Quatre poètes au Jardin des Oliviers...Le Christ au Jardin des Oliviers: figure du poète sacré Et...

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Quatre poètes au Jardin des Oliviers par Joselle Baril Mémoire de maîtrise soumis à la Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise ès Lettres Département de langue et de littératures françaises Université McGill Montréal, Québec Août 2003 © Joselle Baril, 2003

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Quatre poètes au Jardin des Oliviers

par

Joselle Baril

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche

en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et de littératures françaises

Université McGill

Montréal, Québec

Août 2003

© Joselle Baril, 2003

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RÉSUMÉ

Pendant la période romantique, plusieurs poètes expriment leur VISIOn du

sacerdoce poétique à travers la figure de Jésus au Jardin des Oliviers. Alors que

Lamartine s'approprie la souffrance du Christ pour se proclamer poète-prophète, Vigny

refuse le silence divin, défendant sa mission prophétique contre Dieu lui-même. Si Hugo

ne semble pas tenir compte du sens de l'agonie pour faire de Gethsémani un lieu de

gloire, Nerval, quant à lui, décline la notion même de mission christique et annonce, par

l'énonciation de la mort de Dieu, ce que Hugo Friedrich appellera la « transcendance

vide »1, signe par excellence de la poétique moderne. Par ses aspirations mêmes, le

romantisme a fait basculer la poésie dans la fin de la transcendance. Nous nous proposons

d'observer, dans ces poèmes2, le passage du romantisme à la modernité à travers la

représentation de Jésus à Gethsémani.

ABSTRACT

In the course of the romantic movement, the vision of the poetic ministry has been

expressed by several poets through the figure of Jesus at the Mount of Olives. While

Lamartine appropriates the suffering of Christ in order to proclaim himself to be a poet­

prophet, Vigny refuses the silence of God. He, thus, accomplishes his poetic mission

against God. Whereas Hugo does not take into consideration the meaning of Jesus' agony

in order to make the Gethsemani a place of glory, Nerval rejects the notion of a Christlike

mission. Hence, by putting into words the death of God, he foretells what Hugo Friedrich

will later calI an "empty transcendence", which is the very sign of modern poetics.

Romanticism carried within itself the signs of the end of transcendence of poetics.

Therefore, we will analyse the transition of romanticism to modernity in these four poems

through the representation of Jesus Christ at Gethsemani.

1 Voir Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976.

2 « Gethsémani ou la mort de Julia» d'Alphonse de Lamartine, « Le Mont des Oliviers» d'Alfred de Vigny, un extrait (strophes VI, VII et VIII du Chapitre intitulé Jésus-Christ) de La Fin de Satan de Victor Hugo et « Le Jardin des Oliviers» de Gérard de Nerval.

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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier les gens qui m'ont si aimablement appuyée pendant les trois

années que dura la création de ce mémoire.

Je remercie tout particulièrement mon directeur, le professeur Yvon Rivard, grâce

à qui ce mémoire a été mené à terme. C'est sa vision de la littérature qui m'a d'abord

inspirée et m'a permis d'aller plus loin. De plus, sa très grande patience, ses conseils

toujours justes et ses encouragements me furent des plus précieux.

Mes remerciements vont également aux professeurs François Hébert et Stéphane

Vachon qui ont su me proposer des pistes de réflexion qui se sont avérées des plus

fructueuses. Leurs conseils et leur enseignement m'ont beaucoup appris.

Toutes mes pensées vont finalement à ceux qui, par leur présence et leur savoir

m'ont soutenue, aidée et accompagnée. Je pense à ma famille, si grande et si unie, dont

l'amour embellit tout ce que je fais. Je remercie de tout cœur mes irremplaçables amis:

Hélène, Sébastien, Renée-Claude, Julie, Pierre-Yves et Diane, qui ont rendu cette

rédaction plus facile. À tous, encore une fois, merci.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉsuMÉ / ABSTRA CT •••••...•...•......•........••.....•...•.••.••..•....•.••..•.......••........••••.•.•••• i

INTRODUCTION ....•...•.••........•.......•.•......•...........••..........•..•....•..••••..•••••.•••••..•.... 1

Le Christ au Jardin des Oliviers: figure du poète sacré ........................................... 1

La sacralisation de la poésie ........................................................................................ 2

Le Christ romantique: un poète-prophète ................................................................... 6

Le Jardin des Oliviers .................................................................................................. 9

De la foi au désenchantement .................................................................................... 14

CHAPITRE 1 .................................................................................................... 16

La douleur comme marque d'élection dans «Gethsémani ou la mort de Julia» de

Lamartine ..................................................................................................................... 16

Le sacerdoce lamartinien ........................................................................................... 17

Naissance d'une mission ............................................................................................ 19

Le voyage en Orient. .................................................................................................. 21

Gethsémani ................................................................................................................ 24

Le retour ..................................................................................................................... 30

CHAPITRE II ................................................................................................... 33

Le silence divin ou «Le Mont des Oliviers» d'Alfred de Vigny ............................ 33

Les poèmes philosophiques ....................................................................................... 37

Le Mont des Oliviers ................................................................................................. 39

Le Silence ................................................................................................................... 48

L'esprit pur et la transcendance interne ..................................................................... 50

CHAPITRE III ................................................................................................. 52

Hugo, sauveur de Satan, ou Le Jésus de l'exil .......................................................... 52

Satan pardonné ........................................................................................................... 55

Le Rédempteur ........................................................................................................... 57

Le prophète de Gethsémani ....................................................................................... 65

Le Jésus de l'exil ........................................................................................................ 77

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CHAPITRE IV ................................................................................................. 79

« Le Christ aux Oliviers» de Nerval ou Dire la mort de Dieu ................................. 79

Créer le souvenir ........................................................................................................ 80

Chimères .................................................................................................................... 83

Le Christ aux Oliviers ................................................................................................ 88

Le symbole ............................................................................................................... 100

CONCLUSION ................................................................................................ 103

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INTRODUCTION

Le Christ au Jardin des Oliviers:

figure du poète sacré

Et ils viennent en un domaine dont le nom est Gethsémani, et il dit à ses disciples: "Asseyez-vous

ici tandis que je prierai ". Et il prend Pierre et Jacques et Jean avec lui, et il commença à être

effrayé et angoissé. Et il leur dit: "Mon âme est triste jusqu'à la mort; restez ici et veillez ". Et

s'étant avancé un peu, il tomba à terre, et il pria pour que, s'il était possible, l 'heure passât loin de

lui. Et il disait: "Abba! Père! Tout t'est possible; éloigne de moi cette coupe. Mais ne fais non pas ce

que moi je veux, mais ce que toi tu veux ". Marc. XIV, 32-36.

En grandissant sur les ruines et les nouvelles constructions du XIXe siècle, la

littérature moderne a instauré ses propres traditions sur lesquelles le XXe siècle a érigé ses

certitudes et sa pensée. Le mythe moderne, se nourrissant des mythes anciens, les

transforme et, parfois, les détruit. Le mythe de la mort de Dieu, investissant la

mythologie chrétienne, la renverse dans l'idée de ce vendredi saint définitif. Alors que

l'imaginaire collectif attribue à Nietzsche la naissance de ce nouveau mythe, nous savons

que, bien avant lui, Jean-Paul Richter, grande figure du romantisme allemand, écrivait un

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Songe l où il entrevoyait cette même possibilité. Par contre, c'est dans un contexte

totalement différent que Richter inscrivait la fin de Dieu, voulant davantage alerter les

philosophes contre l'horreur de leurs froides conjectures que véritablement proclamer

cette mort. En effet, après un XVIIIe siècle d'athéisme allègre, les écrivains romantiques

aspirent à retrouver le souffle sacré qui leur dictera la voie et changent le problème de

l'inexistence de Dieu en une mort tragique qu'il faut éviter. Ils tentent ainsi de transférer

le problème divin du domaine de la raison au domaine du sacré pour reformer le lien qui

s'était brisé avec la toute-puissance.

Nombre de poètes se sont inspirés du songe de Richter, dans lequel le Christ mort

visite le chaos de l'au-delà où nul ne règne. Par la figure du Christ lui-même, ils vont eux

aussi se confronter à l'apparence de l'absence divine afin de la dépasser. En procédant à

ce que Paul Bénichou appelle l' autosacralisation du poète2, les romantiques tenteront de

se faire les guides spirituels du siècle et d'établir une transcendance du signe. Par le

verbe transcendant, ils participeront au progrès de l'humanité, mais surtout, aux grands

desseins divins.

La sacralisation de la poésie

Après la révolution, le philosophe, qui s'était fait concurrent direct et successeur

du théologien, est à son tour mis au pilori par le vaste mouvement contre-révolutionnaire

du début du XIXe siècle. La contre-révolution littéraire, en condamnant le philosophe

1 Jean-Paul Richter, «Songe» dans Choix de rêves, Paris, Librairie José Corti, [1796] 1964, p. 127-132.

2 Voir Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivain 1750-1830. Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Librairie José Corti, 1973.

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qu'on accuse entre autres choses d'avoir tué la poésie, profite au poète. Celui-ci est le

seul à détenir le secret de l'émotion vraie, de la beauté littéraire. Les concepts de beauté

et de vérité se voient alors réunis3 en une équivalence qui fait de la poésie une manière

plus pure d'accéder à la vérité. C'est pour tourner la littérature vers le sacré qu'on

l'arrache à la raison des philosophes, car le christianisme est une vérité faite de mystère,

un clair-obscur favorable à la beauté. Mais ce savoir mystérieux n'est pas complètement

caché et quelques élus y auront accès. Certains, comme en témoigne l'ouvrage d'Albert

Béguin, verront dans leurs rêves une fenêtre ouverte sur l'infini4. D'autres chercheront

dans une expérience étroite de la nature un rapport privilégié avec le créateur. Mais la

plupart des poètes chercheront en eux-mêmes, dans leur don créateur, la voix de Dieu, car

« le langage du ciel, dit Swedenborg, ne s'apprend pas; imprimé dans chacun, il dérive

de l'affection et de la pensée même. Cette définition de la langue du ciel est la plus

exacte qu'on puisse donner de la poésie 5». La véritable beauté poétique se trouve donc

dans le secret du rapport au divin qui fait du poète un être privilégié. Ainsi, l' « apologie

du christianisme par la beauté sacre le poète prêtre désigné du beau 6». Prêchant et

désignant le chemin au peuple de France, le poète romantique, à la manière de Napoléon,

procède à son autosacralisation, montrant ainsi sa totale liberté et son rôle nouveau, son

sacerdoce poétique.

3 Voir Frank Paul Bowman, Le christ romantique, Genève, Librairie Droz, 1973, p. 222 et Paul Bénichou, op. cit., p. 232.

4 Voir Albert Béguin, L'âme romantique et le rêve, Paris, Librairie José Corti, 1956.

5 Édouard Richer, De la nouvelle Jérusalem, cité par Frank Paul Bowman, op. cit., p. 226.

6 Paul Bénichou, op. cit., p.153.

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C'est surtout grâce à Chateaubriand et à son Génie du christianisme que la

religion chrétienne apparaît aux poètes romantiques comme un monde à réinvestir. En

plus de chanter l'excellence poétique des textes sacrés, Chateaubriand met au centre du

génie chrétien le mystère et la sensibilité, encourageant les poètes à chercher la beauté par

ces voies sacrées. Alors que le mystère est le propre de la parole divine, la sensibilité,

apanage de l'être humain seul, pourrait sembler étrangère au dogme chrétien. La passion

est pourtant réhabilitée par Chateaubriand comme un élément essentiel de la poésie

mystique et de la religion elle-même.

Non contente d'augmenter le jeu des passions dans le drame et dans l'épopée, la religion chrétienne est elle-même une sorte de passion qui a ses transports, ses ardeurs, ses soupirs, ses joies, ses larmes, ses amours du monde et du désert. Nous savons que le siècle appelle cela fanatisme [ ... ] Or, le christianisme, considéré lui-même comme passion, fournit des trésors immenses au poète 7•

En effet, l'humanisme moderne qu'avait fait naître le siècle des Lumières n'est

pas mort avec la Révolution et le retour au christianisme fait naître un mouvement de

compromis et d'alliance .. En se réconciliant avec la sensibilité, les chrétiens atténuent

l'opposition du ciel et de la terre. Le poète peut ainsi se placer plus facilement en

médiateur, lui qui a vécu en homme sensible les souffrances dues à la révolution et qui, en

tant que chrétien, est à l'écoute et en adoration devant Dieu.

Par ailleurs, une littérature mystique libérale8 voit peu à peu le jour au début du

XIXe siècle. Le libéralisme apporte en littérature une sensibilité désenchantée. L'appel

vers la mystique est là, déchirant, mais l'enthousiasme n'y est pas comme il l'était chez

7 M. Le Vicomte de Chateaubriand, Génie du christianisme, Paris, Lefebvre et Ledentu, libraires, 1838, p.208-209.

8 Voir Paul Bénichou, op. cit., p. 193.

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les contre-révolutionnaires. Les poètes de cette deuxième vague visitent l'idée d'un Dieu

mort, comme l'est leur espoir. Vivant à une époque où l'idée d'une régénération de la

société paraît impossible, ils s'élancent dans un idéal mystique passionnément embrassé,

mais secrètement reconnu comme chimérique. Les idées de poésie sacrée sont, chez les

libéraux, teintées d'une nostalgie funèbre sans précédent. Cette impossibilité à faire

coïncider l'idéal et le réel préfigure ce qui sera, après 1830 et après 1840, aux lendemains

de vives déceptions, le contre-coup du sacre de l'écrivain.

L'idée de sacerdoce poétique, dans la forme qu'elle adoptera finalement, est

tributaire de ces deux influences opposées en politique, mais si près en poésie: contre­

révolution et libéralisme. En effet, les poètes, de quelque camp qu'ils soient, savent bien

qu'ils sont d'une classe à part. Peu à peu, d'ailleurs, avec les changements sociaux, les

convictions aussi changent. Certains changent leur fusil d'épaule, tous savent qu'ils

vivent une seule et même chose et se sentent romantiques avant tout. De cette union est

né le poète sacré. Il est le guide, l'interprète, seul médiateur entre la terre et le ciel, entre

le passé et l'avenir, entre le libéralisme et le royalisme.

Il est important de souligner que, pour Paul Bénichou, ce sacre du poète n'est pas

accidentel ni même un élément de la pensée romantique : le romantisme est un sacerdoce

poétique par essence9• Ainsi, la notion même de romantisme dépend de la foi. Si le poète

cesse de croire en son sacerdoce, s'il trahit sa mission, il met fin à la transcendance et

entre dans la modernité poétique. Or, l'élément libéral porte en lui le poison d'une sensibilité

9 Voir Ibid., p. 275.

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désenchantée auquel les contre-révolutionnaires, malgré leur incroyable orgueil, devront

également goûter.

Le Christ romantique: un poète-prophète

L'après-révolution, dans ses circonstances mêmes, a imposé des thèmes de

douleur et de prière semblables à ceux des poètes hébreux. La poésie sacrée devient alors

essentielle dans les troubles de ce début de siècle. À cet effet, la passion de Jésus a

souvent été utilisée comme un emblème de la souffrance des plus grands de ce monde

sacrifiés au nom d'une révolution barbare. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, les grandes

épreuves que connut le Christ servent de symboles dans les situations les plus diverses lO•

Alors que Bénichou parle de poète sacré, Bowman présente plutôt le poète

romantique comme un poète-prophète.

La conséquence la plus importante de ces thèses sur la nature religieuse de la poésie inspirée est la conviction que le poète a un rôle prophétique à jouer: puisque l'artiste révèle aux hommes l'Idéal, il leur offre une voie pour monter à Dieu Il.

En effet, le talent du poète, son contact privilégié avec la beauté, lui permet d'accéder à la

vérité. Son inspiration est donc garante de ses révélations prophétiques qui conduiront le

peuple sur la voie à suivre. Dans cette optique, le poète devient un messie, en contact

avec la divinité et dont les révélations pourront changer le cours du temps. Cette

influence que la poésie exerce sur l'histoire «doit mener les hommes vers Dieu en

suscitant un progrès conçu alors comme réintégration éventuelle de l'homme dans le

10 Voir Frank Paul Bowman, op. cit.

Il Ibid, p. 227.

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divin 12». Cette idée de retour à Dieu sera perçue, nous le verrons, comme un

renversement de la chute originelle. La première génération romantique verra dans le

progrès une marche humaine à laquelle Dieu lui-même participe. Mais en cours de route,

le poète fait face à de nombreux obstacles et le sublime de sa poésie doit aussi côtoyer le

désespoir, le noir, le laid: produits inévitables de cette époque de transition et de

souffrances. Ainsi,

le culte de la douleur [ ... ] ennoblit et voit dans le poète-prophète une figure du Christ; il clame la vérité, promesse de l'avenir, grâce à l'inspiration divine; il souffre en conséquence et devient porte-croix. Et cette souffrance même marque son message du sceau de la vérité. Alors la poésie est à la fois d'inspiration divine, prophétique et mélancolique, voire tragique; et le Christ offre l'image même de la vocation du poète13

Comme ce fut le cas pour le Christ, les poètes, souffrant de leur condition, finiront

dans la gloire, qui est l'envers d'une même médaille. Le martyre du poète-Christ sera

donc couronné dans l'avenir, grâce au travail du progrès qui reconnaît invariablement la

vérité. C'est pourquoi la foi romantique s'accompagne d'une foi inébranlable dans le

progrès. Si le présent n'offre pas tout ce que le poète peut espérer, l'avenir le lui réserve.

La poésie tend alors à se faire l'expression des malheurs dus au génie, thématique

qui devient extrêmement prolifique autour des armées trente. On exploite par exemple le

motif des scribes et pharisiens s'acharnant contre l'élu, et surtout celui de l'homme de

génie qui, « s'il souffre de n'être pas suivi, souffre aussi en vertu de sa propre nature: une

âme comme la sienne étant disproportionnée au corps, elle est comprimée et souffrante

dans des organes indignes d'elle; dans l'homme de génie, un être débile s'épuise à

12 Ibid., p. 228.

13 Ibid., p. 230.

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interpréter l'Esprit 14». De fait, une certaine frustration ou un vertige naît chez ces poètes

qui sont appelés vers le divin, mais n'arrivent pas à en approcher le sens, la vérité. Bien

que, comme on l'a vu, la véritable beauté du christianisme réside dans son mystère, clair-

obscur favorable au sublime esthétique, les poètes romantiques, héritiers à bien des égards

de la pensée des Lumières, ne peuvent s'empêcher d'interroger le secret, de chercher la

lueur dans l'obscurité. Ils la cherchent, et avec une volonté d'autant plus grande qu'ils se

sentent élus, donc dignes de la recevoir. Cette aspiration à la transcendance absolue, qui

unit les poètes romantiques, montre qu'en gagnant la foi au progrès, héritage de

l'humanisme des philosophes, la croyance chrétienne des romantiques a perdu un élément

essentiel à sa propre survie: l'humilitéI5. Les poètes, se sentant trop grands pour leur

condition humaine, vont donc tenter de la magnifier. Et l'orgueil romantique permet à la

figure du Christ de devenir, au cours de ce siècle, le médium par excellence pour

exprimer la condition du poète.

Peu d'imaginations sont autant obsédées du Christ que les imaginations romantiques: si épaisses que lui semblent les ténèbres du Passé, aucun philosophe, aucun poète humanitaire qui n'admette que le Christ a voulu le bien de l'homme. Faute de le reconnaître comme principe de la Rédemption - qui est transféré à l'unique Révolution - on lui accorde donc le rôle de précurseur de la Révolution. Ainsi naît le Christ vaincu, amer ou révolté, de la mythologie romantique, qui meurt victime de la loi terrestre et céleste, après avoir demandé des comptes à son Père l6

.

Il est intéressant de constater que le Jésus romantique n'est pas un Dieu triomphant, mais

une figure malheureuse du progrès. De fait, on ne trouve pas, chez les romantiques, de

14 Ibid., p. 332.

15 Pour Anny DetaIle, l'humilité est « ce qui sépare une poésie mythologique d'une poésie religieuse» et la poésie romantique, incapable de réeIle élévation, cherche plutôt à absorber le sacré. Voir Mythes, me11leilleux et légendes dans la poésie française de 1840 à 1860, Paris, Klincksieck, 1976, p. 419.

16 Ibid., p. 416.

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récit qui relate l'ascension ou la résurrection: jamais le Christ ne réclame un statut

proprement divin. Il est plutôt le représentant du poète frustré par une réalité qui ne

répond pas à ses idéaux révolutionnaires. Bien sûr, plusieurs autres figures importantes

sont aussi très exploitées - celles de Moïse, d'Orphée, de Prométhée, de quelques grands

saints et martyrs, etc. - et la mythologie romantique est certes des plus riches qui soit17•

Mais pour employer les termes d'André Dabezies, « [d]e tous ces rôles, Jésus apparaît

comme la figure-limite, le modèle idéal 18». Car, en effet, qui mieux que lui s'inscrirait

en modèle dans ce siècle où l'opposition entre le ciel et la terre s'atténue, où le poète se

sent lui-même investi d'une mission divine et où, enfin, la foi chrétienne accepte

d'intégrer la foi en l'homme? Jésus seul est à la fois le ciel et la terre, le dieu et l'homme.

Jésus seul a permis le progrès humain tout en demeurant le Dieu éternel. Jésus allie

parfaitement les idéaux démesurés de la foi romantique et les déceptions devant la réalité.

Il est donc le modèle, mais surtout la figure-limite. Et c'est au jardin des Oliviers qu'il

atteint cette limite.

Le Jardin des Oliviers

Au début du XIXe siècle, les Vie de Jésus, écrites par Strauss19 en Allemagne et

par Renan20 quelques années plus tard en France, mettent en scène un Jésus totalement

17 Les études de Léon Cellier, d'Anny Detalle, de Brian Juden, entre autres, montrent la complexité et l'originalité de la cosmologie romantique.

18 André Dabezies et al. Jésus-Christ dans la littérature française. Textes du Moyen Age au .xyème siècle, t. II, Paris, Desclée, « Jésus et Jésus-Christ », p. 23.

19 Voir David Frédéric Strauss, Vie de Jésus, ou Examen critique de son histoire par le docteur David Frédéric Strauss, traduite de l'allemand sur la dernière édition par E. Littré, 3e édition française, Paris, Ladrange, 1839.

20 Voir Ernest Renan, Vie de Jésus, Présentation de Pierre Boisdeffre, Vervier (Belgique), Marabout, [1863] 1974, «Marabout université».

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humain, rangeant ainsi au rang de légende ou de mythe tout le surnaturel entourant sa vie.

Une telle conception de la figure du Christ investit l'épisode de l'agonie d'une

importance nouvelle, car c'est à Gethsémani que la nature humaine de Jésus se fait

particulièrement sentir. Dans ce lieu, Jésus souffre en homme.

Les romantiques, dans les différentes représentations qu'ils font du Christ, ont

surtout privilégié l'épisode au Jardin des Oliviers21. Partagés entre l'humanisme du

XVIIIe siècle et une sensibilité chrétienne toute romantique, ces écrivains s'identifient à

Jésus, le fils de Dieu, mais dans un moment de doute qu'ils partagent malgré leur foi.

Il n'est pas étonnant que quatre des plus grands poètes romantiques ont justement

mis en poésie leur version de l'agonie au Jardin des Oliviers. Alphonse de Lamartine,

dans son Voyage en Orient (avril 1835), publie pour la première fois un poème intitulé

« Gethsémani ou la mort de Julia» dans lequel il associe la terrible épreuve de la perte de

son unique enfant à la douleur du Christ à Gethsémani. Alfred de Vigny et Gérard de

Nerval publient, à une année près, deux poèmes fort semblables quant à l'inspiration22 :

«Le Mont des Oliviers» (1843) et« Le Christ aux Oliviers» (1844). Alors que Vigny se

sert du Christ pour exprimer ses griefs face à Dieu qu'il accuse d'être responsable des

maux de la terre, le Christ nervalien explore une réalité encore plus terrifiante: celle de la

mort de Dieu. Soulignons que les deux poètes incorporent le poème à Gethsémani à leur

dernier - et plus important - recueil poétique: Les Destinées et Les Chimères.

21 Voir André Dabezies, op. cit., p. 121.

22 Gabrielle Chamarat-Malandain compare et analyse les deux poèmes, soulignant leur parenté. Voir «Le Christ aux Oliviers: Vigny et Nerval», Revue d'Histoire Littéraire de la France, vol. 98, no.3, mai-juin 1998, Paris.

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Ces trois premIers poèmes avaient déjà été réunis par André Dabezies dans

l'anthologie Jésus-Christ dans la littérature française, au chapitre du tome II intitulé:

« Gethsémani». Le cas de Victor Hugo est différent et le texte que nous choisissons n'est

pas celui qui figure dans l'anthologie de Dabezies23• D'abord, il ne s'agit pas d'un poème

en soi, mais d'un extrait d'une immense épopée poétique: La Fin de Satan. En effet,

Hugo incorpore l'épisode de Gethsémani à une histoire cosmique qui verrait son

dénouement dans la réhabilitation de Satan assimilée à la Révolution. Par ailleurs, il faut

souligner que Hugo ne publia ni n'acheva La Fin de Satan, dont la composition remonte

aux années de son exil. Mais l'importance de Hugo dans le panthéon romantique et

l'intérêt du passage de La Fin de Satan où Jésus est au Jardin des Oliviers nous obligent à

en tenir compte. Tous inclus dans une œuvre plus grande qui leur confère un sens plus

vaste, ces quatre poèmes reflètent diverses préoccupations métaphysiques de leurs

auteurs.

L'agonie du Christ au Jardin des Oliviers est un épisode évangélique très riche en

symboles. Bien qu'il n'occupe qu'une mince place dans les Évangiles et que

l'évangéliste Jean ne l'ait pas même mentionné, maints écrivains et théologiens se sont

penchés, à travers les siècles, sur la signification de ce moment. Pascal, dans son

« Mystère de Jésus Christ» en avait déjà relevé l'importance figurative et présentait le

Jardin des Oliviers comme un renversement symbolique du Jardin d'Éden. Ainsi, Jésus

dans un jardin de douleurs, et non de délices, se sauve lui-même et tous les hommes,

renversant la chute de l'humanité due au péché originel. Le thème du progrès, on l'a vu,

23 L'anthologie présente un extrait des Misérables, texte très proche par les dates de production et les thèmes abordés de La Fin de Satan. Nous préférons un extrait de ce dernier, car nous privilégions dans cette analyse la fonne poétique, et parce que la référence au Jardin des Oliviers y est plus explicite.

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s'associe à la foi des romantiques qui désirent inscrire leur sacerdoce dans l'histoire et se

faire les guides du peuple de France. Ainsi, l'agonie du Christ, assimilée au renversement

de la chute originelle, change-t-elle le cours de l'histoire. En s'identifiant à la figure de

Jésus à Gethsémani, le poète romantique participe au progrès et accomplit sa mission

sacrée.

Par ailleurs, les thèmes de douleur et de solitude du poète s'intègrent parfaitement

à l'action de l'Agonie. Le moment de la veille à Gethsémani présente toutes les richesses

des grands thèmes romantiques du rapport au sacré. En effet, dans ce milieu de siècle

troublant et décevant, les poètes poussent le Christ dans un Gethsémani qu'ils investissent

de leurs meurtrissures et de leurs doutes, faisant de cet épisode le moment-limite où leur

rapport à Dieu sera disputé. Jésus est solitaire au Jardin des Oliviers. Ses apôtres

endormis, il sait qu'il sera bientôt trahi, renié, crucifié ; il sait aussi qu'il détient le

message divin, mais qu'on le comprend trop peu. Son âme est triste jusqu'à la mort.

Jésus à Gethsémani souffre en homme, en poète. La figure par excellence du romantisme

atteint son apothéose alors même qu'elle ploie - prosternée - pour accepter son sort

funeste.

De plus, les poètes n'ont pas manqué de remarquer que, pour la première fois au

Jardin des Oliviers, Jésus affirme clairement la distance qui existe entre sa volonté et les

desseins de son Père: «Mais ne fais non pas ce que moi je veux, mais ce que toi tu

veux ». Dès lors, le poète sacré, qui est aussi un poète penseur grâce à l'héritage que lui a

légué l'homme de lettres des Lumières, peut investir ce lieu de son propre regard critique

et confronter Dieu. Après 1830, les grands idéaux ont été déçus et certains poètes se

sentent frappés d'injustice. Ils interrogent le ciel et n'arrivent pas à comprendre les

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desseins divins. Abandonnés des hommes et de Dieu, ils commencent peu à peu à douter

de leur mission, de leur sacerdoce poétique. Comme l'écrit P. Bénichou, le sacre de

l'écrivain ne saurait être un sacerdoce véritable. Il est celui possible dans une société qui

ne croit plus aux prêtres et qui n'accepte le divin que sous bénéfice de doute et de liberté

critique24. Dans le renouveau spirituel de ce milieu de siècle, c'est bien plus le procès de

Dieu qui s'amorce qu'une recrudescence de la foi. C'est d'ailleurs à travers la figure du

Christ, que l'on associera par des attitudes de doute et de révolte à Satan, que le procès

s'engage. Ainsi, le poète au Jardin des Oliviers peut à la fois incarner la plus haute figure

sacrée à avoir foulé la terre, Jésus, et tenir tête à Dieu

Mais, par-dessus tout, Gethsémani présente le problème de la « transcendance

vide », phénomène qu'Hugo Friedrich assimile à la poésie modeme25. Que le poète le

relève ou l'ignore, le silence de Dieu reste au centre de l'épisode. Jésus, qui prie son père

d'éloigner le calice de la passion, fait face à un silence de mort. Cette absence de réponse

place le poète devant le problème de la vacuité de son sacerdoce. S'il se veut prophète, il

n'entend pourtant pas le message qui lui garantit ce lien privilégié avec la divinité.

Ainsi, lorsque Lamartine, Vigny, Hugo et Nerval écrivent leur version poétique de

l'agonie du Christ à Gethsémani, c'est une série de symboles précis qu'ils choisissent

d'exploiter ou d'ignorer. Et c'est du traitement particulier qu'ils font de ces éléments de

sens, en plus de ceux qu'ils accolent à l'épisode, que nous tirerons une réflexion sur la

vision du sacerdoce poétique chez chacun de ces poètes. Pour ce faire, nous analyserons

24 Voir Paul Bénichou, op. cit., p. 473.

25 Voir Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976.

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les textes afin d'établir les liens entre les différents éléments du poème, les thèmes

privilégiés et les silences. Par ailleurs, nous tirerons parti de la place du poème dans

l' œuvre de chacun des poètes. Enfin, à la lumière de la théorie de Paul Bénichou sur le

sacre de l'écrivain, nous tenterons de mieux comprendre comment le poème s'inscrit dans

un contexte particulier: celui de la France de 1830 à 1870.

De la foi au désenchantement

P. Bénichou l'a bien montré à travers le cycle de ses œuvres sur le sacerdoce du

poète romantique26, la conception de ce sacerdoce évolue d'une génération de poètes à

l'autre. Lamartine, Vigny et Hugo, appartenant à la première génération née autour de

1800, ont vécu pleinement la foi romantique qui tentait de relier l'humain à l'Idéal. Pour

eux, le progrès humain s'inscrivait dans la Providence et le poète participait activement

de ce progrès vers le divin. Mais alors même que cette poésie romantique atteignait son

paroxysme, un certain désenchantement naissait chez les cadets de cette génération et en

particulier chez Nerval. Pourtant, le fossé entre les poètes du premier Cénacle et Nerval

est moins profond qu'il n'y paraît. La foi romantique avait toujours eu en elle quelque

chose d'incertain et de dramatique. S'il est aisé de trouver parmi la production des grands

poètes une poésie enthousiaste chantant l'épopée humanitaire et la poésie sacrée, on

retrouve également, et même chez les plus enthousiastes, une poésie du doute engendré

par les déceptions de la vie, le manque de courage ou l'excès de lucidité. Ce doute, la

figure du Christ au Jardin des Oliviers est toute désignée pour l'exprimer. C'est donc un

26 Paul Bénichou présente lui-même ces ouvrages - Le Sacre de l'écrivain, Le Temps des prophètes, Les Mages romantiques et L'école du désenchantement - comme les différentes étapes d'une même réflexion.

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passage, le pouls d'une foi précaire qui se perd, que nous tenterons de saisir à travers

l'analyse de ces quatre poèmes. De Lamartine à Nerval, nous observerons les différents

avatars de ce Christ agonique pour voir comment chaque poète portait en lui - en sa foi

même - ce qui allait faire sombrer la foi romantique dans le désenchantement.

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CHAPITREI

La douleur comme marque d'élection dans

« Gethsémani ou la mort de Julia» de Lamartine

Heureux qui le connaît! heureux qui dès l'enfance. Porta le joug d'un Dieu, clément dans sa rigueur!

Lamartine, « La Poésie sacrée»

Pétris de bons sentiments, les vers de Lamartine sont de nos jours boudés ou

méconnus, les poètes maudits ayant définitivement meilleure cote que les bénis. Premier

poète français à avoir pleinement assumé son sacerdoce poétique, Lamartine chante le

christianisme d'une manière toute romantique, avec tout le lyrisme et la grandeur d'âme

que cela suppose. Qu'il se soit laissé tenter par une vocation prophétique n'est d'ailleurs

plus à prouver: de nombreux critiques ont déjà accompli ce travail auquel se prêtait

volontiers l'œuvre du poète. Dressons tout de même le portrait de ce qui constitue cette

vocation afin de mieux comprendre comment s'inscrit le poème « Gethsémani ou la mort

de Julia» dans le sacerdoce poétique de Lamartine.

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Le sacerdoce lamartinien

Dès l'époque des premières Méditations (1820), Lamartine établit le lien direct

entre son don poétique et sa vocation prophétique. Les premiers poèmes du recueil

dressent les conditions et caractéristiques du sacerdoce. Le poème « L'homme », surtout,

définit le contrat qui lie le poète à Dieu. Lamartine y révèle la nature de la transcendance

qui caractérise sa vocation :

Borné dans sa nature infini dans ses vœux L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux!

Ce souvemr, dans lequel s'installe la transcendance, présente un espoir de retour que

Lamartine énonce dans les vers suivants. Le poète se demande en effet si le paradis

entrevu est un souvenir persistant ou l'avenir entrevu. L'homme est-il « imparfait ou

déchu »7 Et s'il est imparfait, c'est qu'il est perfectible. Cette idée de progrès est très

chère à Lamartine. Si les images idéales auxquelles le poète a accès ne sont pas un

souvenir mais le «présage de [ ... ] sa future grandeur », c'est dans la quête d'un avenir

meilleur que se dessine la mission du poète et il se doit de bien écouter « ces concerts

d'un monde qu'il envie» afin de guider son peuple et d'assumer sa vocation.

Mais que l'écho du céleste jardin soit souvenir ou présage, il révèle bien plus que

des sons confus. C'est un message tout spécialement adressé au poète, une parole divine,

qu'il est le seul à comprendre et à pouvoir transmettre aux hommes:

Dieu fit pour les esprits deux langages divers: En sons articulés l'un vole dans les airs; [ ... ]

! A. de Lamartine, « L'homme », dans Méditations poétiques, Édition de Marius-François Guyard, Paris, Gallimard, « Poésie », p. 27.

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L'autre éternel, sublime, universel, immense, Est le langage inné de toute intelligence: . Ce n'est point un son mort dans les airs répandu, C'est un verbe vivant dans le cœur entendu; [ ... ] C'est la langue du ciel que parle la prière, Et que le tendre amour comprend seul sur la terre. Aux pures régions où j'aime à m'envoler, L'enthousiasme aussi vient me la révéler2

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L'enthousiasme, qui est le moteur de la création poétique pour Lamartine, est certes le

meilleur révélateur du message divin. Le commun des mortels n'est plus sensible à cette

langue primitive qui ne ressemble à rien de ce que nous connaissons, mais le poète, l'élu,

en saisit les accords et les retransmet par son œuvre. Dans cette langue divine, « les mots

sont identiques aux choses qu'ils désignent; [ ... ] la parole en somme, incluant la réalité

de la chose, est elle-même et immédiatement connaissance 3». Le langage divin est

associé, chez Lamartine, à la nature qui lui révèlerait ses mystères. Par une communion

quelque peu rousseauiste entre la nature et le poète, ce dernier accède à la transcendance

absolue du signe. Sa poésie doit ensuite en retransmettre la vérité grâce au génie qui lui

est imparti.

Toutefois, cette tâche n'est pas sans douleur. Le poète, quoique privilégié, souffre

de sa condition, car ces chants divins qu'il entend évoquent l'exil. Ce cordon ombilical le

rattache toujours à l'Eden, lui rappelle sa chute et jette une ombre sur la réalité. L'écart

entre la douleur du poète et la beauté de ce qu'il entrevoit parfois correspond au chemin

que doit parcourir sa foi pour que s'accomplisse son sacerdoce. Toute l'œuvre

méditative, d'ailleurs, trace la route de la mission prophétique. Progrès et douleur y sont

étroitement liés et agissent comme moteurs de cette mission. Dans plusieurs poèmes des

2 A. de Lamartine, « Dieu », dans Ibid., p. 107.

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Méditations (<< La gloire », «Le temple », etc.), la douleur revient comme un leitmotiv

porteur d'espoir et connaît son apogée dans « La poésie sacrée» où le poète, dans un

pastiche de Jérémie, s'adresse à Dieu ainsi:

Non, votre amour n'est point tari: Vous me frappez, Seigneur, et c'est pourquoi j'espère [ ... ] Quand il punit il aime encore4

Le titre du poème, qui place la poésie dans la sphère sacrale, s'éclaire d'une lumière toute

lamartinienne par son contenu qui fait de la douleur le gage de l'amour divin. Ainsi,

Lamartine qui a tant souffert, lui qui a vu mourir autour de lui les gens qu'il aimait le

plus, a été touché par Dieu comme Job le futs. Et comme ce fut le cas pour celle de Job,

l'expression de sa douleur doit être rendue par une écriture sacrée.

Naissance d'une mission

De 1820 à 1833, année où Lamartine écrit« Gethsémani », plusieurs événements se

sont produits dans la vie du poète et sur la scène politique. Durant ces années, le poète

s'est mêlé de politique et s'est révélé un brillant orateur. Mais 1830 change véritablement

tout. La chute de l'ancienne monarchie remet sur le tapis les valeurs de 1789, et ce, sans

retour. La marche du temps doit aller dans ce sens, c'est la voix du peuple qui l'exige.

Cette précipitation de l'histoire dans une direction encore inconnue inquiète et l'on tente

3 Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 104.

4 A. de Lamartine, « La poésie sacrée », dans Méditations poétiques, op. cit., p. 121.

5 Voir à ce sujet Claudius Grillet, La Bible dans Lamartine, Paris, Emmanuel Vitte, 1938. L'auteur montre, dans les deux premiers chapitres, toute l'importance que le personnage de Job trouve dans l'œuvre de Lamartine. Voir également et surtout l'article de John Whittaker, « Lamartine's « Novissima verba» : a biblical poem? », où l'auteur met en évidence le rapprochement qui se fait, dans ce poème, entre la figure de Job et celle du Christ à Gethsémani.

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d'y trouver un sens caché. Depuis plusieurs années déjà, et Frank Paul Bowman l'a bien

montré dans Le Christ romantique, certains se plaisent à voir dans les valeurs de la

révolution une morale chrétienne. «De là à penser que l'âge qui s'ouvre ne devra pas

marquer la fin de l'ère inaugurée par le Christ, comme jadis l'an 1 de la République, mais

plutôt de son règne - qu'on l'entende ou non dans un sens surnaturel-, il n'y a qu'un pas

que l'événement de 1830 fait franchir à beaucoup. 6» Lamartine entrevoie de mieux en

mieux le rôle qu'il pourra jouer auprès de son peuple. Depuis quelques années, déjà, il

avait mis de côté les idées royalistes pour orienter son œuvre dans le sens de l'avenir.

Mais 1830 le fait songer à une véritable action. Il sent qu'il a un rôle à jouer, une mission

que lui seul peut remplir.

Il prétendait lire dans la volonté publique le signe moderne de celle de Dieu [ ... ]. Le voici donc qui parle de son «instinct des masses» comme il parlait, en tant que poète, de son investiture par l'Esprit-Saint. Le poète, qui est le Verbe terrestre de Dieu, pourrait bien être aussi son bras7

La vocation de Lamartine prend, dès lors, un tour beaucoup plus large, englobant poésie

et action politique, faisant de lui non seulement un prophète, mais celui par qui doivent

advenir des jours meilleurs. Ce qui chez d'autres poètes est un sacerdoce poétique, se

double, chez Lamartine, d'une mission d'envergure historique. Même Victor Hugo, dont

la foi était beaucoup plus exigeante que celle de Lamartine, ne se croyait pas ainsi élu et

ne donna pas autant à la politique.

6 Agnès Antoine, « Le voyage en Orient de Lamartine : du poète au prophète» dans Relire Lamartine aujourd'hui, Actes du colloque international (Mâcon, juin 1990), Paris, Librairie Nizet, 1993, p. 192.

7 Paul Bénichou, Les mages romantiques, op. cit., p. 28.

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Mais le rôle social que le poète s'impose entraîne de nombreuses désillusions. Le

monde de la politique est rempli de jeux de pouvoir qui se nourrissent de jalousie et de

rancunes et le nouvel homme d'action aspire à le révolutionner.

L'heure serait venue d'allumer le phare de la raison et de la morale sur nos tempêtes politiques, de formuler le nouveau symbole social que le monde commence à pressentir et à comprendre: le symbole d'amour et de charité entre les hommes, la politique évangéliques!

À ce sujet, Lamartine avait déjà publié, en 1831, une brochure intitulée La politique

rationnelle dans laquelle il proposait un programme de politique toute chrétienne.

Toutefois, ses idées ne rencontrent pas l'appui escompté et, la même année, Lamartine

subit un triple échec électoral. Il est alors pris de doute, à la fois religieux et politique, et

songe à s'éloigner de la scène publique pour pouvoir mieux juger des événements qui s'y

déroulent.

Le voyage en Orient

Le voyage en terre sainte, pour lequel il s'embarque le 14 juin 1832, est donc

lourd de significations pour Lamartine. C'est un voyage dans l'histoire qui lui permettra

de comprendre sa place dans celle qui se joue à ce moment. Pour le poète, le temps ne

peut aller contre Dieu et le voyage en Orient en est un de ré enchantement du monde qui

« implique, dans la tension à faire coïncider nature et surnature, l'entrée dans un temps

eschatologique, par lequel le poète devient prophète, et dont le projet d'union de l'Orient

à l'Occident est la figure achevée 9».

8 A. de Lamartine, Voyage en Orient, Édition de Lotfy Fam, Paris, Librairie Nizet, 1959, p. 191.

9 Agnès Antoine, op. cit., p. 193.

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Les années qui suivirent la chute définitive de l'ancienne monarchie virent la foi

de Lamartine se fragiliser quelque peu et l'influence d'un nouvel ami, DargaudlO,

contribue à secouer cette foi déjà branlante. Mais en 1832, Lamartine ne veut pas,

comme l'en exhorte Dargaud, dire adieu à la religion. Au contraire, il attend beaucoup de

son Dieu et défend farouchement le christianisme, même s'il en arrange les dogmes pour

l'adapter à sa vision rationnelle et politique du sacré. Il décide donc de resserrer les liens

de la foi par un pèlerinage à la source même de l'histoire chrétienne. En Orient, les

choses prendront une dimension sacrée et Lamartine y trouvera les signes de son élection

divine.

Paul Bénichou retrace, dans Les mages romantiques, ces signes que collectionne

Lamartine afin de prouver à lui-même et aux autres qu'il a été choisi pour accomplir une

grande mission. Lors d'une escale au Liban, le poète rencontre Lady Stanhope, une

cartomancienne par laquelle il apprend qu'il a été choisi pour un grand but et qu'il semble

être d'origine arabe par certains traits de sa physionomie. Lamartine considère ces signes

d'élection avec sérieux et les propos de Lady Stanhope lui plaisent au point d'en publier

le récit détaillé dans le Voyage en Orient. Déjà il sentait en lui l'illumination, mais avait

besoin d'un signe tangible, d'un encouragement, et celui de la Lady Stanhope tombe à

point nommé.

La «magicienne moderne », comme la nomme Lamartine, lui aurait également

cité une prétendue parole de Jésus: «Je vous parle encore en paraboles, mais celui qui

10 Voir, sur la relation entre Dargaud et Lamartine, Claudius Orillet, op. cil., p. 179.

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viendra après moi vous parlera en esprit et en vérité 11». Soit qu'il ait rapporté ces

propos, soit qu'il les ait inventés, comme l'a prétendu Lady Stanhope12, il n'en reste pas

moins que Lamartine adhère à cette idée d'une parole nouvelle qui doit être révélée dans

un langage nouveau. Et l'idée d'être « celui qui viendra », le nouveau messie annoncé

par le Christ lui-même, ne lui déplaît certes pas.

Bien que Bénichou souligne le caractère exceptionnel de la foi de Lamartine en ce

qu'elle le pousse à agir non seulement par son art, mais aussi à se mêler plus qu'un autre

de politique, il montre également que l'idée de se proclamer soi-même messie n'est pas,

chez un romantique, aussi sacrilège qu'on pourrait le croire. La foi romantique est en

effet des plus humanistes et « le langage humanitaire utilise volontiers des termes sacrés

en en laïcisant aux trois quarts le sens 13». Pour Lamartine, être le second messie, celui

qui parle « en esprit et en vérité », c'est procéder à l'avènement d'une ère nouvelle, ce qui

correspond à sa conception de l'Évangile. En effet, ce que Bénichou appelle « l'Évangile

progressif» de Lamartine propose une lecture du Livre qui se dévoilerait avec les âges

selon le degré de compréhension des hommes: «La loi du progrès et du

perfectionnement, qui est l'idée active et puissante de la raison humaine, est aussi la foi

de l'Évangile [ ... ]; plus nos yeux s'ouvrent à la lumière, plus nous lisons de promesses

dans ses mystères, de vérités dans ses préceptes, et d'avenir dans nos destinées 14». Dans

cette optique, l'arrivée d'un nouveau messie révélant une nouvelle vérité n'est pas du tout

11 A. de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 301.

12 Voir P. Bénichou, op. cit., p. 33. L'auteur fait référence à la biographie que le docteur de Lady Stanhope a faite de sa patiente.

13 Ibid, pAO.

14 A. de Lamartine, Des devoirs civils du curé, cité par Paul Bénichou, Ibid, p. 59.

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incompatible avec la foi. C'est ainsi que le poète s'identifie sans problème au Christ dans

un poème publié dans Le Voyage en Orient et qu'il intitule « Gethsémani ou la mort de

Julia ».

Gethsémani

Dans le Jardin des Oliviers, Lamartine choisit d'abord un épisode biblique: celui

de l'agonie du Christ. En effet, Gethsémani est lourd des thèmes récurrents de la pensée

lamartinienne. Mis en lumière par l'analyse pascalienne de l'agonie, ces thèmes révèlent

les liens qui unissent l'agonie et la mort de Julia.

Ne doutons pas que Lamartine ait lu le Mystère de Jésus-Christ de Pascal et qu'il

ait compris ces quelques pensées avec sa foi romantique, les rapprochant de ses propres

idées. D'abord, un des passages les plus célèbres du Mystère fait du Jardin des Oliviers

l'endroit même du rachat de l'humanité: «Jésus est dans un jardin, non de délices

comme le premier Adam, où il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de

supplices où il s'est sauvé et tout le genre humain 15». Le Jardin des Oliviers est donc le

lieu du progrès, celui où le Christ décida d'instaurer l'ère nouvelle. Mais comme on l'a

vu auparavant chez Lamartine, l'idée de progrès est ici aussi intimement liée à celle de

douleur. Et cette douleur, propose Pascal, est celle de la solitude. C'est ainsi, dans la

souffrance de voir ses amis indifférents et endormis, que le Christ peut pleinement

assumer sa mission: « Jésus s'arrache d'avec ses disciples pour entrer dans l'agonie; il

15 Blaise Pascal, Pensées, Paris, Bordas, 1969, p. 164.

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faut s'arracher de ses plus proches et des plus intimes pour l'imiter 16». Lamartine fera

donc de la perte du dernier être qu'il aimait le signe d'une mission qui lui est destinée.

Au premier vers, Lamartine introduit le thème de la douleur qui caractérise, ici, sa

vie tout entière: « Je fus dès la mamelle un homme de douleur17 ». Dans son plus jeune

âge, le poète connut cette amère compagne qu'il présente comme une marque

significative du destin. En évoquant ce qui sera le thème central du poème dès le premier

vers, le poète donne le ton. Et pendant trois longues strophes, il brode sur ce même

refrain, appuyant autant que faire se peut.

Puis, à la quatrième strophe, Lamartine lie ce thème à Gethsémani, lieu de la

douleur suprême, celle du Christ, et raconte qu'arrivé en terre sainte il se fait conduire:

À ce jardin funèbre où l'homme de salut, Abandonné du Père et des hommes, voulut Suer le sang et l'eau qu'on sue avant qu'on meure. [ ... ] Homme de désespoir mon culte est l'agonie, Mon autel à moi, c'est ici! (p. 356)

Le Jardin des Oliviers devient ici pour Lamartine bien plus qu'un lieu de pèlerinage.

C'est le lieu d'un culte particulier: celui de la douleur et de l'abandon. Et c'est bien plus

aussi qu'un épisode biblique - espace littéraire; c'est un espace physique permettant au

poète de revivre, dans son corps, près de deux millénaires plus tard, la douleur de

l'agonie. Ce lieu, Lamartine le décrit en détail, le fait sien. Et c'est grâce à la solitude

qu'il peut bien voir le monde qui l'entoure. Ici, le thème de la solitude est bien différent

16 Ibid., p. 165.

17 A. de Lamartine, « Gethsémani ou la mort de Julia », dans Méditations poétiques, op. cit., p. 355. Pour les prochaines citations de ce poème, nous n'indiquerons que la page.

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de l'abandon que vit Jésus alors que ses apôtres dorment. Lamartine demande plutôt lui-

même à être seul (vers 37) en ce lieu pour mieux goûter la douleur que vécut le Christ,

mais aussi pour mieux comprendre ce que le jardin recèle de symboles. Claude Foucart a

déjà relevé le rapport sacré qui s'établit entre solitude et paysage dans la poésie

lamartinienne18. En effet, si la nature s'efface devant l'être aimé, elle se dévoile au poète

lorsqu'il est seul et lui permet de comprendre son langage particulier, assimilé à cette

langue primitive, divine, évoquée plus haut: « La nature est, surtout pour moi, un temple

dont le sanctuaire a besoin de silence et de solitude 19». Au Jardin des Oliviers,

Lamartine goûte sa propre solitude ainsi que celle du Christ. Il cherche à accéder à la

transcendance par un lieu et une solitude qui lui permettent de s'associer à Jésus. Alors

que d'autres feront le récit de l'agonie du Christ et laisseront au lecteur le soin de voir

qu'ils expriment certaines de leurs pensées à travers sa voix, Lamartine se permet le

parcours inverse: il parle de sa propre agonie et rapproche celle-ci de celle du Christ.

Gethsémani n'appartient plus, dès lors, au temps biblique, mais à celui de l'homme qui y

vit une nouvelle agonie et y prépare une nouvelle mission. L'« homme de douleur» qui

désignait Lamartine au premier vers, désigne également, mais en second lieu, le Christ au

vers 50 :

Là, s'ouvre entre deux rocs la grotte ténébreuse Où l 'homme de douleur vint savourer la mort. (p. 356)

18 Claude Foucart, « L'approche de Dieu chez Lamartine: du tarissement à l'élévation poétique », dans Relire Lamartine aujourd 'hui, Actes du colloque international (Mâcon, juin 1990), Paris, Librairie Nizet, 1993, p. 179-190.

19 Lamartine cité par Claude Foucart, ibid., p. 185.

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Plus loin, au vers 57, Lamartine, « le front dans [ses] mams, [s'assoie] sur la pierre,

pensant à ce qu'avait pensé ce front divin» (p. 357). Et comme si ce n'était pas suffisant,

lorsque le poète s'éveille d'un rêve qui tourne au présage, « la pierre suintait sous [son]

corps d'une sueur de sang» (p. 360) rappelant le sang et l'eau qu'a sués le Christ en cet

endroit. Ainsi, Lamartine pense ce qu'a pensé, souffre ce qu'a souffert le Christ au Jardin

des Oliviers, seul et abandonné « du Père et des hommes ». La référence est explicite,

mais laisse la figure christique en marge: le poète prend littéralement la place de Jésus et

met son propre drame de l'avant.

Le drame de « Gethsémani » est aussi celui de la solitude douloureuse2o du poète,

celle causée par la perte de sa fille. Mais la solitude n'est douleur que si elle a été

précédée d'un attachement et c'est justement au Jardin des Oliviers que Jésus s'est senti

attaché à la vie, qu'il a vécu une détresse d'homme, comme le manifeste le fait qu'il a

appelé par trois fois ses disciples pour qu'ils veillent avec lui et qu'il a demandé à son

Père d'éloigner le calice de la mort. Lamartine aussi était toujours attaché à la vie par

l'amour qu'il porte à sa fille. Cet attachement forme le point de départ nécessaire qui

permettra l'élan ultérieur vers le divin, après le désespoir de la perte. C'est là que

l'enthousiasme viendra, car l'homme, ainsi détaché de l'amour terrestre, sentira plus

durement la distance entre lui et Dieu et tendra à s'élever.

Sept strophes décrivent la joie, le bonheur, la consolation qu'est Julia pour son

père. Sept longues strophes où tous ses gestes, tous ses dons sont décrits; sept strophes

après lesquelles le lecteur mesure l'horreur des événements que le poète voit en songe.

20 Cette solitude-là se rapproche peut-être un peu plus du sommeil des apôtres qui laissent Jésus seul au monde.

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Car en effet, le rêve tourne bientôt au cauchemar et Lamartine sent la mort s'emparer de

sa fille. Là, dans la douleur, il retrouve l'espace qui l'entoure. Julia, dont le souvenir

l'aveuglait et l'avait emmené hors du Jardin, est maintenant morte et son poids devient

tangible.

Et sur mes bras raidis, portant plus que ma vie, Tel qu'un homme qui marche après le coup mortel, Je me levai debout,je marchai vers l'autel Et j'étendis l'enfant sur la pierre attiédie. (p. 359)

D'immobile et rêvant, le poète, sous le poids de la douleur, marche maintenant vers

l'autel. En y déposant sa fille, il met en scène le sacrifice à Dieu et donne sa signification

à la mort de Julia. Ainsi, la douleur place le poète dans la sphère de l'action, du

mouvement. Et c'est là, aussi, que commence l'appel à Dieu.

Et la douleur combla la place où fut mon cœur Et je dis à mon Dieu: Mon Dieu! je n'avais qu'elle! (p. 359)

Dans le rapprochement de ces deux vers, on peut voir que la douleur - qui prend la place

de l'amour terrestre - permet l'élan vers Dieu. S'adressant au Seigneur, l'homme de

douleur pleure son enfant et, surtout, fait la démonstration de l'ampleur de la perte, car

Julia était plus que lui-même. La mort de son unique enfant est un événement

extrêmement tragique pour le poète. Les lettres écrites tout de suite après la perte

témoignent d'une immense douleur et montrent que le poète cherche à comprendre les

desseins divins :

Voilà tout le bonheur et tout l'espoir, et tout l'intérêt et tout le charme de notre vie détruits à jamais. - Il n'y a de réponse à cela que dans le ciel, et Dieu seul peut parler. - Il le fait, j'espère, car, quoique dans l'horreur du premier sentiment de ce plus fort coup de ma vie, je ne prie

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pas, je tâche de confonner ma volonté à la volonté divine, seul culte que je puisse avoir désonnais21

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Lamartine se montre ici d'un courage surprenant dans sa résignation. Plusieurs critiques

considèrent que la mort de Julia voit la foi de Lamartine s'éteindre complètement. Nous

pensons plutôt qu'elle la met en suspens. Lamartine est pris d'un doute radical: il attend

une réponse de Dieu. Seule cette réponse pourra faire de la mort de Julia soit une

injustice qui écartera Lamartine de la foi, soit le signe d'une grande destinée. Maintenant,

la mission ne peut être que de nature messianique; un tel sacrifice l'exige.

Eh bien! Prends! Assouvis, implacable justice, D'agonie et de mort ce besoin immortel; Moi-même je l'étends sur ton funèbre autel; Sije l'ai tout vidé, brise enfm mon calice. (p. 360)

Bien que prononcés sur un ton d'amer ressentiment - quel père serait Lamartine sans une

peine sincère? - ces mots reprennent le symbole du calice que Jésus avait voulu éloigner

pour signifier ici le « Que ta volonté soit faite ». La répétition du geste sacrificiel fait par

le poète qui étend sa fille sur le « funèbre autel » montre que Lamartine a fait sa part du

contrat, qu'il a bu jusqu'à la lie. Maintenant que tout est mort, que le poète est sans

attache, Dieu peut en faire son instrument comme il l' entend. Et le poète attend:

Je vais sans savoir où, j'attends sans savoir quoi; [ ... ] Mais c'est Dieu qui t'écrase; ô mon âme! sois forte,

Baise sa main sous la douleur! (p. 361)

21 A. de Lamartine, « Lettre à Virieu, le 20 décembre 1832 », dans Correspondance d'Alphonse de Lamartine (1830-1867), t. l, textes réunis, classés et annotés par Christian Croisille avec la collaboration de Marie-Renée Morin, Genève, Éditions Slatkine, 2000, p. 627-628.

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Ces vers, les derniers du poème, montrent le retour de la force et de l'adoration après le

ressentiment. Mais surtout, ils concluent l'adéquation entre la transcendance et la

douleur, car c'est sous cette dernière que le poète touche Dieu d'un baiser. Sa main

s'étend sur lui, l'écrase d'un poids divin, et lui permet d'accéder à la transcendance. Le

poète n'a plus à s'élever, c'est Dieu qui descend jusqu'à lui. Si la mission lamartinienne

doit être sacrée, ce sera à Dieu de descendre vers les hommes, car eux ne savent plus

élever leur âme.

Le retour

Deux ans après son retour de voyage, Lamartine publie Le Voyage en Orient, sa

première œuvre en prose, dans laquelle il n'insère que deux poèmes: «l'adieu à

Marseille» et « Gethsémani ou la mort de Julia » : un poème de départ et un poème de

retour.

L'épreuve du deuil a quelque peu ébranlé la foi déjà troublée de Lamartine. Mais

comme le souligne lB. Barrère, la foi lamartinienne a ceci de particulier qu'elle est plus

belle et plus grande dans le doute et l'épreuve22. Ce doute mène d'ailleurs Lamartine au

remaniement de ses notes de voyage dont il atténue considérablement les accents de

mystique chrétienne23. Le poète qui, dans la première écriture, faisait de ce voyage une

entreprise de recherche de Dieu, publie finalement une œuvre transitoire entre le monde

sacré de la poésie et celui, plus humain, de la politique. Or, il serait erroné de croire que

22 Voir J. B. Barrère, « Le "Dieu" de Lamartine en 1820 » dans Balzac and the Nineteenth Centwy : Studies in French literature Presented to J Hunt by Pupils, Colleagues and Friends, Leicester, Leicester U.P., 1972, p. 255-267.

23 Voir Lotfy Fam, « Étude du manuscrit» dans Lamartine, Voyage en Orient, op. cil., p. 160-171.

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le doute ait éloigné le poète de sa mission, car au contraire c'est lui qui, outre la douleur,

conditionne la rédaction du poème «Gethsémani ». En effet, le Christ du Jardin des

Oliviers douta et voulut éloigner le calice de la mort. Lamartine, accablé sous le poids de

la douleur, n'est pas encore sûr de ce que Dieu attend de lui. Mais l'action politique, dans

laquelle il se relance bientôt, est couronnée de succès et il retrouve, sinon une foi

orthodoxe, du moins celle d'être voué à une destinée hors de l'ordinaire. Les signes

d'élection que lui a fournis son voyage l'emportent sur les déceptions, et la douleur même

porte le germe de sa mission.

En effet, « l'idée d'une mission féconde sanctifie nécessairement des douleurs qui

ont pour fruit non seulement la gloire et le génie du poète, mais le salut des hommes 24».

S'il est vrai que le poète doit souffrir pour accéder à la transcendance, le vide que cette

douleur creuse en son cœur laisse la place nécessaire pour celle des hommes et lui permet

de devenir un Christ qui, au lieu d'expier les péchés de l'humanité, porte en lui ses

souffrances. Or, le nouveau messie, beaucoup plus proche des hommes que de Dieu,

trouve sa mission dans l'expression des souffrances humaines qu'il sanctifie par le biais

de la poésie. Cinq ans après la mort de Julia, Lamartine écrira un poème où il réalise la

suite logique de Gethsémani.

Puis mon cœur, insensible à ses propres misères, S'est élargi plus tard aux douleurs de mes frères; [ ... ] Alors, j"ai bien compris par quel divin mystère Un seul cœur incarnait tous les maux de la terre, Et comment, d'une croix jusqu'à l'éternité, Du cri du Golgotha la tristesse infmie

24 Paul Bénichou, op. cit., p. 108.

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Avait pu contenir seule assez d'agonie Pour exprimer l'humanité 25,

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Lamartine passe du Jardin des Oliviers au Golgotha et affirme, par le poème,

l'accomplissement de la mission. La poésie, qui accompagne l'action politique, permet

au poète de placer cette action dans la sphère sacrale, de l'élever. En quelque sorte,

Lamartine est un Christ qui écrit sa propre bible. En effet, jamais il ne cessera d'écrire,

même si la politique occupera dorénavant un rôle de premier plan dans sa vie. C'est que

sa carrière sur cette scène relève de la mission, tout comme l'écriture est un sacerdoce.

Jusqu'en 1848 où il est élu chef du Gouvernement provisoire, la politique le

mènera toujours plus haut et lui fera sentir, de plus en plus, que les signes étaient bien

réels: il est l'élu, il changera le cours du temps et Julia n'est pas morte en vain. Même si

la déception et la misère suivront le coup d'État de 1851, les années de gloire auront été

celles d'un nouveau messie.

25 A. de Lamartine, « À M. Félix sur sa maladie)} (1837), cité par Paul Bénichou, ibid. p. 109.

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CHAPITRE II

Le silence divin ou

«Le Mont des Oliviers» d'Alfred de Vigny

À voir ce que l'on fut sur terre et ce que l'on laisse, Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse

Alfred de Vigny, « La Mort du loup ».

Étudier l'œuvre poétique d'Alfred de Vigny soulève une importante question

quant au caractère de sa foi. Alors que la plupart des poètes romantiques laissent flotter

sur leurs vers une flamme mystique, la poésie de Vigny reste froide. Jamais le rapport à

Dieu ne provoque en lui l'enthousiasme qu'il suscite chez Lamartine. Si l'élégie fut

l'apanage de Lamartine et le poème l celui de Vigny, l'auteur des Destinées ne cherche

pas comme Lamartine à accomplir une mission d'ordre messianique. L'idée d'une

mission sacrée - tout de même présente dans son oeuvre - est d'un tout autre ordre. En

effet, le poème est le lieu d'une réflexion qui, si elle ne délaisse pas la religion, la traite

1 Bon nombre d'études et de préfaces se plaisent à rappeler cette désignation tripartite qui avait cours aux temps du romantisme concernant les genres respectifs auxquels les grands poètes excellaient: Lamartine avait renouvelé l'élégie, Hugo faisait renaître l'ode et Vigny réinventait le poème, genre à mi-chemin entre l'épopée et la réflexion philosophique.

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avec un « scepticisme 2» rare chez un romantique. Le poète met en doute les dogmes et

déplace la sphère sacrale du domaine religieux au domaine philosophique.

Les années suivant 1830 constituent ce que Vigny considère être la troisième étape

de sa vie.

Je remarque en repassant les trente années de ma vie que deux époques la divisent en deux parts presque égales, et ces époques semblent deux siècles à la pensée - l'Empire et la Restauration. L'un fut le temps de mon éducation, l'autre de ma vie militaire et poétique. Une troisième commence depuis deux ans, celle de la Révolution, ce sera la plus philosophique de ma vie, je pense3

Ainsi, les nombreuses désillusions que Vigny vécut au cours de ces années l'amenèrent à

se forger une philosophie personnelle empreinte d'un pessimisme peu commun. La place

qu'y occupe Dieu montre que le poète a consommé la rupture avec le Tout-puissant et ne

cherche plus de ce côté la transcendance. «La race humaine se refroidit en ce qui touche

le surnaturel. Elle a fini par comprendre que sa Pensée est la créatrice des mondes

invisibles 4». En effet, ce scepticisme raisonné ressemble beaucoup plus à un discours des

Lumières qu'à celui d'un poète romantique. La cause de ce décalage se trouve en partie

dans l'origine noble du poète dont l'éducation fut marquée par la foi humble et orthodoxe

de sa mère. Vigny n'a pas « découvert» le christianisme sur le tard comme ce fut le cas

pour Lamartine et Hugo. L'idée de Dieu s'est ancrée en lui dès le berceau; elle est

rattachée au passé, à une vision conservatrice du monde et ne se prête guère aux éclats

2 Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 122. L'auteur montre d'ailleurs comment Vigny fait du scepticisme une valeur chrétienne: « le Christ selon lui fut sceptique: "Oui, il le fut, et d'un doute plein d'amour et de pitié pour l'humanité" ».

3 Alfred de Vigny, Journal, mai 1832, cité par Jean-Philippe Saint-Gérand, Les destinées d'un style, essai sur les poèmes philosophiques de Vigny, Paris, Lettres modernes, 1979, « Langues et styles », p. 8.

4 A. de Vigny, Journal, cité par Paul Bénichou, op. cil., p. 195.

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d'enthousiasme pour le progrès. Par ailleurs, bien qu'étant de peu de quartiers de

noblesse, Vigny était attaché jusqu'à la susceptibilité aux honneurs de sa famille et de sa

caste. S'étant très souvent senti persécuté par les idées révolutionnaires, il est resté en

arrière des autres et n'a embrassé les idées de son siècle qu'avec une certaine nuance que

- prudent - il conserve en tout. Toutefois, il ne faudrait pas faire de Vigny un anti­

romantique; lui aussi vit le mal du siècle et assume le sacerdoce poétique à sa façon. La

marche vers le progrès lui semble également inévitable et il ne nie pas la beauté de la foi

chrétienne - le nombre de poèmes se référant à des épisodes bibliques ne permet aucun

doute à ce sujet - mais son caractère est balancé: il possède un cœur romantique et une

raison de philosophe.

Le roman Stello illustre bien la double nature de Vigny. Stello, poète enflammé,

veut agir et guider la France, accomplir de grandes choses. Le docteur Noir, à qui le

jeune poète s'adresse, le convainc que les poètes ne gagnent rien en voulant se mêler de

politique, car ils ne sont pas écoutés et même réprimandés pour s'être écartés de la route

qui leur était assignée. Les poètes sont de grands martyrs incompris et la société de

l'après-révolution ne manque pas d'exemples pour appuyer son opinion. À la fin de

Stello, le docteur Noir formule quatre ordonnances:

1. ne pas se mêler de politique, car ce serait avilir son art;

II. « SEUL ET LIBRE ACCOMPLIR SA MISSION », celle du poète étant de

produire des œuvres;

III. demeurer neutre car « la Neutralité du penseur est une NEUTRALITÉ

ARMÉE »;

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IV. et se rappeler que le poète est un être maudit, que son royaume n'est pas

sur terre et que «L'ESPÉRANCE EST LA PLUS GRANDE DE NOS

FOLIES ».5

Le succès de Stello amène Vigny à considérer sérieusement l'écriture d'une

deuxième consultation. Il trace plusieurs ébauches, élabore un grand nombre de plans,

écrit une version presque aboutie - Daphné -, mais ne publie aucun de ces projets. Il

ressort de ces différentes moutures un autre grand thème qui hante Vigny: la religion. En

effet, Daphné se veut en quelque sorte le procès du théosophe. Alors que Stello est mis

en garde contre l'engagement politique, les personnages de cette seconde consultation

abandonnent leur projet de réforme religieuse après avoir entendu un sage (le docteur

Noir ou Libanius) leur en montrer l'inanité.

C'est donc dans le scepticisme que se terminent Stello et Daphné, comme si là se

trouvait la véritable conclusion imposée par la raison. De ces mises en gardes, il ressort

que le scepticisme de Vigny s'applique à la foi trop optimiste de ses contemporains et non

à l'existence de Dieu lui-même, car l'homme ne peut rien attendre de Lui. Grand lecteur

de Pascal, Vigny a lu les Pensées, non pas en les interprétant selon une philosophie du

progrès chrétien comme l'a fait Lamartine, mais en retenant de la foi pascalienne le

stoïcisme devant la Providence. Si Vigny n'éprouve pas les doutes qui ont déchiré

Lamartine, c'est probablement qu'il n'exige rien de son Dieu. Dans une consultation

comme dans l'autre, les idées politiques ou religieuses et leur bien-fondé ne sont pas mis

en cause; c'est l'action immédiate qui est à proscrire, car le véritable changement ne peut

5 Voir A. de Vigny, Stella, dans Œuvres complètes, t. l, Édition de Baldensperger, Paris, Gallimard, 1950, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 751-753.

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se faire que par la plume du poète. L'esprit pur auquel le poète accède ne peut s'imposer

par la force6. La postérité seule, qui aura assimilé les idées du poète, pourra accomplir le

changement en temps et lieu. Le poète est donc un prophète, mais pas un Messie.

Les poèmes philosophiques

Comme l'écriture de la deuxième consultation n'aboutit pas, Vigny, semblant tirer

une leçon de ses propres méditations, retourne à l'écriture poétique. Le projet d'une série

de poèmes philosophiques, faisant suite aux poèmes antiques et modernes, voit alors le

jour. La filiation entre le recueil des Destinées et la pensée philosophique véhiculée dans

Stello et Daphné ne fait d'ailleurs aucun doute7• Dans ce recueil, le poète montrera la

voie de la dignité à l'homme. Il lui dictera, par la grandeur de la poésie, le modus vivendi

possible dans ce monde ingrat.

L'analyse diachronique de la conception du recueil fournit des pistes de réflexion

intéressantes sur les visées de Vigny que Michel Cambien8 met habilement en lumière.

De 1838 à 1863, se trace l'évolution d'une conception du monde toujours plus pessimiste,

sauf pour le sursaut final de« L'esprit pur » qui place un certain espoir dans la réception

de la poésie par la postérité. Les quatre premiers poèmes, « La Mort du loup », «La

Colère de Samson », « Le Mont des Oliviers» et« La Flûte », bien qu'ils présentent un

monde mauvais et sans espoir, proposent une manière de vivre pour l'homme qui soit

6 A. de Vigny, « L'Esprit pur », dans ibid., p. 170-173.

7 C'est ce que montre Pierre-Georges Castex dans son état présent des études vigniennes, « Quelques études récentes », dans Relire « les destinées» d'Alfred de Vigny, Paris, S.E.O.E.S., 1980, p. 8-9.

8 Michel Cambien, « Les destinées ou l'ascension du poète» dans ibid., p. 113-120.

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digne. Chacun des poèmes se termine en effet par une espèce de morale de la dignité.

Celle du loup est celle du stoïcisme :

Si tu peux, fais que ton âme arrive, À force de rester studieuse et pensive, Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté. Gémir, prier, pleurer est également lâche. Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le sort a voulu t'appeler. Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. (<< La mort du loup », p. 148)

Bien loin des jérémiades lamartiennes, ces vers témoignent d'une autre forme de

sacerdoce. Vigny n'est pas le guide du peuple et jamais il n'aurait fait de politique

comme Lamartine ou Hugo. Il est le sage, le poète qui enseigne, par la parabole, la

manière de vivre. Mais il ne réprouve pas pour autant les efforts de celui qui agit et lutte

contre le destin :

C'est assez de souffrir sans se juger coupable Pour avoir entrepris et pour être incapable; J'aime, autant que le fort, le faible courageux, [ ... ] Ce Sisyphe éternel est beau, seul, tout meurtri, Brûlé, précipité, sans jeter un seul cri, Et n'avouant jamais qu'il saigne et qu'il succombe À toujours ramasser son rocher qui retombe. (<< La flûte »,p. 151)

Précurseur de Camus, Vigny admire l'homme qui croit en sa force, même dans ce

monde absurde. Et il va plus loin, professant que personne ne peut vraiment atteindre le

but, car

tout homme a vu le mur qui borne son esprit. Du corps et non de l'âme accusons l'indigence. Des organes mauvais servent l' intelligence[ ... ] (<< La Flûte », p. 151)

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Ainsi, l'élévation absolue est impossible par la faute de l'incarnation, le corps empêchant

l'esprit de voir clair, comme à la flûte de jouer juste.

Mais certains êtres sortent de la masse des faibles et arrivent à voir plus clair. Ces

surhommes, extraordinairement lucides, souffrent non plus de ne pas comprendre le

monde, mais d'en découvrir l'absurdité. Ainsi, des poèmes mettant en scène un homme à

la force surhumaine, comme « La colère de Samson », ou un homme dieu, dans « Le

Mont des Oliviers », contiennent une certaine amertume, résultat d'une extrême lucidité.

Doués de vision prophétique, Samson et Jésus s'insurgent devant la perfidie du monde et

l'injustice. Les protagonistes des poèmes, toutefois, après avoir crié leur haine de

1 'hypocrisie, semblent retrouver le stoïcisme professé dans les autres poèmes et accepter

le sort que leur réserve la Providence. Samson, bien qu'il se sache trahi, attend ses

tortionnaires calmement. La première version du « Mont» semble adopter un canevas

semblable.

Le Mont des Oliviers

Dans l'étude qu'il fait du recueil Les Destinées, Paul Bénichou présente « Le

Mont des Oliviers» comme le poème central, celui duquel découlent tous les autres.

C'est à partir de ce poème que l'entreprise poétique des Destinées peut être comprise, car

pour Vigny « l'absence divine est l'évidence première 9». Dans ce poème, Vigny énonce

les différentes facettes du mystère si difficile à accepter pour l'homme avide de savoir et

de lumière.

9 Paul Bénichou, op. cil., p. 223.

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« Le Mont des Oliviers» prend la forme d'une narration en vers retraçant

l'épisode du Christ à Gethsémani et l'amplifiant afin d'y inscrire toutes les questions

laissées en suspens par le mystère sacré. Il ne faut pas oublier que Vigny, en s'attaquant à

la rédaction des Destinées, effectue un retour à la poésie qu'il avait pratiquement

abandonnée pour s'intéresser plutôt au théâtre et au roman. Les premiers poèmes qu'il

écrit semblent porter la marque de cette préférence dans leur structure qui privilégie la

théâtralité, la narration et le discours philosophique. Le poème, divisé en trois parties, et

qui se termine par une strophe indépendante que Vigny ajoutera vingt ans après la

première publication, installe, dans la première partie, une mise en scène des plus

pathétiques. D'abord, le cadre dramatique du poème se situe à Gethsémani. Le poète,

faisant appel aux Évangiles, n'en utilise que les éléments les plus tragiques: comme Saint

Jean, Vigny commence l'épisode par « Alors il était nuit », puis Jésus est « triste jusqu'à

la mort» 10, il a peurll, il se prosterne 12 et coule de sa tête une « sueur sanglante» 13 alors

que « les disciples dorm[ ent] au pied de la colline ». Ces quelques emprunts, déjà

dramatiques, sont amplifiés grâce à l'ajout de quelques détails lugubres. À la nuit déjà

évoquée par l'Évangile de Saint Jean, Vigny ajoute:

Alors il était nuit et Jésus marchait seul Vêtu de blanc ainsi qu'un mort en son linceul 14[ ... ]

10 Mathieu XXVI, 36 et Marc XIV, 34.

Il Marc XIV, 33.

12 Mathieu XXVI, 39 et Marc XIV, 35.

13 Luc XXII, 44.

14 A. de Vigny, « Le Mont des Oliviers », Les Destinées, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 152. Pour les autres références à ce poème, nous n'indiquerons dorénavant que la page.

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La sueur du Christ, comme s'il n'était pas suffisant qu'elle soit de sang, s'écoule « froide

et lente» et c'est « un sommeil de mort [qui] accable les apôtres ».

Dans cette première partie se joue le drame de la solitude. Les premières paroles

du Christ sont des appels cherchant à briser le silence. À l'appel dirigé vers Dieu, « le

ciel reste noir, et Dieu ne répond pas ». Devant l'indifférence divine, Jésus «se lève

étonné » et descend vers les apôtres. Les voyant endormis, il «crie avec effroi : "Ne

pourriez-vous prier et veiller avec moi?" Mais un sommeil de mort accable les apôtres»

(p. 153). Après le simple « appel» fait au Père, la voix du Fils devient un véritable cri

d'angoisse alors qu'il réalise qu'il aura à souffrir seul. Pour se faire entendre des

hommes, le Christ doit élever la voix, mais son cri demeure vain et le sommeil des

apôtres reste imperturbable. L'incompréhension des hommes est inaltérable; quoi que le

poète tente, sa voix se perd et il doit souffrir dans la solitude.

Ainsi se dessine la figure du paria, thème cher à Vigny; car comme le noble, le

poète et le soldat, Jésus est un être rejeté par ses semblables, un incompris. Le drame de

l'abandon, au cœur de la vie du poète, a aussi marqué son œuvre, comme en témoigne

François Germain1S• Dans un chapitre qu'il intitule « l'abandon », F. Germain montre

comment la solitude est une des principales constituantes d'un des deux pôles de

l'imagination vignienne : l'enfer -l'autre pôle étant bien sûr le paradis. S'il y a d'abord

le sentiment très romantique de se sentir en exil sur la terre, celui d'être rejeté par les

autres est encore plus douloureux pour le poète qui a soif d'amour. Vigny développe

d'ailleurs abondamment le thème du repli sur soi dans « La maison du berger ». Le poète

15 Voir François Germain, L'Imagination d'Alfred de Vigny, Paris, Librairie José Corti, 1961, p. 255-268.

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y rejette tout lien social, toute consolation et se réfugie dans la maison, symbole de son

for intérieur. Ainsi la solitude n'est pas seulement subie, elle est assumée, car elle est sa

croix, le résultat de son génie, et le poète se doit de l'accepter comme la seconde

ordonnance du Docteur Noir l'en enjoint.

Le génie souffre, à proportion de sa qualité et de sa solitude. Il a pouvoir sur le monde futur, mais sans régner sur le présent; sa condition est d'annoncer et de souffrir. Comme le Christ dont le type, transposé, se laisse apercevoir en lui, le Poète joint l'anathème à la promesse. Au Poète guide qui illumine fait écho le Poète paria qui accuse 16.

Ainsi, la description de la souffrance de Jésus à Gethsémani mène tout naturellement à

l'accusation de la seconde partie du poème.

Vigny dramatise la scène avant de faire entendre la prière du Christ, longue tirade

- la plus longue de la poésie vignienne - qui occupera toute la deuxième partie. Après

avoir mis en place le décor et la situation, l'auteur développe le monologue qui constitue

le cœur du poème. Celui-ci, on s'en doute, ne s'attache que très peu à rendre le message

évangélique. Vigny avait l'habitude de plier à son imagination les textes bibliques comme

les événements historiques.

Dans Les Destinées la transformation du réel est surtout commandée par l'intention du moraliste mais au lieu de retracer les différentes étapes qui marquent la marche de l'humanité Vigny choisit d'aborder le problème des limites qu'imposent [sic] la condition humaine. Les poèmes, comme le remarque François Germain, «tendent tous vers le mythe, vers une confrontation de ce qui est essentiel dans l'homme avec ce qui est permanent dans son destin.» La poésie ne se donne pas pour but principal ni la connaissance du passé, ni le déchiffrement du sens du devenir. Ce qui importe c'est la valeur générale 17.

16 Paul Bénichou, op. cit., p. 163.

17 Cevis Crossley, op. cit., p. 127.

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Contrairement à Hugo, Vigny ne cherche pas à écrire une épopée de l'histoire humaine

depuis ses origines. L'absence de chronologie dans la disposition des poèmes basés sur

des faits historiques le montre bien. En reprenant le récit de Jésus à Gethsémani, il ne

cherche pas à faire une description de ce qui s'est passé: sous la plume du poète,

Gethsémani devient un mythe participant de la durée humaine. Vigny produit une

écriture mythologique pour opérer la « conversion du passé en futur 18» et se faire un

prophète lucide qui prévoit l'avenir dans une «pensée prophétique 19». À ce sujet, le

mélange de considérations sur le passé, le présent et l'avenir, dans le discours du Christ à

son Père, est très significatif de cette pensée prophétique propre à sa poésie.

Toutefois, il est vrai que plusieurs passages tendent à faire croire à une adhésion

au dogme. Par des affirmations telles que «Jésus [ ... ] devint homme », «eut sur le

monde et la terre une pensée humaine» et « cache le Dieu sous la face du sage », Vigny

montre la double nature du Christ, mais surtout met en lumière la raison du choix de

l'épisode: c'est à Gethsémani que Jésus fut le plus proche de l'homme et c'est ce Jésus-là

que le poète choisit. Le Dieu en lui ne l'intéresse pas. À plus forte raison, la longue

accusation qui s'ensuit brise complètement le dogme de la double nature, car comment

Jésus, tout en restant Dieu, pourrait-il mettre son Père au banc des accusés? Le

monologue du Christ n'est pas même la prière d'un homme qui craint le calice de la

mort-

Les verges qui viendront, la couronne d'épine, Les clous des mains, la lance au fond de ma poitrine, Enfin toute la croix qui se dresse et m'attend,

18 Georges Poulet, op. cil., p. 257.

19 Ibid., p. 257.

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N'ont rien, mon Père, oh! Rien qui m'épouvante autant! (p. 154)

- il est celui d'un rhéteur accusant Dieu des méfaits que connaît la terre.

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On assiste donc à une argumentation philosophique montrant les lacunes du

message divin alors que, sous les dehors d'une reprise de l'épisode biblique, Vigny rompt

complètement avec la nature du message pour en instaurer un autre, le sien, insufflant un

sens nouveau à la parole des Évangiles.

Jésus présente lui-même le message qu'il est venu apporter aux hommes comme

étant imparfait. Il prie son Père d'avoir la vie sauve afin de pouvoir achever sa mission,

car sa parole est incomplète. La référence au message, omniprésente tout au long de la

deuxième partie, se module peu à peu en une accusation.

Le poète évoque d'abord cette « parole neuve» amenée par le Christ:

Mais ce mot est si pur, et sa douceur est telle Qu'il a comme enivré la famille mortelle D'une goutte de vie et de divinité, Lorsqu'en ouvrant les bras j'ai dit: « Fraternité» (p. 154)

Chez Vigny, la pureté est un thème des plus importants et «L'Esprit pur », son tout

dernier poème, en est le plus brillant témoignage. Ce mot, «Vigny l'aime comme une

épithète d'excellence, comme un mot magique et créateur de paradis 20». La pureté est

pour le poète la plus haute valeur de son esthétique, l'idéal vers lequel il tend. Et ce n'est

pas un hasard si le mot pur qu'il choisit est « Fraternité », apportant consolation à la

solitude du premier acte.

20 François Germain, op. cit., p. 523.

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Puis Jésus rappelle comment sa venue sur terre a changé les règles. Vigny

présente l'avènement du Christ comme marquant le début du temps humain, par la liberté

qu'il donne dorénavant à l'homme.

Si j'ai coupé le temps en deux parts, l'une esclave Et l'autre libre; - au nom du passé que je lave, Par le sang de mon corps qui souffre et va fmir, Versons-en la moitié pour laver l'avenir! (p. 154)

Mais cette liberté n'entraîne pas un avenir plus rose pour l'homme qui souffrira

sous le joug des hommes méchants et stupides. La parole christique, pourtant pure, est

souillée par la faute des hommes qui lui donneront « un faux sens» :

- Hélas! Je parle encor que déjà ma parole Est tournée en poison dans chaque parabole. (p. 154)

L'obscurité du mystère a permis à trop de perfides tyrans de tuer au nom du Christ et la

liberté, si elle fait entrer l'homme dans un temps humain qui lui permet l'action, le fait

aussi entrer dans le temps de l'ignorance. Ainsi l'homme est prisonnier d'une nouvelle

prison qui entraîne le mal. Dans les vers qui suivent, Vigny change complètement le

message christique pour en instaurer un autre que Jésus n'aurait tout simplement pas eu le

temps de dire :

Quand les Dieux veulent bien s'abattre sur les mondes, Ils n'y doivent laisser que des traces profondes; Et, sij'ai mis le pied sur ce globe incomplet, Dont le gémissement sans repos m'appelait, C'était pour y laisser deux Anges à ma place De qui la race humaine aurait baisé la trace, La Certitude heureuse et l'Espoir confiant (p. 154)

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Certitude et espoir, que le Docteur noir, sceptique, interdisait à Stello, sont ici représentés

comme les seuls remèdes aux douleurs de l'humanité, car Jésus donne une voix à la partie

en Vigny la plus proche de Stello. Dieu, s'il est tout-puissant, n'aurait pas dû empêcher

l'homme de connaître la certitude et l'espoir. Pour Vigny, Jésus - et l'homme en général

- est supérieur à « la Divinité en ce sens qu'il peut sacrifier sa vie pour un principe tandis

que la Divinité ne le peut pas 21». Ainsi, le réquisitoire du Christ se base sur la supériorité

de ses propres actions, beaucoup plus morales et louables que celles de son Père.

L'homme ne peut être accusé des maux de la terre puisqu'il n'en comprend pas le

sens, et Vigny peut ainsi retourner la totalité de la faute vers le Tout-Puissant. C'est donc

aussi et surtout par la faute de Dieu si la terre est demeurée « comme un monde avorté » :

Mal et Doute! En un mot je puis les mettre en poudre; Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre De les avoir permis. - C'est l'accusation Qui pèse de partout sur la création! (p. 155)

Si le Christ peut tout effacer d'un mot, l'imperfection du message n'appartient qu'à Dieu

et à lui seul qui ne permet pas ce mot. Mal et doute, enfants de l'ignorance et du

désespoir, deviennent les plus grands maux de l'humanité. Si, à partir du « Hélas» de la

section précédente, Vigny traçait le portrait du mal, il se consacre, dans les vers qui

suivent, aux multiples visages du doute qu'il développe beaucoup plus longuement. C'est

que le doute est plus difficile à accepter que le mal qui, s'il était explicable, serait aussitôt

absout de sa charge maléfique. Le doute est donc pire que le mal, car il le précède:

21 Paul Bénichou, op. cit., p. 197.

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- Tout cela sera révélé dès que l'homme saura De quels lieux il arrive et dans quels il ira. (p. 156)

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Ainsi se termine la deuxième partie du poème et, en même temps, le monologue

de Jésus. Par la voix du Christ, Vigny montre l'impossibilité d'adhérer à une vision

progressiste du monde, car même le message christique n'a pas amené un monde

meilleur. Pour lui, le progrès ne va pas de soi et l 'homme doit trouver les valeurs qui lui

permettront de donner un sens à ses actions en dehors du vouloir divin. Sceptique face à

la vision romantique d'une grande épopée humanitaire, Vigny décide de miser sur un

temps humain et rejette l'ordre éternel comme élément négateur de la vie. Pour lui, le

désespoir en la vie est pire qu'un désespoir en l'éternité. « Le plus bel effort de

l'optimisme de l'avenir a été le Christianisme qui a dit, voyant combien le monde est

mauvais: "Quittez ce malheureux monde et votre âme trouvera un doux repos". Mais

c'est aussi le dernier cri du désespoir. 22» Ce désespoir-là, Vigny le refuse pour plonger

dans la conséquence non moins tragique de ce choix : l'ignorance douloureuse des fins de

la marche humaine.

La troisième partie reprend le mode narratif de la première ainsi que le thème du

silence déjà abordé. Mais alors que le premier silence menait à l'anathème lancé contre

Dieu, la troisième partie voit Jésus obtempérer et reprendre les paroles du Christ des

Évangiles: « Que votre volonté soit faite, et non la mienne» (p. 156). Ce« et non la

mienne », après le long réquisitoire de la seconde partie n'a, bien sûr, plus du tout la

même signification que la parole empruntée aux Évangiles. C'est la résignation forcée

qui parle et non l'accord avec la mission. Ici, le lecteur sent bien que le stoïcisme

22 A. de Vigny, cité par Georges Poulet, op. cit., p. 266.

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professé est difficile à mettre en pratique lorsqu'on est à ce point lucide sur l'absurdité de

la vie. Anny Detalle souligne l'importance de cette conclusion dans la philosophie

vignienne et en évoque les conséquences:

L'échec du christiansime ayant été de n'avoir pas pu associer l'homme au plan créateur, de l'avoir laissé, à travers la personne de Jésus, ignorant et meurtri, l'humanité est fondée, par ce déni de paternité de Dieu, à chercher en elle-même ses raisons de vivré3

Dieu aurait en quelque sorte trahi l'homme en lui donnant la liberté tout en lui refusant les

connaissances nécessaires pour savoir bien s'en servir. Aussi, le poème se clôt sur le nom

de Judas dont Jésus entend les pas et voit rôder la torche. C'est donc la figure même de la

trahison - celle de Dieu bien plus que celle du disciple - qui vient mettre le point final à

la première version du« Mont des Oliviers ».

Le Silence

Vigny avait d'abord publié son poème sans la strophe du « Silence », et « Le Mont

des Oliviers» se tenninait alors que « [l]a terre sans clartés, sans astre et sans aurore, lEt

sans clarté de l'âme ainsi qu'elle est encore» (p. 156) était abandonnée de Dieu. Entre

temps, le poète composa plusieurs autres poèmes qui demeuraient toujours plus ou moins

fidèles à l'idée globale qu'il s'était faite de son recueil. Mais en 1849, un nouveau thème

apparaît - celui des «Destinées », poème liminaire et éponyme - qui pourrait bien

chambouler la première vision du monde. Dans ce poème, en effet, les Destinées qui

tiennent dans leurs griffes le destin de l'homme n'ont pas cessé leur ouvrage après la

venue du Christ, et le poète se demande si la liberté n'est pas qu'un leurre. En effet, si

23 Anny Detalle, Mythes, merveilleux et légendes dans la poésie française de 1840 à 1860, Paris, Klincksieck, 1976, p. 337.

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Dieu seul connaît la finalité du devenir humain, peut-être est-il également le seul à en tirer

les ficelles. À la fin du poème, le poète s'interroge: «Notre mot éternel est-il: C'était

écrit? 24». Vigny, qui avait toujours privilégié une prédication volontariste mettant la

grandeur de l'homme dans sa lutte contre les affres du destin, est rongé par le doute et,

même s'il prêche l'acceptation du mystère impossible à percer, le fait de ne pas même

savoir si l'action humaine est réelle finit par révolter le poète.

Le recueil des Destinées, palliant le silence divin, devait fournir la leçon de vie qui

pennettrait de trouver le bonheur dans ce monde incompréhensible. Mais vingt ans après

le début de la rédaction, le recueil reste inachevé et Vigny ajoute une dernière strophe en

guise de conclusion au« Mont des Oliviers» :

Le Silence

S'il est vrai qu'au jardin sacré des Écritures, Le fils de l'Homme ait dit ce qu'on voit rapporté; Muet, aveugle et sourd au cri des Créatures, Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté, Le Juste opposera le dédain à l'absence Et ne répondra plus que par un froid Silence Au Silence de la Divinité. (p. 156)

Un an avant sa mort, Vigny revenait donc sur le silence de Dieu, reniant en

quelque sorte la première conclusion du poème. Si le poète lui-même, l'élu, ne peut

recevoir la parole de Dieu, il ne peut plus exprimer sa propre parole non plus. En effet, le

poète romantique se voit comme un prophète qui doit illuminer l'humanité. Mais s'il

n'entend pas, lui-même, la voix de Dieu, sa tâche est impossible. La majuscule que met

Vigny au mot Silence est significative de la grandeur du geste, car c'est bien un geste

24 A. de Vigny, « Les Destinées» dans Œuvres complètes, op. cit., p. 123.

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• 1

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d'opposition à Dieu lui-même qu'incarne le mutisme du Juste. Vigny refuse le mystère

du christianisme et tourne définitivement le dos à Dieu25•

L'esprit pur et la transcendance interne

L'on pourrait croire qu'une telle conclusion marque la fin de la transcendance

pour Vigny, et pourtant il s'agit bien là d'un refus de l'absence de transcendance que

Vigny, en véritable romantique, proclame. En tournant définitivement le dos à Dieu, le

poète se lance dans une autre forme de transcendance, bien plus pure à ses yeux. La

beauté poétique incarnera dorénavant l'idée qui permettra l'élévation du poète. C'est

dans le poème «l'Esprit pur » que la nature de la nouvelle transcendance est le mieux

définie. Ce n'est pas par hasard que le poème, véritable chant du cygne de Vigny, clôt le

recueil. Là se trouve la dernière leçon à tirer du Silence divin. Le poète s'élève

maintenant par le pouvoir du «PUR ESPRIT », de «L'ÉCRIT UNIVERSEL », du

«VISIBLE SAINT-ESPRIT »26. Dégoûté du mystère sacré, Vigny se tourne vers le

visible, le lumineux: le diamant de l'Art. Le pur esprit est « miroir» lui permettant de se

« connaître [lui}-même » ; il est son œuvre même. C'est donc en lui-même que Vigny

trouve sa transcendance. «Ainsi la poésie, pure exaltation de l'esprit se faisant Parole,

peut, pour les forts, tenir lieu de foi et attester une transcendance intérieure à l'homme

25 Spécifions que Vigny continue de défendre le christianisme contre les réformistes de tous acabits. Pour lui, l'institution catholique fournit au peuple une morale et une consolation dont il a bien besoin. Le christianisme est nécessaire aux faibles, mais le surhomme - autant le poète que le Jésus du poème - n'a que faire de consolations illusoires, il lui faut l'Idéal.

26 A. de Vigny, « L'Esprit pur », dans Œuvres complètes, op. cit, p. 172.

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même 27». L'ère de l'esprit pur est arrivé et permettra aux hommes de s'unir dans une

nouvelle Parole.

[L]a parole poétique donne une dimension sacrée à l'aventure humaine. L'auteur des Destinées lance un appel aux hommes modernes qui vivent coupés de la transcendance. Poète du silence il prononce une parole qui engage tout son être, parole qui est en même temps acte de résistance et acte de participation à l'histoire humaine28

Bien que se tournant plutôt vers les Lumières de la raison que vers celles trop

obscures de la foi chrétienne, Vigny demeure romantique dans sa foi confiante en l'avenir

et en la transcendance.

À travers le réinvestissement du texte biblique et l'énonciation d'un message

incomplet, le poète met en place une poésie de la quête du sens religieux qui le mènera à

la découverte terrifiante de sa vacuité. Mais Vigny lutte avec acharnement contre la

désillusion et demeure romantique. Il nomme le mal, mais son Christ supplie Dieu de le

laisser accomplir la mission, de le laisser éclairer le message obscur. Pour Vigny, le

poème doit être lumière, et non obscurité et incohérence. La strophe du Silence exprime

on ne peut plus clairement le refus total de la transcendance vide29 : si la poésie n'est pas

porteuse de vérité, que le poète se taise à jamais ou trouve ailleurs la source de sa foi.

27 Anny Detalle, op. cit., p. 197.

28 C. Crossley, op. cit., p. 132.

29 Nous reviendrons sur le concept de « transcendance vide» au chapitre IV.

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• J

CHAPITRE III

Hugo, sauveur de Satan, ou

Le Jésus de l'exil

Oh ! je l'aime! c'est là l'horreur, c'est là le feu! Que vais-je devenir, abîmes? J'aime Dieu!

Je suis damné! Victor Hugo, La Fin de Satan

Au milieu du siècle, alors que la Seconde République évolue vers la droite

jusqu'au coup d'État qui la transforme en Second Empire, Victor Hugo voit sa fortune

changer. Lui qui s'était sensiblement engagé dans la lutte pour une nouvelle démocratie,

il doit fuir vers Bruxelles après avoir tenté d'organiser la résistance. Expulsé de France, il

s'installera pour les vingt années à venir à Jersey, puis à Guernesey. Pendant les soirées

de spiritisme de Marine-Terrace, les tables tournent à un rythme effréné, lançant

l'anathème sur le nouveau gouvernement, annonçant son châtiment. Le grand poète sait

qu'il a été banni par les ennemis de la France - les tables le lui confirment - et continue

de se sentir solidaire du peuple français. Exilé, Hugo ne l'est qu'à demi, et c'est ce qui

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lui fera dire en 1870 que « [sa] vie se résume en deux mots: Solitaire. Solidaire 1». Par

ce rapprochement sémiologique, Hugo décrit la double nature de son exil. Comme au

prophète, l'éloignement lui est nécessaire afin de méditer. Mais c'est pour mieux penser

à la multitude qu'il accepte cet exil; pour pouvoir, du désert, s'adresser aux villes.

L'étude de la figure christique telle que représentée dans La fin de Satan ne peut

se faire en dehors du contexte de l'exil. C'est là que Hugo entreprend les grands poèmes

à la fois épiques, mythiques et dramatiques que sont La Légende des Siècles, La Fin de

Satan et Dieu. Dans ces œuvres pour le moins ambitieuses, on sent la pensée du poète

exilé se détacher d'une condition trop humaine pour se rapprocher d'une vision plus

englobante: cosmique.

L'exil ne m'a pas seulement détaché de la France, il m'a presque détaché de la terre, et il y a des instants où je me sens comme mort et où il me semble que je vis de la grande et sublime vie ultérieure2

Il ne faut donc pas négliger la profondeur du déracinement que l'exil fait subir à un poète

aussi engagé que Hugo.

D'ailleurs, l'exil a profondément bouleversé le poète dans ses positions face à la

politique. D'abord désespéré par l'hypocrisie du nouveau gouvernement, et d'autant plus

qu'il avait appuyé son élection deux ans auparavant, Hugo crie haut et fort sa rage devant

l'odieuse trahison. Dans cet élan de création engagée, l'expérience spirite des tables

tournantes joue un rôle de premier plan. Si la trahison a tout de suite inspiré au poète

1 Victor Hugo, cité par Paul Zumthor, Victor Hugo poète de Satan, Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 79.

2 Ibid., p. 18.

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Napoléon le Petit, puis les Châtiments - recueil consécration du mage Hugo -, les soirées

de Marine-Terrace lui permettent de prendre quelque distance avec sa douleur et son

humiliation afin d'assumer pleinement son rôle de prophète.

Au cours de ces séances, Hugo apprivoise le monde invisible3. Il interroge les

esprits sur la poésie, la politique et l'avenir de la France; de là, il tire la certitude que son

rôle est celui du mage conduisant le Peuple. De plus, si l'expérience spirite lui dicte son

rôle politique et poétique, elle lui permet aussi d'entrer en contact avec l'au-delà, de vivre

le lien étroit qui unit les hommes et ce monde invisible. C'est ainsi que, pour Hugo,

1 'histoire humaine sera dorénavant plongée dans une histoire cosmique, dans un univers

métaphysique, qui évoluera de concert avec le progrès historique. La Fin de Satan,

poème grandiose alliant les temps humain et divin dans une même et suprême histoire du

monde, trace le destin de ce grand exilé qu'est l'ange déchu. L'homme oscille au fil des

siècles entre deux extrêmes, tendant vers Dieu, mais sans cesse attiré par l'abîme. Et

c'est à cette histoire qui se trame au milieu, entre Dieu et Satan, que s'attache la muse du

poète. C'est là que l'Histoire est possible, que Clio trouve sa place. Mais si la terre est le

lieu de l'action, ce sont les pôles d'attraction qui font avancer les choses et sont les

véritables moteurs de progrès.

La Fin de Satan est l'incroyable entreprise d'une histoire contenant tout, de la

création à la fin du monde tel qu'on le connaît, des enfers aux cieux, en passant par la

terre. C'est l'espace absolu, autant matériel qu'impalpable; le temps absolu, historique et

3 D'abord consacrées au dialogue avec Léopoldine, les premières séances de spiritisme explorent la douleur intime du père, car la mort de l'enfant, drame intolérable et injustifiable, n'a jamais cessé de le hanter. Mais Hugo est peu enclin à l'apitoiement, et la douleur prend chez lui la forme d'une volonté de savoir. Puisque sa fille est rentrée dans l'invisible, le poète tente d'en explorer et d'en baliser l'espace.

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éternel. Et reliant tous ces mondes, Satan: celui qui jadis habita les cieux, qui fut projeté

dans l'abîme et qui agit, depuis, sur les hommes.

Satan pardonné

Toute l'œuvre de Hugo - qu'on pense à Hernani, aux Derniers jours d'un

condamné ou aux Misérables - présente la figure obsédante du proscrit, de l'être

réprouvé. À partir de 1842 - Les Burgraves -, un changement important s'opère: le

condamné se voit gracié4• Dans quelque domaine de la pensée que ce soit, Hugo fait

dorénavant du pardon son cheval de bataille. L'ardeur qu'il met, d'ailleurs, dans la lutte

contre la peine de mort témoigne de l'importance qu'il accorde à la réhabilitation.

Puis, dix ans après ce premier grand changement, l'exil semble donner à Hugo la

faculté de saisir les choses de manière plus globale. De son île, il voit le monde dans son

ensemble. Hugo réfléchit alors sur la rédemption de toute la société, dans Les

Misérables, et sur la possibilité d'une réconciliation du bien et du mal dans l'au-delà, à

travers La Fin de Satan. C'est donc loin de la France que Hugo se sent d'attaque pour

appréhender les grands problèmes de la société et de la morale.

L'exil, en plus d'ajouter sa propre situation aux différentes causes qu'il défend,

fournit à Hugo la réponse à son questionnement sur le mal. Car en effet, si le mal existe

dans un monde gouverné par un Dieu tout-puissant, c'est que ce Dieu l'admet. Or

comment un Dieu d'amour peut-il permettre le mal? Hugo découvre, car il le sent en lui-

4 Voir Pierre Albouy, La création mythologique chez Victor Hugo, Paris, Librairie José Corti, 1963, p. 267.

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même, que le réprouvé, quoi qu'il arrive, conserve une part de bien en lui, et, aussi vil

soit-il, peut toujours être sauvé.

On touche là le fond de la méditation hugolienne sur le mal qui est aussi le cœur de sa foi en l'homme: il n'y a pas de mal absolu. En tout être maléfique, injuste, ignoble, gisent un fragment d'amour, une blessure, un quelque chose qui le relie à Dieu5

.

Ainsi, alors que la douleur est marque d'élection divine pour Lamartine, elle est ici la

source du mal, ou plutôt, la source de la séparation qui, elle, est à l'origine du mal. .

Comme la douleur engendre le crime, elle doit appeler à la commisération. Victor Hugo

consacre d'ailleurs une grande part de son œuvre à faire naître la compassion pour ces

personnages souffrants.

Le poète en exil se fait le démiurge parfait, celui qui est vraiment tout amour, car

il pardonne. Mais sa réflexion sur la place du mal dans le monde l'amène encore plus

loin. En effet, pour Hugo, le mal est nécessaire pour que l 'homme voie le bien. Le mal

est la nécessité qui mènera au geste de grandeur chrétienne par excellence: la

Rédemption. La réalité de l'exil lui révèle la solution: « il est donc au regard de Dieu un

double fait qui domine chaque destinée humaine: la fatalité du crime et la rédemption du

criminel. La dualité du monde d'outre-tombe n'est qu'apparente: le ciel est virtuellement

présent dans l'exil même des damnés6». C'est que le Dieu créateur englobe tout, le bien

comme le mal, car « Dieu, c'est l'équilibre ». Et même au plus bas, le criminel n'est pas

hors Dieu. «Il y a bien dans la théologie hugolienne, des ténèbres inférieures; il n'y a

pas de ténèbres extérieures. »7 Ainsi, même Satan peut être pardonné, car il est lui aussi

5 Emmanuel Godo, op. cil, p. 167.

6 Paul Zumthor, op. cit.., p. 32.

7 Pierre Albouy, op. cit., p. 278.

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une créature de Dieu. Et il n'est pas anodin que le grand poème ait d'abord eu pour titre:

Satan pardonné.

Le Rédempteur

Si Satan est le protagoniste de cette grandiose épopée, la rédemption en est le

moteur. Jésus, le Rédempteur, occupe donc une place de choix dans le poème. Pour que

la fin de Satan s'actualise, le grand criminel doit se racheter. Et Satan doit passer par

plusieurs étapes avant de mériter son salut. Avant d'entreprendre l'analyse de la figure

christique à Gethsémani, voyons où elle se place dans l'épopée de La Fin de Satan et quel

est son rôle.

Le poème de Hugo commence avant même la création de l'homme, alors que Dieu

ne vit qu'avec les anges. On remarque que la structure du poème suit d'abord un

mouvement descendant, qui est - ou plutôt aurait dû être8 - pris à rebours dans la seconde

partie. Au départ, c'est la chute, et là commence le mal.

Depuis quatre mille ans il tombait dans l'abîme9•

Le vers liminaire introduit le thème central et le mouvement de toute la première moitié

du poème. Pour Hugo, la chute de l'ange précède - et remplace même - celle de

l'homme hors de l'Eden. Hors de la terre, Satan tombe et, pendant ce temps, le genre

humain connaît « l'entrée dans l'ombre ».

8 Nous reviendrons sur l'incomplétude du poème, auquel il manque toute la partie sur la prise de la Bastille ainsi que la réhabilitation de Satan qui donne son titre au poème.

9 Victor Hugo, La Fin de Satan, Édition de Jean Gaudon et d'Evelyn Blewer, Paris, Gallimard, « Poésie », 1998, p.37. Pour les prochaines citations de La Fin de Satan, nous n'indiquerons plus que la page.

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Le mal avait filtré panni les hommes. Par où ? Par l'idole; par l'âpre ouverture que creuse Un culte affreux dans l'âme humaine ténébreuse. Ces temps noirs adoraient le spectre Isis-Lilith, [ ... ] Les hommes la nommaient Sort, Fortune, Anankè; (p.47)

58

L'origine du mal n'est donc plus la connaissance, telle que l'avaient goûtée Adam et Ève,

mais l'illusion de la connaissance. L'homme, ne pouvant connaître Dieu, se contente de

son simulacre démoniaque et se laisse porter par le sort.

Dans ce qui aurait dû être la dernière partie du poème, l'ange liberté entreprend le

mouvement de libération en remontant des enfers pour affranchir les hommes. C'est par

l'action assumée sur son destin que l'homme se délivrera du mal: « la Fatalité qui est

l'Ombre succombera aux coups de la Liberté qui est Progrès 10». Le point de départ et le

point final de l'histoire humaine se répondent donc en un habile jeu de miroirs inversant

les images. Satan, qui a ouvert le poème avec la chute initiale, remonte finalement aux

cieux après que l'homme ait été libéré.

Au centre de cette structure (Chute de Satan - Fatalité / Liberté - Satan pardonné),

il faut la charnière permettant à tout le poème de se replier sur lui-même, le miroir qui

reflétera toutes les images inversées. Ce point de rencontre, c'est le « Gibet ».

Trop d'analyses de La Fin de Satan ne virent dans l'épisode christique que la

seconde partie d'un drame en trois actes (Nemrod - le Gibet - la prise de la Bastille).

C'était méconnaître l'importance accordée au Christ dans la mythologie hugolienne ll.

10 Paul Zumthor, op. cit., p. 211.

Il Pierre Albouy et Paul 8énichou consacrent des pages très intéressantes à l'analyse de la place du Christ dans la mythologie hugolienne. Il mettent en lumière l'importance de Jésus dans l'œuvre de Hugo tout en montrant le lien étroit qui l'unit au personnage de Satan.

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S'il n'est pas catholique, Victor Hugo est résolument chrétien et voue une immense

admiration au Rédempteur qu'est Jésus. À partir de l'exil, surtout, la foi chrétienne de

Hugo s'intensifie et se clarifie. Pour lui, Jésus est le premier grand homme de progrès -

notion on ne peut plus importante pour le romantique qu'est Hugo. Le progrès étant le

moUvement rapprochant la réalité terrestre de son double idéal- une élévation -, Jésus est

« le modèle indépassable du magistère par la souffrance 12».

Le poète, par ailleurs, ne nie pas la nature divine de Jésus. «Ce n'est point qu'aux

yeux de Hugo, Jésus soit Dieu. Mais Jésus est un homme divin13.» Parmi les

interlocuteurs des soirées de spiritisme, Jésus joue par ailleurs un rôle initiateur dans la

genèse de La Fin de Satan.

Quand, aux mois de février-mars 1855, Jésus-Christ vient en personne, par le truchement de la table, confier à Hugo la mission de révéler la religion nouvelle, il indique nettement quel fut le progrès apporté par le christianisme: la morale de la charité sur terre, et quel est son défaut: le dogme de l'éternité des peines infernales. Le 8 mars, il déclare: « L'Évangile du passé a dit: les damnés, l'Évangile futur dira: les pardonnés.}) À cette phrase, Hugo a noté: « Je fais un poème intitulé Satan pardonné })14.

Si notre analyse des poèmes de Lamartine et de Vigny montre que les poètes s'identifient

d'une certaine manière au Christ, nous voyons ici que le rapport à Jésus est bien plus

complexe chez Hugo. C'est Jésus lui-même qui l'enjoint à poursuivre sa mission, à se

12 Emmanuel Godo, op. cit., p. 165.

13 Pierre Albouy, op. cit., p. 285.

14Ibid., p. 284-285. Les citations sont tirées de G. Simon, Chez Victor Hugo. Les tables tournantes de Jersey, Conrad, 1923.

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faire le nouveau Messie. Et cette mISSIOn s'écrit dans le poème même que nous

Mais Hugo semble ici oublier que l'avènement de Jésus-Christ est l'invention du

pardon. Or l'analyse de la figure du Christ dans La Fin de Satan montre que le poète en

est tout à fait conscient et que l'opposition n'en est pas vraiment une. Premier souffrant

miséricordieux, le Christ a mis un frein à l'équation souffrance/mal. Par l'exemple, il a

rendu le pardon possible, et la liberté en fera une réalité pour tous. Jésus a rendu la

douleur à la gloire de Dieu, annulant la toute-puissance du malin en la matière. Et la

formule magique qui réussit ce miracle, c'est l'amour. En effet, si le christianisme a ses

défauts, il « fourni[t] la meilleure définition de Dieu 16», celle du Dieu amour révélée par

le Christ. Aux premières pages de la partie du poème intitulée « Le Gibet », Hugo oppose

la seule loi d'amour à tout ce que les hommes ont fait de Dieu dans leurs religions

idolâtres. Au discours interminable du docteur de la loi qui allègue que Dieu préfère

« [le] sang d'un homme, ô Juifs, [au] sang de la loi », Jésus répond tout simplement:

Toute la loi d'en haut est dans ce mot: aimer Peuple, cria le prêtre, il vient de blasphémer. (p. 110)

Et plus tard, s'adressant à la Sibylle, incarnation de la foi païenne, le Christ dit:

LE NAZARÉEN

Les hommes pleins de haine ont à la main un glaive. Ô femme, en les aimant on peut les apaiser. Que dis-tu de l'amour? Parle.

15 Si « Gethsémani ou la mort de Julia» était le signe d'une mission à venir et « Le Mont des Oliviers» la demande d'une mission plus complète, Lafin de Satan est en soi le nouvel évangile, celui de la liberté.

16 Ibid, p. 285.

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LA SIBYLLE

Crains le baiser. (p. 120)

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Car l'amour qui devait sauver les hommes ne pourra sauver Jésus qui sera trahi par le

signe même de l'amour qu'il était venu professer: le baiser de Judas. Le faux symbole

est, on l'a vu, la marque du mal. Le faux baiser entraîne la chute, et la religion incarnée

par Caïphe, caricature de la foi, tue Jésus. Pour Victor Hugo, il est important de

distinguer l'institution religieuse de la véritable foi dont la première n'est que l'illusion

mensongère. Si la guerre, dans «Nemrod », avait blessé Dieu, la religion, sur le

Golgotha, l'a crucifié. Le« Gibet» se termine en effet sur ces mots :

Et le plus blême éclair du gouffre est sur ce lieu Où la religion, sinistre, tua Dieu. (p. 186)

Or, pendant que la terre est plongée dans l'ombre et que se dressent de nouveaux

dogmes s'érigeant hypocritement sur la parole du Christ, l'amour, aux enfers, fait son

chemin. L'amour du Christ, en effet, est un véritable progrès, car il est contagieux. Tout

de suite après «Le Gibet », « Satan dans la nuit» s'ouvre sur un cri du damné: «Je

l'aime ! »(p. 187), qui annonce le mouvement inverse; Satan tend vers Dieu.

Avant de devenir l'être hideux nommé Satan, Lucifer était un ange d'une beauté

exceptionnelle. Au cœur même de son essence, il détient la perfection de l'ange et se

souvient du paradis. Si le rejet hors du monde le fait tant souffrir, c'est qu'il est fait pour

aimer Dieu. Le Satan qui jadis crachait et maudissait, jurait de se venger, pleure

maintenant seul en son gouffre. Sa souffrance est telle qu'il ne peut s'empêcher de

geindre et d'appeler au pardon. Ainsi, Satan lui-même est frappé par le message d'amour

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du Christ, par son don de soi pour le rachat de tous les péchés. Lui aussi se sent appelé

par son frère lumineux.

Après le duo Caïn et Abel, figure fort importante dans la mythologie hugolienne17,

naît celle des frères d'ombre et de lumière que sont Satan et Jésus, duo angélique18

remplaçant le duo terrestre. «Satan et Jésus sont les acteurs premiers de l'épopée du

Progrès, dont la conclusion est apportée par leur embrassade fraternelle 19», et même par

la transfiguration de Satan en Christ.

S'il est vrai que Dieu est amour et pardon tel que l'a professé le Christ, alors

Satan, non seulement peut, mais doit être pardonné. Hugo, dans ce troisième « Hors de la

terre », montre un Satan implorant son pardon, criant son amour et son désespoir, mais

surtout, démontrant l'impossibilité de sa damnation. Si Dieu est infini, il ne peut avoir

expulsé Satan qui serait ainsi sa borne. Et s'il est tout amour, il ne peut refuser cet amour

à Satan qui l'aime. Le message du Christ qui proclame la loi d'amour annonce donc la

fin de Satan. Et l'ange Liberté, instrument de la rédemption, réalise le rachat. Le Christ

dicte la voie, la Liberté accomplit.

Le message apporté au monde par la Révolution est plus complet, plus profond que celui du Christ - non certes que ce dernier soit moins digne d'admiration et de foi, mais la Déclaration des Droits de l'Homme, qui a fixé en termes définitifs la signification humaine du 14 juillet, contient l'Évangile, elle le suppose (sans lui, peut-être ne serait-elle pas) et en élargit la portée; elle le rend enfm praticable, fécond; elle le réalise et l'accomplit20

17 Voir l'ouvrage déjà cité de Pierre Albouy.

18 Selon P. Albouy, le Jésus hugolien est un archange solaire (p. 286).

19 Pierre Albouy, op. cit., p. 263.

20 Paul Zumthor, op. cit., p. 157.

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Or, Hugo n'a jamais terminé La Fin de Satan. Bien que l'ange Liberté, née d'une

plume de Lucifer, soit descendue anéantir Isis-Lilith et demander à Satan la permission de

sauver les hommes, cette libération ne s'accomplit pas. Jamais l'ange ne revient des

enfers et le second mouvement du poème reste comme un rêve avorté. Le poème, tel

qu'il nous est parvenu, se termine sur le « Va ! »(p. 241) de Satan adressé à sa fille.

Lorsque Victor Hugo entreprend La Fin de Satan, la prise de la Bastille fête son

soixante-cinquième anniversaire. Pourtant, depuis cette date historique, la France ne s'est

pas libérée du poids de l'injustice et Hugo est bien placé pour le savoir. Le poète fait

donc face à un problème de taille: comment réconcilier l'histoire telle qu'elle s'est écrite

et telle qu'elle aurait dû s'écrire? Trois fois, Hugo renie son grand poème, et après le

troisième abandon, n'y revient plus. Au lieu d'écrire le doute, le désespoir, Hugo, sûr de

la vérité de son sacerdoce, laisse l'écriture en suspens. Ce n'est d'ailleurs pas tant la

vérité du dernier épisode qui pose problème - 1789 a tout changé, chaque romantique le

sait - que la proximité temporelle. L'épopée, lorsqu'elle s'attaque aux événements

contemporains, s'avère être une machine des plus lourdes. «Montrer dans un événement

récent la marque de Dieu: telle est la fin de la transposition épique 21», car comment faire

admettre que l'ange Liberté soit sortie des enfers pour libérer la Bastille. Hugo attend

donc le moment propice qui ne viendra pas et La Fin de Satan demeure un monde

inachevé.

Mais l'ambitieux projet est bien plus qu'un chantier en friche. Et de nombreux

auteurs s'accordent à dire comme Léon Cellier que « ce poème génial peut être considéré

21 Léon Cellier, L'épopée humanitaire et les grands mythes romantiques, 2e édition, Paris, PUF, 1971, p.302.

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comme le chef-d'œuvre épique de Victor Hugo. Grandeur de la conception, splendeur de

la forme révèlent un génie à son apogée 22». De la chute de Satan à son «Va! »

retentissant, on découvre une œuvre d'une immense valeur esthétique et épique.

La Fin de Satan, en plus d'être cette impressionnante épopée eschatologique, est

le témoignage d'un poète exilé refusant de se taire. Tout comme Satan aime Dieu, Hugo

est trop attaché à la France pour en être véritablement coupé. La Fin de Satan, c'est

l'écriture prophétique du nouvel évangile. L'épopée la plus ambitieuse que le poète ait

entreprise n'est pas l'histoire du passé, mais celle de l'avenir; celle de son retour dans

une France libérée.

Le prophète de Gethsémani

Pendant que Lamartine se tait définitivement après son échec politique, et que

Vigny, comme à son habitude, se tient à l'écart, Hugo, du haut de son rocher, est plus que

jamais le poète-prophète des Français. Alors que le romantisme sacré meurt

tranquillement en France durant la seconde moitié du XIXe siècle, le poète en exil ne

participe pas à cette chute. Dans son île, il continue sa mission sacrée et avec d'autant

plus de force qu'il n'a plus rien à perdre. Le Hugo de l'exil est, selon l'expression de

Bénichou, « un flagrant anachronisme ». Pour éviter le désespoir, il a recours à une foi

redoublée, criant de toutes ses forces et rompant avec les ménagements antérieurs. L'exil

est bien plus que la conséquence du bannissement de Victor Hugo, c'est « le lieu du

sacerdoce pleinement assumé, un zénith de force et de vérité »23. Et nous verrons que

22 Ibid., p.287.

23 Paul Bénichou, Les mages romantiques, Paris, Gallimard, 1988, p. 336-337.

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l'étude de la figure du Christ au Jardin des Oliviers offre la vision surprenante d'un

Gethsémani vidé de sa substance où Jésus, tel Hugo, fait de ce lieu de deuil un lieu de

gloire.

Le Livre deuxième de La Fin de Satan, « Le Gibet », est constitué de monologues

et de dialogues de différents personnages, inventions hugoliennes ou pas, de chants

d'amour, de quelques résumés d'événements, de gloses du poète, et de paraphrases de la

Bible. Cet amalgame inusité ne nous donne que peu de narrations concernant la

biographie christique. Proportionnellement aux autres épisodes évangéliques relatés dans

« Le Gibet », l'épisode à Gethsémani est singulièrement long et couvre trois parties:

« Après la Pâque », « Commencement de l'angoisse» et « Christ voit ce qui arrivera ».

Ce qui fait de ce Gethsémani un récit atypique, c'est d'abord l'étouffement du

drame agonique, enseveli sous un nombre impressionnant d'épisodes bibliques que Hugo

installe à Gethsémani. De fait, il est intéressant de constater que Hugo ne relate l'épisode

de la Cène qu'à partir de l'espace et du temps de Gethsémani.

Or Jésus était sur la montagne obscure; [ ... ] C'était le soir; Jésus avait dit le matin Aux disciples rangés autour de lui: « - Vous Jacques, « Vous Pierre, vous Thomas, voici le jour de Pâques [000] (po 142)

Alors même que devrait commencer le récit de l'agonie, le poète se lance plutôt

dans celui de la célébration pascale. Grâce au plus-que-parfait, Hugo entame la narration

de la Cène, mais s'arrête avant le début du repas :

Ce que la Cène vit et ce qu'elle entendit Est écrit dans le livre où pas un mot ne change [ .. 0] (po 142)

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Le poète se refuse donc à paraphraser les évangélistes sur cette matière. Le lieu de

l'initiation au rite eucharistique, à la consommation des symboles que sont le pain et le

vin, est donc tenu à l'écart par la forme narrative et par l'ellipse. Cette omission

s'explique probablement par le fait que Victor Hugo, dans sa conception de la mystique

chrétienne, n'admet qu'un rite: la prière. Si on ne voit jamais le Christ partager le pain et

le vin, on le verra abondamment prier et professer la bonne nouvelle.

Ainsi, le poète coupe court à la narration de la Cène et revient au « Jardin qui

fleurit derrière le Cédron» (p.l43). Après la description du cours d'eau, Hugo nomme

cette « montagne obscure» qu'il n'avait d'abord qu'évoquée: «Et ce lieu s'appelait le

Mont des Oliviers ». L'énonciation entraîne immédiatement une dramatisation de la

scène dans laquelle le poète fait ressortir la gravité de l'épisode.

Christ y vint, murmurant tout bas: Que Dieu m'assiste! Et ce qui s'y passa ce soir-là fut si triste, Si lâche et si fatal qu'aujourd'hui ce jardin Est voisin des enfers comme du ciel l'Éden. (p. 143)

Dans ce passage, on retrouve les marques ordinaires de l'agonie, qui déjà étonnent

par le traitement qu'en fait Hugo. D'abord, l'appel au père est bien présent, mais n'est ici

qu'un murmure n'ayant rien de commun avec le cri des Christs vignien ou nervalien. De

plus, alors que Lamartine et Vigny lancent à Dieu une plainte accablante, c'est une

demande d'assistance presque sereine que le Jésus hugolien fait à son Père. Enfin, la

comparaison antithétique entre le Jardin des Oliviers et le Jardin d'Éden, familière à tout

lecteur de Pascal, s'opère ici par le truchement des enfers. Tout comme le récit de

l'agonie s'inscrit dans La Fin de Satan, Gethsémani abrite la grotte de Lilith-Isis et est

« voisin des enfers ». Le Jardin des Oliviers n'est plus, comme le proposait Pascal, le lieu

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où le Christ renverse la chute de l'Éden, mais celui où il chute lui-même. Par ailleurs,

lorsque Hugo fait référence à un événement « triste », « lâche» et « fatal », il ne songe

pas à la terrible angoisse du Christ appelant son Père, seul près de ses apôtres endormis,

mais à la trahison qui suit l'agonie (et c'est à cette trahison que s'appliquent les deux

dernières épithètes). Car Gethsémani, pour Hugo, n'est pas tant le lieu du doute que celui

de la trahison. De fait, Hugo semble obsédé par la trahison de Louis-Napoléon et les

œuvres de l'exil en portent la marque.

Presque sans transition, après le murmure adressé au Père, Jésus parle plus haut et,

semble-t-il, s'adresse à la multitude. Ce qu'il dit alors est un monologue, version

hugolienne de certains enseignements tirés du message christique, complètement

anachronique en un tel lieu.

Voici ce que Jésus disait sur la montagne:

« Ce qu'on perd sur la terre au ciel on le regagne.

« Qui regarde en arrière et s'étonne de peu, « Celui là n'est pas propre au royaume de Dieu.

« Dieu se dévoile assez pour que l'homme le voie.

« Je suis moins grand que lui, mais c'est lui qui m'envoie. « Quand je parle, c'est lui qui dit ce que je dis.

« Si vous aimez bien voilà le paradis.

[ ... ] (p. 143-144)

Et ainsi de suite, pendant toute une page. D'aucuns seraient tentés de voir ici un

récit rétrospectif du Sermon sur la montagne. Or, le temps de verbe, qui ne change pas, et

les propos, sans rapport avec ceux du fameux sermon, ne permettent pas de le croire.

Jésus à Gethsémani est bel et bien un Jésus prêchant. Alors qu'il devrait prier, seul et

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triste comme la mort, Jésus débite d'un ton solennel l'essentiel de sa doctrine -ou ce que

Hugo veut bien en retenir. Or, le quatrième vers de ce monologue offre un élément

étranger au message des Évangiles, mais cher à Hugo. En effet, le poète considère que

Dieu se montre à l'homme par le biais de certains mages ou prophètes qui peuvent entrer

en contact avec lui et éclairer ensuite les hommes24• Hugo se considère lui-même comme

un de ces mages qui eux seuls ont la lumière. Les autres hommes, quant à eux, doivent

suivre ces mages sous peine de sombrer dans l'idolâtrie (source suprême du mal, on l'a

vu). Il est d'ailleurs intéressant de voir le monologue de Jésus se terminer ainsi:

«N'enviez pas à d'autres leurs pensées; « Il faut se contenter des lumières qu'on a ; « L'un est plus sage et l'autre est plus doux; Dieu donna « Plus de fruits au figuier, plus d'ombre au sycomore. « Croyez. » (p. 144)

Victor Hugo, n'étant certes pas le plus doux, se voit très probablement dans le

plus sage. Il est de ceux qui parlent à Dieu et sont en lien privilégié avec le Tout-

puissant.

La strophe « Après la Pâque» se termine sur ce prêche qui lui-même se clôt par

l'énonciation du thème de la trahison :

Il ajouta d'autres choses encore; Puis, soudain, il dit, pâle et d'un frisson saisi:

- Allons! Celui qui doit me vendre est près d'ici. (p. 144)

Mais Judas n'arrive pas encore et ces lignes servent plutôt à introduire et motiver

la strophe suivante: « Commencement de l'angoisse ». De fait, cette angoisse est toute

24 Voir à ce sujet l'excellent article de Paul Bénichou, « Victor Hugo et le Dieu caché », J. Seebacher et A.

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liée à la trahison qui, comme on l'a vu, constitue le thème central de Gethsémani pour

Hugo. Pourtant, si le titre annonce l'angoisse, Jésus, dans ses propos, se montre bien

flegmatique.

Dans cette strophe, le Christ est fidèle à celui des Évangiles, et ce, presque à la

lettre. Il s'éloigne de ses disciples, prie, et dit :

- « Écartez ce calice de moi, « Seigneur! S'il faut mourir pourtant, que la mort vienne! « Que votre volonté soit faite, et non la mienne! (p. 145)

Peu s'en faut que Hugo ne cite textuellement les Évangiles. Ces lignes, discrètes,

sont suivies de l'évocation en trois mots du sommeil des apôtres et de l'indignation du

Christ qui leur avait demandé de veiller. Là encore, le poète n'est guère prolixe et se

contente de paraphraser le Livre. Nous nous garderons d'accuser Hugo d'être bref, bien

sûr, mais, la concision ayant peu l'habitude d'être une qualité romantique, devient ici

quelque peu suspecte. D'autant plus que le Christ reprend sagement, au vers suivant:

C'est ainsi qu'il convient que je meure. Cela doit être et nul au monde n'y peut rien. Je suis venu pour être abandonné. C'est bien. (p. 145)

Pas une fois, dans cette strophe, Jésus ne semble perdre ses moyens. L'angoisse

annoncée n'est donc certes pas la sienne.

Profitant du thème de l'indifférence des apôtres, Hugo fait référence à un autre

événement appartenant à l'épisode de la Cène: l'annonce du reniement de Pierre. À

Jésus qui s'exclame: « Pardon pour tous! » (p. 145), Pierre s'écrie - soulignons qu'il ne

Ubersfeld (dir.), Hugo le fabuleux, Paris, Éditions Seghers, 1985, p.143-164.

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dort déjà plus - que jamais il ne le trahira. Si les apôtres trahissent, comme Judas, ou

renient, comme Pierre, ils ne dorment pas bien longtemps, car, à la réponse de Jésus qui,

selon la tradition, évoque le triple chant du coq, trois apôtres bien éveillés sont attentifs.

Ainsi, le thème de la solitude est ouvertement escamoté chez Hugo. Sur son île, le poète

n'est pas seul, il est simplement mis à l'écart par des ennemis. Jésus est donc trahi, mais

jamais il n'est incompris. Ainsi se termine la seconde strophe prenant place à

Gethsémani, celle censée rendre compte de l'angoisse, la plus courte des trois.

La strophe VIII, la plus longue, est aussi la plus étonnante.

Hugo y tire d'abord parti du récit de Marc, où Jésus prie trois fois, pour envoyer

son Christ une seconde fois à la prière. Là, le Christ prononce le fameux : « Mon âme est

triste jusqu'à la mort» (p. 146) que Lamartine avait lui aussi repris dans « Gethsémani»

et comme second titre au poème « Novissima verba ». Après avoir ainsi exprimé sa

douleur, Jésus « parla si bas que Dieu seul entendit» (p. 146). Une fois encore, les

paroles adressées au Père sont un murmure. Dans chacune des trois strophes de l'agonie,

Jésus s'adresse à Dieu en chuchotant. Le lien unissant le Père et le Fils est donc si étroit

qu'ils se comprennent même ainsi. Hugo, contrairement aux autres poètes, a fait

l'expérience d'un rapport direct avec Dieu25• Par l'expérience spirite des tables

tournantes, le poète s'est adressé à Dieu lui-même. Ainsi, son Jésus n'a pas à crier pour

être entendu de son père comme c'est le cas pour le Christ vignien. La relation

qu'entretient Hugo avec le Tout-Puissant en est une de connivence, ce qui permet même

l'entente secrète. C'est pourquoi, dans ce troisième murmure adressé à Dieu, les mots

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sont prononcés si bas qu'ils se perdent. Inaudibles, ils sont inénarrables, et Hugo met

brusquement fin à la courte plainte du Jésus souffrant.

Soudain il s'écria, pâle comme un prophète: - Deuil, lamentation et douleur sur ta tête, Ô Balaath qu'emplit un peuple querelleur! Malheur Corozaïm ! Bethsaïde, malheur! (p. 146.)

Ainsi commence, dans un cri qui s'oppose au murmure, un singulière réécriture

des malédictions prononcées par Jésus à l'encontre de villes impies26• Le ton, presque

identique à celui du Christ de Vigny, est accusateur, et tranche avec celui employé

précédemment par le Christ hugolien. Alors que l'épisode à Gethsémani était déjà grossi

du récit de la Cène, de prédications et de l'annonce du reniement de Pierre, voilà que le

poète fait appel à un autre enseignement du Christ. Dans les Évangiles, Jésus met en

garde Corozaïm et Bethsaïde, car elles n'ont pas changé alors qu'il les a pourtant

illuminées de ses miracles. Par cette autre référence aux Évangiles, Hugo s'adresse

clairement au gouvernement qui ne l'a pas écouté. Le poète était en effet très proche des

conservateurs avant son exil et avait prononcé de nombreux discours les enjoignant à

prendre des mesures sociales pour contrer la misère. Tout comme la politique de droite

de la Seconde République révolte Hugo, l'aveuglement des habitants des villes

miraculées déchaîne la rage du prophète qui s'abat sur les villes impies. En effet, si les

Jésus de Lamartine et de Vigny adressent leurs remontrances à Dieu, celui de Hugo

tourne son fiel vers les hommes, ou plutôt vers les villes qu'ils habitent. Le choix de

villes comme cibles de l'anathème n'est pas gratuit. Hugo ne maudirait pas le peuple, ce

25 Évidemment, peu nous importe de savoir si ces expériences ont vraiment permis à Hugo de discuter avec Dieu. Non seulement la question est-elle sans intérêt, mais elle est insoluble. L'important, c'est que Hugo, lui, y a vraiment cru et que les expériences spirites ont eu une influence considérable sur son oeuvre.

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nouveau Christ persécuté, mais les gouvernements qui bafouent la liberté. Sur eux, le

malheur descendra tel un« châtiment divin ».

Tout croule. Vos palais sont devenus lugubres Sous le passage obscur des châtiments divins; (p. 147)

Ce Jésus-là, c'est Hugo, le poète, lançant ses Châtiments à la face du monde. Et si

« [t]out croule », ce ne sera pas l'œuvre de Satan ou de Lilith, son envoyée mortifère,

mais la main du Seigneur qui s'abat pour châtier. Ainsi, le Jésus hugolien est bel et bien

l'envoyé de Dieu. Il s'adresse aux hommes en son nom et non le contraire, comme c'est

le cas chez Lamartine et Vigny. Il est avec Dieu, et contre les hommes.

Ô Moïse, ils ont fait une fêlure aux tables, Ils ont brisé la loi; c'est bien, mourez. Assez! (p. 147)

Lorsqu'il s'agit de punir ceux qui se mettent en travers de la liberté, Hugo est

moins clément que dans la défense du proscrit et revient bien facilement au Dieu des

Juifs. Le Dieu d'amour, que Jésus a nommé, n'empêche pas le Dieu de courroux.

On vend un peuple ainsi qu'une bête au marché. Malheur, Jérusalem! ô maison du péché, Malheur! tu seras morte entre les cités morte; (p. 147)

Ici, Hugo est plus précis, et nomme une ville: Jérusalem. Par là, c'est Paris qu'il

montre. Comme P. Zumthor l'explique, «Jérusalem n'était qu'une préfiguration de Paris.

[ ... ] Paris, lieu de la révélation révolutionnaire, est la Jérusalem humaine 27». Par

ailleurs, l'allusion au peuple qu'on vend fait très probablement référence aux penchants

26 Mathieu XI, 20-24 et Luc X, 13-15.

27 Paul Zumthor, op. cil., p. 157.

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de Louis-Napoléon vers la droite. Exilé, chassé de son pays et de sa ville, Hugo maudit le

nouveau gouvernement qui écrase la liberté sous le talon de l'Empire. C'est ainsi sa

propre situation qu'il décrit. Le prophète Hugo est trahi, comme le Christ de l'agonie, et

s'adresse à la multitude.

Mais l'équation est bien plus complexe. Dans ce passage, Jésus parle, Hugo pense

et Satan maudit. De fait, la malédiction que Hugo lance sur Paris par le biais de

Jérusalem ressemble au cri de Satan tombant hors du paradis. L'exilé maudit, car il est

loin de ce qu'il aime; Hugo le sait, car il le sent. Et si dans ces vers, ce n'est plus Satan

qui crie, mais Jésus, c'est que le diable, par le poète, se transforme en Christ. Hugo, par

la rédaction même de La Fin de Satan, accomplit le nouvel évangile et procède, déjà, à la

transfiguration.

Pourtant, l'accusation se termine sur une dernière malédiction qui vient mettre en

péril le rachat entrepris, alors que Jésus s'adressant toujours à Jérusalem, s'exclame: « Et

tu seras l'endroit où finit la pitié. »(p. 147) Sans pitié, le monde ne peut être racheté et la

ville comme tout le reste subira un sort bien pire que la mort: elle sera exclue de la

miséricorde divine.

Mais Hugo, très vite, fait renaître l'espoir. Après avoir ainsi accusé les villes, le

Christ « s'approcha des siens et dit» :

- Soyez tranquilles; Ce n'est pas à présent votre jour, c'est le mien. Tout est bon si ma mort enseigne, tout est bien Si dans la vérité, l'homme se désaltère. [ ... ] Christ finit le combat commencé par Michel. (p. 148)

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Tout n'est donc pas perdu et Hugo garde espoir. Si les Français veulent bien

l'entendre, si la vérité de son message les pénètre, tout sera bien. Comme on l'a vu, Hugo

ne perd pas foi en sa mission sacrée. De fait, l'exil trouve le poète à l'apogée de son

sacerdoce. Et de la même manière que « Christ finit le combat commencé par Michel »,

les idéaux de la Révolution, que proclame le poète, mettent le point final à la révolution

entreprise par le Christ.

Puis Jésus fait le récit divinatoire de ce qui se passera après sa mort. Pour une

dernière fois, Gethsémani accueille la narration d'un épisode biblique appartenant à un

autre espace: la résurrection. Dans le détail, Jésus décrit sa propre résurrection du point

de vue des témoins : les femmes qui trouvent le tombeau vide, les apôtres qui le croisent

sur la route, Thomas qui ne croit pas ... Pourquoi Hugo raconte-t-il tout cela? Peut-être

l'annonce de la résurrection est-elle aussi celle du second souffle de la mission christique

dans l'imaginaire hugolien : la Révolution française.

Finalement, après quelques mises en garde contre ceux qui invariablement

souilleront son message, car « l'ombre est noire toujours même tombant des cygnes»

(p. 149), Jésus dit: « le voilà », et Judas est là qui arrive. Cet oxymore d'ombre et de

lumière est très représentatif des personnages hugoliens. Le Christ La Fin de Satan n'est

pas tout de lumière, comme Satan n'est pas tout d'ombre.

Ainsi se termine le récit de l'agonie, nous laissant l'impression que tout a été

raconté sauf elle. Coincée au milieu de tant d'autres épisodes bibliques, elle semble

oubliée. De fait, le Gethsémani hugolien est plutôt le lieu de toutes les rencontres, un

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endroit où le temps et l'espace se contractent et accueillent tous les lieux et tous les

moments. Comme le souligne George Poulet,

la durée hugolienne est radicalement discontinue, faite d'un entassement toujours renouvelé d'images anachroniques entre lesquelles se font des rencontres incongrues; et par là, à une échelle infiniment plus vaste, et sur le plan d'une échelle cosmique et non d'une histoire individuelle, elle présente une ressemblance inattendue avec la durée proustienne28

Dans l'œuvre de Hugo, le temps n'est ni une durée ni un cycle, il évolue tout à la

fois autour du poète. Si Proust peut retrouver certains moments de sa vie par l'expérience

du souvenir affectif, c'est toute l'histoire cosmique que Hugo retrouve dans sa propre vie.

En relisant les Évangiles29, Hugo croit lire sa propre vie. Seul sur son rocher pour prier et

s'adresser aux villes, il maudit l'Empire avec les mots de la Bible. Si Gethsémani

contient tant d'épisodes bibliques anachroniques, c'est que le Hugo en exil les vit tous.

Mais le doute, la solitude, l'angoisse, s'ils sont présents dans ce Gethsémani, n'ont

pas du tout l'ampleur qu'ils acquièrent sous la plume de Lamartine, Vigny ou Nerval. Ce

Jésus à Gethsémani n'est pas en agonie. C'est un Jésus fort, un Christ-prophète sûr de sa

mission. Or, il ne faut pas oublier que ces thèmes ne sont pas pour autant absents de La

Fin de Satan. C'est au cœur des monologues déchirants de Satan qu'on les retrouve, car

le poète est aussi le grand damné. C'est Satan qui incarne le Hugo meurtri, humilié,

assoiffé de vengeance, mais qui aime toujours la France d'un amour malheureux. S'il a

souvent été dit que le protagoniste de La Fin de Satan, c'est Hugo lui-même, il nous

paraît nécessaire d'ajouter que Hugo est à la fois Satan et Christ. En effet, le Hugo de

28 Georges Poulet, La distance intérieure, Paris, Plon, 1952, p. 202.

29 Durant l'exil, Hugo étudie la Bible et s'exerce à en mettre plusieurs fragments en vers. Il s'intéresse entre autres à l'Évangile de Mathieu.

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l'exil est souffrant et triomphant. Il est celui qui discute avec Dieu lui-même par

l'entremise des tables, et lui demande: « Comment allez-vous, mon cher confrère? 30» et

le « douteur [ ... ] qui atteste dans l'ombre l'immensité du vide et la misère de la pensée

humaine 31». Alors que P. Albouy, dans Mythographies, montre un Hugo tout-puissant et

que G. Poulet, dans La distance intérieure, décrit un poète douteur, nous croyons, comme

P. Bénichou, qu'Hugo est à la fois l'un et l'autre. Il est Satan qui, par l'écriture de sa

propre fin, est transfiguré en Christ.

Le Jésus de l'exil

Pour Victor Hugo, l'exil est bien plus qu'une simple suite du bannissement: c'est

la seule manière d'être le poète-prophète des Français, la condition sine qua non du

sacerdoce éternel. Et c'est par la double nature de l'exil que ce sacerdoce est possible.

« Glorieux par le rayonnement du défi, il fallait que l'exil soit funèbre par la solitude et

l'absence de réponse 32». Cette absence de réponse et cette solitude, même si Hugo feint

de l'ignorer comme nous le montre son Jésus, est tout de même bien réelle. En effet,

Hugo sur son île n'a pas de prise sur la France. Il n'est plus qu'un souvenir, et peut bien

s'époumoner s'il le veut, la réalité française ne s'arrêtera pas dans sa marche vers le

matérialisme, le positivisme et la fin du sacerdoce poétique. Bien qu'il soit accueilli en

héros - et même en prophète - à son retour après la proclamation de la Ille République,

Hugo ne se sent plus chez lui à Paris. Paradoxalement, c'est sur son île qu'il était le plus

proche de sa patrie, car il portait en lui son souvenir idéalisé. Mais cela, Hugo le savait

30 Pierre Albouy, Mythographies, Paris, José Corti, 1976, p. 57.

31 George Poulet, op. cit., p. 224.

32 Paul Bénichou, op. cit., p. 337.

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même avant son retour et c'est probablement pourquoi il ne put terminer La Fin de Satan.

Pour lui, l'exil ne peut plus se terminer. Dans un monde qui ne croit plus au sacerdoce

poétique, Victor Hugo ne peut être Victor Hugo qu'en dehors de ce monde.

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CHAPITRE IV

«Le Christ aux Oliviers» de Nerval ou

Dire la mort de Dieu

De nouveaux Dieux surgissent des brumes colorées de l'Orient ...

Gérard de Nerval, Aurélia.

Si le sacerdoce poétique fut la vocation de plusieurs auteurs romantiques, Gérard

de Nerval n'est pas de ceux-là. En effet, bien que contemporain de Lamartine, Vigny et

Hugo, il fait plutôt partie d'une autre génération, celle que Paul Bénichou nomme

« l'école du désenchantement 1». Le romantisme de Nerval est celui d'un être meurtri.

Très tôt, l'idéal s'est brisé en lui, n'en laissant que la nostalgie. Ce qui touche sa muse se

trouve donc dans l'inaccessible, qui, toutefois, n'est pas le but d'une ascension, mais un

regard en arrière. De fait, l'œuvre de Nerval se place sous le signe de la réminiscence.

Comme le souligne Marie-Jeanne Durrl, l'imagination du poète puise d'abord dans le

1 Paul Bénichou, L'école du désenchantement: Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier, Paris, Gallimard, 1992.

2 Marie-Jeanne Durry, Gérard de Nerval et le mythe, Paris, Flammarion, 1956, chapitre 1.

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souvenir. Et plus ce souvenir est lointain, oublié de tous, plus il affectera profondément

Nerval. S'il est hanté par les femmes, le poète ne l'est vraiment que lorsqu'elles sont

mortes, qu'elles l'ont quitté ou que sa passion pour elles s'est tarie. Dans l'amour, Nerval

aime le souvenir de l'amour. De la même manière, son rapport au sacré se place dans les

cultes révolus. Car, il le voit, son siècle est habité d'un scepticisme mortel pour le sacré.

Gérard de Nerval n'adhère pas aux religions, il les pleure. Et les dieux qu'il adore sont

des dieux morts.

Créer le souvenir

Dans la lettre-préface aux Filles du Feu, Nerval affirme que, pour lui, « inventer

au fond c'est se ressouvenir 3». Et les souvenirs du poète ne s'arrêtent pas à sa vie, mais

embrassent toutes celles qu'il aurait pu ou voulu vivre; ils sont une véritable réécriture du

monde selon les valeurs et fantasmes de l'auteur.

Le poème « Fantaisie », publié dans Petits châteaux de Bohème, offre un exemple

intéressant de ces souvenirs sans frontière. Le poète y évoque un air qui lui rappelle une

époque reculée, « sous Louis treize », et un château à la fenêtre duquel se tient une dame

que, dit-il, «dans une autre existence peut-être, \ J'ai déjà vue! - et dont je me

souviens 4». Cette expérience du souvenir plus fort que la réalité, le poète en décrit une

autre forme dès le poème suivant. Dans« La grand-mère », Nerval explique comment les

souvenirs s'imprègnent beaucoup plus profondément en lui qu'en quiconque. La douleur

de la perte, au lieu de se résorber avec le temps, est toujours plus brûlante et, d'année en

3 Gérard de Nerval, « À Alexandre Dumas », dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1993., p. 451.

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année, « se creuse plus avant 5». Ces souvenirs, toujours plus pénibles et dépassant sa

propre vie, habitent l'artiste et conditionnent sa création.

Mais ce qui est souvenir pour Nerval fut trop souvent considéré comme une

obsession, résultat de la folie. Depuis son séjour chez le docteur Blanche en 1841, le

poète se voit mis à l'écart du groupe des gens de lettres. Le jeune homme bohème et

extravagant, jadis si apprécié dans les cercles d'artistes, se voit maintenant scruté d'un œil

suspicieux. Et quand on ne le dit pas mort6, c'est à sa raison qu'on élève une épitaphe. À

cet effet, la préface des Filles du Feu constitue un brillant plaidoyer où le poète répond à

quelques apitoiements ironiques d'Alexandre Dumas. Dans un article paru dans le

Mousquetaire, Dumas causait en termes moqueurs de la « folie» du poète:

Un autre jour, il se croit fou, et il raconte comment il l'est devenu, et avec un si joyeux entrain, en passant par des péripéties si amusantes, que chacun désire le devenir pour suivre ce guide entraînant dans le pays des chimères et des hallucinations 7[ ... ]

Mais l'auteur de ces lignes aurait mieux fait de se méfier des airs de douceur naïve

de son ami. Car celui-ci reprendra à son avantage le contenu de l'article et présentera

cette « folie» comme le mode de création le plus noble qui soit, l'opposant à celui du

feuilletoniste. Ces« chimères », dont parle Dumas, donneront par ailleurs son titre à la

série de poèmes que Nerval décide alors de publier à la fin des Filles du Feu. Ce livre,

que le poète avait un temps voulu intituler Les amours perdues, accueillera donc huit

4 G. de Nerval, « Fantaisie », dans Ibid, p. 411.

5 G. de Nerval, « La Grand-Mère », dans Ibid, p. 411.

6 En 1841, alors que Nerval est en interné, Jules Janin écrit un article nécrologique en l'honneur du poète décédé! À son retour de cure, Nerval lui dédie Lorely.

7 Alexandre Dumas, cité par Gérard de Nerval, « À Alexandre Dumas », Les Filles du Feu dans Œuvres complètes, op. cit., p. 450.

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poèmes qui ne lui étaient pas d'abord destinés. Aussi, dans la lettre-préface adressée à

Dumas, le poète foumit-illes seuls commentaires qu'il fera sur les fameuses Chimères.

Et puisque vous avez eu l'imprudence de citer un des sonnets8 composés dans cet état de rêverie supernaturaliste, comme diraient les Allemands, il faut que vous les entendiez tous. - Vous les trouverez à la fm du volume. Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d'Hégel [sic] ou les Mémorables de Swedenborg, et perdraient leur charme à être expliqués si la chose était possible, concédez-moi du moins le mérite de l'expression; - la dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète: c'est à la critique de m'en guérir9

Ainsi, les Chimères résultent-elles d'une « rêverie supernaturaliste» ; sorte de

rêve permettant à Nerval d'explorer monde et imaginaire avec une pareille réalité, de faire

jaillir les chimères de son esprit pour les rendre à la vie. Si les lecteurs ne comprennent

pas toujours les images qui en résultent - les références à Hegel, dont l'obscurité est

proverbiale, montrent que l'auteur en est conscient - ils peuvent certes en sentir « le

charme ». Et l'expression, dont l'auteur demande à Dumas de reconnaître le mérite, est

d'ailleurs au centre de la conception des Chimères. Façonner le langage pour donner vie

à l'illusion, tel est le défi que relève Nerval.

Le travail de réorganisation des textes, de création de réseaux de sens, fait partie

intégrante de l'œuvre nervalienne. À partir de 1851, surtout, l'auteur s'attache à réunir en

volumes ses textes qui étaient jusqu'alors disséminés dans les journaux. Les éléments de

sa production se répondent alors les uns les autres et reviennent d'année en année.

On sait que l'œuvre de Nerval forme un tout et que des Filles du Feu aux Chimères et à Aurélia, mais aussi des Contes au Voyage en Orient,

8 Dumas avait cité un vers d' "El Desdichado" que Nerval lui avait expressément demandé de ne pas reproduire puisque le poème était encore inédit.

9 Ibid., p. 458.

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c'est une même matière que l'écrivain recompose, un même effort pathétique pour dépasser la dispersion lO

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Ainsi, Nerval revit sans cesse ses souvenirs, leur redonnant une nouvelle

existence, un sens nouveau. Par la réorganisation, Nerval apprivoise cette dispersion qui

lui pèse tant; par la structure, il s'approprie tout ce qui semble lui échapper.

La folie n'aura pas raison de l'artiste. Le désordre des hallucinations, quand il les décrit, est soumis à des arrangements et maîtrisé par une organisation Il .

Les mots donnent ainsi vie et forme aux rêves impalpables. Mais la dispersion ne

concerne certes pas le propos de l'auteur. «[S]i nous ne savions pas que Gérard a été fou,

nous ne trouverions nulle folie dans ses chefs-d'œuvre12• » En effet, ses œuvres se lisent

comme des variations qui, une fois réunies, forment un tout étonnamment cohérent. Tout

comme il réunit dans Les Filles du Feu des nouvelles déjà parues indépendamment,

Nerval regroupe sous le titre Les Chimères des poèmes épars, mettant en lumière leur

impressionnante unité d'inspiration et de ton.

Chimères

D'abord, ces poèmes se rejoignent par la forme elle-même. Nerval, contrairement

à Baudelaire, n'a jamais particulièrement privilégié le sonnet. Les huit poèmes des

Chimères, d'ailleurs, sont parmi les seuls de sa production à adopter cette structure. Mais

le choix de celle-ci n'est certes pas anodin. Le poète semble avoir voulu enserrer dans la

10 Dominique Tailleux, L'espace nervalien, Paris, Librairie Nizet, 1975, p. 22.

Il Marie-Jeanne Durry, op. cit., p. 37.

12 Ibid, p. 38.

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forme la plus stricte ce qui avait le plus tendance à lui échapper. Dans le carcan serré du

sonnet, les images cueillies lors des rêveries supernaturalistes peuvent être maîtrisées.

Par ailleurs, le « choix de la forme du sonnet [ ... ] semble vouloir coïncider avec

une formulation de caractère oraculaire, propre à exprimer de mystiques évidences\3 ».

En effet, les Chimères réunissent des sonnets d'inspiration mythologique et religieuse

semblant chercher dans les figures mythiques une consolation face au monde décevant.

Mais ce qui frappe par dessus tout, c'est l'espoir - puis la déception - de faire revivre ces

figures appartenant à une cosmogonie ancienne. La réunion des douze sonnets s'organise

selon un mouvement illustrant de manière fort éclairante les mouvements de la foi chez

Nerval.

En effet, le recueil s'ouvre sur « El desdichado », avatar aux multiples visages du

poète, dont le luth « porte le soleil noir de la mélancolie 14». De retour des « rêveries », le

poète sent en lui les marques du monde qu'il a visité; la « reine» et la « syrène» sont

toujours présentes à son esprit. Et comme il a « deux fois vainqueur traversé

l'Achéron »15, il joue sur la « lyre d'Orphée », tentant de faire revivre les figures de ce

monde oublié. Dans ce poème, Nerval exprime toute la douleur de la séparation des

mondes - le nôtre et celui des mythes -, et cette dualité demeurera la tension de tout le

13 Jean-Luc Steinmetz. "Note sur le texte Les Chimères" dans Gérard de Nerval, Oeuvres complètes. Tome

1II, op. cit., p. 1271-1272.

14 G. de Nerval, « El desdichado», Les Chimères dans Œuvres complètes, op. cit., p. 645. Nous n'inscrirons plus les références des poèmes issus du recueil Les Chimères étant donné qu'un tel procédé alourdirait considérablement à la fois le texte et l'appareil de notification. Bien entendu, nous veillerons à indiquer clairement le sonnet dont les citations sont extraites.

15 Steinmetz, dans les notes (p. 1272), propose pour ce vers une allusion à la descente aux enfers du poète dont il projetait l'écriture: « J'écrirai l'histoire de cette descente aux enfers». Ce projet fut d'ailleurs réalisé dans Aurélia, où le poète décrit les événements ayant conduit à son premier internement. De fait, le

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recueil. Ici, l'écart, comme un fil tendu, est à son maximum : même les signes de l'autre

monde se sont éteints - « ma seule étoile est morte» - et laissent le poète « inconsolé ».

Cette tension appelle les autres poèmes, exigeant l'effort du poète pour combler l'espace.

Dans «Myrtho», le poète pense à la «divine enchanteresse» et ressuscite son

souvenir, car, dit-il, « la Muse m'a fait l'un des fils de la Grèce». Nerval évoque alors un

certain « là-bas» où « un volcan s'est ouvert» par la volonté de la déesse. Mais aussitôt

« de cendres [ ... ] l'horizon s'est couvert », cachant à la vue cette ouverture sur le monde

souterrain qu'est le volcan. L'éruption du volcan, en même temps qu'il ouvre une porte

sur le monde chtonien, brouille la vision dans le monde terrestre. Le poète sent son

monde s'obscurcir, par l'action même de la brèche créée par la déesse. Mais les mots

hier et là-bas mettent l'accent sur la distance entre ce rêve et la vie. Dans le monde réel,

il ne reste de Myrtho que le myrte vert. En effet, si Nerval se sent appelé à rendre

hommage à la déesse imaginaire, c'est surtout « qu'un duc normand brisa [s]es dieux

d'argile». Puisqu'ils sont morts - ou invisibles -, les dieux invitent le poète à les

chanter, et aussi à les espérer.

« Horus », « Antéros » et « Delphica» annoncent le retour des anciennes divinités.

Isis, sentant l'appel d'Horus qui revient, revêt «pour lui la robe de Cybèle ». Ce poème

solaire, plein de la force du monde lumineux à venir, fait place au poème de la rage. Le

narrateur d' « Antéros », qui de Caïn a « l'implacable rougeur », se dit de la race des

vengeurs. Aux pieds de sa mère, il «ressème [ ... ] les dents du vieux dragon », car

Jéhova, le «dieu vainqueur» est désormais vaincu. Antéros, le dieu «Amour ennemi de

livre se termine sur ces mots: «je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l'idée d'une descente aux enfers ».

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l'Amour »16, est ici celui qui se retourne contre le Dieu d'amour des chrétiens. Ce rejet

du christianisme au profit des dieux anciens - et qui se fera beaucoup plus clair dans « Le

Christ aux Oliviers» - est une des formes importantes de la dualité des mondes que

présente les Chimères. Sur un registre beaucoup plus doux, comme une « chanson

d'amour ... qui toujours recommence », suit « Delfica ». Ce poème de l'espoir est celui

de voir « du dragon vaincu l'antique semence» germer. Ici, le poète console Dafné en lui

disant:

Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours! Le temps va ramener l'ordre des anciens jours; La terre a tressailli d'un souffle prophétique ...

Mais au dernier tercet, l'espoir est déçu, car « nen n'a dérangé le sévère

portique ». Même si le dieu vengeur a tué le Dieu usurpateur qu'est Jehovah, les dieux

anciens n'arrivent pas à renaître. À ce moment des Chimères, au dernier vers de

« Delfica », la tension se replie sur elle-même et le désespoir assumé prend la place de

l'espérance démesurée.

Le poète, dépassant l'espoir déçu de voir revivre les dieux morts, s'attache à la

mort elle-même. Dans« Artémis », il rend hommage à la seule qui l'aima « du berceau à

la bière 17» et l' « aime encor tendrement» :

C'est la mort - ou la morte ... Ô délice! Ô tourment!

Comme on l'a vu, c'est dans le souvenir que vit Nerval, et les femmes aimées le

sont plus intensément lorsqu'elles sont disparues. Aux yeux du poète, les fantômes sont

16 Henri Estienne, Thesaurus grecae linguae (1833), cité par Jean-Luc Steinmetz, « Notes sur le texte », dans Gérard de Nerval, Œuvres complètes, op. cit., p. 1280.

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plus présents que les vivants. Mais cette réalité est à la fois « délice» et « tourment », car

si les morts peuvent lui appartenir pleinementl8, ils sont pour toujours insaisissables,

d'autant plus que la religion a vidé l'Olympe, laissant « le désert des cieux» qui préfigure

celui que trouvera le Christ au poème suivant. Aux derniers vers, Nerval revient à

l'opposition entre la religion d'aujourd'hui et les cultes anciens en appelant la chute des

Saints chrétiens, « fantômes blancs» qui « insult[ent] nos dieux », « [l]a sainte de l'abîme

[étant] plus sainte à [s]es yeux ». Cette sanctification de l'abîme, opposée à l'appel à la

chute: « tombez! », tend à inverser les positions du monde sacré, et annule ainsi la

tension.

S'il est vrai que Les Chimères connaissent un certain mouvement, ascendant puis

descendant, on retrouve tout aussi bien plusieurs effets de miroir. Le poète, en effet,

reprend de nombreux éléments d'un poème à l'autre, si bien que l'on sent se former dans

le recueil un sorte de cycle qui revient sur lui-même. Et lorsque, dans « Artémis », « la

Treizième revient ... C'est encore la première; / Et c'est toujours la seule », on a

l'impression que c'est tout le mouvement du poème qui est ici énoncé. C'est le temps

nervalien: un monde où tout ce qui est dit est réduit au silence d'un même souffle, où ce

qui se crée est aussitôt détruit, où chaque vérité est un mensonge, où tout ce qui monte

doit tomber. Dans « Le Christ aux Oliviers », tout cela sera dit ... puis dédit.

17 La référence au berceau renvoie très probablement à la mère de Nerval, cette femme morte à vingt-cinq ans, aimée plus que toutes, car il ne la connut jamais.

18 Dans Aurélia, dont le sous-titre est d'ailleurs Le rêve et la vie, Nerval écrit: « elle [Aurélia] m'appartenait bien plus dans sa mort que dans sa vie ... » exprimant à nouveau cette particularité de sa pensée qui le fait se sentir plus proche des morts que des vivants. Œuvres complètes, op. cit., p. 710.

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Le Christ aux Oliviers

La structure du « Christ aux Oliviers », poème constitué de cinq sonnets, est des

plus inusitée. Forme poétique réputée fixe et fermée, le sonnet a depuis toujours constitué

un poème en soi. Or, voici que Nerval en regroupe cinq pour former un seul poème. Par

le choix de cette forme, le poète favorise les jeux de symétrie et de parallélisme, la

suggestion d'images plutôt que la narration linéaire ou la défense d'idées. Maîtrisant

librement la structure contraignante utilisée, Nerval réussit à donner au poème à la fois un

rythme régulier - presque incantatoire - et l'unité nécessaire pour que la forme,

singulière, ne brise pas l'harmonie d'ensemble. Ainsi, « Le Christ» se distingue en

même temps qu'il s'harmonise aux autres Chimères, adoptant lui aussi le sonnet, mais le

multipliant. Beaucoup plus long que les autres poèmes, il est également - et

contrairement aux autres - mis en scène dans un lieu précis, le Jardin des Oliviers.

L'espace et le temps sont ici clairement délimités. Ces différences font du poème une

pièce à part dans le recueil et les circonstances de sa conception n'y sont peut-être pas

étrangères.

De toutes les chimères, « Le Christ aux Oliviers» est chronologiquement la

première; Nerval en aurait commencé la rédaction en 1841 19, année fatidique de son

premier internement. Publié d'abord dans L'artiste (mars 1844), le poème est ensuite

repris dans les Petits Châteaux de Bohême (1853) où il forme avec « Delfica» et « Vers

dorés» un groupe appelé « Mysticisme». Ce groupe, Nerval le présente comme ayant

19 Gabrielle Chamarat-Malandin. «Le Christ aux Oliviers: Vigny et Nerva!», Revue d'Histoire Littéraire de la France, vol. 98, no.3, mai-juin 1998, Paris, p.417. L'auteure se réfère à la lettre de Nerval à Victor Loubens qui date de la fin de 1841, et où sont insérés les sonnets les sonnets 1 et IV du « Christ ». Par

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été « conç[u] dans la fièvre et dans l'insomnie. Cela commence par le désespoir et cela

finit par la résignation 20». Le « Christ », donc, de l'aveu même du poète, est le poème du

désespoir.

De fait, il s'ouvre sur une épigraphe annonçant son ton désespéré. Par une citation

qui n'en est pas une, Nerval formule, et ce bien avant Nietzsche, la mort de Dieu:

Dieu est mort! Le ciel est vide ... Pleurez! Enfants, vous n'avez plus de père!

Jean Paul.

Ici, le poète fait référence à un Songe de Jean-Paul Richter!, mais cite mal le

texte, lui faisant dire ce qu'il ne dit pas. Le Songe, bien qu'il mette en scène un Jésus

désespéré de trouver un ciel vide duquel Dieu est absent, n'annonce pourtant jamais la

mort de ce Dieu. Nerval, qui connaissait bien le texte à la fois dans sa version originale et

dans sa traduction22, ne pouvait se méprendre sur sa signification. Dans le texte de Jean

Paul, Jésus répond aux morts qui l'interrogent:

« Christ n'est-il point de Dieu? » Il répondit: « Il n'en est point! » 23

Nerval intensifie donc les propos de Richter, campant son poème dans un absolu

tragique. Pour Nerval, l'Allemagne était devenue «un symbole d'authenticité

ailleurs, elle souligne que Nerval n'a donc pas pu prendre le poème de Vigny pour modèle comme certains l'ont déjà suggéré.

20 Gérard de Nerval. Petits châteaux de Bohême, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 438.

21 Ce Songe avait connut une importante fortune en France grâce à la traduction qu'en avait fait Madame de Sta~H dans De l'Allemagne.

22 Les contemporains de Nerval ne connaissaient le Songe que par la traduction de Mme de Staël qui est incomplète. Il y manque l'avant-propos, où le poète met en garde les philosophes contre leurs froides conjectures, et la chute, où le narrateur se réveille et se dit, rassuré, que ce n'était qu'un mauvais rêve.

23 Jean Paul, Choix de rêves, Paris, Librairie José Corti, 1964, p. 129.

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spirituelle 24» et il avait reconnu en Jean Paul un frère. En avant-propos du Songe, le

poète allemand tentait de faire comprendre à ses contemporains que Dieu n'est pas

qu'une idée, une abstraction, et que refuser son existence, « c'est consentir à l'éclatement

de l'univers spirituel 25». Cet éclatement, Nerval le sent autour de lui et en lui, et les

propos du poète allemand le marquent profondément. Pour Nerval, la mort de Dieu n'est

plus seulement une froide conjecture, c'est l'expérience de tous les jours et le pas que

Richter n'osait faire, Nerval, tout naturellement, le lui fait accomplir.

Dès les premiers vers du poème, le poète identifie la figure christique au

douloureux sacerdoce des poètes.

Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras, Sous les arbres sacrés, comme font les poètes, Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes, Et se jugea trahi par des amis ingrats;

Il se tourna vers ceux qui l'attendaient en bas [ ... ]

Comme le faisaient Lamartine, Vigny et Hugo, Nerval investit ses propres

tourments dans la représentation du Christ à Gethsémani. Explicitement comparé aux

poètes, le Christ nervalien est un Christ douloureux, dont « les maigres bras» accentuent

la représentation pathétique en la transposant sur le plan physique. Mais déjà, à la

souffrance intérieure des « douleurs muettes », s'ajoute celle causée par la trahison des

amis. Ces derniers, « [r]êvant d'être des rois, des sages, des prophètes », dorment

« perdus dans le sommeil des bêtes ». Ces vers, riches en figures romantiques, présentent

l' oxymore des amis ingrats, aspirant à prendre la place du Christ. Cette aspiration à la

gloire empêche les apôtres d'entendre leur maître, tout absorbés qu'ils sont dans leur

24 Paul Bénichou, L'école du désenchantement, op. cit., p. 227.

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propre rêve. L'ambition d'être prophète, chez Nerval, n'est donc plus celle du Christ,

mais des apôtres. Elle s'étend à tous, elle est assimilée à la recherche de pouvoir - être

« des rois» -, et le poète ose même la faire rimer avec « bêtes ». Ce faisant, Nerval vient

briser la noblesse du sacerdoce prophétique tant recherché par les poètes du premier

Cénacle.

Comme c'est le cas chez Hugo, c'est dans un cri que le Jésus de Nerval tente de se

faire entendre des hommes. Pourtant, le cri demeure vain et le sommeil des apôtres n'est

pas troublé. Ce que Jésus crie, c'est une négation absolue: «Non, Dieu n'existe pas ».

Cette assertion nie non seulement Dieu, mais aussi tout ce que Jésus lui-même est. Si le

Jésus nervalien est «sanglant, brisé, souffrant », c'est qu'il vient de chuter depuis « la

voûte éternelle» ; qu'il vient de prendre conscience de sa propre inanité. Il essaie alors

de partager la douleur de cette découverte, s'adressant à ses apôtres endormis: «Mes

amis, savez-vous la nouvelle? ». L'italique employé attire l'attention sur le mot,

permettant la référence à la« bonne nouvelle », ici renversée, annulée.

Frères, je vous trompais: Abîme! abîme! abîme ! Le dieu manque à l'autel oùje suis la victime ... Dieu n'est pas! Dieu n'est plus! Mais ils dormaient toujours!

Ici, le thème de la trahison se déplace des amis ingrats vers Jésus, car celui-ci a

trompé l'humanité par l'annonce de la fausse nouvelle. Le message évangélique n'est plus

incomplet, comme c'était le cas chez Vigny, il est totalement faux. Cette triple prise de

conscience - Dieu n'est plus, Jésus n'est qu'un homme sans père et sa mission est fausse

- s'exprime dans le triple « Abîme! » crié par le Christ. Le sacrifice de Jésus est alors

25 Claude Pichois, note tirée de Jean Paul, Choix de rêves, op. cil., p. 127.

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inutile et le Rédempteur se transforme en victime. Le Christ n'est plus qu'un homme qui

meurt en vain. Le « Dieu n'existe pas! », qui terminait les deux premiers quatrains,

revient au dernier vers du sonnet, et s'y ajoute un « Dieu n'est plus! » revenant à la mort

de Dieu évoquée en épigraphe. Puis, le sonnet se clôt sur un rappel du sommeil des

apôtres, car, malgré les cris, l'incompréhension des hommes est inaltérable. Quoi que le

poète tente, sa voix se perd et il doit souffrir dans la solitude. C'est que la douloureuse

vérité qu'il découvre est son lot propre. Elle lui est révélée en vain puisque, voulant la

partager, il demeure incompris. Si l'incompréhension et la solitude sont occultées chez

Hugo, elles sont pleinement assumées chez Nerval. Son Christ est irrémédiablement seul

et incompris, sa mission elle-même étant dépouillée de sens.

Le second et le troisième sonnets reprennent plusieurs éléments d'un passage du

texte de Jean Paul où le Christ décrit sa quête astrale pour trouver son père dans un

univers chaotique. Dans ces deux sonnets, le narrateur cède la parole au Christ. Ce

dernier explique alors comment il a découvert la mort de Dieu. Dans le second sonnet, le

poète fait vivre au lecteur l'absolu vertige du néant. Ici encore, Nerval s'attarde à décrire

ce qui n'est pas. Se rapprochant de l'entreprise mallarméenne d'évocation du vide, le

second sonnet est une plongée vertigineuse dans l'abîme des mondes inhabités.

En cherchant l'œil de Dieu, je n'ai vu qu'un orbite Vaste, noir et sans fond; d'où la nuit qui l'habite Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours [ ... ]

Comme le fait remarquer John Naughton, l'œil de Dieu «est une belle

métonymie, résumant toute l'idée traditionnelle de Dieu: l'esprit qui prévoit, qui

ordonne, qui organise la création selon une vision - en un mot, la force qui garantit au

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monde une cohérence, et à l'homme un sens26.» Sans le regard divin, l'homme est

abandonné. Sans un dessein supérieur, l'agitation terrestre est futile, débile même. Ainsi,

la nuit de l'orbite vide « rayonne sur le monde» et le laisse sans lumière ni vérité. Le

cosmos immense que « nul esprit» n'habite est évoqué longuement tout au long du

sonnet, reprenant cette énonciation du non-sens - ou du sens perdu - déjà entreprise au

premier sonnet. Comme Fernande Bartfield l'explique, « Le Christ aux Oliviers» met en

scène" le drame du sens perdu 27". En effet, en vidant de leur signification les différents

éléments du poème, le poète formule le vide. Ici, dès le second sonnet, c'est le vide

absolu d'un univers sans sens qui est longuement évoqué. En liant les immensités

parcourues par le Christ au vide qu'elles recèlent, le poète crée un sentiment de vertige

qui se cristallise à la fin du second sonnet, dans la « Spirale engloutissant les Mondes et

les Jours! ». Ce vers marque d'ailleurs la transition entre les thèmes spatiaux abordés

dans ce sonnet et les représentations temporelles - destin, hasard, mort et immortalité -

interrogées dans le troisième.

Dans le sonnet central, Jésus interroge le « hasard» qui a remplacé l'œil divin:

Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle, De tes soleils éteints, l'un l'autre se froissant ... Es-tu sür de transmettre une haleine immortelle, Entre un monde qui meurt et l'autre renaissant ? ...

Après avoir crié son angoisse à des apôtre endormis, le Christ s'adresse à la

« froide nécessité », qui justement ne sait pas ce qu'elle fait puisqu'elle agit au hasard.

Par ces questions insolites, le poète tente de rattraper le sens perdu, car comment le

26 John T. Naughton, « L'absence de Dieu dans la poésie française: de Nerval à Rimbaud », Dalhousie french studies, vol. 22, spring-summer 1992, p.25.

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monde pourrait-il avancer sans le souffle de cette « haleine immortelle» qui donne un

sens à la succession des vies. Mais la strophe suivante est encore plus pathétique, car

Jésus appelle maintenant son Père mort, espérant la résurrection du Dieu:

o mon père! est-ce toi que je sens en moi-même? As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort ?

Par l'interrogation, le Christ appelle le sens, en cherche la manifestation. Mais

l'évocation d'une possibilité monstrueuse suit immédiatement l'espoir momentané:

Aurais-tu succombé sous un dernier effort

De cet ange des nuits que frappa l'anathème ...

Si Satan a tué Dieu, les hommes sont non seulement abandonnés, mais ils le sont

dans un monde où seul règne le mal. Et leur souffrance ne peut même plus se réclamer de

quelque grandeur, car elle est dorénavant dépourvue de toute signification. En mourant,

Jésus emporte avec lui le sens de sa vie, car rien n'existe que ce qui vit en ce monde.

[ ... ] je me sens tout seul à pleurer et souffrir, Hélas! et sije meurs, c'est que tout va mourir!

Mais le cosmos est aussi muet que les disciples sont sourds et le quatrième sonnet

s'ouvre sur cette constatation qui prend des dimensions d'éternité.

Nul n'entendait gémir l'éternelle victime [ ... ]

Laissant le chaos et la référence à Richter, ce sonnet ramène Jésus à Gethsémani

afin qu'il achève son destin. Mais ce retour sur la terre est gonflé du voyage astral que le

lecteur a fait en compagnie du Christ. Maintenant, c'est au monde que Jésus livre « en

27 Fernande Bartifie1d, « Le dire de la folie dans « le Christ aux Oliviers» de Nerval », Orbis Litterarum " International Review of Literary Studies, vol. 49, no. l, 1994, p. 20.

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vain tout son cœur épanché », et non plus seulement à la petite communauté des apôtres.

De fait, l'agonie à Gethsémani devient un drame universel. Le retour aux thèmes de

douleur et de trahison développés au premier sonnet, font du quatrième sonnet à la fois

une suite et un recommencement du premier28. La situation du Christ n'a pas changé et il

dit:

[ ... ] prêt à défaillir et sans force penché, [ ... ] Je suis souffrant, ami! sur la terre couché ...

Mais Nerval, dans la quatrième partie, oppose les traîtres éveillés aux amIS

endormis du premier sonnet. Le thème de la trahison revient alors en s'inversant. Après

avoir énoncé sa propre trahison, Jésus appelle celle des hommes comme un acte de pitié

envers sa souffrance. Judas« le seul- éveillé dans Solyme », est prié par le Christ de le

vendre:

« Judas! lui cria-t-il, tu sais ce qu'on m'estime, Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché: Je suis souffrant, ami! sur la terre couché ... Viens ! Ô toi qui, du moins, as la force du crime! »

Judas, «l'ami », le seul parmi les disciples à ne pas dormir, est choisi pour sa

force dans le crime. L'acte criminel, bien plus exigent que le fardeau prophétique des

apôtres, est associé à la force et rime avec « estime ».

Pourtant, Judas ne peut accéder à la demande de Jésus, « se trouvant mal payé» et

«plein d'un remords si vif». Seul Pilate, le second à entendre l'appel, sentira« quelque

pitié ». L'adjectif seul, attribué à Judas et à Pilate, place ces derniers dans une situation

28 Soulignons que selon l'hypothèse de Chamarat-Malandin, op. cit., les sonnets 1 et IV sont les premiers que Nerval a composés.

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particulière. Contrairement aux amis, les traîtres entendent le Christ, comme si seule la

fatalité de la mort et de la trahison gardait l'œil ouvert en ce monde. S'ajoutant au drame

du sens perdu, l'inversion des rôles que les noms suggéraient dans l'esprit chrétien, de

Jésus le traître à Judas l'ami, instaure un important renversement du sens. Et Pilate, le

grand charitable, dira au dernier vers: « Allez chercher ce fou! », annonçant le thème de

la folie qui ouvre le dernier sonnet.

C'était bien lui, ce fou, cet insensé sublime ...

Par la folie attribuée au Christ29, Nerval montre plus particulièrement sa parenté

avec Jésus. Lui, l'insensé sublime, se sent très proche de ce fou qui se crut fils d'un Dieu

dont il découvre l'absence. Mais la folie ne se limite pas au premier vers, et semble

emporter tout le sonnet.

Le cinquième sonnet du « Christ aux Oliviers» est très différent des premiers,

presque narratifs, qui faisaient oublier l'obscurité des Chimères. En effet, le dernier

sonnet renoue avec le caractère oraculaire propre au recueil. Dans cette dernière partie,

Nerval donne libre cours à sa «théomanie », insérant le Christ dans une pensée totale de

la divinité. Ici, le nom du Christ n'est pas évoqué, mais il est remplacé par une série

d'équivalents empruntés aux mythologies. Jésus devient alors:

Cet Icare oublié qui remontait les cieux, Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime !

29 Il ne s'agit pas ici d'entrer dans une analyse psychocritique du poème, mais seulement de relever un thème qui fut certes important dans l'œuvre de Nerval. Par ailleurs, le thème d'une folie du Christ semble être sans précédent dans la poésie romantique et serait donc un trait proprement nervalien.

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L'énonciation par excellence, le nom propre, est pour Nerval interchangeable. Les noms

ne sont que des symboles qui, au lieu de correspondre à un sens défini, renvoient les uns

aux autres. Et Jésus est « l'éternelle victime », car il n'est qu'une autre forme du même

dieu. Pour Nerval, les cultes s'équivalent, renaissent les uns dans les autres. C'est

pourquoi il peut répondre à Théophile Gautier qui lui reproche de ne pas avoir de

religion: « Moi, pas de religion! j'en ai dix-sept... au moins! 30». Mais ce qui semble

être la multiplication des dieux pourrait bien n'être qu'effritement ou fragmentation.

Cette fragmentation du corps du dieu mime celle de la Vérité éclatée en mille dogmes ou en diverses civilisations qui sont autant de réponses possibles, mais la nostalgie de l'unité primitive persiste. D'autant plus que cette succession, ce vertigineux kaléidoscope de dieux, révèle, désigne, la place laissée vide d'un nom31

Pourtant, ces avatars du Christ ne sont pas choisis au hasard. Icare et Phaeton sont

deux figures de la chute: deux êtres qui furent punis pour avoir tenté de voler trop haut.

C'est pour avoir voulu être fils de Dieu que Jésus connaît la chute. Cette ascension

arrêtée à son faîte semble par ailleurs correspondre à celle des poètes romantiques.

Comme Bénichou le montre dans L'école du désenchantement, la foi en un progrès

humain orchestré par Dieu et au rôle privilégié des poètes dans cette marche vers l'idéal

était bien fragile. La génération de Nerval, déçue et incapable d'y adhérer, proclama la

fin de cette foi, précipitant « la poésie des sommets de l'enthousiasme aux plus sombres

pensées sur le monde environnant et sur son propre statut 32». Le Christ de Nerval,

30 T. Gautier, un article sur Le Voyage en Orient de Nerval, cité par Paul Bénichou, L'école du désenchantement, op. cit, p. 375.

31 Suzanne Martin, «Rêve initiatique à Pompéi : Nerval et le mythe du «dieu qui meurt»», Études françaises, vol. 33, no. 2, 1997, p. 125.

32 Paul Bénichou, op. cit., p. 582.

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comme celui des autres poètes, est une figure du poète romantique, mais d'un romantisme

désenchanté qui a tourné son regard vers l'abîme.

La troisième figure christique, Atys, est d'un autre ordre. Dans la mythologie, le

beau pâtre mourut tragiquement après avoir été frappé de folie pour son infidélité à

Cybèle. Accablée par son propre crime, la déesse le pleura tant qu'il ressuscita. Ce

troisième visage est donc celui de la résurrection par les pleurs. Mais ces pleurs sont de

celle-là même qui causa la perte d'Atys. Les dieux de Nerval, s'ils sont tous morts,

peuvent revivre s'ils sont sincèrement pleurés. Ainsi, les dieux vivent, meurent et

reviennent à la vie par le pouvoir de l 'homme qui croit en eux, et non le contraire. Ce que

le quatrain met en place, « ce ne serait plus la mort des religions, mais leur pérennité sous

l'apparence de la désuétude 33». Les religions sont des illusions que chacun remplit de

sens à son gré ; et le Christ aux Oliviers peut ainsi entrer dans le cercle des chimères.

Le quatrain suivant, d'une autre manière, fait référence à la succession des

religions qui meurent sous l'apparition de nouveaux dieux.

L'augure interrogeait le flanc de la victime, La terre s'enivrait de ce sang précieux ... L'univers étourdi penchait sur ses essieux, Et l'Olympe un instant chancela vers l'abîme.

Alors qu'à la strophe précédente, les avatars du Christ incarnaient la chute du

héros tentant d'accéder au ciel, dans celle-ci «inversement, la mort du héros met le

33 Paul Bénichou, Ibid., p. 357.

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monde et les dieux en péril de chute 34». L'avènement du Christ appelle la chute de

l'Olympe, ou plutôt son mutisme:

« Réponds ! criait César à Jupiter Ammon, Quel est ce nouveau dieu qu'on impose à la terre? Et si ce n'est un dieu, c'est au moins un démon ... »

Après le Christ, c'est au tour de César de crier. Interrogeant l'oracle, il cherche à

connaître l'identité de ce dieu ou de ce démon. Non seulement l'un ou l'autre lui

semblent-ils équivalents, mais c'est vers un représentant de l'ancienne cosmogonie qu'il

se tourne pour connaître la vérité. Consacrant ainsi la méconnaissance du rôle de

médiation du Christ, il rompt la dernière possibilité de donner un sens à sa mission.

Dans le monde mythologique, les dieux vivaient parmi les hommes, participaient à

leurs guerres comme à leurs amours. Aussi le destin était-il transparent. Le dieu unique

qui remplace ce panthéon, s'il est omniprésent, ne l'est pas de la même manière. Jamais

il ne répond à l'homme qui le questionne, et il garde pour lui le secret de la Providence.

Dans le nouveau monde, la transcendance est impossible.

Mais l'oracle invoqué pour jamais dut se taire; Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère: - Celui qui donna l'âme aux enfants du limon.

L'oracle, détenteur et divulgateur de toutes les vérités, tombe dans le silence

devant le Messie. Comme c'est le cas chez Vigny, le silence divin pose problème dans le

poème de Nerval. Mais ici, ce silence est le résultat d'un transfert du savoir. En mourant,

le Christ s'est fait dieu et seul son père peut «expliquer ce mystère ». Après avoir

proclamé la mort de Dieu, Nerval, par la mort du Christ, réhabilite le Dieu de la Genèse,

34 Jacques Géninasca, Analyse structurale des Chimères de Nerval, 2e édition, Neuchâtel, Éditions de la

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celui qui créa l'homme avec de la boue. Au dieu mort de la première partie fait place un

dieu caché. Mais ce dieu qui renaît est tout aussi vivant que les dieux anciens que fait

revivre Nerval par le culte qu'il leur rend.

À la crainte de voir mourir la croyance, Nerval veut répondre par un acte de foi dans toutes les divinité que l'homme a adorées. Si l'on accepte que les dieux meurent sans remède, et que d'autres ne les remplacent que pour disparaître à leur tour, on les réduit à n'être tous, y compris le nôtre, que des illusions de l'homme. Il faut donc qu'ils ne soient pas vraiment morts35

Au lieu de ne croire en rien, Nerval croit en tout. Or, il faut bien le dire, ces

termes se rapprochent dangereusement. Et la renaissance de Dieu, au dernier tercet, qui

revient par la magie du langage, montre bien l'illusion de la mort comme de la vie des

dieux nervaliens.

En rendant l'existence à Dieu, Nerval lui redonne la possibilité de parole, mais

aussi la réalité du mutisme. Contrairement à Vigny et à Hugo, toutefois, Nerval accepte

ce silence. Des dieux silencieux constituent peut-être un moindre mal qu'un monde sans

dieux. Nerval est donc cet « insensé sublime» qui, seul, est capable de prendre en charge

l'intériorisation angoissée du silence. Le silence des dieux, il le meuble de ses propres

mots. Tout au long du poème, le poète décrit un monde dépourvu de sens. Jésus reste

incompris et sans mission. Dieu, le seul pouvant réhabiliter ce Christ perdu, demeure

silencieux et c'est ce même silence qui le réhabilite. «Le Christ aux Oliviers» de Nerval

est non seulement l'acception du non-sens, mais son énonciation. Le cycle du poème

Baconnière, 1986, coll. «Langages», p. 342.

35 Paul Bénichou, op. cil., p. 362.

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nervalien ne cherche pas à retrouver le sens perdu, il retourne aux origines pour nommer

le vide premier.

Le symbole

Le dernier sonnet des Chimères, «Vers dorés », est très différent des autres

poèmes. Sous la forme d'un sermon accusateur, le poète s'adresse aux hommes.

Homme, libre penseur! Te crois-tu seul pensant Dans ce monde où la vie éclate en toute chose? Des forces que tu tiens ta liberté dispose, Mais de tous tes conseils l'univers est absent.

Humilité et modestie, les impératifs qui manquaient à la foi chrétienne des

romantiques, se présentent dans ce poème de façon fort singulière. L'homme ne doit plus

chercher le sens en Dieu, mais regarder autour de lui car « tout est sensible! ». Chaque

fleur, chaque bête et chaque pierre contient un « esprit» ou « une âme ». Bien sûr, l'idée

d'une nature détentrice de secret n'est pas nouvelle chez les romantiques, et Lamartine

avait déjà parlé d'une langue divine et primitive de la nature, intelligible à qui sait

écouter. Mais Nerval va plus loin - ou moins loin. Ce n'est pas la langue de Dieu que

parlent les pierres, mais la leur propre.

Dans l'âge romantique, l'animation universelle, sur le monde symbolique au moins, passe pour la fonction même de la poésie. Dès lors, la croyance une fois perdue, le symbole ne pourrait-il la remplacer36?

C'est donc dans le symbole, interchangeable, que Nerval place sa foi. Ne plus

croire est impossible, mais la transcendance l'est également. Dieu est caché, pour tous, et

contrairement à Hugo qui n'hésite pas à soulever le voile, Nerval se contente des

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, t

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symboles fournis par la nature, des multiples visages des divinités. Si les autres poètes

tentent d'apporter des réponses aux grands problèmes romantiques, Nerval se contente de

les énoncer, de les dire insolubles.

Le vide des croyances perdues, que chacun combla ou tenta de combler par cet enthousiasme du cœur, de la raison et de l'imagination qu'on nomme en France romantisme, ce vide reste ouvert devant lui [Nerval]. De là une tentation de retour aux religions, à celles de tous les temps et de tous les pays, y compris la chrétienne. Cette tentation est plus marquée chez lui que chez ses aînés; mais en fait, son syncrétisme désenchanté est plus ruineux encore pour la foi traditionnelle que leur déisme37

Nerval ne cherche pas une autre foi qui pourrait remplacer celle qui se meurt en

lui. C'est son désespoir qu'il écrit, préférant la croyance sans but à la fin des dieux.

Devant un monde dépourvu de signification, la création, les mots eux-mêmes, lui

fournissent les chimères consolatrices. En remplaçant la perte de sens par la prolifération

des signes, l'auteur se lance dans ce que Hugo Friedrich appellera la transcendance vide.

Dans Structures de la poésie moderne, H. Friedrich explique que la poésie

moderne est surtout caractérisée par la distanciation entre sens et langage, ce qu'il associe

à la « transcendance vide ». Le contenu, ancien principe d'évaluation de la poésie, perd

donc son ascendant alors que la poésie moderne privilégie la dissonance, l'obscurité,

l 'hermétisme. Loin des rêves de grandeur romantique, les poètes modernes tentent tout

de même l'ascension, mais l'élévation ne cherche pas l'atteinte d'un but. «Le but de

l'Ascension n'est pas seulement lointain, mais vide. C'est une idéalité dépourvue de

contenu, c'est simplement l'un des pôles de la tension auquel on aspire

« hyperboliquement », mais où l'on ne pénètre pas.38 » Cette caractéristique de la

36 Ibid., p. 361.

37 Ibid., p. 491.

38 Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976, p. 58.

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modernité littéraire que H. Friedrich remarque chez Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé,

nous la retrouvons déjà chez leur aîné: Nerval. Cette poésie moderne, langue magique

pleine de mystère, Nerval y plonge complètement. Et c'est à ce voyage dans les abîmes

de la parole que nous convient Les Chimères et plus particulièrement « Le Christ aux

Oliviers ».

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CONCLUSION

La poésie romantique aurait bien voulu être à la fois l'expression du mal du siècle

de toute une génération et le guide du peuple. Mais en désirant voler trop haut, les poètes

oubliaient Icare. C'est vers cette incontournable fin que se dirigeait une poésie se voulant

sacrée et qui se donnait comme mission l'expression même de la parole divine. Tôt ou

tard, le langage devait poser la limite du sens, de l'incompréhensible. Devant la

désillusion qu'ils découvrent, devant ce monde désenchanté, les poètes sont seuls. Alors

qu'ils tentaient de faire coïncider le progrès terrestre avec le dessein céleste, ce même

progrès menait l'humanité de plus en plus loin des considérations sacrées. En s'élevant

vers Dieu, le poète découvre que les hommes l'ont tué. Sans l'œil divin, le monde est

obscur et incohérent: telles seront dorénavant les conditions de la suggestion poétique.

De fait, l'entrée dans la modernité littéraire suivra bientôt la constatation du

désenchantement et la nouvelle expression poétique portera les marques de l'agonie du

poète romantique.

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Tout comme la poésie moderne est marquée des « éternelles stigmates! » du

romantisme, la poésie romantique portait déjà en elle les germes et les premiers signes de

la fin de la transcendance. Si Lamartine, Vigny, Hugo et Nerval ont manifesté

l'enthousiasme du sacre de l'écrivain, ils ont aussi exprimé ou réprimé certains doutes.

Chacun de ces poètes, en s'identifiant à la figure christique de l'agonie, exprime les

douleurs de son sacerdoce. Chacun d'eux a ses propres raisons de souffrir de son sacre, et

le Jardin des Oliviers est le lieu de rencontre de ces diverses souffrances.

Lamartine, lorsqu'il écrit son «Gethsémani », est en quête des signes qui lui

confirmeront qu'il a été choisi pour entreprendre une mission supérieure et sacrée. Mais

Gethsémani lui fournit la marque la plus douloureuse de l'élection divine: la mort de

Julia. Si la douleur de la perte de l'enfant accable profondément le poète, il ne doute pas

que Dieu l'éprouve et se console en voyant dans cet événement injustifiable autrement la

trace suprême de la main divine. Dans ce Gethsémani, c'est donc le drame personnel du

poète qui se joue et Jésus n'est ici qu'un élément de comparaison servant à magnifier la

douleur du poète. Lamartine est un exemple flagrant de l'humanisme exacerbé dont est

empreinte la foi romantique. La personnalité du poète prenant sans ambages la place du

médiateur, le rôle de l'homme tend à prendre toute la place. Anny Detalle se demande

d'ailleurs si cette foi ne serait pas tournée entièrement vers l'homme:

Le Chrsit lui-même n'est que la sainteté de l'homme, la plus belle extrapolation de la nature humaine par rapport à elle-même. [ ... ] Où l'homme du dix-septième siècle voyait tout ordonné à une

1 Charles Baudelaire, cité par Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976, p. 31.

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transcendance, l'homme du dix-neuvième siècle voit partout miroirs grossissants de lui-mémez.

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Lamartine n'adhère pas à la religion chrétienne. Il fait de sa vie, de son époque,

une mythologie romantique en lui accolant les symboles de la mythologie chrétienne. À

partir de Gethsémani, sa foi en Dieu est conditionnelle à la réalisation de sa mission.

Lamartine qui, dans sa jeunesse, avait été d'un enthousiasme sans borne pour le

christianisme, place dorénavant son enthousiasme dans sa mission sur terre à laquelle il

confère des attributs sacrés. En effet, le sacerdoce lamartinien doit donner un but plus

noble à son action politique et la justifier. Le poète, en procédant à son autosacralisation,

n'est plus un simple politicien, il guide le peuple.

Vigny, quant à lui, se refuse au jeu puéril et dégradant de la politique. Son

sacerdoce est celui d'un aristocrate qui ne peut en aucun cas partager son destin avec

celui de la plèbe. Scrutant le monde avec recul, Vigny a un regard critique et lucide qui

met en lumière l'absurdité d'un devenir collectif meilleur. C'est dans l'action

individuelle du poète que se place son sacerdoce. Isolé, il cherche l'Idéal. Dans« Le

Mont des Oliviers », Vigny s'associe à la figure christique afin de demander des comptes

à Dieu. Mais le silence de ce dernier empêche la communication et le cri de Jésus se perd

dans la nuit. Par la voix du Christ au Mont des Oliviers, Vigny rejette Dieu comme figure

de l'Idéal. Trop de griefs s'élèvent contre Lui. Non seulement Dieu est-il présenté

comme le responsable de tous les maux de la terre, mais son refus d'établir un dialogue,

même avec les êtres supérieurs parmi ses enfants3, le rend impardonnable. C'est donc

2 Anny Detalle, Mythes. merveilleux et légendes dans la poésie française de /840 à 1860, Paris, Klincksieck, 1976, p. 419.

3 On l'a vu, la figure du Christ vignien, assimilée au poète, se rapproche considérablement du surhomme nietzschéen.

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l'impossibilité de la transcendance qui pousse le poète à rejeter Dieu. Ainsi il se distancie

de la tradition instaurée par Chateaubriand pour chercher la transcendance en dehors du

contexte chrétien. Vigny assume pleinement les conséquences de sa foi en l'homme. Son

Jésus n'est plus le fils de Dieu, mais un surhomme dont la lucidité le pousse à refuser la

filiation avec un Dieu sans amour. C'est en lui-même, ou plutôt, dans la contemplation

de la beauté pure que lui permet son art, que le poète trouve la transcendance. Et le

Silence qui conclut « Le Mont des Oliviers» symbolise à la fois la fin du rapport à Dieu

et la pureté du diamant de la poésie, nouvelle figure du sacré.

Si Victor Hugo écrit lui aussi un Jésus au Jardin des Oliviers, ce dernier est bien

différent du Christ douloureux des autres poètes. Lançant l'anathème sur les villes

impies, ne souffrant jamais vraiment de la solitude ou du doute, le Christ hugolien est à

l'image du poète en exil. Et Gethsémani, englobant une multitude de récits bibliques sans

restriction aucune, présente un exil sans frontière réelle. Au sommet de son art, Hugo sur

son île ne se sent pas faible et rejeté, tout au contraire. Il a pour la première fois

l'impression qu'il peut soulever le voile qui cache les mystères de l'univers. Il sent qu'il

peut accéder à la véritable connaissance du monde et de Dieu. Les ambitieuses

entreprises de La légende des siècles, La Fin de Satan et Dieu témoignent d'une

conscience que rien ne peut plus arrêter, d'une volonté prophétique sans précédent. Mais

comme le souligne Anny Detalle, «un mythe est toujours partiellement fidèle à

l'intention de son créateur: il raconte ce qu'on veut explicitement lui faire dire, mais il

trahit aussi, sans qu'on le lui demande, les doutes, les contradictions mal résolues 4». De

fait, le Christ hugolien révèle bien plus par ses silences que par ses paroles. Tout comme

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il refuse à son Christ la résurrection, pour en faire une victime du mal terrestre, Hugo ne

lui fait pas non plus subir l'agonie propre à Gethsémani tout en le plaçant dans le lieu

même de cet épisode. Le Jésus hugolien nie la solitude caractéristique du Jardin des

Oliviers et continue de professer la bonne nouvelle bien qu'il sache la mort toute proche.

Son comportement anachronique reflète celui de Victor Hugo qui continue de vivre

artificiellement le sacre de l'écrivain alors que partout en France le romantisme agonise.

S'il ne peut s'avouer à lui-même que son sacerdoce n'est plus qu'une illusion, son Jésus à

Gethsémani, par son incongruité, nous révèle la triste réalité. Victor Hugo ne peut être

prophète que par l'exil. Par ailleurs, l'identification à Satan qu'il tente, dans ce livre, de

sauver, sans jamais arriver à le faire, est bien plus proche du satanisme baudelairien qu'on

pourrait le croire.

Nerval, s'il est lui aussi tenté par la fuite hors du monde réel, ne nie pas ce qui lui

rend cette fuite nécessaire. Tout autour de lui, il voit les marques de la mort de Dieu et

est frappé de douleur devant la fin du sacré. À la suite de l'expérience de la folie, Nerval

fait un constant effort de lucidité pour tenir à distance la folle du logis. Cette extra­

lucidité lui fait accomplir un important travail d'introspection. Dès lors, le poète

considère les différents cultes auxquels il s'accroche pour ce qu'ils sont: de belles

chimères. Mais devant un monde laid et sans magie, les chatoyantes images des dieux

apportent la consolation nécessaire à ce poète à la sensibilité exacerbée. Son« Christ aux

Oliviers », reprend un à un les grands thèmes de l'agonie pour les vider de leur sens

premier. Dans ce poème, le sens se perd sous la multiplication des signes, mettant en

place le drame de la transcendance vide.

4 Anny Detalle, op. cil., p. 413.

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Les mots que Hugo Friedrich applique à la poésie moderne de Baudelaire

conviennent parfaitement à l'entreprise nervalienne :

Telle est donc cette « modernité» dans la confusion et le désarroi qu'elle apporte: être tourmenté jusqu'à la névrose par ce besoin d'échapper au réel, mais aussi être impuissant à créer une transcendance qui ait une signification. Elle conduit donc le poète à une dynamique de tensions irrésolues, au goût du mystère pour lui-même5

Plus encore, Nerval se lance dans une entreprise d'expression du néant et d'hermétisme

semblable à l'expérience mallarméenne du vide. Ainsi, l'appel du vide est bien présent

dans la poésie romantique. Si Lamartine, Vigny et Hugo le refusent ou le nient, Nerval

visite « ce puits sombre, \ Seuil de l'ancien chaos dont le néant est l'ombre 6».

Le Christ à Gethsémani, victime du Silence éternel, est bien plus proche du poète

qu'il ne l'est du dieu chrétien. Sa nature divine pratiquement ignorée, il est pourtant la

forme concrète, le symbole, qui remplace l'absence de Dieu. Là où Dieu est mort, le

Christ vit et incarne tout à la fois la figure humaine - nouvel objet de la foi moderne - et

le passage des dieux qui meurent et ressuscitent au fil des siècles. Il est une chimère,

l'allégorie symboliste qui remplace le sens perdu. Par la création littéraire, par le

langage, le poète se fait le nouveau créateur des mondes et supplante le dieu invisible. Le

contexte positiviste et matérialiste du milieu du XIXe siècle n'est d'ailleurs certes pas

étranger à cette nouvelle réalité littéraire, comme le souligne John T. Naughton :

Que la remise en question de la fonction linguistique - qui finira par annoncer la mort de Dieu - s'opère en même temps que commencent à se faire sentir les plus graves conséquences de la révolution industrielle, avec les déplacements et le sentiment d'exil et d'aliénation qu'elle produit, n'est pas étonnant, puisque dans les deux cas il s'agit de

5 Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Paris, Denoël/Gonthier, 1976, p. 59.

6 Gérard de Nerval, « Le Christ aux Oliviers », Les Chimères, dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1993, p. 649.

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remplacer d'anciens modèles défunts. La culture occidentale d'avant avait été dominée par des idéologies distinctes qui J'englobaient. Ces idéologies, en tant que structures d'autorité, régnaient sur l'expression esthétique, étant elles-mêmes des formes esthétiques. Que l'on situe son origine chez Hôlderlin ou chez Baudelaire ou ailleurs, la poésie moderne est marquée par ce sentiment de fragmentation, son « allégorie» traduisant, dans bien des cas, l'absence et l' exiC.

109

De la même manière que le poète se console de sa souffrance grâce à l'idée que sa

mission, sacrée, le révélera à la postérité, le mythe du progrès, central dans la mythologie

romantique, met un baume sur les dures conséquences des révolutions dont fut témoin le

XIXe siècle. Mais la croyance en ce mythe, telle que la vivent les romantiques, change

complètement les conditions de la transcendance. Au lieu d'une élévation, le poète aspire

à sacraliser cette ligne horizontale qu'est l'histoire humaine. Les appels adressés à Dieu

ne sont pas des mouvements verticaux vers le Ciel, mais le souhait de voir Dieu

descendre et justifier l'histoire. En confondant Dieu et progrès - en morcelant l'unité

divine éternelle dans la temporalité de l'éphémère - les poètes romantiques avaient déjà

mis fin à la transcendance sans le savoir.

Mais avec quel enthousiasme, avec quelle volonté, les romantiques ont-ils tenté

d'élever leur propre histoire pour la faire participer du dessein céleste! Si un symbolisme

désenchanté succède obligatoirement au romantisme, ce dernier aura exploré toutes les

possibilités de la sacralisation poétique. Avant de faire face à la fin de la transcendance,

la figure christique fut investie de tous les sens, de tous les espoirs, jusqu'à ce qu'elle se

vide d'elle-même, se heurtant à la limite des mots, de la pensée humaine et de l'histoire.

7 John T. Naughton, « L'absence de Dieu dans la poésie française: de Nerval à Rimbaud », Dalhousie french studies, vol. 22, printemps-été 1992, p. 35-36.

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