Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui...

37
Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint Denis Livre premier : quelques pages d'histoire 1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les plus particuliers et les plus frappants de l’histoire. Ces deux années au milieu de celles qui les précèdent et qui les suivent sont comme deux montagnes. Elles ont la grandeur révolutionnaire. On y distingue des précipices. La restauration avait été une de ces phases intermédiaires difficiles à définir, où il y a de la fatigue, du bourdonnement, des murmures, du sommeil, du tumulte, et qui ne sont autre chose que l’arrivée d’une grande nation à une étape. Ces époques sont singulières et trompent les politiques qui veulent les exploiter. Au début, la nation ne demande que le repos ; on n’a qu’une soif, la paix ; on n’a qu’une ambition, être petit. Ce qui est la traduction de rester tranquille. Les grands événements, les grands hasards, les grandes aventures, les grands hommes, Dieu merci, on en a assez vu, on en a par-dessus la tête. On a marché depuis le point du jour, on est au soir d’une longue et rude journée ; on a fait le premier relais avec Mirabeau, le second avec Robespierre, le troisième avec Bonaparte, on est éreinté. Chacun demande un lit. En même temps que les hommes fatigués demandent le repos, les faits accomplis demandent des garanties. Les garanties pour les faits, c’est la même chose que le repos pour les hommes. C’est ce que l’Angleterre demandait aux Stuarts après le protecteur ; c’est ce que la France demandait aux Bourbons après l’empire. La famille prédestinée qui revint en France quand Napoléon s’écroula, eut la simplicité fatale de croire que c’était elle qui donnait, et que ce qu’elle avait donné elle pouvait le reprendre ; que la maison de Bourbon possédait le droit divin, que la France ne possédait rien ; et que le droit politique concédé dans la charte de Louis XVIII n’était autre chose qu’une branche du droit divin, détachée par la maison de Bourbon et gracieusement donnée au peuple jusqu’au jour où il plairait au roi de s’en ressaisir. Elle crut qu’elle avait des racines parce qu’elle était le passé. Elle se trompait ; elle faisait partie du passé, mais tout le passé c’était la France. Les racines de la société française n’étaient point dans les Bourbons, mais dans la nation. Elles étaient partout, excepté sous le trône. La restauration tomba. La révolution de juillet est le triomphe du droit terrassant le fait. Chose pleine de splendeur. Le droit terrassant le fait. De là l’éclat de la révolution de 1830, de là sa mansuétude aussi. Le droit qui triomphe n’a nul besoin d’être violent. 1830 est une révolution arrêtée à mi-côte. Moitié de progrès ; quasi-droit. Qui arrête les révolutions à mi-côte ? La bourgeoisie. Pourquoi ? Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. Hier c’était l’appétit, aujourd’hui c’est la plénitude, demain ce sera la satiété. On a voulu, à tort, faire de la bourgeoisie une classe. La bourgeoisie est tout simplement la portion contentée du peuple. Le bourgeois, c’est l’homme qui a maintenant le temps de s’asseoir. Une chaise n’est pas une caste. Il fallait donc à la bourgeoisie, comme aux hommes d’état, un homme qui exprimât ce mot : halte. Un Quoique Parce que. Une individualité composite, signifiant révolution et signifiant

Transcript of Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui...

Page 1: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint Denis

Livre premier : quelques pages d'histoire

1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet,sont un des moments les plus particuliers et les plus frappants de l’histoire. Ces deux années aumilieu de celles qui les précèdent et qui les suivent sont comme deux montagnes. Elles ont lagrandeur révolutionnaire. On y distingue des précipices.

La restauration avait été une de ces phases intermédiaires difficiles à définir, où il y a de lafatigue, du bourdonnement, des murmures, du sommeil, du tumulte, et qui ne sont autre choseque l’arrivée d’une grande nation à une étape. Ces époques sont singulières et trompent lespolitiques qui veulent les exploiter. Au début, la nation ne demande que le repos ; on n’a qu’unesoif, la paix ; on n’a qu’une ambition, être petit. Ce qui est la traduction de rester tranquille. Lesgrands événements, les grands hasards, les grandes aventures, les grands hommes, Dieu merci, onen a assez vu, on en a par-dessus la tête. On a marché depuis le point du jour, on est au soir d’unelongue et rude journée ; on a fait le premier relais avec Mirabeau, le second avec Robespierre, letroisième avec Bonaparte, on est éreinté. Chacun demande un lit.

En même temps que les hommes fatigués demandent le repos, les faits accomplisdemandent des garanties. Les garanties pour les faits, c’est la même chose que le repos pour leshommes.C’est ce que l’Angleterre demandait aux Stuarts après le protecteur ; c’est ce que la Francedemandait aux Bourbons après l’empire.

La famille prédestinée qui revint en France quand Napoléon s’écroula, eut la simplicitéfatale de croire que c’était elle qui donnait, et que ce qu’elle avait donné elle pouvait le reprendre ;que la maison de Bourbon possédait le droit divin, que la France ne possédait rien ; et que le droitpolitique concédé dans la charte de Louis XVIII n’était autre chose qu’une branche du droit divin,détachée par la maison de Bourbon et gracieusement donnée au peuple jusqu’au jour où il plairaitau roi de s’en ressaisir.

Elle crut qu’elle avait des racines parce qu’elle était le passé. Elle se trompait ; elle faisaitpartie du passé, mais tout le passé c’était la France. Les racines de la société française n’étaientpoint dans les Bourbons, mais dans la nation. Elles étaient partout, excepté sous le trône.

La restauration tomba. La révolution de juillet est le triomphe du droit terrassant le fait. Chose pleine de splendeur.

Le droit terrassant le fait. De là l’éclat de la révolution de 1830, de là sa mansuétude aussi. Le droitqui triomphe n’a nul besoin d’être violent.

1830 est une révolution arrêtée à mi-côte. Moitié de progrès ; quasi-droit. Qui arrête les révolutions à mi-côte ? La bourgeoisie.

Pourquoi ?

Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. Hier c’était l’appétit, aujourd’huic’est la plénitude, demain ce sera la satiété.

On a voulu, à tort, faire de la bourgeoisie une classe. La bourgeoisie est tout simplement laportion contentée du peuple. Le bourgeois, c’est l’homme qui a maintenant le temps de s’asseoir.Une chaise n’est pas une caste.

Il fallait donc à la bourgeoisie, comme aux hommes d’état, un homme qui exprimât ce mot :halte. Un Quoique Parce que. Une individualité composite, signifiant révolution et signifiant

Page 2: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

stabilité, en d’autres termes affermissant le présent par la comptabilité évidente du passé avecl’avenir.

Cet homme était « tout trouvé ». Il s’appelait Louis-Philippe d’Orléans.

Fils d’un père auquel l’histoire accordera certainement les circonstances atténuantes, maisaussi digne d’estime que ce père avait été digne de blâme ; ayant toutes les vertus privées etplusieurs des vertus publiques ; soigneux de sa santé, de sa fortune, de sa personne, de sesaffaires ; connaissant le prix d’une minute et pas toujours le prix d’une année ; sobre, serein,paisible, patient ; bonhomme et bon prince ; couchant avec sa femme, et ayant dans son palais deslaquais chargés de faire voir le lit conjugal aux bourgeois, admirable représentant de « la classemoyenne », mais la dépassant, et de toutes les façons plus grand qu’elle ; diffus en public, concisdans l’intimité ; avare signalé, mais non prouvé ; au fond, un de ces économes aisément prodiguespour leur fantaisie ou leur devoir ; lettré, et peu sensible aux lettres ; gentilhomme, mais nonchevalier ; simple, calme et fort ; adoré de sa famille et de sa maison ; causeur séduisant, hommed’état désabusé, intérieurement froid, dominé par l’intérêt immédiat, gouvernant toujours au plusprès, incapable de rancune et de reconnaissance, faisant peur à la France de l’Europe et à l’Europede la France ; en somme, figure haute et originale, prince qui sut faire du pouvoir malgrél’inquiétude de la France, et de la puissance malgré la jalousie de l’Europe, Louis-Philippe seraclassé parmi les hommes éminents de son siècle, et serait rangé parmi les gouvernants les plusillustres de l’histoire, s’il eût un peu aimé la gloire et s’il eût eu le sentiment de ce qui est grand aumême degré que le sentiment de ce qui est utile.

Il sentait sous ses pieds une désagrégation redoutable, qui n’était pourtant pas une mise enpoussière, la France étant plus France que jamais.

De ténébreux amoncellements couvraient l’horizon.Vingt mois à peine s’étaient écoulésdepuis la révolution de juillet, l’année 1832 s’était ouverte avec un aspect d’imminence et demenace.

Vers la fin d’avril, tout s’était aggravé. La fermentation devenait du bouillonnement. Depuis1830, quelque chose de terrible couvait. On entrevoyait les linéaments encore peu distincts et maléclairés d’une révolution possible. La France regardait Paris ; Paris regardait le faubourg Saint-Antoine.

Les cabarets de la rue de Charonne étaient, quoique la jonction de ces deux épithètessemble singulière appliquée à des cabarets, graves et orageux.

Le gouvernement y était purement et simplement mis en question.

On y entendait des paroles comme celles-ci : — Je ne sais pas les noms des chefs. Nousautres, nous ne saurons le jour que deux heures d’avance. — Un ouvrier disait : — Nous sommestrois cents, mettons chacun dix sous, cela fera cent cinquante francs pour fabriquer des balles et dela poudre. — Un autre disait : — Je ne demande pas six mois, je n’en demande pas deux. Avantquinze jours nous serons en parallèle avec le gouvernement. Avec vingt-cinq mille hommes on peutse mettre en face. — Un autre disait : — Je ne me couche pas parce que je fais des cartouches lanuit.

Toute cette fermentation était publique, on pourrait presque dire tranquille. L’insurrectionimminente apprêtait son orage avec calme en face du gouvernement. Les bourgeois parlaientpaisiblement aux ouvriers de ce qui se préparait. On disait : Comment va l’émeute ? du ton dont oneût dit : Comment va votre femme ?

À peu près vers cette époque, Enjolras, en vue de l’événement possible, fit une sorte derecensement mystérieux.

Page 3: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Tous étaient en conciliabule au café Musain.

Enjolras dit, en mêlant à ses paroles quelques métaphores demi-énigmatiques, maissignificatives :

— Il convient de savoir où l’on en est et sur qui l’on peut compter. Si l’on veut des combattants, ilfaut en faire. Avoir de quoi frapper. Combien sommes-nous ? Il s’agit de repasser sur toutes lescoutures que nous avons faites et de voir si elles tiennent. Cette affaire doit être coulée à fondaujourd’hui. Courfeyrac, tu verras les polytechniciens. C’est leur jour de sortie. Feuilly, vous verrezceux de la Glacière. Combeferre m’a promis d’aller à Picpus. Il y a là tout un fourmillementexcellent. Bahorel visitera l’Estrapade. Prouvaire, les maçons s’attiédissent ; tu nous rapporterasdes nouvelles de la loge de la rue de Grenelle-Saint-Honoré. Joly ira à la clinique de Dupuytren ettâtera le pouls à l’école de médecine. Bossuet fera un petit tour au palais et causera avec lesstagiaires. Moi, je me charge de la Cougourde.

Livre deuxième : Eponine

Marius avait assisté au dénouement inattendu du guet-apens sur la trace duquel il avait misJavert ; mais à peine Javert eut-il quitté la masure, emmenant ses prisonniers dans trois fiacres,que Marius de son côté se glissa hors de la maison. Il n’était encore que neuf heures du soir.Marius alla chez Courfeyrac. Courfeyrac n’était plus l’imperturbable habitant du quartier latin ; ilétait allé demeurer rue de la Verrerie « pour des raisons politiques » ; ce quartier était de ceux oùl’insurrection1 dans ce temps-là s’installait volontiers. Marius avait eu deux raisons pour cedéménagement si prompt. La première, c’est qu’il avait horreur maintenant de cette maison où ilavait vu, de si près et dans tout son développement le plus repoussant et le plus féroce, unelaideur sociale plus affreuse peut-être encore que le mauvais riche, le mauvais pauvre. Ladeuxième, c’est qu’il ne voulait pas figurer dans le procès quelconque qui s’ensuivraitprobablement, et être amené à déposer2 contre Thénardier.

Javert crut que le jeune homme, dont il n’avait pas retenu le nom, avait eu peur et s’étaitsauvé ou n’était peut-être même pas rentré chez lui au moment du guet-apens ; il fit pourtantquelques efforts pour le retrouver, mais il n’y parvint pas.Un mois s’écoula, puis un autre. Marius était toujours chez Courfeyrac. Il avait su par un avocatstagiaire, promeneur habituel de la salle des pas perdus, que Thénardier était au secret. Tous leslundis, Marius faisait remettre au greffe de la Force cinq francs pour Thénardier.

Marius, n’ayant plus d’argent, empruntait les cinq francs à Courfeyrac. Ces cinq francspériodiques étaient une double énigme pour Courfeyrac qui les donnait et pour Thénardier qui lesrecevait.

Marius du reste était navré. Tout était de nouveau rentré dans une trappe. Il ne voyait plusrien devant lui

Toute sa vie se résumait maintenant en deux mots : une incertitude absolue dans unebrume impénétrable. La revoir, elle ; il y aspirait toujours, il ne l’espérait plus. . Il avait un momentrevu de très près dans cette obscurité la jeune fille qu’il aimait, le vieillard qui semblait son père,ces êtres inconnus qui étaient son seul intérêt et sa seule espérance en ce monde ; et au momentoù il avait cru les saisir, un souffle avait emporté toutes ces ombres.

Un matin, — c’était un lundi, le jour de la pièce de cent sous que Marius empruntait à Courfeyrac pour Thénardier, — Marius avait mis cette pièce de cent sous dans sa poche, et, avant de la porter au greffe, il était allé « se promener un peu », espérant qu’à son retour cela le ferait

1 révolte2 témoigner

Page 4: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

travailler.

Un gai soleil pénétrait les feuilles fraîches épanouies et toutes lumineuses.

Il songeait à « Elle ».

Tout à coup au milieu de son extase accablée il entendit une voix connue qui disait :

— Tiens ! le voilà !

Il leva les yeux, et reconnut cette malheureuse enfant qui était venue un matin chez lui,l’aînée des filles Thénardier, Éponine ; il savait maintenant comment elle se nommait. Choseétrange, elle était appauvrie et embellie, deux pas qu’il ne semblait point qu’elle pût faire. Elleavait accompli un double progrès, vers la lumière et vers la détresse.

Elle regarda Marius dans le blanc des yeux et lui dit :

— J’ai l’adresse.

Marius pâlit. Tout son sang reflua à son cœur.

– Eh bien ! dis-moi ! Où est-ce ?

— Venez avec moi, répondit-elle. Je ne sais pas bien la rue et le numéro ; c’est tout de l’autre côtéd’ici, mais je connais bien la maison, je vais vous conduire.

Un nuage passa sur le front de Marius. Il saisit Éponine par le bras.

— Jure-moi une chose !

— Jurer ? dit-elle, qu’est-ce que cela veut dire ? Tiens ! vous voulez que je jure ?

Et elle rit.

— Ton père ! promets-moi, Éponine ! jure-moi que tu ne diras pas cette adresse à ton père !

— Mon père ? dit-elle. Soyez donc tranquille. Il est au secret. D’ailleurs est-ce que je m’occupe demon père !

Marius fouilla dans sa poche. Il ne possédait au monde que les cinq francs destinés au père Thénardier. Il les prit, et les mit dans la main d’Éponine.

Elle ouvrit les doigts et laissa tomber la pièce à terre, et le regardant d’un air sombre :

— Je ne veux pas de votre argent, dit-elle.

Livre troisième: la maison de la rue Plumet

Vers le milieu du siècle dernier, un président à mortier au parlement de Paris ayant une maîtresse et s’en cachant, car à cette époque les grands seigneurs montraient leurs maîtresses et les bourgeois les cachaient, fit construire « une petite maison » faubourg Saint-Germain, dans la rue déserte de Blomet, qu’on nomme aujourd’hui rue Plumet.

Ce logis communiquait, par derrière, par une porte masquée et ouvrant à secret, avec un long couloir étroit, pavé, sinueux, lequel allait aboutir à une autre porte également à secret qui s’ouvrait à un demi-quart de lieue de là, presque dans un autre quartier, à l’extrémité solitaire de larue de Babylone.

Au mois d’octobre 1829, un homme d’un certain âge s’était présenté et avait loué la maisontelle qu’elle était, y compris, bien entendu, l’arrière-corps de logis et le couloir qui allait aboutir à larue de Babylone.

Page 5: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Ce locataire était Jean Valjean.

Il avait loué la maison sous le nom de M. Fauchelevent, rentier. Dans tout ce qui a été raconté plus haut, le lecteur a sans doute moins tardé encore que Thénardier à reconnaître Jean Valjean.

Pourquoi Jean Valjean avait-il quitté le couvent du Petit-Picpus ? Que s’était-il passé ?

Il ne s’était rien passé.

On s’en souvient, Jean Valjean était heureux dans le couvent, si heureux que sa consciencefinit par s’inquiéter. Il voyait Cosette tous les jours, il sentait la paternité naître et se développer enlui de plus en plus, il couvait de l’âme cette enfant, il se disait qu’elle était à lui, que rien ne pouvaitla lui enlever, que cela serait ainsi indéfiniment, que certainement elle se ferait religieuse, y étantchaque jour doucement provoquée, qu’ainsi le couvent était désormais l’univers pour elle commepour lui, qu’il y vieillirait et qu’elle y grandirait, qu’elle y vieillirait et qu’il y mourrait, qu’enfin,ravissante espérance, aucune séparation n’était possible. En réfléchissant à ceci, il en vint à tomberdans des perplexités. Il s’interrogea. Il se demandait si tout ce bonheur était bien à lui, s’il ne secomposait pas du bonheur d’un autre, du bonheur de cette enfant qu’il confisquait et qu’ildérobait, lui vieillard ; si ce n’était point là un vol ? Il se disait que cette enfant avait le droit deconnaître la vie avant d’y renoncer, que lui retrancher, d’avance et en quelque sorte sans laconsulter, toutes les joies sous prétexte de lui sauver toutes les épreuves, profiter de son ignoranceet de son isolement pour lui faire germer une vocation artificielle, c’était dénaturer une créaturehumaine et mentir à Dieu. Et qui sait si, se rendant compte un jour de tout cela et religieuse àregret, Cosette n’en viendrait pas à le haïr ? Dernière pensée, presque égoïste et moins héroïqueque les autres, mais qui lui était insupportable. Il résolut de quitter le couvent.

Jean Valjean du reste ne reparut pas à l’air libre sans une profonde anxiété.

Il découvrit la maison de la rue Plumet et s’y blottit. Il était désormais en possession dunom d’Ultime Fauchelevent.

En même temps il loua deux autres appartements dans Paris, afin de moins attirerl’attention que s’il fût toujours resté dans le même quartier, de pouvoir faire au besoin desabsences à la moindre inquiétude qui le prendrait, et enfin de ne plus se trouver au dépourvucomme la nuit où il avait si miraculeusement échappé à Javert. Ces deux appartements étaientdeux logis fort chétifs et d’apparence pauvre, dans deux quartiers très éloignés l’un de l’autre, l’unrue de l’Ouest, l’autre rue de l’Homme-Armé.

Il allait de temps en temps, tantôt rue de l’Homme-Armé, tantôt rue de l’Ouest, passer unmois ou six semaines avec Cosette.

Tous les jours, Jean Valjean prenait le bras de Cosette et la menait promener. Il la conduisaitau Luxembourg, dans l’allée la moins fréquentée, et tous les dimanches à la messe, toujours àSaint-Jacques-du-Haut-Pas, parce que c’était fort loin. Comme c’est un quartier très pauvre, il yfaisait beaucoup l’aumône, et les malheureux l’entouraient dans l’église, ce qui lui avait valul’épître3 des Thénardier.

Ni Jean Valjean, ni Cosette n’entraient et ne sortaient jamais que par la porte de la rue deBabylone. À moins de les apercevoir par la grille du jardin, il était difficile de deviner qu’ilsdemeuraient rue Plumet. Cette grille restait toujours fermée. Jean Valjean avait laissé le jardininculte, afin qu’il n’attirât pas l’attention.

En cela il se trompait peut-être.

3 Le surnom

Page 6: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Il semblait que ce jardin, créé autrefois pour cacher les mystères libertins, se fût transforméet fût devenu propre à abriter les mystères chastes. Il n’avait plus ni berceaux, ni boulingrins, nitonnelles, ni grottes ; il avait une magnifique obscurité échevelée tombant comme un voile detoutes parts. On ne sait quoi de repentant avait assaini cette retraite. Cette bouquetière offraitmaintenant ses fleurs à l’âme. Ce coquet jardin, jadis fort compromis, était rentré dans la virginitéet la pudeur.

Il y avait aussi dans cette solitude un cœur qui était tout prêt. L’amour n’avait qu’à semontrer.

Rien ne prépare une jeune fille aux passions comme le couvent. Le couvent tourne lapensée du côté de l’inconnu. Le cœur, replié sur lui-même, se creuse, ne pouvant s’épanouir. Lecouvent est une compression qui, pour triompher du cœur humain, doit durer toute la vie.

En quittant le couvent, Cosette ne pouvait rien trouver de plus doux et de plus dangereux que la maison de la rue Plumet. C’était la continuation de la solitude avec le commencement de la liberté ; un jardin fermé, mais une nature âcre, riche, voluptueuse et odorante ; les mêmes songes que dans le couvent, mais de jeunes hommes entrevus ; une grille, mais sur la rue.

Un jour Cosette se regarda par hasard dans son miroir et se dit : tiens ! Il lui semblait presque qu’elle était jolie. Ceci la jeta dans un trouble singulier. Cosette s’était toujours crue laide, et avait grandi dans cette idée avec la résignation facile de l’enfance. Elle ne dormit pas de la nuit. — Si j’étais jolie ? pensait-elle, comme cela serait drôle que je fusse jolie !

Elle était belle et jolie. Sa taille s’était faite, sa peau avait blanchi, ses cheveux s’étaient lustrés, une splendeur inconnue s’était allumée dans ses prunelles bleues. La conscience de sa beauté lui vint tout entière, en une minute, comme un grand jour.

De son côté, Jean Valjean éprouvait un profond et indéfinissable serrement de cœur.

C’est qu’en effet, depuis quelque temps, il contemplait avec terreur cette beauté quiapparaissait chaque jour plus rayonnante sur le doux visage de Cosette. Aube riante pour tous,lugubre pour lui.

Ce fut à cette époque que Marius, après six mois écoulés, la revit au Luxembourg.

On a tant abusé du regard dans les romans d’amour qu’on a fini par le déconsidérer. C’est à peine si l’on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu’ils se sont regardés. C’est pourtant comme cela qu’on s’aime et uniquement comme cela. Le reste n’est que le reste, et vient après. Rien n’est plus réel que ces grandes secousses que deux âmes se donnent en échangeant cette étincelle.

À cette certaine heure où Cosette eut sans le savoir ce regard qui troubla Marius, Marius nese douta pas que lui aussi eut un regard qui troubla Cosette.

Il lui fit le même mal et le même bien.

Elle attendait tous les jours l’heure de la promenade avec impatience, elle y trouvait Marius, se sentait indiciblement heureuse, et croyait sincèrement exprimer toute sa pensée en disant à Jean Valjean : — Quel délicieux jardin que le Luxembourg !

Toutes les situations ont leurs instincts. La vieille et éternelle mère nature avertissait sourdement Jean Valjean de la présence de Marius. Marius, averti aussi, et, ce qui est la profonde loi du bon Dieu, par cette même mère nature, faisait tout ce qu’il pouvait pour se dérober au « père ». Il arrivait cependant que Jean Valjean l’apercevait quelquefois. Les allures de Marius n’étaient plus du tout naturelles. Il avait des prudences louches et des témérités gauches.

Un jour il suivit Cosette rue de l’Ouest, un autre jour il parla au portier. Le portier de son

Page 7: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

côté parla. Huit jours après, Jean Valjean avait déménagé. Il se jura qu’il ne remettrait plus les pieds ni au Luxembourg, ni rue de l’Ouest. Il retourna rue Plumet.

Cosette ne se plaignit pas, elle ne dit rien, elle ne fit pas de questions, elle ne chercha à savoir aucun pourquoi ; elle en était déjà à la période où l’on craint d’être pénétré et de se trahir. Jean Valjean n’avait aucune expérience de ces misères, les seules qui soient charmantes et les seules qu’il ne connût pas ; cela fit qu’il ne comprit point la grave signification du silence de Cosette. Seulement il remarqua qu’elle était devenue triste, et il devint sombre. C’était de part et d’autre des inexpériences aux prises.

Ces deux êtres qui s’étaient si exclusivement aimés, et d’un si touchant amour, et qui avaient vécu longtemps l’un par l’autre, souffraient maintenant l’un à côté de l’autre, l’un à cause de l’autre, sans se le dire, sans s’en vouloir, et en souriant.

Une secousse inattendue vint se mêler à ces pensées tristes.

Un matin d’octobre, tentés par la sérénité parfaite de l’automne de 1831, ils étaient sortis, et ils se trouvaient au petit jour près de la barrière du Maine. Ce n’était pas l’aurore, c’était l’aube ; minute ravissante et farouche.

Tout était paix et silence ; personne sur la chaussée ; dans les bas côtés, quelques rares ouvriers, à peine entrevus, se rendant à leur travail.

Tout à coup, Cosette s’écria :

– Père, on dirait qu’on vient là-bas.

Jean Valjean leva les yeux.

Sept voitures marchaient à la file sur la route. Elles ressemblaient à des haquets de tonneliers ; c’étaient des espèces de longues échelles posées sur deux roues et formant brancard à leur extrémité antérieure. Chaque échelle était attelée de quatre chevaux bout à bout. Sur ces échelles étaient traînées d’étranges grappes d’hommes. Dans le peu de jour qu’il faisait, on ne voyait pas ces hommes ; on les devinait. Vingt-quatre sur chaque voiture, douze de chaque côté, adossés les uns aux autres, faisant face aux passants, les jambes dans le vide, ces hommes cheminaient ainsi ; et ils avaient derrière le dos quelque chose qui sonnait et qui était une chaîne et au cou quelque chose qui brillait et qui était un carcan4. Chacun avait son carcan, mais la chaîne était pour tous ; de façon que ces vingt-quatre hommes, s’il leur arrivait de descendre et de marcher, étaient saisis par une sorte d’unité inexorable et devaient serpenter sur le sol avec la chaîne pour vertèbre à peu près comme le mille-pieds5. À l’avant et à l’arrière de chaque voiture, deux hommes, armés de fusils, se tenaient debout, ayant chacun une des extrémités de la chaîne sous son pied.

L’œil de Jean Valjean était devenu effrayant. Ce n’était plus une prunelle ; c’était cette vitre profonde qui remplace le regard chez certains infortunés, qui semble inconsciente de la réalité, et où flamboie la réverbération des épouvantes et des catastrophes. Il ne regardait pas un spectacle ; il subissait une vision.

Cosette, autrement épouvantée, ne l’était pas moins. Elle ne comprenait pas ; ce qu’elle voyait ne lui semblait pas possible ; enfin elle s’écria :

— Père ! qu’est-ce qu’il y a donc dans ces voitures-là ?

Jean Valjean répondit :

4 Collier en métal des prisonniers5 Mille-pattes

Page 8: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

— Des forçats.

— Où donc est-ce qu’ils vont ?

— Aux galères.

— Père, est-ce que ce sont encore des hommes ?

— Quelquefois, dit le misérable.

Livre quatrième : secours d'en bas peut être secours d'en haut

Un soir le petit Gavroche n’avait point mangé ; il se souvint qu’il n’avait pas non plus dîné la veille ; cela devenait fatigant. Il prit la résolution d’essayer de souper. Il s’en alla rôder au delà de la Salpêtrière, dans les lieux déserts ; c’est là que sont les aubaines ; où il n’y a personne, on trouve quelque chose. Il parvint jusqu’à une peuplade qui lui parut être le village d’Austerlitz.

La blancheur du ciel crépusculaire blanchissait la terre, et la ruelle faisait une ligne livide entre deux rangées de buissons obscurs.

Tout à coup, sur cette bande blanchâtre deux silhouettes parurent. L’une venait devant,l’autre, à quelque distance, derrière.

— Voilà deux êtres, grommela Gavroche.

La première silhouette semblait quelque vieux bourgeois courbé et pensif, vêtu plus quesimplement, marchant lentement à cause de l’âge, et flânant le soir aux étoiles.

La seconde était droite, ferme, mince. Elle réglait son pas sur le pas de la première ; maisdans la lenteur volontaire de l’allure on sentait de la souplesse et de l’agilité. Cette secondesilhouette était bien connue de Gavroche ; c’était Montparnasse.

Montparnasse à la chasse, à une pareille heure, en un pareil lieu, cela était menaçant. Gavroche sentait ses entrailles de gamin s’émouvoir de pitié pour le vieux.

Que faire ? intervenir ? une faiblesse en secourant une autre ! C’était de quoi rire pourMontparnasse. Gavroche ne se dissimulait pas que, pour ce redoutable bandit de dix-huit ans, levieillard d’abord, l’enfant ensuite, c’étaient deux bouchées.

Pendant que Gavroche délibérait, l’attaque eut lieu. Attaque de tigre à l’onagre6, attaqued’araignée à la mouche. Montparnasse, à l’improviste, jeta la rose, bondit sur le vieillard, le colleta,l’empoigna et s’y cramponna, et Gavroche eut de la peine à retenir un cri. Un moment après, l’unde ces hommes était sous l’autre, accablé, râlant, se débattant, avec un genou de marbre sur lapoitrine. Seulement ce n’était pas tout à fait ce à quoi Gavroche s’était attendu. Celui qui était àterre, c’était Montparnasse ; celui qui était dessus, c’était le bonhomme.

— Voilà un fier invalide ! pensa Gavroche.

Le bonhomme n’avait pas prononcé un mot ni jeté un cri. Il se redressa, et Gavroche l’entendit qui disait à Montparnasse :

— Relève-toi.

Montparnasse se releva, mais le bonhomme le tenait.

Gavroche s’amusait énormément.

Le bonhomme questionnait. Montparnasse répondait.

— Quel âge as-tu ?

6 Âne sauvage

Page 9: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

— Dix-neuf ans.

— Tu es fort et bien portant. Pourquoi ne travailles-tu pas ?

— Ça m’ennuie.

— Quel est ton état ?

— Fainéant.

Il y eut un silence. Le vieillard semblait profondément pensif. Il était immobile et ne lâchaitpoint Montparnasse.

La rêverie du vieillard dura quelque temps, puis, regardant fixement Montparnasse, il élevadoucement la voix, et lui adressa, dans cette ombre où ils étaient, une sorte d’allocution solennelledont Gavroche ne perdit pas une syllabe :

— Mon enfant tu entres par paresse dans la plus laborieuse des existences. Ah ! tu te déclaresfainéant ! prépare-toi à travailler. Tu ne veux pas être ouvrier, tu seras esclave.Malheur à qui veutêtre parasite ! il sera vermine. Ah ! tu n’as qu’une pensée, bien boire, bien manger, bien dormir. Tuboiras de l’eau, tu mangeras du pain noir, tu dormiras sur une planche avec une ferraille rivée à tesmembres et dont tu sentiras la nuit le froid sur ta chair ? Tu briseras cette ferraille, tu t’enfuiras.C’est bon. Tu te traîneras sur le ventre dans les broussailles et tu mangeras de l’herbe comme lesbrutes des bois. Et tu seras repris. Et alors tu passeras des années dans une basse-fosse, scellé àune muraille, tâtonnant pour boire à ta cruche, mordant dans un affreux pain de ténèbres dont leschiens ne voudraient pas, mangeant des fèves que les vers auront mangées avant toi. Tu serascloporte dans une cave.

Livre cinquième : dont la fin ne ressemble pas au commencement

La douleur de Cosette, si poignante encore et si vive quatre ou cinq mois auparavant, était,à son insu même, entrée en convalescence. La nature, le printemps, la jeunesse, l’amour pour sonpère, la gaîté des oiseaux et des fleurs faisaient filtrer peu à peu, jour à jour, goutte à goutte, danscette âme si vierge et si jeune, on ne sait quoi qui ressemblait presque à l’oubli. Le feu s’yéteignait-il tout à fait ? ou s’y formait-il seulement des couches de cendre ?

Qu’y avait-il dans l’âme de Cosette ? De la passion calmée ou endormie ; de l’amour à l’étatflottant ; quelque chose qui était limpide, brillant, trouble à une certaine profondeur, sombre plusbas.

Il survint un incident singulier.

Dans le jardin, près de la grille sur la rue, il y avait un banc de pierre défendu par unecharmille du regard des curieux, mais auquel pourtant, à la rigueur, le bras d’un passant pouvaitatteindre à travers la grille et la charmille7.

Un soir de ce même mois d’avril, Jean Valjean était sorti, Cosette, après le soleil couché,s’était assise sur ce banc. Le vent fraîchissait dans les arbres, Cosette songeait ; une tristesse sansobjet la gagnait peu à peu, cette tristesse invincible que donne le soir et qui vient peut-être, quisait ? du mystère de la tombe entr’ouvert à cette heure-là. Fantine était peut-être dans cetteombre.

7 haie

Page 10: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Cosette se leva, fit lentement le tour du jardin, marchant dans l’herbe inondée de rosée etse disant à travers l’espèce de somnambulisme mélancolique où elle était plongée :

— Il faudrait vraiment des sabots pour le jardin à cette heure-ci. On s’enrhume.

Elle revint au banc.

Au moment de s’y rasseoir, elle remarqua à la place qu’elle avait quittée une assez grosse pierrequi n’y était évidemment pas l’instant d’auparavant.

Cosette considéra cette pierre, se demandant ce que cela voulait dire. Tout à coup l’idéeque cette pierre n’était point venue sur ce banc toute seule, que quelqu’un l’avait mise là, qu’unbras avait passé à travers cette grille, cette idée lui apparut et lui fit peur. Cette fois ce fut une vraiepeur ; la pierre était là. Pas de doute possible ; elle n’y toucha pas, s’enfuit sans oser regarderderrière elle, se réfugia dans la maison, et ferma tout de suite au volet, à la barre et au verrou laporte-fenêtre du perron.

Au soleil levant Cosette, en s’éveillant, vit son effroi comme un cauchemar, et se dit :

— À quoi ai-je été songer ? Est-ce que je vais devenir poltronne à présent ?

Elle s’habilla, descendit au jardin, courut au banc, et se sentit une sueur froide. La pierre yétait.

Mais ce ne fut qu’un moment. Ce qui est frayeur la nuit est curiosité le jour.

Elle souleva cette pierre qui était assez grosse. Il y avait dessous quelque chose quiressemblait à une lettre.

C’était une enveloppe de papier blanc.

Cosette tira de l’enveloppe ce qu’elle contenait, un petit cahier de papier dont chaque page était numérotée et portait quelques lignes écrites d’une écriture assez jolie.

« Il suffit d’un sourire entrevu là-bas sous un chapeau de crêpe blanc à bavolet lilas, pour que l’âmeentre dans le palais des rêves.

— Vient-elle encore au Luxembourg ? — Non, monsieur. — C’est dans cette église qu’elle entend lamesse, n’est-ce pas ? — Elle n’y vient plus. — Habite-t-elle toujours cette maison ? — Elle estdéménagée. — Où est-elle allée demeurer ? — Elle ne l’a pas dit.

Quelle chose sombre de ne pas savoir l’adresse de son âme !

S’il n’y avait pas quelqu’un qui aime, le soleil s’éteindrait. »

Ces pages, de qui pouvaient-elles venir ? qui pouvait les avoir écrites ?

Cosette n’hésita pas une minute. Un seul homme.

Lui !

Elle rentra dans la maison et s’enferma dans sa chambre pour relire le manuscrit, pourl’apprendre par cœur, et pour songer. Quand elle l’eut bien lu, elle le baisa et le mit dans soncorset.

Toute la journée, Cosette fut dans une sorte d’étourdissement.

À la brune, elle descendit au jardin.

Elle arriva au banc. La pierre y était restée.

Elle s’assit, et posa sa douce main blanche sur cette pierre comme si elle voulait la caresseret la remercier.

Page 11: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Tout à coup, elle eut cette impression indéfinissable qu’on éprouve, même sans voir,lorsqu’on a quelqu’un debout derrière soi.

Elle tourna la tête et se dressa.

C’était lui.

Alors elle entendit sa voix, cette voix qu’elle n’avait vraiment jamais entendue, qui s’élevait à peine au-dessus du frémissement des feuilles, et qui murmurait :

— Pardonnez-moi, je suis là. J’ai le cœur gonflé, je ne pouvais pas vivre comme j’étais, je suis venu.Avez-vous lu ce que j’avais mis là, sur ce banc ? Me reconnaissez-vous un peu ? N’ayez pas peur demoi. Voilà du temps déjà, vous rappelez-vous le jour où vous m’avez regardé ? c’était dans leLuxembourg. Il va y avoir un an. Depuis bien longtemps, je ne vous ai plus vue. Pardonnez-moi, jevous parle, je ne sais pas ce que je vous dis, je vous fâche peut-être ; est-ce que je vous fâche ?

— Ô ma mère ! Dit-elle.

Et elle s’affaissa sur elle-même comme si elle se mourait.

Il la prit, elle tombait, il la prit dans ses bras, il la serra étroitement sans avoir conscience de ce qu’ilfaisait. Il la soutenait tout en chancelant. Il était éperdu d’amour.

Elle lui prit une main et la posa sur son cœur. Il sentit le papier qui y était. Il balbutia :

— Vous m’aimez donc ?

Elle répondit d’une voix si basse que ce n’était plus qu’un souffle qu’on entendait à peine :

— Tais-toi ! tu le sais !

Et elle cacha sa tête rouge dans le sein du jeune homme superbe et enivré.

Un baiser, et ce fut tout.

Peu à peu ils se parlèrent.

Ils se confièrent dans une intimité idéale, que rien déjà ne pouvait plus accroître, ce qu’ilsavaient de plus caché et de plus mystérieux. Ils se racontèrent, avec une foi candide dans leursillusions, tout ce que l’amour, la jeunesse et ce reste d’enfance qu’ils avaient leur mettaient dans lapensée.

Quand ils eurent fini, quand ils se furent tout dit, elle posa sa tête sur son épaule et lui demanda :

— Comment vous appelez-vous ?

— Je m’appelle Marius, dit-il. Et vous ?

— Je m’appelle Cosette.

Livre sixième : Le petit Gavroche

Depuis 1823, tandis que la gargote de Montfermeil sombrait et s’engloutissait peu à peu,non dans l’abîme d’une banqueroute, mais dans le cloaque des petites dettes, les mariésThénardier avaient eu deux autres enfants, mâles tous deux. Cela faisait cinq ; deux filles et troisgarçons. C’était beaucoup.

La Thénardier s’était débarrassée des deux derniers, encore en bas âge et tout petits, avecun bonheur singulier.

Débarrassée est le mot. Il n’y avait chez cette femme qu’un fragment de nature.

Page 12: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Du côté de ses fils sa méchanceté était à pic, et son cœur avait à cet endroit un lugubreescarpement. Comme on l’a vu, elle détestait l’aîné, elle exécrait les deux autres.

Expliquons comment les Thénardier étaient parvenus à s’exonérer de leurs deux derniersenfants, et même à en tirer profit.

Cette fille Magnon, dont il a été question quelques pages plus haut, était la même qui avait réussi àfaire renter par le bonhomme Gillenormand les deux enfants qu’elle avait. On se souvient de lagrande épidémie de croup8 qui désola, il y a trente-cinq ans, les quartiers riverains de la Seine àParis. Dans cette épidémie, la Magnon perdit, le même jour, l’un le matin, l’autre le soir, ses deuxgarçons, encore en très bas âge. Ce fut un coup. Ces enfants étaient précieux à leur mère ; ilsreprésentaient quatrevingts francs par mois. Les enfants morts, la rente était enterrée. La Magnonchercha un expédient9. Dans cette ténébreuse maçonnerie du mal dont elle faisait partie, on saittout, on se garde le secret, et l’on s’entr’aide. Il fallait deux enfants à la Magnon ; la Thénardier enavait deux. Même sexe, même âge. Bon arrangement pour l’une, bon placement pour l’autre. Lespetits Thénardier devinrent les petits Magnon.

Le Thénardier exigea, pour ce prêt d’enfants, dix francs par mois que la Magnon promit, etmême paya. Il va sans dire que M. Gillenormand continua de s’exécuter. Il venait tous les six moisvoir les petits. Il ne s’aperçut pas du changement.

Thénardier, à qui les avatars étaient aisés, saisit cette occasion de devenir Jondrette. Sesdeux filles et Gavroche avaient à peine eu le temps de s’apercevoir qu’ils avaient deux petits frères.

Les deux petits échus à la Magnon n’eurent pas à se plaindre. Recommandés par lesquatrevingts francs, ils étaient ménagés, comme tout ce qui est exploité ; point mal vêtus, pointmal nourris, mieux avec la fausse mère qu’avec la vraie.

Une arrestation en masse de malfaiteurs comme celle du galetas Jondrette, nécessairementcompliquée de perquisitions et d’incarcérations ultérieures, est un véritable désastre pour cettehideuse contre-société occulte qui vit sous la société publique ; une aventure de ce genre entraînetoutes sortes d’écroulements dans ce monde sombre. La catastrophe des Thénardier produisit lacatastrophe de la Magnon.

la Magnon fut saisie, ainsi que mamselle Miss, et toute la maisonnée, qui était suspecte,passa dans le coup de filet. Les deux petits garçons jouaient pendant ce temps-là dans une arrière-cour et ne virent rien de la razzia. Quand ils voulurent rentrer, ils trouvèrent la porte fermée et lamaison vide.

Les enfants partirent.

Ils se mirent à errer au hasard dans les rues.

Le printemps à Paris est assez souvent traversé par des bises aigres et dures dont on est,non pas précisément glacé, mais gelé.

Un soir que ces bises soufflaient rudement, au point que janvier semblait revenu et que lesbourgeois avaient repris les manteaux, le petit Gavroche, toujours grelottant gaîment sous sesloques, se tenait debout et comme en extase devant la boutique d’un perruquier.

Pendant que Gavroche examinait la mariée, le vitrage, deux enfants de taille inégale, assezproprement vêtus, et encore plus petits que lui, paraissant l’un sept ans, l’autre cinq, tournèrenttimidement le bec de canne10 et entrèrent dans la boutique en demandant on ne sait quoi, la

8 virus qui affecte les voix respiratoires9 Une solution10 serrure

Page 13: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

charité peut-être, dans un murmure plaintif et qui ressemblait plutôt à un gémissement qu’à uneprière.Le barbier se tourna avec un visage furieux, et sans quitter son rasoir, refoulant l’aîné de lamain gauche et le petit du genou, les poussa dans la rue.

Les deux enfants se remirent en marche en pleurant. Cependant une nuée était venue, il commençait à pleuvoir.

Le petit Gavroche courut après eux et les aborda :

— Qu’est-ce que vous avez donc, moutards11 ?

— Nous ne savons pas où coucher, répondit l’aîné.

— C’est ça ? dit Gavroche, Voilà grand’chose. Est-ce qu’on pleure pour ça ? Sont-ils serins12 donc !

Et prenant, à travers sa supériorité un peu goguenarde, un accent d’autorité attendrie et deprotection douce :

— Momacques13, venez avec moi.

— Oui, monsieur, fit l’aîné.

Et les deux enfants le suivirent comme ils auraient suivi un archevêque. Ils avaient cessé depleurer.

Gavroche leur fit monter la rue Saint-Antoine dans la direction de la Bastille.

Il ne leur fit pas de questions. Être sans domicile, quoi de plus simple ?

Il y a vingt ans, on voyait encore dans l’angle sud-est de la place de la Bastille un monumentbizarre qui s’est effacé déjà de la mémoire des parisiens.

C’était un éléphant de quarante pieds de haut, construit en charpente et en maçonnerie, portant sur son dos sa tour qui ressemblait à une maison, jadis peint en vert par un badigeonneur quelconque, maintenant peint en noir par le ciel, la pluie et le temps. Dans cet angle désert et découvert de la place, le large front du colosse, sa trompe, ses défenses, sa tour, sa croupe énorme, ses quatre pieds pareils à des colonnes faisaient, la nuit, sur le ciel étoilé, une silhouette surprenante et terrible.

Peu d’étrangers visitaient cet édifice, aucun passant ne le regardait. Il tombait en ruine ; à chaque saison, des plâtras qui se détachaient de ses flancs lui faisaient des plaies hideuses.

Ce fut vers ce coin de la place, à peine éclairé du reflet d’un réverbère éloigné, que le gamindirigea les deux « mômes ».

En arrivant près du colosse, Gavroche comprit l’effet que l’infiniment grand peut produire sur l’infiniment petit, et dit :

— Moutards ! n’ayez pas peur.

Il y avait là, couchée le long de la palissade, une échelle qui servait le jour aux ouvriers duchantier voisin. Gavroche la souleva avec une singulière vigueur, et l’appliqua contre une desjambes de devant de l’éléphant. Vers le point où l’échelle allait aboutir, on distinguait une espècede trou noir dans le ventre du colosse.

Gavroche montra l’échelle et le trou à ses hôtes et leur dit :

11 Enfants en argot12 Niais, immatures13 mômes

Page 14: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

— Montez et entrez.

Il ajouta :

— Les mioches, vous êtes chez moi.

Gavroche était en effet chez lui.

Ô utilité inattendue de l’inutile ! charité des grandes choses ! bonté des géants ! Le mômeavait été accepté et abrité par le colosse. Les bourgeois endimanchés qui passaient devantl’éléphant de la Bastille disaient volontiers en le toisant d’un air de mépris avec leurs yeux à fleurde tête : — À quoi cela sert-il ? Cela servait à sauver du froid, du givre, de la grêle, de la pluie, àgarantir du vent d’hiver, à préserver du sommeil dans la boue qui donne la fièvre et du sommeildans la neige qui donne la mort, un petit être sans père ni mère, sans pain, sans vêtements, sansasile. Cela servait à recueillir l’innocent que la société repoussait. Cela servait à diminuer la fautepublique. Il semblait que le vieux mastodonte misérable, envahi par la vermine et par l’oubli,couvert de verrues, de moisissures et d’ulcères, chancelant, vermoulu, abandonné, condamné,avait eu pitié, lui, de cet autre mendiant, du pauvre pygmée qui s’en allait sans souliers aux pieds,sans plafond sur la tête, soufflant dans ses doigts, vêtu de chiffons, nourri de ce qu’on jette. Voilà àquoi servait l’éléphant de la Bastille.

Les deux pauvres petits enfants tout mouillés commençaient à se réchauffer.

— Ah çà, continua Gavroche, pourquoi donc est-ce que vous pleuriez ?

Et montrant le petit à son frère :

— Un mioche comme ça, je ne dis pas ; mais un grand comme toi, pleurer, c’est crétin ; on a l’aird’un veau.

— Dame, fit l’enfant, nous n’avions plus du tout de logement où aller.

— Moutard ! reprit Gavroche, on ne dit pas un logement, on dit une piolle.

— Et puis nous avions peur d’être tout seuls comme ça la nuit.

— On ne dit pas la nuit, on dit la sorgue.

— Merci, monsieur, dit l’enfant.

Les heures de la nuit s’écoulèrent. L’ombre couvrait l’immense place de la Bastille, un ventd’hiver qui se mêlait à la pluie soufflait par bouffées, les patrouilles furetaient les portes, les allées,les enclos, les coins obscurs, et, cherchant les vagabonds nocturnes, passaient silencieusementdevant l’éléphant ; le monstre, debout, immobile, les yeux ouverts dans les ténèbres, avait l’air derêver comme satisfait de sa bonne action, et abritait du ciel et des hommes les trois pauvresenfants endormis.

Vers la fin de cette heure qui précède immédiatement le point du jour, un homme déboucha de la rue Saint-Antoine en courant, traversa la place, et se glissa entre les palissades jusque sous le ventre de l’éléphant.

Arrivé sous l’éléphant, il fit entendre un cri bizarre qui n’appartient à aucune langue humaine et qu’une perruche seule pourrait reproduire

— Kirikikiou !

Au second cri, une voix claire, gaie et jeune, répondit du ventre de l’éléphant :

— Oui.

Page 15: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Presque immédiatement, la planche qui fermait le trou se dérangea et donna passage à unenfant qui descendit le long du pied de l’éléphant et vint lestement tomber près de l’homme.C’était Gavroche. L’homme était Montparnasse.

L’homme et l’enfant se reconnurent silencieusement dans la nuit ; Montparnasse se borna à dire :

— Nous avons besoin de toi. Viens nous donner un coup de main.

Le gamin ne demanda pas d’autre éclaircissement.

— Me v’là, dit-il.

Et tous deux se dirigèrent vers la rue Saint-Antoine d’où sortait Montparnasse, serpentantrapidement à travers la longue file des charrettes de maraîchers qui descendent à cette heure-làvers la halle.

Voici ce qui avait eu lieu cette même nuit à la Force :

Une évasion avait été concertée entre Babet, Brujon, Gueulemer et Thénardier, quoiqueThénardier fût au secret. Montparnasse devait les aider du dehors.

Le Bel-Air était une espèce de grande halle mansardée, fermée de triples grilles et deportes doublées de tôle que constellaient des clous démesurés. Quand on y entrait par l’extrémiténord, on avait, à sa gauche les quatre lucarnes, et à sa droite, faisant face aux lucarnes, quatrecages carrées assez vastes, espacées, séparées par des couloirs étroits.

Thénardier était au secret dans une de ces cages, depuis la nuit du 3 février. On n’a jamais pu découvrir comment, et par quelle connivence, il avait réussi à s’y procurer et à y cacher une bouteille de ce vin inventé, dit-on, par Desrues, auquel se mêle un narcotique et que la bande des Endormeurs a rendu célèbre.

Il y a dans beaucoup de prisons des employés traîtres, mi-partis geôliers et voleurs, qui aident aux évasions, qui vendent à la police une domesticité infidèle, et qui font danser l’anse du panier à salade.

Thénardier était gardé à vue. Un factionnaire14, qu’on relevait de deux heures en deux heures, se promenait le fusil chargé devant sa cage. Tous les jours à quatre heures de l’après-midi, un gardien escorté de deux dogues entrait dans sa cage, déposait près de son lit un pain noir de deux livres, une cruche d’eau et une écuelle, visitait ses fers et frappait sur les barreaux. Cet homme avec ses dogues revenait deux fois dans la nuit.

À deux heures du matin on vint changer le factionnaire qui était un vieux soldat, et on le remplaça par un conscrit15. Quelques instants après, l’homme aux chiens fit sa visite, et s’en alla sans avoir rien remarqué, si ce n’est la trop grande jeunesse et « l’air paysan » du « tourlourou ». Deux heures après, quand on vint relever le conscrit, on le trouva endormi et tombé à terre comme un bloc près de la cage de Thénardier. Quant à Thénardier, il n’y était plus. Il y avait un trouau plafond de sa cage, et, au-dessus, un autre trou dans le toit. On saisit aussi dans la cellule une bouteille à moitié vidée qui contenait le reste du vin stupéfiant avec lequel le soldat avait été endormi.

Ruisselant de sueur, trempé par la pluie, les vêtements en lambeaux, les mains écorchées, les coudes en sang, les genoux déchirés, Thénardier était arrivé sur ce que les enfants, dans leur langue figurée, appellent le coupant du mur de la ruine, il s’y était couché tout de son long, et là, laforce lui avait manqué. Un escarpement à pic de la hauteur d’un troisième étage le séparait du

14 Soldat qui surveille15 Soldat nouvellement recruté

Page 16: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

pavé de la rue. Il attendait là, pâle, épuisé, désespéré de tout l’espoir qu’il avait eu, encore couvert par la

nuit, mais se disant que le jour allait venir, épouvanté de l’idée d’entendre avant quelques instants sonner à l’horloge voisine de Saint-Paul quatre heures, heure où l’on viendrait relever la sentinelle et où on la trouverait endormie sous le toit percé, regardant avec stupeur, à une profondeur terrible, à la lueur des réverbères, le pavé mouillé et noir, ce pavé désiré et effroyable qui était la mort et qui était la liberté.

Il se demandait si ses trois complices d’évasion avaient réussi, s’ils l’avaient entendu, et s’ils viendraient à son aide. Il écoutait. Excepté une patrouille, personne n’avait passé dans la rue depuis qu’il était là.

Dans cette angoisse, il vit tout à coup, la rue étant encore tout à fait obscure, un homme qui se glissait le long des murailles et qui venait du côté de la rue Pavée s’arrêter dans le renfoncement au-dessus duquel Thénardier était comme suspendu. Cet homme fut rejoint par un second qui marchait avec la même précaution, puis par un troisième.

Thénardier vit passer devant ses yeux quelque chose qui ressemblait à l’espérance, ces hommes parlaient argot.

Un ancien conduit en plâtre, lequel avait servi à un poêle qu’on allumait jadis dans la baraque, rampait le long du mur et montait presque jusqu’à l’endroit où l’on apercevait Thénardier.

— On pourrait monter par là, fit Montparnasse.

— Par ce tuyau ? s’écria Babel, un orgue16! il faudrait un mion17.

— Où trouver un moucheron ? dit Gueulemer.

— Attendez, dit Montparnasse. J’ai l’affaire.

Le petit Gavroche entra dans l’enceinte et regarda ces figures de bandits d’un air tranquille.Gueulemer lui adressa la parole.

— Mioche, es-tu un homme ?

Gavroche haussa les épaules et répondit :

— Un môme comme mézig est un orgue, et des orgues comme vousailles sont des mômes18.

Le gamin examina la corde, le tuyau, le mur, les fenêtres, et fit cet inexprimable etdédaigneux bruit des lèvres qui signifie :

— Que ça !

— Il y a un homme là-haut que tu sauveras, reprit Montparnasse.

Gueulemer saisit Gavroche d’un bras, le posa sur le toit de la baraque, dont les planchesvermoulues pliaient sous le poids de l’enfant, et lui remit la corde. Le gamin se dirigea vers le tuyauoù il était facile d’entrer grâce à une large crevasse qui touchait au toit. Au moment où il allaitmonter, Thénardier, qui voyait le salut et la vie s’approcher, se pencha au bord du mur ; la premièrelueur du jour blanchissait son front inondé de sueur, ses pommettes livides, son nez effilé etsauvage, sa barbe grise toute hérissée et Gavroche le reconnut.

— Tiens ! dit-il, c’est mon père !… Oh ! cela n’empêche pas.

Et prenant la corde dans ses dents, il commença résolûment l’escalade.

16 homme17 enfant18 Un enfant comme moi est un homme et des hommes comme vous sont des enfants

Page 17: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Il parvint au haut de la masure, enfourcha le vieux mur comme un cheval, et nouasolidement la corde à la traverse supérieure de la fenêtre.

Un moment après, Thénardier était dans la rue.

Les hommes sortirent l’un après l’autre de la palissade.

Quand Gavroche eut disparu au tournant de la rue des Ballets, Babet prit Thénardier à part.

— As-tu regardé ce mion ? lui demanda-t-il.

— Quel mion ?

— Le mion qui a grimpé au mur et t’a porté la corde.

— Pas trop.

— Eh bien, je ne sais pas, mais il me semble que c’est ton fils.

— Bah ! dit Thénardier, crois-tu ?

Livre septième: L'argot

Pigritia est un mot terrible.

Il engendre un monde, la pègre, lisez le vol, et un enfer, la pégrenne, lisez la faim.

Ainsi la paresse est mère.

Elle a un fils, le vol, et une fille, la faim.

Où sommes-nous en ce moment ? Dans l’argot.

Qu’est-ce que l’argot ? C’est tout à la fois la nation et l’idiome ; c’est le vol sous ses deuxespèces, peuple et langue.

Lorsqu’il y a trente-quatre ans le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait aumilieu d’un ouvrage écrit dans le même but que celui-ci un voleur parlant argot, il y eutébahissement et clameur. — Quoi ! comment ! l’argot ? Mais l’argot est affreux ! mais c’est lalangue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable !etc.

Nous n’avons jamais compris ce genre d’objections.

Depuis, deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cœur humain,l’autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Süe, ayant fait parler des bandits dans leurlangue naturelle comme l’avait fait en 1828 l’auteur du Dernier jour d’un condamné, les mêmesréclamations se sont élevées. On a répété : — Que nous veulent les écrivains avec ce révoltantpatois ? l’argot est odieux ! l’argot fait frémir !

Qui le nie ? Sans doute.

Maintenant, depuis quand l’horreur exclut-elle l’étude ? depuis quand la maladie chasse-t-elle le médecin ? Se figure-t-on un naturaliste qui refuserait d’étudier la vipère, la chauve-souris, lescorpion, la scolopendre, la tarentule, et qui les rejetterait dans leurs ténèbres en disant : Oh ! quec’est laid ! Le penseur qui se détournerait de l’argot ressemblerait à un chirurgien qui sedétournerait d’un ulcère ou d’une verrue. Ce serait un philologue hésitant à examiner un fait de lalangue, un philosophe hésitant à scruter un fait de l’humanité. Car, il faut bien le dire à ceux qui

Page 18: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

l’ignorent, l’argot est tout ensemble un phénomène littéraire et un résultat social. Qu’est-ce quel’argot proprement dit ? L’argot est la langue de la misère.

L’argot véritable, l’argot par excellence, Si ces deux mots peuvent s’accoupler, l’immémorialargot qui était un royaume, n’est autre chose, nous le répétons, que la langue laide, inquiète,sournoise, traître, venimeuse, cruelle, louche, vile, profonde, fatale, de la misère. Il y a, àl’extrémité de tous les abaissements et de toutes les infortunes, une dernière misère qui se révolteet qui se décide à entrer en lutte contre l’ensemble des faits heureux et des droits régnants. Pourles besoins de cette lutte, la misère a inventé une langue de combat qui est l’argot.

L’argot n’est autre chose qu’un vestiaire où la langue, ayant quelque mauvaise action àfaire, se déguise. Elle s’y revêt de mots masques et de métaphores haillons.

De la sorte elle devient horrible.

C’est l’inintelligible dans le ténébreux. Cela grince et cela chuchote, complétant lecrépuscule par l’énigme. Il fait noir dans le malheur, il fait plus noir encore dans le crime ; ces deuxnoirceurs amalgamées composent l’argot. Obscurité dans l’atmosphère, obscurité dans les actes,obscurité dans les voix. Épouvantable langue crapaude qui va, vient, sautèle, rampe, bave, et semeut monstrueusement dans cette immense brume grise faite de pluie, de nuit, de faim, de vice,de mensonge, d’injustice, de nudité, d’asphyxie et d’hiver, plein midi des misérables.

Les esprits réfléchis usent peu de cette locution : les heureux et les malheureux. Dans cemonde, vestibule d’un autre évidemment, il n’y a pas d’heureux.

La vraie division humaine est celle-ci : les lumineux et les ténébreux.

L’argot, c’est la langue des ténébreux.

Livre huitième : Les enchantements et les désolations

L’amour n’a point de moyen terme ; ou il perd, ou il sauve. Toute la destinée humaine est cedilemme-là. Ce dilemme, perte ou salut, aucune fatalité ne le pose plus inexorablement quel’amour. L’amour est la vie, s’il n’est pas la mort. Berceau ; cercueil aussi. Le même sentiment ditoui et non dans le cœur humain. De toutes les choses que Dieu a faites, le cœur humain est cellequi dégage le plus de lumière, hélas ! et le plus de nuit.

Dieu voulut que l’amour que Cosette rencontra fût un de ces amours qui sauvent.

Marius et Cosette ne se demandaient pas où cela les conduirait. Ils se regardaient comme arrivés. C’est une étrange prétention des hommes de vouloir que l’amour conduise quelque part.

Ce fut au milieu de cette foi, de cet enivrement, de cette possession virginale, inouïe et absolue, de cette souveraineté, que ces mots : « Nous allons partir », tombèrent tout à coup.

Ce matin mon père m’a dit que nous allions partir, qu’il faudrait avoir une grande malle pour moi et une petite pour lui, de préparer tout cela d’ici à une semaine, et que nous irions peut-être en Angleterre.

— Mais c’est monstrueux ! s’écria Marius.

Il vit Cosette qui lui souriait.

– Marius, j’ai une idée.

— Quoi ?

Page 19: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

— Pars si nous partons ! Je te dirai où. Viens me rejoindre où je serai !

— Partir avec vous ! es-tu folle ! Mais il faut de l’argent, et je n’en ai pas. Je dois maintenant plusde dix louis à Courfeyrac, un de mes amis que tu ne connais pas ! J'ai un vieux chapeau qui ne vautpas trois francs, j’ai un habit où il manque des boutons par devant, ma chemise est toute déchirée,j’ai les coudes percés, mes bottes prennent l’eau. Cosette ! je suis un misérable. Tu ne me vois quela nuit, et tu me donnes ton amour ; si tu me voyais le jour, tu me donnerais un sou ! Aller enAngleterre ! Eh je n’ai pas de quoi payer le passeport !

Il se jeta contre un arbre qui était là, debout, les deux bras au-dessus de sa tête, le frontcontre l’écorce, ne sentant ni le bois qui lui écorchait la peau ni la fièvre qui lui martelait lestempes, immobile, et prêt à tomber, comme la statue du désespoir.

Il demeura longtemps ainsi. On resterait l’éternité dans ces abîmes-là. Enfin il se retourna. Ilentendait derrière lui un petit bruit étouffé, doux et triste.

C’était Cosette qui sanglotait.

Il vint à elle, tomba à genoux, et, se prosternant lentement, il prit le bout de son pied qui passait sous sa robe et le baisa.

– Ecoute, dit-il. Ne m’attends pas demain.

— Pourquoi ?

— Tu verras.

— Un jour sans te voir ! mais c’est impossible.

— Sacrifions un jour pour avoir peut-être toute la vie.

Elle lui prit la tête dans ses deux mains, se haussant sur la pointe des pieds pour être à sa taille, et cherchant à voir dans ses yeux son espérance.

Marius reprit :

— J’y songe, il faut que tu saches mon adresse, il peut arriver des choses, on ne sait pas, jedemeure chez cet ami appelé Courfeyrac, rue de la Verrerie, numéro 16.

Il fouilla dans sa poche, en tira un couteau-canif, et avec la lame écrivit sur le plâtre dumur :

16, rue de la Verrerie.

Le père Gillenormand avait à cette époque ses quatre-vingt-onze ans bien sonnés. Il demeurait toujours avec mademoiselle Gillenormand rue des Filles-du-Calvaire, n° 6, dans cette vieille maison qui était à lui. C’était, on s’en souvient, un de ces vieillards antiques qui attendent la mort tout droits, que l’âge charge sans les faire plier, et que le chagrin même ne courbe pas.

Un soir, il avait congédié sa fille qui cousait dans la pièce voisine.

Le père Gillenormand songeait à Marius amoureusement et amèrement, et, comme d’ordinaire, l’amertume dominait. Sa tendresse aigrie finissait toujours par bouillonner et par tourner en indignation. Il en était à ce point où l’on cherche à prendre son parti et à accepter ce qui déchire. Il était en train de s’expliquer qu’il n’y avait maintenant plus de raison pour que Mariusrevînt, que s’il avait dû revenir, il l’aurait déjà fait, qu’il fallait y renoncer.

Au plus profond de cette rêverie, son vieux domestique, Basque, entra et demanda :

— Monsieur peut-il recevoir monsieur Marius ?

Page 20: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Le vieillard se dressa sur son séant, blême et pareil à un cadavre qui se lève sous unesecousse galvanique. Tout son sang avait reflué à son cœur. Il bégaya :

— Faites entrer.

Et il resta dans la même attitude, la tête branlante, l’œil fixé sur la porte. Elle se rouvrit. Unjeune homme entra. C’était Marius.

Le père Gillenormand, hébété de stupeur et de joie, resta quelques instants sans voir autre chose qu’une clarté comme lorsqu’on est devant une apparition.

Il eut envie d’ouvrir ses bras, de l’appeler, de se précipiter, ses entrailles se fondirent en ravissement, les paroles affectueuses le gonflaient et débordaient de sa poitrine ; enfin toute cette tendresse se fit jour et lui arriva aux lèvres, et par le contraste qui était le fond de sa nature, il en sortit une dureté. Il dit brusquement :

— Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Venez-vous me demander pardon ? avez-vous reconnu vostorts ?

Il croyait mettre Marius sur la voie et que « l’enfant » allait fléchir. Marius frissonna ; c’étaitle désaveu de son père qu’on lui demandait ; il baissa les yeux et répondit :

— Non, monsieur.

— Et alors, s’écria impétueusement le vieillard avec une douleur poignante et pleine de colère,qu’est-ce que vous me voulez ?

— Monsieur, dit Marius avec le regard d’un homme qui sent qu’il va tomber dans un précipice, jeviens vous demander la permission de me marier.

— Vous marier ! à vingt et un ans ! Vous avez arrangé cela ! Vous n’avez plus qu’une permission àdemander ! une formalité. Vous avez un état ? une fortune faite ? combien gagnez-vous dans votremétier d’avocat ?

— Rien, dit Marius avec une sorte de fermeté et de résolution presque farouche.

M. Gillenormand continua :

— Alors, je comprends, c’est que la fille est riche ?

— Comme moi.

— Toute nue ! et qu’est-ce que c’est que le père ?

— Je ne sais pas.

— Et comment s’appelle-t-elle ?

— Mademoiselle Fauchelevent.

— Fauchequoi ?

— Fauchelevent.

— Pttt ! fit le vieillard.

— Monsieur ! s’écria Marius.

– Marius ! je trouve ça très bien qu’un jeune homme comme toi soit amoureux. C’est de ton âge. Je t’aime mieux amoureux que jacobin. Je t’aime mieux épris d’un cotillon, sapristi ! de vingt cotillons que de monsieur de Robespierre. Pour ma part, je me rends cette justice qu’en fait de sans-culottes, je n’ai jamais aimé que les femmes. Il faut que jeunesse se passe et que vieillesse se casse. Voilà deux cents pistoles. Amuse-toi, mordi ! Rien de mieux ! C’est ainsi que l’affaire doit se

Page 21: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

passer. On n’épouse point, mais ça n’empêche pas. Tu me comprends ?Marius, pétrifié et hors d’état d’articuler une parole, fit de la tête signe que non.Le bonhomme éclata de rire, cligna sa vieille paupière, lui donna une tape sur le genou, le

regarda entre deux yeux d’un air mystérieux et rayonnant, et lui dit avec le plus tendre deshaussements d’épaules :

— Bêta ! fais-en ta maîtresse.

Marius pâlit.

Il se leva, ramassa son chapeau qui était à terre, et marcha vers la porte d’un pas assuré et ferme. Là il se retourna, s’inclina profondément devant son grand-père, redressa la tête, et dit :

— Il y a cinq ans, vous avez outragé mon père ; aujourd’hui vous outragez ma femme. Je ne vousdemande plus rien, monsieur. Adieu.

Le père Gillenormand, stupéfait, ouvrit la bouche, étendit les bras, essaya de se lever, et,avant qu’il eût pu prononcer un mot, la porte s’était refermée et Marius avait disparu.

Livre neuvième : Où vont-ils ?

Ce même jour, vers quatre heures de l’après-midi, Jean Valjean était assis seul sur le reversde l’un des talus les plus solitaires du Champ de Mars. Soit prudence, soit désir de se recueillir, soittout simplement par suite d’un de ces insensibles changements d’habitudes qui s’introduisent peuà peu dans toutes les existences, il sortait maintenant assez rarement avec Cosette. Un jour, en sepromenant sur le boulevard, il avait aperçu Thénardier ; grâce à son déguisement, Thénardier nel’avait point reconnu ; mais depuis lors Jean Valjean l’avait revu plusieurs fois, et il avait maintenantla certitude que Thénardier rôdait dans le quartier. Ceci avait suffi pour lui faire prendre un grandparti. Jean Valjean s’était décidé à quitter Paris, et même la France, et à passer en Angleterre. Ilavait prévenu Cosette. Avant huit jours il voulait être parti. Il s’était assis sur le talus du Champ deMars, roulant dans son esprit toutes sortes de pensées, Thénardier, la police, le voyage, et ladifficulté de se procurer un passeport.

Enfin, un fait inexplicable qui venait de le frapper avait ajouté à son éveil. Le matin de cemême jour, se promenant dans le jardin, il avait aperçu tout à coup cette ligne gravée sur lamuraille, probablement avec un clou.

16, rue de la Verrerie.

Cela était tout récent, les entailles étaient blanches dans le vieux mortier noir, une touffed’ortie au pied du mur était poudrée de fin plâtre frais. Qu’était-ce ? une adresse ? un signal pourd’autres ? un avertissement pour lui ? Dans tous les cas, il était évident que le jardin était violé, etque des inconnus y pénétraient. Son esprit travailla sur ce canevas. Il se garda bien de parler àCosette de la ligne écrite sur le mur, de peur de l’effrayer.

Marius était parti désolé de chez M. Gillenormand. Il y était entré avec une espérance bien petite ; il en sortait avec un désespoir immense.

Il se mit à marcher dans les rues, ressource de ceux qui souffrent. Il ne pensa à rien dont il pût se souvenir. À deux heures du matin il rentra chez Courfeyrac et se jeta tout habillé sur son matelas. Il faisait grand soleil lorsqu’il s’endormit. Quand il se réveilla, il mit dans sa poche les pistolets que Javert lui avait confiés lors de l’aventure du 3 février et qui étaient restés entre ses

Page 22: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

mains. Il serait difficile de dire quelle pensée obscure il avait dans l’esprit en les emportant.

Toute la journée il rôda sans savoir où.

Par intervalles, tout en marchant sur les boulevards les plus déserts, il lui semblait entendredans Paris des bruits étranges. Il sortait la tête hors de sa rêverie et disait :

– Est-ce qu’on se bat ?

À la nuit tombante, comme il l’avait promis à Cosette, il était rue Plumet.

Marius dérangea la grille et se précipita dans le jardin. Cosette n’était pas à la place où elle l’attendait d’ordinaire. Il traversa le fourré et alla à l’enfoncement près du perron.

— Elle m’attend là, dit-il.

Cosette n’y était pas. Il leva les yeux, et vit que les volets de la maison étaient fermés. Il fit le tour du jardin, le jardin était désert. Alors il revint à la maison, et, insensé d’amour, ivre, épouvanté, exaspéré de douleur et d’inquiétude, comme un maître qui rentre chez lui à une mauvaise heure, il frappa aux volets. Il frappa, il frappa encore, au risque de voir la fenêtre s’ouvrir et la face sombre du père apparaître et lui demander :

– Que voulez-vous ?

Ceci n’était plus rien auprès de ce qu’il entrevoyait. Quand il eut frappé, il éleva la voix et appela Cosette.

— Cosette ! cria-t-il. Cosette ! répéta-t-il impérieusement.

On ne répondit pas. C’était fini. Personne dans le jardin ; personne dans la maison.

Alors il s’assit sur les marches du perron, le cœur plein de douceur et de résolution, il bénit son amour dans le fond de sa pensée, et il se dit que, puisque Cosette était partie, il n’avait plus qu’à mourir.

Tout à coup il entendit une voix qui paraissait venir de la rue et qui criait à travers lesarbres :

— Monsieur Marius ! Monsieur Marius, êtes-vous là ?

— Oui.

— Monsieur Marius, reprit la voix, vos amis vous attendent à la barricade de la rue de laChanvrerie.

Cette voix ne lui était pas entièrement inconnue. Elle ressemblait à la voix enrouée et ruded’Éponine. Marius courut à la grille, écarta le barreau mobile, passa sa tête au travers et vitquelqu’un, qui lui parut être un jeune homme, s’enfoncer en courant dans le crépuscule.

Livre dixième : Le 5 juin 1832

De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout. D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte.

Où ? Au hasard. À travers l’État, à travers les lois, à travers la prospérité et l’insolence desautres.

Malheur à celui qu’elle emporte comme à celui qu’elle vient heurter ! Elle les brise l’un

Page 23: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

contre l’autre.Il y a l’émeute, et il y a l’insurrection ; ce sont deux colères ; l’une a tort, l’autre a droit.

Toutes les protestations armées, même les plus légitimes, même le 10 août, même le 14juillet, débutent par le même trouble. Avant que le droit se dégage, il y a tumulte et écume. Aucommencement l’insurrection est émeute, de même que le fleuve est torrent. Ordinairement elleaboutit à cet océan : Révolution.

Au printemps de 1832, Paris était dès longtemps prêt pour une commotion19. La grandeville ressemble à une pièce de canon ; quand elle est chargée, il suffit d’une étincelle qui tombe, lecoup part. En juin 1832, l’étincelle fut la mort du général Lamarque.

Lamarque était un homme de renommée et d’action. Il avait eu successivement, sousl’empire et sous la restauration, les deux bravoures nécessaires aux deux époques, la bravoure deschamps de bataille et la bravoure de la tribune. Depuis dix-sept ans, à peine attentif auxévénements intermédiaires, il avait majestueusement gardé la tristesse de Waterloo. Dans sonagonie, à sa dernière heure, il avait serré contre sa poitrine une épée que lui avaient décernée lesofficiers des Cent-jours. Napoléon était mort en prononçant le mot armée, Lamarque enprononçant le mot patrie.

Sa mort, prévue, était redoutée du peuple comme une perte et du gouvernement commeune occasion. Cette mort fut un deuil. Comme tout ce qui est amer, le deuil peut se tourner enrévolte. C’est ce qui arriva.

Le 5 juin, par une journée mêlée de pluie et de soleil, le convoi du général Lamarquetraversa Paris avec la pompe militaire officielle, un peu accrue par les précautions.

Sur les contre-allées des boulevards, dans les branches des arbres, aux balcons, auxfenêtres, sur les toits, les têtes fourmillaient, hommes, femmes, enfants ; les yeux étaient pleinsd’anxiété. Une foule armée passait, une foule effarée regardait.

De son côté le gouvernement observait. Il observait, la main sur la poignée de l’épée.

Le corbillard atteignit l’esplanade du pont d’Austerlitz. Là il s’arrêta. La vaste cohue fitsilence. Lafayette parla et dit adieu à Lamarque. Ce fut un instant touchant et auguste, toutesles têtes se découvrirent, tous les cœurs battaient. Tout à coup un homme à cheval, vêtu de noir,parut au milieu du groupe avec un drapeau rouge, d’autres disent avec une pique surmontée d’unbonnet rouge. Lafayette détourna la tête. Excelmans quitta le cortège.

Ce drapeau rouge souleva un orage et y disparut. Du boulevard Bourdon au pontd’Austerlitz une de ces clameurs qui ressemblent à des houles remua la multitude. Deux crisprodigieux s’élevèrent : — Lamarque au panthéon ! — Lafayette à l’hôtel de ville !

Cependant sur la rive gauche la cavalerie municipale s’ébranlait et venait barrer le pont, surla rive droite les dragons sortaient des Célestins et se déployaient le long du quai Morland. Lepeuple qui traînait Lafayette les aperçut brusquement au coude du quai et cria : les dragons ! Lesdragons s’avançaient au pas, en silence, pistolets dans les fontes, sabres aux fourreaux,mousquetons aux porte-crosse, avec un air d’attente sombre.

Que se passa-t-il dans cette minute fatale ? personne ne saurait le dire. C’est le momentténébreux où deux nuées se mêlent. Les uns racontent qu’une fanfare sonnant la charge futentendue du côté de l’Arsenal, les autres qu’un coup de poignard fut donné par un enfant à undragon. Le fait est que trois coups de feu partirent subitement, le premier tua le chef d’escadronCholet, le second tua une vieille sourde qui fermait sa fenêtre rue Contrescarpe, le troisième brûlal’épaulette d’un officier.

19 choc

Page 24: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Alors tout est dit, la tempête se déchaîne, les pierres pleuvent, la fusillade éclate, beaucoupse précipitent au bas de la berge, on arrache des pieux, on tire des coups de pistolet, une barricades’ébauche, les jeunes gens refoulés passent le pont d’Austerlitz avec le corbillard au pas de courseet chargent la garde municipale, les carabiniers accourent, les dragons sabrent, la foule se dispersedans tous les sens, une rumeur de guerre vole aux quatre coins de Paris, on crie : aux armes ! oncourt, on culbute, on fuit, on résiste. La colère emporte l’émeute comme le vent emporte le feu.

Livre onzième : L'atome fraternise avec l'ouragan

À l’instant où l’insurrection, surgissant du choc du peuple et de la troupe devant l’Arsenal,détermina un mouvement d’avant en arrière dans la multitude qui suivait le corbillard, ce fut uneffrayant reflux. La cohue s’ébranla, les rangs se rompirent, tous coururent, partirent,s’échappèrent, les uns avec les cris de l’attaque, les autres avec la pâleur de la fuite. En ce moment,un enfant déguenillé20 qui descendait par la rue Ménilmontant, tenant à la main une branche defaux—ébénier en fleur qu’il venait de cueillir sur les hauteurs de Belleville, avisa dans la devanturede boutique d’une marchande de bric-à-brac un vieux pistolet d’arçon. Il cria :

— Mère chose, je vous emprunte votre machin.

Et il se sauva avec le pistolet.

Deux minutes après, un flot de bourgeois épouvantés qui s’enfuyait par la rue Amelot et larue Basse, rencontra l’enfant qui brandissait son pistolet et qui chantait :

La nuit on ne voit rien,

Le jour on voit très bien,

D’un écrit apocryphe

Le bourgeois s’ébouriffe,

Pratiquez la Vertu,

Tutu chapeau pointu !

C’était le petit Gavroche qui s’en allait en guerre.

Sur le boulevard il s’aperçut que le pistolet n’avait pas de chien21.

Gavroche du reste ne se doutait pas que dans cette vilaine nuit pluvieuse où il avait offert àdeux mioches l’hospitalité de son éléphant, c’était pour ses propres frères qu’il avait fait office deprovidence. Ses frères le soir, son père le matin ; voilà quelle avait été sa nuit. En quittant la ruedes Ballets au petit jour, il était retourné en hâte à l’éléphant, en avait artistement extrait les deuxmômes, avait partagé avec eux le déjeuner quelconque qu’il avait inventé, puis s’en était allé, lesconfiant à cette bonne mère la rue qui l’avait à peu près élevé lui-même. En les quittant, il leuravait donné rendez-vous pour le soir au même endroit.

Les deux enfants, ramassés par quelque sergent de ville et mis au dépôt, ou volés parquelque saltimbanque, ou simplement égarés dans l’immense casse-tête chinois parisien, n’étaientpas revenus. Gavroche ne les avait pas revus. Dix ou douze semaines s’étaient écoulées depuiscette nuit-là. Il lui était arrivé plus d’une fois de se gratter le dessus de la tête et de dire : Où diablesont mes deux enfants ?

20 Vêtu de guenilles, de vêtements en très mauvais état21 Partie du pistolet percutante : sans chien, on ne peut pas tirer

Page 25: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Gavroche venait d’opérer sa jonction avec une bande conduite par Enjolras, Courfeyrac, Combeferre et Feuilly.

Un cortège tumultueux les accompagnait, étudiants, artistes, jeunes gens affiliés à laCougourde d’Aix, ouvriers, gens du port, armés de bâtons et de bayonnettes, quelques-uns,comme Combeferre, avec des pistolets entrés dans leurs pantalons. Un vieillard, qui paraissait trèsvieux, marchait dans cette bande. Il n’avait point d’arme, et se hâtait pour ne point rester enarrière, quoiqu’il eût l’air pensif. Gavroche l’aperçut.

— Keksekça ? dit-il à Courfeyrac.

— C’est un vieux.

C’était M. Mabeuf.

Un attroupement ne va pas précisément où il veut. Nous avons expliqué que c’est un coupde vent qui l’emporte. Ils dépassèrent Saint-Merry et se trouvèrent, sans trop savoir comment, rueSaint-Denis.

Livre douzième : Corinthe

Les parisiens, qui, aujourd’hui, remarquent à leur droite, vis-à-vis la rue Mondétour, uneboutique de vannier ayant pour enseigne un panier qui a la forme de l’empereur Napoléon leGrand,ne se doutent guère des scènes terribles que ce même emplacement a vues il y a à peine trenteans.

C’est là qu’étaient la rue de la Chanvrerie, que les anciens titres écrivent Chanverrerie, et lecabaret célèbre appelé Corinthe.

Une salle en bas où était le comptoir, une salle au premier où était le billard, un escalier debois en spirale perçant le plafond, le vin sur les tables, la fumée sur les murs, des chandelles enplein jour, voilà quel était le cabaret.

Grantaire, depuis midi, il avait dépassé le vin, médiocre source de rêves. Le vin, près desivrognes sérieux, n’a qu’un succès d’estime. Grantaire avait laissé là les bouteilles et pris la chope.La chope, c’est le gouffre. N’ayant sous la main ni opium, ni haschisch, et voulant s’emplir lecerveau de crépuscule, il avait eu recours à cet effrayant mélange d’eau-de-vie, de stout 22 etd’absinthe, qui produit des léthargies si terribles.

Grantaire n’en était point encore à cette phase lugubre ; loin de là. Il était prodigieusementgai, et Bossuet et Joly lui donnaient la réplique. Ils trinquaient.

Bossuet, fort ivre, avait conservé son calme.

Il s’était assis sur l’appui de la fenêtre ouverte, mouillant son dos à la pluie qui tombait, et ilcontemplait ses deux amis.

Tout à coup il entendit derrière lui un tumulte, des pas précipités, des cris : aux armes ! Il seretourna, et aperçut, rue Saint-Denis, au bout de la rue de la Chanvrerie, Enjolras qui passait, lacarabine à la main, et Gavroche avec son pistolet, Feuilly avec son sabre, Courfeyrac avec son épée,Jean Prouvaire avec son mousqueton, Combeferre avec son fusil, Bahorel avec son fusil, et tout lerassemblement armé et orageux qui les suivait.

Bossuet improvisa avec ses deux mains un porte-voix autour de sa bouche, et cria :

22 bière

Page 26: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

— Courfeyrac ! Courfeyrac ! hohée !

Courfeyrac entendit l’appel, aperçut Bossuet, et fit quelques pas dans la rue de laChanvrerie, en criant un : que veux-tu ? qui se croisa avec un : où vas-tu ?

— Faire une barricade, répondit Courfeyrac.

— Eh bien, ici ! la place est bonne ! fais-la ici !

— C’est vrai, Aigle, dit Courfeyrac.

Et sur un signe de Courfeyrac, l’attroupement se précipita rue de la Chanvrerie.

La place était en fait admirablement indiquée23, l’entrée de la rue évasée, le fond rétréci eten cul-de-sac, Corinthe y faisant un étranglement, la rue Mondétour facile à barrer à droite et àgauche, aucune attaque possible que par la rue Saint-Denis, c’est-à-dire de front et à découvert.Bossuet gris avait eu le coup d’œil d’Annibal24 à jeun.

À l’irruption du rassemblement, l’épouvante avait pris toute la rue. Pas un passant qui ne sefût éclipsé. Le temps d’un éclair, au fond, à droite, à gauche, boutiques, établis, portes d’allées,fenêtres, persiennes, mansardes, volets de toute dimension, s’étaient fermés depuis les rez-de-chaussée jusque sur les toits. La maison du cabaret était seule restée ouverte ; et cela pour unebonne raison, c’est que l’attroupement s’y était rué.

En quelques minutes, vingt barres de fer avaient été arrachées de la devanture grillée ducabaret, dix toises25 de rue avaient été dépavées; Gavroche et Bahorel avaient saisi au passage etrenversé le haquet d’un fabricant de chaux, ce haquet26 contenait trois barriques pleines de chauxqu’ils avaient placées sous des piles de pavés; Enjolras avait levé la trappe de la cave, et toutes lesfutailles27 vides étaient allées flanquer les barriques de chaux ; Feuilly avait contre-buté lesbarriques et le haquet de deux massives piles de moellons28. Des poutres d’étai avaient étéarrachées à la façade d’une maison voisine et couchées sur les futailles. Quand Bossuet etCourfeyrac se retournèrent, la moitié de la rue était déjà barrée d’un rempart plus haut qu’unhomme. Rien n’est tel que la main populaire pour bâtir tout ce qui se bâtit en démolissant.

Un omnibus qui avait deux chevaux blancs passa au bout de la rue.

Bossuet enjamba les pavés, courut, arrêta le cocher, fit descendre les voyageurs, donna lamain « aux dames », congédia le conducteur, et revint ramenant voiture et chevaux par la bride.

— Les omnibus, dit-il, ne passent pas devant Corinthe. Non licet omnibus adire Corinthum.

Un instant après, les chevaux dételés s’en allaient au hasard par la rue Mondétour, etl’omnibus couché sur le flanc complétait le barrage de la rue.

Enjolras, Combeferre et Courfeyrac dirigeaient tout. Maintenant deux barricades seconstruisaient en même temps, toutes deux appuyées à la maison de Corinthe et faisant équerre ;la plus grande fermait la rue de la Chanvrerie, l’autre fermait la rue Mondétour. Cette dernièrebarricade, très étroite, n’était construite que de tonneaux et de pavés. Ils étaient là environcinquante travailleurs ; une trentaine armés de fusils ; car, chemin faisant, ils avaient fait unemprunt en bloc à une boutique d’armurier.

23 Propice, adaptée24 Général carthaginois du IIIe siècle av. J.C., considéré comme l'un des plus fins stratèges de l'histoire25 Unité de mesure : une toise vaut entre 1,5 et 2 mètres26 Charrette 27 tonneaux28 pierres

Page 27: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Gavroche, complètement envolé et radieux, s’était chargé de la mise en train. Il allait,venait, montait, descendait, remontait, bruissait, étincelait. Il semblait être là pourl’encouragement de tous. Avait-il un aiguillon ? oui certes, sa misère ; avait-il des ailes ? oui certes,sa joie. Gavroche était un tourbillonnement. On le voyait sans cesse, on l’entendait toujours. Ilremplissait l’air, étant partout à la fois. C’était une espèce d’ubiquité29 presque irritante ; pasd’arrêt possible avec lui. L’énorme barricade le sentait sur sa croupe. Il gênait les flâneurs, il excitaitles paresseux, il ranimait les fatigués, il impatientait les pensifs, mettait les uns en gaîté, les autresen haleine, les autres en colère, tous en mouvement, piquait un étudiant, mordait un ouvrier ; seposait, s’arrêtait, repartait, volait au-dessus du tumulte et de l’effort, sautait de ceux-ci à ceux-là,murmurait, bourdonnait, et harcelait tout l’attelage ; mouche de l’immense Coche révolutionnaire.

Puis, les barricades bâties, les postes assignés, les fusils chargés, les vedettes posées, seulsdans ces rues redoutables où personne ne passait plus, entourés de ces maisons muettes etcomme mortes où ne palpitait aucun mouvement humain, enveloppés des ombres croissantes ducrépuscule qui commençait, au milieu de cette obscurité et de ce silence où l’on sentait s’avancerquelque chose et qui avait je ne sais quoi de tragique et de terrifiant, isolés, armés, déterminés,tranquilles, ils attendirent.

La nuit était tout à fait tombée, rien ne venait. On n’entendait que des rumeurs confuses, etpar instants des fusillades, mais rares, peu nourries et lointaines. Ce répit, qui se prolongeait, était signe que le gouvernement prenait son temps et ramassait ses forces. Ces cinquante hommes en attendaient soixante mille.

Enjolras se sentit pris de cette impatience qui saisit les âmes fortes au seuil des événementsredoutables. Il alla trouver Gavroche qui s’était mis à fabriquer des cartouches dans la salle basse àla clarté douteuse de deux chandelles.

— Tu es petit, dit Enjolras, on ne te verra pas. Sors des barricades, glisse-toi le long des maisons, vaun peu partout par les rues, et reviens me dire ce qui se passe.

–— J'y vas ! Vous voyez bien ce grand-là ?

— Eh bien ?

— C’est un mouchard.

Enjolras quitta vivement le gamin et murmura quelques mots très bas à un ouvrier qui se trouvait là. L’ouvrier sortit de la salle et y rentra presque tout de suite accompagné de trois autres. Les quatre hommes, quatre portefaix aux larges épaules, allèrent se placer, sans rien faire qui pût attirer son attention, derrière la table où était accoudé l’homme de la rue des Billettes. Ils étaient visiblement prêts à se jeter sur lui.

Alors Enjolras s’approcha de l’homme et lui demanda :

— Qui êtes-vous ?

À cette question brusque, l’homme eut un soubresaut. Il plongea son regard jusqu’au fondde la prunelle candide d’Enjolras et parut y saisir sa pensée. Il sourit d’un sourire qui était tout cequ’on peut voir au monde de plus dédaigneux, de plus énergique et de plus résolu, et réponditavec une gravité hautaine :

— Je suis agent de l’autorité.

— Vous vous appelez ?

— Javert.

29 Capacité d'être présent dans plusieurs endroits à la fois

Page 28: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Enjolras fit signe aux quatre hommes. En un clin d’œil, avant que Javert eût eu le temps dese retourner, il fut colleté, terrassé, garrotté, fouillé.

Le fouillage terminé, on redressa Javert, on lui noua les bras derrière le dos et on l’attachaau milieu de la salle basse.

Tout cela s’était exécuté si rapidement que c’était fini quand on s’en aperçut autour ducabaret.

Livre treizième : Marius entre dans l'ombre

Cette voix qui à travers le crépuscule avait appelé Marius à la barricade de la rue de laChanvrerie lui avait fait l’effet de la voix de la destinée. Il voulait mourir, l’occasion s’offrait ; ilfrappait à la porte du tombeau, une main dans l’ombre lui en tendait la clef. Marius écarta la grillequi l’avait tant de fois laissé passer, sortit du jardin, et dit : allons !

Fou de douleur, ne se sentant plus rien de fixe et de solide dans le cerveau, incapable derien accepter désormais du sort après ces deux mois passés dans les enivrements de la jeunesse etde l’amour, accablé à la fois par toutes les rêveries du désespoir, il n’avait plus qu’un désir, en finirbien vite.

Il se mit à marcher rapidement. Il se trouvait précisément qu’il était armé, ayant sur lui lespistolets de Javert.

Un être qui eût plané sur Paris en ce moment avec l’aile de la chauve-souris ou de lachouette eût eu sous les yeux un spectacle morne.

Le quartier investi n’était plus qu’une sorte de monstrueuse caverne ; tout y paraissait endormi ou immobile

Marius était arrivé aux halles.

Il se sentait tout près de ce qu’il était venu chercher. Il arriva ainsi au coude de ce courttronçon de la ruelle Mondétour qui était la seule communication conservée par Enjolras avec ledehors. Au coin de la dernière maison, il avança la tête, et regarda dans le tronçon Mondétour. .

Un peu au delà de l’angle noir de la ruelle et de la rue de la Chanvrerie, il aperçut quelquelueur sur les pavés, un peu du cabaret, et, derrière, un lampion clignotant dans une espèce demuraille informe, et des hommes accroupis ayant des fusils sur leurs genoux. Tout cela était à dixtoises de lui. C’était l’intérieur de la barricade.

Marius n’avait plus qu’un pas à faire.

Alors le malheureux jeune homme s’assit sur une borne, croisa les bras, et songea à sonpère.

Il se dit que son jour à lui était venu aussi, que son heure avait enfin sonné, qu’après sonpère, il allait, lui aussi, être brave, intrépide, hardi, courir au-devant des balles, offrir sa poitrineaux bayonnettes, verser son sang, chercher l’ennemi, chercher la mort, qu’il allait faire la guerre àson tour et descendre sur le champ de bataille, et que ce champ de bataille où il allait descendre,c’était la rue, et que cette guerre qu’il allait faire, c’était la guerre civile !

Alors il frissonna.

Tout en songeant ainsi, accablé, mais résolu, hésitant pourtant, et, en somme, frémissantdevant ce qu’il allait faire, son regard errait dans l’intérieur de la barricade. Les insurgés ycausaient à demi-voix, sans remuer, et l’on y sentait ce quasi-silence qui marque la dernière phase

Page 29: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

de l’attente.

Livre quatorzième : Les grandeurs du désespoir

Rien ne venait encore. Dix heures avaient sonné à Saint-Merry. Enjolras et Combeferreétaient allés s’asseoir, la carabine à la main, près de la coupure de la grande barricade. Ils ne separlaient pas ; ils écoutaient, cherchant à saisir même le bruit de marche le plus sourd et le pluslointain.

Subitement, au milieu de ce calme lugubre, une voix claire, jeune, gaie, qui semblait venirde la rue Saint-Denis, s’éleva et se mit à chanter.

Ils se serrèrent la main.

— C’est Gavroche, dit Enjolras.

— Il nous avertit, dit Combeferre.

Une course précipitée troubla la rue déserte, on vit un être plus agile qu’un clown grimperpar-dessus l’omnibus, et Gavroche bondit dans la barricade tout essoufflé, en disant :

— Les voici.

Un frisson électrique parcourut toute la barricade, et l’on entendit le mouvement des mainscherchant les fusils.

Chacun avait pris son poste de combat.

Quarante-trois insurgés, parmi lesquels Enjolras, Combeferre, Courfeyrac, Bossuet, Joly,Bahorel et Gavroche, étaient agenouillés dans la grande barricade, attentifs, muets, prêts à fairefeu. Six, commandés par Feuilly, s’étaient installés, le fusil en joue, aux fenêtres des deux étages deCorinthe.

Quelques instants s’écoulèrent encore, puis un bruit de pas, mesuré, pesant, nombreux, sefit entendre distinctement du côté de Saint-Leu. Ce bruit, d’abord faible, puis précis, puis lourd etsonore, s’approchait lentement, sans halte, sans interruption, avec une continuité tranquille etterrible.

Tout à coup, du fond de cette ombre, une voix, d’autant plus sinistre qu’on ne voyait personne, et qu’il semblait que c’était l’obscurité elle-même qui parlait, cria :

— Qui vive ?

Enjolras répondit d’un accent vibrant et altier :

— Révolution française.

— Feu ! dit la voix.

Un éclair empourpra toutes les façades de la rue comme si la porte d’une fournaises’ouvrait et se fermait brusquement.

Une effroyable détonation éclata sur la barricade. Le drapeau rouge tomba. La déchargeavait été si violente et si dense qu’elle en avait coupé la hampe ; c’est-à-dire la pointe même dutimon de l’omnibus. Des balles, qui avaient ricoché sur les corniches des maisons, pénétrèrentdans la barricade et blessèrent plusieurs hommes.

Page 30: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

L’impression de cette première décharge fut glaçante. L’attaque était rude et de nature àfaire songer les plus hardis. Il était évident qu’on avait au moins affaire à un régiment tout entier.

— Avant tout, dit Enjolras, relevons le drapeau !

Il ramassa le drapeau qui était précisément tombé à ses pieds.

On entendait au dehors le choc des baguettes dans les fusils ; la troupe rechargeait lesarmes.

Enjolras reprit :

— Qui est-ce qui a du cœur30 ici ? qui est-ce qui replante le drapeau sur la barricade ?

Pas un ne répondit. Monter sur la barricade au moment où sans doute elle était couchée enjoue de nouveau, c’était simplement la mort.

Depuis qu’on était arrivé à Corinthe et qu’on avait commencé à construire la barricade, onn’avait plus guère fait attention au père Mabeuf. M. Mabeuf pourtant n’avait pas quittél’attroupement. Au moment de l’attaque, à la détonation, la secousse physique l’avait atteint etcomme réveillé, il s’était levé brusquement, il avait traversé la salle, et à l’instant où Enjolras répétason appel :

— Personne ne se présente ?

On vit le vieillard apparaître sur le seuil du cabaret.

Il marcha droit à Enjolras, les insurgés s’écartaient devant lui avec une crainte religieuse, ilarracha le drapeau à Enjolras, qui reculait pétrifié, et alors, sans que personne osât ni l’arrêter nil’aider, ce vieillard de quatrevingts ans, la tête branlante, le pied ferme, se mit à gravir lentementl’escalier de pavés pratiqué dans la barricade.

Quand il fut au haut de la dernière marche, quand ce fantôme tremblant et terrible, deboutsur ce monceau de décombres en présence de douze cents fusils invisibles, se dressa, en face de lamort et comme s’il était plus fort qu’elle, toute la barricade eut dans les ténèbres une figuresurnaturelle et colossale.

Il y eut un de ces silences qui ne se font qu’autour des prodiges.

Au milieu de ce silence le vieillard agita le drapeau rouge et cria :

— Vive la république !

Une seconde décharge, pareille à une mitraille, s’abattit sur la barricade.

Le vieillard fléchit sur ses genoux, puis se redressa, laissa échapper le drapeau et tomba enarrière à la renverse sur le pavé, comme une planche, tout de son long et les bras en croix.

Des ruisseaux de sang coulèrent de dessous lui. Sa vieille tête, pâle et triste, semblaitregarder le ciel.

Enjolras se courba, souleva la tête du vieillard, et, farouche, le baisa au front, puis, luiécartant les bras, et maniant ce mort avec une précaution tendre, comme s’il eût craint de lui fairedu mal, il lui ôta son habit, en montra à tous les trous sanglants, et dit :

— Voilà maintenant notre drapeau.

Pendant ce temps-là, le petit Gavroche, qui seul n’avait pas quitté son poste et était restéen observation, croyait voir des hommes s’approcher à pas de loup de la barricade. Tout à coup ilcria :

30 Du courage

Page 31: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

— Méfiez-vous !

L’instant était critique. C’était cette première redoutable minute de l’inondation, quand lefleuve se soulève au niveau de la levée et que l’eau commence à s’infiltrer par les fissures de ladigue. Une seconde encore, et la barricade était prise.

Bahorel s’élança sur le premier garde municipal qui entrait et le tua à bout portant d’uncoup de carabine ; le second tua Bahorel d’un coup de bayonnette. Un autre avait déjà terrasséCourfeyrac qui criait : - À moi ! Le plus grand de tous, une espèce de colosse, marchait surGavroche la bayonnette en avant.

Avant que la bayonnette eût touché Gavroche, le fusil échappait des mains du soldat, uneballe avait frappé le garde municipal au milieu du front et il tombait sur le dos. Une seconde ballefrappait en pleine poitrine l’autre garde qui avait assailli Courfeyrac, et le jetait sur le pavé.

C’était Marius qui venait d’entrer dans la barricade.

Marius avait assisté à la première phase du combat, irrésolu et frissonnant. Cependant iln’avait pu résister longtemps à ce vertige mystérieux et souverain qu’on pourrait nommer l’appelde l’abîme. Devant l’immensité du péril, devant la mort de M. Mabeuf, cette funèbre énigme,devant Bahorel tué, Courfeyrac criant : à moi ! cet enfant menacé, ses amis à secourir ou à venger,toute hésitation s’était évanouie, et il s’était rué dans la mêlée ses deux pistolets à la main. Dupremier coup il avait sauvé Gavroche et du second délivré Courfeyrac.

Marius n’avait plus d’armes, il avait jeté ses pistolets déchargés, mais il avait aperçu le baril de poudre dans la salle basse près de la porte.

Comme il se tournait à demi, regardant de ce côté, un soldat le coucha en joue 31. Aumoment où le soldat ajustait Marius, une main se posa sur le bout du canon du fusil, et le boucha.Le coup partit, traversa la main, et peut-être aussi l’ouvrier, car il tomba, mais la balle n’atteignitpas Marius. Tout cela dans la fumée, plutôt entrevu que vu. Marius, qui entrait dans la salle basse,s’en aperçut à peine. Cependant il avait confusément vu ce canon de fusil dirigé sur lui et cettemain qui l’avait bouché, et il avait entendu le coup.

Les insurgés, surpris, mais non effrayés, s’étaient ralliés. Enjolras avait crié :

– Attendez ! ne tirez pas au hasard !

Dans la première confusion en effet ils pouvaient se blesser les uns les autres. La plupartétaient montés à la fenêtre du premier étage et aux mansardes d’où ils dominaient les assaillants.Les plus déterminés, avec Enjolras, Courfeyrac, Jean Prouvaire et Combeferre, s’étaient fièrementadossés aux maisons du fond, à découvert et faisant face aux rangées de soldats et de gardes quicouronnaient la barricade.

Tout à coup, on entendit une voix tonnante qui criait :

— Allez-vous-en, ou je fais sauter la barricade !

Tous se retournèrent du côté d’où venait la voix.

Marius était entré dans la salle basse, et y avait pris le baril de poudre, puis il avait profitéde la fumée et de l’espèce de brouillard obscur qui emplissait l’enceinte retranchée, pour se glisserle long de la barricade jusqu’à cette cage de pavés où était fixée la torche. En arracher la torche, ymettre le baril de poudre, pousser la pile de pavés sous le baril, qui s’était sur-le-champ défoncé,avec une sorte d’obéissance terrible, tout cela avait été pour Marius le temps de se baisser et de serelever ; et maintenant tous, gardes nationaux, gardes municipaux, officiers, soldats, pelotonnés à

31 Le visa

Page 32: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

l’autre extrémité de la barricade, le regardaient avec stupeur le pied sur les pavés, la torche à lamain, son fier visage éclairé par une résolution fatale, penchant la flamme de la torche vers cemonceau redoutable où l’on distinguait le baril de poudre brisé, et poussant ce cri terrifiant :

— Allez-vous-en, ou je fais sauter la barricade !

Marius sur cette barricade après l’octogénaire, c’était la vision de la jeune révolution aprèsl’apparition de la vieille.

— Sauter la barricade ! dit un sergent, et toi aussi !

Marius répondit :

— Et moi aussi.

Et il approcha la torche du baril de poudre.

Mais il n’y avait déjà plus personne sur le barrage. Les assaillants, laissant leurs morts etleurs blessés, refluaient pêle-mêle et en désordre vers l’extrémité de la rue et s’y perdaient denouveau dans la nuit. Ce fut un sauve-qui-peut.

La barricade était dégagée.

Une émotion poignante vint assombrir la joie de la barricade dégagée.

On fit l’appel, un des insurgés manquait. Et qui ? Un des plus chers, un des plus vaillants,Jean Prouvaire. On le chercha parmi les blessés, il n’y était pas. On le chercha parmi les morts, il n’yétait pas. Il était évidemment prisonnier.

Combeferre dit à Enjolras :

— Ils ont notre ami ; nous avons leur agent. Je vais attacher mon mouchoir à ma canne, et aller enparlementaire leur offrir de leur donner leur homme pour le nôtre.

— Écoute, dit Enjolras en posant sa main sur le bras de Combeferre.

Il y avait au bout de la rue un cliquetis d’armes significatif.

On entendit une voix mâle crier :

— Vive la France ! vive l’avenir.

On reconnut la voix de Prouvaire.

Un éclair passa et une détonation éclata.

Le silence se refit.

— Ils l’ont tué, s’écria Combeferre.

Enjolras regarda Javert et lui dit :

— Tes amis viennent de te fusiller.

Une singularité de ce genre de guerre, c’est que l’attaque des barricades se fait presquetoujours de front, et qu’en général les assaillants s’abstiennent de tourner les positions, soit qu’ilsredoutent des embuscades, soit qu’ils craignent de s’engager dans des rues tortueuses. Toutel’attention des insurgés se portait donc du côté de la grande barricade. Marius pourtant songea à lapetite barricade et y alla.

Comme Marius, l’inspection faite, se retirait, il entendit son nom prononcé faiblement dansl’obscurité :

— Monsieur Marius !

Page 33: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Il se courba et vit dans l’ombre une forme qui se traînait vers lui. Cela rampait sur le pavé.C’était cela qui lui parlait.

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Non.

— Éponine.

Marius se baissa vivement. C’était en effet cette malheureuse enfant. Elle était habillée enhomme.

— Comment êtes-vous ici ? que faites-vous là ?

— Je meurs, lui dit-elle.

Il essaya de passer son bras sous elle pour la soulever. En la soulevant il rencontra sa main.

Elle poussa un cri faible.

Elle leva sa main vers le regard de Marius, et Marius au milieu de cette main vit un trounoir.

— Qu’avez-vous donc à la main ? dit-il.

— Elle est percée. Avez-vous vu un fusil qui vous couchait en joue ?

— Oui, et une main qui l’a bouché.

— C’était la mienne.

Marius eut un frémissement :

— Quelle folie ! Pauvre enfant ! Mais tant mieux, si c’est cela, ce n’est rien, Laissez-moi vous portersur un lit. On va vous panser, on ne meurt pas d’une main percée.

Elle murmura :

— La balle a traversé la main, mais elle est sortie par le dos. C’est inutile de m’ôter d’ici.

Elle avait un air insensé, grave et navrant. Sa blouse déchirée montrait sa gorge nue. Elleappuyait en parlant sa main percée sur sa poitrine où il y avait un autre trou, et d’où il sortait parinstant un flot de sang.

En ce moment la voix de jeune coq du petit Gavroche retentit dans la barricade.

Éponine se souleva, et écouta, puis elle murmura :

— Mon frère est là. Il ne faut pas qu’il me voie. Il me gronderait.

— Votre frère ? demanda Marius qui songeait dans le plus amer et le plus douloureux de son cœuraux devoirs que son père lui avait légués envers les Thénardier, qui est votre frère ?

— Ce petit.

— Celui qui chante ?

— Oui.

Elle ajouta avec une expression étrange :

— Écoutez, je ne veux pas vous faire une farce. J’ai dans ma poche une lettre pour vous. Depuishier. On m’avait dit de la mettre à la poste. Je l’ai gardée. Je ne voulais pas qu’elle vous parvînt.

Elle mit la main de Marius dans la poche de sa blouse. Marius y sentit en effet un papier.

Page 34: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

— Prenez, dit-elle.

Marius prit la lettre.

Elle fit un signe de satisfaction et de contentement.

– Tenez, monsieur Marius, je crois que j’étais un peu amoureuse de vous.

Elle essaya encore de sourire et expira.

Le cœur de l’homme est ainsi fait, l’infortunée enfant avait à peine fermé les yeux queMarius songeait à déplier ce papier. Il la reposa doucement sur la terre et s’en alla. Quelque choselui disait qu’il ne pouvait lire cette lettre devant ce cadavre.

Il s’approcha d’une chandelle dans la salle basse.

À monsieur, monsieur Marius Pontmercy, chez M. Courfeyrac, rue de la Verrerie, n° 16.

Il défit le cachet et lut :

« Mon bien-aimé, hélas ! mon père veut que nous partions tout de suite. Nous serons ce soir ruede l’Homme-Armé, n° 7. Dans huit jours nous serons en Angleterre. — COSETTE. 4 juin. »

Ce qui s’était passé peut être dit en quelques mots. Éponine avait tout fait. Elle avait changéde guenilles avec le premier jeune drôle venu qui avait trouvé amusant de s’habiller en femmependant qu’Éponine se déguisait en homme.

Cosette avait aperçu à travers la grille Éponine en habits d’homme, qui rôdait maintenantsans cesse autour du jardin. Cosette avait appelé « ce jeune ouvrier » et lui avait remis cinq francset la lettre, en lui disant :

– Portez cette lettre tout de suite à son adresse.

Éponine avait mis la lettre dans sa poche. Le lendemain 5 juin, elle était allée chezCourfeyrac demander Marius, non pour lui remettre la lettre, mais, chose que toute âme jalouse etaimante comprendra, « pour voir ». Là elle avait attendu Marius, ou au moins Courfeyrac, —toujours pour voir. — Quand Courfeyrac lui avait dit : - nous allons aux barricades, une idée luiavait traversé l’esprit. Se jeter dans cette mort-là comme elle se serait jetée dans toute autre, et ypousser Marius. Elle comptait sur le désespoir de Marius quand il ne trouverait pas Cosette ; ellene se trompait pas. Elle était retournée de son côté rue de la Chanvrerie. On vient de voir cequ’elle y avait fait. Elle était morte avec cette joie tragique des cœurs jaloux qui entraînent l’êtreaimé dans leur mort, et qui disent : personne ne l’aura !

Marius couvrit de baisers la lettre de Cosette. Elle l’aimait donc ! Il eut un instant l’idée qu’ilne devait plus mourir. Puis il se dit : « Elle part. Son père l’emmène en Angleterre et mon grand-père se refuse au mariage. Rien n’est changé dans la fatalité. » Alors il songea qu’il lui restait deuxdevoirs à accomplir : informer Cosette de sa mort et lui envoyer un suprême adieu, et sauver de lacatastrophe imminente qui se préparait ce pauvre enfant, frère d’Éponine et fils de Thénardier.

Il avait sur lui un portefeuille ; le même qui avait contenu le cahier où il avait écrit tant depensées d’amour pour Cosette. Il en arracha une feuille et écrivit au crayon ces quelques lignes :

« Notre mariage était impossible. J’ai demandé à mon grand-père, il a refusé ; je suis sans fortune,et toi aussi. J’ai couru chez toi, je ne t’ai plus trouvée, tu sais la parole que je t’avais donnée, je latiens. Je meurs. Je t’aime. Quand tu liras ceci, mon âme sera près de toi, et te sourira. »

N’ayant rien pour cacheter cette lettre, il se borna à plier le papier en quatre et y mit cetteadresse :

À Mademoiselle Cosette Fauchelevent, chez M. Fauchelevent, rue de l’Homme-Armé, n° 7.

Page 35: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

La lettre pliée, il demeura un moment pensif, reprit son portefeuille, l’ouvrit et écrivit avecle même crayon sur la première page ces quatre lignes :

« Je m’appelle Marius Pontmercy. Porter mon cadavre chez mon grand-père, M. Gillenormand, ruedes Filles-du-Calvaire, n° 6, au Marais. »

Il remit le portefeuille dans la poche de son habit, puis il appela Gavroche. Le gamin, à lavoix de Marius, accourut avec sa mine joyeuse et dévouée.

— Veux-tu faire quelque chose pour moi ?

— Tout, dit Gavroche. Dieu du bon Dieu ! sans vous, vrai, j’étais cuit.

— Tu vois bien cette lettre ? Prends-la. Sors de la barricade sur-le-champ, et demain matin tu laremettras à son adresse, à mademoiselle Cosette, chez M. Fauchelevent, rue de l’Homme-Armé, n°7.

L’héroïque enfant répondit :

— Ah ! bien, mais ! pendant ce temps-là, on prendra la barricade, et je n’y serai pas.

— La barricade ne sera plus attaquée qu’au point du jour selon toute apparence et ne sera pasprise avant demain midi.

Gavroche ne trouva rien à répliquer, il restait là, indécis, et se grattant l’oreille tristement.Tout à coup, avec un de ces mouvements d’oiseau qu’il avait, il prit la lettre et il partit en courantpar la ruelle Mondétour.

Gavroche avait eu une idée qui l’avait déterminé, mais qu’il n’avait pas dite, de peur queMarius n’y fît quelque objection.

Cette idée, la voici :

— Il est à peine minuit, la rue de l’Homme-Armé n’est pas loin, je vais porter la lettre tout de suite,et je serai revenu à temps.

Livre quinzième : La rue de l'homme armé

Le logement de la rue de l’Homme-Armé était situé dans une arrière-cour, à un deuxièmeétage, et composé de deux chambres à coucher, d’une salle à manger et d’une cuisine.

À peine Jean Valjean fut-il rue de l’Homme-Armé que son anxiété s’éclaircit et, par degrés,se dissipa.

Avoir quitté la rue Plumet sans complication et sans incident, c’était déjà un bon pas defait. Peut-être serait-il sage de se dépayser, ne fût-ce que pour quelques mois, et d’aller à Londres.Eh bien, on irait. Être en France, être en Angleterre, qu’est-ce que cela faisait, pourvu qu’il eût prèsde lui Cosette ? Cosette était sa nation. Cosette suffisait à son bonheur ; l’idée qu’il ne suffisaitpeut-être pas, lui, au bonheur de Cosette, cette idée, qui avait été autrefois sa fièvre et soninsomnie, ne se présentait même pas à son esprit.

Tout en marchant de long en large à pas lents, son regard rencontra tout à coup quelquechose d’étrange.

Il aperçut en face de lui, dans le miroir incliné qui surmontait le buffet, et il lut distinctement lesquatre lignes que voici :

« Mon bien-aimé, hélas ! mon père veut que nous partions tout de suite. Nous serons ce soir ruede l’Homme-Armé, n° 7. Dans huit jours nous serons à Londres. — COSETTE, 4 juin. »

Jean Valjean s’arrêta hagard.

Page 36: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

Cosette en arrivant avait posé son buvard sur le buffet devant le miroir, et, toute à sa douloureuseangoisse, l’avait oublié là.

L’écriture s’était imprimée sur le buvard.

Le miroir reflétait l’écriture.

Jean Valjean chancela, laissa échapper le buvard, et s’affaissa dans le vieux fauteuil à côtédu buffet, la tête tombante, la prunelle vitreuse, égaré. Il se dit que c’était évident, et que lalumière du monde était à jamais éclipsée, et que Cosette avait écrit cela à quelqu’un. Alors ilentendit son âme, redevenue terrible, pousser dans les ténèbres un sourd rugissement. Allez doncôter au lion le chien qu’il a dans sa cage !

Qu’on se rappelle cette situation de cœur que nous avons indiquée déjà. Aucun mariagen’était possible entre eux, pas même celui des âmes ; et cependant il est certain que leursdestinées s’étaient épousées. Excepté Cosette, c’est-à-dire excepté une enfance, Jean Valjeann’avait, dans toute sa longue vie, rien connu de ce qu’on peut aimer. Père étrange forgé de l’aïeul,du fils, du frère et du mari qu’il y avait dans Jean Valjean ; père dans lequel il y avait même unemère ; père qui aimait Cosette et qui l’adorait, et qui avait cette enfant pour lumière, pourdemeure, pour famille, pour patrie, pour paradis.

Aussi, quand il vit que c’était décidément fini, qu’elle lui échappait, qu’elle glissait de sesmains, qu’elle se dérobait, que c’était du nuage, que c’était de l’eau, la douleur qu’il éprouvadépassa le possible.

Il y a tel mouvement machinal qui nous vient, à notre insu même, de notre pensée la plusprofonde. Ce fut sans doute sous l’impulsion d’un mouvement de ce genre que Jean Valjean setrouva cinq minutes après dans la rue.

Il était nu-tête, assis sur la borne de la porte de sa maison. Il semblait écouter.

La nuit était venue.

Tout à coup il leva les yeux ; à la lueur du réverbère, du côté de la rue qui aboutit auxArchives, il aperçut une figure livide, jeune et radieuse.

Gavroche venait d’arriver rue de l’Homme-Armé.

Jean Valjean se sentit irrésistiblement poussé à adresser la parole à cet enfant.

— Petit, dit-il, qu’est-ce que tu as ?

— J’ai que j’ai faim, répondit Gavroche nettement. Et il ajouta : Petit vous-même.

Jean Valjean fouilla dans son gousset et en tira une pièce de cinq francs.

Gavroche leva le nez, étonné de la grandeur de ce gros sou. Il connaissait les pièces de cinqfrancs par ouï-dire ; leur réputation lui était agréable ; il fut charmé d’en voir une de près.

– Vous êtes un brave homme, dit Gavroche. Pourriez-vous m’indiquer le numéro 7 ?

— Pourquoi faire le numéro 7 ?

Ici l’enfant s’arrêta, il craignit d’en avoir trop dit.

Une idée traversa l’esprit de Jean Valjean. L’angoisse a de ces lucidités-là. Il dit à l’enfant :

— Est-ce que c’est toi qui m’apportes la lettre que j’attends ?

— Vous ? dit Gavroche. Vous n’êtes pas une femme.

— La lettre est pour mademoiselle Cosette, n’est-ce pas ?

Page 37: Quatrième partie : l'idylle rue Plumet et l'épopée rue ......1831 et 1832, les deux années qui se rattachent immédiatement à la révolution de juillet, sont un des moments les

— Cosette ? grommela Gavroche. Oui, je crois que c’est ce drôle de nom-là.

— Eh bien, reprit Jean Valjean, c’est moi qui dois lui remettre la lettre. Donne.

Gavroche engloutit son poing dans une autre de ses poches et en tira un papier plié enquatre.

Il remit le papier à Jean Valjean.

— Et dépêchez-vous, monsieur Chose, puisque mamselle Chosette attend.

Jean Valjean rentra avec la lettre de Marius.

Dans les émotions violentes, on ne lit pas, on terrasse pour ainsi dire le papier qu’on tient,on l’étreint comme une victime, on le froisse, on enfonce dedans les ongles de sa colère ou de sonallégresse ; l’attention a la fièvre ; elle comprend en gros, à peu près, l’essentiel. Dans le billet deMarius à Cosette, Jean Valjean ne vit que ces mots :

«… Je meurs. Quand tu liras ceci, mon âme sera près de toi. »

En présence de ces deux lignes, il eut un éblouissement horrible.

La concurrence cessait ; l’avenir recommençait. Il n’avait qu’à garder ce billet dans sa poche.Cosette ne saurait jamais ce que « cet homme » était devenu. Tout cela dit en lui-même, il devintsombre.

Environ une heure après, Jean Valjean sortait.

Il avait un fusil chargé et une giberne pleine de cartouches. Il se dirigea du côté des Halles.