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Lectures 130 QUAND LES PSYCHOLOGUES ÉTUDIENT LE DESSIN… Emiel Reith Université de Genève Résumé : Pour situer le rôle de la représentation graphique en psychologie, il convient de distinguer deux catégories de travaux : les travaux où le dessin et les images constituent un moyen pour exercer une pratique thérapeutique ou pour faire de la recherche fondamentale sur différentes fonctions psychologiques ; et ceux où l'étude de la perception des images et des compétences graphiques chez l'être humain est un but en soi. Les progrès dans l'un et l'autre domaine sont interdépendants. Lorsqu'un psychologue raconte à ses amis qu'il étudie les dessins d'enfants, la plupart d'entre eux imagineront qu'il y cherche des éléments révélateurs de la personnalité ou de la vie affective des dessinateurs. Ceci est l'une des manières d'étudier le dessin, mais il en existe bien d'autres. Nombre de champs d'étude et de pratiques en psychologie s'intéressent à la perception et la production de représentations graphiques. Par représentations graphiques j'entends ici non seulement les images, tels que les dessins, les peintures et les photographies, mais également des systèmes de figurations tels les cartes, les plans, les diagrammes, les graphiques. Dans le présent article, j'apporte un cadre général permettant de comprendre le rôle de la représentation graphique en psychologie. Au moyen de quelques exemples, je souligne l'importance de la mise en place d'une dialectique entre les théories et les pratiques dans ce domaine. Bien que les travaux en psychologie s'intéressant à la représentation graphique soient très diversifié, il est utile de distinguer deux catégories. La première comprend les travaux qui utilisent les représentations graphiques comme un moyen pour explorer la vie mentale des individus ou comme un instrument méthodologique permettant de faire de la recherche fondamentale sur les processus psychologiques. La seconde catégorie se compose de travaux dans lesquels la présentation imagée est un objet d’étude en soi. Le

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QUAND LES PSYCHOLOGUES ÉTUDIENT LE DESSIN…

Emiel Reith

Université de Genève

Résumé : Pour situer le rôle de la représentation graphique en psychologie, ilconvient de distinguer deux catégories de travaux : les travaux où le dessin etles images constituent un moyen pour exercer une pratique thérapeutique oupour faire de la recherche fondamentale sur différentes fonctionspsychologiques ; et ceux où l'étude de la perception des images et descompétences graphiques chez l'être humain est un but en soi. Les progrèsdans l'un et l'autre domaine sont interdépendants.

Lorsqu'un psychologue raconte à ses amis qu'il étudie les dessinsd'enfants, la plupart d'entre eux imagineront qu'il y cherche deséléments révélateurs de la personnalité ou de la vie affective desdessinateurs. Ceci est l'une des manières d'étudier le dessin, mais ilen existe bien d'autres. Nombre de champs d'étude et de pratiques enpsychologie s'intéressent à la perception et la production dereprésentations graphiques. Par représentations graphiques j'entendsici non seulement les images, tels que les dessins, les peintures et lesphotographies, mais également des systèmes de figurations tels lescartes, les plans, les diagrammes, les graphiques. Dans le présentarticle, j'apporte un cadre général permettant de comprendre le rôlede la représentation graphique en psychologie. Au moyen dequelques exemples, je souligne l'importance de la mise en placed'une dialectique entre les théories et les pratiques dans ce domaine.

Bien que les travaux en psychologie s'intéressant à la représentationgraphique soient très diversifié, il est utile de distinguer deuxcatégories. La première comprend les travaux qui utilisent lesreprésentations graphiques comme un moyen pour explorer la viementale des individus ou comme un instrument méthodologiquepermettant de faire de la recherche fondamentale sur les processuspsychologiques. La seconde catégorie se compose de travaux danslesquels la présentation imagée est un objet d’étude en soi. Le

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chercheur cherche à obtenir des informations sur les connaissancesdu sujet à propos des dessins et des graphiques, sur les procédésimpliqués dans la perception et la production de tellesreprésentations, ainsi que sur les cheminements suivis par le sujetdans l'acquisition de la capacité à les mettre en œuvre.

La première catégorie est certainement la plus prolifique. Depuis ledébut du siècle, de nombreux psychologues se sont intéressés à laconception de tests permettant d'évaluer et de mesurer la maturitéintellectuelle, la structure de la personnalité ou le développementémotionnel. Ces tests comportent très souvent des images et desobjets graphiques de tous ordres. Ainsi, les tests dits "projectifs",utilisés en psychologie clinique, consistent à analyser lesinterprétations et réactions du sujet face à des images (Anzieu &Chabert, 1987). Dans le Test d'aperception thématique (TAT), lepsychologue infère les préoccupations, les positions défensives etles conflits du sujet, ainsi que sa manière d'interpréter le monde, surla base des récits qu'il produit à partir d'une série d'imagesreprésentant des personnes et des situations pouvant êtreinterprétées de diverses façons (Janis, Mahl, Kagan, Holt, 1969;Morgan & Murray, 1935). Le Test de Rorschach, l'un des testsprojectifs les plus anciens (1921), consiste à analyser lesinterprétations du patient face à des cartes couvertes de tachesd'encre de formes irrégulières dans le but de mettre en lumière sesconflits émotionnels inconscients et la structure de sa personnalité(Exner, 1974). Les test "psychométriques," comme le fameux testde QI (Quotient intellectuel), qui sont conçus pour mesurerl'intelligence générale, la pensée logique et les aptitudes spécifiques,contiennent généralement de nombreux items dans lesquels on poseun problème par le biais de dessins ou dans lesquels le sujet doiteffectuer des opérations sur des figures graphiques, telles que repérerles régularités dans des mosaïques complexes de lignes et de formes,ordonner des images dans une suite cohérente, réunir des imagesfragmentaires d'un dessin de visage (Test de Binet-Simon; Echellede l'intelligence adulte de Wechsler; Test de matrices progressivesde Raven, etc.).

Dans une autre série de tests, les psychologues interprètent lesdessins faits par les sujets eux-mêmes plutôt que leurs réactions faceà des dessins conçus par des experts dans un but bien précis. Lesdessins sont alors considérés comme autant de fenêtres sur l'esprit,bien que moins transparentes qu'on le souhaiterait. On peut citer leTest du dessin du bonhomme, dans lequel le nombre et le genre dedétails inclus dans le dessin du bonhomme servent à mesurer la

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maturité intellectuelle du dessinateur (Goodenough, 1957 ; Weil,1950) et le Test du dessin de personnages masculin et féminin,servant à étudier l'identité sexuelle (Dolto-Marette, 1948).L'épreuve du dessin comparé de Benesch consiste à demander ausujet de copier une photographie d'un vieil homme et à interpréterles caractéristiques formelles du portrait dessiné, telles que la qualitédu trait, la taille, l'accentuation des détails, l'aspect expressif. Lespsychologues cliniciens utilisent les dessins non seulement à des finsde diagnostic mais également en guise d'intervention thérapeutique.Faire participer le patient à une activité créative ou ludique dedessin au cours de la psychothérapie facilite la communication enpourvoyant un canal non verbal à l'expression des sentiments et desconflits, et peut aider le patient à prendre conscience de certainsaspects de sa vie psychique.

La catégorie des travaux dans lesquels les représentations imagéessont des outils s'élargit encore davantage si l'on y inclut toutes lesrecherches empiriques qui se servent des dessins et d'autres formesde figurations graphiques dans leur procédures méthodologiques. Onpeut trouver une abondance d'exemples dans les journauxscientifiques publiant des rapport de recherche sur les fonctionspsychologiques fondamentales, telles que la perception, l'imagementale, la connaissance spatiale, le raisonnement, la mémoire, lelangage. Dans des études en laboratoire, les dessins servent àexpliquer des tâches aux sujets ou à fournir un cadre imaginaire parrapport auquel ils doivent réagir. Souvent, les dessins font partieintégrante des tâches que les sujets effectuent, ou des problèmesqu'ils doivent résoudre. Ainsi, par exemple, le développement de lacapacité à analyser et mémoriser les informations spatiales a étéétudiée en observant les stratégies que les sujets utilisent pourreconstruire, d'après mémoire, une figure complexe qu'on leur aprésentée quelques minutes auparavant (La figure complexe de Rey;Osterrieth, 1945).

Dans la seconde catégorie de travaux, la représentation graphiqueest un objet d'étude en soi, et non plus seulement un instrumentméthodologique. Les chercheurs s'intéressent spécifiquement auxcapacités des personnes à percevoir et mettre en œuvre desreprésentations imagées. La question n'est pas de connaîtrel'interprétation des sujets quant à ce que représente l'image, mais desavoir comment ils peuvent percevoir l'image et son contenu enpremier lieu. Par exemple, certains chercheurs font des expériencespour déterminer les principes et mécanismes par lesquels nossystèmes perceptifs et intellectuels interprètent les lignes et les

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formes sur une surface plane en termes de vrais objets en troisdimensions (Costall, 1985 ; Hagen, 1974 ; Willats, 1992). Lorsqueles psychologues de cette catégorie étudient les dessins produits parles sujets eux-mêmes, ils ne se concentrent pas tant sur ce que lesdessins représentent ou expriment, que sur les procédés ettechniques graphiques utilisés par les sujets.

Une grande partie des travaux de cette catégorie portent sur ledéveloppement du dessin chez l'enfant (par ex., Cox, 1992;Freeman & Cox, 1985 ; Kindler & Darras, 1994 ; Lange-Kuettner& Thomas, 1995). On décrit la manière dont les enfantsapprennent à manipuler intentionnellement les propriétésphysiques d'un moyen graphique - des lignes sur du papier ou de lapeinture sur une toile - pour dépeindre des objets réels et leurdisposition dans l'espace réel, ou pour raconter des histoires et desévénements, ou encore pour exprimer des émotions et des idéesabstraites. On tente de déterminer à quel âge les enfantsreconnaissent les différences entre les divers types d'images, tels queles photos, les dessins, les caricatures, les bandes dessinées, etcomment ils acquièrent l'aptitude à interpréter correctement lesreprésentations techniques, telles que les graphiques, les cartes, lesplans et les dessins en perspective (par exemple, Klaue, 1985, 1988; Kose, 1985 ; Liben & Downs, 1989 ; Liben & Yekel, 1996 ; Reith& Liu, 1995). D'autres travaux encore portent sur la sensibilité desenfants aux propriétés esthétiques et expressives des œuvresartistiques (Davis & Gardner, 1992 ; Jolley & Thomas, 1995;Winner & Gardner, 1981), sur les conditions pouvant influencer lanature des figurations produites par les enfants (Reith, 1988), ainsique sur les procédures impliquées dans l'exécution d'un dessin(Freeman, 1972, 1980 ; Reith, 1987, sous presse).

Il est bien évident que les deux catégories de travaux que je viens derésumer ont leur importance et leur raison d'être. En ce quiconcerne l'aspect outil, il est incontestable que les images et autresformes de présentations visuelles bidimensionnelles sont desinstruments essentiels de la recherche empirique dans de diversdomaines en psychologie. A titre d'exemple, on peut citer lesnombreuses découvertes sur la structure et le fonctionnement dusystème visuel qui ont été faites grâce à des expériences danslesquelles on présente aux sujets des stimuli picturaux, soumis à desvariations contrôlées et systématiques de manière à isoler le rôle devariables spécifiques. Les manipulations que l'on est obligé deréaliser pour analyser certains aspects du fonctionnement dusystème visuel ne peuvent être réalisées sur le terrain en milieu

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naturel; le chercheur est obligé de créer un environnement artificielen laboratoire par la projection d'images ou de films sur des écrans.

Les psychologues ont de plus en plus recours aux ordinateurs pourmener leurs expériences. Des affichages et images à l'écran sontutilisés comme stimuli ou servent à simuler des situations réelles.Bien que les images générées par ordinateur peuvent se révéler trèsressemblant et donner l'illusion d'un espace tridimensionnel, ellesn'en restent pas moins des représentations graphiques au sens strict.Les images sur les écrans d'ordinateur, tout comme lesphotographies et les dessins réalistes, induisent une impression deprofondeur par le biais d'indices picturaux, tels que lechevauchement de formes pour représenter des objets partiellementcachés par d'autres objets, ou la variation de la taille relative desformes pour indiquer la distance entre l'objet et l'observateur(indices monoculaires de la profondeur). L'effet de profondeur n'estpas causé par la disparité entre les images rétiniennes des deux yeux(indices binoculaires de la profondeur), comme c'est le cas lorsqu'onregarde un environnement réel. De ce fait, la généralisation desobservations faites en laboratoire au comportement dans des cadresréels peut se révéler problématique et nécessite une grandeprudence.

C'est le même besoin de création d'environnements virtuels ouimaginaires qui amène les psychologues cliniciens à utiliser le dessinet les tests comportant des images dans leur pratiquepsychothérapeutique. Ils ont besoin d'informations sur les réactionsde leurs patients dans des situations autres que celles qui existentdans un cabinet de consultation, et doivent utiliser pour cela tous lesmoyens disponibles pour sonder la vie mentale des patients. Or,comme on le verra plus loin, les cliniciens doivent aussi êtreprudents dans leurs interprétations lorsqu'ils se servent du dessin.

Les travaux de la seconde catégorie, ceux qui portent directementsur les aptitudes des sujets à interpréter et produire desreprésentations graphiques sont moins nombreux, mais ontégalement leur importance. Depuis les débuts de la civilisationhumaine, l'intelligence de l'homme s'est exprimée dans des activitésde représentations imagées et de notation figurale. De nos jours, cesformes de représentation sont si courantes, que les individusseraient confrontés à de grandes difficultés si ils ne possédaient pasles compétences de base pour les comprendre. C'est pourquoi, toutepsychologie de l'esprit serait incomplète en l'absence de théories etde modèles portant sur la manière dont les humains utilisent la

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représentation imagée, et sur son rôle dans notre développement.De même, une psychologie de l'enfant serait incomplète sansinformation sur les raisons qui poussent les enfants à dessinerspontanément, sur leurs intentions représentatives, et sur lesmécanismes par lesquels ils acquièrent avec l'âge des compétencesgraphiques de plus en plus élaborées.

Nombre de psychologues reconnaissent aujourd'hui le rôleimportant des systèmes sémiotiques dans la croissance mentale.Certaines théories, notamment celles inspirées par les travaux deVygotsky (Tryphon & Vonèche, 1996), mettent l'accent sur lamédiation sémiotique : l'individu se développe cognitivement,émotionnellement et socialement en s'appropriant les instrumentssocioculturels de son environnement. Parmi ces instruments, oncompte les diverses formes de langage parlé et écrit, les systèmes denotation numérique et musicale, et également toute une variété detypes de représentations graphiques. Jusqu'à présent, cependant, leschercheurs se sont intéressés davantage à l'acquisition du langage etde la notation numérique que sur les compétences en matière dereprésentation graphique.

Les dessins, les cartes et les graphiques, comme tout systèmesémiotique, utilisent des signes ainsi que des règles decombinaison—une syntaxe— dans le but de décrire, decommuniquer et d'exprimer des informations (voir par exemple,Groupe µ, 1992). Ils se distinguent d'autres systèmes, tels que lelangage, en ce que l'espace joue un rôle primordial dans la définitionet le fonctionnement des signes graphiques. Ceci les rendparticulièrement efficaces pour figurer les aspects visuels etspatiaux du monde (images, cartes), pour illustrer les relationscomplexes entre des données (graphiques, et diagrammes) et pourexprimer de façon non verbale des enchevêtrements designifications (œuvres artistiques).

Les capacités à interpréter et produire des représentationsgraphiques présupposent plusieurs types de compréhension. Enpremier lieu, le sujet doit comprendre la "double réalité" desreprésentations imagées (Klaue, 1990; Reith, 1987, 1990, souspresse). Les images sont des objets tout à fait particuliers dans lamesure où elles sont à la fois des objets physiques —des surfacesplanes couvertes de signes— et des symboles qui renvoient à desmondes réels ou imaginaires. Des études ont montré que la capacitéà différencier les deux réalités d'une image n'est pas innée, mais seconstruit au contraire sur plusieurs années. Elle évolue par étapes,

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en commençant par une différentiation au niveau perceptif(pouvoir lire les images), en passant par la capacité de dirigerl'attention volontairement soit vers la forme, soit vers le contenud'une image, et aboutissant à une compréhension réfléchie de lanature et du fonctionnement des représentations imagées (Beilin &Pearlman, 1991 ; Nye, Thomas, Robinson, 1995 ; Reith, 1990 ;Sigel, 1978).

L'apprentissage des techniques de figuration est tributaire de touteune série de connaissances supplémentaires concernant lacorrespondance entre les caractéristiques physiques des formes surla surface de l'image et les propriétés réelles du référent (Willats,1977, 1985). Il faut savoir, par exemple, qu'un simple trait decrayon peut être utilisé pour signifier une multitude de choses,comme un objet dans sa totalité (un bras, une mèche de cheveux, labouche); un aspect de la structure physique de l'objet, tel que un bordou une intersection de deux surfaces; une discontinuité dans lacouleur, la luminosité, ou la texture sur la surface de l'objet;l'horizon dans un paysage, une fissure dans un mur, etc. Ledessinateur doit également connaître les règles pour agencer lestraits. Celles-ci varient nécessairement selon le statut représentatifconféré aux traits. Ainsi, la violation des règles régissant laconnexion des traits représentant les contours visuels, les arrêtes etles coins concaves d'un objet, produit des représentations d'"objetsimpossibles" comme ceux de la Figure 1, que l'on trouve parexemple dans les dessins de M. C. Escher (Broderick Thro, 1983).

Figure 1. Objets impossibles résultant de la violation des règlespour connecter des traits représentant les contours, les rebords etles intersections des surfaces de l'objet. Voir Broderick Thro,1983; Gibson, 1986.

Il existe également des codes et des règles concernant lepositionnement des formes graphiques par rapport aux axes de lafeuille afin de figurer les relations spatiales entre les objets (Klaue,1985; Reith & Liu, 1995).

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Figure 2. Deux dessins de cube, deux systèmes de représentation.

Les deux dessins de cube de la Figure 2 fonctionnent comme desreprésentations sur la base d'ensembles différents de règles. Dans ledessin en perspective, qui donne des informations principalementsur les propriétés visuelles des objets—seules les faces visibles depuisun point d'observation donné sont représentées, et leur forme estdistordue selon les lois optiques— les axes verticaux et horizontauxde la feuille représentent les axes verticaux et horizontaux duchamp visuel (de l'image de l'objet qui se présente aux yeux). Paropposition, dans le dessin présentant le cube au moyen de carrésjuxtaposés, qui fournit des informations concernant la vraiegéométrie des surfaces de l'objet et sur leur interconnexion,l'orientation de la feuille n'est pas importante. Un tel dessin peut serévéler être le système le plus approprié de représentation si le sujeta pour objectif d'expliquer la procédure de construction d'un cubepar le découpage et le pliage d'une feuille de papier.

La recherche sur les compétences graphiques des individus se justifiepar des raisons pratiques. L'enseignement scolaire repose dans unetrès grande mesure sur toutes sortes de représentations figurées. Lesmanuels scolaires, les méthodes didactiques, et les environnementsd'apprentissage à base informatique utilisés pour l'enseignement

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dans pratiquement toutes les disciplines, y compris lesmathématiques, la géographie, l'histoire et les sciences naturelles,comportent généralement des images, des plans, des diagrammes,des cartes, des graphiques, etc. La raison en est non seulement queles figurations graphiques sont considérées comme des moyens quirendent la communication et l'apprentissage plus efficaces, maisaussi parce que ces modes de représentations sont utilisés par lesprofessionnels eux-mêmes dans leur discipline. Le besoin deprésenter certains faits, lois et principes de façon visuelle se faittrès fortement ressentir dans les domaines scientifiques, techniqueset administratifs. Bien que les études démontrent que les graphiquessont des outils efficaces de communication et d'enseignement, ellesn'ont pas déterminé à ce jour pourquoi et dans quelles conditions ilssont efficaces (voir cependant Schnotz & Kulhavy, 1994 ; Liben &Downs, 1989, 1992; Liben & Yekel, sous presse).

Il est clair que les deux catégories de travaux que je viens deprésenter sont interdépendantes dans la mesure où les avancées dansun domaine sont tributaires des avancées dans l'autre. C'est pourquoiun effort de collaboration et de rapprochement s'impose. Or, aucours de mes recherches en psychologie, je n'ai que très rarement pulire dans les rapports d'expérimentalistes ou de praticiens utilisantdes représentations graphiques comme instruments, unejustification de leurs méthodes qui repose sur les résultats de larecherche à propos de l'acquisition des compétences imagées. Lespsychologues de l'éducation et les personnes qui conçoivent lematériel didactique semblent souvent être mal informés sur l'étatdes recherches sur le développement des compétences graphiques.Les enseignants tendent à penser que les recherches sur les dessinsd'enfants ne concernent que l'enseignement de l'art, c'est-à-dire, ledéveloppement de l'expressivité émotionnelle et de la sensibilitéesthétique. Ces recherches sont cependant importantes dans tous lesdomaines où la présentation visuelle de l'information joue un rôle.Elles nous renseignent sur les changements, dus à l'âge, des aptitudesà comprendre certains types de représentations graphiques utilisésdans les matériels d'enseignement, sur la compétence des sujets àreprésenter visuellement des informations de manière détaillée etclaire, ainsi que sur la variabilité interindividuelle à l'intérieur d'uneclasse d'âge en ce qui concerne ces compétences graphiques. Le bonusage des résultats de la recherche dans ce domaine pourraitcontribuer à la conception de matériels didactiques plus appropriés,ainsi qu'à l'élaboration de programmes d'apprentissage quifavoriseraient les capacités des élèves à interpréter et utiliser

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correctement toute la variété d'outils graphiques que les cultures ontélaborés au cours des siècles.

Les enseignants, à leur tour, pourraient apporter desrenseignements précieux aux psychologues étudiant lescompétences graphiques de l’enfant. Ils se trouvent dans uneposition privilégiée pour observer des enfants d'âges différents entrain de dessiner, et pour repérer les étapes dans l'éveil de cesderniers à la compréhension de divers systèmes de notation. Ils ontpar ailleurs un accès direct à des informations sur les capacités desélèves dans d'autres domaines, ce qui les place dans une situationidéale pour repérer quels types de compétences sont associés à unebonne maîtrise des systèmes de représentation graphiques, et dequelle façon cette maîtrise peut contribuer au développement del'individu.

De nombreux chercheurs font dépendre la capacité de dessiner dessujets de fonctions psychologiques telles que la motricité fine(Lurçat, 1974), le fonctionnement du système visuel (Gibson,1971, 1986), la capacité de se représenter mentalement lesrelations spatiales (Piaget & Inhelder, 1948), la mémoire (Morra,Moiza & Scopesi, 1988), l'attention visuelle (Lange-Kuettner &Reith, 1995 ; Reith & Dominin, sous presse) et le développementsocial et émotionnel. Cette position se justifie pleinement étantdonné que le dessin, qu'il soit motivé par des intentions artistiquesou intellectuelles, fait appel à chacune de ces fonctionspsychologiques. Dessiner est une activité sensori-motrice, parlaquelle la main guide un crayon sur la surface d'une page, dans uncertain but. Lorsqu'on dessine d'après un modèle vivant ou lorsqu'oncopie une image, l'attention et l'exploration visuelles interviennentnon seulement dans le contrôle de l'exécution des lignes sur lafeuille mais aussi dans la détermination de la présentation visuelledu modèle. Les processus intellectuels jouent aussi un rôle trèsimportant. Avant qu'un sujet ne puisse commencer à dessiner, ildoit évoquer et organiser des connaissances sur les objets qu'ilsouhaite reproduire. Pour traduire ces connaissances par des formessur du papier, des opérations spatiales, une planification, et surtoutune connaissance de techniques graphiques sont indispensables.Enfin, afin de pouvoir juger si le dessin fini correspond au butrecherché, le sujet doit pouvoir prendre du recul par rapport à sondessin, l'examiner d'un œil critique. Si le but de l'image est detransmettre une information à des tiers ou d'exprimer des idées et

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des émotions particulières, il doit disposer de compétences socialespour se mettre à la place d'un observateur, qui peut avoir ou nonaccès aux mêmes connaissances que lui-même. La littératuremontre que toutes ces fonctions psychologiques impliquées dans ledessin subissent des changements au cours du développement del'individu, ce qui permet de rendre compte de certainescaractéristiques des dessins d'enfants d'âges différents, ainsi que desvariations dans leurs performances de dessin selon des facteurscontextuels.

L'analyse du dessin en termes de fonctions psychologiquesn'autorise pas seulement la construction de modèles explicatifs descompétences graphiques mais enrichie également notrecompréhension de ces fonctions, car nous sommes amené à aborderdes questions psychologiques fondamentales: Que signifie percevoiret représenter un objet ? En quoi la perception directe diffère-t-ellede la représentation mentale ? Comment les connaissances sont-elle organisées, et quels sont les mécanismes qui les transforment aufil du temps, et les rendent plus différenciés et adaptés ? Commentles objectifs spécifiques déterminent-ils la séquence des actions ?C'est en répondant à ces questions, que l'étude de la représentationgraphique aura un impact non seulement sur la pratique éducativemais aussi sur la théorie psychologique. Nombre de découvertes etd'hypothèses sur le fonctionnement du système visuel, par exemple,ont été inspirées par l'étude de la représentation imagée. Ainsi, ladistinction entre les indices monoculaires (picturaux) et binoculairesde la profondeur a permis de mettre en évidence le fait que notresystème visuel est équipé de deux mécanismes aussi sensibles l'un quel'autre permettant de percevoir la profondeur, et qui correspondentà des circuits neuro-physiologiques distincts dans le cerveau.

Pour étayer mon propos, je voudrais maintenant donner quelquesexemples. Les premiers illustrent le fait que l'efficacité avec laquellenous pouvons nous servir de dessins comme moyen d'exploration dufonctionnement de l'esprit, comme instrument d'enseignement, oucomme outil de diagnostic et de thérapie, est fonction de notreconnaissance sur les compétences graphiques des sujets. Lesréponses que donnent les sujets à des images, ainsi que leurs propresdessins, ne peuvent être traités comme des mesures directes de leurvie mentale car ils dépendent d'une manière importante descompétences graphiques des sujets. Ainsi, même si un sujet possèdeune représentation mentale très claire d'un objet ou d’une situation

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donnée, il peut éprouver des difficultés à traduire cettereprésentation sous forme graphique—par manque de capacité àplanifier l'exécution du dessin, par exemple— de sorte que lerésultat ne reflète pas avec précision les intentions du sujet.

Dans le Test du dessin d'une famille, par lequel le psychothérapeutetente d'obtenir des informations sur les sentiments du sujet vis-à-visdes membres de sa famille et sur sa représentation des relationsentre ceux-ci (Borelli-Vincent, 1965 ; Cambier, 1984), la taillerelative et la place des personnages sur la feuille sont interprétéesen termes de relation affective entre l'enfant et les personnagesdessinés. Un personnage mal aimé, par exemple, peut être dessinéplus éloigné du personnage-sujet qu'un personnage aimé (Koppitz,1968 ; Thomas & Gray, 1992). Mais il se trouve que la taille et ladisposition des personnages sur la feuille sont fonctions égalementde l'ordre de construction du dessin et des contraintes inhérentes àla tâche de représenter un espace réel sur une surface plane d'uneforme et d'une dimension données. En effet, de nombreuses étudesfont état de la nécessité de prendre en considération les stratégiesque le sujet utilise pour construire un dessin, la séquence des tracés,lors de l'interprétation du produit fini (Cambier, 1996 ; Freeman,1972, 1980 ; Reith, 1988, Van Sommers, 1984).

Imaginons le cas d'un jeune patient qui commence par dessiner sonpère et sa mère en grand au centre de la feuille, et qui ajoute ensuiteses quatre frères et sœurs à côté et au-dessus des parents. Comme illui reste peu de place pour se représenter lui-même, il décide de serajouter en petit au bas de la feuille, sous la robe de sa mère, là où ilreste justement un bout de page blanche. Etant donné la séquence deconstruction du dessin, rien ne nous permet de conclure que l'enfanta un complexe d'infériorité et qu'il cherche du réconfort sous la jupede sa mère. Or, si le psychothérapeute n'a pas conscience du fait quele jeune enfant a de la peine à anticiper et calculer la disposition desformes sur la feuille, et s'il n'a pas observé l'enfant pendant qu'ildessinait, il pourrait bien être tenté de tirer une telle conclusion(voir Cambier, 1996).

Des problèmes similaires d'interprétation peuvent surgir lorsque laperception du chercheur à l'égard des matériaux graphiques utilisésdans une expérience n'est pas la même que celle du sujet prenant

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part à l'expérience. Ceci est un point important, notamment dansla recherche sur les enfants, qui, comme des études le montrent,n'interprètent pas toujours les dessins de la même façon que lesadultes. Jean Piaget et ses collaborateurs ont réalisé de nombreuxtravaux sur les capacités des enfants à se représenter mentalementles relations spatiales, à les manipuler et à raisonner sur elles.(Piaget & Inhelder, 1948 ; Piaget, Inhelder & Szeminska, 1948).Selon leur théorie, la plupart des enfants plus jeunes que neuf ou dixans n'ont pas encore les capacités cognitives nécessaires à lastructuration de l'espace au moyen d'un système de référenceexterne imaginé fait de coordonnées horizontale et verticale, ou àla visualisation claire dans leur esprit de ce à quoi pourraitressembler une scène en particulier vue depuis un point différent duleur. Ils ne seraient en outre pas capables de mesurer et de raisonnersur l'espace en termes de notions telle que la longueur, la lignedroite, le parallélisme, et les angles. Dans plusieurs expériences d'oùsont tirées ces conclusions, la représentation graphique était unoutil méthodologique.

Pour déterminer par exemple l'âge auquel les enfants acquièrent leconcept d'horizontalité, on montrait aux sujets une bouteille, àmoitié remplie d'un liquide teinté, et on leur demandait de dessinerle niveau du liquide lorsque la bouteille était inclinée dans diversespositions (Piaget & Inhelder, 1948). On donnait aux enfants desdessins de bouteilles (voir Figure 3A) auxquels ils devaient ajouterune ligne pour marquer le niveau de l'eau. Les résultats, reproduitspar beaucoup d'autres chercheurs, montrent que le niveau de l'eaudessiné par les jeunes enfants n'est pas parallèle à la table. Jusqu'àl'âge de cinq ans, les enfants tendent à dessiner l'eau comme desgribouillis au centre de la bouteille (Figure 3B). A l'âge de sept ans,ils dessinent bien une ligne droite mais, de façon tout à fait typique,parallèle au fond de la bouteille.

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5 ans 7 ans 9 ans

Dessins de la bouteille réalisés surC.

Dessin à complétA.

Solutions typiques données par les enB.

5 ans 7 ans 9 ans

Figure 3. L'épreuve du dessin du liquide dans une bouteille inclinée. Le dessinà compléter (A) et quelques réponses typiques des enfants de cinq, sept etneuf ans (B). Le niveau du liquide est dessiné horizontalement à tous les âgeslorsque l'enfant fait le dessin en regardant la bouteille avec un seul œil (parun trou dans un écran) et en décalquant sa projection visuelle directement surune vitre posée verticalement entre lui et le modèle (C). D'après Reith,Steffen & Gillièron, 1994.

Piaget a conclu de ces observations, que le concept d'horizontaliténe s'acquiert que vers l'âge de neuf ou dix ans. Or, cetteinterprétation se fonde sur la supposition que les enfants perçoiventles dessins de la bouteille de la même façon que l'adulte, c'est-à-direcomme une coupe verticale ou une silhouette de la bouteille vue

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depuis un angle spécifique. Comme la table est représentée par uneseule ligne droite, on suppose que les yeux de l'observateur se situentà la hauteur de la surface de la table. Ce n'est que depuis ce pointd'observation d'ailleurs que le niveau de l'eau apparaît comme uneligne droite horizontale.

Il se trouve précisément qu'il y a de bonnes raisons de croire que lesenfants n'interprètent pas les dessins à compléter de la même façonque les adultes. Les études sur le dessin enfantin montrent que lesenfants jusqu'à l'âge de neuf ou dix ans ne dessinent passpontanément des objets selon un point de vue spécifique. Entrequatre et huit ans, au stade dit de "réalisme intellectuel" (Luquet,1927), les enfants se concentrent sur l'inclusion dans leurs dessinsde tous les éléments et détails des objets; ils ne prennent pas encompte le fait que ces éléments pourraient ne pas être visiblessimultanément à un point d'observation donné. Tout ce qui semblecompter pour eux est qu'à chaque élément de l'objet correspondeune forme graphique sur le dessin; la position et l'orientation desformes sur la feuille sont d'une importance secondaire. Ce n'est quevers l'âge de neuf ans, avec le début du stade de "réalisme visuel",que les enfants commencent à vouloir représenter l'apparencevisuelle de l'objet en ajustant la forme, la taille et la position desformes sur la feuille, selon des lois de perspective rudimentaires.Généralement ils n'y réussissent qu'à partir de 12 ans, avec un peude chance.

Au vu de ces observations sur le développement du dessin, nefaudrait-il pas être plus prudent lors de l'interprétation des réponsesdes enfants à l'épreuve du dessin du niveau d'eau comme uneindication du développement des notions spatiales de l'enfant? Nepourrions-nous pas conclure tout aussi bien que les "mauvaises"réponses du jeune enfant sont autant de preuves du manque decompréhension du système imagé utilisé pour représenter labouteille, un système qu'il n'emploie pas dans ses propres dessins.Peut-être ne comprend-il pas que les axes du dessin sont censésindiquer les axes du champ visuel, et qu'on attend de lui qu'il dessinele niveau de l'eau depuis un point de vue particulier. Il se pourraitque la seule chose qui lui soit clair en définitive est qu'il manque unélément dans le dessin, à savoir l'eau dans la bouteille. Dans le cadred'un système graphique qui ne se sert pas de l'orientation des formessur la page, dessiner le niveau de l'eau parallèle au fond de labouteille, comme le font les enfants de 7 ans, est une réponseparfaitement cohérente. En somme, cet exemple montreclairement que lorsque la représentation graphique est un élément

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intégral de la tâche utilisée par le chercheur pour étudier unecertaine fonction psychologique, il est difficile de donner uneinterprétation des réponses des sujets sans prendre en compte à lafois les caractéristiques du matériel graphique présenté et lacompréhension des sujets de celles-ci.

Pour terminer je donne quelques exemples qui montrent en quoi larecherche fondamentale sur les fonctions psychologiques peut êtred'un grand secours pour expliquer certains aspects des compétencesgraphiques du sujet. Il a été démontré que les compétencesperceptives sont généralement plus avancées que lesreprésentations internes. Depuis un très jeune âge, le bébé estcapable de différencier visuellement les objets selon leur taille, leursdimensions géométriques, leur couleur. Il n'est pas encore en mesuretoutefois de se représenter mentalement les objets par cespropriétés, que ce soit par des images mentales ou des propositionstelles que "un carré comporte quatre côtés droits d'égale longueur,placés à 90 degrés les uns par rapport aux autres". C'est pourquoi ilne pourrait pas distinguer un carré d'un rectangle ou d'un trianglepar le simple toucher lorsqu'il a les yeux bandés (Piaget & Inhelder,1948).

Le décalage entre la représentation mentale et les compétencesperceptives peut nous aider à rendre compte de nombreux résultatssur la perception des images et les capacités graphiques. Celaexplique pourquoi des bébés âgés de cinq à six mois réagissent déjà àdes photos et des schémas de visages, et qu'à l'âge de 24 mois, ilssont capables d'identifier des dessins d'objets familiers, même si ilsn'ont jamais vu auparavant d'images de quelque nature que ce soit(Hochberg & Brooks, 1962). Le système perceptif du bébé est donctout à fait capable de détecter les ressemblances entre les formesgraphiques de l'image et la structure du faisceau de lumièreprovenant des objets réels qu'elle représente. (Gibson, 1972, 1986).Il nous faut attendre toutefois l'âge de trois ans pour que les enfantsaient les compétences conceptuelles leur permettant de comprendrequ'un objet et une image d'un objet ne partagent pas toutes leurscaractéristiques : un enfant de deux ans pourrait s'imaginer qu'uneimage d'une glace est froide. A l'âge de quatre ans, les enfantspeuvent trouver un objet caché dans une pièce sur la based'indications données sur un plan de la pièce, mais ils ne sont pasencore capables de dessiner leurs propres plans faute d'uneconnaissance explicite des moyens graphiques permettant dedénoter les relations spatiales entre les objets.

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Figure 4. Dessins d'après modèle par des enfants de cinq et six ans.La forme en pâte à modeler, A, est dessinée par son contour visuelen B. L'enfant suit avec son crayon les mouvements de son regardle long des contours du modèle. Les dessins C et D témoignent dumanque de connaissance chez les enfants de cet âge des règles àrespecter pour relier les traits représentant les contours et lesrebords des formes. D'après Reith, 1988.

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Le décalage entre la perception et la représentation mentaleexplique également les variations dans les performances graphiquesd'un enfant selon le contexte, notamment dans sa capacité à figurerun objet selon qu'il soit présent ou non. Bien que les enfants demoins de neuf ans éprouvent des difficultés à représenterl'apparence visuelle des objets lorsqu'ils dessinent de mémoire, ilssont parfaitement capables de le faire si on leur donne un modèle etdes instructions explicites de le représenter depuis leur propre pointd'observation (Reith, 1988, 1990). Même les enfants de quatre oucinq ans peuvent, à ce moment là, suivre des yeux et avec la mainqui tient le crayon les contours du modèle de façon à produire desdessins silhouettes qui correspondent étonnament bien à l'image dumodèle vu depuis la position de l'enfant (voir Figure 4A et 4B).Toutefois, étant donné que les enfants de cinq et six ans tendentégalement à faire des dessins dont les lignes représentant lescontours du modèle ne sont pas reliées correctement, de sorte qu'ilest impossible de déterminer quelle partie représente la forme del'objet et quelle partie représente l'arrière-plan - tout comme dansl'"objet impossible" de la figure 1 - il est clair qu'il leur manque desconnaissances sur les règles de connexion des traits (voir Figure 4Cet 4D). Si l'on place un panneau de verre verticalement entrel'enfant et le modèle, disons que le modèle est une bouteille inclinéecontenant un liquide, et que l'on demande à l'enfant de tracerdirectement sur le panneau de verre l'image du modèle, tout enregardant le modèle d'un seul œil, les enfants de cinq ans, commeceux de sept et neuf ans, dessineront le niveau de l'eau tel qu'il est,c'est-à-dire horizontal (voir Figure 3C ; Reith, Steffen & Gillièron,1994). Le décalque de l'image projective d'un objet au moyen d'unevitre est une procédure qui repose essentiellement sur des processussensori-moteurs, à savoir, suivre de la main les frontières que l'œildétecte, dans le champ visuel, entre des surfaces de luminositédifférentes. Pour réussir la tâche, il n’est pas nécéssaire d’avoir lacapacité à représenter mentalement l'apparence du modèle. Ensomme, on constate que les yeux et la main du jeune enfant, maispas son esprit, sont en mesure de saisir les propriétés géométriquesdes projections visuelles de l'objet.

Il est regrettable qu'un pourcentage si faible de la population dansnotre culture développe des compétences picturales avancées. Larecherche en psychologie et éducation pourrait un jour démontrerque cette situation n'est pas fatale et qu'il est possible de faire deslangages graphiques et imagés des outils efficace de connaissance

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pour l'enfant et l'adulte, tout comme ils le sont pour le scientifiqueet le praticien.

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