Quatrième partie Citoyenneté et...

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Quatrième partie Citoyenneté et médiation Blandine KRIEGEL : La citoyenneté en France François FOURQUET : La citoyenneté, une subjectivité exogène Pierre MULLER : La crise de la médiation François RANGEON : Médiation et société civile : l'exemple de la politique de la ville Christian BACHMAN : La "nouvelle citoyenneté" : les limites des politiques sociales modernes

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Quatrième partie

Citoyenneté et médiation

Blandine KRIEGEL : La citoyenneté en France

François FOURQUET : La citoyenneté, une subjectivité exogènePierre MULLER : La crise de la médiationFrançois RANGEON : Médiation et société civile : l'exemple de la politique de lavilleChristian BACHMAN : La "nouvelle citoyenneté" : les limites des politiques

sociales modernes

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LA CITOYENNETE EN FRANCE

Blandine KRIEGEL 1

A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, Freud avait eu une affreuse et génialeprémonition : Malaise dans la civilisation . On pourrait dire aujourd'hui, bien que jesois loin de penser que notre situation soit aussi dramatique que celle d'hiermalaise dans la citoyenneté . Aux dernières élections régionales, Jean-Marie Le Penn'a obtenu que 13,9% des voix, mais on peut ajouter avec amertume autant que13,9% des voix . Ce seul indice est sans doute un témoignage du malaise dans lacitoyenneté. Il ne traduit pas simplement le fait que le Front National souhaiterabattre la citoyenneté sur la nationalité dont il donne une définition organique,biologique, restrictive, fondée sur le jus sanguinis, qui n'appartient pas à la traditionfrançaise. Il relève aussi d'une interrogation sur la nature exacte des droits civils etdes droits politiques, la participation, l'accès à ce qui fonde la citoyenneté. Pour ledire simplement, l'emprise du discours de Jean-Marie Le Pen ne vient pasuniquement de sa conception de la nationalité, mais aussi de ses réflexions sur lesdroits civils et sur les droits politiques . Qu'est-ce que notre lien civil? Commentvoulons-nous vivre ensemble? Pourquoi notre système politique républicaindonne-t-il, à tant de citoyens des classes moyennes, le sentiment d'être exclus de ladécision politique?

Telles sont les questions aujourd'hui reposées . Le succès heureusement relatif duFront National tient non seulement au défoulement qu'il propose et suscite, auxsombres passions de la xénophobie et du repli identitaire qu'il attise, mais aussi,hélas!, à la part de sinistre vérité qu'il annonce : quelque chose ne va pas, ne tournepas rond dans notre système de citoyenneté . Ce sont les causes de ce malaise dans lacitoyenneté que je souhaite rechercher ici.

L'état actuel de la citoyenneté

Bien que la constitution de la Vème République ne comporte aucun texte désignantexplicitement la citoyenneté, à la différence de la Constitution de 1791 qui s'y référait

1. Professeur de philosophie politique, Université de Lyon II .

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dès le titre I, la citoyenneté n'est pas moins définie en France par l'ensemble desdroits civils et des droits politiques dévolus aux français ayant atteint leur majoritélégale. A la différence de l'Ancien Régime qui ne connaissait que des sujets du Roi(regnicoles) ou des résidents, les sociétés républicaines et les démocraties modernessont composées de citoyens, et la citoyenneté rassemble l'exercice des droits civils etdes droits politiques. Si on laisse de côté les droits civils qui, depuis les récentesévolutions du Code Civil sont maintenant (presque) également accessibles à tous lescitoyens, restent les droits politiques, qui eux, comportent de manifestes inégalitésdans leur condition d'exercice.

Pour reprendre une distinction empruntée à la République Romaine, si les droitspolitiques comprennent les droits de cens (état civil et impôt), de suffrage (vote), deconscription (service militaire), de magistrature, reconnaissons que les derniers quipermettent l'accès aux échelons les plus élevés de la décision politique sont réservésà une minorité de citoyens . "Par magistrature, j'entends toute fonction publique,toute fonction politique, selon l'acception du XVIème siècle" 1 . En ce qui concerne levote, la République est passée du suffrage censitaire de la Constituante au suffrageuniversel de la Seconde République, avalisé par le Second Empire . En revanche, àl'égard de la magistrature, la citoyenneté est demeurée très largement capacitaire,élitiste, corporative. Expliquons-nous sur ce point.

L'ensemble des magistratures qui composent, en France, le pouvoir de l'Etat débordelargement le seul cadre de gouvernement puisqu'il englobe, dans notre Etat definance, de police ou de providence (les juristes disent aujourd'hui : "Notre Etat deService Public"), l'administration et les services centraux. Si la participation augouvernement dépend de l'élection au suffrage universel, il n'en va pas de mêmepour l'accès à la Haute Administration, dont décide l'admission par concours dansles Grandes Ecoles, au premier rang desquelles l'Ecole Nationale d'Administration,qui assurent à leurs promotions l'installation dans les corps inamovibles de l'Etat.

Si l'on observe qu'une proportion très importante de chefs de file des différentspartis démocratiquement élus par le suffrage universel provient, elle aussi, del'E.N.A., on mesure l'importance de la sélection capacitaire. L'existence de l'E.N.A.et, accessoirement, d'autres Grandes Ecoles qui flèchent l'entrée dans les cercles de ladécision administrative (Ponts et Chaussées, Mines, etc .), une part primordiale de ladécision politique est, en France, detenue par la fraction infime de nos concitoyensqui est passée par les Grandes Ecoles. Comme le recrutement dans ces écoless'effectue par une sélection précoce, entre 19 et 25 ans, et comme le jeu n'est pasrebattu, à l'exception du tour extérieur, la décision politique demeure réservée à unefraction très étroite de la population . Si l'on ajoute, en outre, que l'E .N.A. a de plusen plus tendance à évincer toutes les écoles concurrentes, on mesurera leresserrement qui affecte aujourd'hui le choix des décideurs au niveau le plus élevé.

Donc, sans même entrer dans la discussion engagée ailleurs pour savoir si les élitesde l'E.N.A sont aussi bien, mieux ou plus mal formées que les élites de la IIIème

1 . T . de BEZE, Du magistrat, Paris .

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151République, issues de 1'Ecole Normale Supérieure et qui avaient instituée laRépublique des Professeurs, je me contenterai d'observer ici qu'elles sont très peu,trop peu nombreuses.

Actuellement, et ce malgré la mise en place ici et là de Comités des Sages, d'autoritésadministratives indépendantes qui témoignent de la nécessité de faire une place auxreprésentants de la bien ou mal nommée "société civile", la gestion de l'Etatadministratif se trouve, pour l'essentiel, aux mains des énarques . Sont exclus lesuniversitaires, les médecins, les entrepreneurs, les syndicalistes, la majeure partiedes ingénieurs, non seulement tous les salariés mais même les représentantsqualifiés des salariés et tous les responsables professionnels . On sait par ailleurs - etc'est une caractéristique de l'évolution de la Vème République - que le poids duParlement a fléchi devant celui de l'administration, que l'emprise de la règle aempiété sur celle de la loi . Certes, un contrepoids s'est instauré, en quelque sorte,auto-instauré : celui des médias, tôt baptisé "démocratie d'opinion" par les institutsde sondage qui les phagocytent en partie.

Devant l'étranglement des réseaux de décision sélectionnant les porte-parole desclans, des groupes professionnels et confessionnels, les média ont manifestementexercé, selon leurs propres critères de performance, un rôle de contre-pouvoir etd'équilibre en occupant le ministère de la parole et en menant la politique duspectacle, miroir déformant du spectacle de la politique . De la sorte, ils ont faitémerger sur la scène de la citoyenneté des individualités qui n'y avaient pas étéprimitivement conviées. Hier, Yves Montand, aujourd'hui Bernard Tapie, BernardKouchner, et surtout leurs propres représentants : Christine Ockrent, P.P.D.A. etAnne Sinclair . Charité bien ordonnée commence par soi-même . Les médias sontinsensiblement devenus le grand corps intermédiaire qui occupe la place qu'avaientprise autrefois les syndicats et les associations . Sans doute ceux-ci subsistent-ilsencore. A côté d'eux, et moins visiblement émergés d'autres groupes de pression detaille plus modeste, existent des rassemblements de courte ou de longue durée quise donnent pour mission d'influencer la décision politique dans ses différentssecteurs et se logent dans ce qui subsiste des cellules corporatistes que nousconnaissions. Mais l'époque, en vérité, a essentiellement enregistré la défaite de cesgroupements. Ni la Fondation Saint-Simon, ni le Siècle, n'ont joué un rôledéterminant dans la politique de la France . Le résultat de la situation ainsi décrite nepeut se faire attendre plus longtemps : il est inscrit dans la morosité générale -quelquefois davantage - et dans le sentiment d'exclusion de la décision politiquequ'éprouvent nos concitoyens et dont Jean-Marie Le Pen a su tirer les dividendesfavorables à ses intérêts.

On se trompe, à mon sens, lorsque l'on croit que le Front National parle d'abord etseulement des émigrés. Le Front National propose avant tout une solution à la crisede la citoyenneté : il suggère qu'il existe une voie propre à résoudre la crisepolitique, explique comment il est possible de rentrer dans la communauté françaiseen retrouvant une condition de citoyen à part entière et en mettant un terme à lacondition d'exclusion et d'indignité politique . Avant même de désigner un bouc

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émissaire - les émigrés - le Front National énonce deux propositions qui portent surla citoyenneté- il dit d'abord que la citoyenneté est fondée sur la filiation, sur le sang, qu'êtrefrançais et avoir droit à tous les droits d'un citoyen français, c'est être celui dont lafamille est présente depuis plusieurs générations en France;- il dit ensuite que la citoyenneté est la propriété des nationaux français, autrementdit qu'un citoyen national doit avoir avec la France les mêmes rapports que lemembre d'une famille avec ses parents, qu'un propriétaire avec ses biens acquis.

De là les comparaisons avancées par Jean-Marie Le Pen : "je préfère ma fille à manièce, ma soeur à ma cousine", ou encore : "Il faut conserver l'intégrité dupatrimoine de la France". Par quoi il identifie le lien de citoyenneté avec unerelation de consanguinité et les actions qu'il commande à celles d'un héritier sage etconsciencieux . Jean-Marie Le Pen propose sur cette base une réintégration dans lacitoyenneté politique à ceux qui se sentent exclus, fondée - dans un second tempsseulement - sur l'exclusion des spoliateurs . Aux résidents français des cités envahiespar les travailleurs étrangers, aux catégories professionnelles déçues dans leur espoird'amélioration de leur condition, aux classes moyennes abandonnées par lesnotables et les professionnels de la vie politique et irritées dans le sentiment de leurdignité, il dit : "La France, c'est vous et c'est vous seuls", et se retournant : "Voici lescoupables, les émigrés et puis les juifs".

Comme vous le savez, la République a déjà été affrontée plusieurs fois dans sonhistoire à des mouvements d'extrême-droite : à la fin du XIXème siècle, dans lecontexte de la montée du boulangisme et de l'affaire Dreyfus, et dans les annéestrente, avec les ligues factieuses qui ont débouché sur le pétainisme et lacollaboration. Et chaque fois, le régime républicain a été lourdement ébranlé par cescrises. Comment expliquer cette faiblesse ? C'est là, je crois, ce qu'il faut examiner.Pour ce faire, j'en reviens au discours de Jean-Marie Le Pen . En énonçant que lacitoyenneté est nécessairement de l'ordre de la filiation, de l'ordre du droit privé, leFront National s'inscrit dans la tradition de la pensée conservatrice contre-révolutionnaire, et c'est la raison pour laquelle il provoque, chez certainsconservateurs, un flottement dans les rangs.

Les deux propositions sur la citoyenneté (la citoyenneté est un rapport de filiation;le rapport de citoyenneté est un rapport de propriété) s'affrontentperpendiculairement à la doctrine officielle de la République qui tient, elle, que,premièrement, la citoyenneté n'est pas fondée sur la filiation mais sur le contrat ; etque, deuxièmement, le lien civil n'est pas un rapport de droit privé mais un rapportde droit public, et ce parce que, en raison de la notion de souveraineté du peuple, lapuissance publique, l'Etat, ne sont pas patrimoniaux . Ils appartiennent à tous, c'est-à-dire à personne.

Pourquoi les énoncés du Front National, si opposés à la tradition républicaine,l'ébranlent-elle si fortement et pourquoi, face à eux, le droit politique républicain a-t-il tant de difficultés à se défendre? A mon sens, le malaise actuel dans lacitoyenneté tient à la faiblesse du discours républicain devant les propositions du

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Front National . Il tient à la tradition républicaine elle-même, à la généalogie de lacitoyenneté républicaine, et c'est cet aspect qu'il faut analyser.

I . La théorie de la citoyenneté-contrat et le fait national

La théorie de la citoyenneté nationale fondée sur le contrat se déduit des théories dupacte social de l'âge classique, et elle a trouvé en France sa forme d'expressionculminante dans Le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau . Récemment, et avecles meilleures intentions du monde, s'opposer au nationalisme de la Volksgeist, ladoctrine de la citoyenneté-contrat, a été réactualisée, par Alain Finkielkraut 2 et RégisDebray3 . Mais cette conception de la citoyenneté est, me semble-t-il, irréaliste, et cen'est d'ailleurs pas cette représentation de la citoyenneté qu'ont défendue Renan etFustel de Coulanges, au moment du débat agité qui a opposé la France àl'Allemagne lors de l'annexion de l'Alsace 4 .

L'idée de la citoyenneté nationale établie sur le contrat s'oppose en effet àl'expérience de tout citoyen . Sa critique est bien entendu le point fort duRomantisme contre l'Aujklärung (Herder versus Rousseau), car la société nationalene commence pas avec un contrat volontariste entre les individus . Elle commencepar l'Histoire, elle se perpétue par la transmission. Le contrat, c'est-à-dire le momentde perpétuation, ne vient jamais qu'en second lieu parce qu'il est donné à chaquegénération de réformer, s'il y a lieu, la vie commune. La nation précède lacitoyenneté comme le passé prééxiste au présent.

Sur ce point, les théoriciens de la nation ont toujours dit une vérité plus forte que lavérité défendue par les républicains traditionnels . On ne peut pas opposer lacitoyenneté-contrat à la citoyenneté fondée sur la tradition . Renan et Fustel deCoulanges étaient beaucoup plus subtils, qui ne dissociaient pas la traditionnationale et le contrat social . Car Renan, à mon sens, n'opposait pas letraditionnalisme au contractualisme, ne distribuait pas en segments rompus laculture collective et la volonté individuelle . Il ne niait pas qu'il y ait un esprit dupeuple ou que la nation était, comme il le dit, "une âme, un principe spirituel" . Cequ'il récusait, c'était deux choses : premièrement, que ce principe spirituel soit toutentier et seulement contenu dans le passé ; deuxièmement, que l'identité nationalesoit toute entière et seulement établie dans la race, la langue, l'économie, la religion,la géographie. Ce qu'il avançait, à juste titre, c'est que chaque génération devait,pour son propre compte, réactualiser la nation, c'est-à-dire renouveler le contratsocial.

Il y a donc bien un principe national, et c'est lui qu'il faut définir . Autrement dit, lacitoyenneté n'exclut pas la nation, le lien civil repose lui aussi sur une tradition et ils'inscrit dans une appartenance collective . Il faut donc faire une place dans la

2 . La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1988.3 . Que vive la République!, Paris, O. Jacob, 1989.4. Cf. E. RENAN, Qu'est-ce que la Nation? ; et FUSTEL DE COULANGES, L'Alsace est-elle française?

Réponse à Mommsen .

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citoyenneté à des définitions acceptables de la nation, tout en disqualifiant lesdéfinitions inacceptables. L'objectif est aujourd'hui d'autant plus urgent que l'heureest à l'articulation de la France et de l'Europe, à l'ajustement de la citoyennetéfrançaise à la citoyenneté européenne . Je ne crois pas que l'on puisse avoir uneapproche purement négative du fait national.

L'explosion du nationalisme a sans doute été l'occasion des grands malheurs qu'aéprouvé l'Europe au moment de la Première et de la Seconde Guerre Mondiale, etle nationalisme a montré qu'il pouvait prendre avec le nazisme, avec la national-socialisme, une forme résolument pathologique . Mais en même temps il existe, etnous le savons de facto et avant même d'avoir pu le penser, un nationalismeacceptable . Ici, en France même, c'est celui qu'a incarné à la tête de la résistance aunazisme, le Général de Gaulle ; à l'étranger, la lutte de libération et d'indépendancedes peuples colonisés . L'expérience du XXème siècle est, à l'égard du nationalisme,ambivalente : elle indique que le nationalisme a été au principe de grandescatastrophes, mais que, dans le même temps, il a engendré un mouvement derésistance à l'oppression. La définition inacceptable à mon sens, c'est bien sûr ladéfinition du nationalisme de conquête qu'ont développée hier le pangermanisme,la panslavisme et aujourd'hui la panislamisme . Son modèle se trouve dans ladoctrine de Fichte, et précisément dans les Discours à la nation allemande quicommencent par l'adresse célèbre : "Je ne parle qu'à des Allemands et pour desAllemands, je ne leur parle que des Allemands" . Fichte y développe l'idée d'unpeuple supérieur par son territoire et sa langue originaires, et chargé de ce fait deprendre la place du Christ, c'est-à-dire de conduire tous les autres peuples vers lesalut. Il fait du patriotisme la nouvelle religion.

Aujourd'hui, l'idée de la préférence nationale s'enferme apparemment dans le repliidentitaire et ne prétend pas affirmer une volonté de conquête ou un sentiment desupériorité. Elle entretient néanmoins un lien discret avec le nationalismeromantique qui ne rend pas inutile une brève évocation de sa formulation passée.Si la conception de Fichte est particulièrement fâcheuse, ce n'est pas simplementparce quelle ravale l'Etat, récuse les droits de l'homme, ce n'est même pas parce queFichte est antisémite.

Fichte souligne, à juste titre, que la nation est supérieure à l'individu . Mais enconcevant le peuple allemand comme le seul peuple originaire et supérieur à tousles peuples, il érige la nation en absolu, il fait de la patrie un infini . Mais la nationest toujours un mauvais ou un faux infini . Car au-dessus ou au-delà des nationsexistent Dieu, la Nature et l'Humanité . Les nations ne sont pas des divinitéséternelles : elles apparaissent (et quelquefois disparaissent) dans le cours del'Histoire, elles sont marquées par la finitude et la liberté . La dimension historiquede l'identité nationale a au moins trois conséquences redoutables- L'oubli d'abord, de ce que chaque citoyen doit à l'homme; de ce que chaque nationdoit aux autres nations, c'est-à-dire l'oubli de l'humanité . Tout peuple a unedésagréable tendance à reconstituer l'Empire .

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- L'oubli ensuite de ce que chaque gouvernement patriotique doit aux droits et auxlibertés de l'individu . Le serment exigé de pro patria mori a une fâcheuse tendance àfaire bon marché du droit à la sûreté.- L'oubli, enfin, de la tâche assignée et limitée de chaque génération, le prétendutriomphe de la volonté de puissance ne laisse plus aucune place à la libertéindividuelle . Faut-il pour autant revenir à la définition de la nation-contrat?

La construction de la nation par le sang et par le sol désavoue à la fois leromantisme biologisant qui assimile la citoyenneté à la filiation et le conservatismecontre-révolutionaire qui, après Burke, identifie la citoyenneté à la propriété.L'identité patriotique n'est ni un fait biologique ni un phénomène économique. Lecitoyen national n'est pas un rejeton, et pas non plus un propriétaire, le droitnational est un droit public . Mais si l'identité nationale n'est pas l'ordre de lafiliation familiale, elle n'en suppose pas moins de la transmission et del'appropriation et la mise entre parenthèses, le rejet et la négation d'un principenational qui préexiste toujours au contrat, entraînant le plus souvent, tantôt uneélaboration trop particulariste du phénomène politique, tantôt une constructiontrop généraliste. Elaboration trop particulariste, lorsque l'on affirme que l'idée de laFrance a trouvé, avec la République, la solution originale et unique au problème dela contractualisation et de l'abstraction de l'identité nationale . Construction tropgénéraliste, quand on subsume la nation dans le volontarisme d'un contrat décidéex nihilo par des individus dépouillés de toute attache.

En réalité, la France, n'est pas seule et la solution républicaine au problème de lanation n'est pas stable . La République est une forme transitoire qui se cherche versla démocratie, ce processus universel, mais inachevé, de constitution des nationsmodernes. En vérité la nation ne s'épuise pas dans le contrat, elle qui admetnécessairement de l'histoire, de la transmission, en un mot, une nature nationale.Les nations existent dans et pour l'histoire, elles s'inscrivent dans unetranscendance qui est celle de l'humanité . Sur ce point, Kant et la Philosophie desLumières ont eu raison de défendre une idée d'une histoire au point de vuecosmopolitique . La stabilité des nations appartient à la contingence et leur nécessitéest celle du mouvement historique qui nous mène vers la formation d'une seulehumanité.

Pour décrire et justifier cette nécessité il n'est pas suffisant, à mon sens, d'inscrire leprincipe national dans la seule culture, même si celle-ci balaie tout l'agir humaindes moralités aux mentalités . Si l'on souhaite conserver l'horizon ducosmopolitisme du XVIIIème siècle, il faut rejeter son élitisme, revenir au XVIIèmesiècle, au droit naturel et au peuple . Faute de quoi, le principe national déraperatoujours, des idéalités aux mœurs, et l'esprit général reviendra le Volksgeist, c'est-à-dire qu'il faut étayer le principe national sur un fondement plus vaste et plus solidequi est celui du développement politique . "Nations, dites moi qui vous a faites?"Hier c'était l'apparition de l'Etat de Droit par quoi la nation française s'était arrachéeaux formes archaïques de l'Empire et des Seigneuries, aujourd'hui peut être, c'est lanaissance de la démocratie .

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Autrement dit, la première proposition du Front National sur la citoyennetéébranle le système républicain parce qu'elle rencontre une de ses faiblesses . Sansdoute, le Front National mélange-t-il le vrai et le faux . Il n'est pas exact que lerapport de citoyenneté soit un rapport de filiation. Si la nationalité s'acquiert par lafiliation, qui relève du droit civil, la citoyenneté s'obtient par la chose publique (laRépublique) et se rapporte au droit public.

Le lien civil, dans les Républiques modernes, n'est pas un rapport de droit privé.Mais, en revanche, il est vrai, il est exact, que la citoyenneté nationale - et ajoutonsmême la fédérale - ne peut reposer uniquement sur un acte de volonté subjective.Là encore, revenons à nos historiens et à Fustel de Coulanges dans sa fameuseréponse à Mommsen . A l'historien allemand qui prétendait que l'Alsace étaitallemande par la race et par la langue, Fustel a opposé le vrai et le seul principemoderne de la nationalité qui est celui fondé par la Révolution Française et l'auto-détermination des peuples . Votre principe, disait Fustel "qui a autorisé l'Etat à fairemain basse sur un Etat un prétextant qu'il partageait la même race et la mêmelangue, n'est que le principe du droit du plus fort . Notre principe à nous est qu'unepopulation ne peut être gouvernée que par les institutions qu'elle adopte librementet qu'elle ne doit aussi faire partie d'un Etat que par sa volonté et son consentementlibre." Et Fustel poursuit : "La race, c'est de l'histoire, c'est du passé ; la langue c'estencore de l'histoire et le signe d'un passé lointain . Ce qui est actuel et vivant ce sontles volontés, les idées, les intérêts, les affections . . ."

Un peu auparavant, il soulignait que la volonté n'est pas volontariste, qu'elle n'estpas une décision individuelle, elle n'est pas une forme de volonté de puissance carelle est elle-même liée à une nature qui est celle de la culture commune, que l'onappelle celle-ci "l'âme du peuple" ou "l'esprit du peuple" comme Renan ou Herder;ou "l'esprit général des nations" comme Montesquieu : "Ce qui distingue lesnations, ce n'est ni la race, ni la langue . Les hommes sentent dans leur coeur qu'ilsont une communauté d'idées, d'intérêts, d'affection, de souvenirs et d'espérances.Voilà ce qui fait la patrie . Voilà pourquoi les hommes veulent marcher ensemble,ensemble travailler, ensemble combattre, vivre et mourir les uns pour les autres . Lapatrie, c'est ce qu'on aime ."

Ce qui est redoutable, en conséquence, dans la proposition qui assimile lacitoyenneté à la filiation, ce n'est nullement son naturalisme . Car si les nationspréexistent aux sociétés civiles, il y a bien une nature des peuples, une nature desnations, et telle est la grande découverte du XVIIIème siècle et du début du XIXèmesiècle. Cette nature renvoie tout simplement à l'histoire et à la tradition, et il estexact que l'histoire existe, que la tradition existe, que les nations existent . Lacitoyenneté nationale n'est pas établie sur un contrat volontariste originaire, signéex nihilo et a priori par des citoyens en mal d'association . Elle est d'abord unhéritage. Il y a une nature de la citoyenneté, mais cette nature n'est pas dominiale,n'est pas patrimoniale, et elle n'est d'ailleurs pas non plus transcendante ni absolue.Elle est historique et juridique .

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En dernier ressort, comme le souligne Fustel de Coulanges, la citoyenneté supposele consentement et tel est le principe moderne . Des hommes devenus adultesconsentent à leur identité en partie reçue, en partie choisie . Le naturalisme nedevient dangereux que lorsqu'il prétend construire le lien civil sur le patrimoine,sur la langue, la race, voire même sur la culture, à l'exception du droit. Ce qui estdonc dangereux dans le naturalisme romantique dont procède, à sa manière, leFront National, ce n'est pas qu'il reconnaisse l'existence d'une nature du lien social,mais que cette nature, il l'universalise à l'excès ou qu'il la particularise exagérément,en oubliant que la nature de l'homme est histoire.

On ne viendra pas à bout de cette proposition en niant l'existence de cette histoirenationale . Autrement dit, la faiblesse de la tradition républicaine devant l'énoncéselon lequel la citoyenneté repose sur une filiation tient au caractère erroné de saréponse. La citoyenneté n'est pas seulement fondée sur le contrat, elle procède ausside la tradition. Est-ce à dire qu'il faut rendre les armes et abandonner le droitpolitique républicain? Il ne s'agit pas d'accepter que la citoyenneté soit identique à lafiliation, elle ne l'est pas, elle ne l'a jamais été que dans les sociétés esclavagistes et lerabattement du lien politique sur la biologie, sur l'écologie, même s'il commande demanière bénigne avec la chanson de Cyrano de Bergerac, finit toujours très mal avecl'apartheid ou avec l'extermination . Mais il faut reconnaitre qu'il n'y a pas de viecommune avec un principe national, sans un esprit du corps politique qui doit êtretransmis, magnifié, relevé.

II . La citoyenneté comme rapport de propriété

Le droit politique républicain affirme que la citoyenneté n'est pas un rapport dedroit privé mais de droit public . C'est que, en raison de l'idée de souveraineté dupeuple, la puissance publique et l'Etat ne sont pas patrimoniaux : ils appartiennent àtous, c'est-à-dire à personne. La République n'appartient pas, elle ne relève pas de lapropriété. Ce sont les régimes politiques de l'Antiquité qui, à la différence desrégimes modernes, réservaient l'accès des droits politiques aux hommes libres, etqui qualifiaient la liberté civile par le seul droit du sang en confondant les droitspolitiques et les droits civils.

La citoyenneté n'est plus romaine, n'est plus patricienne, n'est plus esclavagiste.Malheureusement, l'assertion qui pose que le lien civil est un rapport public est àdemi exacte . C'est qu'elle ne rend pas tout à fait compte de la réalité . Il faut ennuancer la vérité, en distinguant ce qui ce qui est de ce qui devrait être.

Il n'est pas vrai, hélas, que dans la France d'aujourd'hui, la puissance publique soitdébarrassée de toute forme d'appropriation privée ou que la citoyenneté,notamment dans ses exercices les plus élevés, ceux qui donnent accès à décision et àl'Autorité Publique, soit ouverte à tous . Si le lien civil contient encore des pansentiers du lien de dépendance féodale, comme le vocabulaire politique n'en fait pasmystère (baronnie, chevalerie, clientèle), c'est parce que la pièce maîtresse de la viepolitique, l'Etat Administratif, né sous l'Ancien Régime, garde encore, avec sesgrands corps, des castes ou à tout le moins, une élite catégorielle encore très étroite .

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On peut ainsi entendre le discours de Jean-Marie Le Pen comme la réponse duberger à la bergère, comme le discours franc, brutal du reître féodal levant unearmée de petites gens pour prendre la place de la noblesse d'Etat clandestine maistoujours installée. Nous revenons ici à notre point de départ : le système des grandscorps de l'Etat qui constitue le vivier des acteurs du cursus honorum dont nousavons souligné le caractère oligarchique . Et nous arrivons à un second aspect de ladéfinition de la citoyenneté : la citoyenneté capacitaire.

Cet aspect est sans doute le plus important parce qu'en lui coexistent des élémentsd'origines différentes qui conspirent, à mon sens, à ce que Arno Mayer a appelé trèsjustement "la persistance de l'Ancien Régime" et qui nous conduit dans l'oeil ducyclone de la crise républicaine et du malaise dans la citoyenneté . Disons lesimplement : la citoyenneté en France demeure, dans son aspect le plus prestigieuxet à ses étages les plus élevés, capacitaire . La tradition républicaine s'en est justementenorgueillie, en soulignant combien les républicains avaient permis à la Républiquede donner aux plus méritants de ses citoyens, des marques justifiées de faveurs, ducaractère progressiste d'un tel idéal . L'idéal de la citoyenneté capacitaire a étédéveloppé, systématisé, longuement réflechi, comme Claude Nicolet l'a montrédans L'idée républicaine en France, par les idéologues (Volney, Cabanis, Daunou,Destut de Tracy), fondateurs notamment de l'Institut de France.

L'idéologie capacitaire trouve son origine dans la Philosophie des Lumières, dans lapensée de Condorcet et dans celle de Voltaire, selon lequel on ne peut développer lacitoyenneté sans les lumières de la raison, pàrce qu'un peuple ne devientvéritablement civilisé que s'il est discipliné par les moeurs et par l'entendement.Kant, au XVIIIème siècle, dans sa réponse à la fameuse question : "Qu'est-ce cue lesLumières - sapere aude aie : le courage de te servir de ton propre entendement", adit mieux que personne la grandeur, l'éclat du service rendu au genre humain parun tel idéal. Pourtant, il a aussi sa limite, évoquée d'emblée par Rousseau, etcomprise par Kant lui-même. Si, en effet, on assimile l'homme à ses compétences,son savoir, ses moeurs, on exclut immanquablement de l'humanité les ignorants,les pauvres en esprit, le peuple . On divise l'humanité entre ceux qui savent et ceuxqui ne savent pas . On rejette le vulgaire que l'on essaie par ailleurs de faire entrerdans la civilisation par la seule contrainte de la discipline (enfants, femmes,colonisés).

L'objection de Rousseau, venue de la conscience protestante qui avait déjà étéacculturée dans la politique d'Outre-Manche et d'Outre-Atlantique, contre latradition et la suprématie de l'entendement, est à la fois simple et forte. Leshommes ne se caractérisent pas seulement par la compétence, ils détiennent uneconscience . La conscience universelle est plus haute que la compétence . Cettedistinction est au principe de la discrimination kantienne entre la Raison Pure et laRaison Pratique. Cela signifie que, dès le XVIIIème siècle, l'idée philosophique selonlaquelle on pouvait et on devait fonder la citoyenneté sur la compétence, idée qui sedéveloppera donc chez les idéologues et, après eux, chez les Saints-Simoniens et lespositivistes, a fait problème et suscite des doutes. Avant de peser la gravité de ces

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doutes, observons d'abord quelles ont été les conséquences d'une telle conception dela citoyenneté.

La première a été de donner à la compétence et non à la conscience et à la liberté deconscience la place fondamentale dans l'exercice de la citoyenneté. J'ai étudiéailleurs comment l'Article 10 de la Déclaration des Droits de l'Homme a énoncé trèsrestrictivement la liberté de conscience, puisqu'au texte proposé par le Pasteurprotestant Jean-Paul Raboud Saint-Etienne : "La liberté de conscience est un droit del'homme, la liberté du culte est un droit du citoyen", a été préféré le libellé : "Nul nepeut être inquiété pour des opinions mêmes religieuses, pourvu qu'elles netroublent pas l'ordre établi par la loi".

La citoyenneté en France n'est donc pas fondée sur le jugement en conscience maissur l'exercice d'une compétence, et un tel principe est en consonnance, qui ne lesent, avec une vie politique qui, par ailleurs, est établie sur l'arbitraire d'une autoritéde gestion davantage que sur l'arbitrage judiciaire . De la promotion de l'idée decompétence, fondement de la citoyenneté, se déduit la place cardinale de l'école dansla formation républicaine. Si la citoyenneté est fondée sur le savoir, la République avitalement besoin de l'école et celle-ci s'est avérée indispensable, moins pourpréparer à la vie professionnelle que pour conduire à la vie civique . Dès lors, l'école,et mieux les grandes écoles, déboucheront immédiatement sur l'Etat . Seuls ceux quidétiennent les lumières suffisantes seront réputés aptes à exercer le service de l'Etat.

A ce point, bien entendu, la République est entrée en contradiction avec laDémocratie . Car la démocratie ce n'est pas le gouvernement des meilleurs, des plussavants et des plus compétents, c'est le gouvernement de tous et c'est legouvernement du peuple . Il vient un moment où la méritocratie se transforme,sinon en aristocratie, du moins en corporatisme, quand les grands corps enviennent à se considérer comme les seuls détenteurs légitimes de la puissancepublique.

Je terminerai ici en disant que ce malaise dans la citoyenneté qu'exprime le FrontNational est durablement et profondément enraciné dans le droit politiquerépublicain. La République, en effet, s'est emparée de l'Etat de Droit et l'aperfectionné. Elle a déclaré les Droits de l'Homme de façon solennelle . Elle a établiun lien civil fondé sur le droit et émancipé de la théologie, grâce à la laïcité, maiselle n'a pas été assez loin dans le développement démocratique, peut être parcequ'elle a surestimé la part des droits civils par rapport aux droits de l'homme . Elle aétabli le pacte social sur un contrat volontariste juré entre hommes, adultes, sansl'inscrire dans la nature humaine qui fait l'homme, au sens générique du terme : unêtre sexué, hommes et femmes, destinés à procréer et à élever des enfants.

Cette abstraction du droit politique républicain, de la Constituante et de laConvention, justement dénoncée au XIXème siècle, a eu pour conséquence delaisser les républicains désarmés devant le choc en retour de la nature qui a souvent

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pris les formes de la tradition rétrograde, déjà dans le Code Civil Napoléonien etavantage dans toute la pensée de la contre-révolution . D'une manière générale, latradition franc-maçonne, tradition ésotérique, dont sont exclus les femmes et lesenfants, a préparé la fragilisation de la base sociale du républicanisme . Le pacte socialne doit pas être fondé sur le libre arbitre de la volonté, mais sur la doublereconnaissance d'une loi naturelle, qui protège la vie et la sûreté individuelle, etd'une nature humaine.

Ensuite, le droit politique républicain a fondé la citoyenneté dans ses formes les plusélevées, sur la compétence et non sur la conscience et justifié, malheureusement,l'existence d'une sélection du talent qui reste la justification des grands corps.L'institution étatique de l'Ancien Régime des grands corps d'Etat a ainsi perduré etavec elle l'appropriation très étroite de la décision politique, sans oublier lafascination des élites bourgeoises pour l'aristocratie et les distinctions sociales.

Enfin, le droit politique républicain, à partir de la réaction thermidorienne et del'organisation napoléonienne, a gardé le pouvoir de l'Etat administratif qui s'étaitmis en place sous l'Ancien Régime, avec la suprématie du Ministère des Finances,avec la prééminence de l'Administration, gère, a priori, à la place d'un juge quiarbitrerait a posteriori.

Ces caractéristiques expliquent, à mon sens, une certaine incertitude de laRépublique, qui la laisse fragile et désemparée, peu apte à enrayer les dérivesbonapartistes, voire impériales ou impérialistes . Certes l'Empire n'est pas laRépublique, ni l'Etat français du Maréchal Pétain, mais les défenses de la Républiqueont régulièrement cédées devant les catastrophes qui l'ont menacée.

De là cette conclusion que je vous propose : si à l'évidence, la citoyenneté ne reposeni sur la filiation, ni sur la propriété et si, en revanche, elle peut et doit s'enracinerdans le droit politique, il faut, pour surmonter sa crise actuelle, transformer le droitpolitique républicain .

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LA CITOYENNETE, UNE SUBJECTIVITE EXOGENE

François FOURQUET1

Généralement, on aborde le problème de la citoyenneté sur une scène où campe lacommunauté, la nation, la société, et au-dessus de la société un Etat, avec un certainrapport entre l'Etat et la société. Sur les côtés de la scène, ou même dans lescoulisses, il y a le monde extérieur, les autres peuples, les autres nations, les rapportsde force, l'économie- monde, qui font de la figuration . Je pose la question : et si parhasard, au lieu d'être déterminée par des relations juridico-politiques entre lepeuple et lui-même, entre l'individu et le peuple ou entre le peuple et l'Etat, lacitoyenneté était déterminée par des relations entre la communauté et le mondeextérieur? Voilà l'axe de mon questionnement. Je ne prétend pas faire ici un exposéscientifique!

1. La politique, synthèse des trois fonctions de la souveraineté

Selon Dumézil, spécialiste des mythes indo-européens, toute société a trois besoinsfondamentaux : la religion, qui unifie le peuple par la culture et la justice ; la guerre,qui le protège ou conduit sont expansion; et la richesse, l'abondance dont l'activitééconomique est l'équivalent moderne. Ces besoins ne sont pas des réalitésobjectives mais des fonctions nécessaires à la formation de la souveraineté. Lapolitique n'est pas une fonction parmi d'autres et encore moins un palier de laréalité à côté du culturel et de l'économique ; la politique, c'est la synthèse de cestrois fonctions, c'est l'exercice de la souveraineté. Aucune des fonctions n'estsupérieure aux autres : la société n'est pas réglée en dernière instance ou en dernièredétermination par l'économie, la guerre ou la religion . La religion ne dirige pas plus

1 . Maître de Conférences en Sciences économiques, Université de Pau et des Pays de l' Adour.Auteur de Richesse et puissance. Une généalogie de la valeur,, La Découverte, 1989 et de Valeur desservices collectifs sociaux . Une contribution à la théorie du social avec Numa Murard, IKERKA, 1992 .

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l'histoire que l'économie dans la problématique marxiste . Voila le cadre généraldans lequel je voudrais introduire le problème.

2. Puissance et justice : division entre point de vue intérieur et point de vueextérieur

Les nations européennes sont nées d'une fragmentation de la Chrétienté médiévaledans un affrontement mutuel qui les ont défini en les opposant . La politique (etchacune des trois fonctions) est donc partagée entre deux aspects, deux faces oudeux points de vue:- un point de vue intérieur qui correspond à la cuisine intérieure de la société, dupeuple ou de la nation; le monde extérieur n'est plus qu'un décor, un énormefigurant; l'esprit met en scène la société dans son rapport avec elle-même, lesindividus sujets ou citoyens, l'Etat, etc.- un point de vue extérieur qui est radicalement différent et pourtant lié à la mêmesouveraineté. On n'y a accès qu'en s'évadant de cette scène pour se placer au pointde vue mondial et sur très longue durée -et là je fais référence à Fernand Braudel.De là haut, on voit une scène planétaire dans laquelle s'affrontent, s'allient ou sedéchirent les nations.

Ce point de vue extérieur est déterminant pour expliquer la responsabilité du Princeau sens abstrait du terme . Le souverain est toujours partagé entre les deux points devue: d'un côté l'unité intérieure et de l'autre, l'unité pour l'extérieur . La religion,ou la nation, notre religion à nous, a une fonction intérieure de cimenter l'unitéentre les individus pour former une communauté, mais c'est aussi le moteur del'expansion extérieure . C'est la Chrétienté médiévale qui justifie, explique, mobilisel'Europe dans l'affrontement avec l'Islam . Dans la période moderne, c'est lareligion de la nation qui mobilise le peuple dans son affrontement, guerrier ou pas,avec les autres nations pour la suprématie européenne ou mondiale . La guerre elle-même - deuxième fonction -, a un aspect extérieur absolument évident ; la fonctionmilitaire est toute entière dirigée vers la défense ou la conquête extérieure, mais là-aussi elle a un aspect intérieur, ne serait-ce que par des aspects concrets comme lacirconscription démocratique, l'intégration des jeunes par le service militaire.

Quant à l'économie, les deux aspects sont évidents et c'est l'économie qui va mepermettre d'introduire le problème du social . L'aspect intérieur, c'est la satisfactiondes besoins des citoyens, des consommateurs . Les citoyens deviennent citoyens-consommateurs et même mieux consommateurs-souverains, selon l'expressionclassique en science économique . Toute la science économique classique et néo-classique s'est fondée sur le postulat du consommateur souverain : l'économie apour but la satisfaction de ses besoins, le bien-être des citoyens, et ce point de vue esttrès bien exposé chez le père fondateur du libéralisme, Adam Smith . Ce bien-êtredes citoyens qui occupe toute la place du point de vue intérieur, est contrebalancé

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par la puissance économique qui apparait dans le point de vue extérieur:l'économie, c'est la richesse, l'abondance, mais c'est d'abord l'abondance dans lecadre de la compétition mondiale, c'est l'alimentation de l'énergie collective tenduedans l'affrontement aux autres nations -puisque l'unité de base est aujourd'hui lanation- et cela en tant de guerre comme en temps de paix. En temps de guerredepuis le Moyen-âge, la capacité de soutenir une guerre longue, de fabriquer desarmements et des munitions en quantité suffisante pendant une longue durée, a étéle critère décisif de la victoire et la défaite des peuples : l'économie est partieintégrante de la mobilisation guerrière. Depuis 40-50 ans, la guerre mondiale n'estplus directement en action, elle est remplacée par la compétition mondiale pourune suprématie de type économique sur l'économie-monde, pour reprendre unconcept braudelien, pour un leadership "écomondial". Le point de vue de lacompétition mondiale est déterminant et il apparait dans les discours des vraisdirigeants, non pas des hommes politiques qui aspirent au pouvoir (ceux-là seplacent de préférence au point de vue intérieur plus proche des préoccupations desélecteurs), mais de ceux qui, quand ils sont au pouvoir, sont immédiatement habitéspar la contradiction. Dans la théorie du domaine réservé inventé par le général DeGaulle, on peut discerner clairement cette division du pouvoir comme division destâches. Le Président Mitterrand tient à la fois les deux bouts de l'ambivalence: d'uncôté il est totalement responsable de la relation extérieure et ne laisse a personne lesoin de le faire à sa place - par exemple, il a consacré son énergie depuis deux ans àréussir l'aventure européenne ; mais d'un autre côté, quand il le faut, il rappelletoujours le principe de justice sociale, de justice tout court, qui est le principeintérieur par excellence, celui qui fonde la possibilité même d'une religioncommune donc d'une communauté.

Avec Numa Murard, nous avons opposé la société à la nation pour illustrer cesdeux points de vue . La société, c'est l'objet de la sociologie, du droit, de la scienceéconomique, de l'étude intérieure de la collectivité . La nation, c'est la société en tantqu'elle est vue du point de vue mondial et qu'elle est donc confrontée, sinonaffrontée, aux autres nations avec lesquelles elle est en conflit ou passe des alliances,ou les deux à la fois. La société et la nation se déterminent mutuellement. Ce nesont pas deux réalités différentes, c'est la même réalité éclairée par des contraintesdifférentes : contrainte d'unité et de cohésion sociale intérieure ou de justice,contrainte d'unité et de cohésion extérieure, d'énergie par rapport à et pourl'extérieur, pour la puissance . Ce conflit intérieur/extérieur, justice/puissance,société/nation, traverse toutes les fonctions sociales . Mais les sciences sociales, laplupart du temps, ont coutume de s'enfermer dans le point de vue intérieur.

3. Le social, face intérieure de la souveraineté

Le social, domaine constitué de manière relativement autonome à partir de la findu XIXème siècle, que Jacques Donzelot et François Ewald ont admirablement

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analysé, et la protection sociale qui en est la forme institutionnalisée moderne,participent directement de la première fonction, celle qui constitue le lien social. Lareligion, la justice, en effet fondées sur et aspirant à la solidarité, rend possiblel'appartenance à la communauté . C'est tout simplement une forme de justice : aulieu que ce soit la justice judiciaire, celle que les premiers Capétiens, qui nepossédaient que l'Ile de France, voulaient imposer aux vassaux qui le contestaient,ou encore celle que rendait Saint Louis sous son chêne, c'est la justice sous sa formesociale. Mais cette justice sociale implique une autre fonction, la richesse . En effet,"justice sociale" implique une redistribution des richesses ; et l'autorité politique (ouson auxiliaire la Sécurité sociale, en dépit de la fiction de l'autonomie de gestion)procède à une redistribution des revenus: le tiers de nos revenus est entièrementdéterminé par la réglementation politique. En fait, si on tient compte du contrôle del'Etat sur la gestion des salaires et des conditions d'exercice du travail, c'est mêmeles 2/3 des revenus qui sont contrôlés par l'autorité politique. Historiquement, lesocial et le service public sont apparus à partir de 1860-1870 comme des initiativespour intégrer la société en nation, substituer le service à la puissance, convertirl'autorité publique en service public, service social ou service collectif social . Ils'agissait -et là, je ne fais que suivre les enseignements de Donzelot ou d'Ewald- decréer une citoyenneté française au dessus de la lutte des classes pour prévenir lalutte des classes au nom d'une réalité supérieure aux déchirures sociales. Il faudraitsaisir l'aspect extérieur qui a déterminé la formation de ces deux grands domainesque sont le service public et le social . Le social, explique Donzelot, est né d'undessaisissement des entreprises d'une grande partie de la gestion du prix et desconditions d'exercice de la force de travail au profit de l'autorité politique qui nepouvait laisser aux patrons le soin de régler une' chose aussi importante . KarlPolanyi a montré que le travail n'est pas une marchandise comme le prétendl'économie politique classique ou néo-classique . La réduction de l'homme à sa forcede travail n'est qu'une fiction nécessaire au fonctionnement du marché . Maisl'autorité politique, elle, ne se laisse pas prendre par les fictions, elle sait ouexpérimente qu'au fond du fond l'homme est avant tout un citoyen, membre de lacommunauté, avant d'être une force de travail, et que si la gestion marchande de laforce de travail dérape, eh bien il faut s'en occuper soi-même.

Ce domaine social repose sur le concept de solidarité. Ce mot de solidarité justifieles interventions de l'autorité politique actuelle et notamment du Président : lasolidarité est la condition nécessaire de la cohésion nationale . Le service public, à encroire Ewald et Donzelot, se justifie à la fin du XIXème siècle par le même principede solidarité. C'est au nom de la solidarité que l'autorité politique, que la puissancepublique se convertit en service public, au service du public . L'idée que l'Etat est auservice du public n'est pas une invention des fondateurs de la doctrine du servicepublic, mais vient de Smith lui-même; l'idée que l'Etat est le "serviteur du public"se trouve en toute lettre dans la Richesse des nations . C'est un très ancien but dupouvoir de faire oublier qu'il est un pouvoir tutélaire, économiciser son apparence,

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metamorphoser la puissance en service pour mieux se faire accepter par lacommunauté qu'il cherche à intégrer en nation.

La solidarité est donc la face intérieure de la souveraineté, de même que le servicepublic est la face intérieure de la puissance publique ; mais cela pose deux problèmes.Premier problème : le social et le service public . Le service public, c'est le nomjuridique du service collectif et notamment du service collectif social . Le social, leservice public, ça coûte cher . Du point de vue extérieur, soit il y a la guerre soit lacompétition, et pour l'autorité politique, il y a conflit entre le maximum de bien-être, de service public et de social d'un côté et de l'autre côté le maximumd'énergie, de surproduit, de ressources collectées et dirigées dans et pourl'affrontement extérieur . De ce point de vue les dépenses sociales de la nation,consacrées au social et au service public, apparaissent, au même titre que laconsommation marchande individuelle, comme les frais généraux de la nationconsidérée comme une entreprise productive de puissance et non pas de richesse.Alors il faut toujours arbitrer entre le bien-être et la puissance, exactement commequand on dirige un bateau, on arbitre au plus près du vent mais pas trop sinon lebateau va sombrer. Arbitrer, au sens où un montagnard doit choisir entre lemaximum de matériel et le minimum de matériel : s'il prend le maximum, il esttrop encombré, trop lourd, et il ne parvient pas au sommet ; et s'il prend leminimum, il n'est pas suffisamment outillé. Ou encore, arbitrer comme un arbrequi d'un côté doit solidement prendre racine sinon la moindre tempête va lerenverser, mais d'un autre côté doit en même temps se faire fin, léger et aérien pourcapter la lumière avec lequel il est en concurrence avec les autres arbres . Ce premierproblème est celui du coût social, du coût collectif de la création même d'une nationet ce coût doit être pris en compte au sens propre, c'est-à-dire comptabilisé.

Deuxième problème : dans la citoyenneté, il y a quelque chose de plus que dans lesimple social - Blandine Barret-Kriegel l'a très bien repéré et identifié -, il faut quecette solidarité soit vécue et voulue par les citoyens; autrement dit, la subjectivationde l'appartenance collective est au coeur même de la citoyenneté . Il y a unecitoyenneté objective décrite par Blandine Barret-Kriegel, celle de la filiation, del'héritage ou de l'histoire, et une citoyenneté subjective qu'elle soit irréalistecomme celle du contrat ou réaliste comme celle que décrivait Fustel de Coulanges, àsavoir :"j'aime la France" ou "j'aime être français" . Là, on voit bien qu'il y a unesubjectivation de la citoyenneté.

4. La citoyenneté est une subjectivité exogène

L'assentiment semble le fondement d'une citoyenneté active, quelles qu'en soientles formes juridiques : c'est dire oui à la la communauté; c'est ce par quoi l'individuintériorise son appartenance et s'identifie à la cité . En terme objectif, la citoyennetéest simplement la jouissance du droit de cité, mais encore faut-il savoir ce qu'on fait

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de ce droit de cité et si on en a envie . J'ai envie d'avoir ce droit de cité, je désireavoir ce droit de cité, et tout change . On peut dire que la force de la cité, la force de lacommunauté est proportionnelle à l'intensité subjective de la citoyenneté, àl'intensité de la totalisation subjective, c'est à dire la formation d'un tout subjectifqui domine, synthétise tous les sous-ensembles institutionnels, régionaux oufamiliaux qui composent la société . Cette subjectivation n'est pas nécessairementconsciente et c'est là que Fustel de Coulanges donne à réfléchir . J'ai d'ailleurs trouvédans le Robert : citoyenneté, "état de jouissance du droit de cité" (je rajoute: en tantqu'il est désiré) "concerne le sujet de droit de la République" ; le citoyen françaiss'oppose au citoyen britannique, mais à mon avis ce n'est pas très éclairant . Parcontre, Fustel de Coulanges dit (je suppose dans la Cité antique) : "le citoyen est celuiqui a des parts occultes de la cité" . C'est exactement la première fonction de lasouveraineté, celle d'une religion commune qui donne la consistance subjective dela communauté, qu'elle soit nation ou autre . La nation est la forme moderne de lacommunauté, mais rien ne prouve qu'elle soit éternelle : puisqu'elle a eu un début,elle aura nécessairement une fin et l'Europe communautaire est peut-être un indicede son effacement.

Cette création de subjectivité, appelée citoyenneté, n'est pas un phénomèneendogène; elle n'est pas intelligible et ne se produit même pas dans le cadre d'unenation considérée de manière isolée . Cette subjectivation est, dès sa naissance,mondiale, internationale . Le lien extérieur engendre ou n'engendre pas cettecitoyenneté subjective . On est convaincu de se sentir appartenir à une communautéparce qu'on a une vision de cette communauté par rapport à d'autres communautés

on se sent Allemand par opposition à se sentir Russe ou Français . Et peut-être quele Front national exploite et développe une émotion de résistance à la disparitioninéluctable d'une nation française telle qu'elle nous a été enseignée à l'issue de laguerre dans notre instruction civique et nos livres d'histoire . "Non! Il n'en est pasquestion!": il y a un raidissement, un refus : "non! il faut que ça reste!"

Ce caractère exogène ne veut pas dire que la citoyenneté naît ailleurs, mais qu'il estengendré ici par la relation extérieure . Peut-être que le mot exogène est trop fort; il ades intensités variables selon les situations, les contextes mondiaux . Par exemple,j'ai toujours été frappé de voir la qualité et l'intensité du patriotisme de mesparents, oncles et tantes qui avaient fait la guerre, résisté etc ., par rapport à lagénération d'après guerre que je représente (je suis né en 1940) . Ils ont vus'émousser ce sentiment patriotique pour lequel ils avaient parfois risqué leur vie.Ce sentiment était beaucoup moins intense pour moi que pour eux parce qu'il n'yavait plus la guerre, mais il y avait la domination américaine, l'ouvertureatlantique, la décolonisation et la sale guerre d'Algérie . Il y a des momentsd'intensité et des moments de faiblesse subjective de la citoyenneté commeactuellement . J'ai été très frappé par l'engagement du Président Mitterrand pourl'Europe depuis sa deuxième élection; on peut dire que Maastricht est un succès

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même s'il est mitigé et que tout le monde s'en fout . Les dernières élections (mars1992) ne se sont pas du tout jouées sur le succès de l'Europe; les gens ne sont pasobsédés par la position de la citoyenneté française par rapport à une éventuellecitoyenneté européenne concrètement posée dans le droit de vote des immigrés,tout le monde s'en fout parce que ce n'est pas le problème. On peut me rétorquerque cela va à l'encontre de mon idée, à savoir que les relations extérieures dé-terminent la citoyenneté subjective intérieure, et je suis d'accord . (note 1) . Il est vraique c'étaient des élections cantonales et régionales, mais quand même ça n'intéressepas les Français en ce moment et pourtant l'avenir se joue dans cette intégrationeuropéenne. Il y a un énorme décalage entre cette relation extérieure gérée par lePrésident et son entourage, et la réalité d'un vote qui se pose uniquement sur desproblèmes intérieurs : le bien-être, l'aménagement de ceci ou de cela,l'environnement, la consommation.

A mon avis, aucune politique sociale faisant appel à la participation, tendant àéveiller une nouvelle citoyenneté, n'aura d'effet si elle provient d'un pouvoir quin'a plus de crédit . Le crédit du pouvoir, sa crédibilité, son prestige et son influence,précède le succès ou l'insuccès des politiques participatives . Or, ce crédit du pouvoirlui vient de l'extérieur. Une nation montante qui croit en sa mission, qui s'investitd'une mission, a un pouvoir intérieurement crédible : son crédit extérieur rejaillitintérieurement et rend possible les politiques sociales participatives . Inversement,un pouvoir qui ne croit plus en lui, qui n'arrive pas à se positionner de façon activesur l'arène internationale, aura beau parler de participation, il n'arrivera à rien.Autrement dit, il y a d'abord un élément irrationnel, que le droit ne peut pas saisir,de confiance, de croyance et même de foi en une religion commune qui conditionnetout le reste : qui conditionne le contrat social si l'Etat de l'époque pense en terme decontrat social, qui conditionne les politiques participatives, qui conditionne lesentiment d'avoir un héritage culturel commun etc . Il y a d'abord un acte de foidont je me demande de quoi il dépend, mais qui est certainement irrationnel . Il y aune distinction entre entre l'idée d'une conscience collective -sans que ce soitnécessairement celle de Durkheim- et celle d'un inconscient collectif, non pas ausens de Jung, mais au sens de cet essai des années vingt de Freud, Psychanalysecollective et analyse du moi dans lequel il analyse les phénomènes d'identificationde l'individu au chef et les mécanismes de formation inconsciente d'unecollectivité subjective. C'est ce qui fait que quand la nation a le vent en poupe, lacitoyenneté marche : on va faire la guerre en chantant, une fleur au fusil, auxAllemands en 1914 et un petit peu moins en 1939, il faut bien le dire . Laparticipation à la citoyenneté, guerrière en l'occurrence, il n'y a pas besoin d'aller lasolliciter par les politiques sociales au sein de l'armée, cela se fait tout seul;

1 . Cette conférence a été prononcée en mars 1992 . Au cours de l'été 1992, les choses ont bien changé . Ladéfense de la nation française est précisément passée au premier plan, face à une dilution dans unensemble, une citoyenneté et une souveraineté européenne . Les problèmes et clivages intérieurs ont étéentièrement surdéterminés par ce qui se passait à l'extérieur .

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inversement, quand on y croit pas, on déserte, on fait le strict nécessaire, on chercheà protéger sa vie, comme les soldats en Algérie dont la mission ne convenait pas àcette génération (Cf . le film de Rotman).

Autre exemple de problème de citoyenneté, c'est celui de l'intégration des Beurs . Ona bien senti pendant la guerre du Golfe qu'il y avait une réticence de la part desBeurs ou du moins des institutions représentatives de leur communauté . Là, onpeut voir la détermination extérieure de la citoyenneté : c'est par rapport à unesituation mondiale dans laquelle la France était d'une certaine manière engagée quese posait le problème de la citoyenneté pour cette partie du peuple que sont lesBeurs.

5. Une citoyenneté européenne, une affaire extérieure

L'Europe n'existera sans doute pas sous forme de nation européenne . Mais lespolitiques d'intégration économique, les politiques étrangères communes (qu'on avu si misérablement se réaliser en Yougoslavie), les politiques institutionnellescommunes ne se réaliseront que si cet irrationnel fonctionne; c'est à dire si cette ad-hésion affective préalable à la construction institutionnelle de l'Europe se produiteffectivement. Cette subjectivation de la citoyenneté européenne précédera lessuccès ou les échecs des politiques institutionnelles . Je suis convaincu que c'est surune poussée populaire qu'on arrivera peut-être à ce que Philips, Thomson, Olivetti,s'entendent vraiment pour fabriquer des puces européennes ou pour mettre aupoint le système de télévision haute définition. Les dirigeants politiques et écon-miques seront, ou non, portés par cette citoyenneté populaire subjective et affective:"J'aime l'Europe" . Et cela se joue sur des choses très concrètes . J'habite une zonefrontalière où il y a quatre communautés . Il y a des Espagnols, habitant jadis dansun pays sous-développé, fermé, étouffant sous une dictature archaïque et pourlesquels on n'avait pas beaucoup d'admiration; or, du fait de leur adhésion à lacommunauté européenne, les Espagnols sont citoyens à part entière de l'Europe . LesPortugais ne sont plus des immigrés en Europe : ils sont chez eux. Les Basques ontun sentiment d'identité qui va de la simple sympathie jusqu'au nationalisme vio-lent; il était jusqu'alors confronté au sentiment d'appartenance espagnol oufrançais; mais dans le contexte européen, le problème s'ouvre, il y a plusieursniveaux de subjectivation pas forcément conflictuels.

Comment se construit ce sentiment d'appartenance européen dans cette diversité decultures, ces conflits d'intérêts et ces rivalités de puissance? Mon hypothèse est : cequi va peser le plus sur la formation de cette subjectivité européenne, ce n'est pasune logique interne, un travail institutionnel qu'on va faire à l'intérieur del'Europe, mais la prise de position effective de l'Europe par rapport au reste dumonde. Nous n'en sommes qu'au début. Nous n'avons pas senti l'Europes'imposer comme force active dans dans le nouvel ordre mondial . Elle négocie destarifs douaniers, se dispute sur un budget, mais ne prend pas position clairement

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sur les grands problèmes du monde, sur la faim dans le monde, sur l'interventionhumanitaire; elle ne s'engage collectivement en Somalie, ni en Yougoslavie . Pourl'instant, l'Europe des 12, c'est une expression géographique . Tant qu'on en sera là,la construction intérieure s'enlisera . En résumé: la citoyenneté, c'est une affaireextérieure. Et l'extérieur prévaut toujours sur l'intérieur .

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CRISE DE LA MEDIATION

Pierre MULLER 1

L'analyse des politiques publiques est fortement marquée par les travaux d'auteursanglo-saxons comme Jones ou Lindblom. En France, cette discipline est souventassimilée à des études de management public exclusivement centrées sur l'étudedes processus de décision. Comme d'autres auteurs, j'essaie, pour ma part,d'intégrer cette analyse de la décision publique dans une réflexion plus globale surl'articulation entre les groupes sociaux et l'Etat et c'est dans cette perspective que jem'intéresse à la notion de médiation. Il me faut donc, tout d'abord, indiquer à quoiréfère cette notion quand elle est appliquée aux politiques publiques.

I . LES POLITIQUES PUBLIQUES COMME MEDIATION

Le premier aspect de la médiation est un processus de construction d'images dumonde, pour utiliser le langage d'Habermas, c'est-à-dire une fabrication de sens.Chaque politique publique (politique agricole, sociale ou industrielle) est en effetun processus par lequel la société construit une vision du monde dans undomaine précis . Elaborer une politique publique, c'est définir la place, et le rôled'un secteur ou d'un domaine dans la société (c'est ce que j'ai appelé laconstruction du "rapport global-sectoriel") . Par exemple, la politique du RMIdéfinit ce qu'est un "pauvre" dans la société française, alors que la politique dedéfense doit définir ce qu'est "l'ennemi" . De même on construit la notion de"banlieue" ou on détermine à quoi sert un paysan dans l'Europe d'aujourd'hui.

Donc, à l'origine de chaque politique publique, il y a un processus de construction_, e ce que j'appelle le "référentiel" : un ensemble de normes, d'images du monde,de visions de ce que doit faire l'Etat dans le cadre de cette politique publique . Dansun article récent de la Revue française de science politique, Bruno Jobert revient

1 . Directeur de recherche au CNRS. Centre de Recherches Administratives - Fondation nationale des

sciences politiques .

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sur cette notion de référentiel en mettant en évidence sa relation avec la notion deparadigme . De fait, le référentiel d'une politique publique, c'est l'ensemble desimages qui structurent la perception du monde des acteurs qui élaborent et mettenten ceuvre cette politique, sachant que cette vision du monde n'est pas univoque etpeut être, au contraire, contradictoire, complexe, sujet à débats . En voici deuxexemples.

Premier exemple : quand j'ai étudié l'histoire de la politique agricole française dansles années soixante, j'ai essayé de montrer comment, à la fin des années cinquante,le Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) avait construit à propos del'agriculture un nouveau référentiel . Cela signifie d'abord que les responsables decette organisation ont su décoder le monde : ils ont permis aux acteurs de lapolitique agricole (et à la masse des paysans) de comprendre les changements encours dans le secteur agricole . Par exemple, le CNJA n'a pas hésité à affirmer queles exploitations agricoles françaises manquaient de compétitivité parce qu'ellesétaient trop petites, donc trop nombreuses . Une telle affirmation parait banaleaujourd'hui mais, dans le contexte de la fin des années cinquante, c'était uneformidable rupture par rapport au consensus général en faveur du maintien d'unepaysannerie nombreuse et peu modernisée . D'autre part, non seulement lesleaders du CNJA ont décodé l'évolution du monde, mais ils ont élaboré unprogramme politique pour répondre à ces évolutions . Ils ont proposé et faitadopter une nouvelle politique qui était orientée sur l'encouragement à laconcentration foncière et donc au départ des agriculteurs.

Le nouveau référentiel de la politique agricole est donc à la fois le produit d'unprocessus de décodage, de compréhension du monde et d'un processusd'élaboration de mesures permettant d'agir sur cette évolution du monde enl'accélérant. C'est en cela que la médiation est un processus de natureessentiellement cognitive : les médiateurs produisent de la connaissance dans lamesure où ils provoquent un effet de dévoilement qui, brusquement, permet auxautres acteurs de mieux comprendre le monde qui les entoure.

Deuxième exemple : l'étude que j'ai faite sur le programme Airbus montreexactement le même phénomène de médiation, mais dans d'autres circonstanceset avec d'autres acteurs. Si on se reporte en 1968-69, on constate que le programmeAirbus, qui venait juste d'être lancé, courait à l'échec . Manifestement, le produitn'était pas celui que voulaient les compagnies aériennes internationales et leprogramme était parti pour faire un deuxième Concorde, beaucoup moins chercependant ! En effet, Airbus avait été conçu, comme tous les programmesaéronautiques à l'époque, dans une pure logique d'arsenal, exactement comme unprogramme militaire : les services officiels avaient défini des spécifications, lancéun appel d'offre aux constructeurs et choisi les lauréats sans trop se soucier dumarché international du transport aérien, l'avion étant supposé répondreautomatiquement aux besoins des transporteurs des pays membres du programme.De plus, les caractéristiques de l'avion (notamment les moteurs) étaient le produitd'un compromis politico-industriel entre la France et la Grande-Bretagne quivoulaient se partager le leadership du projet . Mais au début des années soixante-

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dix, les temps avaient changé . Avec l'explosion du transport aérien de masse, lescompagnies aériennes, même publiques, avaient acquis une bien plus grandeautonomie dans leurs choix d'équipements.

Il se trouve qu'au printemps 1968, devant les réticences de la clientèle à acquérirl'avion tel qu'il était envisagé, les ingénieurs chargés de la coordination duprogramme ont réalisé une sorte de coup de force : en quelques semaines, ils ontredessiné un avion adapté aux besoins des clients, mais en rupture complète avecle compromis gouvernemental de 1967. Puis, forts de ce soutien des clients, ils ontfait accepter le nouveau projet aux autorités gouvernementales.

Ce qui est intéressant, c'est que l'on retrouve ici le même effet de dévoilement quedans le cas du CNJA. En réalisant ce coup de force, les responsables d'AirbusIndustrie ont pris acte des transformations de l'environnement économique(décodage du réel) et défini de nouvelles modalités d'intervention publique dansle domaine de l'aéronautique civile (recodage de l'action) . A terme, ceci a débouchésur une transformation du référentiel des politiques aéronautiques, puisqu'on estpassé, au cours des années soixante-dix, d'une logique d'arsenal où on construisaitles avions civils comme des avions militaires sous direction étatique, à unelogique de marché où finalement les constructeurs sont de plus en plus autonomeset produisent des avions pour répondre aux besoins du marché . De même que leCNJA avait élaboré une nouvelle vision du métier d'agriculteur, les gens d'Airbusont élaboré une nouvelle vision de métier de constructeur d'avion.

On pourrait multiplier les exemples qui montrent 'cet effet de production de sensqui me paraît être au coeur du processus de médiation. Ainsi, dans le cas de laDéfense, la mise en place de la politique de dissuasion nucléaire montre unprocessus similaire : au sein d'une armée qui, jusque là, était polarisée à la fois parla participation à l'OTAN et par les guerres coloniales, un petit groupe d'officiersproches du Général de Gaulle et quelques chercheurs atomistes ont proposé unenouvelle conception de la défense fondée sur la dissuasion . A l'époque, celaparaissait bizarre d'affirmer que la France, avec ses quelques armes nucléaires,allait pouvoir dissuader une grande puissance comme l'URSS. Il y avait donc làune véritable révolution conceptuelle qui, une fois acceptée, a fait basculer lapolitique de défense dans un autre paradigme, dans une autre conception dumonde, une autre conception de l'ennemi, de la guerre, de l'armée et du métiermilitaire, avec toujours cet effet de production de sens.

Le deuxième aspect de la médiation est plus classique en termes de sciencepolitique : il s'agit de l'articulation des intérêts sociaux . Dans un processus demédiation, on a toujours un phénomène de construction de leurs intérêts par les

groupes sociaux . Ainsi, lorsqu'on examine l'élaboration d'une politique publiquecomme celles que j'ai citées, on s'aperçoit qu'à chaque fois le représentant d'ungroupe ou d'un acteur -les agriculteurs modernisés, les constructeurs d'avions, lesofficiers modernistes- instaure une relation d'hégémonie ou de leadership dans lesecteur.

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Ce groupe se fait alors reconnaître comme l'acteur dominant du secteur et faitaccepter (plus ou moins difficilement) sa prétention au leadership par l'ensembledes acteurs concernés . Pour reprendre l'exemple de la Défense, à travers les conflitsterribles de la décolonisation et de l'OAS, les officiers "modernistes" ont affirméleur leadership au sein de l'armée en faisant reconnaître comme "vrai" lenouveau référentiel fondé sur la dissuasion nucléaire . De même, les hommes duCNJA ont pris la direction des organisations agricoles . De la même façon encore, lepetit noyau des ingénieurs d'Airbus Industrie a pris la direction de tout le "systèmeAirbus" parce qu'ils se faisaient les interprètes du marché.

Cela signifie que le processus de construction du référentiel, de décodage et derecodage du réel caractéristique de la médiation est aussi un processus de pouvoirpar lequel un acteur fait valoir et affirme ses intérêts propres. Il y a une sorte derelation circulaire entre les deux : c'est l'acteur qui définit le nouveau référentiel(qui construit du sens) qui prend le leadership du secteur en affirmant sonhégémonie mais, en même temps, c'est parce que cet acteur affirme sonhégémonie que le référentiel devient peu à peu la nouvelle norme . On retrouve,dans cette étude du processus de médiation, les célèbres analyses de Gramsci sur lesintellectuels qu'il définit comme le groupe capable d'élaborer la vision qu'ungroupe social ou une classe se fait de sa place dans le monde et d'exprimer larelation d'hégémonie de ce groupe par rapport aux autres groupes.

Pour résumer ce premier point, je dirai que la médiation est l'ensemble desprocessus par lesquels une société gère sa propre complexité ou encore ce quej'appelle sa sectorialité, c'est-à-dire le fait qu'elle' est, du fait de la division dutravail, découpée en une série de groupes sociaux de plus en plus segmentés . Lamédiation est donc le processus par lequel une société va réguler ses proprestendances à la désintégration. Pour gérer cette complexité, la société doit produiredes images du monde, et donc du sens, afin de retrouver une certaine cohérence,une certaine cohésion dans cette segmentation . Ainsi, la médiation consiste àdéfinir une place pour l'agriculture et les paysans, les militaires et l'armée, ou lesmédecins et la santé, etc . ..

Finalement, la médiation revient à produire du global : dans une société qui atendance à partir en morceaux (chaque groupe réclamant plus de revenus, degratifications symboliques ou d'avantages divers) on va produire, à travers lamédiation, une représentation globale du monde qui tente de définir un rôle etune place aux différents secteurs et à réguler les relations . Il me semble qu'onretrouve là le concept d'historicité d'Alain Touraine, qui désigne la capacité d'unesociété à gérer sa propre reproduction, à agir sur elle-même et donc, à se penserelle-même à travers ou malgré la diversité de ses groupes sociaux.

Cette mise en cohérence produit du global et pour produire du global, il fautproduire ce que j'appelle "un référentiel global", c'est-à-dire pas seulement uneconception de ce que ce qu'est un agriculteur, un constructeur d'avion, unmilitaire ou un travailleur social, mais aussi une conception de notre société dansson ensemble et de son évolution. C'est ainsi que la période de l'après guerre (de la

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fin des années quarante jusqu'aux années soixante) est une période où sereconstruit un nouveau référentiel global : après le traumatisme de la Secondeguerre mondiale et l'arrivée au pouvoir de nouvelles élites issues de la Résistance(les élites traditionnelles étant, pour un certain temps, disqualifiées), on vaconstruire une nouvelle conception de la société que j'ai appelé le "référentielmodernisateur" et qui rompt avec le référentiel global de la IIIème République quiétait fondé sur la préservation des équilibres sociaux . Au cours des annéescinquante, on voit se produire un nouvel ensemble de normes, une nouvellevision du monde centrée sur l'idée du changement.

C'est ce qui explique que, au cours des années soixante, de nombreuses politiquessectorielles qui fonctionnaient selon l'ancien système de référence vont êtreréformées et remises e .i phase par rapport au référentiel modernisateur . La série deréformes sectorielles qui caractérise la période gaulliste (agriculture, santé,urbanisme, éducation, défense, culture etc) correspond à une remise en cohérencedes référentiels sectoriels des politiques publiques par rapport au nouveauréférentiel global au sein duquel étaient devenues centrales les normes dechangement, d'ouverture, de mobilité sociale.

Il faut souligner que le référentiel global n'est pas seulement constitué de normesou de valeurs, mais aussi de modes opératoires pour l'Etat et les acteurs sociaux . Leréférentiel global définit une certaine conception du rôle de l'Etat dans la société.Ainsi, dans le référentiel modernisateur, l'important n'est pas tellement la normede modernisation, mais le fait que la modernisation est conçue comme devant êtreimpulsée par l'Etat. Ce qui a triomphé au coeur des années soixante avec legaullisme, c'est l'idée que l'Etat doit prendre en charge la modernisationéconomique et sociale du pays . Dire que le référentiel global est un ensemble demodes opératoires, cela renvoie à une certaine idée de la médiation, du rôle del'Etat, mais aussi des groupes sociaux et de leurs relations avec l'Etat.

Ce qui est en crise actuellement, c'est justement ce référentiel modernisateur, pastellement dans le sens où l'idée de modernisation serait rejetée (la modernisation,au contraire, est plus que jamais à l'ordre du jour) mais comme crise d'un certainmode d'action de l'Etat et, au delà, d'un certain type de relations entre la société etl'Etat. Finalement, la crise du modèle français de politiques publiques est d'abordune crise de médiation.

II. LA CRISE DU MODELE FRANÇAIS DE POLITIQUES PUBLIQUES COMME CRISE DEMEDIATION

Il est toujours difficile de fixer des points de départ pour ce genre de processus,même s'il est clair que cette crise apparaît au milieu des années soixante-dix . Maisà l'époque on ne comprenait pas ce qui se passait : on l'appelait la "crise pétrolière".Dans les années quatre-vingts, on commence à mesurer ce qui se passe : la crises'accélère et prend alors la forme d'une remise en cause de ce qui me parait être les

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trois caractéristiques fondamentales du modèle français de politique publique etdonc aussi du modèle français de médiation tel qu'il fonctionnait pendant son âged'or dans les années soixante.

Premier caractère : La centralité de l'Etat dans les procédures de médiation

Dans ce système, la société française n'existe, à la limite, que par l'Etat . Cettetendance est très ancienne (avec le colbertisme, la tradition centralisatriceconfirmée par la Révolution . . .) mais elle se transforme après 1945 dans la mesureoù la tradition étatique française est mise au service de la modernisation du pays.Cette centralité de l'Etat dans la société française, on le sait, prend la forme d'unedomination de l'élite politico-administrative et en particulier des grands corps del'Etat.

Le mécanisme principal qui confère à cette élite un rôle central dans la médiationest celui du contrôle de l'agenda politique, c'est-à-dire de la grille des problèmesperçus comme devant faire l'objet d'une intervention publique . Cet agenda, qui estle lieu principal de controverse sociale, de débats, de conflits, est étroitementcontrôlé par cette élite politico-administrative dont l'expertise est socialementreconnue par l'ensemble des acteurs sociaux . C'est ce qui explique que despolitiques très importantes, comme la politique nucléaire, la politique urbaine oula politique de la santé aient été élaborées et mises en oeuvre pratiquement sansintervention de la société civile . Les acteurs participant à l'élaboration despolitiques étaient limités à ce que Catherine Grémion appelle le "milieudécisionnel central".

Deuxième caractère : Le corporatisme sectoriel

Le "corporatisme sectoriel" est une forme spécifique de corporatisme à la françaisequi se distingue des conceptions classiques du néo-corporatisme, à travers deuxtraits tout à fait spécifiques qui concernent le mode de relation entre les groupessociaux et l'Etat en France . La France se caractérise d'abord par la fragmentation desprocédures de médiation, dans la mesure où chaque secteur tente de développerdes relations exclusives et en général opaques avec son administration compétente(l'exemple agricole est le plus spectaculaire mais il y en a beaucoup d'autres) . Ledeuxième trait, qui est lié au premier, est l'absence d'une scène globale denégociation, d'une table ronde où chaque groupe d'intérêt viendrait poser sonproblème et le confronter aux autres intérêts sociaux. Malgré quelques tentatives,comme les commissions du Plan par exemple, et contrairement à certains payscomme l'Allemagne ou l'Autriche, il n'y a pratiquement jamais en France deconfrontation publique entre les groupes d'intérêts . Par exemple, alors qu'auRoyaume Uni le problème du revenu des agriculteurs se .i toujours posé enréférence aux intérêts des consommateurs (et vice versa), il ne viendrait à l'idée depersonne, en France, de considérer que les problèmes de l'agriculture doivent êtretraités autrement que par une relation exclusive entre la profession agricole et leministère de l'Agriculture .

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Troisième caractéristique du modèle français : L'absence de gouvernement local

En France, non seulement l'élaboration des politiques publiques mais aussi leurmise en oeuvre locale restait, dans le modèle classique, contrôlée par l'Etat central.Cela veut dire que l'acteur de la mise en cohérence des différentes politiquessectorielles au niveau local n'était pas l'élu mais le préfet comme le montrent lestravaux de Pierre Grémion sur le "pouvoir périphérique" . Le préfet occupait doncun rôle central dans la médiation au niveau local et, corollairement, on assistait àune dévalorisation tout à fait étonnante - quand on regarde la France del'étranger - de l'élu dans son rôle de médiation. On retrouve d'ailleurs encore cetrait de la culture politique française dans le débat actuel sur la décentralisation.Pour beaucoup d'acteurs et d'analystes, on a l'impression qu'un élu n'est a prioripas capable de concevoir ni même de mettre en oeuvre une politique publique.

C'est donc à partir des années 1970 et surtout 1980 que ces trois piliers du modèlefrançais de politique publique tendent à s'effriter.

La fin de la centralité de l'Etat

Au cours de cette période, on constate un changement de paradigme, à travers laremise en cause du "référentiel modernisateur" comme vision de la société devantêtre modernisée à travers son Etat . L'intégration de la France dans un systèmeeuropéen et mondial, notamment au niveau économique, débouche surl'effacement progressif du référentiel modernisateur et, symétriquement surl'émergence d'une nouvelle vision globale du mode : le "référentiel de marché",c'est-à-dire un ensemble de normes dans lequel la norme de marché est centrale.

Il semble que le moment décisif, celui où le système des représentations socialesdominantes bascule, est la période 1982-83 pendant laquelle le gouvernementsocialiste débattait sur le point de savoir si la France devait rester dans le systèmemonétaire européen. En réalité, le véritable enjeu était de savoir si l'on acceptaitou non le nouveau référentiel de marché . Si on restait dans le système monétaireeuropéen, on était obligé d'accepter tout ce que cela impliquait : la politiquemonétariste et la limitation des salaires.

C'est donc un moment privilégié où l'on peut voir de manière presqueexpérimentale le débat autour de ce changement de paradigme . Finalement, lechoix de rester dans le SME exprime l'acceptation de la contrainte extérieure et dela norme de marché comme norme centrale et, au delà, l'acceptation de toute unesérie de nouvelles normes auxquelles les politiques publiques devront seconformer. C'est aussi l'acceptation de nouveaux modes opératoires pour l'éliteadministrative, et donc d'une remise en cause de la façon dont l'Etat intervenaiten France habituellement. je fais notamment référence à la fin de la politiqueindustrielle "à la française", dans laquelle l'Etat fixait les objectifs stratégiques des

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principaux secteurs. Mais le changement est visible aussi dans le domaine despolitiques sociales, avec l'affichage de plus en plus explicite d'une norme deréduction (ou de limitation) des dépenses sociales et de santé.

On retrouve encore le même processus avec la volonté d'introduire des élémentsd'efficience économique et d'efficacité dans les services publics, liée au passage dela notion d'usager à la notion de client . On le voit également avec ledéveloppement récent des procédures d'évaluation des politiques publiques, quime paraît tout à fait lié à la mise en place du référentiel de marché et témoigne, làencore, d'une nouvelle conception du rôle de l'administration.

La conséquence principale de cette crise de la centralité de l'Etat prend la formed'une hétéronomie normative croissante de l'administration française . Jusque là,l'élite politico-administrative maîtrisait très largement le processus de productiondes normes de politiques publiques, quitte à relayer des groupes sociaux comme lesjeunes agriculteurs. Ainsi la politique de modernisation de l'agriculture définie audébut des années soixante était complètement maîtrisée par les fonctionnaires etles leaders agricoles français.

Aujourd'hui, de plus en plus, les normes des politiques publiques sont produitesau niveau de la Communauté européenne et s'imposent aux fonctionnairesfrançais. Par exemple, même si les Français ont joué un rôle important dans lamise en place d'une politique européenne de la concurrence, les décisions queprend la Commission (ou encore la Cour de justice des Communautéseuropéennes) s'imposent aux acteurs nationaux . On s'aperçoit alors brusquementque l'Europe existe et que les administrations françaises sont devenues, comme lesouligne Jean-Louis Quermonne, des "services extérieurs" de Bruxelles . Dans lesecteur agricole, ce phénomène est tout à fait spectaculaire : alors que dans lesannées 1960-70, la politique agricole commune avait été décalquée sur la politiquefrançaise, l'influence française est très réduite dans la définition de la nouvellepolitique agricole commune . L'Etat français perd donc son monopole demédiation.

La panne des corporatismes sectoriels

Cette crise du corporatisme sectoriel est double. Le premier élément de crise estl'émergence d'un niveau européen d'expression et d'articulation des intérêts, quitend à déstabiliser les chaînes de représentation organisées jusque là au niveaunational. En effet, à partir du moment où le lieu d'élaboration des normes est deplus en plus situé au niveau communautaire, il est compréhensible que lesdifférents intérêts sociaux vont devoir s'intégrer dans le système communautairede fabrication des politiques publiques, comme le montre l'affaire ATR parexemple. L'une des raisons qui explique les difficultés que rencontrent les groupesd'intérêt français pour faire valoir leurs prétentions au niveau de la Communautéréside dans le fait qu'au niveau communautaire, la médiation est ouverte etcompétitive, alors qu'en France, la médiation est opaque et surtout pas

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compétitive, chacun défendant son intérêt auprès de l'administration compétente.On a donc une remise en cause des chaînes de représentation corporatistes etl'exemple du système rural montre bien comment des filières de médiationconcurrentes se mettent en place, notamment avec les programmes d'aide auxzones défavorisées, qui court-circuitent de plus en plus les organisationsprofessionnelles agricoles traditionnelles.

Le deuxième élément de crise du corporatisme n'est pas directement lié à l'Europe,mais se situe dans le même contexte . Il s'agit de l'essoufflement des formes dereprésentation organisées dans une logique de secteur . Ainsi les groupes qui,jusqu'ici, disaient le "sens" de la société (syndicats, organisationsprofessionnelles . . .) ne parviennent que difficilement à développer un discourscrédible sur les "grands problèmes" que doit affronter la société et qui ont pourprincipale caractéristique de ne pas relever d'une logique de découpage sectoriel : cesont les problèmes de la délinquance, de la ville et des banlieues, de la pauvreté, duchômage, de l'exclusion, de l'environnement, du rural profond, etc . . . La crise demédiation est donc aussi liée à l'incapacité des groupes qui fonctionnaient selondes filières verticales à prendre en compte ces problèmes qui ne sont passegmentés. La FNSEA par exemple, éprouve beaucoup de difficultés à penser lerural autrement qu'en fonction d'une logique agricole . Le problème estqu'aujourd'hui, en milieu rural, les agriculteurs sont minoritaires parmi lesemployés, les ouvriers ou les cadres ayant des résidences secondaires . C'estprécisément dans ce contexte que l'on voit - troisième pilier qui s'ébranle -, la"revanche" du local.

La revanche du local

Le local peut-il être considéré comme un remède, à la crise de la sectorialité ? Le faitde revenir à une échelle locale peut-il permettre de reconstruire de la cohérence,du "global local", et sortir de la logique sectorielle ?

Au départ, la décentralisation a été conçue dans une logique conforme au modèlefrançais traditionnel : il s'agissait de redéfinir d'en haut les compétences de l'Etat etdes collectivités locales. Les conceptéurs de la décentralisation ne s'attendaientprobablement pas à faire exploser le système . En effet, on a assisté à unspectaculaire affaiblissement de légitimité du préfet qui, n'étant plus le principallieu de mise en cohérence les politiques sectorielles, va brusquement perdrel'essentiel de son rôle de médiation . Symétriquement, l'élu local, appuyé sur uneadministration de plus en plus compétente, émerge comme le médiateur principal.Il s'affirme explicitement un "fabriquant" de politiques publiques locales et,contrairement au préfet qui se voit cantonné dans des tâches de police, il parvient àjouer à la fois sur le registre politique le plus traditionnel (avec tout ce que celaévoque de clientélisme) et sur le registre "managérial".

La conséquence la plus importante de ce renversement prend la forme d'unfractionnement de l'agenda politique, jusque là sous contrôle de l'administrationcentrale de l'Etat . Aujourd'hui on voit se constituer, pour chaque entité

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territoriale, une structure spécifique de problèmes qui vont faire l'objet de débats etdéclencher la mise en place de politiques locales. Cela signifie que les élus vontdéfinir leurs politiques non pas en fonction de la répartition des compétencesprévue par les lois de décentralisation (qui est de plus en plus souventtransgressée) mais en fonction de l'agenda politique local.

En conclusion, on peut dire que cette crise de médiation débouche sur uneprofonde transformation de l'espace public, entendu à la fois comme lieu deproduction du sens et comme lieu d'expression des intérêts sociaux. Cettetransformation est visible à deux niveau . Il s'agit d'abord d'une intégration del'espace public national dans l'espace public européen : l'Europe devient un lieu demédiation de plus en plus important puisque c'est à ce niveau, on l'a vu, que sontfabriquées les normes des politiques publiques . Cet espace européen est structuréautour d'une norme fondamentale, la norme de marché ou, plus précisément, cequ'on appelle en Allemagne "l'économie sociale de marché" qui n'est ni latradition interventionniste française, ni l'ultra libéralisme thatcherien, mais unevision du rôle de l'Etat dans les sociétés complexes qui combine logique de marchéet Etat-Providence, sous la forme d'un "marché socialement tempéré".

Au niveau infra-national ensuite, on constate un fractionnement de l'espace publicà travers l'émergence d'espaces publics locaux ou régionaux qui sont autant delieux de production de sens et d'articulation des intérêts . Pour décrire à la foisl'ouverture européenne de l'espace public national et l'émergence d'espacespublics infra-nationaux, il faut faire référence à une deuxième norme qui, toutcomme l'économie sociale de marché, tend à structurer notre vision du mondeaujourd'hui . C'est le concept de subsidiarité qui exprime une certaine vision desrapports centre-périphérie combinant autonomie des niveaux décentralisés, quisont a priori compétents, et intervention des échelons centraux si cetteintervention est indispensable pour le maintien de la cohésion sociale.

Enfin la crise de médiation renvoie aussi à l'émergence de nouveaux rapportsentre l'individu et l'action collective . En effet, la panne des médiations sectorielleset corporatistes montre qu'il n'est plus possible de penser les rapports entre lesindividus et les groupes qui les représentent comme on les concevait dans lesannées soixante . Cela signifie en particulier que toute tentative pour recréer de lamédiation, c'est-à-dire à la fois du lien social et du sens, devra prendre appui surcet "individualisme" tant décrié aujourd'hui . Loin de privilégier "l'action demasse", l'action collective devra désormais permettre aux individus de sereconstituer des marges de jeu, une sphère d'autonomie sociale afin de maîtriserrelativement la complexité du monde .

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MEDIATION ET SOCIETE CIVILEL'EXEMPLE DE LA POLITIQUE DE LA VILLE

François RANGEON 1

I. La notion de société civile

Pour déterminer quel sens et quel contenu on peut donner à cette notion, je ferai unrapide retour sur son histoire en développant trois idées.

Premièrement, la notion de société civile est une notion qui n'a pas de contenu fixepuisqu'à l'origine la société civile était l'Etat. Dans le couple "état de nature-sociétécivile", chez Hobbes ou chez Rousseau, la société civile est l'équivalent de lacivilisation, de la civilité, c'est-à-dire ce qui deviendra l'Etat. Ensuite,progressivement à partir d'Adam Smith, puis chez Hegel, Marx ou Gramsci, lesens s'est radicalement inversé, c'est-à- dire que la société civile est devenuel'inverse de l'Etat : le "non-Etat".

Deuxièmement, la notion de société civile est une notion qui fonctionne toujoursen couple : la société civile par rapport à l'état de nature ou la société civile parrapport à l'Etat. Il y a donc toujours un usage manichéen de cette notion : soitqu'elle soit pourvue de toutes les vertus par opposition notamment à l'Etat et on ditque la société civile, c'est la liberté d'initiative alors que l'Etat, c'est la contrainte;soit que, dans une conception plus traditionnelle, on dise qu'elle est désorganisée etque l'Etat lui apporte la rationalité.

Troisièmement, la notion de société civile est une notion bi-pôlaire : d'une part, unpôle économique qui est le marché, les entreprises et d'autre part un pôle plus flou,social et culturel, un pôle associatif de la société civile, dont on ne sait pas toujoursexactement comment il se combine avec le précédent . On sait qu'aujourd'hui, lanotion de société civile a été récupérée d'un côté par les néo-libéraux et de l'autrepar "la nouvelle gauche" et qu'il s'est construit une sorte de mythe de la société

1 . Professeur à l'Université de Picardie (Centre Universitaire de Recherches Administratives etPolitiques de Picardie) .

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civile dans laquelle on a vu les vertus de l'initiative ; mais, il me semble que cetusage est plus polémique que conceptuel.

Trois contenus ou figures de la société civile peuvent ainsi être dégagés. Lapremière, c'est l'entreprise. Le plan de relance de la politique de développementsocial des quartiers (DSQ) du ministre Bernard Tapie faisait appel aux entreprises;lui-même se présentait comme un ministre "issu de la société civile". C'est une desversions de la société civile . La deuxième, c'est la figure associative . La loid'orientation sur l'administration territoriale du 6 février 1992 prévoitl'élargissement des rôles des associations sur le plan territorial et en particulier laconstitution de comités consultatifs qui seront placés auprès des conseilsmunicipaux . La troisième, c'est la figure des usagers : des usagers individuels del'administration . La charte récente du service public du 18 mars 1992 prévoitl'amélioration des relations entre l'administration et les usagers, un meilleur accèsau droit et une simplification des formalités administratives l . Notons également lacréation récente des Commissions Régionales de Simplification des FormalitésAdministratives, CORESIFORM, qui sur le plan des régions redoublent le rôle de laCommission de Simplification des Formalités Administratives, COSIFORM 2. Onsait que l'un des premiers problèmes auxquels l'usager est confronté, c'est defranchir la barrière du langage administratif . Contrairement à leur vocation, cesCORESIFORM régionales font très peu de place aux usagers, aux usagers et enparticulier aux associations. Dans leur composition, il n'y a guère que 25% dereprésentants d'associations, et encore ces représentants sont-ils désignés par lepréfet qui choisit, sur une liste d'associations qu'il estime représentatives dans sarégion, des personnalités dites "qualifiées" . Bref, une société civile qui est peuprésente dans cet exemple.

II. La médiation, intermédiaire entre l'Etat et la société civile.

La société civile est souvent conçue comme un ensemble qui a besoin de médiationpour exprimer ses revendications et ses souhaits . Le mot médiation pourrait ainsis'entendre comme intermédiaire entre l'Etat et la société civile . Je reprendrai troismodalités de cette médiation "intermédiaire" qui ont été soulignées il y a quelquesannées par Bruno Jobert 3- une légitimité professionnelle : il y aurait d'abord une évaluation de la demandesociale sous un mode professionnel, c'est-à-dire que les professionnels seraientmieux à même que les usagers de savoir ce qui est bon pour eux;- une légitimité politique : l'usager exprimerait sa demande à travers les élus; lesélus étant là pour être les représentants de l'usager;- une légitimité marchande : l'usager, en utilisant ou en n'utilisant pas le servicepublic, manifeste ses besoins, à condition que ces services puissent être en situationde concurrence et que l'usager ne soit pas captif.

1. Ministère de la Fonction Publique, L'amélioration des relations entre l'administration et ses usagers,La Documentation Française, 1992.2 . Décret n° 90-1125 du 18 décembre 1990,J O., 21 décembre 1990 p. 15729.3 . B. JOBERT, "Evaluer la demande sociale", Projet décembre 1989 p . 51 .

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En ce qui concerne les politiques sociales, on dit souvent que , les populationsconcernées ont, peut-être plus encore qu'ailleurs, besoin de ces médiationspuisqu'elles sont en position de défaveur et que la médiation jouerait donc ici unrôle encore plus important. Y aurait-il aujourd'hui des nouvelles médiations issuesde la société civile?

Il y a, dans la médiation, l'idée de négociateur, celui qui trouve des arrangementsentre des positions différentes, voire opposées ; mais il y a aussi l'idée d'intercesseur,comme chez Weber dans sa sociologie religieuse : le médiateur est celui quireprésente Dieu sur terre, celui qui intercède auprès de Dieu1. A partir de là, onpourrait distinguer quatre fonctions de la médiation- une fonction de représentation : les Comités de Sages et autres ont une fonction dereprésentation, sous-entendu d'intérêts qui ne seraient pas pris suffisamment encompte par les instances politiques institutionnelles classiques;- une fonction d'intercession : le médiateur de la République par exemple, est unpersonnage qui intercède auprès des administrations pour défendre les droits desusagers;- une fonction de gestion : des associations dans le domaine social prennent encharge la gestion d'un service public ou prennent en charge les intérêts de leursressortissants;

-- enfin, comme l'a dit Pierre Muller, une fonction de légitimation : il faut rendrecohérent un ensemble diffus de représentations, l'adapter aux valeurs socialesdominantes . Finalement, il faut donner l'impression qu'une représentationhistoriquement contingente est quelque chose de naturel qui a toujours existé et quiva de soi.

Est-ce qu'il y aurait aujourd'hui des nouvelles médiations qui seraient issues de lasociété civile et qui viendraient combler le vide du recul de la centralité étatique?On constate traditionnellement une crise de la légitimité de l'Etat-providence, unecrise de la légitimité des élus, sans parler de la crise de légitimité du service public.Pour illustrer mon propos, je citerai cet extrait de la charte du service public du 18mars 1992 : "la légitimité des services publics est fondée sur leur utilité sociale.L'administration a une obligation de résultat. L'administration a le devoir des'adapter efficacement à la diversité des situations des usagers" . Ainsi, la légitimitéadministrative aujourd'hui n'est plus l'égalité ni la simple gestion du droit, maisl'efficacité et l'adaptation aux besoins des différentes catégories d'usagers : c'est leretour à la théorie du "self-service public", le service public à la carte avec unepincée de logique managériale . A partir de là, la légitimité pourrait être du côté de lasociété civile, des politiques locales, des entrepreneurs locaux de politiquespubliques et on aurait peut-être de nouveaux médiateurs qui seraient les grandsélus locaux producteurs de politiques publiques, les maires des grandes villes,présidents de conseil régional ou général . Encore faut-il voir si cela se vérifie, enparticulier dans le domaine des politiques sociales.

1 . M. WEBER, Economie et société, Paris, Plon, 1971 p . 464s .

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III. Quel rôle joue ou peut jouer la société civile dans les politiques sociales?

La politique de la ville vise, rappelons-le, deux objectifs parmi bien d'autres . Lepremier objectif est celui du partenariat : coordonner ensemble des administrations,de presque toutes les administrations parce que la politique de la ville concerne tousles services, sauf peut-être, et encore, les directions départementales de l'agriculture.C'est donc bien une politique qui se veut globale et transversale . Elle veut aussi fairetravailler en partenariat les administrations et les villes, voire l'ensemble descollectivités locales, les régions, les départements . L'autre objectif -moins facile àatteindre que le premier-,est la participation des habitants . On nous dit qu'il n'y apas de politique de Développement Social des Quartiers qui tienne si les habitantsne sont pas directement associés sur le terrain à la mise en oeuvre de cette politique.Pour savoir dans quelle mesure ces objectifs peuvent être atteints, il faut prendrequelques exemples. L'enquête qui va être menée par le CURAPP se déroulera enquatre étapes. Dans une première étape, on a essayé d'étudier la demande à partir dedossiers de candidatures présentés par les villes pour obtenir un contrat dedéveloppement social des quartiers . En France, il y a à peu près 400 DSQ quirelèvent de cette procédure . Il y en a 9 en Picardie qui concernent des villes allant de13.000 habitants à 130.000 habitants pour la ville d'Amiens . Danss une deuxièmeétape, on étudie maintenant la mise en oeuvre de la politique de la villeuniquement par les administrations pour essayer de voir comment elles font pourtravailler ensemble. Et on constate qu'elles éprouvent quelques difficultés sur cepoint. On assiste aux commissions administratives régionales et départementalesprésidées soit par le préfet de région, soit par le préfet de département . Et nousmenons une série d'entretiens auprès des chefs de services et des fonctionnaires quisont concrètement chargés du DSQ . Ultérieurement, nous prévoyons une troisièmeétape qui concernera la mise en oeuvre de la politique DSQ par les villes . Enfin, unedernière étape concernera la participation des populations à la mise en oeuvre deces politiques. Se pose alors une question : qui demande quoi?

Schématiquement, on a trois grands acteurs : le maire, le président du conseilrégional, le préfet. L'étude des demandes montre que la population et lesassociations qui s'occupent de ces questions n'apparaissent que très marginalementau niveau de la demande. Sur 9 dossiers étudiés, on a 1 seul cas où une association ajoué un rôle vraiment décisif dans la constitution de la demande, encore s'agissait-ild'une association proche de la mairie et présidée par l'ancien directeur d'un centreculturel municipal; ce n'est pas vraiment la société civile telle qu'on peutl'entendre parfois . En théorie, les demandes doivent émaner spontanément desvilles. En réalité, on s'aperçoit que les services du conseil régional et de la préfecturede région suscitent les candidatures . De plus, ils établissent une méthodologie desprojets, c'est-à-dire un modèle, un cadre prévoyant quelles sont les informations quidoivent figurer dans les demandes des villes pour obtenir un contrat DSQ : indiquerle diagnostic social, taux de chômage, pourcentage des jeunes, etc . Bref, il y a unmodèle qui doit être suivi pour que le dossier ait quelques chances d'être retenu . Demême, il y a un modèle pour ce qui concerne le diagnostic urbain : état desbâtiments, de la voirie etc .

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Autre remarque : lorsque la mairie est convaincue de l'intérêt et de l'utilité pourelle de présenter une demande de contrat de DSQ, elle fait appel à un bureaud'études privé . Dans un seul cas sur 9 dossiers, l'étude a pu être réalisée par lesservices de la mairie . Enfin, les préfectures et en particulier les Secrétariats Générauxpour les Affaires Régionales (SGAR), sélectionnent les dossiers de candidature enaccord avec les services du Conseil Régional; ces dossiers sont ensuite repris dans lecontrat de plan Etat-région.

Au total, cette première observation montre la persistance d'une assez forte tutellede l'Etat et également des régions sur les villes . Ceci pour des raisons financièrespuisque l'Etat et la région financent ces contrats à la hauteur de 60%, et aussi pourdes raisons politiques puisque l'Etat ne peut pas donner l'impression qu'il sedésengage sur un problème considéré comme grave : le mal des banlieues étantconsidéré comme un "problème de société" . Peut-être aussi parce que la région yvoit une opportunité pour concurrencer le département dans le domaine social oùle département reste dominant . Peut-être enfin parce que la région y voit l'occasiond'une politique transversale, généraliste, c'est-à-dire à la fois urbaine et sociale, etqu'elle peut faire la preuve de ses compétences dans ces différents domaines . Leproblème est qu'on s'aperçoit que les chefs de projet sur le terrain sont désignés parles villes; donc, que ce sont les villes qui contrôlent la mise en oeuvre de cespolitiques et que dans une large mesure, cette mise en oeuvre échappe à la région.

Lorsque l'on considère la mise en oeuvre de cette politique par les administrations,on observe que presque toutes les administrations sont concernées au niveaurégional comme au niveau départemental ; et que les plus concernées sont lespréfectures, les DDASS, les directions de l'équipement, mais aussi des servicescomme la justice ou la police.

On peut faire plusieurs constats préalables. Le premier, c'est la très grande difficultépour ces administrations de travailler ensemble. Ces services ont leurs propreslogiques institutionnelles et Gérard Chevalier 1 montre bien ces différentes logiquessectorielles des administrations, ces "micro-stratégies" d'influence que lesadministrations essaient d'exercer les unes sur les autres . En particulier, on constateune forte rivalité entre les DDE et les DDASS : les DDE ont tendance aujourd'hui àprendre le pas sur les DDASS. Autrement dit, l'urbain prend le pas sur le social, cequi va bien dans le sens de la politique qu'entendait mener le ministre de la villecasser les tours et les barres et faire de la chirurgie et non pas dé l'homéopathiecomme font les travailleurs sociaux . Autre constat, le préfet de région qui dans cetteaffaire a bien des difficultés à mener ses troupes, essaie de reprendre en main lasituation et en particulier en s'appuyant sur les administrations régionales . Mais onconstate une forte résistance des administrations départementales où persistent destraditions administratives pesantes qui font que l'on n'admet pas la tutelle directed'un préfet de région.

1 . G. CHEVALIER, "Administrations de mission et luttes d'influence . Le cas du secteur socio-préventif",Revue Française de Sociologie, 1990, p . 421-437.

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IV. Hypothèses de travail

La première de ces hypothèses concerne la société civile.

On a pu constater une sorte de méfiance à l'égard des associations . Il y a une phrasequi revient souvent dans le discours des fonctionnaires : "il ne faut pas se laisserprendre au piège du discours des associations" . Les associations paraissent souventcomme les sous-marins de la mairie . Et lorsqu'il s'agit de traiter des demandes desubvention qui émanent des associations, nous disent les administrations, "il fautpour travailler ensemble et se mettre d'accord, adopter une jurisprudence, c'est-à-dire qu'il faut qu'on soit cohérent" . Lorsqu'une association présente une demandede subvention pour organiser des fêtes dans les quartiers pour essayer de donner unpeu de vie ou d'animation et faire participer la population, la question desadministrations est de savoir si c'est leur rôle de financer des fêtes dans les quartierset elles posent quatre conditions . La première condition est que le projet s'insèredans des normes que fixe l'administration sur la base d'une interprétation qui estsouvent assez souple des textes ; les fonctionnaires se plaignent que les textes soientflous dans ce domaine et ce sont les administrations qui doivent se concerter pouradopter des normes selon lesquelles le dossier pourra être admis . La deuxièmecondition est qu'il ne faut pas que le projet présenté par l'association donnel'impression que l'on demande à l'Etat de se substituer à un autre financeurdéfaillant, et surtout pas de se substituer à la ville . La phrase caractéristique desfonctionnaires est : "on n'est pas là pour subventionner les associations à la place dela mairie". Cela va dans le sens du principe de subsidiarité ou de complémentaritédes politiques européennes : dans les politiques européennes, on accorde dessubventions à partir du moment où les Etats accordent aussi des aides ; notammentau niveau des politiques régionales, les aides de la CEE viennent compléter les aidesétatiques, mais non s'y substituer . Troisième condition : le projet doit êtrecohérent. Là encore, la phrase caractéristique des fonctionnaires est : "quand lesactions - sous-entendu les actions présentées par les associations- sont tropdispersées, on ne peut pas savoir si elles sont fondées", c'est-à-dire "on ne retrouvepas là-dedans notre logique" . Enfin, dernière condition et non la moindre : le projetdoit prévoir une évaluation . Aujourd'hui l'évaluation est l'un des maîtres motsdes administrations : "s'il n'y a pas d'évaluation, c'est que ce n'est pas légitime" ; ilfaut que le projet, même si c'est formel, prévoie une évaluation. Bref, il est clair queles associations ne sont pas considérées comme des acteurs à part entière ; elles sontlà pour demander quelque chose et il faut se mettre d'accord pour savoir la réponsequ'on doit leur donner.

La deuxième hypothèse concerne l'interministérialité.

L'interministérialité est le travail en commun des différentes administrations . Apriori, on a le sentiment qu'il y a de fortes stratégies particularistes des différentesadministrations. Il y a une diversité des logiques professionnelles : la façon detravailler de la police n'est pas la même que celle des enseignants, ni que celle desanimateurs culturels. Faire travailler ensemble des gens qui dans leurs pratiques et

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le vécu de leurs activités professionnelles ne ressentent pas les mêmes choses, n'estpas chose facile.

La troisième hypothèse concerne le rôle des acteurs.

On peut se poser la question de savoir si l'appel récurrent à la participation de lapopulation -y compris dans les textes de l'administration et pas seulement dansceux de la politique de la ville-, n'induit pas l'amorce d'un désengagementprogressif de l'Etat. Est-ce qu'on ne va pas vers une "municipalisation" de lapolitique de la ville, puisqu'on dira très vite que finalement la ville est la mieuxplacée pour saisir les besoins, les demandes et les capacités de la population?

En conclusion, je voudrais insister sur trois problèmes d'ordre méthodologique.Le premier porte sur le rapport à l'objet d'étude : la question de l'objectivité. Il y atoujours un rapport ambigu à l'objet dans les politiques sociales et il y a toujoursune tentation de tenir un discours social sur les politiques sociales . Le deuxièmeporte sur l'identification de l'objet : les politiques publiques en matière sociale -notamment les politiques de DSQ-, consistent en un ensemble de micro-décisions,mais aussi de non- décisions,-de refus qu'il n'est pas facile de repérer ; on voittoujours ce qui émerge et non ce qui s'est joué dans le processus . En plus, ce sont despolitiques transversales et donc, chaque acteur a sa propre vision de la politiquequ'il mène et de la politique globale à laquelle il est associé . Le troisième porte surl'identification des acteurs principaux : on a ici affaire à des administrationsdéconcentrées, des collectivités locales, des travailleurs sociaux, des urbanistes, desélus locaux etc. Qui sont les médiateurs? Est-ce que la décentralisation a eu poureffet de renforcer le rôle des élus locaux tels que les présidents de conseilsrégionaux? Ou bien au contraire, est-ce qu'on assiste à un retour de l'Etat? Sur cepoint, on a l'impression que le préfet de région, qui depuis les nouveaux textes,serait appelé, notamment dans le cadre des politiques européennes, à jouer un rôlede plus en plus important, a effectivement du mal à reprendre en main "ses"services, mais il essaie . Et, s'il n'y parvient pas, est-ce que ce sont les conseilsrégionaux -mais est-ce qu'ils en ont les moyens et le désir dans le domaine despolitiques sociales-, ou bien les mairies des grandes villes qui prendront le pas et quimèneront véritablement des politiques publiques? En définitive, la société civiledans tout cela est un peu 1"'arlésienne" des politiques sociales, du moins au niveaude la demande et de la mise en oeuvre administrative de ces politiques de DSQ, cecisans préjuger de leur application sur le terrain.

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LA NOUVELLE CITOYENNETELES LIMITES DES POLITIQUES SOCIALES MODERNES

Christian BACHMANN1

Je souhaiterais ancrer ce qui vient d'être dit sur la citoyenneté dans le débat actuel . Ilest aujourd'hui devenu habituel d'évoquer une "nouvelle citoyenneté" à proposdes politiques publiques entreprenant de lutter contre l'exclusion . Ces dernières,amorcées vers 1981, ont connu, après avoir marqué le pas à partir de 1983, unnouvel essor en 1988, avec l'adoption du R .M.I. ou la promotion d'une politique dela ville . C'est alors qu'est apparu de plus en plus fortement le thème d'une"nouvelle citoyenneté" qu'il faudrait, dit-on, conquérir dans les endroits menacésde dérive sociale . J'avancerai cinq thèses à propos de l'émergence de ce thème.

Première thèse : l'approche globale" de la citoyenneté est définitivement révolue

Une confusion a été maintenue en France - en particulier pendant les années deplein emploi 1960-75 - entre le politique, l'économique et le social, ce dernier termeentendu au sens de "réponse aux besoins sociaux" et de "services sociaux" . Unensemble relativement cohérent tentait de lier de manière organiquedéveloppement économique, action sociale et promotion politique sous les auspicesde la notion de "progrès" . La perspective était alors nettement historiciste etcumulative.

On peut d'ailleurs avancer que la confusion qui pèse aujourd'hui sur nombre dedébats tient sans doute en partie à la trop grande intrication de ces éléments et, parcontre-coup, à leur relative indifférenciation. La "méthode globale", souventcélébrée par la politique de la ville, en est l'émanation directe . Lorsque l'on s'est misà en parler avec insistance, au début des années 1980, cela relevait davantage de lanostalgie que du projet. . . La question est donc posée : nous trouvons-nous

1 Maître de Conférences, Université Paris XIII, Directeur du Centre Régional pour l'Enfance etl'Adolescence Inadaptées .

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aujourd'hui à la recherche d'un "nouveau contrat social", ou plutôt confrontés àmise en place d'une nouvelle cohérence?

Deuxième thèse : la "citoyenneté" des années de développement était indissociabled'un mécanisme de promotion permanente

En philosophie du droit, à côté d'approches contractualistes, comme celles deJ . Rawls, on en trouve d'autres, dites "cohérentistes" qui postulent à chaquemoment une cohérence entre le fondement éthique, les dispositions juridiques etles dispositifs institutionnels des politiques publiques . Des ensembles complexesfondés sur des consensus régionaux - au sens philosophique du terme - produisentdonc à la fois de la socialité privée et des institutions publiques.

La question de la citoyenneté est alors intrinsèquement liée à un mode dedéveloppement keynesien et fordiste . La gestion "scientifique" de l'hétérogénéitésociale se fait sous les auspices de la promotion continue, et celle de la citoyennetéest en fait celle de l'individu. C'est la thèse détaillée par Bernard Lory dans Lapolitique d'action sociale, et, cela a été, pendant longtemps, le credo du travail social.La pierre angulaire en est la "promotion des individus et des groupes" : chacun a ledroit de cheminer dans la société dans une logique ascensionnelle continue, degénération en génération.

Cette cohérence des années 1970 peut à juste titre rendre nostalgiques les tenants dessciences humaines, du fait de leur articulation étroite avec des valeurs de progrès,de raison et de promotion . Les sciences humaines étaient alors en phase en amontavec une éthique du promotion individuelle et collective, et en aval avec desservices et des équipements comme l'école, le logement ou le social, accompagnantselon des modalités réglementaires précises la construction des grands ensembles.Le noyau dur des sciences humaines reposait sur un humanisme clinique et unesociologie critique. Avec, comme corrélat pratique, des technologies de prise encharge ou de critiques de ces prises en charge.

Aujourd'hui, la place hégémonique n'est plus occupée par les sciences humaines.On a en effet assisté à leur déclin sur la bourse des valeurs intellectuelles, au profitd'un renouveau des débats essentiels sur la philosophie, le droit, l'éthique et surl'articulation de l'économie et du droit ou de l'économie et de l'éthique . Or, legrand succès de la psychologie, de la sociologie dans les années 1970 était en partiefondé sur leur capacité à accompagner le progrès social, même de manière critique.Si les sciences humaines pouvaient parfois servir au contrôle de la machineéconomique et sociale - ou à sa critique -, il n'en est pas de même de la morale ou dudroit. En effet, ni l'éthique, ni le juridique ne sont pleinement opérationnels enpériode de pénurie de logement ou d'emploi . . . .

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Troisième thèse : la rupture

Une nouvelle logique d'intervention publique est apparue lorsque cette machinerieliant à la fois une éthique consensuelle, des technologies de connaissance et desdispositifs institutionnels cadrés, repris par des modalités réglementaires et par desstatuts, s'est définitivement cassée . Deux types de phénomènes sont liés à cette"panne".

Le premier est la dilution accélérée des collectifs . On retrouve ici cette demande destatut généralisé et en particulier par le travail caractéristique des années d'aprèsguerre. Il s'agit tout aussi bien de collectifs comme la nation ou la classe ouvrièreque des collectifs familiaux liés à l'apprentissage ou à la domesticités.

Le deuxième élément de recomposition a été la nécessaire gestion d'un espacefragile, celui de l'insertion . Au tournant des années 1975, une précarisation s'estaffirmée, repérée, par le rapport Oheix par exemple; puis dans les années 1980-83, uncadre d'intervention a commencé à s'esquisser avec les rapports Dubedout,Bonnemaison ou Schwartz. Ils sont à l'origine de dispositifs désormais plus oumoins bien ficelés à l'intérieur de la politique de la ville.

L'idée s'est progressivement imposée qu'une exclusion sociale amenait uneinévitable exclusion politique, et qu'il fallait placer des contre-feux pour produireune nouvelle citoyenneté 2 . Cet espace d'exclusion a été aménagé dans uneperspective toujours inspirée par un postulat promotionnel : comment passer del'exclusion à l'insertion et de l'insertion à l'intégration ?

Dans cet esprit, l'espoir d'une nouvelle citoyenneté est placé dans unerequalification et une modernisation du service public . Trois idées sont plusparticulièrement développées : une nécessaire territorialisation - certains territoiresseraient menacés du point de vue de la citoyenneté ; un nouveau pacte socialunissant les associations et les collectivités territoriales - avec un débat sur lafonction publique territoriale et la fonction publique d'Etat, la logique des élus et lalogique républicaine centrale; enfin, un partenariat "global" de l'ensemble desadministrations et des institutions locales.

Pour la mise en oeuvre sur le terrain, il a été concrètement procédé à la gestiondifférenciée de quatre types d'espace, qui devaient contribuer à produire une"nouvelle citoyenneté":

1 . Je me réfère ici à toute une série de travaux et notamment à ceux d'Hannah ARENDT sur la crise desappartenances.2 . C'est ce que soutient aujourd'hui une série de travaux, notamment ceux produits par la revue Esprit.Voir en particulier l'article de Joël ROMAN dans Urbanité et citoyenneté .

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- un espace judiciaire autour des opérations dites "prévention-été" du C .N.P.D., ettout ce qui se cherche autour de la médiation et des Maisons de justice;- un espace autour de l'emploi et de la formation professionnelle, avec les missionslocales pour l'emploi, mais aussi certains aspects du R .M.I .;- un espace social, autour de l'idée d'" accompagnement" du développement despersonnes ou des groupes, autour de la loi Besson sur le logement des plus plusdémunis ou autour des différentes mesures facilitant l'accès à la santé;- un espace éducatif qui s'oriente fortement vers l'aide scolaire et une implicationplus étroite des collectivités territoriales.

Ces espaces ont été organisés pour gérer une population "flottante", qu'il n'étaitplus question d'intégrer dans la machine promotionnelle mise en place dans lesannées 1970 . Parler de "nouvelle citoyenneté", c'est tenter de mettre en place unenouvelle logique d'intervention de l'Etat permettant de produire, de façonvolontariste, ce qui était le résultat d'un processus autrefois "naturel" : l'accès autravail, au logement, à la santé, à l'école, et à la citoyenneté . Cette tentativepolitique, seulement esquissée au début des années 1980, a été reprise au niveaucentral avec des moyens renforcés, à partir de 1998.

Dans cette ambition de construire une "nouvelle citoyenneté", on a parfois vu uneréponse à ce qui a été appelé "la crise de l'Etat-Providence" soit par la constructiond'un "espace post social-démocrate", pour reprendre la problématique de PierreRosanvallon, soit par le passage d'une société industrielle à une société "post-industrielle" régulée d'une autre manière, pour citer Alain Touraine. Ces théoriesdu passage ne rendent pas compte, semble-t-il, 'de l'impasse dans laquelle cespolitiques sont engagées.

Quatrième thèse : la "nouvelle citoyenneté" comme incantation

Les blocages par rapport à la politique de la ville ne sont pas simplement financiersou politiques. Il recouvrent des problèmes plus graves, que l'on doit détailler avecsoin. Pourquoi cet épuisement de l'entreprise visant à constituer une "nouvellecitoyenneté"? Tout d'abord en raison du télescopage entre les règles économiquesdominantes et la construction sociale de ce dispositif . La stratégie économique del'ensemble des pays occidentaux dans les années 1980 est de type "top-down" . Elle aconsisté à favoriser au maximum le capital financier, au détriment des classesmoyennes. Si leur fraction supérieure a tiré les profits du nouvel ordre, les frangesinférieures de la professionnalité publique ont été flouées, et ont engagé denombreux mouvements de protestation. Bref, on a été tenté, en avançant la notionde "nouvelle citoyenneté", de greffer du service public à la mode des années 1970sur une machine dont la logique était pratiquement inverse.

Au sujets de l'effet réel de cette tentative sur les services publics, on ne peut que seréférer aux analyses de Pierre Bourdieu sur "la main gauche" et "la main droite" de

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l'Etat. C'est la crise des instituteurs, des travailleurs sociaux, des infirmières, fondéeen partie sur ce que Bourdieu appelle "la souffrance" 1 , ou sur ce que nous avonsappelé le "sur régime" : des gens qui veulent faire leur travail, mais qui se trouventplacés dans des conditions telles qu'ils sont dans l'impossibilité de l'accomplir . Desanalyses empiriques mettent en évidence une "surchauffe" ou un "sur-régime",phénomène banal à l'intérieur des zones d'éducation prioritaire, des opérations dedéveloppement social ou des missions locales . Or cette machinerie, excluant lafrange inférieure des classes moyennes, casse en même temps l'un des élémentsmoteur de l'Etat-providence . En effet, la rupture entre l'Etat et le petit fonctionnairequ'il a enfanté, ce petit fonctionnaire autrefois vecteur central de la citoyenneté etdéfenseur du bien-public, est aujourd'hui consommée.

Les approches en terme de "nouvelle citoyenneté" sont donc vite apparues commeextrêmement réduites au regard des ambitions proclamées. Certes, les opérations dedéveloppement social et les opérations dites "transversales" ont permis deconstruire un espace de gestion d'une population en voie d'exclusion, ce qui n'estpas négligeable. Mais sans mise en place à son profit de logiques promotionnellesfiables et stables . Bref, au lieu d'une "nouvelle citoyenneté" nettement affirmée, ungigantesque dispositif caritatif public.

Corrélat de cet échec, la tentative d'aider à la constitution de nouveaux collectifs.Sur ce point, avec Michel Autès par exemple, nous pouvons débattre du renouveaudu lien social ou des "nouvelles solidarités" contre le chômage et l'exclusion . Maisjusqu'à présent, sur ce point, aucun cadre nouveau, plus stable que les fragiles restosdu coeur ou que la précaire charité médiatique, n'a trouvé à s'exprimer.

La logique de promotion s'est progressivement transformée en une logique dediscrimination positive non contrôlée . Dans cette optique, les analyses sociologiquesabondent pour tenter de définir ce qui est apparu comme les aspects pervers despolitiques de ces politiques, y compris lorsqu'elles ont été mises en place dans lespays anglo-saxons.

L'entreprise qui consiste à construire une "nouvelle citoyenneté" semble donchasardeuse . Elle dérive sans cesse davantage vers la mise en place d'un dispositifcaritatif public présentant certes des caractéristiques intéressantes et originales, maisne créant pas de nouvelles relations positives à l'Etat et à l'ensemble du tissu social.Le projet est toutefois relativement ambitieux . On ne peut interpréter le passage desopérations du début des années 1980 au R .M.I. et à la politique de la ville comme lasimple volonté de réduire les bricolages institutionnels et de freiner le "sur-régime" : c'est une véritable politique publique qui s'est peu à peu mise en place.

1. P. BOURDIEU (sous la direction de), La misère du monde, Paris, Ed. du Seuil, 1993 .

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Mais il est à craindre qu'elle n'ait pas grand chose à voir avec les grandesdéclarations officielles sur la "nouvelle citoyenneté".

Cinquième thèse : la nécessaire poursuite d'une nouvelle cohérence

Il semble acquis que les mythes de promotion et de progrès se sont effondrés et il estdouteux que des services publics comme l'école puissent être considérés à eux-seulscomme de puissants vecteurs de citoyenneté . Parallèlement, les approches étayéessur les sciences humaines ont perdu une partie de leur pertinence . Nous sommesdonc à la recherche d'une nouvelle cohérence, liant le politique, l'économique,l'organisationnel et le technique.

Les débats actuels sur l'obtention possible d'une nouvelle cohérence sont de troisordres.

Un premier débat porte sur l'articulation de l'éthique, du juridique et del'économique. On pourrait aisément reprendre, autour de thèses comme cellesd'Habermas, des réflexions sur ce qui fonde encore le pacte social, une fois dénoncéle mythe du progrès social continu et cassée la machine promotionnelle . Sur quoifonder une justice économique et sociale, sachant qu'une approche strictementjuridique clamant "les pauvres ont des droits" demeure incantatoire? Certes, il fautréaffirmer que les pauvres ont des droits, au logement ou à la santé . Mais, dans unelogique qui n'est plus celle du développement des années 1970, proclamer un droitau logement, à la santé, au travail, est une simple fiction. La citoyenneté ne peutêtre réduite au seul droit formel . Elle doit s'incarner dans des institutions et dansdes processus sociaux . C'est le débat premier, un débat de fond.

Le deuxième débat est politique . On ne saurait assimiler, comme autrefois, lapolitique au progrès et à la raison. Le technocrate gestionnaire, étatique etplanificateur, n'est plus la clef de voûte des politiques publiques . Sans lubrifiantéconomique, des contradictions sociales s'expriment, qui peuvent faire réapparaîtrele débat classique de Hobbes, dans son Léviathan, sur la guerre de tous contre tous.Dans une situation de rareté qu'on n'espère plus voir se dissiper dans l'immédiat,éviter les fractures implique que l'on trouve de nouvelles bases à la régulationsociale. Des questions "sensibles" telles que - parmi beaucoup d'autres ! -l'irrésistible montée des communautés ethniques et religieuses, l'essor de ladélinquance, les pratiques racistes de la police et la multiplication desemprisonnements, la poursuite des destructions d'emplois et l'avenir à long termedes jeunes de banlieues font partie de ces débats qu'on répugne aujourd'hui àouvrir dans l'ensemble de leurs dimensions politiques et prospectives.

Troisième élément, la recomposition institutionnelle . La tentative de construire la"nouvelle citoyenneté" sur les institutions classiques en les re-bricolant par uneinjection de partenariat, de transversalité, de projet et de contrat ne peut que

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s'épuiser à moyen terme . C'est que l'organisation actuelle de la société n'est plusfondée sur le progrès social : elle ne prétend plus promouvoir des servicesstandardisés et massifs contribuant à l'émergence de collectifs comme la classeouvrière, mais s'engage à décliner des services individualisés, en fonction desressources de chacun et permettant l'accès de tous à un minimum de bien être socialrégulé. Sur quelles bases gestionnaire et financière peut-on construire ces services, sion renonce aux ambitions passées de statut et de promotion? On retrouve là le débatindispensable autour des emplois familiaux, des emplois d'utilité sociale, du partagedu travail. Ce débat d'organisation devra, à un moment ou un autre, êtrecollectivement pris en charge, y compris par des forces sociales comme les syndicats.

Quand on parle de "citoyenneté", on mêle donc une foule de questions, en tentantde leur apporter une mythologique solution globale . Nous avons à mener tout unensemble ordonné de débats . Sur les fondements éthiques de nos sociétés, sur letraitement des problèmes politiques et sociaux ou encore sur les modesd'organisation et de gestion des politiques publiques . Pour atteindre une nouvellecohérence, il faudra sans doute procéder à une dissociation des différentescomposantes de cette "nouvelle citoyenneté", que nous tendons à voir commeindissociables, et régler précisément chaque point si l'on veut faire autre chose quede se référer à des espaces à la fois imaginaires et archaïques .

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L'EVALUATION COMME PROCESSUS DE LEGITIMATION DE L'ACTIONPUBLIQUE : METHODES, PROCEDURES ET REPRESENTATIONS.

Le cas de la politique DSQ à la Réunion . (*)

Michel ANSELME, Catherine FORET

(*) Communication présentée au colloque "les raisons de l'action publique : entre expertise etdébat" CRESAL, St Etienne, 13 et 14 Mai 1992

On voudrait ici développer quelques réflexions sur l'évaluation des politiques publiques, àpartir d'un cas concret : la mise en place d'un dispositif d'évaluation concomitant au lancementde la politique dite de "Développement Social des Quartiers", à l'échelle d'un départementfrançais d'outre-mer, en l'occurrence l'Ile de la Réunion.

L'expérimentation à laquelle a donné lieu la commande de mise place de ce dispositif s'estdéroulée entre début 1990 et fin 1992 . Elle s'est fondée sur une' conception de l'évaluation quitend à se développer depuis quelques années en France, en lien avec le débat sur lamodernisation de l'Etat : l'évaluation non pas comme processus extérieur aux politiquespubliques, mais au contraire comme élément constitutif de celles-ci, qui participe de leurdynamique, de leur clarification, et finalement de leur légitimation . Conception qui part del'idée selon laquelle il existe en fait aujourd'hui en matière d'action de l'Etat peu de "politiques"dignes de ce nom, c'est-à-dire énonçant des objectifs clairs, des cadres d'intervention stables,un calendrier précis de réalisation, qui permettraient d'en mesurer l'efficacité selon les méthodesclassiques de l'évaluation de type "gestionnaire" . Dans un contexte où l'Etat produit plutôt desorientations dont la mise en actes est largement laissée à l'initiative d'acteurs locaux, on ne peutréduire l'évaluation à un simple exercice scientifique de vérification entre objectifs et résultatsl'enjeu serait plutôt, comme le dit P .Viveret, de disposer (1), et donc de concevoir l'évaluationcomme une démarche collective, (2), au service de l'ensemble des acteurs mobilisés dans la"politique" considérée.

Au regard de cette approche, nous voudrions défendre ici l'idée selon laquelle le rôle deschercheurs impliqués dans l'évaluation des politiques publiques est moins de dire le vrai ou de

(1) Cf. communication au colloque INUDEl/Conseil National des Villes sur "L'évaluation dans le développement social urbain", ler février

1991, Vaulx en Velin, sd, 146 p . Cf aussi "L'évaluation des politiques et des actions publiques", rapport au premier ministre, 1989, 104 p.

(2) Terme emprunté à P. Duran et E . Monnier, in : "Le développement de l'évaluation en France, nécessités techniques et exigences politiques",

Revue française des Sciences Politiques, vol. 42, n°2, avril 1992, pp 235-262

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produire des énoncés scientifiques, que de construire et de stabiliser des espaces publics dedébat, dans lesquels pourra se préciser, s'ajuster, et finalement se juger l'action publique . Pourillustrer cette problématique, nous présenterons successivement trois aspects del'expérimentation que nous avons menée à l'lle de la Réunion : la commande telle qu'elle s'estmanifestée ; la mise en place du dispositif qui perdure actuellement sans nous ; et enfinquelques hypothèses sur les modalités de construction et de stabilisation de ces espaces publicsde débat, sur la manière dont les publics concernés par la politique en question ont étéconvoqués pour être partie prenante de l'évaluation, c'est-à-dire, finalement, du processusdevant permettre à chacun de se former un jugement sur l'action.

1) Une commande clairvoyante

Bien que la politique D .S.Q. soit une politique inter-ministérielle et contractuelle, portée enprincipe conjointement par les divers services de l'Etat et par des collectivités terrioriales, lacommande d'évaluation qui nous a été passée trouve en réalité son origine dans la volonté d'unchef de service de la Direction Départementale de l'Equipement de la Réunion . Celui-ci ayanten charge depuis 1989 l'application d'un programme de construction massive de logementsdans l'île (3), perçoit dès ce moment là la politique D .S.Q. comme une opportunité susceptiblede faciliter l'articulation entre les objectifs de modernisation de l'habitat et ceux d'undéveloppement urbain de qualité . Bien que la procédure D.S .Q. expérimentée en métropole necorresponde pas étroitement aux réalités réunionnaises, elle apparaît néanmoins à ceresponsable comme un formidable levier pour engager un processus de changement dans lesquartiers retenus, du fait des moyens mobilisés et des procédures partenariales que supposeune telle politique contractuelle.

Pour comprendre le rôle particulier joué par la D .D.E . dans cette affaire, et notamment le faitqu'elle ait été moteur, tant par rapport aux autres services de l'Etat que vis à vis descollectivités territoriales, dans la mise en oeuvre de cette politique, il faut préciser qu'enl'absence de S .G.A.R. (4) dans cette région mono-départementale, la D .D .E. dispose d'unelégitimité forte et d'un espace d'intervention relativement large, qui l'autorisent à jouer demanière assez fine avec des missions ne relevant pas stricto sensu des compétences habituellesdes D.D.E.

Par ailleurs, et toujours pour bien saisir le contexte de la commande, il faut dire que leresponsable qui va ainsi "arrimer" la politique D .S .Q. à celle de la construction, et formuler lebesoin d'une évaluation, tient dans l'institution D .D.E. une position relativement marginale :contractuel (et non pas fonctionnaire), il n'est pas du corps des Ponts et Chaussées, c'est unsociologue de formation, qui a joué dans les 4 ou 5 années précédentes un rôle d'expert auprèsde cette D.D.E., d'où le fait qu'il possède d'emblée une connaissance approfondie de lasituation institutionnelle locale .

(3). Programme lié aux besoins spécifiques de ce D .O .M . : en 1990, les Premières Assises du Logement à la Réunion ont ainsi entériné les

objectifs de production d'environ 10 000 logements par an pour les 10 années à venir ...

(4). Secrétariat Général à l'Action Régionale . Il s'agit de services internes aux Préfectures de Région, chargés, entre autres missions, de la mise en

oeuvre des Contrats de Plan Etat/Région.

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Prenant les devants sur ses partenaires du Conseil Régional et du Conseil Général (5), cettepersonne va passer aux chercheurs que nous sommes, début 1990, c'est à dire au momentmême où la politique D .S.Q. est mise en oeuvre, via l'arrivée de "chefs de projet" sur les 8 sitesretenus dans l'île, une commande que l'on peut résumer comme suit : d'une part concevoir etmettre en place un dispositif de suivi-évaluation "en temps réel" de la politique D .S.Q., c'est-à-dire qui donne aux responsables de cette politique les moyens d'opérer "en marchant" lesréajustements nécessaires à l'action ; d'autre part favoriser le débat local au sein du milieu del'aménagement et du développement urbain, faire en sorte que l'innovation et la réflexioncirculent, que des échanges aient lieu autour des enjeux du D .S.Q.

Ainsi formulée, la commande recouvrait bien, nous semble-t-il ce besoin de retotaliser leséléments nécessaires au pilotage, au "gouvernement" des hommes chargés de mettre en oeuvrela politique en question . Le responsable qui s'adresse à nous a pris ses fonctions au sein desservices extérieurs de l'Etat depuis moins d'un an . Il a un besoin considérable d'informations surla politique "en train de se faire", à la fois parce qu'il est quasiment seul à mesurer lacomplexité de cette politique et les enjeux de son application au contexte local, et parce qu'ilest en position incertaine dans son institution . Il ne donne d'ailleurs pas plus de contenu quecela à la commande, pas d'autre orientation, ni quant aux procédures à suivre, ni quant auxpersonnes à impliquer dans l'évaluation . Il s'agit donc d'une commande très ouverte, mais clairesur deux points essentiels : le fait que le processus à engager doit produire rapidement del'information pour un grand nombre d'acteurs ; et qu'il doit par ailleurs perdurer dans le temps,accompagner la dynamique des opérations D .S .Q. aussi longtemps que nécessaire, a priorijusqu'à la fin du Contrat de Plan qui lie l'Etat et les collectivités territoriales (6).

Le propre des politiques publiques qui ne s'adossent pas à une doctrine stable et à des corps detechniciens dûment habilités à incarner ces politiques (et tel est encore le cas de la politiqueD.S.Q. à ce moment-là . . .) est qu'elles sont confrontées à des problèmes d'opérationnalisationlittéralement interminables . Formalisées à la suite d'événements sociaux relativement datés (onsonge ici à la "crise des banlieues", à la fin des années soixante-dix, comme fondementmédiatique de la politique D .S.Q.), et soumises d'autre part à des évolutions de longue durée(urbanisation, montée du chômage, etc . . .), ces politiques sont sujettes, dès leur apparition, àdes remises en cause inévitables . Phénomène d'autant plus fort, que la plupart du temps,comme le souligne F .X. Merrien (7).

L'évaluation de type est au coeur de ces questions : ce qu'on attend d'elle, c'est un apportinformationnel qui, au fond, contribue à la légitimation de la politique publique considérée.Mais son éventualité une fois posée, l'évaluation a, elle aussi, à affronter le problème de salégitimité . Il est rare en effet qu'une demande d'évaluation émane d'emblée de l'ensemble desacteurs concernés et fasse l'objet d'un accord large, aussi bien sur sa "nature" que sur lesconditions de sa conduite . Dans le cas qui nous occupe, l'idée même d'évaluation pluraliste

(5) . Collectivités qui seront finalement co-commanditaires de l'évaluation, sans avoir pesé de manière déterminante sur la définition de la mission.

(6) . Il nous est dans cet esprit demandé de trouver localement une "équipe relais", qui à terme prendrait notre place dans l'animation du dispositif

d'évaluation.

(7) "Etat et politiques sociales, contribution à une théorie ", in : Sociologie du Travail, n°3/1990, pli 267-294

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("dynamique", disait le commanditaire . . .) s'est effectivement heurtée à des difficultés decompréhension de la part de certains acteurs, à la fois parce qu'elle posait crûment la questiondu contenu même de la politique D .S.Q., et parce qu'elle activait la crainte, chez les acteurschargés de mettre celle-ci en oeuvre (en particulier les chefs de projet) de se voir "contrôler"vis à vis d'objectifs encore mal maîtrisés.

Répondre à la commande impliquait donc pour nous (c'est du moins l'interprétation que nousfîmes alors) de travailler sur deux préalables essentiels : d'une part faire en sorte que les acteursconcernés par la politique D .S .Q. se sentent liés par celle-ci, pris par ce qu'elle énonçait, fût-ceen termes encore très généraux ; d'autre part faire percevoir l'évaluation elle-même commepouvant avoir du sens, de la valeur pour chacun de ces acteurs . Autrement dit, il s'agissait,comme l'ont écrit depuis P . Duran et E . Monnier (1992).

2) Construire le dispositif : l'enjeu de publicisation

Le dispositif que nous avons monté, en réponse à cette commande, repose sur la mise enrelation d'une série de scènes publiques de débat, qui n'ont émergé dans leur articulation quede manière progressive, au fur et à mesure de la visibilisation de notre travail . Précisons tout desuite que les publics légitimes à polémiquer sur ces scènes en construction n'ont jamais étédéfinis par une quelconque instance ni désignés une fois pour toutes . Au contraire, ces publicsdemeurent aujourd'hui encore en perpétuelle évolution, leur composition étant soumise à uneseule condition : le fait, pour chaque participant, de se sentir concerné par les enjeux désignéssous l'intitulé "Politique D .S.Q. à la Réunion". Quiconque s'estime en droit de dire quelquechose sur la question est habilité à le dire . Ce qui ne signifie pas que tous les acteurs ainsiconvoqués soient dotés des mêmes ressources, ou que tel d'entre eux ne puisse pas estimerincongrue, voire problématique, la présence de tel autre, mais simplement que personne nemaîtrise les conditions d'accès à ces scènes publiques de débat, à partir du moment où ellessont constituées.

Trois types d'activité de notre part ont permis la construction de ces scènes et leur mise enrelation

.Des entrevues individuelles avec un certain nombre de responsables appartenant àdifférents milieux professionnels, que nous considérions comme engagés à un titre ou à unautre dans la politique D .S.Q. (quand bien même certains de ces acteurs pouvaient à l'originese penser en dehors de celle-ci . . .) . Nous interrogions ces gens-là autour de deux élémentsprincipaux : la politique D . S .Q. sur l'île et les conditions de son évaluation . Quel sens avaientl'une et l'autre aux yeux de chacun ? Paraissaient-elles fondées ? Qu'en savait-on et qu'enattendait-on d'un milieu à l'autre ? Compte tenu du caractère relativement inédit de ces deuxthématiques à la Réunion, c'était moins à l'enregistrement de discours tout prêts que nous nouslivrions avec ces divers responsables, qu'à une élaboration concertée autour des enjeux de lapolitique en train de naître, sur ce "morceau" particulier du territoire national.

.L'élaboration et la diffusion, après ces rencontres, de notes de travail régulières, quilivraient une première analyse transversale de ce que nous avaient dit nos interlocuteurs . Cesnotes ont d'emblée été pensées comme cumulatives : elles suivaient chacune de nos missionssur l'île, espacées de trois mois environ, et étaient adressées à l'ensemble des personnes que

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nous avions rencontrées depuis le début du travail . Au terme de 5 ou 6 missions, ellesparvenaient donc à plus d'une centaine de personnes, constituant un premier système d'acteursvirtuel, qui ne se connaissaient pas tous, et ne se connaitront peut-être jamais directement, maisqui avaient accès à un même type d'informations sur la politique D .S .Q. et le processusd'évaluation en voie d'émergence . Chaque note comportant la liste des destinataires, ceux-cipouvaient se faire une idée de la manière dont nous avions construit et visibilisé ce "système"d'acteurs . L'objectif poursuivi à travers la diffusion large de ces traces écrites sur le travail encours étant d'assurer une publicité réelle au processus d'évaluation, et de favoriser par là mêmeson appropriation collective.

.Enfin, troisième versant de notre activité : la formalisation de lieux réguliers d'échangeentre les acteurs chargés, sur le terrain, de mettre en oeuvre la politique D . S . Q. L'idée était detravailler là avec ceux qui constituaient de notre point de vue la cible principale de l'évaluationles chefs de projet et leurs équipes opérationnelles . Définir une "cible", en la matière, nesignifiait pas pour nous que celle-ci soit ipso facto pertinente pour la commande, ni que ceuxqui la composaient soient consentants et prêts à nous accorder une quelconque légitimité"d'évaluateurs" . Simplement, il nous semblait que ces acteurs devaient occuper une positionstratégique dans le dispositif d'évaluation à constituer . Détenteurs d'une information à laquellenul autre ne pouvait avoir accès, et qui n'était pas objectivable indépendamment de leuractivité, ils devaient être convaincus en premier lieu de l'intérêt de l'évaluation . Le travail aveceux s'est effectué au travers de l'instauration de deux types de "scènes de débat :, qui venaientcompléter celle constituée au travers des notes

- un séminaire ouvert aux seuls chefs de projet d'une part : séminaire trimestriel animé parnous, et dont l'enjeu principal était de constituer en "milieu" ces professionnels d'un nouveaugenre (encore peu assurés de leur statut, et en partie à la recherche de leur véritable rôle) ; ils'agissait de faire en sorte qu'ils soient conscients à la fois des objectifs communs qu'ilsportaient au nom de la politique D .S .Q ., et de l'intérêt qu'ils pouvaient avoir à une démarched'évaluation , c'est-à-dire qui les intégrerait, en tant que milieu, dans la production dejugements sur l'action ;

- des "groupes locaux d'évaluation", d'autre part, lieux d'échanges réguliers constitués surchacun des sites D.S.Q., du chef de projet, de son équipe opérationnelle (agents de terrain dediverses administrations, professionnels du développement ou de l'aménagement . . .), deresponsables municipaux (élus ou techniciens) et d'un certain nombre d'habitants("bénéficiaires" de la politique D .S.Q., mais en fait sollicités également, de par la définitionmême de cette politique, comme acteurs de sa mise en oeuvre . . .).

Si nous avions dès l'origine pensé l'organisation du dispositif général autour de ces "groupeslocaux d'évaluation", la définition précise de leur rôle s'est faite en cours de route, autour dudébat qui s'engagea rapidement avec eux sur les critères de l'évaluation . Tout en travaillant àlégitimer l'idée d'évaluation auprès de tous ces acteurs (la politique D .S .Q . était une politiquepublique, menée avec l'argent de tous, il était donc normal qu'elle fasse l'objet d'un jugementpublic . . .), il s'agissait en effet pour nous de constituer les groupes locaux comme le lieu mêmede production d'une information contradictoire sur l'avancée des opérations et le"développement social" de chaque site. Ce qui posait d'emblée le problème de l'adhésion desmembres des groupes, dans toute leur diversité, à une définition commune de cette notion

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Qu'était-ce, au fond, que le "développement social" d'un quartier? Et surtout commentpouvait-on en juger ?

La pression s'étant entretemps accrue du côté des commanditaires pour disposer d'indicateursquantitatifs sur l'évolution des sites, on engagea donc avec l'ensemble des acteurs impliquésdans ces groupes, une réflexion sur ce que pourraient être ces indicateurs . La question n'étaitpas facile, compte tenu du caractère complexe et imbriqué des objectifs de la politique D .S.Q.On travailla donc collectivement, site par site, autour de l'idée de "réussite" du D .S .Q., pouramener les divers acteurs à s'ajuster, à la fois sur les objectifs généraux de la politique, sur lamanière dont ceux-ci étaient contextualisés, mis en oeuvre au travers d'actions particulières, etenfin sur les moyens que l'on pouvait se donner dans chacun des groupes locaux, pour"mesurer" la dynamique engagée . Ainsi furent mis au point des indicateurs (8) dont la premièrequalité était d'avoir du sens aux yeux des seuls acteurs qui détenaient une information précisesur l'évolution des sites : ceux qui quotidiennement vivaient ou travaillaient sur place.

C'est autour de ce travail d'ordre méthodologique que se sont peu à peu stabilisés les groupeslocaux d'évaluation, et que s'est précisé leur rôle dans le dispositif : ce sont eux qui, sur la basede trois ou quatre réunions par an, seraient chargés de produire un rapport d'évaluation

annuel, analyse collective et argumentée (au travers des indicateurs) de l'avancement de ladynamique D .S.Q. sur chacun des sites . Ceci avec l'aide d'un chercheur, à la fois soutienméthodologique pour le recueil des données quantitatives, regard extérieur, chargé de faire"accoucher" le groupe d'un point de vue collectif sur l'année écoulée, et enfin scribe, pour lasynthèse des débats et la rédaction des rapports, qui ne seraient diffusés qu'après validation parle groupe local d'évaluation (9).

La première année de notre mission (d'octobre 1990 à fin 1991) fut consacrée à la fois à lamise en place de ce dispositif, et à la production avec les groupes des premiers rapportsd'évaluation . C'est dire à quel point la légitimation de l'évaluation a "percuté" sa mise en actes.Les scènes et les publics de l'évaluation ont émergé ensemble, les premières apparaissant dansleur formalisation progressive comme une des conditions de la reconnaissance des seconds . Dece point de vue, le rôle des chercheurs que nous étions n'aura pas été celui "d'évaluateurs" ausens strict du terme, mais plutôt d'accompagnateurs du processus d'évaluation : sans jamaisproduire de jugements définitifs sur la politique D .S.Q., nous nous sommes limités à construireet stabiliser des cadres de débat public, à l'intérieur desquels la mise en circulation de nospropres interprétations ne servait finalement que de "détonateur", de "catalyseur" aux débats.

8) Ces indicateurs sont de deux types. Les indicateurs "de situation" communs à tous les sites donnent une photographie annuelle de chacun des

D.S.Q. Ils permettent d'apprécier la situation démographique, l'état du parc de logements, le niveau d'équipements, de formation, la situation

scolaire, économique. .. ainsi que la masse financière versée dans l'année au titre du D .S .Q . et de l'aide sociale . Les indicateurs "d'objectifs"

complètent les précédents et rendent compte, site par site, de la dynamique globale du D .S.Q . : la qualité du partenariat, la structuration et

l'implication de la population, l'adaptation du service public, le désenclavement du site . ..

(9) Ce rôle de soutien méthodologique et de scribe est depuis le début de l'année 1992 tenu par les chercheurs du groupe réunionnais GRAFOS

(Groupe pour la recherche appliquée et la formation en sciences humaines) .

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3) Jeux d'acteurs et principe de réciprocité

Si l'on s'attache à présent à essayer de décrire les procédures qui ont permis le fonctionnementet la productivité de ce dispositif, ce qui s'y est joué, les raisons de l'engagement des acteursdans ce qui aurait pu rester, après tout, une simple vue de l'esprit, il faut revenir sur ce rôle"d'accompagnateur" que nous prétendons avoir tenu.

Et d'abord préciser ce que l'on entend par "espace public de débat" . Un espace public n'existequ'à partir du moment où il est investi et pratiqué par une grande diversité d'acteurs, ce quisous-entend qu'il est porteur d'enjeux (d'expression, de pouvoir, de présence symbolique . . .)pour tous ces acteurs . La reconnaissance de son caractère "public" repose sur une règleessentielle, celle de l'accessibilité, c'est-à-dire la possibilité garantie à tous ceux qui le désirentde pouvoir y entrer . Le fait qu'ait lieu sur cet espace un certain nombre de débats, de l'échange,voire de la négociation entre les divers systèmes de valeurs dont sont porteurs les acteursprésents, dépend du respect d'une autre règle fondamentale : l'équivalence formelle despositions, c'est-à-dire la garantie pour chaque acteur d'y être traité à l'égal de tous les présents,d'y être considéré comme l'un parmi d'autres . Enfin, la notion de "débat public" implique de lierces deux exigences par une troisième règle : celle de la publicisation, autrement dit le faitqu'un certain écho soit donné à ce qui se dit, afin que les questions qui sont soulevées par telou tel des acteurs ne soient pas éliminées avant d'avoir fait l'objet de discussionscontradictoires.

On peut dire que dans l'expérience menée à la Réunion, l'essentiel de notre travail a consisté àformuler, puis à nous porter garants de ce système de règles . Un peu à l'image de cesdiplomates qui consacrent toute leur énergie à construire le cadre dans lequel pourront venirnégocier des belligérants a priori irréconciliables, nous nous sommes avant tout appliqués àgarantir les formes du processus d'évaluation, sans préjuger de ce qui serait dit dans l'espaceainsi ouvert.Garantir, en la matière était essentiel : il ne suffisait pas en effet de proposer un cadre théoriqueet méthodologique pour l'évaluation ; il fallait encore, pour que le dispositif proposéfonctionne, qu'il soit à un moment donné investi par ceux qui y avaient été (ou qui y seraient)convoqués. Or tel était bien notre problème : au-delà de la sollicitation d'une pluralité d'acteursque nous estimions légitimes à participer au débat, comment obtenir leur engagement dans ladynamique de l'évaluation ? Comment convaincre, par exemple, ceux qui se pensaient commeles futurs "évalués", que d'autres pratiques étaient envisageables en matière d'évaluation d'unepolitique publique, que le classique contrôle a posteriori des actions ? Toute la force deconviction dont nous pouvions faire preuve n'eût pas suffi à rendre patent l'intérêt quepouvaient avoir tous ces acteurs à participer au processus, à faire que chacun (et pas seulementles commanditaires . . .) arrive à se représenter les bénéfices qu'il allait pouvoir tirer del'évaluation.

En la matière, la vérification du fait que nous "tenions" bien notre rôle de garants du système asans doute été un point fondamental de mise en confiance de nos interlocuteurs : c'estseulement au fur et à mesure que l'on fournissait des "preuves" du respect des règles énoncéesci-dessus, que le dispositif s'est stabilisé, que les scènes de débat se sont progressivementélargies, et que l'évaluation est véritablement devenue un lieu d'interrogation permanente etplurielle de la politique D .S .Q. C'est dans le fait que nous garantissions l'ouverture des scènes

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de débat (par exemple la possibilité pour des groupes d'habitants de faire irruption dans lesgroupes locaux, sur des logiques d'engagement et non pas de représentation . . .), dans lamanière dont nous régulions ces débats, en faisant en sorte que la parole de chacun soitentendue, et enfin dans la responsabilité que nous prîmes en matière de publicisation desdiscussions, que s'est joué notre crédit, et finalement celui du dispositif dans son ensemble.

Ainsi, c'est parce que la diffusion de nos notes, puis des rapports d'évaluation, n'a jamais étésoumise à "l'imprimatur" des commanditaires, parce que nous avions pris sur nous d'organiserune réelle publicité autour de ce qui se disait dans le cadre de l'évaluation, que les acteurs ontpeu à peu mesuré la "fiabilité" du dispositif proposé . Ceci n'est d'ailleurs pas allé sansdifficulté : la sortie des premiers rapports d'évaluation, qui ne faisaient jamais que mettre parécrit et rendre public ce qui s'était dit dans les groupes locaux d'évaluation, et ce que la plupartdes acteurs savaient donc déjà de manière implicite, a provoqué des "remous" importants, aussibien dans les institutions que parmi les membres des groupes locaux . Comme si l'on mesuraitseulement alors la réalité de ce à quoi on s'était engagé en entrant dans le jeu, le poids queprenaient certaines analyses dès lors qu'elles étaient publicisées, et la manière dont on était"tenu" collectivement par ce qui avait été énoncé . A ce moment précis, il s'est avéré décisif derappeler à tous les règles du jeu, d'astreindre les commanditaires eux-mêmes à gérer les effetsde l'évaluation, à ne pas remettre en cause les principes sur lesquels elle se fondait, sousprétexte qu'eux-mêmes se trouvaient interpellés, ou parce qu'éclataient au grand jour desquestions imprévues ou des conflits latents.

De même, il importait de faire une place digne de ce nom, dans les controverses et les débatsparfois très durs qui émergeaient entre les acteurs représentés, à tous les points de vue : aussibien, par exemple, à ceux qui émanaient des acteurs de terrain, dont la ressource principaleétait la logique territoriale, qu'à ceux des commanditaires (Etat, Région . . .) qui se fondaient surune logique déterritorialisée, transversale aux huit sites . Pour cela, pour donner du poids à uneparole a priori peu légitime, il nous fallait selon les cas jouer les médiateurs ou les arbitres,travailler sur les systèmes d'alliance, faire percevoir à chaque acteur la manière dont un autrepouvait lui servir de ressource (d'où l'intérêt d'avoir visibilisé dans toute son étendue le champde ceux qui étaient impliqués dans la politique, et donc dans l'évaluation).

Mais au-delà de cet aspect formel de notre travail, qui nous semble au coeur de toutedynamique d'évaluation pluraliste, il faut aussi distinguer un autre élément qui a contribué àfavoriser l'engagement des acteurs : celui-ci a à voir avec les effets de rétroaction del'information mise en circulation dans l'évaluation . C'est aussi, en effet, en fonction de lareconnaissance progressive de "l'efficacité" de cette circulation de l'information dans l'espacepublic que nous avions constitué, que le crédit qui était accordé au dispositif d'évaluation s'estpeu à peu affirmé. Il a fallu là encore passer des "seuils" de confiance, faire en sorte que lesacteurs mesurent peu à peu que ce qu'ils disaient dans l'espace de l'évaluation pouvait fairetrace dans la tête de leurs partenaires, et finalement être suivi d'effet . Et parce que dans unpremier temps (alors que les scènes dont on a parlé étaient encore en construction . . .), c'étaitnous qui "incarnions" le dispositif d'évaluation, c'est à nous que revenait la responsabilité defaire circuler de l'information suffisamment pertinente pour provoquer des réactions, des prisesde décision, des ajustements sur les problèmes ou les conflits énoncés par l'un ou l'autre de nosinterlocuteurs.

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Ceci explique le "double jeu" que nous avons tenu pendant près d'un an, alors que nousportions à bout de bras un dispositif encore largement fictif : intervenant à la fois sur le planstrictement méthodologique, mais aussi à un niveau plus analytique . Du fait de la multiplicitédes acteurs avec lesquels nous discutions (sur les huit sites, et à divers niveaux hiérarchiquesd'une pluralité d'institutions . . .), nous nous trouvâmes rapidement en position d'être le pivot parlequel passait une masse considérable d'informations . Nous étions donc en mesure de fournirdes analyses de plus en plus argumentées, car tenant compte de la diversité des points de vue,sur ce qui faisait problème dans l'opérationnalisation de la politique D .S .Q.

Faire circuler ces analyses s'est de fait avéré un moyen incontournable de légitimation del'évaluation. Mais ce faisant, il s'agissait moins pour nous de "dire le vrai" sur tel ou tel point dedébat que d'énoncer les problèmes qui nous paraissaient devoir être débattus . Ainsi avons nouspendant un temps joué un rôle d'informateurs, de "passeurs" (entre l'Etat et les collectivitésterritoriales, entre les commanditaires de l'évaluation et les chefs de projet, entre les directionset les agents de terrain de certaines administrations . . .) mais également d'analystes, rôle d'autantplus crucial que chacun nous attendait sur le "retour" de l'information qu'il nous avait livrée,autrement dit sur notre capacité à ne pas dire n'importe quoi, à mesurer le caractère stratégiquede certaines "confidences", et à convaincre tel ou tel partenaire de l'importance des enjeuxsoulevés. Nourrissant, donc, un dispositif qui à terme devait s'alimenter tout seul, tissant desliens par le seul fait de révéler des enjeux, de circonscrire les questions qui impliquaient unajustement des acteurs.

Parmi les effets de rétroaction qui ont ainsi été obtenus, on peut notamment citer lerepositionnement de certains professionnels, la clarification des mandats de certains autres, letraitement institutionnel de conflits perçus à l'origine comme très personnalisés, la prise encompte stratégique de dossiers que d'aucuns avaient tendance à considérer comme mineurs ouencore le soutien apporté par les responsables publics de la politique D .S .Q . à certains chefs deprojets momentanément en difficulté.

C'est le fait de conjuguer pendant un temps ces deux modes d'intervention (formel etanalytique) qui a permis que l'évaluation n'apparaisse pas aux acteurs convoqués comme un"marché de dupes", mais au contraire comme un système de réciprocité, dans lequel chacunprend des risques, accepte de livrer de l'information parce qu'il est convaincu que sa parolepeut avoir du poids, peut permettre de faire évoluer les situations problématiques .

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Conclusion

Pour finir, nous voudrions insister sur trois éléments qui nous paraissent avoir été au coeur del'expérimentation que l'on vient d'évoquer.

Le premier a trait au temps. Comme processus ouvert et collectif, l'évaluation demande à êtrepensée et mise en oeuvre dans la durée : il aura fallu près de 15 mois, dans le cas de laRéunion, autrement dit d'un territoire relativement restreint, pour rendre crédible l'idéed'évaluation et constituer un dispositif capable de produire en continu l'information nécessaireà des analyses argumentées sur l'évolution des huit sites concernés par la politique D .S.Q.Durée qui impliquait de la part des commanditaires une intelligence des situations et unepatience peu communes, à la mesure des attentes importantes qu'ils avaient d'emblée expriméesvis à vis de l'évaluation . Mais durée finalement plus courte qu'on ne le croit, si l'on veut bienconsidérer le fait que dans ce type de travail, l'important réside autant dans les résultatsobtenus, la connaissance produite, que dans les modalités de leur obtention, dans l'échangerégulier, le processus de production collective instauré entre les acteurs de la politiqueconsidérée. Et de ce point de vue, trois années pour aider à la constitution d'un véritable milieuprofessionnel autour des questions du développement social urbain à la Réunion, c'estfinalement bien peu.

Le second élément porte sur notre position d'extériorité . C'est parce que nous étions extérieursau système d'acteurs initial que nous avons pu enclencher un processus d'évaluation sansexclure ni laisser de côté un acteur important de ce système . C'est parce que nous étionsextérieurs aux enjeux locaux que nous avons pu, sur la base des informations fournies parchacun, aider à la formulation d'un ensemble de questions au coeur de la mise en oeuvre de lapolitique D.S .Q. sur l'île . C'est enfin parce que nous étions extérieurs aux rapports de force quisont la trame de toute action collective que nous avons permis, nous semble-t-il, que se traitentcertains conflits qui mêlaient étroitement logique institutionnelle et logique individuelle . Et l'onpeut se demander si, en l'absence de cette position d'extériorité active, qui était de fait inscritedès l'origine dans la commande, l'évaluation aurait pu voir le jour : la prise de distance, de lapart d'acteurs soumis à la pression de l'action quotidienne ne suppose-t-elle pas en effet queceux-ci puissent s'articuler à un point de vue dépris de cette pression ?

Le troisième élément, et c'est peut-être l'essentiel, concerne la dynamique même du dispositifque l'on a ici présenté . Ce qui caractérise nous semble-t-il ce type d'évaluation, c'est le faitqu'une fois lancée, elle se nourrit d'elle-même et n'est plus, au sens strict du terme, "pilotée"par quiconque, sinon par l'ensemble de ceux qui y participent . C'est la mise à distance descommanditaires au même titre que les autres acteurs, et le passage à une forme de pilotagecollectif de l'évaluation, qui demeurent à nos yeux les traits les plus marquants du processusque nous avons tenté d'initier. Processus qui appelle et suppose tout à la fois la capacité dechacun à investir l'évaluation, à s'en emparer et à co-produire les reformulations etréajustements qui sont l'enjeu de la mise en oeuvre de toute politique publique .

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Dossiers déjà parus

Territoires, techniques et SociétésJuin 1987

Flux, Réseaux, TerritoiresSeptembre 1987

Les sciences sociales et l'art de la médiation : Le cas du logementDécembre 1987

L'aménagement du territoire et la colonieMars 1988

Mémoire des lieux : une histoire des taudisDécembre 1988

Sécurité, Risques, InsécuritéMai 1989

Techniques et territoires : Lieux et liensSeptembre 1989

Les territoires du patrimoineJanvier 1990

Cultures professionnelles dans l'urbanismeMars 1990

Commerces et commerçants étrangers dans la villeNovembre 1990

La production symbolique des lieux exemplairesFévrier 1991

L'envers des métiersOctobre 1991

Regards de chercheurs sur une catastrophe (Nîmes)Décembre 1991

Les écologistes en politiqueSeptembre 1992

Quels dess(e)ins pour les villes ?De quelques objets de planification pour l'urbanisme del'entre-deux-guerresOctobre 1992

L'argument écologique et l'aménagementJuin 1993

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