit – dans une économie qui est très loin derisquer le sur-endettement interne – signifie que certains acteurs accumulent des capacités definancement qui dépassent leurs besoins propres alors que d’autres acteurs ne peuvent trouver,via les banques ou le marché financiers, les ressources financières nécessaires à leurdéveloppement.

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Une telle situation aboutit à une accumulation de moyens financiers inutilisés, alors quel’économie a un besoin important d’investissements. Ces derniers, pour les entreprises dusecteur manufacturier, restent très largement financées par l’auto-investissement, dont levolume peut s’avérer insuffisant.

Tableau 8Ventilation du crédit interne total en milliards de roubles.

x

Total créditinterne

Crédit auxadministrations

Credit aux entreprisespubliques non

financières

Crédits aux entreprisesprivées non financières et

aux ménages

Crédit auxentreprisesfinancières

31-déc-95 363,673 166,578 62,546 134,024 0,525

31-déc-96 558,956 311,106 80,278 167,300 0,242

31-déc-97 690,753 380,528 51,733 250,416 8,076

31-déc-98 1181,360 724,482 38,248 411,104 7,526

31-déc-99 1607,645 910,208 52,245 631,453 13,738

31-déc-00 1801,980 737,860 79,065 969,676 15,378

31-déc-01 2288,168 708,352 83,318 1473,265 23,232

31-déc-02 2895,016 821,783 122,996 1917,289 32,947

31-déc-03 3662,241 688,931 143,024 2774,725 55,561

31-déc-04 4345,645 -5,928 166,589 4111,237 73,747

31-déc-05 4460,764 -1392,620 193,813 5560,009 99,562

31-déc-06 5727,652 -2965,970 221,452 8247,654 224,516Source : Banque Centrale de Russie

Or, la reconstruction d’une industrie manufacturière centrée sur les techniquesavancées et capable d’assurer la compétitivité de la Russie à l’échelle internationale dans lessecteurs aux enjeux stratégiques importants (Aéronautique, nucléaire civil,télécommunications) mais aussi dans le domaine des armements, est devenue progressivementune priorité du point de vue de la sécurité nationale. La « diversification » de l’économie,pour reprendre le terme utilisé dans le débat en Russie en 2006 et 2007, est nécessaire pourcombattre les effets de la « Dutch Disease ».Un tel projet implique cependant des investissements considérables. En l’absence d’unsystème financier efficace ceci exige que les revenus de la rente des matières premières (quidégage aujourd’hui un excédent mensuel de la balance commerciale de 15 milliards de dollarsUS) soient contrôlés pour pouvoir être réinvestis dans l’industrie. Cette situation a donc desconséquences importantes quant à la structure de l’économie et au rôle de l’État comme agentactif dans le processus productif.

C’est l’absence d’un système financier capable de réaliser l’intermédiation entre uneépargne réalisée dans le secteur rentier et les secteurs ayant des besoins d’investissement, quiconstitue aujourd’hui le problème structurel le plus important de l’économie russe. Il résulte àla fois de la désorganisation du système bancaire suite non seulement à la crise de 1998 maisaux chocs que l’on avait connus de 1995 à 1998, et de la grande fragilité des marchésfinanciers russes.C’est cette situation, et non un projet idéologique ou une quelconque « re-soviétisation » del’économie qui a rendu nécessaire l’instrumentalisation de grandes entreprises publiquescomme Gazprom, Rosneft, Transneft et RosOboronExport dans le rôle d’investisseurs et dedéveloppeurs de l’industrie.

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La tentative de compromis entre interventionnistes et libéraux pragmatiques

L’évolution de la politique économique russe entre 2003 et 2007 a été marquée parune succession de phases traduisant à la fois la prise de conscience des problèmes structurelset celle de l’inefficacité de certaines stratégies. Cette politique économique a été marquée parune opposition grandissante entre les partisans d’une politique interventionniste et ceux d’uneligne plus libérale, attachée au maintien des grands équilibres macroéconomiques et à lapoursuite des réformes libérales.En Octobre 2005, un compromis semblait avoir été passé entre les "interventionnistes"regroupés autour de M. Victor Khristenko (Ministre de l'Industrie et de l'énergie) et appuyéspar le Ministre de la défense, Sergueï Ivanov et les libéraux (MM. Koudrine et Gref) pourune utilisation mesurée des moyens financiers issus de la rente des matières premières.

Les 4 "Priorités Nationales" définies alors par V. Poutine (Santé, Éducation,Logement et intégration agro-industrielle) devaient permettre de canaliser une partie del'activité d'investissement souhaitée par les "interventionnistes", mais sans provoquer dedéséquilibres macro-économiques importants. Ces priorités nationales furent placées sous laresponsabilité de l'ancien responsable de l'administration présidentielle, M. Medvedevnommé Premier vice-Premier Ministre à l’automne 2005, et devaient être compatibles avecles règles fixées par le Ministère des Finances. À cette époque, il faut noter que le Ministredes Finances, continuait de s’opposer à toute utilisation massive des fonds accumulés via lesexportations dans l’économie russe, au prétexte des risques de déséquilibremacroéconomique. La question de la lutte contre l’inflation restait prioritaire, même sil’impact des mouvements de liquidité sur le taux d’inflation semble on ne peut plus douteuxdans le cas de la Russie29.

En même temps, on voyait apparaître dans les faits une stratégie industrielleorganisant l’économie russe autour de trois secteurs.Le secteur prioritaire pour le développement de l’économie russe qui doit être étroitementcontrôlé par l’État. Il s’agit ici du secteur de l’énergie et des matières premières. L’affaireYukos, suivie par la remise en cause des accords de PSA (Production Sharing Agreement)dans le domaine énergétique montrait bien les intentions du gouvernement. La probable re-nationalisation de Norilsk-Nickel, ainsi que la possible prise de contrôle de Gazprom sur lepétrolier Lukoil par le biais d’une société commune dans le cours de 2007 sont de nouvellesétapes de cette reprise en main du secteur prioritaire. Les entreprises de ce secteur sontappelées à coopérer dans le cadre de projets communs, en Russie ou sur les marchésectérieurs. Ainsi, dans le cadre du renforcement de la présence russe en Afrique du Sud,Rosneft et Gazprom vont s’associer avec Renova pour développer des projets dans le domaineminier. Outre le secteur des matières premières, certaines industries de pointe pourraient êtreintroduites dans le secteur « prioritaire ».Le secteur des industries stratégiques qui se définit dans une logique de diversification de laproduction industrielle. On y trouve une bonne partie des constructions mécaniques. Dans cesecteur, l’État n’entend pas exercer un contrôle direct mais fixer des orientations stratégiques.L’entrée d’acteurs étrangers est donc possible, et même souhaitée, si la politique de cesacteurs vient s’intégrer aux orientations stratégiques déterminées. Ceci est particulièrementvisible dans le cas de l’industrie automobile. Ce secteur n’est pas à proprement parler 29 Voir les textes de Laure de Laporterie et Tatiana Speranskaia et de Jacques Sapir, présentés lors du séminairedu CEMI du 26 octobre 2006 et consultables à l’adresse : http://cemi.ehess.fr/document.php?id=822

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« prioritaire », mais il est indiscutable que le développement d’une industrie automobilepuissante en Russie est vu par les autorités russes comme un élément important de leurstratégie de reconstruction industrielle. Dans ce cadre, des constructeurs étrangers sont lesbienvenus en Russie (qu’il s’agisse de Renault, Ford ou Isuzu) et l’État apporte son aide auxconstructeurs russes qui vont s’associer à des projets industriels avec ces constructeursétrangers. Par ailleurs, des entreprises russes chercheront à entrer dans le capital de grandessociétés occidentales (EADS, Oerlikon) et en échange le capital de certaines sociétés russespourrait être ouvert.Le secteur des autres industries où l’État russe n’entend pas intervenir, sauf pour fairerespecter la législation commune.

Cette stratégie se traduit donc par un double mouvement de remontée de l’importancede l’État dans l’économie, soit comme « producteur » soit comme « entrepreneur », mais ausside reconcentration des activités. Le cas de l’aéronautique est ici exemplaire.La constitution d’une société unique implique alors la mise en place de structures internesadaptées à des coopérations internationales qui seront indispensables si le nouveau groupe,AOK, veut maintenir son expertise technologique. La stratégie adoptée par les autorités russesa consisté dans le montage d’un holding, permettant l’existence de sociétés juridiquementdistinctes, mais toutes étroitement contrôlées par la direction d’AOK. Cette structure a aussil’avantage, pour les responsables russes, d’éviter la mentalité « administratives » au sein dessociétés et de les confronter plus directement aux règles et impératifs d’une gestion efficace.Les autorités russes espèrent ainsi, grâce à cette structure, pouvoir lever des fonds sur lesmarchés financiers internationaux, en particulier à l’occasion d’IPO.La subdivision d’AOK en différentes sociétés suivant des métiers particuliers ou l’occupationde certaines niches industrielles devrait se poursuivre dans les mois à venir. Il est clair que lesautorités russes souhaitent désormais accélérer la mise en place d’une étroite coopérationindustrielle avec des industriels européens.En dépit de la poursuite de la coopération avec Boeing, les responsables russes (MM. Ivanovet Khristienko), ont publiquement exprimé leurs doutes quant à la possibilité d’établir unecoopération industrielle efficace avec des entreprises américaines. Le choix de la coopérationavec l’Europe est donc tout à la fois celui de la raison et celui du « cœur » si on en croit lesdéclarations récentes30.Ainsi, l’entrée de l’État russe (via la VTB) dans le capital d’EADS n’est pas une simplecoïncidence, même si les circonstances font que cette arrivée peut s’avérer particulièrementimportante pour la société en question, compte tenu de l’alourdissement des coûts duprogramme A-380. La nouvelle structure d’AOK devrait permettre, si les industrielseuropéens le souhaitent, des échanges d’actions afin de consolider des coopérationsindustrielles particulières. Plusieurs projets sont aujourd’hui en discussion dans le domaine del’aviation civile31, mais aussi dans le domaine de l’aviation militaire.

La compatibilité entre les diverses orientations de politique économique présente dansle compromis de 2005 était problématique. Il n’est donc pas étonnant que le point d'équilibreentre les forces en présence au sein du pouvoir russe ait fortement bougé durant l'hiver 2005-06. Pour partie, cette évolution est le produit de l'échec de la mise en oeuvre de ces prioritésnationales par Medvedev dont le crédit politique a été alors très fortement entamé.

30 Déclaration de M. S. Ivanov, Ministre de la Défense et Président d’AOK, 12 décembre 2006, agence Rosbalt.31 Sont aujourd’hui en discussion un projet d’avion commercial de 100 places, une participation de l’industrierusse au projet A-380 et un projet d’avion de transport privé (« BizJet »).

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Vers l’émergence d’un nouveau cours ?

Les nouvelles inflexions qui se sont manifestées en 2006 correspondent à un nouveléquilibre en Russie, au profit des courants interventionnistes. Elles se sont concrétisées par leremaniement ministériel de février 2007, qui a vu M. Ivanov devenir Premier vice-PremierMinistre à égalité avec Medvedev, et Gref perdre la quasi-totalité de la réalité de ses pouvoirssur l’économie.

Émerge donc aujourd’hui en Russie une politique soutenue à la fois par les « Siloviki 32»mais aussi par des forces économiques désormais regroupées autour de la Chambre deCommerce de Russie présidée par Evguennyi Primakov, qui s’est publiquement réjoui del’accélération du tournant interventionniste en 200633. Dans sa conférence de presse du 1 er

février 2007, Vladimir Poutine a largement confirmé ces orientations34. La priorité donnée àla diversification de l’économie implique bien que les secteurs des industriesmanufacturières, en particulier les branches à haute technologie, seront priorité dans lesannées à venir. L’objectif d’un taux de croissance annuel de 7% est maintenu, car il est leminimum nécessaire pour permettre le relèvement économique et politique de la Russie.

Ce thème de la diversification de l’économie a été repris par Alexandre Chokhine, lePrésident de l’Union des Industriels et des Entrepreneurs de Russie (le RSPP35). Chokhine,appelle à la mobilisation d’une partie des moyens du Fonds de Stabilisation et la mise enplace de ce qu’il qualifie de « protectionnisme raisonnable »36. Le vote par la Douma de lacréation d’une Banque d’Investissement publique, qui aura pour mission de financer lesprojets à long terme et les infrastructures et d’aider les PME s’orientant vers les marchésd’exportation va dans le même sens.On voit qu’il serait inexact d’assimiler les derniers changements dans la politiqueéconomique russe à la simple influence d’un groupe de personnes (les fameux « Siloviki »)où à une réaction de court terme. Le tournant auquel on assiste depuis 2002-2003 traduit uneévolution en profondeur des options de l’élite politique russe. C’est un constat important, à laveille d’échéances électorales qui vont porter sur le renouvellement tant de la Douma que duPrésident. Il convient de modérer les analyses se focalisant sur des individus. Si chaqueprétendant a ses caractéristiques personnelles propres, le choix stratégique sembleaujourd’hui très largement partagé.

On est donc bien très probablement en présence d’une stratégie économique etindustrielle cohérente. Elle correspond à une analyse des problèmes que la Russie rencontreou va rencontrer tant à l’intérieur que dans les relations internationales. La déclaration duvice-Ministre des Affaires Étrangères Andrei Denisov indiquant que, dans le cadre duprocessus d’adhésion à l’OMC la Russie est plus intéressée par les conditions que par lesdélais, est significative37. Elle indique que le choix d’un développement industriel accéléréest aujourd’hui prioritaire, même s’il doit entraîner de nouveaux retards quant à l’admissionde la Russie dans l’OMC.

32 Ou représentants des « Ministères de Force ».33 Voir Rossiiskaja Gazeta, 26 janvier 2007.34 Le texte de cette conférence et les commentaires sont consultables en français sur le site :http://fr.rian.ru/analysis/20070202/60090815.html35 Equivalent russe du MEDEF.36 Voir le communiqué de l’Agence Novosti reprenant les déclarations d’Alexandre Chokhine,http://fr.rian.ru/russia/20070206/60309042.html37 Communiqué de l’agence NOVOSTI, 26 mars 2006.

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Denisov ne cache pas que la Russie n’a d’ailleurs pas besoin dans l’immédiat de l’OMC,mais que cette organisation, parce qu’elle regroupe désormais 150 pays, est un forum dontMoscou ne veut pas être exclu.La démarche russe vis-à-vis de l’OMC est donc avant tout politique. Elle n’implique doncplus un ralliement à l’idéologie néo-libérale constitutive de l’OMC.

Les conséquences de la nouvelle stratégie.

Une telle stratégie a trois conséquences, dont les implications seront importantes pourla fin du mandat de Vladimir Poutine mais aussi pour la crédibilité du programme de sonsuccesseur.

La première conséquence est la nécessité de contrôler étroitement le secteur rentier etde développer une conception de la place et du rôle du contrôle public dans l’économie. Si lamise en place du contrôle du secteur rentier peut se faire relativement aisément, comme on l’avu depuis 2003, il n’en découle pas mécaniquement une stratégie de l’intervention publique,ni une panoplie des instruments de cette dernière. De ce point de vue, il est incontestable queles autorités russes, qui font preuve d’un louable pragmatisme, vont devoir rassembler desinitiatives parfois disparates et dispersées pour tenter de se doter d’une doctrine relativementhomogène et cohérente de ce que pourrait être une économie mixte centrée vers ledéveloppement dans le contexte spécifique de la Russie.Si l’élaboration de cette doctrine ne pose pas de difficultés particulières, car le modèle verslequel la Russie se dirige n’est pas sans ressembler à un croisement entre celui des paysoccidentaux comme l’Italie et la France dans les années 1950-1975 et celui des paysd’Extrême-Orient comme le Japon et la Corée du Sud, la question des partenaires dans samise en œuvre sera fondamentale. Les administrations fédérales devront apprendre àcoopérer, et elles devront pouvoir trouver à la fois des relais et de véritables interlocuteurs à lafois dans les administrations régionales mais aussi chez les partenaires sociaux. Ladomination du RSPP par les très grands groupes industriels n’est pas, à cet égard, une bonnechose. La constitution d’une association représentative des petites et moyennes entreprisesapparaît comme une condition du bon fonctionnement d’une telle doctrine.

La seconde conséquence est de modifier la vision de la politique macroéconomique dela Russie. D’une politique largement centrée sur le retour aux grands équilibres et la luttecontre l’inflation, on passe à une politique plus audacieuse, qui implique mobilisation duFonds de Stabilisation pour effectuer des investissements, l’aide apportée par la BanqueCentrale de Russie à la VTB et à d’autres institutions pour investir y compris à l’étranger. Il ya là un tournant important et décisif. Il implique un déplacement du rapport des forces entreles options macroéconomiques et les options structurelles en matière de politiqueéconomique.Il est vrai que les données dont on peut disposer montrent que l’inflation en Russie estaujourd’hui plus structurelle que monétaire. Néanmoins, un tel tournant impliquera unpivotement de la culture des responsables de la politique économique russe.

La troisième conséquence est la nécessité de développer une réelle politique sociale enRussie. La volonté de re-développer les secteurs de l’industrie manufacturière russe fait dèsaujourd’hui émerger un problème de pénurie de main d’œuvre qualifiée, après les dix annéesde crise que la Russie a connue entre 1990 et 2000. Une politique sociale et des revenus estaujourd’hui certainement incontournable pour la Russie.

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En effet, si les revenus ont augmenté à partir de fin 1999 grâce au puissant rebond del’économie après la crise financière, le salaire réel tend à stagner depuis la fin de 2003(graphique 9).

Graphique 9

Evolution du salaire réel et du coût salarial en Russie

100%

120%

140%

160%

180%

200%

220%

240%

260%

jan-

00

avr-

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01

avr-

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oct-

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02

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01

jan-

02

avr-

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oct-

02

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03

avr-

03

juil-

03

oct-

03

jan-

04

avr-

04

juil-

04

oct-

04

jan-

05

Salaire réel en % de janvier 2000 Coût salarial réelMoyenne mobile semetrielle du salaire réel Moyenne mobile semestrielle du coût salarial réel

Source : Goskomstat

Cette situation est anormale dans un pays qui continue d’avoir une forte croissance. Ilest donc nécessaire, si on ne veut pas voir les tensions sociales s’accumuler, et la récente(février 2007) grève des salariés de Ford-Russie en est un exemple, de pouvoir mettre enplace une programmation des revenus salariaux. Une telle politique implique cependantl’existence de partenaires salariaux qui soient à la fois représentatifs et crédibles. De manièreparadoxale, le schéma de développement étatiste qui se met en place aujourd’hui a besoin desyndicats indépendants puissants et dynamiques pour que l’État puisse avoir un partenairecrédible pour la mise en place d’une politique des revenus qui soit adaptée et cohérente auschéma de développement.Les hausses des salaires dans la Fonction Publique en 2006 vont ainsi dans le sens de rétablirun certain équilibre social. Il faut cependant rappeler que ces salaires restent faibles (620Euros par mois en moyenne) et avec une forte différence entre les rémunérations dans lesadministrations centrales et les administrations locales. Le salaire moyen dans les collectivitéslocales ne dépassant pas 350 Euros par mois en dépit d’une hausse de 24% durant 2006 (soitune hausse réelle d’environ 15%).

Cette politique de rééquilibrage social devra aussi très certainement avoir unedimension régionale spécifique. Le gouvernement russe dispose ici d’une marge considérablequand on sait que l’excédent budgétaire primaire pour les trois premiers trimestre de 2006 aété de 8,8% du PIB de la période considérée.

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IV. Quel héritage économique pour les deux présidences de Vladimir Poutine ?

Le remaniement de février 2007 vient donc consolider les orientations économiques deVladimir Poutine, telles qu’elles ont été amenées à se préciser entre 2000 et 2004. Il ne fautici cacher ni les éléments de continuité (un réel pragmatisme, associé à une volonté tout aussiréelle de faire de la Russie une économie moderne) ni les éléments de changements. Aunombre de ces derniers on doit mettre une certaine désillusion quant à la stratégie delibéralisme pragmatique qui semblait avoir les faveurs du président au début de son premiermandat.

L’objectif d’une reconstruction économique et industrielle s’est ainsi précisé, à la foispour des raisons internes et externes. Il a donné naissance à une politique de développementqui n’est pas sans rappeler le thème du patriotisme économique tel qu’il fut présenté enFrance par Dominique de Villepin à l’automne 2006. Mais, ce qui relève en France encoreessentiellement de l’ordre du discours se traduit désormais en Russie par une politique dontles éléments gagnent désormais en cohérence et en lisibilité. Dans ce contexte, le poidséconomique de l’État en Russie va continuer à s’accroître.À la mi-2003, on estimait que l’État russe ne contrôlait que 20% de la propriété dans lesecteur industriel. Cette part est en constante augmentation. Déjà, les actions détenues parl’État dépassent 35% de la capitalisation boursière en Russie et des entreprises représentant34% du chiffre d’affaires et 21% de l’emploi dans l’industrie38.Ces chiffres se sont certainement accrus durant 2006. Il faut ajouter en réalité aux entreprisesoù l’État est majoritaire, directement ou indirectement, celles où il a l’influence et les moyensnécessaires pour en guider les orientations stratégiques. À l’échéance 2010, l’État russepourrait contrôler directement ou indirectement entre 45% et 50% de l’industrie. On sesituerait alors à un niveau proche de la France ou l’Italie, dans les années 60 à 80. Laproximité entre le « modèle étatique russe » actuel et celui de « l’État développeur » au Japonou en Corée dans les années 50 à 70 est aussi indubitable.

Vladimir Poutine s’est ainsi fortement écarté du modèle néo-libéral qui domina de1992 à 1998. Pour autant, il n’est nullement revenu vers le modèle soviétique, contrairement àce que l’on commence à lire chez certains observateurs.Cet écart n’était pas entièrement pensé quand il arriva au pouvoir fin 1999. Vouloir ainsiprésenter son action dans le domaine économique comme traduisant la mise en placeprogressive d’un « plan » préparé à l’avance serait un contresens évident. Vladimir Poutineavait incontestablement une vision structurée de ses objectifs et de ses priorités quand ildevint Président. Il n’avait cependant pas fait le choix d’une rupture radicale avec le néo-libéralisme, même si l’on pouvait penser qu’il y avait une contradiction nette entre sesobjectifs et la politique économique libérale dont il semblait se réclamer.Il a cherché des solutions pragmatiques à la fois au problème du développement socio-économique du pays et à la crise de légitimité des institutions. Même si son action est loind’avoir résolu tous les problèmes, l’orientation actuelle semble mieux correspondre auxréalités russes. S’il n’a pas réussi tout ce qu’il a entrepris, un échec majeur de sa part aurait pucompromettre la délicate stabilisation entamée avant son arrivée et replonger le pays dans lechaos. Poutine a su utiliser efficacement les atouts qui étaient dans son jeu et redresser dessituations qui semblaient très compromises. En cela, son bilan est indiscutablement positif.

38 S. Guriev et A. Rachinsky, « The role of Oligarchs in Russian Capitalism » in Journal of EconomicPerspective, vol.19, 2005, n°1, p. 136.