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Les couleurs du féminisme Les couleurs du féminisme PAR CLARENCE EDGARD-ROSA Voilà cinquante ans que Mattel essaie de rendre sa Barbie moins quiche… Mais être une poupée libérée des poncifs sexistes, tu sais, c’est pas si facile. astic girl La Fabrique des garçons. L’éducation des garçons de 1820 à aujourd’hui, d’Anne-Marie Sohn. Éd. Textuel, 160 pages, 35 euros. L’historienne Anne-Marie Sohn a passé au peigne n vingt ans de construction de l’identité masculine. Car « accéder aux privilèges, aux devoirs et aux attributs masculins s’apprend »  : si le pouvoir se maintient comme un bastion masculin, c’est aussi parce que la répétition des codes et des traditions de la masculinité est acharnée dans notre société. S’appuyant sur un recueil d’images hallucinant, ce beau livre questionne formidablement la fabrication des codes de genre. 2 Féministes du monde arabe. Enquête sur une génération qui change le monde, de Charlotte Bienaimé. Éd. Les Arènes, 304 pages, 18  euros. Dans cette belle enquête, la reporter Charlotte Bienaimé donne la parole à une génération de femmes qui militent pour leurs droits et font bouger les lignes dans leur pays  de l’Algérie à la Tunisie, en passant par l’Égypte et le Maroc. Elles sont étudiantes, ouvrières, architectes, journalistes, poétesses, agricultrices et ont en commun leur désir d’arracher leur indépendance. Des récits de leur quotidien on garde surtout en tête les petites et grandes victoires, les stratégies d’émancipation, les révolutions intimes, la résistance. 2 Sexpowerment. Le sexe libère la femme (et l’homme), de Camille Emmanuelle. Éd. Anne Carrière, 240 pages, 18 euros. Sortie le 7 avril 2016. Dans cet essai à la première personne, la journaliste Camille Emmanuelle, dont les sujets de prédilection sont les sexualités et l’érotisme, raconte son émancipation et la place qu’y a joué la sexualité. On suit ses tribulations pour se dénir entre les carcans très étriqués du masculin et du féminin, du sexuellement correct et des (si nombreux) impératifs qui se posent aux propriétaires d’un vagin. 2 C. E.-R. us féminine du cerveau Une petite révolution agite en ce début d’année la firme Mattel. La grande blonde à la morphologie irréelle, petite fiancée plastique de l’Amérique née en 1959, change d’allure : dès le printemps seront commercialisées des poupées de trois nouvelles morphologies (ronde, grande, petite), ainsi que huit couleurs de peau, dix-huit cou- leurs d’yeux et vingt-deux coupes de cheveux différentes. Depuis sa création, elle n’avait guère changé : bien que la présidence de Mattel affirme que son corps est remodelé tous les sept ans, il ne s’agissait ni plus ni moins jusque-là que de la caricature PVC d’un idéal de corps féminin, ajusté au léger glissement de la norme au gré des décennies (avec les années, elle est devenue plus grande, sa taille plus fine, ses fesses plus rebondies). Rappelons que si la Barbie post- remodelage était une personne vivante, elle ne pourrait pas mar- cher. D’ailleurs, son petit corps n’aurait même pas la place de renfermer les organes vitaux (comment voulez-vous faire du shopping sans, au moins, un rein ?). PRESCRIPTRICE DE NORMES CULTURELLES Quatre ans avant Barbie, une poupée simi- laire (Bild Lilli, dont les créateurs de Mattel se sont ouvertement « inspirés ») avait fait son apparition en Allemagne. Mais la blonde de 29 centimètres est la première pou- pée mondialement commercialisée qui reproduit non pas un enfant, mais une femme adulte. Elle se place donc comme un élément prescripteur à deux niveaux : le premier, c’est bien sûr l’identification induite par un jeu destiné aux petites filles en représentant une grande ; le second, ce sont les normes cultu- relles dont elle se fait le vecteur. En tant qu’objet culturel les deux pieds dans son époque, Barbie vient appuyer et ratifier la conception normée de ce qu’est une femme, depuis son apparence physique jusqu’aux rôles qui lui sont attri- bués. Depuis cinquante ans, la firme a fait plusieurs tentatives pour rendre sa poupée moins tarte. En 1965, elle lance une Barbie astronaute. Sa combinaison et son casque (qui laissent entrevoir un maquillage fort prononcé pour quelqu’un s’apprêtant à marcher sur la Lune) marquent le début d’une série d’ef- forts de modernité. 1973 : Barbie chirurgien. 1989 : Barbie soldat. 2000 : Barbie candidate à la présidentielle. 2012 : Barbie chauve, distribuée dans les hôpitaux américains et canadiens. En 2014, les efforts s’accé- lèrent : l’année voit poindre Barbie entrepreneuse (dont la robe rose fuchsia et les talons hauts sont loin de faire l’unanimité) et Barbie Princess Power (qui n’a jamais été aussi rose, mais incarne une super-héroïne ultra balèze qui sauve des vies dans le dessin animé promotionnel qui lui est consacré). C’est cette même année que la difficulté pour Mattel de faire suivre d’effets son désir de modernité saute le plus aux yeux. La marque publie un livre racontant les tribulations de Barbie ingénieure en informatique. Bonne nouvelle, quand on sait à quel point la tech est un milieu dans lequel les femmes ont du mal à se faire une place. Sauf qu’en fait l’informaticienne n’est pas foutue de se servir d’un ordinateur. « Je peux m’occuper du design, mais j’aurais besoin de Steven et Brian pour en faire un vrai programme informatique », dit-elle, la gueule enfarinée. Le bouquin devient la risée d’Internet, est retiré de la vente et parodié par une ingénieure en informatique américaine. LE SUCCÈS DES SHEROES, INSPIRÉES DE VRAIES FEMMES Qui a dit que c’était pour répondre à la demande des petites filles que les jouets étaient sexistes ? Eh bien… le PDG de Mattel France de l’époque, Hervé Parizot, justement : « Nous fabriquons ce que les enfants aiment, peut-être sous la pression de la société, expliquait-il il y a quelques années. Nous rêvons depuis vingt ans de sortir une Barbie qui ne serait pas rose. C’est impossible ! Les Barbie pilotes ou médecins se vendent moins que la nouveauté de cette année : une Barbie vendue avec une machine à laver… » Mais le jouet le plus vendu au monde souffre de l’arrivée du concurrent Bratz (poupée aux dimensions cartoonesques et au maquillage appliqué à la truelle) sur le marché. En constant procès contre ce dernier depuis 2001, Mattel est face à une nécessité de se renouveler pour conserver son leadership. Ainsi, en 2015, la firme mise tout sur son image de prescripteur en prise avec le réel (ahan !) en créant la ligne « Sheroes » (héros au féminin) : une collection de poupées à l’effigie de femmes puissantes et inspirantes de la vraie vie. Parmi elles, Ava DuVernay, première réalisatrice noire à avoir été nom- mée pour un Golden Globe. Les Sheroes sont de simples prototypes conçus pour la com, mais la demande est énorme, si bien que Barbie Ava DuVernay finit par être produite en série. À peine la poupée est-elle commercialisée qu’elle est en rupture de stock. C’est bien la preuve que la tentative de sortir la plastic girl de son carcan correspond à une véritable demande. N’est-ce pas, Hervé Parizot ? 2 Barbie Ava DuVernay (2015) Barbie Curvy (2016) 59 Causette # 66 58 Causette # 66 © HANDOUT/REUTERS - MATTEL.INC BARBIE AUX ARTS DÉCO Jusqu’au 18 septembre 2016, Barbie s’invite au musée des Arts décoratifs. Grâce aux quelque 700 poupées sorties des armoires de Mattel, on suit l’histoire des mœurs, de la mode et des canons de beauté en observant les évolutions de la blonde et de son impact sur l’art et la pop culture. L’exposition – un très riche travail d’archives – n’oubliera pas celui qui n’a pas été cité une seule fois dans cet article et qui, pourtant, a accompagné Barbie dans ses tentatives d’émancipation : ce bon vieux Ken. 2

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Les couleurs du féminisme Les couleurs du féminisme

PAR CLARENCE EDGARD-ROSA

Voilà cinquante ans que Mattel essaie de rendre sa Barbie moins quiche… Mais être une poupée libérée des poncifs sexistes, tu sais, c’est pas si facile.

Plastic girl La Fabrique des garçons. L’éducation des garçons de 1820 à aujourd’hui, d’Anne-Marie Sohn. Éd. Textuel, 160 pages, 35 euros.

L’historienne Anne-Marie Sohn a passé au peigne fin vingt ans de construction de l’identité masculine. Car « accéder aux privilèges, aux

devoirs et aux attributs masculins s’apprend » : si le pouvoir se

maintient comme un bastion masculin, c’est aussi parce que

la répétition des codes et des traditions de la masculinité est acharnée dans notre

société. S’appuyant sur un recueil

d’images hallucinant, ce beau livre questionne formidablement

la fabrication des codes de genre. 2

Féministes du monde arabe. Enquête sur une génération qui change le monde, de Charlotte Bienaimé. Éd. Les Arènes, 304 pages, 18  euros.

Dans cette belle enquête, la reporter Charlotte Bienaimé donne la parole à une génération de femmes qui militent pour leurs droits et font bouger les lignes dans leur pays – de l’Algérie à la Tunisie, en passant par l’Égypte et le Maroc. Elles sont étudiantes, ouvrières, architectes, journalistes, poétesses, agricultrices et ont en commun leur désir d’arracher leur indépendance. Des récits de leur quotidien on garde surtout en tête les petites et grandes victoires, les stratégies d’émancipation, les révolutions intimes, la résistance. 2

Sexpowerment. Le sexe libère la femme (et l’homme), de Camille Emmanuelle. Éd. Anne Carrière, 240 pages, 18 euros. Sortie le 7 avril 2016.

Dans cet essai à la première personne, la journaliste Camille Emmanuelle, dont les sujets de prédilection sont les sexualités et l’érotisme, raconte son émancipation et la place qu’y a joué la sexualité. On suit ses tribulations pour se définir entre les carcans très étriqués du masculin et du féminin, du sexuellement correct et des (si nombreux) impératifs qui se posent aux propriétaires d’un vagin. 2 C. E.-R.

Plus féminine du cerveau

Une petite révolution agite en ce début d’année la firme Mattel. La grande blonde à la morphologie irréelle, petite fiancée plastique de l’Amérique née en 1959, change d’allure : dès le printemps seront commercialisées des poupées de trois nouvelles morphologies (ronde, grande, petite), ainsi que huit couleurs de peau, dix-huit cou-leurs d’yeux et vingt-deux coupes de cheveux différentes. Depuis sa création, elle n’avait guère changé : bien que la présidence de Mattel affirme que son corps est remodelé tous les sept ans, il ne s’agissait ni plus ni moins jusque-là que de la caricature PVC d’un idéal de corps féminin, ajusté au léger glissement de la norme au gré des décennies (avec les années, elle est devenue plus grande, sa taille plus fine, ses fesses plus rebondies).

Rappelons que si la Barbie post-remodelage était une personne vivante, elle ne pourrait pas mar-cher. D’ailleurs, son petit corps n’aurait même pas la place de renfermer les organes vitaux (comment voulez-vous faire du shopping sans, au moins, un rein ?).

PRESCRIPTRICE DE NORMES CULTURELLES Quatre ans avant Barbie, une poupée simi-laire (Bild Lilli, dont les créateurs de Mattel se sont ouvertement « inspirés ») avait fait son apparition en Allemagne. Mais la blonde de 29 centimètres est la première pou-pée mondialement commercialisée qui reproduit non pas un enfant, mais une femme adulte. Elle se place donc comme un élément prescripteur à deux niveaux : le

premier, c’est bien sûr l’identification induite par un jeu destiné aux petites filles en représentant une grande ; le second, ce sont les normes cultu-relles dont elle se fait le vecteur. En tant qu’objet culturel les deux pieds dans son époque, Barbie vient appuyer et ratifier la conception normée

de ce qu’est une femme, depuis son apparence physique jusqu’aux rôles qui lui sont attri-

bués. Depuis cinquante ans, la firme a fait plusieurs tentatives pour rendre sa poupée moins tarte. En 1965, elle lance une Barbie astronaute.

Sa combinaison et son casque (qui laissent entrevoir un maquillage fort prononcé pour quelqu’un s’apprêtant à marcher sur la Lune)

marquent le début d’une série d’ef-forts de modernité. 1973 : Barbie

chirurgien. 1989 : Barbie soldat. 2000 : Barbie candidate à la présidentielle.

2012 : Barbie chauve, distribuée dans les hôpitaux américains et canadiens.

En 2014, les efforts s’accé-lèrent : l’année voit poindre

Barbie entrepreneuse (dont la robe rose fuchsia et les talons hauts

sont loin de faire l’unanimité) et Barbie Princess Power (qui n’a jamais

été aussi rose, mais incarne une super-héroïne ultra balèze qui sauve des vies dans le dessin animé

promotionnel qui lui est consacré). C’est cette même année que la difficulté pour Mattel de faire

suivre d’effets son désir de modernité saute le plus aux yeux. La marque publie un livre racontant les tribulations de Barbie ingénieure en informatique. Bonne nouvelle, quand on sait à quel point la tech est un milieu dans lequel les femmes ont du mal à se faire une place. Sauf qu’en fait l’informaticienne n’est

pas foutue de se servir d’un ordinateur. « Je peux m’occuper du design, mais j’aurais besoin de Steven et Brian pour en faire un vrai programme informatique », dit-elle, la gueule enfarinée. Le bouquin devient la risée d’Internet, est retiré de la vente et parodié par une ingénieure en informatique américaine.

LE SUCCÈS DES SHEROES, INSPIRÉES DE VRAIES FEMMESQui a dit que c’était pour répondre à la demande des petites filles que les jouets étaient sexistes ? Eh bien… le PDG de Mattel France de l’époque, Hervé Parizot, justement : « Nous fabriquons ce que les enfants aiment, peut-être sous la pression de la société, expliquait-il il y a quelques années. Nous rêvons depuis vingt ans de sortir une Barbie qui ne serait pas rose. C’est impossible ! Les Barbie pilotes ou médecins se vendent moins que la nouveauté de cette année : une Barbie vendue avec une machine à laver… »

Mais le jouet le plus vendu au monde souffre de l’arrivée du concurrent Bratz (poupée aux dimensions cartoonesques et au maquillage appliqué à la truelle) sur le marché. En constant procès contre ce dernier depuis 2001, Mattel est face à une nécessité de se renouveler pour conserver son leadership. Ainsi, en 2015, la firme mise tout sur son image de prescripteur en prise avec le réel (ahan !) en créant la ligne « Sheroes » (héros au féminin) : une collection de poupées à l’effigie de femmes puissantes et inspirantes de la vraie vie. Parmi elles, Ava DuVernay, première réalisatrice noire à avoir été nom-mée pour un Golden Globe. Les Sheroes sont de simples pro totypes conçus pour la com, mais la demande est énorme, si bien que Barbie Ava DuVernay finit par être produite en série. À peine la poupée est-elle commercialisée qu’elle est en rupture de stock. C’est bien la preuve que la tentative de sortir la plastic girl de son carcan correspond à une véritable demande. N’est-ce pas, Hervé Parizot ? 2

Barbie Ava

DuVernay(2015)

Barbie Curvy(2016)

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BARBIE AUX ARTS DÉCO

Jusqu’au 18 septembre 2016, Barbie s’invite au musée des Arts décoratifs. Grâce aux quelque 700 poupées sorties des armoires de Mattel, on suit l’histoire des mœurs, de la mode et des canons de beauté en observant les évolutions de la blonde et de son impact

sur l’art et la pop culture. L’exposition – un très riche travail d’archives – n’oubliera pas celui qui n’a pas été cité une seule fois dans cet article et qui, pourtant, a accompagné Barbie dans ses tentatives d’émancipation : ce bon vieux Ken. 2