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1 Prologue Mon histoire avec Heidegger est presque aussi vieille que ma relation avec la philosophie. En 1984, j’ai préparé à la Sorbonne une maitrise sur ce sujet même avec l’idée d’engager un long chemin, mais des obstacles m’ont empêché de continuer cette recherche et j’ai toujours eu le sentiment d’une promesse non tenue, d’un projet inachevé, d’un chemin de campagne interrompu, dans un parcours qu’il faut un jour reprendre. Mes occupations, toutes ces décennies, m’ont encore éloigné de la philosophie en général et de Heidegger en particulier, mais le plaisir que je prends à y revenir n’a d’égal que la taille de l’œuvre du philosophe avec qui je renoue en toute modestie. Toutefois, les choses ne sont plus aussi simples dans le monde, en Algérie et dans ma vie. D’abord dans le monde, à l’époque où j’ai interrompu cette étude, des balbutiements formulaient à peine la possibilité de rééditer Sein und Zeit en français. Ce qui se fera avec grand-peine en 1986, plus de vingt ans après la parution de sa première traduction et une dizaine d’années après la rupture de stock et la vente des derniers exemplaires; l’édition était difficile et les pays européens, non encore unifiés, favorisaient chacun ses propres auteurs. Cela aurait été un exploit de faire une thèse sur un livre introuvable. Mais je me suis éloignée de mon objectif et l’édition m’a devancée. Aujourd’hui, le livre est dans toutes les librairies, avec une autre traduction en version électronique gratuitement téléchargeable sur internet. Le mérite est donc moindre. Ensuite, des années soixante au début des années quatre-vingt, régnait un climat de savoir dans le sud de la Méditerranée, semblable à l’ère des années quarante pour les pays européens, dans l’effervescence de la pensée des grandes écoles. En Algérie comme ailleurs, étaient nées, juste après la vague de décolonisation, des écoles de pensées qui étaient elles-mêmes un renouveau ou une continuité des grands courants de pensées qui ont vu le jour après la deuxième guerre mondiale, pour dire « stop » aux actions inhumaines, irréfléchies, et ainsi sensibiliser les intellectuels à lutter pour un monde meilleur, un monde humain. Alger aussi avait ses cercles de philosophes, et parmi eux celui des existentialistes, voire celui des heideggériens plus particulièrement, certes un peu moins structuré, mais présent. Mon projet répondait donc à une attente et la question prépondérante était de savoir si Heidegger était existentialiste, philosophe de l’existence, philosophe de l’homme, ou tout cela à la fois, ou encore un peu moins ou un peu plus. Aujourd’hui, les intérêts ont changé de groupes. En Algérie, la pensée a subi un bouleversement qui retentit jusque sur la réorganisation des espaces de la ville

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Prologue

Mon histoire avec Heidegger est presque aussi vieille que ma relation avec la philosophie. En 1984, j’ai préparé à la Sorbonne une maitrise sur ce sujet même avec l’idée d’engager un long chemin, mais des obstacles m’ont empêché de continuer cette recherche et j’ai toujours eu le sentiment d’une promesse non tenue, d’un projet inachevé, d’un chemin de campagne interrompu, dans un parcours qu’il faut un jour reprendre.

Mes occupations, toutes ces décennies, m’ont encore éloigné de la philosophie en général et de Heidegger en particulier, mais le plaisir que je prends à y revenir n’a d’égal que la taille de l’œuvre du philosophe avec qui je renoue en toute modestie.

Toutefois, les choses ne sont plus aussi simples dans le monde, en Algérie et dans ma vie. D’abord dans le monde, à l’époque où j’ai interrompu cette étude, des balbutiements formulaient à peine la possibilité de rééditer Sein und Zeit en français. Ce qui se fera avec grand-peine en 1986, plus de vingt ans après la parution de sa première traduction et une dizaine d’années après la rupture de stock et la vente des derniers exemplaires; l’édition était difficile et les pays européens, non encore unifiés, favorisaient chacun ses propres auteurs. Cela aurait été un exploit de faire une thèse sur un livre introuvable. Mais je me suis éloignée de mon objectif et l’édition m’a devancée. Aujourd’hui, le livre est dans toutes les librairies, avec une autre traduction en version électronique gratuitement téléchargeable sur internet. Le mérite est donc moindre.

Ensuite, des années soixante au début des années quatre-vingt, régnait un climat de savoir dans le sud de la Méditerranée, semblable à l’ère des années quarante pour les pays européens, dans l’effervescence de la pensée des grandes écoles. En Algérie comme ailleurs, étaient nées, juste après la vague de décolonisation, des écoles de pensées qui étaient elles-mêmes un renouveau ou une continuité des grands courants de pensées qui ont vu le jour après la deuxième guerre mondiale, pour dire « stop » aux actions inhumaines, irréfléchies, et ainsi sensibiliser les intellectuels à lutter pour un monde meilleur, un monde humain. Alger aussi avait ses cercles de philosophes, et parmi eux celui des existentialistes, voire celui des heideggériens plus particulièrement, certes un peu moins structuré, mais présent. Mon projet répondait donc à une attente et la question prépondérante était de savoir si Heidegger était existentialiste, philosophe de l’existence, philosophe de l’homme, ou tout cela à la fois, ou encore un peu moins ou un peu plus.

Aujourd’hui, les intérêts ont changé de groupes. En Algérie, la pensée a subi un bouleversement qui retentit jusque sur la réorganisation des espaces de la ville

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puisque les cercles intellectuels ont cédé leur place à des systèmes d’échange différents et on ne trouve plus de cercles ni de cafés où mener un débat sur les questions de la philosophie. Quelques initiatives universitaires ou associatives tentent de percer, mais moins spontanées, la flamme n’y étant pas, elles ne font pas long feu. En Europe aussi les attentes ne sont plus les mêmes. D’abord il s’est formé une Europe économique -et dit-on sociale-, il n’y a donc plus de barrière à travailler ou à éditer une œuvre qui n’est pas du terroir. Mais paradoxalement, la campagne qui se monte à l’encontre de Heidegger en France, et dont nous recevons automatiquement les retombées par effet de la langue, est beaucoup plus importante que ce qui se fait en sa faveur. Depuis quelques années, un déferlement de penseurs, en croissance continue, jugent Heidegger de nazi et rien que nazi, faisant l’impasse sur son œuvre entière et son génie de philosophe, en rattachant minutieusement chacun de ses ouvrages, de ses pensées, de ses phrases et de ses actions, même les plus tardifs, à un objectif nazi. Si bien que ceux qui se dressent contre ce mouvement se retrouvent, eux aussi, en train d’écrire pour défendre le philosophe et non plus pour éclaircir un point ou un autre de sa pensée qui serait encore obscur.

Il est à remarquer que Heidegger ne s’est jamais caché d’avoir un jour, en 1932, peut-être naïvement, cru ou espéré que le parti social-démocrate pouvait sauver l’humanité de la crise qu’elle vivait pour éviter le pire. En 1934, il s’est rendu compte de son erreur de jugement et s’est expliqué à ce sujet. Ce qui ne l’a pas totalement innocenté, mais il ne le demandait pas et ne se justifiait pas, la chose a ainsi été classée. Ce qui est surprenant est que certains penseurs reviennent à la charge, de façon cyclique, et relancent le débat sans avoir découvert d’éventuels arguments nouveaux qui éclaireraient une zone d’ombre. Est-ce que cette campagne n’a pas pour but de limiter à posteriori l’étendue de l’influence que peut encore prendre le philosophe dans le domaine de la pensée et de détourner le regard des jeunes pour les orienter vers des sujets de réflexion plus locaux ? Je ne sais pas, mais je suis sûre que soutenir cette thèse en France sans avoir d’abord justifié ma position sur ce détail, me placerait d’emblée en situation suspecte.

Heidegger, il faut peut-être le rappeler, a été comparé, surtout après la guerre, même par ses disciples français et américains, souvent juifs d’ailleurs, à un nouvel Aristote et un autre Hegel. C’est un philosophe de renom, peut-être le seul au vingtième siècle, après des noms comme Nietzsche ou Kant qu’il a lui-même mis en valeur. C’est donc lui rendre justice que de revenir à lui en reposant simplement la question de l’être là où il l’avait laissée.

Ce qui nous intéresse est la question relative à l’homme, l’humain, le Dasein tel qu’il l’appelle dans Sein und Zeit, cette œuvre maitresse qui nous intéresse principalement. Ces termes, Sein und Zeit et Dasein, sont chez lui porteurs d’un poids, d’un sens, d’une philosophie que même le traducteur français n’arrive pas à combler. Pour cela, nous

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avons pris l’initiative, à l’instar de certaines traductions dans plusieurs langues, de préserver les mots allemands qui sont d’ailleurs clairs et significatifs.

Bien sûr la compréhension de la pensée de l’auteur nécessite de passer en revue l’essentiel de son œuvre intégrée à son contexte, sans quoi elle serait tronquée et incomplète. Historiquement, il est nécessaire de déborder sur ce qui le précède parce qu’on ne peut vraiment comprendre Heidegger si l’on ne cerne pas ses influences. Tout comme il est important de passer en revue les étapes d’évolution de sa pensée, pour comprendre les raisons de cette évolution et approcher les individus et courants qu’il a inspirés.

C’est pour cela que, malgré les difficultés, je n’ai pas hésité à reprendre cette recherche que je disais inachevée, et aussi parce que je suis convaincue que Heidegger peut être encore une source considérable d’orientation, de conseils et de leçons, si l’on veut sortir la philosophie de sa torpeur et la remettre sur la voie de la pensée constructive et dynamique au lieu de rester dans la voie de la pensée explicative ou narrative ou comparative ou contemplative telle qu’on la voit souvent se développer.

C’est l’essentiel de ce que nous proposons dans le but de relancer un débat philosophique sur des thèmes heideggériens et non plus seulement sur Heidegger. En plus de notre curiosité de parvenir à un portrait relativement complet du penseur et de sa conception de l’humain, de préciser la nature des thèmes qui montrent ses relations avec de grands philosophes à travers le temps et ses ramifications à travers ses disciples, nous sommes animée par l’intention de sensibiliser la nouvelle génération de philosophes pour aller vers les grandes œuvres de la tradition afin de renouer avec les textes de référence. Enfin un engagement tenu.

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INTRODUCTION GENERALE

« Une question a une réponse, un problème a une solution, mais l’être est une énigme

qui peut seulement être élucidée, c’est-à-dire à chaque fois rehaussée et mise en

lumière. Mais elle ne cesse jamais de se poser. »

Pierre Dulau

Nous avons entrepris, dans cette recherche, de nous interroger sur le concept de

l’homme chez Heidegger, en insistant sur son œuvre principale. C’est une question

délicate parce que les réponses à ce sujet, de façon générale, sont innombrables mais

toujours partielles ou orientées et l’espoir de trouver une définition complète reste un

vœu pieux. Nul ne saurait dire, en effet, quelle est la discipline qui s’y intéresse le

mieux, même s’il a, de tout temps, été le thème de toutes les philosophies et de toutes

les sciences. D’ailleurs, en regardant de près leurs corpus, on constate que chacune

délimite un champ opérationnel où l’homme est là, comme acteur et comme opérateur,

dans l’optique qui répond à sa spécialité, mais nulle ne s’inquiète de ce qu’est l’être

humain à part entière. A titre d’exemple, la médecine traite, à chaque fois, une partie

organique de ce corps qui est le sien alors que la sociologie s’occupe de son

comportement en société... Même la philosophie ne répond pas directement à la

question « qui est l’homme ? » Et si elle le fait, c’est par rapport à une vision théorique

particulière. Dire que « l’homme est un être rationnel » est une optique rationaliste, pour

qui « Penser » ou cogiter est le premier palier de compréhension de l’être de l’humain.

Pour les existentialistes, c’est plutôt « Exister » qui représente l’ouverture à ce premier

palier. Il va de même pour les autres courants, le consensus n’est cependant pas le but

préconisé.

Alors, définir l’homme en soi par son existence et ses modalités de coexistence, son

individualité et ses rapports en société, sa liberté et ses contraintes, sa possibilité d’être

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avec ses peurs et ses angoisses, était peut-être à l’époque de Heidegger simplement un

sujet à venir.

Le problème est que le concept « homme », tout comme le concept « être », sont tombés

dans la généralité. Ils sont supposés connus, puisque tout ce qui peut se dire à leur sujet

n’apporte rien de nouveau. Pourtant, toutes les inquiétudes tournent autour de l’homme,

ses intérêts et ses attentes pour améliorer sa vie quotidienne ou transcendante. Mais son

existence, ou le fait qu’il soit, n’est pas le sujet d’une science particulière ni le produit

d’une technique donnée. La question est délicate, car celui qui s’interroge sur l’être est

l’homme, or l’être inclut l’homme. L’homme englobe la pensée sur l’être mais l’être

englobe l’homme. Une situation confuse qui ne peut être soldée par la seule

connaissance rationnelle. Concevoir qu’il est, et qu’il est dans l’être sur lequel il est le

seul à pouvoir s’interroger, peut être plus ressenti et vécue que pensé par l’homme,

même quand il dépasse la réflexion sur les problèmes communs pour poser la question

de l’essence de la chose en soi.

Celui qui a cette possibilité de penser l’être, Heidegger l’appelle Dasein (improprement

traduit par l’être-là), pour dire l’homme conscient de sa place et de sa relation aux

autres, le seul qui constitue un accès à l’être. Le Dasein n’est pas différent de l’homme,

mais il est peut-être un peu plus. C’est un homme qui s’interroge, qui s’inquiète, qui se

soucie, qui angoisse et qui veut savoir. Sans s’isoler du monde où il vit, il arrive à

dépasser les « qu’en dira-t-on » et les « nous-on» pour prendre les choses en

profondeur, empruntant un chemin qui parait simple et subtile à la fois, le chemin de la

vérité.

Est-ce que Heidegger est parvenu à cerner l’homme qu’il nomme de tous les noms?

Certaines critiques prétendent qu’il s’est occupé de la question de l’être avec tant

d’engouement qu’il a sacrifié la condition humaine, l’homme en société et en tant

qu’individu. Mais ceci est peut-être un simple malentendu, car l’accès au

questionnement philosophique sur l’homme est lui-même une ouverture à l’être ; et ce

n’est ni évident, ni visible de cerner la distinction entre les deux thèmes. L’être n’est pas

le résultat d’un processus d’une réflexion logique, Heidegger lui-même le compare à

une lumière qui surgit subitement, difficile à décrire ou à quantifier. Il est même celui

qui éclaire le chemin discret et insaisissable que l’homme entreprend. Le philosophe

propose de revenir à cette lumière et à ce surgissement en repartant aux Grecs anciens et

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reprendre la question là où ils l’avaient laissée en retrouvant les premières illuminations

que l’étonnement sur l’être a suscitées.

Historiquement, le retour aux Grecs est important, parce que c’est là où la question de

l’être a été posée pour la première fois à partir d’Anaximandre, faisant suite aux

interrogations relatives aux éléments premiers depuis les atomistes et la philosophie de

la nature. Alors que Socrate et Platon vont poser la question de l’homme en particulier,

engendrant pour la première fois la distinction entre le monde des idées et le monde

matériel. Ceci va provoquer une foule de questions sur la destinée humaine et ouvrir la

voie à plusieurs courants de pensée souvent contradictoires, qui vont persister et se

multiplier à travers les siècles. Cette distinction a surtout ouvert la porte à une autre

forme de pensée, la métaphysique naissante qui va s’accaparer au fil du temps les

questions et les réponses sur l’homme.

La façon dont la métaphysique et l’ontologie traditionnelle présentent les thématiques a

transformé et modifié l’héritage grec. Les deux spécialités vont réduire le poids de la

question de l’homme et écarter la question de l’être. D’après Heidegger, les

métaphysiciens se sont perdus dans leur recherche, parce qu’ils ont, dès le départ, mal

compris la question.

Le millénaire médiéval, qui a enfermé la pensée humaine dans la métaphysique, sera

suivi d’un épanouissement intellectuel qui donnera naissance à une multitude de

sciences et de philosophies qui durent encore. L’humain connaitra alors de nouvelles

perspectives, chacune aura ses propres outils, ses attentes et par souci de précision,

tendra vers une fragmentation toujours plus pointue de tout sujet.

Cette pensée multiple en effervescence, qui s’étale devant le regard curieux du

philosophe de Freiburg, le pousse à se consacrer à la recherche d’un moyen canalisateur

et cristallisateur pour réunifier la pensée de la philosophie et la hisser vers le rôle

fédérateur qui lui revient pour regarder, analyser et évaluer les sciences et leurs

résultats, et non tenter de leur ressembler. Il s’agit pour cela de porter un nouveau

regard sur l’homme, en revisitant les méthodes, la science et la philosophie. D’après lui,

c’est le meilleur moyen pour sauver l’homme que la globalisation, la multiplication et la

fragmentation sont en train de détruire.

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Prenant en compte tous ces morcellements, présentés en introduction dans Sein und

Zeit, Heidegger propose d’aller vers un homme différent, un homme qu’il appelle

Dasein, qui n’est pas un concept théorique, générique et abstrait, mais qui se présente

sous forme d’une somme émotionnelle et affective, avec ses capacités et ses

possibilités. Il le place dans son environnement quotidien avec des problèmes concrets,

une valeur que définit la conscience qu’il a du monde et de lui-même et une conscience

morale qui le sensibilise et le responsabilise vis-à-vis de ce monde. Même quand il fait

appel à des concepts comme la mort, l’espace, le temps, l’action, la pensée, la réflexion,

le langage et la poésie, il les remplit de sensibilité, de sens pratique et de réalité vivante.

Dans ce monde de mots, il situe chaque individu à sa place, à son époque, avec ses

problèmes, ses craintes et ses espérances, tout en plaçant l’homme dans une expérience

de non-contemporanéité, insaisissable et jamais maitrisable. En tant que tel, il est la voie

et le canal de connaissance qui conduit vers l’être. « Exister » chez l’homme n’est pas

un fait ou un état, c’est un projet, une mission.

Sein und Zeit est une tentative de réponse aux inquiétudes de l’homme ordinaire que

Heidegger va hausser à un niveau hautement philosophique. Tout en s’inscrivant dans la

continuité de ses prédécesseurs, il va tenter dans cet ouvrage nouveau, complexe,

compliqué, radical mais précieux, pratique et abordable, de construire ou reconstruire le

lien de la pensée à la nature humaine et aux origines, tout en restant concret, avec des

exemples de l’environnement immédiat de l’homme et de son impact sur les choses. Il

fait appel au témoignage des plus grands noms de la philosophie de toutes les époques,

analyse les nouveautés, les tournures structurelles et les singularités linguistiques de

chaque étape. Son but est de comprendre les changements et repérer à quel moment la

question de l’être s’est tue ou a été modifiée ou détournée.

Même s’il ne donne pas de réponses à toutes les questions qu’il se pose, Sein und Zeit

est une révélation qui propose une nouvelle approche philosophique et un autre regard

sur l’homme. Il a constitué, à ses débuts, un véritable événement, un livre de base,

reconnu par ses pairs. C’est là où Heidegger admet l’impact des Grecs et celui des

philosophes allemands sur sa pensée, où il annonce la question de l’être, où il priorise le

rôle de la méthode dans l’efficacité d’une pensée, où il expose les sciences et les

méthodes philosophiques qui vont lui servir à postériori à reposer la question de l’être et

la question de l’homme sous un regard multiple, comme dans un cahier d’écolier.

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A partir de ces éléments de base, la problématique qui se dessine à nous est complexe :

ce n’est pas une chose simple en effet de discuter la pensée de Heidegger, plus encore

de spécifier la question de l’humain dans un ensemble plus vaste qui est l’être. Le

philosophe a minutieusement analysé l’histoire de la tradition pour cerner la

compréhension de l’homme à travers le temps, a critiqué ses contemporains et

débarrassé la philosophie de tout ce qui le gênait pour construire sa pensée. Ainsi la

question qui se pose est : Qu’est-ce que l’homme chez Heidegger ? Quel rôle lui

attribue-t-il dans la compréhension du monde et de lui-même ? Où le place-t-il dans la

reconstruction théorique de cet univers dont il est une partie intégrante, autant qu’il est

le seul qui le voit, le conçoit et l’explique ?

Notre intérêt pour Martin Heidegger tient du fait qu’il soulève encore des débats de fond

sur sa façon de concevoir l’homme, le monde et la relation qui les lie. Les fondements

de sa pensée suscitent toujours autant d’interrogations : Heidegger dans sa passion pour

les Grecs et sa méfiance des ecclésiastiques interroge, Heidegger qui cherche l’homme

dans l’être et propose une philosophie de l’art pour le sauver de l’aliénation devant la

technique et la science interroge et l’auteur de Sein und Zeit interroge. De la même

façon qu’il a procédé avec ses prédécesseurs, nous l’interrogeons à notre tour sur sa

définition de l’humain et sur le secret de son originalité. Qu’a-t-il apporté de nouveau

puisque la curiosité et l’inquiétude autour de la question de l’homme, à laquelle il est

resté attaché et fidèle, persistent ?

Le travail que nous nous proposons d’accomplir présente une méthode allant du général

au particulier du plus récent au plus ancien. Une construction pyramidale qui fait appel

à la dialectique, en utilisant des éléments historiques et descriptifs selon la nécessité.

Après une visite dans l’histoire pour identifier comment la pensée en est arrivée à

s’interroger sur l’homme, nous proposons un regard d’ensemble sur tous les éléments

que Heidegger a mis en place pour construire sa pensée sur l’humain. Nous constatons

enfin que l’essentiel de l’humain se trouve déjà dans Sein und Zeit.

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Cette recherche se présente en trois parties, chacune se décompose en un nombre de

chapitres plus ou moins égaux, en fonction du contenu. Le chapitre lui-même est parfois

soumis à une graduation interne, quand c’est nécessaire, numéroté en chiffres romains.

Première partie : La lecture heideggérienne de la question de l’être et la question de

l’homme à travers l’histoire,

Deuxième partie : La question de l’être et la question de l’être de l’homme pour la

construction d’une pensée,

Troisième partie : Les éléments structurants du Dasein dans Sein und Zeit.

Dans la première partie, il est question de revenir sur l’évolution de la tradition

philosophique pour expliquer comment l’homme est venu à la question de l’être puis

s’en est éloigné. Heidegger essaie de ressusciter cette thématique en revenant à la

question de départ et en interrogeant l’histoire. La pensée de l’être est dynamique, elle

s’est transformée à travers les âges, mais le philosophe reste convaincu que la Grèce

antique a donné à la philosophie ce que celle-ci a de mieux : la question de la vérité et la

question de l’homme.

Dans la deuxième partie, Heidegger remet en cause tout ce qui a entravé sa pensée. Il

déconstruit la métaphysique parce qu’elle voile l’être et l’être de l’homme et le présente

comme un étant, une chose physique. Il s’oppose radicalement à l’humanisme et à

l’existentialisme pour le rôle obscur dont ils investissent l’humain, il dénonce

l’aliénation par la technique qui ne répond plus aux conditions de son essence. Pour

dépasser ces entraves, il propose de revenir à la notion de vérité, un sujet évident depuis

Platon. Et enfin, il fait intervenir les premiers éléments pour la construction du concept

de l’humain : le « penser », l’« agir » et le « langage ».

La troisième partie propose de mettre en valeur l’humain heideggérien avec toutes ses

spécificités, tel qu’il est présenté dans Sein und Zeit. Il parle d’un humain

essentiellement souci, construit sur l’affect avec ses angoisses et ses peurs.

Mais est-ce que Heidegger est, pour autant, parvenu à cerner l’homme dans sa

dynamique et son évolution ? A-t-il expliqué enfin ce que « humain » veut dire : cet

homme qui vit dans un monde auquel il n’est pas totalement assujetti mais dont il reste

profondément influencé ? La question reste posée.

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INTRODUCTION

Le problème philosophique qui interpelle intensément et continuellement la pensée est

celui de l’être humain. Heidegger lance un débat sur la délicate question de ce qu’est

« être », qu’il a dû déterrer des fins fonds de la Grèce présocratique. Cette initiative met

en évidence une double origine : en allant à la recherche de la vérité de l’homme, le

philosophe remonte d’abord aussi loin que permet l’histoire de la tradition, du moins en

Occident ; ensuite, il va à la question la plus simple qui a tenté de définir le fait que la

chose soit (l’être). En apparence, cette question n’a jamais cessé d’être présente à

travers les siècles, mais elle a subi tant d’ensevelissement qu’elle s’est confondue avec

la définition de ce qui est (l’étant). Difficile dans ce genre de situation de faire le point

sur la question de l’homme si la confusion est totale entre l’être et l’étant. Heidegger

décide donc de dissiper ce brouillard en passant en revue cette évolution.

La première question sur l’être que rapporte l’histoire, posée par les premiers Grecs est

généreuse, profonde et unifiée. Inclusive, elle ne précise pas l’humain en tant que tel,

parce qu’il est intégré dans la richesse du sens de « être », il est de fait avec tout ce qui

est. Malgré ça, Socrate et Platon ont tôt fait de poser la question de l’homme en

particulier. Pour eux, l’homme est le seul à porter la connaissance en lui, car il vient du

monde de la vérité, mais en arrivant dans le monde des apparences, il a tout oublié.

Quand il apprend, il se rappelle et s’humanise au fur et à mesure qu’il se rappelle. Donc,

l’humanité passe par la connaissance.

Après la richesse des concepts que les Grecs ont mis en place, le Moyen-âge sera

marqué par un excès de religiosité qui va engendrer un étouffement des individualités.

Mais les temps modernes feront preuve d’une réouverture de l’esprit individuel avec

l’apport des sciences et des mathématiques qui mèneront à un certain libéralisme

rationalisé, introduisant du même coup un besoin de quantification. Les sciences, qui se

séparent de la philosophie, s’autonomisent et se spécialisent, se concentrent sur des

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sujets de plus en plus pointus. La philosophie a perdu une partie importante de ses

préoccupations, elle ne fédère plus les sciences et essaie même d’aller dans le sens de

leurs besoins de précisions et d’exactitude. Une situation qui va provoquer une crise de

la pensée, un éclatement des valeurs idéelles, et la naissance d’une multitude d’écoles et

de courants.

A partir de là, la question de l’homme va revenir de façon cyclique à travers les siècles,

mais à chaque fois la question de l’être s’éloigne un peu plus et se laisse oublier. C’est

cette effervescence, héritage contemporain, qui servira de base à Heidegger pour

construire sa pensée.

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CHAPITRE PREMIER

HEIDEGGER ET LES INFLUENCES DE L’HISTOIRE

I. La construction de la question de l’être et les débuts de la question de l’homme en

philosophie

L’homme a commencé à philosopher depuis la nuit des temps, en s’interrogeant sur le

monde et sur lui-même. Sans nous étaler sur l’objet ou la nature des premières

questions, conséquence de besoins purement naturels, c'est-à-dire biologiques, et leur

évolution vers un sens plus abstrait, nous ne savons pas vraiment à quel moment ce qui

était purement besoin de quelque chose va devenir questionnement sur les choses, puis

questionnement tout court, soit « penser » le pourquoi de la chose et le pourquoi de soi.

Quelles ont été les premières questions et sous quelle forme ? Est-ce que l’acte de

penser constitue en soi le début de l’acte de « philosopher » proprement dit ?

Heidegger a tenté de retrouver les premiers éléments de l’interrogation philosophique

que la tradition a pu conserver par écrit. Son point de départ est la Grèce antique qu’il

considère comme le berceau de la philosophie occidentale. Certes, d’autres civilisations

antérieures ont surement apporté des éléments enrichissants cette histoire où la pensée

grecque a probablement puisé, mais ceci n’a pas été son pôle d’intérêt. Il s’intéresse au

moment où l’humanité, par le biais des Grecs, propose un modèle de pensée structurée

qui s’appelle aujourd’hui et par consensus, « philosophie », avec des écoles et des

courants où tous les thèmes de la tradition ont été posés, conceptualisés, réfléchis et

discutés et des hommes qui ont marqué à jamais l’esprit humain comme des sources

indubitables.

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Il s’interroge sur l’être, une question posée depuis les présocratiques1. Les premières

questions ne portaient pas encore sur l’homme mais sur les choses de la nature, l’origine

de la vie, le premier élément ou la cause première. La réflexion sur l’homme, au même

titre que tout ce qui existe, est une résultante de cette cause première. Le fait est que la

philosophie englobait toute la pensée, y compris l’homme qui est matériellement une

chose, un étant intégré à la nature. C’est cette pensée qui a donné lieu à ce qui a été

appelé la « Théorie de la physique » ou la « Théorie du commencement ».

La question qu’il retient comme le début de la pensée est : « Pourquoi il y a l’être et non

pas plutôt rien ? » Elle sera aussi le point de départ de Sein und zeit et de tous ses écrits

postérieurs. A travers le temps, les réponses ont engendré un débat d’idées qui va

pousser Heidegger à situer ce début de la question du sens de l’être dans un triangle

philosophique nécessaire. Ainsi, son premier regard se porte sur Parménide2, qu’on

désigne comme le fondateur de l’ontologie de l’être, un premier regard encore brut

qu’Aristote va affiner dans sa définition de « la science de l'être en tant qu'être ». Il

désigne aussi Héraclite3 l’obscur ou l’homme des paradoxes. Avant eux, il y a eu

Anaximandre4, le plus ancien à poser la question sur le commencement de tout. Ce trio

peut être d’emblée considéré comme la première école historique qui a influencé

Heidegger et orienté ses recherches.

Un autre trio l’interpellera un peu plus tard pour la cristallisation des concepts, c’est

Socrate, Platon et Aristote qui vont porter très haut la polémique du sens dans

l’évolution et par le développement d’une terminologie proprement philosophique,

1 - En tant que civilisation, l'Antiquité commence avec le développement ou l'adoption de l'écriture.

C’est donc une période qui recule au fur et à mesure que l’archéologie avance dans le déchiffrage du secret des écritures des premiers hommes. Historiquement, le passage à l'Antiquité se produit à différentes périodes pour différents peuples. Elle se termine aussi par différentes dates qui varient selon les régions du monde et annoncent le Moyen-âge.

2 - Parménide d'Élée (VI°- V° Av. J. C.), philosophe présocratique, célèbre pour son texte en vers. On

raconte qu’à 65 ans, il est venu à Athènes où il aurait rencontré le jeune Socrate, à peine âgé de moins de 20 ans, ce qui situerait sa naissance vers 520-510 Av. J-C., si on place le dialogue de Parménide vers 450-448 (Parménide de Platon, 127 b).

3 - Héraclite d’Éphèse avait quarante ans dans la 69

e olympiade de Diogène Laërce qui se déroule en

504-501 Av. J-C. D'après Aristote, il serait mort à l'âge de 60 ans, donc vers 480 av. J-C. Il a renoncé aux privilèges que lui donnait son statut de descendant de Codros, roi d'Athènes, à la faveur de son frère. On raconte aussi qu’il a été persécuté pour athéisme.

4 - Anaximandre de Milet (610-546 Av. J. C.) est un grand maitre qui s’est prononcé sur la philosophie,

l’astronomie, la physique, la biologie, la géométrie et l’histoire. Il est aussi le premier à avoir consigné ses travaux par écrit. Il aurait succédé à Thalès comme maître de l’école milésienne et a eu Xénophane, Pythagore et Anaximène comme élèves.

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engageant les prémisses de la question sur la condition humaine. C’est là que la

question de l’existence de l’homme est devenue une réalité.

Heidegger a largement puisé dans les thèses de toutes les époques de la Grèce, il en a

même fait sa réserve. Il n’y a pas un penseur, ni une école, ni un courant qu’il ait omis

de citer1. Tous les thèmes dont il traite sont aussi, peu ou prou, rattachés à cette source

historique : le temps, l’étant, le mouvement, l’idée et bien sûr l’être.

Il ne serait pas faux de dire que la question de l’être est un fait historique. Sa naissance

est une interrogation qui ne trouvera pas de réponse mais alimentera la pensée pendant

des siècles, traversant l'histoire de la philosophie pour ne pas dire qu’elle est, en quelque

sorte, cette histoire. Quel qu’en soit le motif, la cause, l’objet, ou le moyen d’accès, elle

est présente à tous les niveaux. Elle se veut parfois explicite, lorsque chez les Grecs, elle

désigne la question de l’origine, des éléments ou du sens et se confond ainsi avec

l’histoire de la philosophie, et parfois implicite quand la science interroge des

phénomènes différents, détaillés, visiblement éparses pour identifier leur cause et définir

leur utilité. Au plus profond de la réflexion, les questions scientifiques constituent des

réponses à la question de l’être.

Les philosophes anciens, qui ont veillé à ce que l’existence de l’étant ne camoufle pas

l’être, faisaient de l’homme la « clairière » (un terme fortement heideggérien) qui

permet que tout cela soit. Heidegger a voulu ressusciter cette volonté de reposer la

question dans son état entier, dans son intégralité, distinguant l’être de l’étant et

exprimant l’homme de façon implicite. Mais il sait que si la philosophie pose encore les

mêmes questions, les choses de la tradition ont beaucoup changé, passant de la

conviction naïve que l’eau est l’origine de toutes choses, a un monde qui nage dans

l’atomique, l’industriel et le nucléaire.

1 - Heidegger a consacré au Grecs des ouvrages de référence comme Parménide. Il leur dédie aussi

d’importants chapitres dans plusieurs ouvrages comme « La parole d’Anaximandre » dans Chemins qui ne mènent nulle part, « La doctrine de Platon sur la vérité » dans Questions I et titres grecs comme « Moira », « Logos » ou « Ousia » dans Essais et conférences et enfin il provoque des débats en présence des Grecs dans des parallèles avec des penseurs d’autres époques comme « Hegel et les Grecs » dans Questions II.

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A. La question du commencement ou la question de l’être

Anaximandre de Milet est historiquement le premier philosophe à avoir posé la question

du sens de l’être. Il a tenté de décrire et d’expliquer l'origine et l'organisation de tous les

aspects du monde d'un point de vue que l'on qualifierait aujourd’hui de scientifique. Les

philosophes et les commentateurs contemporains estiment, pour cette raison, que ses

théories représentent une étape révolutionnaire essentielle dans l'histoire des sciences et

de la philosophie. C’est aussi le premier philosophe connu qui a consigné ses travaux

par écrit, mais seuls quelques fragments nous sont parvenus. Sur la question de la vérité

de l’être, il dit :

« D'où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent sombrer en

perdition, selon la nécessité; car elles doivent expier et être jugées pour

leur injustice, selon l'ordre du temps1».

Anaximandre cherche l'origine ou le principe de toutes choses. Il emploie le terme

arkhê, pour dire le commencement en Grec et ainsi nommer cette origine, objet de sa

recherche. C’est un point de départ important, car il est le premier à désigner un point

pour exprimer le début de tout ce qui « est ». Mais que veut dire « d’où » ? Est-ce un

début dans l’axe du temps ou un espace donné ? Car « où » est d’abord un adverbe de

lieu. Le premier temps vécu, le premier espace occupé, c’est le début de l’interrogation

philosophique, une origine perpétuelle parce qu’elle engendre continuellement ce qui

est là où il est quand il est.

Anaximandre utilise aussi le terme d’apeiron2 pour dire « début », comme un point de

départ, le sens est plus lourd dans son « originellité » c’est le commencement ou le

« principe de toute chose », il engendre mais il est inengendré, il est infini, illimité,

indéterminé3. Il désigne aussi la matière ou la substance originelle et l’espace qui

1 - Ce texte a d’abord été traduit par Nietzsche de façon quasiment identique dans un cours prononcé à

Bâle en 1873 sur Les philosophes pré-platoniciens avec interprétation de fragments choisis. Il dit : « Or, de là où les choses s’engendrent, vers là aussi elles doivent périr selon la nécessité ; car elles s’administrent, les unes aux autres, châtiments et expiation pour leur impudence, selon le temps fixé ». (Voir Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 387.)

2 - Apeiron vient de peiras, la limite, avec le préfixe privatif «a-» pour dire l’illimité. Hippolyte de Rome

(IIème

siècle) et Simplicius (VIème

siècle) attribuent à Anaximandre la paternité de l'usage d’Apeiron pour désigner « le principe originel ».

3 - Le terme Apeiron est utilisé par Aristote dans Le Politique, traduit par Jean François de Champagne,

Chapitre du Livre Xénophane et Gorgias.

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englobe cette matière, le réceptacle de tout, éternel et indestructible, la cause complète

de la génération et de la destruction de tout. Ce n’est pas encore un élément comme les

quatre premiers éléments, l’air, le feu, la terre ou l’eau, ni plus dense ni plus subtile,

mais il pourrait être leur source. S’il est une matière, c’est au sens brut, l’élémentaire

qui donne sens à « être en général».

Ce terme peut aussi faire référence à la « permanence », qui accompagne le fait que les

choses soient, de leur naissance à leur fin, ou de leur constitution à leur destruction.

C’est probablement cette présence qui rappelle la relation entre le principe d’origine

jusqu’au présent et le principe du devenir jusqu’à la fin ou la mort, qui a inspiré

Heidegger dans la notion d’« existentiel », surtout si on substitue à la fin le terme de

« finitude ».

C’est donc avec deux notions, l’arkhê, le point de départ ou la source et l’apeiron la

continuité, qu’Anaximandre construit la première théorie sur l’origine de la « vie », le

commencement. Mais il ne dira pas si l’apeiron est intégré ou distinct de l’espace et du

temps, s’il est une origine physique ou temporelle. Ce terme sera repris par Aristote,

donnant lieu à de nombreuses interprétations, considérant qu’il contient toutes les

qualités qui se sépareront de lui par la suite et qui formeront le devenir, il est porteur

d’une matière en devenir, tout en état intrinsèquement distinct de cette matière qu'il

produit : il n'est rien de matériel, ne contient pas littéralement ce qu'il produit, car,

n'étant pas qualitativement défini, il n'est pas composé non plus. Il n'est donc ni un

mélange ni un intermédiaire entre les éléments, et il ne sera pas plus l'espace infini que

la matière, de même qu'il n'existera pas dans le temps, puisqu'il est aussi à l'origine du

temps1.

Heidegger le considère comme l’origine de tous les thèmes de la vérité de l’être, le

principe, la cause première, les premiers éléments. C’est un tout qui témoigne

qu’Anaximandre a été le premier à ouvrir une porte qui ne se refermera jamais. Ainsi

posé, le principe d’apeiron donne lieu à l’interrogation sur la formation de l'univers, le

cosmos, ce qui va permettre de voir plus en détail le problème de la naissance des

choses. Et c’est devant ce genre d’impasse que naissent les sciences.

1 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, Traduction : Wolfgang Brokmeier, Paris :

Gallimard, nouvelle édition, 1980, p. 338.

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En plus d’Anaximandre, Heidegger s’est longuement penché sur la pensée de

Parménide et cette Héraclite, qui, peut-être dans l’ignorance totale des efforts du

premier, se sont interrogés sur l’origine des choses, apportant leurs contributions à la

construction de l’édifice philosophique.

Contemporains à quelques années près, Parménide et Héraclite sont, dans l’histoire,

dichotomiquement inséparables. Pourtant, l’un est d’Elée et l’autre d’Ephèse, l’un parle

de permanence et l’autre de devenir, séparant ainsi deux concepts fondamentalement

rattachés chez Anaximandre. Mais leurs deux noms restent liés à jamais parce qu’ils ont

fait chacun l’épreuve de la vérité en son essence, en interrogeant l’être de la même

façon.

Parménide a connu, dans son jeune âge, le vieux Pythagore qui le rapproche de la

pensée Logique, même si c’est Aristote qui exploitera ce domaine. On dit qu’il est peut-

être le disciple de Xénophane qui a été disciple d’Anaximandre. Il a aussi rencontré

Socrate alors qu’il avait 65 ans et le philosophe de la maïeutique n’en avait que vingt.

C’est cette rencontre qui va permettre aux historiens de situer approximativement sa

date de naissance, vers 510Av.J.C. Son poème Sur la nature le rend familier de Diogène

Laërce (III Av. J. C.) qui en parle beaucoup, alors que Platon lui consacre un Dialogue1.

Parménide présente l’être comme un fait évident et pose avec force toutes les questions

essentielles le définissant, dans une sentence consacrée à travers les siècles, quand il dit:

« Car la même chose sont pensée et Etre2. »

Ce rapport d’identité ou de similitude entre le fait d’être et le fait de penser va créer un

mouvement dans la pensée philosophique qui dépasse l’espace Grec de l’époque à des

dimensions universelles marquant toutes les époques. L’Occident post-moyen-âge

trouvera en cela un moyen de relance et d’éveil qui engendrera les temps modernes et

contemporains. C’est cela que Heidegger mettra en évidence.

Il met aussi en évidence Héraclite qui voit en l’être un devenir. Mais il est moins

loquace que Parménide, plus triste, obscur et difficile à lire, surtout qu’il ne ponctuait

pas ses textes1.

1 - Parménide, in Encyclopédie universalis, V. 13, p. 1112-1113.

2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, Traduction : André Préau - Paris : Gallimard, 1958, p. 279.

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Le livre De la nature d’Héraclite aurait pu connaitre le sort que la République de Platon

ou de L’Ethique d’Aristote, mais c’est un livre difficile à lire, avec une phraséologie

complexe et des formules paradoxales abondantes. C’est pour cela d’ailleurs

qu'Héraclite est surnommé l'Obscur. Il est donc tombé dans l’oubli. Même Aristote se

plaignait de sa confusion, en disant : « C'est tout un travail de lire Héraclite, il est

difficile de voir si le mot se rattache à ce qui précède ou à ce qui suit. Par exemple au

commencement de son ouvrage, il dit : le logos / ce qui est / toujours / les hommes sont

incapables de le comprendre. Comment savoir à quoi toujours se rattache2 ?»

Un vers du cinquantième fragment, longuement analysé et discuté, plonge le lecteur

dans la pensée de l’être :

Si ce n’est pas moi, mais le sens, que vous avez entendu,

Il est sage alors de dire dans le même sens : Tout est Un3.

C’est en hiver 1943-1944, que Heidegger présente le cours4

sur « La parole

d’Anaximandre5 ». Une année plutôt, il a dispensé le cours sur Parménide

6, mais

1 - On raconte qu’après avoir finalisé son travail, Héraclite l’a déposé sur l'autel d'Artémis qui se situe à

la frontière entre le monde civilisé et le monde sauvage. Il contribue ainsi à la mission d’enseignement dont la déesse est chargée. Le pouvoir d’Artémis est en effet d’accompagner les hommes et les animaux vers le savoir en les initiant à la vie adulte.

2 - Aristote : Rhétorique, III, V, 1407 b. 11.

3 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 249.

4 - Ce séminaire est un événement unique et un enseignement sans précédent, qui a été repris, à

posteriori, par des professeurs de différentes universités.

5 - Séance enregistrée du séminaire de Gérard Guest du samedi 27 octobre 2012 sur le site Paroles des

jours, sous le titre de « Rappels et repères, l’Ereignis sur le chemin d’Anaximandre », il dit : « Ce penseur singulier va consacrer des saisons entières aux présocratiques au moment où le monde sombre dans le chaos d’une guerre sans merci. Ce qui a fait réagir Sartre qui ne comprenait pas comment un philosophe peut-il s’intéresser à ces vieilleries au moment où le monde subissait des changements de fonds et le marxisme s’apprêtait à sauver l’humanité ».

Consulter : http://www.dailymotion.com/video/xuqcr5_guest27-1_creation?start=6

6 - Le texte a été publié en 1982, dans l’édition Klostermann des Œuvres complètes de Heidegger. Il est

traduit intégralement en français en 2011 dans une œuvre séparée. On trouve un extrait dans Essais et conférences, sous le titre Moîra, p. 279-310.

Parménide est aussi un dialogue écrit par Platon dans la dernière partie de sa vie qui correspond à un refus du système philosophique qu'il avait soutenu jusque-là. Cette œuvre représente un tournant majeur dans la philosophie platonicienne et occidentale en général.

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Héraclite ne bénéficiera de cet intérêt que plus de 20 ans après, au semestre d’hiver

1966-19671.

Pourquoi s’intéresser aux présocratiques à un moment où le monde vit un

bouleversement radical ? S’agit-il de montrer un total désintéressement de

l’environnement immédiat, où de rappeler que la solution aux problèmes du monde

moderne ne peut avoir lieu si ses contemporains ne reconsidèrent pas leur rapport aux

anciens ?

Le passage d’Anaximandre à Parménide montre l’évolution vers une pensée mieux

organisée, mieux structurée. La question de l’être est explicitement posée. « l’Etre est »

et il est pensé, ce qui signifie que le « non Etre n’est pas» et ne peut être pensé. Or, c’est

sur ce « raisonnement » que le fait de « penser » se construit en philosophie. En clair,

Parménide pose le problème de l’être de façon dialectique, il a pleinement identifié Etre

et Penser, en distinguant la pensée vraie de son contraire, en exposant la manière de

penser les deux et en faisant exclure le faux par le vrai.

Des fragments de Parménide, Heidegger retient l’étonnement et l’émerveillement que

suscite ce fait mystérieux et extraordinaire qu’il appelle « le fait originaire ». Il souscrit

à cette conception en disant que « l’être est, simplement, es gibt Sein2. » Il reconnaît

aussi le rapport de négation que l’être entretient avec le rien ou le non-être, « que l’être

soit différent du non-être, c’est ce dont nous ne doutons pas3 ». Par là même, il admet la

valeur capitale du terme « avoir » comme verbe et comme état de présence, une

extension qu’il donne à la pensée pour la lancer dans une dimension nouvelle, elle n’est

plus juste un « être » abstrait quelque part, mais un « il-y-a » dans un lieu donné à un

moment donné, introduisant ainsi la notion d’espace et la notion de temps.

D’après Heidegger, la sentence de Parménide est à chaque fois d’actualité, elle s’impose

à tous les siècles et pose la question à laquelle chacun tente de répondre, établissant des

1 - Les conférences seront publiées dans Héraclite, traduit par Jean Launay et Patrick Lévy, Gallimard,

1970. Le fragment « Alèthéia » est publié dans Essais et conférences, p. 311-341.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, Traduction française : « Etre et Temps », Rudolf Boehm & Alphonse

Waelhens, Paris : Gallimard, 1964, réédité en 1986, p. 159.

3 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, traduction française : Gilbert Kahn, Paris :

Gallimard, 1952. p. 205. Ce texte a été repris dans les Œuvres complètes n° 40, Paris, Gallimard, 1967.

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vérités toujours plus profondes. Il est le premier à avoir posé la question de l’être en

prenant conscience du « mystère originel de toute la pensée1».

Heidegger annonce enfin, que le dialogue avec Parménide ne prend pas fin, non

seulement parce que, « dans les fragments conservés de son Poème, maintes choses

demeurent obscures, mais aussi parce que ce qu'il dit mérite encore et toujours d'être

repensé2.» Danic Parenteau expose la notion de « fait originaire » tel qu’il est présenté

chez Parménide, dans un parallèle que Heidegger a essayé d’appliquer à « la différence

ontologique » de sa propre pensée, ce qui sera à l’origine de débats controversés3.

Héraclite, quant à lui, met en évidence les notions de « dire », « entendre », « sens »,

« tout » et « un ». Or, pour Heidegger, « le dire », « le sens » et « l’entendre » font

référence au logos qui regroupe la parole, le « tout » signifie le monde ou l’unité et le

« un » signale la multiplication et l’identification des choses ou les étants. La nouveauté

se situe dans la construction d’un rapport entre « dire » et « entendre». Héraclite a ainsi

introduit un « énoncé4 » en relation avec un énonceur, un auteur ou un auditeur et un

contenu portant du sens : « vous avez entendu ? », faisant référence à celui qui dit et

celui qui écoute, pour dépasser les choses qui sont dites dans l’absolu, vers un

interlocuteur défini. On peut aussi déceler entre « tout » et « un » une relation implicite

qui annoncerait la distinction entre un monde unifié des idées et un monde matériel

éparpillé. Ce que Platon mettra en exergue.

Le logos est un terme profond. Important et complexe, Aristote l’associe au discours qui

signifie beaucoup plus qu’une simple parole. Heidegger retient ce sens qu’il traduit par

Rede, en évoquant toutes ses dérivées, allant chercher ce qui dans Rede permet de

l’interpréter comme la manifestation de quelque chose. Il manifeste en effet avec des

mots ce que la chose est en soi, ce dont on discourt, ce qu’elle veut dire. C’est un « faire

voir » mais au sens simple et élémentaire, qu’Aristote distingue de tout accord entre la

chose et le sens pour parvenir à une vérité5.

1 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, Traduction : Roger Munier, Paris : Aubier, 1983p. 35.

2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 448-449.

3 - Danic Parenteau : Du recours heideggérien à la thèse ontologique de Parménide : sur la différence

ontologique comme le fait originaire, in : Erudit, Horizons philosophiques, vol. 14, n° 2, 2004.

4 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 250.

5 - Martin Heidegger : Le Sophiste, traduction J. F. Courtine, Paris, Gallimard, 2001, p. 550.

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Heidegger a consacré au logos un chapitre dans Essais et conférence1, le même chapitre

d’ailleurs qui parle du Fragment 50 d’Héraclite. Seulement, le terme a un sens prolixe

qui va évoluer à travers le temps. Il est la racine de la logique et le suffixe de disciplines

scientifiques pour désigner le savoir et la connaissance, leur donnant sens et légitimité.

Au-delà du discours que traduit verbium « le verbe », il peut aller jusqu’à vouloir dire

« la raison du monde », un terme rapporté en latin par ratio « loi du monde ». Mais on

est déjà dans les accords postérieurs à Aristote, fort éloigné du sens qui intéresse

Heidegger.

Dans cette lecture du fragment d’Héraclite, Heidegger parle aussi d’échange, de partage

et de compréhension. Tout comme il l’a fait avec le logos, il renvoie à chaque fois le

lecteur au sens primaire des mots, pour se rapprocher du « dire » et du « sens » et

propose une esquisse du « parler » qui va du « dire » au sens originel de « l’étendre »,

accédant ainsi à la découverte des sens. Le dire, le son, l’oreille, l’entendre… nous

interrogent sur le rapport de l’entendre à l’entendement ou à l’entente (accord) 2

.

Pour mettre en évidence et au même niveau « l’entendre » qui existe chez tous les êtres

doués de capacité de comprendre, Héraclite commence par écarter celui qui parle : « ce

n’est pas moi, mais le sens ». Il crée un lien entre « l’entendre » et le « sens » de la

chose. Puis il rapproche et joint deux opposés : Tout et Un, « il est sage de savoir que

Tout est Un », trouvant dans la simplicité de ces deux termes une infinité de sens

apparemment inoffensifs qui nous rapprochent de l’être et de l’étant.

Il reprend le mode de représentation d’Héraclite, repense ses paroles et mesure toute

l’étendue de ce qui est pensé en elles, dans un sens habituel qui leur est donné. Il

dit : « Il est sage d’écouter les parole du logos et d’avoir une attention au sens de ce

qu’il dit, en répétant ce qui est entendu. Dans l’expression « Tout est Un », le logos

déploie son être. L’Un est l’Unique au sens de ce qui unit et non de ce qui isole. Il

rassemble ; les étants éparpillés sont rassemblés, ramassés, écoutés par l’être qui par là

même les dévoile chacun dans son rôle3. »

1 - Martin heidegger : Essais et conférences, p. 149.

2 - Ibid.

3 - Ibid. p. 266.

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C’est ainsi que Heidegger fait des trois philosophes présocratiques les piliers de la

question de l’être : Anaximandre qui l’a posée dans les termes du principe et de

l’illimité, Parménide qui l’a conçue comme pouvant être pensée et l’a opposée au non-

être qui lui ne peut être pensé et Héraclite qui a introduit, comme un tout, l’Un qui se

pense et donne du sens aux étants qui se laissent penser et ont chacun un sens

intrinsèque.

B. La naissance de la question de l’homme et de sa vérité

Jusque-là, la philosophie a posé la question de savoir qu’est-ce que « être », incitant au

« penser » dans un sens élémentaire et originel, qui ne dépassait pas ce seuil dans la

haute antiquité.

Heidegger introduit, pour la suite, un autre trio : Socrate, Platon et Aristote, qui

commenceront par concevoir les prémisses d’une explication plus complexe. Quand la

sentence de Socrate « connais-toi toi-même1 » se pose à la pensée, elle se dresse comme

un appel à la connaissance. L’histoire la reconnait comme le début de la théorisation ou

un appel à la théorie, engendrant l’origine de l’épistémologie et de la morale, et non

simplement une incitation d’ordre général. C’est aussi les débuts de ce qui s’appellera

« la métaphysique », qui modifie peu à peu le contenu de la relation entre l’être et

l’étant et lui enjoint des éléments nouveaux, ouvrant sur plusieurs disciplines qui

s’interrogeront sur l’homme.

Cette maxime riche en sens signifie que tout individu est porteur de connaissance, qu’il

est en mesure de faire sa propre analyse de lui-même et de ce qui l’entoure. Mais

Socrate n’a pas laissé d’écrits. C’est Platon qui, dans un contenu dense et structuré, va

confirmer dans l’homme cette capacité de se connaitre, ce qui conduira plus tard à la

« Théorie de la connaissance ». Aristote, enfin, va s’étaler sur ce qui donnera la

« Théorie de la logique » en faisant la promotion de l’intelligence. Cette période a aussi

permis la naissance de ce qui sera « la vision épistémologique » et surtout « la question

métaphysique » qui va continuer son influence au-delà de la Grèce antique.

1 - Cette maxime n’est pas exactement de Socrate, c’est une devise inscrite à l’entrée du temple de

Delphes que Socrate a reprise. Elle figure au fronton du panthéon des grandes phrases philosophiques, consacré à Apollon.

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Ce trio a occupé Heidegger quelques décennies. Même si Platon a bénéficié de plus

d’attention. Socrate, qui a probablement rencontré Parménide, n’a rien écrit mais il s’est

fait connaitre par des disciples comme Aristophane et surtout Platon puis Aristote.

L’avantage par contre est que sa pensée a bénéficié d’une transmission directe, ce qui

rend les sources très fiables. On lui attribue principalement les fondements de la

philosophie morale et de la philosophie politique, il était cité de son vivant même et

était choisi comme le héros de plusieurs textes philosophiques et dialogues qui ont

marqué l’histoire, notamment chez Platon. Il est le modèle de la philosophie, jusqu’à sa

mort qui représente la noblesse de la mort du philosophe.

Heidegger reconnait qu’avec Socrate, la philosophie s’est engagée dans une pensée

structurée, plus riche, plus complète. Les premiers pas de la dialectique et l’invention de

la maïeutique1 ont révolutionné la pensée. Socrate qui présuppose que la vérité est

enfouie en chaque individu, utilise un dialogue orienté pour la révéler. Pour lui, toute la

connaissance se trouve dans l’homme, il s’agit de trouver l’accès pour aller vers elle.

Dans la République, où Socrate est fort présent, Platon propose la « Théorie des idées ».

Un grand projet qui s’étendra sur des siècles de connaissances et de savoir où il affirme

l'existence d'une réalité immatérielle cachée, d'un monde impérissable qui transcende la

réalité sensible et les étants. Cette nouvelle façon de regarder le savoir va donner un

sens à la réflexion ontologique et remodeler la pensée de l'Etre en créant des êtres

uniques. Désormais, la présence de l’être n’est plus tributaire de la présence de l’étant et

de sa multiplication. L’être « existe » en soi, il a une autonomie et une présence propre.

Pour cette particularité, Aristote dira que son maître est le pionnier d’une pensée de

l’essence, c’est-à-dire de l’Eidos qui serait «cause et principe» de l’étant2. Est-ce un

prolongement de l’infini inengendré d’Anaximandre ? C’est en tout cas la suite dans la

construction de l’édifice de la pensée ou de l’idée.

La théorie des idées a fait faire des pas de géant au développement de plusieurs

disciplines encore à l’état embryonnaire. Elle ouvre le débat sur l’homme alors que

jusque-là primait la question originelle de l’être en général. Elle s’interroge sur la

maîtrise des passions et la promotion de l'action aux préceptes éthiques, ce qui va 1 - Le terme « maïeutique » est utilisé dans divers domaines. C’est d’abord l’art de faire accoucher les

femmes, qui était le métier de la mère de Socrate. Par extension, le terme prend d’autres significations, Socrate parlait de « l'art de faire accoucher les esprits ».

2 - G. H. Gadamer : Chemins de Heidegger, traduction, Jean Grondin, Paris : Vrin, 1983, p. 7.

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donner lieu au développement de la psychologie. Dans Théétète, Platon tente de définir

la nature du savoir humain, favorisant ainsi la naissance de ce qui s’appellera

l’épistémologie, reprise par ses contemporains et ses successeurs. Épicure développera

toute une théorie empiriste de la connaissance afin de déterminer les critères que doit

remplir une connaissance pour être vraie, renforçant la théorie de l’éthique, alors

qu’Aristote et les stoïciens vont fonder une logique aux multiples critères.

L’aventure de l’influence socratique commence pour Heidegger par la lecture du livre

de Brentano1 De la signification multiple de l’étant chez Aristote paru en 1862. Il

dispense ainsi dès 1920 une série de cours sur Aristote. Mais c’est la République par

« L’Allégorie de la caverne2 » qui ouvre la voie à la question de l’homme comme

essence, comme responsable de ses actes et comme accès privilégié à la connaissance3.

Cet ouvrage représente pour lui une magnifique avancée de la question de l’être avec

une première ébauche consacrée « au concept d’homme4 ».

Platon pose le problème de la vérité telle qu’elle se présente dans la théorie des

éléments. Mais il parle de l’idée, alors que les présocratiques voyaient l’être à la

manière d'un étant indéterminé. Pour lui, l’idée ne s’identifie pas à l’être, elle le

remplit5. Ce qui va évoluer avec Aristote vers la notion de substance, faisant de l’étant

quelque chose que l’être contient6.

1 - Franz Clemens Brentano (1838 - 1917), philosophe et psychologue catholique allemand, professeur

d’Edmund Husserl, il a remis au premier plan le concept médiéval d'intentionnalité, qu'il a tiré de l'interprétation d'Aristote par Thomas d'Aquin et les philosophes médiévaux. Il tente à partir de ce concept de faire de la psychologie une science positive et empirique, s'interroge sur l'immortalité de l'âme et développe une métaphysique de type réaliste.

2 - « L’Allégorie de la caverne » raconte l’histoire de prisonniers enchainés depuis des temps

immémoriaux dans une caverne tournant le dos à la lumière et fixant le mur en face d’eux. A l’extérieur, un feu brûle devant la porte et projette des ombres sur la paroi. Un prisonnier vient à sortir et découvre que ce qu’il voyait n’était que des ombres de personnes et de choses réfléchies sur la paroi de la grotte. Mais à son retour dans la grotte, troublé par la lumière, il n’aperçoit même plus les ombres que les autres distinguent encore parfaitement.

3 - Alphonse De Waelhens : « Heidegger, Platon et l'humanisme » ; In: Revue Philosophique de Louvain.

Troisième série, Tome 46, N°12, 1948. pp. 490-496.

4 - Heidegger s’intéresse à Platon en 1930, d’abord par un petit texte Platons Lehrevon der Wahrheit, mit

einem Briefiiber den Humanismus qui a été traduit en français « Heidegger, Platon et l'humanisme », avant d’y revenir dans des dimensions plus que respectables, dans le Sophiste.

5 - Alphonse De Waelhens : « Heidegger, Platon et l'humanisme », p. 494.

6 - Ibid.

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25

« L’Allégorie de la caverne » éclaire Heidegger sur plusieurs aspects nouveaux relatifs

aux concepts de l'être et de la vérité dans la théorie antique. Il relève les concepts

d’événement, de changement et d’évolution : l’histoire se présente comme un tableau

sur plusieurs scènes. Il relate une histoire représentant des situations humaines qui se

succèdent, évoluant de l’ignorance à la connaissance en passant par le doute.

L’ignorance est représentée par les prisonniers, la connaissance par la lumière ou le

soleil et le doute par l’éblouissement ou l’embrouillement dû à la lumière. Tout

changement, qu'il soit une amélioration ou une aggravation, est un événement qui

entraîne, chez ceux qu'il affecte, une confusion complète modifiant leur état de

connaissance1. Cette série de passages d’un état de connaissance à un autre état de

connaissance déroutent la personne et changent son rapport à elle-même et son rapport

aux autres : les hommes, l’espace, les choses…, modifiant son appréciation de la vérité

et son rapport à elle-même, c’est le doute qui s’installe. Même si l’homme détient la

connaissance qui se trouve en lui, il faut qu’il aille vers elle. Or, cette décision de devoir

aller chercher la lumière, l’éclairage, la connaissance est difficile à prendre, parce

qu’elle va le modifier de l’intérieur, l’isoler, l’esseuler ; c’est ce qui donne lieu à

l’angoisse qui s’identifie à l’inquiétude ou au souci d’un homme face à un monde

difficile d’accès. Une fois, trouvée, cette lumière va le pousser à s’interroger sur la

vérité antérieure et la vérité ultérieure, installant le doute dans la naïveté de son

appréhension.

Cet homme, que Platon a choisi parmi les personnes attachées face au mur, pour aller

vers la lumière, doit passer par plusieurs niveaux ou plusieurs paliers de connaissance

pour accéder à la vérité. Les présocratiques parlaient déjà de « dévoilement » ou

l’alèthéia. C’est ce que Heidegger a nommé Lichtung (la clairière ou l’éclaircie). Mais

la phase intermédiaire qui consiste à aller vers la vérité, Platon l’appelle la paideia. Elle

signifie la « découverte de la vérité», introduisant la décision d’aller vers, la volonté de

vouloir dépasser un état, la dynamique de l’action. En fait, toute la connaissance se situe

dans la liaison subtile entre l'alèthéia et la paideia, un niveau intermédiaire entre

le dévoilement et la découverte2 qui présuppose une volonté qui diffère d’une personne

1 - Ibid, p. 492.

2 - Ibid. p. 491/493.

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26

à l’autre. Est-ce que l’homme veut vraiment aller vers la lumière, se distinguant de ses

semblables et s’isolant par la même occasion ?

La lumière c’est l'idée, la connaissance du Bien. Seule l'idée fait de chaque chose ce

qu'elle est vraiment, elle comporte la vision et ressemble au soleil, car les deux sont

lumière. Tout comme on ne peut regarder le soleil, on ne peut voir l’idée, mais les deux

aident à éclairer tout ce qu’il y a autour par leur clarté. Il va de même pour l’être. Nul ne

peut voir l’être, difficile à concevoir ou à réfléchir, mais par sa présence, tous les étants

deviennent visibles1.

Socrate, Platon et Aristote étaient, pour Heidegger, des fréquentations régulières.

Plusieurs penseurs contemporains2 montrent leur importance dans son orientation et

dans les choix qu’il a opéré3, jusqu’aux termes utilisés, comme Gewissen

4 (origine) ou

encore la formulation de la problématique de l'être du Dasein. Pour Destrée, Heidegger

a même modifié le regard du lecteur à Aristote redéfinissant l’intérêt qui lui est porté et

les interprétations qui lui sont consacrées5. Au moment où Heidegger opère une

déconstruction de la tradition métaphysique à partir d'une élucidation des présupposés

de la philosophie d'Aristote, celui-ci accompagne Heidegger dans la mise en œuvre de

sa propre problématique6.

Placer le Dasein dans l’être, c’est pour Heidegger, être en accord avec les Grecs chez

qui la question sur la vérité de l’être fonde le principe de toute chose, et fonde l’humain

en tant que tel.

II. La naissance de la métaphysique et les influences du Moyen-âge

1 - Ibid, p. 491.

2 - J. Taminiaux : « Heidegger et les Grecs à l'époque de l'ontologie fondamentale », in : Études

phénoménologiques, 1985 (1), p. 95-112.

3 - La République de Platon a été pour Heidegger d’une importance capitale. Mais il a aussi beaucoup

apprécié les œuvres d’Aristote notamment Éthique à Nicomaque, Rhétorique et De Anima.

4 - H. G. Gadamer : Les chemins Heidegger, p. 32.

5 - Pierre Destrée : « Une mise à l'épreuve d'Aristote à partir de Heidegger » ; In: Revue Philosophique de

Louvain. Quatrième série, Tome 87, N°76, 1989. p. 629-639.

6 - Ibid. p. 630.

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Nous avons vu comment la pensée grecque installe harmonieusement l’humain à

l’intérieur de l’univers et de la création. Mais déjà Platon le confronte à la connaissance

de son moi-propre en l’engageant dans une inquiétude qui ouvre la voie aux questions

fondamentales de la recherche de la vérité.

Le Moyen-âge1 va développer cette dimension platonicienne et lui donner un sens et un

contenu différents. Les thématiques ne sont pas différentes, elles concernent la

recherche des causes et des premiers principes, comme la connaissance de l'être absolu

ou la cause première de l'univers, de la nature et de la matière. Il y a aussi la question de

la connaissance de la vérité et de la liberté humaines. Mais les médiévaux vont rajouter

des dimensions nouvelles pour orienter autrement la pensée en développant des notions

étrangères aux anciens comme l’inconnu ou la face cachée de l’être, alors que la

question du sens de l’être en général va être de plus en plus marginalisée, puis

totalement occultée. L’intervention de la religion monothéiste va radicalement modifier

les données. En essayant de trouver un accord entre la pensée humaine et la volonté de

Dieu, ils vont peu à peu modifier l’accès à la question des origines en mettant en

évidence la question du créateur et de sa créature. Toutes ces thématiques seront

regroupées dans ce qui s’appellera « La métaphysique », qui théoriquement a pris

naissance chez Aristote. Mais dans la pratique, les thèmes abordés sont nettement

distincts en contenus et dans leur orientation2.

Ceci gène profondément Heidegger qui rejette, de façon générale, toute forme de

créationnisme, il n’admet pas l’idée que l’essence précède l’existence, ni le dualisme

âme et corps ou le dualisme entre l’éternité et le temps, ainsi que toutes autres idées

prônées par la métaphysique scolastique, pas du tout convaincantes. Il veut dépasser la

notion d’éternité au profit exclusif du temps, en faisant dépendre Dieu de l’être3.

1 - La pensée du Moyen-âge s’étale sur un millier d’année. Elle a d’abord débuté vers le VI

ème siècle dans

des monastères, par des ordres religieux qui proposent peu de pensées individuelles, jusqu’à ce que l’église réforme l'ordre monastique. C’est à partir du X

ème siècle que commencent à défiler des noms

connus. Dans un premier temps, il sera question d’une remise en cause de la théorie des idées de Platon, dans un second temps, ce sera la redécouverte de la philosophie antique à travers la logique aristotélicienne.

2 - Tous ces éléments seront développés dans la deuxième partie du présent travail.

3 - Hugo Ott: Martin Heidegger, Eléments pour une biographie, trad. J.-M. Beloeil, Paris : Payot, 1990,

p.90-92.

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28

Malgré ces réserves, Heidegger va puiser dans la pensée médiévale pour construire sa

conception de l’homme, même s’il s’est surtout attardé sur ceux qui, philosophes ou

théologiens, avaient une histoire avec le religieux, ceux qui ont essayé de mettre en

avant un humain capable de croire par lui-même, de penser par lui-même, d’apprendre

par lui-même et de situer par lui-même les limites entre les voies du bien et les voies du

mal.

Il choisit saint Paul qui parle d’une « foi chrétienne primitive » qu’il oppose aux

questions décisives, Martin Luther qui revendique la connaissance religieuse pour tous,

saint Thomas d'Aquin, plus conciliant, qui tente de faire converger la pensée chrétienne

et la philosophie d'Aristote, en distinguant les vérités philosophiques des vérités de la

foi.

Dans un cadre plus philosophique, il apprécie saint Augustin qui expose, dès le

quatrième siècle, toutes les inquiétudes humaines et Duns Scot, qui veut mettre en

évidence l’individualité des hommes avec toutes leurs différences.

Tous ceux-là se sont interrogés sur la vérité et le bonheur de l’homme, à l’instar des

Grecs. Mais la métaphysique les a conditionnés par des exigences religieuses. Elle a

modifié les questions du principe éternel et du premier moteur en réduisant terriblement

la liberté de l’homme, orientant sa volonté et ses possibilités d’intervenir dans son

propre bonheur.

Heidegger a d’abord cherché la possibilité d’une extension d’une Grèce post-antique,

notamment l’influence par de l’Académie de Platon 1 qu’il veut faire perdurer jusqu’en

529, continuant à exercer au-delà de l’apparition du christianisme malgré les

contraintes.

Dans un cours sur la « phénoménologie de la vie religieuse », qu’il a présenté très jeune,

il parle de saint Paul2 qui a regardé philosophiquement les phénomènes du quotidien qui

ont une racine dans le religieux et a tenté d’expliquer que, ce qui est supposé être la foi

1 - L’Académie de Platon a été créée vers 387 av. J-C, pour discuter des vraies questions de la

philosophie. Elle sera d’abord fermée en 86 Av. J-C, puis remplacée au IVème

siècle par la nouvelle école néoplatonicienne d'Athènes jusqu’ en 529, où elle sera fermée définitivement. Cette date va marquer symboliquement la fin de l’Antiquité. Contrairement à l’école des sophistes qui était payante, l’académie était gratuite. Sa devise était : « Que nul n'entre ici s'il n'est pas géomètre».

2 - Saint Paul le juif (8-68) revendique le titre d’apôtre de Jésus-Christ, parce que Jésus lui serait apparu

quelque temps après sa crucifixion et l'aurait converti (selon les Actes des Apôtres et les épîtres).

Page 29: Prologue - univ-oran2.dz

29

commune à tous regroupe, en réalité, des craintes existentielles multiples que les gens

vivent à des niveaux différenciés. Ainsi, à défaut d’y trouver des réponses, la foi

constitue un subterfuge1. Pour le peuple, il y a surtout la « foi chrétienne primitive

2 »

qu’il oppose à ce que propose l’église comme questions décisives soumises à la

réflexion, et montre la différence entre la foi du simple croyant et la somme théologique

chrétienne. Il parle aussi de la conscience chrétienne originaire3

et d’une égalité

essentielle parmi les hommes. Ces notions de primitivité et d’originellité suggèrent

l’approche d’une philosophie de l’humain au-delà de la métaphysique et de la

religiosité4.

Heidegger cite aussi Martin Luther5

, un moine augustinien qui l’a grandement

influencé, puisqu’il disait souvent : «C'est Luther qui m'a accompagné dans mes

recherches, et mon modèle était Aristote». Tout comme Saint Paul, Luther pense que la

foi est l’affaire de tous et l’église ne peut en avoir l’exclusivité. Ces deux hommes

d’église ont gagné la sympathie de Heidegger pour leur générosité religieuse, leur

amour et leur respect de l’intelligence humaine.

A un millénaire de là, Saint Thomas d’Aquin6, un autre visage de l’église et de la

philosophie médiévale qui ne le laisse pas indifférent, mais cette fois-ci pour des raisons

paradoxales. Avec son texte principal, Essai de synthèse de la raison et de la foi, saint

Thomas tente de concilier la pensée chrétienne et la philosophie d'Aristote en passant

1 - Martin Heidegger : Phénoménologie de la vie religieuse, Paris, Gallimard, 2012.

2 - Otto Pöggeler : La pensée de Martin Heidegger, p.46.

3 - la conscience chrétienne originaire est une manifestation forte de la vie qui se présente comme le

vécu lui-même, et non comme une révélation d’une quelconque vérité dogmatique. Légalité essentielle distingue entre la foi des chrétiens tous égaux et le dogme imposé par l’autorité.

4 - Povilas Aleksandravicius : Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger, Thèse de

doctorat canonique et de doctorat d’état en philosophie, Institut catholique de Paris, Université de Poitiers, 2008, p. 256.

5 - Martin Luther (1483-1546) est un moine augustinien allemand, théologien, professeur d'université,

père du protestantisme et réformateur. Il se fait connaître du grand public en 1517 pour avoir affiché, à Wittenberg, 95 thèses contre les indulgences (vente du salut des âmes). A cause de ça, il a été excommunié en 1521. Ses idées ont exercé une grande influence sur la Réforme protestante, qui a changé le cours de la civilisation occidentale.

6 - Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) n’était pas apprécié de l’église. Ce qui retarda sa reconnaissance

comme maître de la philosophie scolastique et de la théologie catholique. Il sera canonisé post-mortem en 1323, proclamé docteur de l'Église en 1567 et reconnu comme patron des universités, des écoles et des académies catholiques en 1880.

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par les Commentaires d’Ibn Rushd1. Il fait la distinction entre les vérités accessibles à la

raison et les vérités de la foi et pose comme postulat le jugement humain.

Pour Heidegger, ceci veut dire que Saint Thomas aussi voulait rencontrer l’être. Mais

dans un esprit de comparaison, le théologien le situe par-delà le règne des essences, le

philosophe le situe par-delà l’étant. Ce qui constitue une base de dialogue favorable.

Pour Saint Thomas, le monde se structure dans une relation de verticalité entre la terre

et le ciel soit entre l’homme et Dieu ; et chez Heidegger, il se structure dans une relation

de circularité de l’être-au-monde c'est-à-dire entre l’homme et son environnement, sans

recourir à aucune causalité2. Bien que leur concept de vérité envoie à deux mondes

différents, leurs deux ouvrages Quaestiones disputatae de veritate et Sein und Zeit

tentent de parvenir, chacun à sa façon, à une vérité qui s’insère dans un contexte

ontologique propre3. La vérité pour saint Thomas se fonde sur une relation triangulaire

entre Dieu, la créature et l'intelligence humaine4. Dans l'intelligence divine, elle se

présente sur un mode propre et principal, dans l'intelligence humaine elle est sur un

mode propre et secondaire, et enfin dans les choses où elle est sur un mode impropre et

secondaire, puisqu'elle n'est en ces dernières que par référence aux deux premières

vérités5».

Quand Heidegger veut définir la vérité, il commence par critiquer la formule classique

qui dit que «la vérité est l'adéquation de la chose et de l'intelligence6». Par cette

déclaration, il vise tout l’édifice philosophique construit par la tradition autour de la

théorie thomiste. Mais quand il parle de Destruktion, il ne prétend pas faire table rase du

passé, il tente juste de situer la vérité dans un contexte originaire dans lequel peut être

1 - Ibn Rushd de Cordoue ou Averroès (1126-1198) est un philosophe, théologien, juriste, mathématicien

et médecin andalous d’expression arabe. Reconnu comme un des pères spirituels de l’éveil de l’Occident grâce à ses commentaires d'Aristote, voire l'un des pères fondateurs de la pensée laïque en Europe de l'Ouest, son œuvre a influencé Thomas d’Aquin, notamment Discours décisif sur l'accord de la religion et de la philosophie (Fasl al-maqâl fîmâ bain al-hikmah wa ash-sharî'ah min al-ittisâl, 1179), traduit par Eric Geoffroy, Paris, Garnier-Flammarion, 1996.

2 - Bernard Rioux : « La notion de vérité chez Heidegger et Saint Thomas d’Aquin », in : Recherches de

Philosophie, Bruges, 1963, p. 197.

3 - Olinto Pegoraro : « Note sur la vérité chez saint Thomas et M. Heidegger », In: Revue Philosophique

de Louvain. Quatrième série, Tome 74, N°21, 1976. p. 45-46.

4 - Plusieurs penseurs ont repris ces moments de la Vérité de l’être et du sujet, notamment Olinto

Pegoraro : « Note sur la vérité chez saint Thomas et Martin Heidegger », p. 47-50.

5 - Ibid.

6 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 214.

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débattu, avec plus de liberté, le problème de la vérité. Il pourra ainsi reposer, voire

reconstruire, les fondements de la question du sens de l'être. Voilà comment Heidegger

se trouve à l’opposé de la pensée thomiste, prenant vraiment en compte cette distinction

ou cette opposition pour construire ses raisonnements et ses argumentaires.

Heidegger a eu aussi deux autres grandes inspirations de l’époque médiévale. Jean Duns

Scot1 qui n’est pas un homme d’église mais un philosophe qui avait un avis particulier

sur la question religieuse et opposait souvent la philosophie à la théologie, ce qui en soi

était source d’ennui. Et bien sûr, le plus important de tous, Saint Augustin2 qui a eu une

vie riche en changements, tournants et bouleversements.

Heidegger a soutenu en 1913 une thèse de doctorat sur : La doctrine des catégories et de

la signification chez Duns Scot3

. Celui-ci a connu saint Augustin qu’il admirait

énormément et saint Thomas avec qui il a rarement été d’accord. A la doctrine thomiste

de l'analogie de l'être, il opposait sa propre doctrine de l'univocité où le concept d'étant

se dit de la même manière pour tout ce qui est, y compris Dieu. Pour Scot, la différence

entre Dieu et les créatures n'est pas une différence d'être comme chez Thomas d'Aquin,

Dieu est infini et la créature est finie, mais ils sont tous sur un même plan ontologique.

Cette idée de compter le créateur parmi les choses n’a pas laissé Heidegger indifférent.

Il a aussi élaboré une métaphysique de la singularité basée sur le concept

d'individuation. Pour bien cerner le sens, il crée le terme « eccéité », un équivalent du

concept d'individuation, ce qui fait qu’un individu soit lui-même et non un autre. Il

rejette l'hylémorphisme4, une théorie aristotélicienne reprise par les hommes de l’église,

qui dit que tout être est un composé de matière et de forme où la matière assure

1 - Duns Scot (1266 - 1308), théologien et philosophe écossais, fondateur de l’école scotiste, était

surnommé le « Docteur subtil » (Doctor subtilis).

2 - Augustin d’Hippone ou saint Augustin (354 à Mador -Souk Ahras/ 430 à Annaba), philosophe et

théologien chrétien de l’Antiquité tardive, dit évêque d’Hippone et écrivain latino-berbère. Il est l’un des quatre Pères de l'Église latine et l’un de ses trente-cinq (35) docteurs. Malgré ses différences et ses positions souvent a-théologiques, c’est le penseur le plus lu du Moyen-âge et le plus important personnage dans le développement du christianisme occidental, après saint Paul.

3 -Martin Heidegger : Traité de la doctrine des catégories et de la signification chez Duns Scot, Gallimard,

1970.

4 - L’hylémorphisme, de hulè (matière) et de morphè (forme), est une conception aristotélicienne, qui dit

que tout être est composé d'une matière et d'une forme indissociable. Cette théorie est aussi défendue par les penseurs de l’église. (Voir : Thèse de Wouanssi Eké : p. 50)

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l'individuation par son indétermination originelle, alors que la forme détermine la

matière, une radicalisation de l'ontologie aristotélicienne qu’approuvait Thomas

d'Aquin. Duns Scot refuse l’idée qu’une matière indéterminée ou une forme générale

puisse « individuer » des êtres. Il défend la notion d'eccéité, l'individualité ou

l’individuation : ce qui fait que Socrate soit l'individu Socrate, c'est sa « Socratéité ». Il

refuse par contre aux anges l’individuation, la singularisation ou la différenciation, car

ils sont pure forme, dépourvus de matière individuante, et uniquement déterminé de

manière générale. Ce concept d'eccéité sera repris et critiqué par Leibniz, qui était anti-

scotiste1.

Scot est un philosophe de rupture. Contrairement aux penseurs de l’église2, il donne une

place intéressante à l’expérience des sens, qui seuls peuvent donner la connaissance,

toujours produite à posteriori car il n'y a ni idée innée, ni intuition de l'absolu. Ainsi,

partir de la notion de Dieu pour déduire tout le reste, ne mène à rien. Sa conclusion que

« le but de l’intellect n’est ni l’essence abstraite de la réalité empirique, ni Dieu lui-

même, mais l’être entendu de façon univoque », va séduire Heidegger et aussi les

ontologistes et les empiristes logiques de la première heure comme Wittgenstein3.

L’inspiration majeure de Heidegger reste cependant Saint Augustin qui était

contemporain des polémiques grecques de Porphyre4 sur la Vérité, a lu et commenté

Platon et Plotin, a probablement rencontré les épîtres johanniques5 sur le Verbe et a

peut-être connu l’académie de Platon. Dans les Confessions, on sent la présence de la

1 - Thèse de doctorat en philosophie de Wouanssi Eké (sous la direction de Bernard Mabille) : « Les

Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété questionnante », université de Poitiers, 2009, p. 50-52.

2 - Ibid. p. 54.

3 - Ibid. p. 55.

4 - Porphyre (234 – 305) est un philosophe néoplatonicien, disciple de Plotin. Ses œuvres Ennéades et la

Vie de Plotin, éditées après la mort de son maître (vers 301), vont faire connaitre le néoplatonisme qui va passer en milieu chrétien jusqu’à saint Augustin. Ces positions contre le christianisme qu’il qualifie de conception absurde et irrationnelle dans sa représentation de la divinité lui ont porté préjudice, au niveau religieux et au niveau philosophique.

5- Les épîtres johanniques ou les épitres de Jean sont des textes anonymes, rédigés à la fin du I

er siècle,

qui ont été attribués à l'apôtre Jean et font partie du Nouveau Testament. V. Pierre Létourneau : Les épîtres johanniques, Introduction au Nouveau Testament, Montréal : Médiaspaul, 1999, p. 229-244.

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pensée des philosophes païens, tout comme on sent Platon animer son esprit1. Il a connu

Cicéron (106 Av. J-C - 43 Av. J-C) qui, avec Hortensius,2 le renvoie à la quête du

bonheur en faisant un travail sur soi-même3

et en passant par la résolution des

problèmes philosophiques4.

Tous les thèmes et inquiétudes qui jalonnent ses textes comme l’approche de la mort,

l’angoisse, le souci, le doute, et tout ce qui laisse peu de place à la conviction, à côté du

problème de la Vérité et le problème de l’être, celui de l’autorité et de la raison, du bien

et du mal, de la foi et de Dieu… referont surface chez Heidegger notamment dans Sein

und Zeit5. Les deux hommes tirent leurs conclusions de leur quotidien, élément peut-être

admis -voire normalisé- à l’époque de Heidegger mais qui reste une offense à la foi

chrétienne dans l’empire romain du IVème

siècle à Thagaste. Dans les Confessions, il

montre la vie comme une expérience effective qui se vit au quotidien. Cette description

réaliste, Heidegger l’appellera « la facticité du Dasein ». Il le cite d’ailleurs quand il dit:

«ce qui, ontiquement, est le plus proche et bien connu, est ontologiquement le plus

éloigné et inconnu6», alors que saint Augustin disait : « Qu’y a-t-il de plus proche de

moi que moi-même ? Il est bien vrai que je peine ici et que c’est sur moi-même que je

peine : me voilà devenu pour moi une terre de difficultés et de sueur surabondante7».

Dans l’analytique du Dasein, l’être est proche de l’étant, c’est ce que signifie « plus

proche de moi que moi-même8».

Quand Heidegger parle de la disponibilité fondamentale de l’angoisse qui est

ontologique et existentiale 9, il se compare à saint Augustin qui parle de la peur dans le

sens de l’angoisse. En disant que l’angoisse ne serait rien si elle n’ouvrait pas sur le

1 - Pierre Courcelle : Les Confessions de Saint Augustin dans la tradition littéraire, Paris : éd E.A. de Paris,

1963, p. 20.

2 - l’Hortensius de Cicéron est une œuvre disparue, citée par saint Augustin dans les Confessions.

3 - Saint Augustin: Les Confessions, III, 5, 9.

4 - Pierre Courcelle : Les Confessions de Saint Augustin dans la tradition littéraire, p. 20.

5- Wouanssi Eké : Les Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété questionnante, Thèse de

doctorat en philosophie, Université de Poitiers, 2009, p. 210.

6 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p.43-44.

7 - Saint Augustin : Confessions 10, p. 16.

8 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p.43-44.

9 - Ibid. p.233.

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Dasein, Heidegger fait référence en note de bas de page à saint Augustin1 et à

Kierkegaard, un autre augustinien, chez qui il puise les thèmes existentiels de sa pensée

comme la crainte et l’angoisse.

D’après Heidegger, seul le poids de la religion a empêché saint Augustin d’aller plus

loin pour établir la différence entre la peur et l’angoisse. Il explique que la rencontre des

questions anthropologiques de l’être de l’homme avec Dieu tels que la foi, le péché,

mais aussi l’amour, la curiosité, le repentir, devait être pour lui un problème, car

théoriquement ou religieusement, Dieu a victoire sur l’angoisse puisqu’il est la fenêtre

qui ouvre sur le salut. Pourtant, sans angoisse, aucun appel ne peut être lancé, ni ne peut

être reçu du Dasein et par lui. Sans l’angoisse, le commun que Heidegger appelle le

«on» vit au quotidien un bonheur inauthentique, sans souci2. A plusieurs siècles

d’intervalles, la similitude des deux points de vue est saisissante. Plus que ça, Heidegger

avait besoin de saint Augustin pour ramasser toutes les angoisses de l’homme autour de

la mort, de la vie, de la peur ou du souci, que saint Augustin a déjà présenté simplement,

comme une angoisse existentielle.

La lecture heideggérienne d’Augustin nous place, selon le mot de Pöggeler, « devant un

choix d’options qui a formé la pensée occidentale», à savoir la saisie fondamentale de la

vie que nous sommes nous-mêmes, d’une part, et de l’autre, le manquement ou la fuite

de cette vie devant elle-même, dans ses diverses facettes3.

Ainsi, sur un millénaire de production, Heidegger s’est inspiré de plusieurs grands

noms du Moyen-âge. Mais les historiens n’ont pas suffisamment insisté sur la relation

qui le lie à certains d’entre eux comme Duns Scot, Martin Luther ou saint Augustin, ce

sosie inversé qui lui a pourtant livré les thèmes fondamentaux de la philosophie de

l’existence constituant le socle de Sein und Zeit et saint Thomas d’Aquin qui a traité des

mêmes questions fondamentales que lui, même s’ils ont bénéficié d’un certain intérêt,

inférieur, somme toute, à leur valeur historique.

1 - Ibid. p.190.

2 - Ibid.

3 - Otto Pöggeler : La pensée de Heidegger, p. 59.

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35

CHAPITRE DEUXIEME

RETOUR A LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE L’ETRE DE

L’HOMME DANS LA PENSEE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Pour asseoir les concepts de l’être et de l’humain, Heidegger puise généreusement dans

les temps modernes et contemporains. En effet, les idées semblent plus proches de ce

qu’il attend de la philosophie : retourner à l’éblouissement des anciens, revenir sur des

questions que les médiévaux ont écarté, déconstruire la métaphysique, retrouver

l’homme dans son rapport au monde et dans la recherche de sa liberté, un homme qui

veut se prendre en main.

Les temps modernes1 se caractérisent par la découverte de sciences nouvelles, marqués

par des noms connus comme Galilée (1564-1642), un monument de la science, et de

grands philosophes comme Descartes (1596-1650), qui a été d’un grand apport tant à la

philosophie qu’aux mathématiques. Il est vrai que la plus grande adoption de Heidegger,

après l’alèthéia, est le cogito. Il-y-a eu aussi Newton (1643-1727) qui a bouleversé la

science physique, donnant un autre souffle à la philosophie, allant jusqu’à reposer la

question de Dieu, non en tant qu’existence mais comme éthique et comme sentiment et

Berkeley et Christian Wolff qui ont marqué le déroulement de la pensée heideggérienne.

1 - Les temps modernes débutent à la fin du Moyen-âge entre le XV

ème siècle et le XVI

ème siècle. Plusieurs

dates symboliques ont été proposées par les historiens pour marquer l’éveil de l’Europe ou la date du retour. On peut citer, à titre d’illustration, 1453 qui est la date de la chute de Constantinople entre les mains des Ottomans ; 1492 qui marque la fin de la Reconquista espagnole et le débarquement de Christophe Colomb en Amérique, ou encore 1517 avec la réforme du protestantisme, conduite d’abord par Martin Luther et ensuite Jean Calvin. Pour les historiens français, elle est fixée en 1789, date de la Révolution française et de la déclaration des Droits de l’homme. Pour d’autres historiens, l'époque moderne est toujours en cours et la notion d'époque contemporaine signifie autre chose d’une étape de l’histoire. C’est plutôt l'époque où triomphent les valeurs de la modernité comme la science.

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L’époque contemporaine l’a plus marqué. De Kant à Husserl, la liste est longue, certains

l’ont interpelé plus que d’autres. Kant, bien sûr, qui va lui permettre de redéfinir sa

position et réorienter sa pensée, mais aussi Fichte, Schelling, Hegel, les postkantiens de

Goethe à Schopenhauer et les incontournables Kierkegaard, Nietzsche et Bergson. Il-y-a

eu enfin les grandes écoles, comme le néokantisme allemand, notamment le

néokantisme de l'école de Marbourg, l’idéalisme, le relativisme, le spiritualisme, le

réalisme et le réalisme néothomiste.

I. Heidegger et les modernistes

L’avancée de la pensée moderne est significative, un saut qualitatif qui montre un

besoin de liberté, non seulement philosophique mais, plus concrètement, une avancée de

la pensée politique, exprimant un besoin de retour à la pensée grecque pour des

questions particulières comme la construction de la notion du citoyen dans la cité, déjà

abordée par Platon dans La République et reposée en l’état par saint Augustin.

Machiavel et Hobbes vont tenter de réfléchir la société sur des bases concrètes, ce qui

montre une réflexion sur les limites entre le philosophique et le politique, mais aussi

l’anthropologique et l’esthétique. Ces questions, à peine visibles dans Sein und Zeit,

trouveront toute leur place dans sa pensée à partir de la conférence de « L’origine de

l’œuvre d’art ».

Ceci ramène au débat la pensée grecque davantage liée à la pensée moderne. Les

anciens ont construit le modèle d’une société théorique qui place l’homme « comme il

devrait être » au centre du monde, fondant le politique dans le moral. Les modernistes

vont poser la question de l'homme « tel qu'il est », pour aller vers ce qui s’appellera la

théorie de la science politique, qui se situe au-delà de la philosophie politique replaçant

l’homme au milieu de toutes les choses, sans centralité. Ce sera valable pour toute la

pensée philosophique. La pensée moderne va personnaliser, individualiser, socialiser,

matérialiser son sujet pour passer de l’homme-concept à l’homme-réalité. C’est un

homme concret et social qui va vouloir changer la philosophie, non comme sujet mais

comme acteur qui passe du désir de comprendre le monde vers la volonté de le changer,

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37

-diront les marxistes-. Ce n’est pas sans conséquences, ceci va déclencher un peu

partout des révolutions, aidées par le développement et la généralisation de la technique

moderne. Dans Essais et conférences, Heidegger cerne parfaitement cet impact de la

technique qui va changer l’homme dans sa vie de tous les jours.

C’est aussi la révolution à l’intérieur des sciences avec un effet sur la philosophie

moderne, révolutionnant les concepts, les mentalités et l’humain s’en trouvera

bouleversé. Leibniz, Descartes et, un siècle plus tard, Diderot développeront des

réflexions annonçant le transformisme, qui débouchera plus tard sur l’évolutionnisme,

puis vient la psychanalyse et le marxisme qui remettront définitivement en cause

l’humain dans sa nature.

Toutes ces révolutions vont agir considérablement sur le point de vue de Heidegger,

d’autant qu’il était élève et disciple d’un mathématicien qui envisageait d’introduire

dans la philosophie l’esprit de précision. Il est aussi touché par Descartes qu’il citera à

toutes les étapes de sa vie de Sein und Zeit à ses dernières conférences. Il lui reconnaitra

la place symbolique de fondateur de la philosophie moderne et la paternité légitime du

Cogito ergo sum1 qui a apporté plusieurs contributions à la science. Descartes a été en

effet d’un grand apport à la théorie rationaliste qui soutient l’idée d’un homme uni dans

et par sa pensée, en faisant intervenir le cogito, tout comme Hegel fera intervenir la

logique, pour revenir à l’origine et à l’unité, pour contrecarrer l’ignorance, l’absence ou

le sacrifice de la question de l’être. Pour ce besoin d’unité de l’humain et pour avoir été

à l’origine des idées mathématiques d’Husserl, Heidegger ne pouvait l’ignorer. C’est

aussi le philosophe du renouveau et le créateur d’une ère nouvelle, il a douté de la

suprématie de la métaphysique qui a régné sur l’esprit humain durant un millénaire.

Heidegger a fait appel à lui pour mettre en valeur sa conception de l’existence, il a

utilisé sa terminologie et son mode d’approche. L’ego cogito donne à l’homme la

possibilité d’être conscient et le responsabilise par un « je suis » qui justifie et soutient

1 - Cogito ergo sum, employée en français dans le quatrième chapitre de Discours de la méthode (1637),

cette formule a connu plusieurs variantes dans l’œuvre de Descartes. En 1641, les Méditations métaphysiques réaffirment le cogito en latin sous une nouvelle forme : ego sum, ego existo (« je suis, j'existe »). Ce n'est qu'en 1644, dans les Principes de la philosophie, que la formule « cogito ergo sum » est publiée directement en latin par son auteur : « …je pense, donc je suis, étoit si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étoient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvois la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchois » (in : Les œuvres de Descartes (en ancien français)).

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l’ontologie classique. La seule critique que peut lui adresser Heidegger est que

Descartes n’a pas suffisamment insisté sur « je suis » dont « être » n’est que l’infinitif,

pensant trouver toutes ses réponses dans le cogito1. Pour lui ce cogito risque de faire

entrave au sum, empêchant l’accès aux choses et peut-être l’épanouissement tant la

phénoménologie qui voit les choses telles qu’elles sont que l’herméneutique qui

interroge les choses en profondeur. Il se suffirait alors à interroger la pensée.

Ce sum où réside le rapport au Dasein, Heidegger se permet de l’étendre au monde, « je

suis » donc « je-suis-au-monde2 ». C’est une prise de conscience qui constitue en soi un

souci fondamental que Descartes ne voulait ou ne pouvait peut-être pas encore franchir.

Mais c’est aussi une ouverture vers l’être-au-monde, d’autant que le raisonnement de

Descartes conduit, par une extrapolation analogique, à une relation singulière qu’il

propose de la mort, sous forme de mouvement comme possibilité et non en imaginant la

fin3. A partir du cogito ergo sum, Heidegger dresse un parallèle qui implique le sum en

tant que « Je suis comme devant mourir4». Le cogito en tant que certitude devient « je

pense et je suis mortel », dans un futur nécessaire indéterminé. En mourant, en n’étant

plus son « là », le Dasein rejoint complètement l’être et peut enfin dire « Je suis », un

sum qui résumera tout ce qu’a été sa vie. Cette position fort-cartésienne est tout aussi

proche de l’existentialisme de Kierkegaard qui rejette l’universalité abstraite de la mort

en général 5 . Mais Descartes ne l’a pas présentée tout à fait en ces termes. C’est

Heidegger qui dit : « je suis, en sursis, suspendu dans la possibilité jusqu’à ce qu’elle

devienne effective, jusqu’à ce que je ne sois plus6 ».

Dans ce bouillonnement scientifique et cette multitude de noms et concepts, Heidegger

va devoir se mouvoir pour discuter autrement la question de la condition humaine, à la

lumière des contemporains, notamment sous l’influence de Kant et Nietzsche.

1

- Christophe Perrin : « Sur l’anticartésianisme prétendu de Heidegger: le sens d’(une) Auseinandersetzung », Thèse, note nº 51, 2010, p.140.

2 - Ibid.

3 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 29.

4 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 30.

5 - Ibid.

6 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 32.

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39

II . Les grandes révolutions contemporaines

Les raisons de l’écriture de Sein und Zeit ne sont pas anodines. On l’a vu, il y a eu

Husserl et d’autres grands noms qui ont voulu soumettre la pensée philosophique à la

rationalité scientifique. C’est donc pour Heidegger une prise de position, refusant de

désintégrer l’homme selon la spécialisation moderne. Mais à sa sortie, l’auteur a le

sentiment d’une œuvre inconfortablement inachevée, il va donc élargir ses références en

se tournant vers Kant, pour apporter des compléments et surtout remettre en cause la

question de la métaphysique et revoir l’approche de la phénoménologie.

C’est une nouvelle approche que Heidegger propose, remettant en cause toutes les

théories et doctrines philosophiques, comme s’il a conscience que la pensée est en crise.

Ce qui a fait rassembler autour de lui un monde considérable de tous bords, même les

jeunes post-hégéliens prêts à dépasser la radicalité de la pensée de leur maître, ou les

postmarxistes qui vont préférer le sens de l’individuel au sens du collectif, et des jeunes

philosophes en quête d’une philosophie pour sauver l’humain, comme Gadamer1 ou

Beaufret. Il y a même des existentialistes sartriens qui assistent aux cours de Sartre à

Paris et font le voyage à Freiburg pour écouter Heidegger. Tous les jeunes philosophes

et libres penseurs sont admiratifs devant ce que propose ce nouveau penseur allemand,

notamment ce qu’il appelle une « herméneutique de la facticité », la facticité désignant

ici la résistance intraitable que le factuel2 oppose au conceptuel et à la compréhension.

Heidegger propose, pour comprendre l’homme, de réagir aux faits et non aux concepts,

prendre en compte son existence réelle et concrète3, au lieu de juger en partant des

grandes théories. Il propose une détermination fondamentale de l’humain, le Dasein qui

n’est pas une simple conscience, mais un étant qui a conscience de son espace et

1 - Hans Georg Gadamer est l’ami intime de Heidegger qui l’a côtoyé pendant 60 ans. Il est l’auteur d’une

œuvre philosophique complète et réfléchie, Vérité et méthode sortie en 1960, le premier et peut-être le seul véritable chef-d’œuvre dans la philosophie allemande après Sein und Zeit.

2 - C’est le terme allemand Faktisch que Martineau traduit par factice, mais Paul Ricœur le rend par

factuel dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, p. 501.

3 - Ibid.

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s’interroge sur lui-même et sur son environnement pour atteindre la question du sens de

l’être telle qu’elle a été posée à travers l’histoire.

Certes, plusieurs philosophes avant lui ont fait la démarche de reconsidérer le rapport de

la pensée à l’homme. D’abord Hegel qui a reconnu l’importance de la relation entre

l’homme et l’histoire, il a installé la raison dans l’histoire, mais il n’a pas donné à

l’homme comme individu le rôle qui lui revient. Alors que Kant de son côté a limité le

champ de la raison en élargissant celui de l’entendement humain, il a fait valoir la raison

pratique sur la raison pure. Pour cela, Heidegger ca donner à Kant autant d’importance

qu’il en a donné à Platon qui disait dans Théétète que « la philosophie est un dialogue de

l’âme avec elle-même ». Kant aussi a du mérite, il lui a donné l’opportunité de placer

l’homme dans un espace artistique, avec une conscience esthétique où il vit les

événements, historiquement déterminé par son efficacité à travers le temps. C’est ce qui

fait de lui un être historique. Il décrit la réalité humaine comme une réalité historique et

tente de concilier le rationalisme et l’empirisme en éloignant le dogmatisme et en

prenant ses distances vis-à-vis de la métaphysique : «Que toute notre connaissance

commence avec l’expérience, cela ne soulève aucun doute […] mais cela ne prouve pas

qu’elle dérive toute d’elle1…» Mieux que les kantistes eux-mêmes, Heidegger a

compris que Kant parle de la distinction entre la foi et la raison, c’est aussi la façon dont

Duns Scot a procédé2.

La découverte de Kant en 1929 constitue pour lui un nouveau départ. Peu à peu, il va

modifier son regard aux choses, réveiller son esprit, éveiller ses sens et transformer sa

vision et sa définition de l’homme. Déjà, il lui permet de remettre en cause la

métaphysique et revenir définitivement sur la phénoménologie, attirant les curieux,

ravissant les disciples et ravivant les débats pour longtemps.

En réalité Kant répond à un besoin de changement dans la pensée de Heidegger, une

profonde révolution dont il prendra conscience graduellement. Mais ce besoin de

changement n’est pas propre à lui, il a traversé les temps modernes, et a déjà inspiré de

grands noms comme Schopenhauer. C’est une inquiétude philosophique qui se déplace

1 - Emmanuel Kant : Critique de la Raison pure, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, éd PUF, Paris, 1994,

p.31.

2 - Wouanssi Eké : « Les Silences de Heidegger : Prolégomènes pour une piété questionnante », thèse de

doctorat, 2009, p. 76.

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41

de la conscience de soi vers la conscience de la production des idées1, ce qui veut dire

que la philosophie va s’occuper d’interpréter des phénomènes de la vie quotidienne des

individus et dépasser la simple conceptualisation. Il a senti ce désir de s’attarder sur

Kant, après avoir regroupé les volontés et influences de Nietzsche, Bergson, Simmel et

Scheler qui étaient aussi dans ce besoin de changement avant lui.

Pour compléter la méthode grandement utilisée dans Sein und Zeit et pour regarder

différemment les sciences humaines et l’espace philosophique en général, Heidegger

introduit la tradition herméneutique qui va lui permettre de dissiper le brouillard qui

enveloppe le monde de la tradition, déjà constaté par Nietzsche, et qui risque fort d’être

envahi par les hommes des sciences.

Avec la parution de Kant et le problème de la métaphysique et après la conférence sur

« Introduction à la métaphysique », en 1929, une rencontre s’est déroulée à Davos,

réunissant Heidegger et Cassirer pour confronter leurs points de vue et discuter de la

pensée kantienne. Ce qui va favoriser la parution de plusieurs livres et articles sur le

sujet2. Sur la base de cette rencontre, les deux hommes, ou plutôt les trois (Heidegger,

Cassirer et Kant) seront sans cesse critiqués, confrontés et comparés.

Les divergences constatées entre Kant et Heidegger ont conduit des écoles de pensée à

soutenir tantôt l’un tantôt l’autre. Les empiristes se réclament de la déconstruction de la

métaphysique dogmatique, alors que les aprioristes, qui ont beau se faire comprendre de

manière transcendantale et se réclamer de Kant, se situent davantage dans la lignée de

Fichte et souhaitent dépasser le résidu dogmatique et la chose en soi au profit d’une

déduction de toute validité à partir du principe suprême de l’ego3.

Mais si le thème a fait débat, c’est parce que Heidegger n’était pas le premier à désirer

le retour à Kant pour comprendre où la défaillance de la pensée moderne a commencé.

1 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 61.

2 - En 1972 parut le livre de Pierre Aubenque : Débat sur le Kantisme et la Philosophie, ce qui suppose

que la discussion est encore d’actualité dans le monde philosophique. Il y a aussi Jacques Taminiaux : Finitude et Absolu. Remarques sur Hegel et Heidegger, interprètes de Kant (1972) ; et Jozef Van de Wiele: Kant et Heidegger, le sens d'une opposition (1978). Carl H. Hamburg: «A Cassirer-Heidegger Seminar», in: Philosophy and Phenomenological Research XXV, 1964-5. Comme on peut consulter les textes de Decleve : « Le second avant-propos de Kant et le problème de la Métaphysique» (Dialogue VI, 1968, No 4, p. 555-566), ou « Heidegger et Cassirer interprètes de Kant, traduction et commentaire d'un document », in : Revue Philosophique de Louvain LXVII, 1969.

3 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 57.

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Déjà en 1860, un courant de pensée exprime ce même besoin, réagissant ainsi contre

l’idéalisme spéculatif de Hegel dans sa volonté de construire une nouvelle philosophie

de l’histoire où la place de l’homme n’est ni principale ni primordiale. Ce sont les

néokantiens qui vont ériger une conception nouvelle qui estime que la pensée de Kant

est plus apte à résoudre les énigmes philosophiques qui entourent les problèmes de la

vie humaine dans le monde moderne et contournent ses contradictions1.

Ce mouvement est relancé après la deuxième guerre mondiale, car tout le monde était à

la recherche d’une méthode miracle pour retrouver le bonheur d’un homme perdu dans

une foule de choses qu’il ne comprend pas et qu’il maitrise encore moins. Il faudrait

pour cela exploiter les textes de Kant, en plus d’autres philosophes allemands,

américains ou anglo-saxonnes plus réalistes, pragmatiques et proches de la vie de

l’homme au quotidien, pour lutter contre la pensée hégélienne. La phénoménologie, qui

se présentait comme une description interprétative du phénomène répondait aux attentes

de Heidegger, au même titre que Fichte, Natorp et Scheler. Mais elle s’avère rapidement

incomplète nécessitant d’autres méthodes pour compléter leur démarche.

Sein und Zeit se réclamait de l’optique analytique de la phénoménologie d’Husserl.

Mais l’herméneutique était déjà présente dans sa démarche quand il s’est tourné vers

Kant, trouvant sa pensée originelle. Ce double regard favorise un retour aux sources qui

sera qualifié par certains de revirement ou de tournant. Condamné par les uns, il sera

cependant reconnu par son entourage et ses disciples, comme s’il était attendu et même

apprécié, comme une délivrance, avec le désir de changer les priorités. Même Husserl

s’est rendu à l’évidence et a fini par lui déconseiller de poursuivre dans la voie de la

phénoménologie. Il a compris que son élève est entrain de revendiquer l’idée de

l’historicité du Dasein allant à son encontre, dans le sens du Comte Yorck et Dilthey2.

Si Kant a su humaniser le regard du philosophe quand il parle de l’homme, l’influence

de Nietzsche, l’adversaire le plus intime3 est aussi redoutable. Heidegger a souvent

stigmatisé Nietzsche, il le qualifiait de philosophe épuisé, mais il l’intriguait beaucoup

1 - Ibid.

2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 462.

3 - Michel Haar : « La fracture de l'Histoire », article : Douze essais sur Heidegger, collection Krisis Million,

1994, p. 189.

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en réalité, parce que celui-ci a compris le destin de la pensée occidentale notamment la

métaphysique. Il est celui chez qui le déploiement de la civilisation technique, par la

mobilisation totale du monde, accomplit et achève la métaphysique. C’est en cela qu’il

le sent proche de lui quand il regarde l’essence de la technique comme une forme

d’aveuglement de l’Occident face à son destin, s’exprimant par l’oubli de l’Être. Dans

la personne de Zarathoustra1 s’exprime tout cet épuisement qu’il est difficile de dire

autrement. En l’envoyant sur les routes à la recherche de l’homme perdu dans les

décombres de ses propres découvertes2, il lui donne la possibilité de se débarrasser des

derniers débris de la métaphysique classique. Pour cela, les historiens considèrent la

lecture de Nietzsche comme la deuxième raison du tournant heideggérien après celle de

Kant3. C’est aussi un deuxième moment dans la philosophie qui marque le lien entre la

pensée moderne et la pensée contemporaine. Son œuvre peut être essentiellement

regardée comme une critique de la culture occidentale moderne dans l'ensemble de ses

valeurs morales.

Heidegger a exprimé son intérêt pour Nietzsche entre 1936 et 1941, en organisant

plusieurs séminaires qui seront regroupés dans Nietzsche I et II. C’est de loin la plus

longue, la plus patiente et la plus insistante lecture jamais menée par un philosophe vis-

à-vis d’un prédécesseur4. Pourtant, il en parle à peine dans Sein und Zeit, dans la

« Projection existentiale d’un propre être vers la mort »5 et dans le libre devancement

vers la mort qui empêcherait le Dasein de « devenir trop vieux pour ses victoires6 »,

rappelant ainsi le mot de Zarathoustra sur « la libre mort7 ». Ce qui, en l’occurrence,

rapproche Zarathoustra du Dasein, laissant entendre que Heidegger aurait reconnu en

1 - Zarathoustra ou Zoroastre veut dire « l’astre d'or » ou «celui à la lumière brillante». Il s’agit d’un

réformateur religieux de l'ancien Iran, certains le situent au VIème

ou Vème

siècle Av. J-C, à peu près vers l’époque de Parménide et Héraclite, alors que d’autres le datent du XII

ème av. J. C. Son existence

semble irréfutable mais engendre de nombreux mythes. On raconte même que sa venue était prédite depuis le commencement des temps. Il a apporté avec lui la joie. A sa naissance, il éclate de rire et l'univers tout entier se joint à sa jubilation.

2 - Michel Haar : « La fracture de l'Histoire », article sur Douze essais sur Heidegger, collection Krisis

Million, 1994, p. 189.

3 - Les séminaires sur Nietzsche sont situés entre 1936 et 1941. Ils seront publiés dans Nietzsche, un livre

en 2 tomes paru en 1961.

4 - Michel Haar : La fracture de l’histoire, p.190.

5 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 315.

6 - Ibid. p. 264.

7 - Friedrich Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, GF-Flammarion, 1969, p. 111-114.

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Nietzsche un précurseur de la pensée de la Finitude1. Mais Jacques Taminiaux signale,

dans Lectures de l’ontologie fondamentale, que Heidegger a assisté, entre 1912 et 1916,

à des leçons professées par Henrich Rickert sur la philosophie de Nietzsche et qu’il en a

parlé dans sa thèse d’habilitation vers la fin de 1915, vantant l’impitoyable âpreté de sa

forme de pensée et son pouvoir de représentation plastique2. Ce qui consolide la relation

entre les deux hommes.

En effet, l’influence est saisissante. En guise de Dasein, Nietzsche parle d’un surhomme

qu’il envoie sur les routes pour tenter de comprendre où en est la pensée humaine.

Celui-ci se présente comme un instituteur, un vagabond instigateur, un devin qui

apporte aux hommes la bonne parole. Ce concept de surhomme qui condamne le

raisonnement occidental à la recherche de l’homme nouveau a séduit Heidegger. Il est

aussi charmé par les concepts de « volonté de puissance », « l’éternel retour » ou encore

« Dieu est mort »3, qui cherchent à poser un regard neuf sur un monde vieux qu’il

faudrait recycler par la remise en cause de l’humain tel que le définit son

environnement. Quand Heidegger dit que la volonté de Puissance dénote le caractère

fondamental de tout étant, il veut parler d’abord de l’homme car la volonté est un

vouloir, même si pour Nietzsche, vouloir c’est toujours vouloir-quelque-chose4.

Heidegger est aussi séduit par la valeur que Nietzsche donne à la parole, Zarathoustra

est un messager, un porte-parole. Lui-même va souvent utiliser la parole pour

authentifier l’humanité de l’homme. Zarathoustra est décrit comme un convalescent

(der Genesende), un malade souffrant en voie de guérison, un détenu qui rentre chez lui,

ce sont là des états qui expriment la douleur mais promettent un espoir. Cette définition

de l’homme, intéressante et peu commune, nous place face à un état de compassion, un

homme malade c’est un monde qui se sent mal. Mais elle laisse la lumière pénétrer cette

obscurité du moment par l’espoir d’une guérison.

1 - Olivier Huot-Beaulieu : « Nietzsche et le Tournant dans la pensée de Martin Heidegger : Examen

d'une thèse de Hannah Arendt », Mémoire pour l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.) en philosophie, Juillet, Paris, 2007, Département de philosophie, Fac. des arts et des sciences, page2.

2 - Jacques Taminiaux : Lectures de l’ontologie fondamentale, Éditions Jérôme Million, 1989, p.248.

3 - En 1943, il prononce la conférence « Le mot de Nietzsche, Dieu est mort », reprise dans les Chemins

qui ne mènent nulle part, et en 1953, la conférence « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? », reprise dans Essais et conférences.

4 - Martin Heidegger : Nietzsche, T. I, p. 36.

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Nietzsche propose de l’homme un portrait complexe. C’est ce qui attire Heidegger et

inspire le Dasein, même si Heidegger ne lui donnera pas l’extension de surhomme, au

contraire, il le présente comme quelqu’un qui garde les pieds sur terre, bien ancré dans

les problèmes du quotidien dont il va vouloir se défaire en les comprenant, en les

intégrant et en les dépassant.

Kant et Nietzsche sont deux personnages extrêmement importants dans la construction

de la pensée de Heidegger et l’évolution du concept de Dasein. Pour cela, il a consacré à

chacun une œuvre considérable. Mais ceci ne signifie pas qu’il soit totalement sous leur

totale domination. Au contraire, il a défragmenté leur pensée et détaillé leurs points de

vue, tout comme il a exposé dans le plus grand respect le rôle qu’a joué Kierkegaard

dans l’évolution de la notion d’existence et de l’existentialisme et a attaqué, sans

ménagement, le point de vue de Sartre avec qui il a eu de graves altercations, alors qu’il

est plus proche de l’existentialisme que d’un quelconque autre courant.

En effet, même s’il ne se réclame pas de l’existentialisme, Heidegger reste

historiquement un philosophe de l’existence. La naissance de l’existentialisme est

admise au XXème

siècle, mais les figures de Nietzsche et Kierkegaard ne lui sont pas

étrangères. Ils en sont les précurseurs même si aucun d'eux n'ait jamais utilisé le terme

« existentialisme ». Ceci dit, les historiens n’insistent pas beaucoup sur la relation entre

Kierkegaard et Heidegger qui est primordiale pour plus d’une raison, notamment parce

que les deux ont germé dans le religieux pour parvenir à la philosophie.

Heidegger a en effet pour Kierkegaard une sympathie particulière. C’est aussi un

penseur qui a eu une influence considérable sur l’Allemagne du début du XXème

siècle,

pour plusieurs raisons. D’abord, même s’il n’a pas prononcé le terme

« existentialisme », Il est à la base du retour sur soi et sur les problèmes strictement

humains que traite le courant ; ensuite, même s’il n’est pas athée il est autant reconnu

par les existentialistes chrétiens que les existentialistes athées.

Précurseur de l'existentialisme chrétien, Kierkegaard définit l'existentialisme comme

une réponse à une angoisse profonde qu’éprouve l'humain dans sa faiblesse face au

monde absolu et transcendant du divin. Dans ce courant, on peut plusieurs noms,

notamment Gabriel Marcel, Karl Jaspers et, à un niveau moindre, Paul Ricœur.

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Adepte de la liberté individuelle, il écrivait à propos de la rédemption en 1835, alors

qu’il était étudiant en théologie : « Il s’agit de trouver une vérité qui soit une vérité pour

moi1.» Son discours est philosophique, il repose sur des présupposés religieux, car pour

lui, l’explication philosophique de l’existence ne peut s’accorder avec l’explication

religieuse. Il dit encore : «Philosophie et christianisme sont à jamais incompatibles2».

Le registre où se situe le débat philosophique est radicalement et définitivement

différent du registre de la connaissance théologique. Mais il atteste la possibilité de

passer de l’un à l’autre. Il entretient aussi dans Les miettes philosophiques, une forme

d’opposition du discours sur la vérité qui consiste à dépasser la conception socratique.

En effet, Socrate considère que la vérité relève de la subjectivité, mais il ne voit dans ce

rapport à la contingence qu’une occasion. L’herméneutique ou le paradoxe socratique

place la connaissance dans l’homme, il l’acquiert en se rappelant ou en réveillant sa

mémoire. D’après Kierkegaard, cette disjonction qui considère que tout homme possède

en lui la vérité, mène au risque d’abolir la science; elle est, en plus, fort subjective du

fait que les hommes sont tous différents. Il soutient alors que « la vérité se trouve en

dehors de l’homme, tout homme qui cherche est dans la non-vérité, jusqu’à l’instant

précis où il parvient à découvrir3 ». La vérité n’est pas dans l’homme, elle relève du

rapport à la contingence qui devient alors décisif car l’homme n’est pas occasion mais

condition de la vérité. C’est entre les deux pôles, « occasion » et « condition » que va se

jouer la réflexion sur la vérité4.

Pour renforcer son point de vue, Kierkegaard utilise des exemples d’actualité, des cas

réels et des explications de situations concrètes qui le rapprochent de l’analyse

phénoménologique. La vérité ne relève pas du seul enseignement théorique mais de

l’expérience qui donne de la valeur à l’apprentissage et au quotidien, pour mettre en

évidence le phénomène réel. Ce qui rapproche Kierkegaard de la méthode scientifique

telle que la proposera Husserl plus tard.

1 - Les ouvrages de Kierkegaard, quand ils ne sont pas séparés, sont souvent référencés de façon codée.

(OC XVII, 266) renvoie à la traduction de Tisseau et Jacquet-Tisseau dans les Œuvres complètes du philosophe, en 20 Volumes, Paris, Éditions de l’Orante, 1966-1986. Il s’agit ici du tome XVII, p. 266.

2 - Søren Kierkegaard : Journaux et cahiers de notes, Volume I, Journaux AA-DD, Paris : Fayard de

l’Orante, 2007, p. 17-26.

3 - Søren Kierkegaard : Les miettes philosophiques, Post-Scriptum, Paris : Gallimard, 1949.

4 - Søren Kierkegaard : Les Miettes philosophiques, trad. Paul Petit, Paris, Gallimard 1949, p. 307.

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47

C’est ainsi que Kierkegaard introduit l’existentialisme et la phénoménologie en

innovant dans la théorie de la connaissance construisant la connaissance pratique pour

passer d’un état de non-vérité dans lequel l’homme se trouve à un état de vérité.

Pour Sartre aussi, la connaissance est le passage d’un état de non vérité à un état de

vérité. Lui aussi a entrepris l'existentialisme pour répondre à l’angoisse profonde

qu’éprouve l'humain dans sa faiblesse face au monde, tout comme il considère que

l’homme est l’origine et l’auteur de tout changement.

La pensée de Sartre n’est jamais loin de celle Heidegger, dans la convergence ou la

divergence, le premier réagit souvent avec ou contre le second. A la lecture de L’Etre et

le néant, on remarque que l’auteur remet en cause, de manière plus ou moins allusive, et

de façon plus ou moins avouée, plusieurs vérités de Sein und Zeit. Le point de départ de

L’Etre et le néant est la question de la conscience1, notion qui a été, au préalable, remise

en cause par Heidegger par rapport à l’utilisation qu’en font aussi bien Husserl que

Kant. Il aborde la question de la mort en expliquant pourquoi la position de Heidegger

n’est pas convaincante, il parle de l’angoisse, du néant ou de la vie quotidienne en se

situant par rapport à lui et critique l’opposition de l’authentique et de l’inauthentique.

Par la mort, Sartre transmet à son lecteur une angoisse existentielle qui réside dans le

sentiment même de la possibilité de ne plus être. C’est le cœur même de

l’existentialisme athée dont se réclame Sartre. D’après lui, Heidegger part d’une

position très sereine, en présentant la fin de l’homme comme l’aboutissement d’un

projet qui tend vers la finitude2. Alors que tout l'existentialisme se fonde sur un combat

contre la peur de la mort sans avoir à espérer être sauvé par une quelconque force

salvatrice surnaturelle. L'être humain doit être en mesure de prendre en charge l'essence

de sa vie par ses propres actions qui ne lui sont prédéterminées par rien ni personne.

Chaque personne est unique et maitre de ses actes, son destin mais aussi les valeurs

qu’elle décide d’adopter.

Un autre point distingue Heidegger qu’il explique dans Lettres sur l’humanisme, tandis

que les existentialistes sartriens expliquent que « l'existence précède l'essence », il

1 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, Paris : Gallimard, 1943, p. 112.

2 - Ibid.p. 591 / 603.

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soutient que l’essence de l’homme se trouve dans son existence, elle ne la précède pas,

elle la fonde. Concrètement, le cadre sartrien et le cadre heideggérien ne sont pas

différents, dans les deux cas l’homme naît sans rien, il ne possède rien, il est jeté dans

un monde où il surgit sans but ni valeurs prédéfinies. C’est en existant qu’il se définit

par ses actes dont il est pleinement responsable, ce qui modifie son essence. Mais au

niveau philosophique, le Dasein heideggérien s’accomplit et construit l’espoir, alors que

l’homme sartrien se révolte contre les situations d’ordre plutôt social ou politique.

Ainsi les liens entre Heidegger et Sartre sont multiples. Ils ont souvent chevauché les

mêmes espaces en même temps et traité des mêmes thèmes différemment. Il était donc

nécessaire qu’ils finissent par se rencontrer. Ce qui n’était pas du goût de Heidegger.

Pourtant, dans une note du 5 octobre 1945, dans une réédition de l’annexe du livre de

Kant, Heidegger exprime l’importance d’un dialogue avec Sartre. Il écrit même que

Sartre lui aurait permis de redonner un sens à Sein und Zeit. Sartre, de son côté, a

toujours été disposé au débat. Après une tentative échouée en 1945, les deux hommes

finissent par se voir en 1952, après la publication de la Lettre sur l’humanisme.

La philosophie contemporaine1, héritière d’un passé riche et diversifié, s’inscrit dans un

élan de déconstruction et de reconstruction de la pensée avec l’aide de méthodes

scientifiques nouvelles, mettant à l’honneur l’homme avec ses composantes sociales,

économiques, politiques, psychologiques et spirituelles pour des recompositions

souvent complémentaires quoique parfois contradictoires, du moins en apparence.

Heidegger a adopté cette richesse dans toutes ses extensions méthodiques et

thématiques. Dans cette pensée contemporaine, on peut parler de l’opposition

schématique et d'un point de vue théorique, entre la philosophie analytique et la

philosophie continentale. La première est représentée par Frege, Russell, Wittgenstein et

plus tard Quine qui soutiennent qu’une meilleure compréhension et un usage logique du

langage peuvent résoudre les problèmes philosophiques. La seconde regroupe des

approches diverses, poursuivant dans l'ensemble l’idée du rejet de la métaphysique

1

- Certains historiens reconnaissent une quatrième époque de l’histoire qui est « l’Epoque contemporaine ». D’autres préfèrent ne voir que le prolongement de la précédente. En tout cas, la fin du XIX

ème et le XX

ème voient une intensification de la tendance à la modernisation observée déjà à

l'Époque moderne, elle est cependant sensiblement différente, caractérisée par le développement et le triomphe des aspects économiques, sociaux et politiques.

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comme la fin d’une pensée, suivie ou remplacée par la tradition herméneutique que

véhiculent Ricœur et Foucault, la pensée postkantienne, la tradition phénoménologique

d’Husserl, l'existentialisme de Sartre, le matérialisme dialectique de Marx, la

déconstruction de Derrida et le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Heidegger se

tient un peu au centre de tous ces courants n’en adoptant aucun en particulier mais ne

récusant aucun non plus, même si les historiens rapprochent plus sa vision de la

déconstruction, de l’herméneutique, de la phénoménologie et un plus de la philosophie

de l’existence1. Chacun de ces courants interroge les présupposés de la tradition

philosophique et la remet plus ou moins en cause. Mais aucun n’a réussi à s’imposer,

sinon partiellement, comme « La philosophie du siècle ». Il ne faut cependant pas voir

l'instabilité ou la relativité des méthodes philosophiques comme une faiblesse de la

discipline, mais plutôt une des caractéristiques de la richesse de l’époque.

La philosophie contemporaine a germé des semences même de la pensée moderne. Elle

englobe les XIXème

et XXème

siècles et s’engage dans l’ouverture du XXIème

. Sa

particularité est le morcellement de la pensée, sa démultiplication, son enchevêtrement,

sa transversalité, sa déconstruction et sa reconstruction avec des éléments nouveaux. Ce

qui a engendré des philosophies issues d’origines multiples. Pays, tendances, religions

et langues contribuent à cette richesse et à cette ouverture, en vue de construire le

royaume de la diversité et de la nouveauté et de favoriser la rupture avec la pensée

unique et la métaphysique qui ont précédé. Ce qui donnera naissance à une multitude

d’écoles qui se répartissent souvent la mission entre la philosophie et une ou plusieurs

autres disciplines.

L’homme n’est pas un concept uniforme, il est pluriel avec des facettes multiples et

mérite d’être étudié tel qu’il est, dans ce qu’il dit et ce qu’il fait. Ce qui exige des outils

de compréhension adéquats. Henri Bergson propose alors d’aller vers une

«connaissance action», car l’action véritable et profonde et la connaissance de soi sont

indissociables ; vérité déjà décriée par Plotin et Spinoza2. Cette notion d’action, un acte

nouveau en philosophie qui a marqué le courant sartrien, va engendrer des

modifications surprenantes dans la pensée du XXème

siècle jusqu’à se construire comme

1 - Olivier Huot-Beaulieu : Négativité et logos dialectique chez le jeune Heidegger, document en ligne :

http://www.academia. edu/1549045/Negativite_et_logos_ dialectique_chez_le_jeune_Heidegger

2 - Emile Bréhier : Les thèmes actuels de la philosophie, p. 6.

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une philosophie à part entière : «la philosophie de l’action» et s’étendra jusqu’à l’action

politique par le matérialisme dialectique, essentiellement basé sur la notion de «praxis»,

provoquant ainsi des changements politiques radicaux, ou encore la révolution

industrielle1 qui a changé la face du monde. La philosophie se voit dans l’obligation de

jouer un rôle de régulateur à tout instant, en s’adaptant au changement de la vie de

l’homme, souvent inévitable, dicté par le développement et l’évolution des choses.

Mais Heidegger ne tombe pas dans le piège du dénigrement total de l’esprit au profit de

l’action, car même si la science est un bienfait résultant de l’action matérielle, elle

compte, en arrière-plan, des inventeurs et des créateurs qui sont les concepteurs, les

architectes et les théoriciens du savoir qui ne négligent aucun aspect de la connaissance.

La science est une intelligence créatrice capable d’inventer et de justifier simultanément

la nécessité de ses inventions. C’est ce qu’il explique dans Essais et conférences, où il

analyse le comportement du philosophe dans un monde régi par la technique. Seule

l’essence de la technique permet à l’homme de ne pas sombrer dans l’aliénation de

l’aisance matérielle.

Ainsi, Heidegger est un homme qui vit pleinement dans la pensée du siècle. Successeur

direct de certains auteurs dont il se revendique et reconnaît la primauté, il est considéré

comme un innovateur sur plusieurs registres et a grandement contribué à la naissance ou

au développement de plusieurs courants et écoles contemporains auxquels il a surtout

apporté un apport méthodique. Ils ont d’ailleurs connu, précipitamment après lui, un

grand épanouissement et ont été massivement suivis et revendiqués.

La pensée de Heidegger exprime franchement un besoin de changement. Pour mieux

s’installer dans son environnement philosophique, il a éclairci ses objectifs, s’est

exprimé sur la grandeur de la pensée de Kant et de Nietzsche, a précisé l’impact que la

pensée de Kierkegaard a provoqué sur lui et s’est positionné par rapport aux autres.

Cette ouverture lui a permis d’inscrire le Dasein dans l’histoire, se démarquant ainsi de

l’idéalisme de Hegel, le professeur absolu de Berlin, à qui il reprochait notamment

d’avoir oublié « l’exister2 », traçant ainsi un nouveau chemin de pensée construit sur

l’interprétation de l’activité humaine, ce qui était apparemment fort attendu.

1 - L’expression « révolution industrielle » a été créée par Adolphe Blanqui (1798 - 1854), un économiste

français, reprise et popularisée par Friedrich Engels (1820-1895) et Arnold Toynbee (1852-1883).

2 - Emile Bréhier : Les thèmes actuels de la philosophie, p. 6.

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CHAPITRE TROISIEME

INFLUENCES ET LIMITES

Heidegger entre maitre et disciples

I . Heidegger disciple d’Husserl

On peut avoir des influences de toutes les époques de l’histoire. En ce sens, les maitres

de Martin Heidegger, tous ceux qui ont concentré leur intérêt sur la question de

l’homme, sont nombreux. Héraclite, Parménide, Platon et Aristote ont posé la question

de l’être; saint Augustin, saint Thomas et Duns Scot ont questionné la métaphysique sur

la place qui revient à l’homme dans la création ; Descartes, Kant, Hegel et Nietzsche ont

questionné l’homme lui-même sur sa propre liberté. De tous ceux-là, Heidegger recevra

un brin de savoir, contribuant, peu ou prou à la construction du Dasein.

C’est généralement au cours de ses enseignements qu’il rend hommage à ses maitres. Sa

préférence va aux Grecs, c’est pour ça qu’après la lecture du livre de Franz Brentano De

la signification multiple de l'étant chez Aristote, qui a été sa source d’inspiration, il

consacre la plupart des cours des années 1920 à l'interprétation phénoménologique des

textes d'Aristote.

Même s’il ne le reconnait pas souvent, les scolastiques constituent pour lui une école et

une source d’inspiration, « sans cette provenance théologique, je ne serais jamais

parvenu sur mon chemin de pensée», écrit-il dans « Entretien sur la parole avec un

Japonais1 ».

1 - Martin Heidegger : Acheminement vers la parole, Traduction : Beaufret, Brokmeier, Paris : Gallimard,

1976 (C’est un dialogue avec l’autre où Heidegger se livre à une longue méditation sur le sens du «chemin» (der Weg). Il exprime la proximité entre son cheminement et la parole de Lao-Tseu.

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Sa plus grande influence vient d’Husserl à qui il a rendu hommage en organisant

plusieurs saisons de cours sur la Phénoménologie husserlienne, des séminaires

d'introduction aux Recherches logiques, comme il reconnait la percée de Prolégomènes

à l'histoire du concept de temps.

Il reste que la relation maître-disciple n’est jamais définitivement établie, elle se

poursuit et évolue jusqu’à ce que l’élève se définisse par une pensée propre à lui. C’est

ainsi que Heidegger finit par prendre ses distances par rapport aux Idées directrices où

l’auteur propose le tournant transcendantal de la phénoménologie. Heidegger a d’abord

scrupuleusement étudié les Recherches logiques en 1919, disant dans un petit texte

extrêmement éclairant, Mon chemin et la phénoménologie, qu’au lieu de constituer un

vrai commencement de la philosophie, elles (Recherches logiques) ne font que

retrouver, confusément et contradictoirement, le trait fondamental de la pensée

grecque1.

La pensée d’Husserl occupe la plus importante place dans la construction de la pensée

de Heidegger. La relation entre les deux hommes est tant fusionnelle qu’énigmatique,

parfois mitigée, mais en tout cas passionnante. Leurs rencontres étaient fréquentes, les

influences réciproques et leurs débats portaient sur tous les problèmes qui se posaient à

la philosophie. Husserl était le maître qui a lu et annoté Sein und Zeit, Heidegger était

l’élève qui a pris en charge de publier les Leçons pour une phénoménologie de la

conscience intime du temps, d’Husserl.

Le tournant de l’élève a été une déception pour le maître. Quand il a lu Sein und Zeit, il

a émis quelques remarques sur la deuxième section du livre, mais il montre surtout son

agacement en constatant que celui-ci s’éloignait de la phénoménologie. Il est resté

silencieux sur certains thèmes, comme le caractère apparemment inédit de son

interprétation ontologique du temps.

De son côté, Heidegger, qui a dirigé l'édition du livre des Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps, a simplement déclaré que, dans son

analyse du temps, Husserl ne lui avait rien apporté de nouveau2. Il dira encore en 1969 :

«Ma question du temps s'avançait dans une direction qui est toujours demeurée

1 - M. Heidegger, Qu’appel-t-on penser ? In : Questions, IV, p. 165.

2 - Martin Heidegger : les Œuvres complètes (G.A. 26) : p. 264.

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étrangère aux recherches d’Husserl sur la conscience intime du temps1». Et il restera sur

cet avis jusqu’à la fin. Que voulait-il alors signifier par cette déclaration? Que leurs

chemins sont si différents qu’il n’y a pas matière à débattre ou qu’ils sont si similaires

qu’il n’y a rien de plus à débattre ?

Plus tard, après plusieurs cours et plusieurs critiques, Heidegger reconnaît enfin que

Husserl est le premier à découvrir le rapport du temps à l’intentionnalité, mais fait

remarquer en même temps que, pour quelqu’un qui a lu Aristote et saint Augustin, son

approche de la question du temps reste inchangée. Ce qui expliquerait peut-être sa

première déclaration où il dit que « Husserl ne lui a rien appris », qu’il faudrait

compléter par « de plus que les anciens2 ».

Les deux hommes se croisent encore sur le thème de l’anthropologie, répondant à la

question de savoir de quoi doit parler le philosophe en anthropologie. Sans se mettre

d’accord sur une réponse, ni l’un ni l’autre ne reconnait le projet anthropologique de la

philosophie de l’homme. D’après Heidegger, l’homme est trop important pour lui-même

pour qu’il se soumette à l’étude anthropologique, il évoque la primauté de l’analytique

du Dasein tel qu’il l’a exposé dans Sein und Zeit. Tandis qu’Husserl met en valeur la

logique et voit dans tout « anthropologisme » une minimisation de l’intelligence

humaine et une relativisation de la loi de la logique3.

Pourtant la présentation de l’homme dans Sein und Zeit est assez proche d’une

anthropologie. Peut-être que la mise en évidence de la dimension de l’homme se

rapproche de la place de la logique chez son maitre. La position de Heidegger ne sera

pas tranchée avant 1928, où en réponse à une invitation de Max Scheler, il va présenter

une conférence sur « la philosophie, l’anthropologie et la métaphysique du Dasein ».

Cette initiative ne sera pas appréciée par Husserl qui, sentant le danger de

l’anthropologisation de la philosophie de l’homme, va organiser une série de

conférences pour défendre la philosophie. Et Heidegger, à son tour, va insister sur sa

distance par rapport au sujet même dans le livre de Kant4.

1 - M. Heidegger, Questions IV, p. 194.

2 - Rudolf Bernet : Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger, p. 507.

3 - Edmond Husserl : Recherches logiques, p. XLVIII, note n° 1.

4 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 267-268 et 285.

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Une autre question qui participe pleinement à la construction de l’homme moderne et

qui a fait réagir les deux hommes, c’est la question de la crise du monde moderne qui a

été rapportée à postériori par plusieurs disciples concernés. Les deux hommes posent la

question différemment et parviennent à des réponses différentes par des biais différents,

mais ils sont néanmoins d’accord sur un point, c’est la nécessité du retour aux origines

grecques. Les anciens sont une source d’importance capitale commune aux deux

hommes. Ils sont parvenus à la conclusion que le monde moderne est en crise parce

qu’il a coupé les ponts avec la Grèce antique. Mais chacun a un avis sur la question.

Il est certes vrai que toutes les grandes époques de l’humanité sont nées dans une crise

et ont péri dans une autre. Mais ce qui distingue le temps présent est que la crise a été

convertie en crise de pensée et de rationalité qui se reflète dans le discours

philosophique. Pour les deux hommes, la crise concerne la rationalité, mais pour

Husserl, elle tient à la faillite de la rationalité, alors que pour Heidegger, elle résulte du

succès même de cette rationalité qui, devenant de plus en plus technique, menace

grandement l’humanité de l’homme1.

D’après Husserl, cette crise est la conséquence de la croissance exponentielle et de la

division ou de la séparation entre les différentes sciences, en particulier la séparation

entre les sciences naturelles et les sciences humaines. Ce que Heidegger ne rejette pas. Il

ne doit normalement y avoir qu'une seule réalité scientifique qui doit correspondre à un

seul système de savoir. Le fait que les cadres théoriques se multiplient et s'opposent ou

s'excluent mutuellement est un signe d'échec de la raison dans la tâche de la

construction d'un corps de savoir unifié, ce qui mène à la faillite du projet

philosophique, qui s’est lui-même éloigné de l’image de l’unité des sciences dont

jouissait la Grèce antique. Cet échec d’unifier les sciences est un signe de l'échec de la

culture européenne. Et la mort de la philosophie essentiellement n'est rien d'autre que la

mort de la culture européenne2.

On constate que la question de la crise chez Husserl est plutôt un choix de méthode qui

n’implique qu’indirectement l’homme, qui détient certes la solution mais dans un cadre

global, historique et stratégique. Alors que pour Heidegger, la crise se trouve dans

1 - Steve G. Lofts: « Husserl, Heidegger, Cassirer: Trois philosophies de crise », In: Revue Philosophique

de Louvain. IVème

série, T. 92, N°4, 1994, p. 570.

2 - Ibid.

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l’oubli que l’homme exprime par une vie patente au niveau du « quotidien ». Ce qui est

oublié est l'Être, et tout son projet ontologique se situe dans le réveil de la question de

l'Être, ramener l’homme à se penser comme un projet dans le monde, comme un être-

au-monde, au-delà des contraintes du commun, pouvoir échapper à l’inauthenticité,

pour atteindre une vie vraie, libre, philosophique. La technique est une expression de

réussite matérielle et d’aisance de la vie de l’homme mais elle ne représente nullement

son projet de vie. Il ne s’agit pas de s’isoler loin des humains pour réfléchir la crise,

mais la réalisation du Dasein tient dans son affranchissement des problèmes quotidiens

pour réfléchir les questions libératrices.

Chez les deux hommes, la crise ne peut être surmontée que par le retour à une question

primordiale, le rappel de ce qui a été oublié. Dans les deux cas, cette solution réside

chez les Grecs du moins comme question fondamentale, pour Heidegger c’est la

question de l’être et pour Husserl c’est la question de l’unité des sciences et de la

philosophie. Dans les deux cas, la mémoire constitue la condition de possibilité de

l'identité personnelle. Mais l'oubli est tout aussi important car il est l’accès à cette

possibilité par la remémoration afin d’unifier, pour Heidegger les éléments constituant

l’être-au-monde, et pour Husserl les sciences et la philosophie par une méthode positive

qui sécurise la pensée et la mette à l’abri de l’erreur.

Quant à la méthode pour dépasser cet oubli, Sein und Zeit indique clairement que la

phénoménologie est une possibilité à exploiter, et non une forme de voie scientifique

d’investigation philosophique définitive.

La question de la crise, la question de l’anthropologie, la question du temps ne sont que

quelques exemples que Heidegger et Husserl ont médités. Il est certain que les deux

hommes ont évolué dans leur conception sur des thèmes qui les ont occupé depuis leur

tendre jeunesse jusqu’à un âge avancé. Cette relation singulière a été consacrée par

plusieurs ouvrages et articles1. Ce qui prouve que les échanges entre les deux maitres

étaient profonds sur des sujets pointus et leurs façons respectives de les présenter est

d’une complexité qui n’a de pareil que la valeur même des ouvrages qu’ils ont l’un et

1 - On peut citer Rudolf Bernet : Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger,

Emmanuel de Saint Aubert : Merleau-Ponty face à Husserl et Heidegger : illusions et rééquilibrages, Jean-Claude Monod: L’interdit anthropologique chez Husserl et Heidegger et sa transgression par Blumenberg, ou encore le célèbre ouvrage d’Emmanuel Levinas : En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger qui a été plusieurs fois réédité et sorti en livre de poche.

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l’autre consacré aux sujets. Mais au-delà des livres, cette complémentarité silencieuse

montre que chacun a envie de se distinguer de l’autre sans s’opposer vraiment. Rudolf

Bernet relève même des moments où Heidegger omet de citer ce qui, chez Husserl,

s'approche le plus de ses propres points-de-vue1, probablement comme si cela coulait de

source.

II. Heidegger, maitre de Gadamer et Beaufret

En plus d’un maitre à qui il voue un grand respect et qu’il a quand même contredit,

Heidegger a aussi affaire à des disciples qui lui sont d’un dévouement sans condition,

mais pas aveuglé, non plus.

Comment ne pas contredire Heidegger, lui qui a virevolté autour de plusieurs thèmes

philosophiques et changé souvent d’angle d’attaque pour l’étude du même phénomène?

De ses nombreux élèves, deux attirent l’attention du lecteur parce qu’ils l’ont

longuement côtoyé et mieux connu que n’importe qui : Gadamer l’Allemand et Beaufret

le français.

Gadamer a suivi Heidegger durant six décennies. La preuve de son admiration est

l’hommage final qu’il lui a rendu avec Les chemins de Heidegger paru en 1983. C’est

une présentation complète de sa vie et de son œuvre. Il raconte comment il l’a rencontré

pour la première fois avant Sein und Zeit, avant même qu’il ne structure sa pensée, il a

assisté à tous ses cours, à toutes ses conférences, a lu tous ses ouvrages, en a préfacé

quelques-uns, a connu tous ses méandres et ses problèmes scientifiques et humains. Il a

aussi côtoyé son entourage et recensé les points de vue, même ceux des professeurs,

comme Husserl, ou encore Paul Natorp décédé tôt pourtant en 1924. C’est le

témoignage le plus fiable qu’on ait eu à lire sur le philosophe. Mais il n’est pas pour

autant tombé sous sa séduction totale. Il a appris à se protéger de lui et à protéger ses

idées.

Au début de son enseignement, en 1923, Gadamer a vu Heidegger, dans une fraicheur

naïve, remettre en cause les méthodes universitaires classiques. Il était dans sa première

1 - Rudolf Bernet : « Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger », in : Revue

philosophique de Louvain, 4ème

série, T. 85, n° 68, p. 500.

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vision de l’herméneutique, avant l’arrivée de l’existentialisme, de la déconstruction et

avant même qu’il adopte la phénoménologie. Il a été le témoin de ses premières

motivations philosophiques et théologiques et de ses premières mutations, celles qui ont

permis, selon Gadamer et selon d’autres témoignages, de voir se métamorphoser, autour

de lui, le monde des idées.

Il a assisté à la parution de Sein und Zeit et à son succès. Mais son avis n’était pas très

favorable, car même s’il reconnaît la grandeur de l’œuvre, il trouve que l’auteur n’y est

pas assez lui-même, qu’il ne laisse pas beaucoup de place à sa propre personne parce

qu’il s’est trop approprié le langage husserlien, quand bien même il critique ses cours et

sa méthode1.

Gadamer et beaucoup d’autres élèves ont un penchant particulier pour le premier

Heidegger d’avant Sein und Zeit, et avant l’influence d’Husserl ; tous cherchent à

comprendre sa source d’inspiration profonde. Pour cela, l’idée du tournant fort attendu,

au lieu de les surprendre les a ravis. C’est avec soulagement, qu’en 1936, ils l’écoutent

parler « De L’origine de l’œuvre d’art », à Francfort. C’est un nouvel Heidegger qui se

manifeste, remis de son égarement. Enfin, il s’inspire de la poésie de Hölderlin*2.

Cette reconnaissance et cette admiration est partagée. Le maître aime bien le disciple,

car au lieu de se suffire à l’imiter, il a eu, comme lui, l’heureuse idée de se consacrer

aux Grecs. Reconnaissance méritée, Gadamer est l’auteur d’une œuvre philosophique

complète et réfléchie, Vérité et méthode sortie en 1960, le premier et peut-être le seul

véritable chef-d’œuvre dans la philosophie allemande après Sein und Zeit3.

En 1945, lorsque Heidegger est démis de ses fonctions, il propose Gadamer pour le

remplacer. En 1950, celui-ci lui rend un premier hommage, pour son 60ème

anniversaire,

il fait paraître un recueil à son honneur et le fait élire à l’Académie des sciences de

Heidelberg. 20 ans plus tard, il organise un colloque pour son 80ème

anniversaire où il

qualifie son maître d’un nouvel Aristote et d’un autre Hegel. Il faut souligner qu’après

1 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 3.

2 - Ibid. p. 3-4.

* Friedrich Hölderlin (1770-1843) : poète et philosophe allemand, très proche de Fichte, Schelling et Hegel, de la haute période classico-romantique.

3 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 4.

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Platon et Hegel, Heidegger est le troisième philosophe majeur à qui Gadamer ait

consacré un ouvrage d’interprétation.

De façon générale, la reconnaissance du maître par l’élève est toujours évidente. C’est

Aristote, par exemple, qui a permis au lecteur tardif de voir en Platon le grand pionnier

d’une pensée de l’étantité et de l’essence, c’est-à-dire de l’Eidos qui serait cause

et principe de l’étant ; alors que Platon a permis de reconnaitre la grandeur de Socrate.

En 1960, Heidegger demande à Gadamer de lui écrire une introduction à son Essai sur

l’origine de l’œuvre d’art, déjà présenté en conférence. C’est probablement cette

demande qui va le pousser à replonger dans l’œuvre complète du penseur. Il trace ainsi

les différents chemins de pensée que Heidegger a empruntés durant sa vie, il en

profitera pour l’interroger sur les raisons de ses choix multiples. Gadamer entreprend

d’écrire toutes ses questions et de tenter d’y répondre, pour rendre plus perceptible la

tâche de Heidegger qui est celle de penser, pour montrer aussi que, même avec le

tournant, Heidegger ne fait que poursuivre le chemin qu’il a toujours emprunté pour la

recherche d’une inconnue qu’il ira rechercher jusque chez les Grecs : La vérité.

Plusieurs thèmes rapprochent Heidegger de Gadamer, même s’ils se dispersent parfois.

Mais ce dernier est toujours resté sur ses gardes pour ne pas se confondre dans les

méandres de son maître, c’est le cas de l’herméneutique.

Gadamer a des liens forts avec l’herméneutique, comme il se présente lui-même dans

Vérité et méthode, une implication bien réfléchie. D’abord, il essaie de se dissocier du

courant de Schleiermacher et Dilthey, trop méthodologues à son gout. Les deux

philosophes en proposent une conception méthodologique et combattent le

subjectivisme. Ensuite, il se démarque de l’herméneutique que pratique Heidegger,

même s’il a puisé dedans en matière de concepts, de notions et de méthode. Mais il

réalise qu’il est difficile de cerner cette voie complexe qui s’allonge sur plusieurs

décennies. En effet, Heidegger propose l’herméneutique dans une forme compliquée et

complexe qui peut être résumée en trois phases distinctes : la phase de 1923, qui résume

presque le travail du premier Heidegger, proposant une herméneutique des faits ou de la

facticité ; ensuite, l’herméneutique du Dasein visible dans Sein und Zeit ; enfin,

l’herméneutique de l’histoire de la métaphysique, postérieure à 19271. Il est, par contre,

1 - Jean Grondin : Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer, in : P. Capelle et al. ;

Le souci du Passage, Paris, Cerf, 2003, p. 2-3.

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59

moins évident de parler d’herméneutique dans ses derniers écrits, excepté

Acheminement vers la parole. Dans ses derniers cours sur Nietzsche, il a même affiché

une distance par rapport à la pensée transcendantale et herméneutique1.

Au sein d’une telle dynamique très évolutive, il est difficile pour Gadamer de suivre son

maître pour convenir d’un mode d’interprétation du phénomène de la pensée. Il est clair

qu’il n’a pas adopté la première phase de l’herméneutique de la facticité fondée sur une

inquiétude radicale, même s’il s’en inspire parfois. Il n’a pas repris non plus

l’herméneutique existentiale de Sein und Zeit, associée à la question du sens de l’être et

aux structures fondamentales du Dasein, même s’il se sent parfois concerné par les

fondements existentiels de celui-ci, ni l’herméneutique de l’histoire de la métaphysique,

qu’il a remis en cause, car une telle histoire limiterait les possibilités de la pensée.

Dans son essai de 1968, Heidegger et le langage de la métaphysique, Gadamer prend

ses distances et sème le doute dans le langage heideggérien sur la métaphysique. Mais il

apprécie son expression de l’histoire et de d’art, pour proposer un nouveau

commencement de la pensée2. Ce qui réunit les deux hommes par contre, c’est plutôt la

notion d’Ereignis que Heidegger entend de façon singulière, au sens allemand

d’événement. Alors que Gadamer l’entend comme compréhension, un advenir dont font

partie tous les humains3.

Heidegger parle de la destruction de la tradition métaphysique, ce qui inquiète Gadamer

car la tradition n’est pas à notre disposition, nous n’en sommes pas maître, tout comme

nous ne sommes pas maître de nos préjugés qui proviennent d’une profondeur qui n’est

pas toujours explorée par la conscience, ce qui laisse ambigües les limites de la

réflexion elle-même. Alors, quand il parle de destruction de la tradition, Gadamer

préfère parler de fécondité. Heidegger parle d’interprétation qui désigne la

compréhension qui se comprend elle-même comme la visée de quelque chose, pour

Gadamer c’est cette visée qu’il faut mettre en évidence dans la compréhension.

Heidegger met l’accent sur la transparence de l’interprétation qui doit tirer au clair le

sous-entendu du comprendre, alors que Gadamer voit plutôt l’intérêt dans son opacité.

1 - Martin Heidegger : Nietzsche, TII, 1961, p. 415.

2 - Jean Grondin : Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer, p 14.

3 - Ibid. p. 17.

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60

Ce qui les réunit, c’est aussi la remise en cause de la conception instrumentale de la

compréhension qui caractérise l’herméneutique et la philosophie moderne, ainsi que

l’impact de la technique sur la vérité. D’après Gadamer, pour décrire l’expérience de la

vérité qui est celle des sciences humaines, de la compréhension du monde et de nous-

mêmes, la méthode régie par des chiffres et des techniques de mesure ne suffit pas. Or,

c’est ce que proposent les sciences modernes. L’interprète a besoin d’être concerné et

entrainé par le sens comme pour une œuvre d’art ou une œuvre littéraire qui nous

transporte dans son sens et par son langage. Et les deux philosophes conviennent qu’il

n’y a pas d’interprétation sans langage1.

En plus de Gadamer, Jean Beaufret est l’autre disciple incontournable dans la vie de

Heidegger. Il est connu pour son énorme travail de Dialogue avec Heidegger, un

ouvrage en quatre tomes qui fait la lumière sur les rapports de Heidegger à la

Philosophie grecque, à la Philosophie moderne, il tente de définir une Approche de

Heidegger pour tracer enfin Le chemin de Heidegger2. Il a aussi écrit une Introduction

aux philosophes de l’existence de Kierkegaard à Heidegger, et Le poème de Parménide.

En plus des intérêts philosophiques communs, les deux hommes ont une histoire

intéressante et singulière.

Beaufret a lu Heidegger, l’a rencontré, l’a interviewé, l’a traduit. Ils sont devenus amis-

philosophes. On raconte que c’est Beaufret qui a introduit Heidegger en France, c’est

sûr, mais Beaufret n’était pas le seul traducteur de Heidegger en langue française et il a

souvent fait ses traductions en collaboration. Ce qui a introduit Heidegger en France,

c’est aussi son génie, la singularité de sa pensée dans ses aspects de transformateur, de

pré-révolutionnaire des idées et son succès planétaire.

Jean Beaufret était professeur de philosophie, mais il n’a jamais consacré un cours à

Heidegger, disant qu’il se tenait en contact direct et permanent avec sa pensée vivante.

A son sens, un cours ne pouvait contenir la pensée de Heidegger3.

1 - Ibid.

2 - Ce sont les quatre titres des volumes.

3 - Jean Beaufret : Dialogues avec Heidegger, IV- p. 81.

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61

En 1955, l’année de Cerisy1, Beaufret écrit dans Le poème de Parménide: « On ne

résume pas la pensée de Heidegger. On ne peut même pas l’exposer. La pensée de

Heidegger, c’est ce rayonnement insolite du monde moderne qui, en une parole, détruit

la sécurité du langage et la capacité à tout dire qui compromet l’assise de l’homme dans

l’étant2 ».

Ce qui fait la particularité de Beaufret est son émerveillement devant la langue. Il disait

qu’il traçait des sillons dans sa propre langue. Par exemple, il s’émerveillait de constater

qu’en disant « il-y-a » la langue française a déjà nommé l’être, et il cite Rimbaud : «Au

bois, il-y-a un oiseau...3».

Les circonstances de la guerre ont fait que les deux hommes se rencontrent. D’abord, à

travers la lecture, Beaufret a été nommé professeur en zone libre en 1941 à Grenoble et

de 1942 à 1944 à Lyon. Il se met à lire Husserl et Heidegger. Il était marxiste mais il

avait besoin, en ces temps difficiles, de lire davantage de textes qui ont une prise directe

sur l’existence. Il était confronté en permanence au risque de la mort, or Heidegger

répétait que personne ne pouvait mourir à la place de l’autre. Tout en combattant le

nazisme dans un réseau de résistance, il lisait Sein und Zeit avec son ami Joseph Rovan.

Après la guerre, en 1946, il est nommé à Paris, en plein période des libertés

philosophiques, placée sous le signe de l’existentialisme. Il connaît très bien le sujet qui

est pris d’assaut par tous les nouveaux philosophes et trouve qu’il est important et

urgent de distinguer Jaspers, de Sartre, de Marcel et de Heidegger, comme il faut

distinguer entre le communisme, le marxisme et l’existentialisme. Des débats houilleux

sur le sujet le mènent à écrire entre mars et septembre 1945, une série d’articles sur la

question dans la revue Confluences, à propos de l’existentialisme. Ce sont ces mêmes

articles que, par le hasard des choses, Frédéric Towarnicki va donner à Heidegger.

La suite coule de source, Towarnicki qui connaît aussi Beaufret l’informe de sa

démarche, et celui-ci décide d’écrire au philosophe allemand pour lui demander son avis

sur les problématiques posées dans Confluences. C’était en novembre 1945, Heidegger

lui répond immédiatement en disant : Dès le premier article (dans le n° 2 de

1 - Cerisy : une commune française, dans le département de la Somme et dans la région Picardie. Elle

portait autrefois le nom de Cerisy-Gailly.

2 - Jean Beaufret : Le poème de Parménide, Paris, PUF, 1996 (rééd. coll. « Quadrige »), p. 7.

3 - Pierre Jacerme : « Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue », PUF –in : « Revue philosophique

de France et de l’étranger », 2002/4 - Tome 127 - n ° 4, p. 388.

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Confluences) m’est apparu le concept élevé que vous avez de l’essence de la

philosophie1. » Et plus loin, il dit : « Je pressens... dans la pensée des jeunes philosophes

en France, un élan extraordinaire qui montre bien qu’en ce domaine une révolution se

prépare2.»

Rappelant que nous sommes à la fin de la guerre. Voilà à peine trois mois qu’a explosé,

à Hiroshima, la première bombe atomique dont les dégâts ne sont pas encore réellement

évalué ; mais on sait déjà, aux explications d’Einstein encore vivant, que c’est une

catastrophe humaine et le début d’un bouleversement dans le monde des idées et des

politiques. Dans tout ça, il faut bien une révolution pour changer les esprits, c’est ce que

Heidegger appellera, dans la Lettre sur l’humanisme, «l’ébranlement de tout étant» qui

doit atteindre même la tradition philosophique.

En disant à Beaufret « Le concept élevé que vous avez de l’essence de la philosophie »,

Heidegger veut signifier que la philosophie intervient sous la forme de son essence.

Mais il le considère aussi comme son égal. Cet échange engage les deux hommes dans

une relation d’égalité et non dans un rapport maître et disciple, comme c’était le cas de

Gadamer. Ils ont grandi dans deux pays différents – d’ailleurs ennemis en ce temps là-

avec deux langues maternelles différentes et deux passés différents. Il faut donc qu’un

dialogue s’établisse sur la base du respect de la symbolique de chaque langue et de

chaque histoire pour pouvoir avancer. Ainsi, les deux hommes se rencontrent pour une

nécessité philosophique.

Une amitié, une relation de travail, bref un dialogue qui va durer trente ans, de façon

continue. La pensée était le cœur de l’expérience, une relation lumineuse d’où jaillit la

lumière, l’éclaircie.

Beaufret dira à Towarnicki : « Heidegger ressemble à un instituteur qui, dans l’obscurité

d’un texte, apprend à distinguer des lettres, à former des syllabes, à grouper des mots. Il

en résulte cette chose nouvelle qui s’appelle la lecture. Heidegger ne fait pas

d’explication de texte, il apprend à entendre : ce n’est que ça.3»

1 - Pierre Jacerme: « Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue », p. 390.

2 - Ibid.

3 - Frédéric de Towarnicki : À la rencontre de Heidegger, Paris : Arcades-Gallimard, 1993, p. 143.

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63

Peu avant sa mort, Beaufret explique que le titre de Dialogue avec Heidegger est

l’équivalent de sunousia et de Gespräch, (dialogue), car dialoguer, c’est « devenir

capable d’entendre ». Il dira aussi à Towarnicki : «La question de Heidegger est tout

simplement celle de la possibilité de l’ouverture du dialogue avec l’autre1».

L’écoute est un enjeu des langues, Heidegger le soulignait déjà dans la lettre à Beaufret

du 23 novembre 1945: Excellente également la remarque : « Mais si l’allemand a ses

ressources, le français a ses limites2 »; ici se cache une indication essentielle sur les

possibilités de s’instruire l’un par l’autre, au sein d’une pensée productive, dans un

mutuel échange.

Avec ou par le français, Heidegger va trouver la limite de la clarté, et le sens de la

nuance juste. Alors que l’allemand va donner à Beaufret la profondeur spéculative, lui

évitant d’être seulement un esprit brillant au style baroque, plutôt que précieux.

Après la mort de Heidegger, Beaufret raconte : «Je lui dis en riant que ma seule

ressource, ma seule force, dans ma lutte contre lui, c’était précisément de pouvoir écrire

en français sans être sous son contrôle». Il dit aussi : «C’est la langue française qui m’a

protégé de Heidegger.» La résistance du français a poussé Heidegger à toujours plus de

clarté3.

Quand on est à l’écoute de l’autre, il-y-a le risque d’être épris, voire envouté. Or, à la fin

du «Dialogue», Beaufret cite ce qu’il a dit à Heidegger lors de son 80ème

anniversaire, le

26 septembre 1969, « nous avons tenté d’apprendre notre propre langue, d’entendre ce

qu’elle nous dit, de la parler comme elle parle. C’est l’expérience même de

l’impossibilité de s’identifier à l’autre, car nous avons besoin de l’autre pour atteindre

notre propre nous-mêmes.4»

Le 10 septembre 1946, lors de la première rencontre directe des deux hommes à

Todtnauberg, Beaufret pose deux questions à Heidegger : Qui est Husserl pour vous ?

Et vous, qui êtes-vous ?

1 - Pierre Jacerme : Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, p. 393.

2 - Ibid.

3 - Ibid.

4 - Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, T. I, p. 18.

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64

Heidegger lui dicte sa réponse que Beaufret reprendra lors du séminaire de la saison

d’hiver de 1976-1977.

Il réalise ainsi, qu’il accédait d’un coup à l’ensemble de la pensée de Heidegger et

constate deux effets : un effet de «contemporanéité», et un effet de «concentration». La

contemporanéité va exiger de la pensée de tourner autour de la chose même; la

concentration va la pousser « en avant ».

Heidegger a parlé de la temporalité, car pour lui, tous les moments du temps sont co-

présents, par suite d’une réorientation du temps qui est vu depuis le lieu de l’être. Le

passé devient présent à partir de l’avenir déjà-là, rendu lui-aussi présent. Et c’est ce qui

va régir leur relation.

En fait, dans le temps véritable, tout est contemporain. En 1977, Beaufret dira à propos

du 10 septembre 1946 : «Il ne me fallut pas plus d’une heure pour comprendre1». Cette

déclaration nous éclaire sur le rapport que Beaufret lui-même avait au temps. Il n’avait

aucun problème à situer tous les événements passés dans une discussion au présent.

Toutes les dimensions du temps se rassemblaient ensemble, et le temps tout entier était

là, présent en même temps2.

Il remet même en question le titre de Sein und Zeit, en disant que « Temps traduit mal

Zeit. Il faut plutôt utiliser le terme Saison. « Être et saison » car les époques de l’histoire

sont les saisons de l’être3.

Lors de cette rencontre de 1946, Beaufret dira à Heidegger : «Si ma pensée vous

intéresse, dites-vous que vous en avez au moins pour vingt ans.»

Avant de se quitter, il lui donne à lire La doctrine de Platon sur la vérité, dont les sept

derniers paragraphes portent sur l’humanisme, et sur la nécessité de penser positivement

l’essence privative de l’alèthéia. Très touché par ce texte, Beaufret lui envoie une

seconde lettre avec trois questions, auxquelles il répondra aussi rapidement. Le 12

décembre 1946, il reçoit, en réponse, la fulgurante Lettre sur l’humanisme où Heidegger

s’explique sur les notions du « rien » et de « l’avenir ». Ce qui fera dire à Beaufret, peu

1 - Ibid. p. 102.

2 - Ibid.

3 - Pierre Jacerme : Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, p. 395.

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avant sa mort, que tous les verbes du dernier paragraphe de la Lettre sur l’humanisme

devraient être conjugués au présent et non au futur comme les propose la traduction1.

Toutes les rencontres des deux hommes invitent, en convives, Kant et Platon à tous les

coups et d’autres personnes selon les thèmes. Il-y-a aussi l’être et l’étant, la matière et la

forme, le temps et l’espace, l’eidos, la techné, la poiêsis… Heidegger, en fils de paysan,

fait souvent appelle aux exemples sur la nature, l’eau de source, la forêt. Ce qui

convient tout à fait au philosophe parisien dont les parents qui étaient aussi d’origine

paysanne avaient nourri l’esprit avec de telles images.

Il dira en témoignage que la pensée de Heidegger est un «unique acheminement à la

question du sens de l’être, qui ne cesse de se frayer un tournant ou une lumière qui

change au fur et à mesure qu’on avance2».

En parfait connaisseur de Heidegger, il discute les traductions faites de ses œuvres.

C’est ainsi qu’en 1980, il reprend la traduction de la fameuse phrase d’Acheminement

vers la parole «Herkunft aber bleibtstets Zukunft», par «Provenance, à qui va plus loin,

demeure toujours avenir», alors qu’elle a été précédemment traduite par Fédier qui dit:

«Provenance est toujours avenir3».

Dans une discussion avec l’auteur, il demande : Que peut signifier «aller plus loin» ? Il

s’agit, dit Heidegger de ce qui est légué, de l’héritage. Il écrit d’ailleurs au sujet de

l’héritage ou du patrimoine que « chacun, chaque fois, est en dialogue avec ses ancêtres,

plus encore peut-être et plus secrètement qu’avec ses descendants4.»

En traduisant, avec Fédier, La fin de la philosophie et la tâche de la pensée en 1964,

Beaufret juge être en accord avec Heidegger, quand il a rendu Unverborgenheit par

«ouvert-sans-retrait », ce mot qui donne le sens de l’alèthéia chez Parménide5. Dans ce

même texte, Lichtung est rendu par «clairière». Cette mobilité textuelle lui permet de

communiquer l’évolution de ses concepts.

1 - Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, T. IV, p. 58.

2 - Pierre Jacerme : Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, p. 398.

3 - Ibid. 59.

4 - Martin Heidegger : Acheminement vers la parole, p. 116.

5 - Parménide : Fragment I, vers 29.

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66

D’après Heidegger la notion de lumière accompagne les Grecs, car c’est à partir de là

qu’on peut distinguer la différence entre l’être et l’étant. C’est aussi la différence entre

la pensée des Grecs et la pensée «à venir» qui signifie l’«autre commencement», ou ce

qui va «plus loin» que les Grecs. «Aller plus loin» est régi par le règne de la

provenance, c’est-à-dire qu’il rapproche de la «source de la source».

En 1964, Beaufret pense pouvoir dire qu’il a fait le tour de la question heideggérienne.

Ensuite une autre forme de relation s’installe où Beaufret lui-même est interrogé sur

Heidegger. L’essai des Douze questions posées à Jean Beaufret est daté de 1972.

Heidegger lui dira, à ce sujet, dans sa lettre du 22 février 1975 : «Je ne connais rien de

comparable quant à la transparence et à la densité du dire.»

Enfin, après la disparition de Heidegger, Beaufret continuera à travailler en se sentant le

témoin survivant d’une aventure unique, il livrera, au fur et à mesure qu’il relira ses

notes sur ses carnets, les traces du cheminement de Heidegger.

III. Autres rencontres de Heidegger

Si sa relation avec Husserl, son maitre et son initiateur est évidente, d’autres rencontres

ont aussi forgé sa pensée, comme celle de Cassirer à Davos qui est plus à placer dans le

cadre d’une confrontation philosophique sur « la métaphysique chez Emmanuel Kant »

que chacun a abordé à sa façon. Il y a aussi des personnages pivots qui ont contribué à

sa construction comme Wilhelm Dilthey, le Comte Yorck von Wartenburg, Bergson et

Carl Braig, Karl Jaspers, Max Scheler.

Heidegger avait des amis de tous âges et toutes origines : Nicolai Hartmann, Rudolf

Bultmann et Werner Jaeger. Natorp était son premier professeur décédé très tôt en 1924,

il a rencontré Karl Jaspers à Freiburg en 1920 et a connu Max Scheler décédé en 1927.

Il lui rend d’ailleurs hommage dans un cours en expliquant qu’un chemin de la

philosophie venait à nouveau de sombrer dans l’obscurité.

Il s’est aussi lié d’amitié avec plusieurs élèves, comme Hannah Arendt, Leo Strauss,

Emmanuel Lévinas, Jean Wahl, Hans Jonas, Herbert Marcuse, Max Horkheimer, Oscar

Becker, Walter Biemel, Karl Löwith, Eugen Fink, Jan Patočka, Peter Sloterdijk, Ernst

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Tugendhat et Blankenburg. Au niveau européen, on peut citer nombre de philosophes de

renom qui ont été soit formés à sa pensée, soit largement influencés par son œuvre. En

Italie, on trouve Giorgio Agamben, Massimo Cacciari, Ernesto Grassi, Gianni

Vattimo… ; en Espagne José Ortega y Gasset, Xavier Zubiri et Julián Marías ; en Grèce

Kostas Axelos ; en Roumanie Alexandru Dragomir… Aux États-Unis et au Canada

également, nombreux sont les penseurs qui se réfèrent à lui ou en sont influencés, tels

Hubert Dreyfus, Stanley Cavell, Richard Rorty ou Charles Taylor. Il a eu aussi une

énorme influence au Japon, notamment à l’université de Kyoto où on étudie encore ses

œuvres ; et même dans la réticence du monde arabe, quelques timides initiatives

s’expriment comme Abderrahmane Badawi en Egypte, Abou-l-Aid Doudou en Algérie

ou Fathi Meskini en Tunisie.

Dans la lignée de la phénoménologie et des philosophies de l'existence notamment

l’existentialisme athée, Heidegger est un penseur de référence pour une pléiade

d'auteurs tels que Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Alexandre Kojève, Paul

Ricœur, Emmanuel Lévinas, Michel Henry, Jean-Luc Marion, Claude Romano et pour

de grands noms du structuralisme comme George Lacan, Michel Foucault, Louis

Althusser et enfin des hommes de lettres comme Maurice Blanchot, Georges Bataille,

René Char, Roger Munier et Michel Deguy. Dans la lignée de la psychiatrie

phénoménologique ou la Daseinanalyse, on peut citer Ludwig Binswanger, Medard

Boss ou Henri Maldiney. Quant à la philosophie fondamentale, où Heidegger incite au

retour aux anciens, on compte parmi ses élèves des aristotéliciens des temps

postmodernes comme Pierre Aubenque et Rémi Brague ou des platoniciens comme

Jean-François Mattéi, pour qui Heidegger était un modèle. Dans la perspective de la

déconstruction de la métaphysique, il-y-a Jacques Derrida et ses propres élèves tels que

Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Barbara Cassin dans une perspective de

philosophie de la rhétorique. Il a influencé également Gérard Granel et l’anthropologue

Remo Guidieri qui a écrit L'Abondance des pauvres1.

En dehors de l’Allemagne, c'est en France que l'influence de Heidegger a été la plus

prégnante. La parution en 2001 de Heidegger en France de Dominique Janicaud en est

la consécration.

1 -Remo Guidieri : L'Abondance des pauvres, Paris : Seuil, 1984.

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La présence de Heidegger est mondiale, car l’impulsion de sa pensée est partout

reconnue. Il est présent parce qu’il est précurseur en bien des points. Avec sa pensée sur

la technique qu’il expose très clairement dans Essais et conférences, il a su cerner la

question de l’avènement de la technologie qui fait suite à la technique ainsi que celle de

l’industrialisation. Le dialogue mondial a trouvé dans la diversité de sa pensée des

réponses aux questions que des hommes et des femmes de notre époque se posent avec

insistance sur l’avenir du monde.

D’après Gadamer, on ne peut lire – ni critiquer - Heidegger sans penser par soi-même,

mais pour penser par soi-même, il faut avoir eu un grand maître. Il explique alors que le

disciple allemand se distingue du disciple français, dans le sens où le premier essaie de

répondre, de critiquer et même de dépasser la pensée du maître, alors que l’école

française tente juste de la comprendre et de la traduire, comme c’est le cas de Jean

Beaufret, ou encore Maurice Merleau-Ponty, Jacques Derrida et Michel Foucault, qui

ont certes construit à partir de matériaux qu’offre Heidegger, mais ne proposent pas une

interprétation structurée, une réponse philosophique cohérente ou une critique1.

Enfin, en dehors des disciples, il-y-a ceux qui s’intéressent au philosophe sans en être

imprégnés, ceux qui l’ont plutôt sévèrement critiqué. Dans ce sens, on trouve, parmi les

gens qui ont écrit sur Heidegger, une tendance critique, qui s’est durcie à travers le

temps. Il est apparu ces dernières années, avec de plus en plus d’ampleur, une catégorie

d’écrivains qui se dressent contre Heidegger et ramènent inlassablement tout à son

histoire d’adhésion politique au sein du parti social-démocrate et sa compromission,

jamais reniée mais passagère, dans les idéaux du troisième Reich. Après Emanuel Faye,

c’est au tour de François Rastier, dans un article publié en 2009 dans la revue

Labyrinthe, sous le titre de Heidegger aujourd’hui, avec des critiques très accusatrices.

Le XXIème

siècle est ainsi venu avec son lot de penseurs prêts à rappeler Heidegger à la

barre, à chaque fois que cela est possible. Ce mouvement a beaucoup évolué ces vingt

dernières années. Est-ce que ce nuage va pouvoir cacher la lumière de cet esprit éclairé?

Non, cela n’enlève rien à la grandeur philosophique de l’homme, il est reconnu comme

le dernier grand philosophe et précurseur de l’existentialisme, celui qui a nourri la

pensée humaine après l’épisode marxiste et a donné matière à un idiome commun qui

fait le fond de la discipline académique.

1 - Gadamer : Chemins de Heidegger, p. 10.

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Déjà en 1955, Beaufret écrivait : « On ne résume pas la pensée de Heidegger. On ne

peut même pas l’exposer. Sa pensée est ce rayonnement insolite du monde moderne lui-

même en une parole qui détruit la sécurité du langage à tout dire et compromet l’assise

de l’homme dans l’étant1».

Gadamer raconte sa première rencontre avec lui : «La première rencontre avec son

regard montrait tout de suite qui il était : quelqu’un qui voit, un penseur qui a des

yeux2.» C’était en 1923. C’est cela qui fait toute sa singularité parmi les philosophes de

notre temps, ce don qu’il avait de toujours rendre les choses intuitives, embrassant d’un

seul coup d’œil ce qui est à connaitre. Puis il continue : «Quant à sa voix, quand elle est

dans les tons graves, elle s’entend vigoureuse et mélodieuse, alors que dans les tons

aigus, elle donne l’impression d’être un peu gênée et à la limite un peu surmenée, voire

angoissée3.» Il conclut : «Ecrire représenta pour longtemps un véritable tourment,

j’avais toujours la damnée sensation que Heidegger regardait par-dessus mon épaule4.»

1 - Jean Beaufret : « Le poème de Parménide », Revue philosophique, no 4/2002, p. 402.

2 -Gadamer : Chemins de Heidegger, p. 28.

3 - Ibid. p. 28.

4 - Georg Hans Gadamer : autoreprésentation, in : La philosophie herméneutique, PUF, 1966, p. 29.

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70

CONCLUSION

Heidegger s’est interrogé sur l’être et sur l’être de l’homme mais il a réalisé qu’il ne

peut trouver une réponse riche de sens, s’il ne creuse pas en profondeur l’histoire de la

tradition. Il repart aux Grecs qu’il considère comme les dépositaires et les fondateurs de

la philosophie et de la pensée occidentale, la seule structurée et complète. D’après lui,

les Grecs ont posé toutes les grandes questions et esquissé toutes les possibilités de

réponses. A tout moment, pour tous les thèmes, devant chaque énigme ou incertitude

qu’il rencontre et à la base de chaque développement, il se réfère à eux pour se

rapprocher du vrai, du bien et du beau. Ce ressourcement est fondamental pour la

construction de sa pensée. C’est ce qu’il appelle, dans Essais et Conférences, «le retour

à la maison natale», le pilier central.

La question de départ, « Pourquoi il-y-a l’être et non pas plutôt rien ? », ainsi posée dès

l’aube de l’histoire, interpelle l’entendement humain sur l’origine et le principe de toute

chose. Elle n’est chargée d’aucune inquiétude, au contraire elle exprime tout

l’étonnement qui se peut devant ce qui est. C’est une question portée par de grands

noms comme Anaximandre, Parménide ou Héraclite qui se réjouissaient du sens, de

l’organisation et de l’évidence du commencement des choses ; et un peu plus tard, par

Socrate, Platon ou Aristote qui s’interrogeaient sur la compréhension et l’interprétation

de cette organisation, introduisant l’homme, seul détenteur de la connaissance, en

principal moteur de cette compréhension, parce que le seul qui s’interroge sur lui-même

et sur l’être dont il est partie intégrante.

La pensée grecque est en effet une construction décisive dans la pensée de l’humanité

qui semble définitivement structurée. Mais comment les successeurs de cette pensée de

l’être vont-ils la percevoir et l’utiliser ?

Le Moyen-âge profitera de la théorie platonicienne et aristotélicienne pour avancer dans

la voie de la métaphysique. Mais cette voie ne convient pas à Heidegger qui ne produira

sur cette période aucune œuvre significative, excepté sa thèse de doctorat et quelques

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71

conférences. Pourtant, plusieurs noms retiendront son attention comme Saint Augustin

qu’il affectionne particulièrement et Saint Thomas qu’il contredit souvent. Néanmoins,

cette étape lui sert de support, c’est un canal important pour passer aux temps modernes

et à l’ère contemporaine.

Heidegger sera beaucoup plus loquace sur les périodes tardives pour mettre chaque

penseur à sa juste place et régler ses comptes avec les courants qui entravent le

développement de la pensée. Pour montrer la profondeur de chaque chose, il va creuser

dans la langue afin de réhabiliter de vieux termes qui lui permettent de se mouvoir au

milieu des problématiques philosophiques et des thématiques diverses. Il revient sur

l’histoire de certains mots, surtout ceux qu’il trouve vieux, démodés, dépassés, à

rénover ou encore à réformer, parce qu’en l’état ils ne conviennent pas au sens et au

poids de ses idées, pour mieux cerner les caractéristiques de l’être et de l’homme.

Dans les temps modernes, ce besoin de liberté, d’expansion et de rationalité, qui secoue

le joug du Moyen-âge et le carcan de la métaphysique, semble l’intéresser. En plus,

cette période est aussi caractérisée par l’action, le développement économique, de

grandes inventions industrielles et une avancée scientifique qui va déteindre sur la

philosophie. Une tendance qui s’accentuera jusqu’à l’ère de Heidegger, ce qui est moins

réjouissant pour lui.

Heidegger a été le disciple d’Husserl qui voyait en lui l’avenir de la phénoménologie.

Mais il n’apprécie pas le projet husserlien de régler les problèmes de la crise de la

pensée en soumettant la philosophie à l’exactitude des sciences et des mathématiques.

Pour lui, le rôle de la philosophie est fédérateur, c’est elle qui dessine aux sciences leurs

méthodes, évalue et oriente leurs résultats. Elle est la source de l’éthique et de la valeur.

Il en arrive ainsi à la nécessité de soumettre à l’analyse les méthodes et les courants de

pensées de son époque, probablement pour éviter les débordements et les déviations qui

ont eu lieu par le passé.

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72

INTRODUCTION

En passant en revue l’histoire de la pensée, Heidegger constate cette décomposition et

ce démembrement qui caractérisaient les sciences, de plus en plus détaillées, engendrant

l’éclatement de la pensée en un nombre considérable d’écoles et de courants nouveaux,

qu’il devient difficile d’espérer une philosophie qui les regroupe tous. En allant à la

recherche de la cause qui empêche réellement cette unification, il réalise que la question

de méthode se pose en priorité. Un homme multiple, au sens diversifié ne peut être

regardé d’un angle étroit. En posant la question sur le sens de l’homme, il constate

d’une part que la métaphysique borne le chemin de la réflexion sur l’homme ; d’autre

part, d’autres courants avant lui ont voulu préserver la liberté humaine mais ont été pris

au piège de la métaphysique.

Ainsi, il décide de soumettre les méthodes et les courants de pensées à une minutieuse

analyse afin de comprendre comment a évolué la philosophie et essayer de réformer ou

de déconstruire ce qui ne convient plus à l’homme contemporain.

Il déconstruit la phénoménologie et analyse l’humanisme et l’existentialisme, des

courants pourtant récents et novateurs qui ont tenté de redonner à l’homme sa valeur

initiale, mais n’ont pas su se libérer des restes des marques et repères de la

métaphysique. Or, c’est la métaphysique qui a fait oublier l’être en s’occupant de

l’étant. Il remarque, parmi les pages de l’histoire, qu’il n’est pas le premier à vouloir

retourner à la question initiales. Quelques philosophes s’accrochent encore à l’être

comme Locke, d’autres se revendiquent de la pensée de l’existence comme Spinoza, ou

encore Descartes, Kant et Nietzsche qui ont un même besoin d’inventer un outil pour

comprendre et exprimer le sens de la pensée. Ce qui va lui redonner espoir et favoriser

la construction de ce qui sera « la pensée heideggérienne ».

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73

CHAPITRE PREMIER

UNE METHODE APPROPRIEE POUR COMPRENDRE LE DASEIN

Pour retourner à la question de l’être, telle qu’elle a été posée chez les Grecs, Heidegger

s’est confronté au problème de méthode. En cette période où les sciences ont déjà plein

pouvoir et plusieurs écoles et disciplines qui traitent de la vie de l’homme en société

revendiquent leur part d’exactitude comme l’histoire ou la sociologie, comment

protéger la philosophie du morcellement et de la rigidité ?

Le retour à la question de l’être telle qu’elle a été posée par les Grecs est un besoin de

retour à la simplicité, avant que le monde ne soit engagé dans une complexité

croissante. Cette question dans sa globalité, son originalité et son originellité était

nécessaire car le monde et la pensée se sont éloignés de l’objectif que s’est assigné la

philosophie. Celle-ci court d’ailleurs le risque d’une totale métamorphose et le danger

de ressembler à ce qu’elle n’est pas, si ce n’est déjà fait. Il est donc urgent de trouver un

fil conducteur pour repartir là où la question de l’origine a été posée dans sa forme la

plus simple.

Se défendre contre les sciences n’est pas nouveau. C’est un vieux problème qui date du

Moyen-âge, lorsque des courants chrétiens se défendaient des influences grecques et

d’autres au contraire défendaient la pensée grecque des déformations chrétiennes.

Heidegger s’inscrit dans le prolongement du deuxième. Cette attitude a été celle de Carl

Braig du point de vue de la logique et de Dilthey du point de vue de l’histoire ; c’est ce

qui a encouragé Heidegger à aller vers la question de l’être dans Sein und Zeit en

l’abordant à partir de son historialité1.

1 - Jacques Rivelaygue : Le Problème de l'Histoire dans Être et Temps de Martin Heidegger, sous la

direction de Jean-Pierre Cometti et Dominique Janicaud, Paris - Sud, 1989, p. 263-265.

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74

Avant de s’engager sur le chemin du retour à la question de l’être, il consacre une partie

du contenu de Sein und Zeit à la critique des différentes méthodes et entreprend un

débat sur la recherche de la méthode idoine. L’ouvrage est d’ailleurs traversé par

l’inquiétude de trouver la méthode idéale pour approcher la question de l’être, en

mettant ensemble plusieurs sous-articulations. On peut donc dire que cette interrogation

dès l’introduction de la question de l’être en général n’est pas secondaire. Il aborde le

problème sous le titre très explicite de « La double tâche de l’élaboration de la question

de l’être : méthode et plan de la recherche ». L’inquiétude est sérieuse, il y reviendra

aussi dans d’autres ouvrages jusqu’en 1962, dans la conférence « Temps et Etre » où il

fait encore le point sur la question de méthode, avec un large usage de la dialectique.

S’il lance le débat, c’est parce que la confusion qui règne autour de la question de l’être

relève d’abord d’un problème de méthode. La méthode indique la direction qui précède

et guide la marche des travaux et la réflexion dans la recherche de l’étant, quant au fait

qu’il soit et quant à son être en tant que tel1. Elle est comme le soleil, l’éclaircie, on ne

prend pas soin de le regarder, mais c’est grâce à lui qu’on identifie clairement le chemin

qu’il faut suivre. Mais au lieu de se limiter à poser la question du choix de la meilleure

méthode à suivre, il s’impose l’exercice de savoir l’origine et le chemin parcouru par

chacune et leur contribution au questionnement sur l’être.

S’interrogeant sur la construction même de l’essence de la méthode, il commence par

distinguer questionner de chercher, et le questionnement du questionné. Ce qui est

capital car s’interroger, c’est se poser des questions autour d’un sujet déterminé et le

questionnement s’inscrit dans la méthode2. Mais la question est délicate, parce que le

questionné de la philosophie qui est l’être est soumis aux mêmes conditions que le

questionné des sciences sociales qui est l’homme.

Tout « questionner » est un « chercher », tout « chercher » tire son thème de recherche

de la direction qui précède et guide sa démarche, dans le sens où chaque étant exige une

discipline et une méthode d’approche qui se trouve en lui. La chose est interrogée pour

donner des réponses qui rapprocheraient de son être propre. Dans ce sens, elle est

questionnée sur ce qu’elle est : vie naturelle, espace, histoire, langue et bien sûr

l’homme… Ce sont des objets d’étude qui ont des sciences correspondantes et des

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 28.

2 - Ibid., p. 29.

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75

méthodes appropriées. Pourtant, dira Heidegger, ce n’est pas cette richesse ou cette

abondance qui témoigne du développement ou du progrès des sciences. Le progrès

d’une science provient soit des crises cycliques qu’elle vit inévitablement à des

tournants de son histoire où elle remet en cause son rapport aux autres sciences, son

rapport à son propre sujet et ses concepts de base.

Les étants constituent les thèmes des différentes sciences, l’homme constitue le thème

des sciences sociales, l’être et l’être de l’homme constituent le thème de la philosophie.

La philosophie ne peut avancer si les sciences sociales n’avancent pas et les sciences

sociales se trouvent bloquées si les différentes sciences des choses de la nature ont un

problème. Ce déséquilibre peut être à l’origine d’une crise des sciences et de la

philosophie. Il engendre des problèmes de méthodes, alors que l’évolution d’une des

trois parties engendre un changement dans la nature du rapport avec les autres et, par

voie de conséquence, un changement dans la méthode d’approche.

Auguste Comte parlait de la crise de la philosophie qu’il voulait soumettre au

positivisme scientifique et Husserl a soulevé, dans Recherches logiques, la question de

la crise des mathématiques engendrant la crise de la philosophie.

Heidegger affirme dans Sein und Zeit que le moment de crise est une épreuve pour les

sciences, il permet de remettre en cause non seulement leurs concepts, leur mode

opératoire, la manière dont leurs sujets sont définis, mais aussi leur propre raison d’être

et leur niveau d’autonomie. Elles trouvent leur force dans cette capacité à revisiter leurs

concepts de base avec des investigations anticipatrices1. La philosophie aussi a besoin

de son moment pour vérifier son intégration à l’environnement scientifique en perpétuel

changement, pour renouveler sa relation à lui, en se surpassant à chaque fois pour se

mettre à niveau. En clair, si le thème des sciences évolue, il induit l’évolution de la

philosophie, car elle reste le catalyseur et l’outil d’orientation et d’évaluation de toutes

les sciences. C’est dans ce sens que Kant a proposé de dégager ce qui appartient à la

nature de ce qui relève de la théorie de la connaissance ou de la méthode. Il parle d’une

logique transcendantale apriorique, entendant par là une logique qui s’applique aux

1 - Ibid. p. 33/34.

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76

domaines de la nature qui constitue le sujet d’étude, et non pas simplement un procédé

de mathématique fondamentale1.

L’homme, le Dasein, est le thème et l’acteur des sciences, leur sujet et leur objet. « Il

n’a qu’à être pour que cet être qui est le sien lui soit découvert2.» Heidegger utilise trois

termes pour exprimer les états de conscience du Dasein dans son rapport au monde

extérieur : ontique, pour dire qu’il est un objet d’étude au même titre que n’importe quel

objet, pré-ontologique pour exprimer son premier rapport conscient aux choses pour

comprendre sa façon d’être dans le monde parmi les étants, et ontologique pour indiquer

qu’il est sur le chemin du savoir et sur la voie de la connaissance de l’être. Les autres

étants ont seulement une présence « ontique », sans conscience.

Kierkegaard aussi a son mot à dire sur la question de méthode. Il distingue de fait le

discours philosophique du discours religieux, même s’il admet la possibilité de passer

de l’un à l’autre. Il construit son argumentaire sur une certaine forme d’opposition qui

rappelle le discours sur la vérité et consiste à dépasser la conception socratique qui

considère que la vérité relève de la subjectivité pour aller vers une objectivité qui place

la connaissance en dehors de l’homme. Le paradoxe socratique est une herméneutique

qui place la connaissance dans l’homme qui peut apprendre en se rappelant ou en

réveillant sa mémoire. Mais cette disjonction est un risque pour la science, elle est

subjective du fait que les hommes sont tous différents, alors que la connaissance ne peut

être que commune. Il propose ainsi d’aller vers l’idée d’une vérité extérieure à

l’homme, mais pour l’acquérir, il y a nécessité de faire appel à une méthode.

La méthode dont se réclamait Heidegger quand il a entrepris Sein und Zeit est l’optique

analytique de la phénoménologie d’Husserl. Mais après expérience, il s’est rendu

compte que son premier livre souffre du poids de la méthode phénoménologique qui ne

peut à elle seule suffire à régler la question de l’être.

La phénoménologie reste néanmoins la méthode qui domine Sein und Zeit. La valeur du

livre et la perspicacité de son auteur ont laissé un impact sur elle. Mais la façon si

particulière que l’auteur utilise en l’appliquant et le regard nouveau et singulier qu’il

porte sur les choses a partagé les points-de-vue des heideggériens, ce qui a conduit à la

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 35.

2 - Ibid. 36.

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77

mise en place de nouveaux modes d’approche ou de nouvelles phénoménologies, se

démarquant ainsi de la méthode-mère.

En guise de définition, on peut dire que la phénoménologie1 consiste à ne pas se

prononcer sur le monde et son existence, elle représente ainsi le «retour aux choses

mêmes». Il s’agit pour la personne de suspendre toutes ses visions antérieures et tous

ses préjugés pour se concentrer sur ce qui se présente à la conscience, l'apparaître.

Historiquement, le concept est récent. Mais les termes qui le composent renvoient à des

origines grecques. Issu de phainomenon (ce qui apparaît) et de logos, c’est l’étude de ce

qui apparaît de l'expérience et des contenus de la conscience, au sens de « prendre

conscience de quelque chose. »

Heidegger n’est pas le premier à marquer un temps d’arrêt sur le concept de

« phénoménologie ». Kant (1724-1804) avait déjà préparé un accès à la matière

phénoménologique. Une section de la Critique de la raison pure (1781) devait s'appeler

Phénoménologie, il préférera finalement l’appeler Esthétique transcendantale. Il y

opère la séparation entre la chose en soi2 et le phénomène. Elle occupe aussi une part

importante dans la pensée de Fichte (1762-1814) qui oppose, dans La Doctrine de la

Science (1804), la doctrine du phénomène ou phénoménologie à la doctrine de l'être et

de la vérité. Mais c’est à Hegel (1770-1831) que nous devons un pas de géant dans le

développement du concept grâce à Phénoménologie de l’esprit (1807), un des plus

importants ouvrages de l’histoire de la philosophie, tant par sa densité théorique que par

son influence sur les écoles de pensée du XIXème

et du XXème

siècle, à travers le monde3.

Husserl, pour sa part, a voulu résoudre la crise des sciences, notamment les

mathématiques, en tentant de les réunir par le biais de la méthode même. Il veut aussi

reconstruire la philosophie comme une science rigoureuse en faisant usage du même

outil.

1 - L'inventeur présumé de l'expression « phénoménologie » est Jean-Henri Lambert (1728 - 1777) :

mathématicien, physicien et astronome suisse-allemand, qui veut donner un nom à la «doctrine de l'apparence». Mais c’est Edmund Husserl qui sera le fondateur officiel.

2 - Le noumène désignait déjà chez Platon la réalité intelligible dans le sens originel utilisé. Le sens est

détourné à dessein par Emmanuel Kant pour signifier «ce qui est au-delà de l'expérience qui en est faite».

3 - Document numérique : http: // www.questionsenpartage.com/-lorigine-de-la-phenomnologie-

edmund-husserl

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78

Son principe de base est simple, toute conscience est toujours conscience de quelque

chose : «Je vois un arbre», «je me souviens de l'époque où j'allais à l'école»…, tout est

«conscience de». Il s’agit d’abord de faire la description des vécus tels qu’ils sont, c’est

cela qui constitue le point de départ de la phénoménologie et soutire à l’expérience ses

dispositions essentielles. C’est cet aspect palpable, directement en rapport avec les

choses, qui a séduit Heidegger qui cherchait un lien entre les éléments du monde et ce

que voit l’esprit humain.

Questionné un jour sur le sens de la phénoménologie, Husserl répond : « la

phénoménologie, c’est moi et Heidegger1

. » Ce qui signifie qu’Husserl réalise

l’importance du rôle que joue Heidegger dans le développement futur de cette méthode.

Pourtant, l’élève s’avère un disciple-dissident du courant de la phénoménologie

husserlienne. Il s’exprime lui-même sur ce qui finit par le séparer de son maître en lui

disant dans une lettre :

«Nous sommes d'accord sur le point suivant que l'étant, au sens de ce que vous

nommez « monde », ne saurait être éclairé dans sa constitution transcendantale par

un retour à un étant du même mode d'être. Mais cela ne signifie pas que ce qui

constitue le lieu du transcendantal n'est absolument rien d'étant - au contraire le

problème qui se pose immédiatement est de savoir quel est le mode d'être de

l'étant dans lequel le monde se constitue. Tel est le problème central de Sein und

Zeit - à savoir une ontologie fondamentale du Dasein2.»

Les propos de Heidegger sont clairs, le différend qui le sépare d’Husserl est d’ordre

méthodologique. Les deux hommes sont d’accord sur la définition de la notion de

l’étant et sur son mode d’approche. Mais pour Heidegger, le lieu où se situe l’étant est

aussi un étant, même s’il est soumis à d’autres critères d’étantité, alors qu’il en est

autrement pour Husserl. Ce qui rend différente la vision globale du maitre de celle du

disciple sur la question de l’être dans sa relation à l’étant en général et à l’espace en

particulier, induisant une différence sur le mode de penser « le temps ». Ce différend va

aussi influer sur le développement même de la phénoménologie, engendrant des écoles

de pensée aux points-de-vue très divergents. D’ailleurs, dès l’introduction de Sein und

1 - Gadamer : Chemins de Heidegger, p. 29.

2 - Michel Haar : Martin Heidegger, « Lettre à Husserl » du 22 octobre 1927, Paris : Editions de l'Herne,

coll. « Cahier de l'Herne », 1983, p. 67-68.

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Zeit Heidegger la conçoit comme une possibilité à exploiter, et non une voie scientifique

ou philosophique définitive1. Ainsi, même si Heidegger appelle à son dépassement,

cette méthode va marquer l’histoire de la philosophie en essayant de s’approprier les

concepts authentiques à l’origine de la compréhension de l’être de l’étant, alors que la

métaphysique plonge l’être dans l’oubli.

Réalisant après la parution de Sein und Zeit que la phénoménologie ne suffit point pour

régler toutes les questions de la philosophie, Heidegger va faire intervenir

l’herméneutique, ou encore l’approche historique, littéraire ou poétique et même des

méthodes scientifiques comme l’observation ou l’expérimentation, conscient de la

nécessité d’un montage méthodologique pour expliciter au mieux ses thématiques. Ce

qui va donner lieu à une diversification de thèmes et de méthodes, lui permettant

d’approcher ses sujets par plusieurs angles d’attaque et de rassembler des éléments de la

pensée que les différentes sciences ont éparpillés par souci de détail, empêchant ce qui

est essentiel dans l’homme de faire ou de refaire surface.

Le dépassement de la phénoménologie devient d’ailleurs une nécessité, un besoin

insistant surtout après la deuxième guerre mondiale, car le monde était à la recherche

d’une méthode miracle pour retrouver cet homme perdu dans une foule de choses qu’il

ne comprend pas et qu’il maitrise encore moins. Il faudrait pour cela exploiter toute la

richesse de la philosophie, les textes de Kant, à côté d’autres philosophes allemands,

américains et anglo-saxons plus réalistes, pragmatiques et proches de la vie de l’homme

au quotidien, pour ouvrir de nouvelles voies. La phénoménologie convenait à Heidegger

car elle s’annonçait comme une méthode d’approche qui consistait simplement en une

description interprétative de son sujet détaillée et assez complexe. Ce qui a aussi attiré

plusieurs penseurs des années 1920 qui voulaient adhérer à un projet commun sans

renier leur propre pensée, comme Fichte, Natorp et Scheler qui ont entouré Husserl.

Mais la phénoménologie a peu à peu perdu sa place d’honneur et Heidegger fait appel à

d’autres méthodes pour compléter sa démarche. Il s’intéresse à l'« histoire de la

philosophie » et parle de la nécessité de l’avènement d’une véritable « conscience

historique » succédant à l'érudition compilatrice des siècles antérieurs2. Il rencontre les

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 61.

2 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 115.

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néo-kantistes, des sociologues, des historiens et des philosophes positivistes comme

Dilthey, Jaspers ou Simmel et se dresse contre l’objectivisme, la technicité,

l’anthropologisme, le biologisme et le psychologisme. Il refuse de se suffire à une

méthode proposée par les sciences exactes pour approcher la philosophie et les sciences

de la société de façon générale, prévenant le risque que celles-ci ne répondent plus aux

exigences d’époque1.

En réalité, ce besoin de faire appel à plus que la phénoménologie pour approcher la

philosophie de l’homme et de la société est ancien chez Heidegger. Déjà en 1915, dans

sa leçon d'habilitation consacrée au Concept de temps dans la science historique, il

témoigne de son intérêt pour les questions du temps et de l'histoire avec notamment le

besoin de défendre l’histoire en générale et l’histoire de la philosophie en particulier2.

En 1923, Gadamer l’a vu, dans une fraicheur de jeunesse, remettre en cause les

méthodes universitaires classiques, exprimant clairement son désir d’exploiter les

capacités et mérites de l’herméneutique. Il restera dans ce besoin d’utiliser

« l’herméneutique » pour comprendre l’homme pendant plusieurs décennies. Il

l’explique en profondeur à ses étudiants alors que la méthode est encore inconnue en

dehors de l’université de Freiburg en Brisgau. Il utilise pleinement le mot dans un cours

dispensé cette année-là, mais qui ne sera publié qu’en 1988 dans les Œuvres complètes3.

On retrouve même le terme dans un de ses textes de 1919. Ses élèves l’évoquent

souvent et le réclameront longtemps, Gadamer dans une conférence présentée en 19574,

et Otto Pöggeler en 1963 dans son classique sur Le chemin de pensée de Heidegger.

Bien sûr, grandement présent dans Sein und Zeit, malgré ses inquiétudes, l’auteur en

parlera en prenant ses distances par rapport à la métaphysique, il parle alors de

« l’herméneutique de l’histoire de la métaphysique », qui reste le prolongement de

l’herméneutique de Sein und Zeit5.

1 - Christian Dubois : Heidegger : Introduction à une lecture, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2000, p.

194.

2 - Françoise Dastur : Heidegger et la pensée à venir, édition Vrin,‎ 2011p. 17.

3 - Martin Heidegger : Œuvres complètes, 56 -57, 117.

4 - Gadamer : Le problème de la conscience morale, Paris : Seuil 1963, réédité en 1996, p. 49-58.

5 - Jean Grondin : Le passage de l’herméneutique de Heidegger à celle de Gadamer, in : P. Capelle et al. ;

Le souci du Passage, Paris, Cerf, 2003, p. 2-3.

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En guise de définition, l’herméneutique1 (Perihermeneia) est l’art d'interpréter ou l’art

de la théorie de la lecture et de l'explication des textes, un outil d’interprétation des

textes particuliers, des textes religieux comme la Bible ou le Coran ou encore des textes

de la pensée magique, des symboles divinatoires, des mythes et des légendes, on parle

dans ce cas d’herméneutique sacrée. En tant que telle, elle est plus ancienne que les

religions, les spiritualités et la philosophie2. Elle a aussi fait référence pendant la

Renaissance, notamment avec Martin Luther et Jean Calvin qui ont voulu donner un

nouvel élan aux interprétations des textes religieux. Dans ce cas, elle propose

d’introduire des réformes pour simplifier la compréhension en accord avec les sciences,

la vie au quotidien, la médecine, la pharmacopée qui peut même être mélangée à une

dimension astrale que traduisent les méthodes de guérison traditionnelles associées à

l’astrologie de l’époque.

En philosophie, l’herméneutique est définie comme une théorie d'interprétation qui

analyse ce qui est manifeste, ce qui la rend familière de la phénoménologie, elle

s’applique autant à la question de la liberté humaine qu’à l’interprétation d’une œuvre

d'art. Cette extension de l’herméneutique au monde de l’art est un volet qui a attiré

l’attention de Heidegger et augmenté son intérêt, car le langage de l'art représente pour

les herméneutes le lieu où la vérité de l'Être se déploie, au-delà de la description

scientifique des étants particuliers.

La phénoménologie et l’herméneutique ne se contredisent pas chez Heidegger, elles se

croisent plutôt et peuvent se compléter, un croisement dicté par l’objet-même de la

réflexion méthodologique qui était essentiel à Sein und Zeit. Mais il fait aussi appel

l’ontologie rendue nécessaire par les besoins des thèmes si complexes que sont « l’être »

et « l’homme ».

L’ontologie, qui se définit comme l’étude de l’être en tant qu’être, est une philosophie et

une méthode d’approche qui a accompagné la question de l’être depuis ses débuts, au

point d’en être une partie intégrante. Elle est aussi totalement intégrée à Sein und Zeit, si

bien que Heidegger n’en fait pas un choix qu’il adopte ou récuse, elle s’est imposée à

1 - Le terme découle du nom du dieu grec Hermès, le messager des dieux et interprète de leurs ordres. Il

réunissait à l’origine la logique d’Aristote et l'interprétation des textes religieux.

2 - Le terme Herméneutique est récent, il est apparu sous la plume de Friedrich Schleiermacher (1768-

1834) et Wilhelm Dilthey. Voir : Friedrich Schleiermacher : Herméneutique, pour une logique du discours individuel, Le Cerf, 1989.

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lui parce qu’elle a accompagné les présocratiques et les platoniciens, tant et si bien que

même la paternité en est attribuée à Parménide d’Elée, le premier qui a avancé, comme

vérité, le fait que ce qui est (l'être) est, sans négation et sans altération.

Mais il l’a tout de même reformulée de façon particulière, pour comprendre l'essence de

l'homme en partant de la vérité de l'Être, une nouveauté qui rompt avec la tradition

philosophique depuis les origines. Plus qu’un chemin, plus qu’une méthode, plus qu’un

système, il la conçoit comme une somme qui regroupe l’être, l’homme, la peur,

l’angoisse… et même la métaphysique et la question de l’humanisme1.

Heidegger fait aussi allusion aux méthodes de sciences exactes et expérimentales, à la

psychologie2 et à l’anthropologie3. Ces deux dernières sont considérées comme des

sciences et comme des méthodes à la fois, parce qu’elles donnent accès à une

compréhension de l’homme autrement que par les méthodes classiques, elles se sont

épanouies au XXème

siècle. Elles désignent l'étude scientifique des comportements

humains et se divise en un nombre important de branches d’études théoriques et

pratiques.

La nécessité de parler de l’anthropologie vient de l’altercation qui a opposé Heidegger

et Husserl sur le bon usage de l’anthropologie en tant que méthode d’interprétation de

l’homme. Pour la psychologie, les choses sont plus singulières, c’est plutôt les

1 - Ontologie : comme beaucoup de termes philosophiques, c’est un montage récent avec des racines

grecques. Sa formulation a paru sous la plume de Jacob Lorhard (1606) qui a utilisé le terme pour la première fois dans son Ogdoas Scholastica comme un synonyme de la métaphysique et Johannes Clauberg le reprend dans Elementa philosophiae sive Ontosophiae (1647).

2 - Le terme « psychologie » est issu du grec ancien : psyche (le souffle, l'esprit, l'âme) et logos (la

science, l'étude). Aristote en fait état dans son traité De l'âme, mais le terme, proprement dit, apparaît pour la première fois sous la plume du savant humaniste croate Marko Marulić (1450-1524) dans son ouvrage latin Psichiologia de ratio neanimae humanae dont la trace a été perdue. Ensuite, le juriste et philosophe allemand Johann Thomas Freigsi en fait un premier usage. Enfin, le mot est véritablement popularisé à travers les écrits de Philippe Melanchthon (1495-1560) qui le reprend dans ses Etudes bibliques et ses Commentaires de la philosophie aristotélicienne.

3 - Malgré sa jeunesse dans l’histoire des sciences, le terme Anthropologie trouve ses racines dans le

Grec ancien : anthrôpos (homme) et logos (parole, discours ou science). Quelques praticiens d’époque pourraient aussi en être les précurseurs. Hérodote décrivait dans Histoires les différentes sociétés que les Grecs connaissaient, comme les Égyptiens et les Scythes, il peut ainsi être considéré comme le père non reconnu de l'anthropologie.

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psychologues et les psychiatres qui ont utilisé le Dasein comme un accès à la

compréhension de la psychologie humaine en mettant en place la Daseinanalyse1.

Il s’agissait pour eux de rejeter la psychologie classique qui soumet l’humain au moule

de la standardisation, voulant se rapprocher de Heidegger qui dénonce le modèle Gestell

d’uniformisation où tous les hommes se ressemblent.

D’ailleurs, plusieurs textes opposent Heidegger à Sigmund Freud (1856-1939), le plus

important nom dans la discipline. Ceci suppose aussi que Heidegger s’est prononcé,

implicitement ou explicitement, sur ce domaine de la connaissance de l’homme. Les

différences sont d’ailleurs évidentes, l’homme freudien est essentiellement fonctionnel,

il ne voit du monde que ce que ses besoins lui permettent de percevoir. Alors que pour

Heidegger, l’homme est ouvert à l’être et est capable de prendre du recul par rapport

aux objets immédiats pour réfléchir à leur devenir. C’est un être-au-monde riche en

monde, voire un créateur de monde et qui sait d’avance qu’il va mourir2.

Dans cette interaction méthodologique entre la psychologie, l’herméneutique et

l’anthropologie, on ne peut ignorer Derrida qui a modifié et développé la notion de

« déconstruction3 », un terme nouveau pleinement expérimenté par Heidegger, mais pas

dans le sens que lui donnera Derrida. La déconstruction est une méthode voire une école

de la philosophie contemporaine, une pratique d'analyse textuelle qui s'exerce sur de

nombreux types d'écriture comme la philosophie, la littérature ou le style journalistique,

pour révéler les décalages et les confusions de sens, son objet s’associe ainsi à

l’herméneutique.

Heidegger a annoncé l’avènement de la déconstruction à la fin de l'introduction de Sein

und Zeit et a promis de la développer ultérieurement. Il en parle ensuite dans Kant et le

problème de la métaphysique, mais de façon plus simple et plus contractée encore :

« Cette tâche, nous la comprenons comme la destruction, s’accomplissant au fil

conducteur de la question de l’être, du fonds traditionnel de l’ontologie antique aux

1 - Ludwig Binswanger (1881- 1966) est un psychiatre suisse. Il a rencontré Jung et Freud qui ont marqué

sa jeunesse. Mais il se détournera peu à peu de la psychanalyse pour créer la Daseinsanalyse essentiellement inspirée de l’approche de Martin Heidegger.

2 - Le site de l’institut néo-socratique : Heidegger face à Freud: l’homme est-il plus qu’un animal? 2009,

http://www.insoc.fr/2009/07/heidegger-face-a-freud-homme-est-il-plus-qu-un-animal/

3 - On retrouve le terme Déconstruction chez Gérard Granel qui l’a choisi en 1955 pour traduire Abbau

qu'il veut distinguer de destruction qui traduit Zerstörung.

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84

expériences originelles où les premières déterminations de l’être, par la suite

régissantes, furent conquises1 ».

Ces dédales à la recherche de la méthode idoine feront dire à certains critiques et même

à des disciples que Heidegger a marqué un tournant dans sa pensée.

Si le tournant consiste pour lui en un changement de méthode, on peut dans ce cas

évoquer plusieurs tournants. Ne faut-il pas plutôt parler de méthode heideggérienne qui

consiste à regarder le sujet par plusieurs accès et légitimer plusieurs possibilités pour

venir à bout d’une réflexion ? Des disciplines nouvelles, qui ne sont d’ailleurs pas

toujours philosophiques, s’appuient sur la méthode heideggérienne pour pouvoir se

mouvoir plus librement, se renouveler et sortir du carcan traditionnel qui les étouffe.

Mouchir Aoun2 explique comment le monde arabe gagnerait à faire appel à la méthode

de Heidegger pour reconstruire sa pensée. En effet, le début du questionnement, qui est

le propre de la philosophie, est d’abord un changement dans la méthode de pensée, c’est

avec elle que l’homme peut revoir et redéfinir ses priorités.

Allant au-devant de toutes les méthodes, Heidegger précise dans Sein und Zeit que ni la

compréhension d’un logos entendu comme «raison» dans son sens originaire, ni la

définition de l’homme comme animal supérieur parce que rationnel, ne lui conviennent.

Il propose d’approcher le Dasein avec un outil particulier qui est « l’analytique

existentiale », une méthode spécifique qui se détache des autres méthodes classiques

anciennes ou récentes. En reposant la question de l’être, en présentant l’étant tel qu’il

est et en multipliant les approches pour le comprendre, Heidegger présente le Dasein sur

un mode analytique. Il dit : «Les origines dont relèvent l’anthropologie traditionnelle, la

définition grecque et la directive théologique montrent bien qu’en s’attardant à

déterminer cet étant qu’est l’homme dans son essence, on a laissé dans l’oubli la

question de son être, cet être plutôt conçu comme «allant de soi» au sens de « l’être-là-

devant » du reste des choses créés3.»

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 39.

2 - Aoun Mouchir Basile : Heidegger et la pensée arabe, Paris : L’Harmattan, 2006.

3 - M. Heidegger: Sein und Zeit, p. 77/83.

Page 85: Prologue - univ-oran2.dz

85

S’il a récusé les méthodes traditionnelles et soumis la question de la méthode à une fine

analyse avant d’engager la réflexion dans Sein und Zeit, c’est qu’il voulait éloigner le

Dasein de la dualité du corps et de l'esprit, de la dualité du sujet et de l'objet et de la

dualité de l'essence et de l'existence1 afin de le présenter comme un tout cohérent et

harmonieux avec tous des composants. Avec l’analytique existentiale, il définit la

philosophie comme une ontologie phénoménologique universelle qui part de

l’herméneutique du Dasein pour parvenir à l’analyse de l’existant, en fixant le point

d’ancrage là où jaillit tout questionnement philosophique2.

Le terme « existential » est un terme de l'ontologie que Heidegger utilise pour exprimer

tout ce qui se rapporte à la constitution intrinsèque de l'existence humaine. Le fait que la

liberté de l'homme soit une liberté en situation ou que son existence soit en réalité une

coexistence, dans le sens d’un « être-avec-autrui », sont des existentiaux. Il le distingue

ainsi d’existentiel qui exprime tout ce qui se rapporte à la façon dont l'homme éprouve

son existence, l'assume, l'oriente et la dirige. Un mode de vie, un projet de vie, un style

de vie sont existentiels. Certes, on peut envisager l'existence de deux façons : soit

comme compréhension de soi pour vivre, pour exister, sans se poser des questions de

philosophie théorique sur ce qu'est l'être de l'existence ; soit dans une compréhension

délibérée, méthodique, savante, en quête de connaissance désintéressée, qui emploie la

réflexion comme une forme d’analyse, dans une compréhension de soi axée sur

l'« existentialité », c'est-à-dire sur une existence ontologique. Mais pour atteindre la

structure de l'existence humaine dans ce qu'elle a de constitutif, il faut réunir les deux

éléments. C’est pour cela que Heidegger fait appel à « l’analytique existentiale » qui

sert à approcher, comprendre et analyser cette existence comme un « étant » qui n'est

pas comme les autres, car dans son être se pose la question de l'être, et sa

compréhension de soi passe par la compréhension de ce qui rattache le Dasein à l'être.

Cette capacité est propre au Dasein3, car lui seul peut interroger le monde et s’interroger

lui-même, une interrogation qui constitue, en ontologie, la condition de la connaissance

ontique et ontologique.

1 - Françoise Dastur : Heidegger et la pensée à venir, édition Vrin,‎ 2011, p. 79.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.44.

3 - Ibid. p. 38.

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86

Si l’on prend en considération la question du « je » qui a déjà été approché par plusieurs

disciplines scientifiques et plusieurs philosophies, on constate que cette multiplication

n’accède pas au sens global mais fragmente le sujet en plusieurs parties. Pour cela,

Heidegger le reprend à la source, au-delà des explications diverses, pour permettre un

accès direct et autonome au problème et propose de l’approcher par l’analytique

existentiale. De ce fait, le « je » est un sujet actif qui s’autoanalyse et constitue en

permanence sa propre découverte. En disant « je », le Dasein quotidien se définit en tant

qu’«être-au-monde », avec et parmi les choses et les autres1, il ouvre aussi sur sa propre

liberté, ses soucis et ses angoisses. Seule l’analytique permet d’aborder le Dasein, en

prenant en compte toutes ses parties, essence et existence, au-delà de l’anthropologie ou

de la psychologie ou de la biologie ou de la physique ou encore de l’herméneutique,

sans laisser dans l’oubli la question de l’être2.»

L'analytique existentiale aborde aussi la question du langage, car au-delà de la

linguistique, du structuralisme et des bonnes règles de grammaire qui figent ou

désintègrent la question de l'essence du langage3, la question de la définition du langage

doit demeurer philosophique pour s’interroger sur la manière d'être du langage.

Ainsi, l’analytique questionne toute la quotidienneté de l’homme ou le « on-quotidien »,

des tracasseries de petits problèmes humains au travail hautement élaboré susceptible de

faire partie du contenu historial, tout constitue un thème de réflexion4.

1 - Ibid. p. 160.

2 - Ibid. p. 77/83.

3 - Ibid. p. 212-213.

4 - Ibid. p. 440.

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87

CHAPITRE DEUXIEME

POLEMIQUES SUR L’OUBLI DE LA QUESTION DE L’ETRE

I. Le problème de la question du sens de l’être

Heidegger ouvre le texte de Sein und Zeit en posant le problème du sens de l’être. Pour

le représenter, il utilise la notion de Lichtung1, la lumière. Insaisissable, elle permet de

rendre visible toutes les choses de ce monde tout comme l’être qui, en restant lui-même

invisible, rend visible les étants. Il présente ainsi la lumière comme le mode

d’investigation dont il a besoin pour avancer sur le chemin de la connaissance de l’être

et de l’être de l’homme.

Dès le début, il dit sa volonté de reprendre à la base la question de l’être et qualifie cette

opération d’« élaboration concrète2 », ce qui donne un sens singulier à sa perspective. Il

tente un retour au commencement, nécessitant une approche méthodologique différente

et nous transpose d’emblée dans la Grèce antique pour montrer comment la question de

l’être avait été posée, en tant que questionnement et en tant qu’étonnement. C’est le

thème d’une véritable recherche qui interroge : « Pourquoi il y a l’être et non pas plutôt

rien ? »

Pourtant cette question a cessé d’être essentielle, car un changement est survenu dans

l’approche méthodologique de la philosophie à la suite de l’évolution des sciences et cet

étonnement, qui était essentiel à la recherche de la vérité, est devenu accessoire à la

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 133.

2 - Ibid. p. 193.

Page 88: Prologue - univ-oran2.dz

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pensée qui se construit désormais sur l’argumentation, la logique et l’observation directe

sur les choses.

Toutefois, reprendre la question de l’être à la base reste la meilleure façon de refonder

l’idée que l’être introduit l’étant, toute chose qui est, incluant l’homme, préférant ainsi

la déduction de la philosophie à l’induction des sciences expérimentales.

Mais comment opère Heidegger pour aboutir à ce postulat ? D’abord, il constate que la

question de l’être est tombée dans l’oubli, que le chemin pour y parvenir a été déjoué en

y adjoignant, à travers le temps, des éléments non conformes au but initial, ce qui rend

difficile le retour à son fondement premier. Ensuite il étale tous les dogmes qui se sont

construits autour d’elle et qui ont éloigné tout penseur de la perspective de s’en occuper.

Les arguments mis en avant sont : c’est une question d’ordre général, elle est évidente

ou encore indéfinissable. Arguments si répétés qu’ils deviennent évidents pour l’esprit

humain, comme un fait historique. Il dit : «La question de l’être est devenue un discours

supposé clair, étant couramment utilisé, l’être est tombé dans le sens général, il n’a plus

besoin d’être défini, chacun sait ce que ce mot veut dire1 ».

C’est pourtant une évidence dont on a apparemment perdu la voie d’accès. C’est peut-

être même la vraie difficulté de la question, aujourd’hui. Il explique justement que cette

difficulté de retrouver le chemin juste qui mène vers la question de l’être rend compte

de sa complexité et signifie que l’être n’est ni aussi général ni aussi évident, puisqu’il a

été difficile aux uns et aux autres, à travers les siècles, de parvenir à un discours

cohérent, homogène et rationnel à son sujet. Il va donc essayer de déconstruire ces

conclusions consensuelles2 .

Alors, les uns et les autres ont fini par se mettre d’accord pour désigner l’être comme

une unité qui fait face à la multiplicité, le distinguant des genres et des catégories. A

part ça, il reste un concept très obscur. Au sujet de son indéfinissabilité, il explique que

l’être permet de définir tous les étants, mais aucun ne peut le définir et la manière

traditionnelle de définir une chose ne peut lui être appliquée. Enfin, au sujet du

« concept qui va de soi », il est certes aisé de constater que l’être est partout, dans toutes

les définitions, toutes les situations, tous les états (ce garçon est heureux, ce garçon est

1 - Ibid. p. 26/27.

2 - Ibid. p. 28.

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grand, ce garçon est travailleur…) Ce sont des états différents qui utilisent le même

verbe « être », un verbe qui définit tout et toute chose, mettant fin à l’énigme du flou du

sujet, de sa méconnaissance, de la confusion des objets dans leurs variétés et leur

multiplicité en donnant du sens à chacun, mais il s’enveloppe davantage de mystère et

de flou1.

C’est ainsi que Heidegger convient qu’il est urgent, évident et nécessaire de revenir à la

question de l’être. Il s’étale d’abord sur son usage dans la langue où l’être n’est pas

seulement important mais aussi et surtout incontournable et indispensable. Son absence

ne suppose pas la possibilité de lui substituer un autre verbe ou auxiliaire équivalent.

Cela mettrait fin au langage même, car l’être s’emploie dans tous ses états, verbe,

auxiliaire ou nom, il donne du sens à l’expression de l’homme, au « parlé ». Par

l’absence de l’être l’homme ne pourra pas se définir comme « disant » ou « discutant2 »,

car en parlant il dit sa façon d’être, le lieu où il est, et exprime son être intérieur…

Dire « les choses qui sont » est-ce qui distingue l’homme de tous les étants, objets,

animaux ou dieux. Parler c’est être en communion avec l’être qui signifie le « parler »

c'est-à-dire le logos.

Heidegger approfondit cet usage de l’être en tant que verbe, qui exprime un état de fait,

une situation. Les expressions « je suis », « tu es », « vous êtes » ou « ils sont »,

rapporte des formes d’existence en situation de… Il est difficile de concevoir ces choses

qui sont les sujets de cette conjugaison ou de cette grammaire sans « l’être » dans son

état conjugué. L’essence de ces sujets se trouve dans leur être, et la question

grammaticale est plus importante que la chose en soi, car la connaissance de la chose en

soi ne suffit pas, si son état d’être n’est pas défini. Ceci dit, l’être permet d’atteindre ces

variantes dans leur multiplication, mais il ne fait pas la lumière sur lui-même, au

contraire plus les variantes se multiplient, plus le brouillard s’épaissit autour de lui.

Ensuite, il conçoit que le mot « être » prend des sens multiples, « la porte est ouverte »,

« il est dans son pays », « il est venu », « la coupe est en argent »… A chaque usage le

mot/sujet est une découverte de l’usage de l’être, étonnamment simple et extrêmement

1 - Ibid. p. 27-29.

2 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 91.

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différente. L’être est un sens ouvert, il absorbe toute la multiplication de significations

et de sens des étants qui sont en lui, sans se standardiser, en gardant sa richesse, son

originalité et la différence de chaque étant.

Mais que le « est » soit indéterminé ne suppose nullement qu’il soit vide, au contraire, il

doit rester indéterminé pour pouvoir déterminer les autres étants, il est déterminant et

déterminable1 dans la précision du sens. C’est ainsi qu’il reçoit toutes les formes, tous

les sens, comme un récipient modulable et maniable qui prendrait toutes les formes,

comme l’eau où on plonge les objets qui sont tous différents mais s’adaptent tous avec

lui. Ainsi, son sens se détermine par le devenir des étants.

Heidegger a essayé de présenter les différents aspects de la réflexion qui ont tourné

autour de l’évolution de la question de l’être. Nous savons qu’il y a « être » à travers la

présence des étants, mais ceci ne suppose pas qu’il est égal à la somme des étants qui le

constituent car sa valeur est hautement plus importantes qu’eux-tous réunis. C’est

comme le sens d’une phrase qui est autre chose que les mots, les verbes et les lettres

qu’elle compte. La phrase peut être lugubre ou claire, mais les mots sont simplement

faciles ou difficiles à comprendre. Chaque étant peut être cerné et comparé à un autre

étant semblable ou différent. L’être, lui, ne peut être comparé à rien. Heidegger le décrit

comme une signification évanescente, changeante qui ne dit rien de déterminé2. Mais il

ne peut pas être vide de sens, il comprend l’essence des étants spécifiques qui se

regroupent autour d’un sens premier qui est en lui sans être lui. Un arbre, une forêt, les

lieux où ils se situent sont des étants, il y a aussi ce qui réunit tous les arbres, ce qui fait

qu’ils soient des arbres et non des armoires, des racines, des feuilles ou des bourgeons,

c’est l’essence de l’arbre qui n’a aucune représentation matérielle mais le sens est clair

et déterminé. En acceptant la multiplicité des étants, on remonte à la richesse de l’unité

de l’être qui est au-delà de la somme des choses qui le constituent pour triompher du

vide qui le menace3.

Enfin, il annonce que seul l’homme, même s’il fait partie des étants, a une éminence qui

découle de la prééminence de l’être. Il est le constructeur de la connaissance et a la

1 - Ibid. p. 99.

2 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 86.

3 - Ibid. p. 89.

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capacité de dévoiler et de découvrir. Cette capacité est rendue par les notions de

dévoilement et de découvrement de l’être.

C’est donc lui qui va procéder à la connaissance et la reconnaissance de l’être qui reste

encore obscure, embrouillé et éparpillé dans la multiplication des étants. Seul l’homme

peut parvenir à un savoir sûr, ferme, déterminé au niveau de l’être en essayant de le

débroussailler, l’éclaircir, l’arracher à la latence. C’est pour ça que la question de l’être

et le retour vers elle à tout moment est capitale et seul l’homme peut faire l’expérience

de l’être, le concevoir, rechercher son sens, en comptant le fait de questionner le sens

sur lui-même. Convaincu que seul l’homme est un accès à l’être, Heidegger montre à

plusieurs endroits de Sein und Zeit la nécessité de poser ou de reposer la question du

sens de l’être1 par ce biais unique.

Le langage humain sur l’être est affirmatif et la permanence du discours sur l’être veut

que « la chose est ». On ne peut pas dire que l’être n’est pas, mais que la chose est juste

ailleurs. C’est vrai qu’on suppose dans le langage commun qu’il fut un temps, dans un

passé lointain, où l’homme n’était pas et les choses aussi et dans un futur lointain où il

ne sera peut-être plus (quand on annonce la fin du monde). Mais ce discours, vrai par

consensus, ne dit rien de vrai au sujet de l’être, il nous transpose dans un monde de

légendes, même s’il pose en philosophie des questions fort intéressantes comme la

question du temps ou la question d’un étant particulier qui est l’espace ou encore le

rapport du temps à l’éternité. Cela pose aussi l’inquiétante question de savoir si le temps

est un étant ou s’il est tributaire de l’être.

Heidegger parle de l’aspect évolutif du langage qui peut orienter le sens de l’être qui est

naturellement intégré au langage et à son environnement, de sorte qu’on ne peut parler

sans faire pleinement usage du contenu du monde qui nous entoure. Dire « je suis en

retard» n’a pas le même poids que « je suis né ». Mais dire « Pourquoi je suis né ? »

aujourd’hui ne comporte pas les mêmes explications qu’il y a des siècles. Le monde a

connu tellement de changements que les approches scientifique, existentielle et

métaphysique se trouvent modifiées, suggérant des réponses complètement étrangères

l’une à l’autre allant d’un fatalisme naïf à une explication scientifique selon les règles

de la génétique.

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, (§32- p. 193, §44- p. 240, §67- p. 395).

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Pour comprendre l’interprétation heideggérienne du concept de l’être, il est utile

d’interroger ses prédécesseurs sur leur propre point de vue. D’abord Husserl, son

professeur, qui a posé la question du rapport de la philosophie à la science, intégrant la

question dans ce rapport même. Il reconnait aux sciences positives la vocation à

procurer un savoir suffisamment précis et efficace dans chacun de ses champs pour en

tirer des applications pratiques particulières. L’être dépend du savoir ontologique et il

parle d’ontologies régionales qui s’occupent chacune d’un domaine précis de l’être ou

d’une spécialité1. C’est ainsi que la question du sens de l’être devient une question

directement solidaire de la science.

Pour Christian Wolff2

qui le précède, l’interprétation de l’être ne peut être que

scientifique ou sous-tendue par la science. Il distingue trois régions fondamentales de

l’être, celle du monde ou l’être mondain, celle de l’âme ou l’être psychologique et la

troisième qui se réfère à l’idée de Dieu ou l’être spirituel et divin, qu’on peut appeler

celle de la métaphysique.

Heidegger n’a pas supporté cette façon mécanique de défragmenter l’être, comme un

noyau et ses atomes. Pour lui l’être est Un, il le considère en profondeur dans la

verticalité et non étalé devant lui par spécialité, comme dans les départements d’une

université. Il accorde à la question de l’être une priorité ontologique estimant que

l’ontologie fondamentale devance et prime sur les ontologies régionales – s’il y a lieu-

dont parle Husserl. Le sens de l’être précède la lecture de l’être par la science car l’être

a toujours déjà du sens. Il avance aussi, à l’inverse d’Husserl, que le Dasein est un étant

parmi les étants dont la détermination est d’abord ontique, elle deviendra ontologique en

fonction de l’évolution de sa pensée sur son être et sur le monde.

En fait, les deux priorités, ontique et ontologique, se rencontrent. Elles sont

respectivement celle des scientifiques et celle des philosophes. Autrement dit, ce que

l’on peut dire de l’existence en général est ontologique; ce qu’est cette existence, à

travers ses aspects contingents, historiques, ou matériel est ontique. Dans ce sens, la

1 - www.questionsenpartage.com/structure-formelle-de-la-question-de-l-être-chez-martin-heidegger

2 - Christian von Wolff (1679 -1754) est un mathématicien et philosophe allemand, disciple de Leibniz,

auteur d’un système totalement rationaliste (Philosophie première, 1728), il eut une influence considérable sur Kant.

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93

science n’aura jamais une préoccupation ontologique, car elle s’occupe seulement des

déterminations ontiques de l’étant. L’ontologie relève de la philosophie, mais toute

connaissance qui se rapporte aux objets du monde perçu ou connu, même s’ils

constituent la conscience du monde, reste ontique parce que ceux-là relèvent de la

science.

Cette distinction entre l’ontique et l’ontologique, Heidegger la mettra en évidence dans

plusieurs situations. Il parle aussi de termes aux sens équivalents comme l’existential et

l’existentiel ou encore l’authentique et l’inauthentique. Dans toutes les questions

relatives au monde, relative à la mort, relative à soi-même, il discerne entre ce qui est de

l’ordre de l’existential, ontologique et authentique c’est-à-dire du philosophique, et ce

qui est existentiel, ontique et inauthentique et relève du scientifique.

Un tel mode d’approche ne manque pas de générer une confusion dans la définition des

limites entre les états de conscience des choses en causant beaucoup d’inquiétudes tant

aux scientifiques qu’aux philosophes. L’homme est toujours ontiquement au plus

proche de lui-même car la connaissance ontique est d’emblée abordable et donne une

possibilité de se comprendre et de comprendre le monde apriori. Il est par contre

ontologiquement le plus éloigné de lui-même, parce qu’il n’a jamais fini de se

connaitre, de se découvrir et de découvrir le monde qui l’entoure. Démêler les modes

d’être de l’humain à l’intérieur du monde, parmi les choses du monde et par rapport à

lui-même est d’une grande complexité, et le temps ne modifie en rien ce genre de

vérités. Mais l’homme reste toujours en quête du savoir ontologique.

Mais cette approche Heideggérienne pour montrer que le regard scientifique pense

faussement détenir la vérité ontologique quand il aborde l’homme par une optique

particulière n’est pas nouvelle. Ce n’est pas la première fois que des philosophes tentent

de cerner l’être par une optique particulière. Et l’être se retrouve ainsi à chaque fois au

centre des débats. Platon rapprochait l’être d’Idea qui fonde la théorie des idées, alors

qu’Aristote montrait, dans la Métaphysique, le danger du jugement de généralité

exprimé communément par « l’être en général ». Dans Somme théologique, saint

Thomas d’Aquin assimilait l’être à transcendens, où il n’est pas tout à fait l’Un mais il

s’oppose néanmoins à la multiplicité des genres. Saint Thomas et Duns Scot ont même

réintroduit la question de l’être et de l’Un dans les débats philosophiques de leurs

époques respectives, dans le but de reprendre les échanges là où les Grecs les avaient

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laissés. Plus récemment, Hegel a tenté de reprendre le débat à partir des Grecs,

déterminant l’être comme l’immédiat indéterminé, mais dans sa logique il n’est nulle

part question de l’unité face à la multiplicité.

Ainsi, en plus du rapport à la langue et de la multiplication du sens, Heidegger évoque

les limites de la question de l’être dans son essence, qui est d’abord et depuis les Grecs

une question sur la provenance et sur l’avenir ou le devenir. Dans Introduction à la

métaphysique, il part du risque de voir l’être se vider de son sens, pour contrecarrer la

métaphysique traditionnelle qui va de l’étant vers l’être pour imposer à l’être des limites

et faire valoir des substituts comme le devenir, le paraitre, le penser, l’idée, le devoir ou

encore la valeur. Or l’être ne peut être expliqué, compris, assimilé, juste à partir de la

somme des étants. Heidegger donne l’exemple de l’actualité de l’Occident en se

demandant si l’être dans son état présent n’est pas la dernière fumée d’une réalité qui

s’évapore, la fin d’un temps, car même sil est encore digne de questionnement, l’être

s’expose à tout moment à une compréhension amaigrie, amoindrie et réduite que

l’homme fait au profit de la métaphysique.

II. Les limites de l’être

Heidegger a consacré une partie de l’Introduction à la métaphysique à la définition des

limites de l’être. Il entend par « limites » les axes de réflexion ou les domaines où la

notion de l’être se manifeste. Pour l’étant, les choses sont plus simples parce qu’il a un

sens concret et diversifié, même si chaque chose cache en elle la profondeur de l’être

qui se fait l’expression de la connaissance de l’époque où elle est, et chaque époque a

son regard propre sur les choses et leur essence.

Heidegger propose alors quatre formes ou états mis en évidence à différentes époques:

« être et devenir », « être et paraitre », « être et penser », « être et devoir »1. Dans les

deux premières limites connues depuis les Grecs, l’être est en mouvement, la troisième

est aussi ancienne mais a été conceptualisée vers la fin du Moyen-âge et la naissance

1 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 103.

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des temps modernes alors que la quatrième est totalement conçue dans et par la

modernité.

« Etre et devenir », présentée comme une opposition, projette l’étant, c'est-à-dire tout ce

qui est, dans la forme qu’il pourrait prendre. Ce qui suppose que tout étant est appelé à

devenir, il devient quelque chose d’autre de façon insaisissable. Ceci exprime la

continuation et le perpétuel changement de ce qui est. Tout y est soumis même ce qui

n’a pas de forme, le présent dans ce qu’il est, est lui-même le devenir de ce qui a été.

Même ce qui résiste au changement et exprime l’image de la stabilité et de la solidité

change. On retrouve ici les interprétations de Parménide qui soutient la stabilité de l’être

dans une continuation qui éloigne tant « naitre » que « périr », contrairement à

Héraclite, qui soutient et prône le devenir. Mais on a vu comment Heidegger s’explique

cette apparente opposition entre les deux hommes, conséquence d’une lecture

modernisée sous l’influence du darwinisme notamment, car le changement se trouve

dans les dires mêmes de Parménide dans son fragment poème où il fait ressortir l’être de

l’étant par opposition au devenir1.

Cette interprétation d’une opposition apparente est encore plus visible dans la forme

« Etre et apparence » qui oppose « l’être » au « paraitre », même si elle met le premier

en valeur, plus digne, plus authentique et plus proche du vrai, par rapport au second qui

se veut inauthentique, improbable et changeant. Pour Heidegger, cette distinction aussi

est la conséquence d’une lecture moderne qui oppose le sens des deux termes, souvent

d’une façon morale. Pour justifier son interprétation, il remonte aux origines allemandes

et grecques du terme « apparence ».

En allemand, on retrouve la racine Schein (apparence) pour dire lumière ou lueur et

même phosphorescent qui permet aux choses d’apparaitre, les sort de l’obscurité. Mais

le même mot se retrouve dans le sens du faux, du simulé ou de l’illusion. Le soleil dans

sa brillance donne l’illusion de tourner autour de la terre, c’est ce qui apparait des

mouvements des astres sans intervention scientifique. Ce sens nous rapproche de

l’illusion et de la brillance mais cette illusion ne se conçoit pas dans le sens du faux,

c’est un paraitre qui donne une autre face ou une autre forme du vrai.

1 - Parménide : Fragments, VIII, 1-6, in : Introduction à la métaphysique, p. 105.

Page 96: Prologue - univ-oran2.dz

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Dans son sens grec, l’être qui est prépondérant, mais son « paraitre » se construit sur la

physis, ainsi ce qui parait ou apparait est fondu dans son sens, car l’être qui n’apparait

pas donne un sens à ce qui apparait, comme la lumière qui nous permet de voir ce qui

les formes et les limites de ce qui est là. C’est grâce à ce qu’on voit qu’on peut

« penser » l’être de la chose, ce qui n’est pas différent de sa « vérité », faire apparaitre

l’être dans un langage pensé selon la forme qui se voit de lui. C’est la concordance entre

l’essence de la vérité et l’essence de l’être comme physis. Heidegger cite ainsi Pindare

quand il dit : « l’apparaitre n’est pas quelque chose d’accidentel qui parfois rencontre

l’être1».

Avec l’avènement du christianisme, les choses deviendront plus complexes, car la place

d’un être qui n’apparait pas prend sens. Mais « apparaitre » va aussi gagner un autre

ajout théologique, que le temps a encore fini par effacer ou modifier. C’est la

transposition du sens de lumière au sens de gloire, comme quand on dessine une auréole

sur la tête d’un saint qui symbolise la gloire et la sainteté, c’est un code signifiant. Mais

l’apparaitre va s’éloigner du sens de l’être et parfois s’opposer à lui pour se rapprocher

de la doxa2 qui se construit indépendamment de la chose en soi.

La poésie et la littérature vont alimenter cette opposition par des sens diversifiés.

L’imaginaire social va puiser dans l’être pour qualifier le paraitre, mais les deux se

séparent définitivement3. Alors que philosophiquement, l’être se retrouve de plus en

plus amoindri.

Ainsi pour les Grecs, l’être est paraitre alors que les scolastiques vont les opposer. Les

modernistes qui ne se retrouvent pas entre les deux sens contraires, vont utiliser leur

rationalité pour ajouter un sens, opposant l’objectivité, une valeur scientifique

appréciable, à la subjectivité, une valeur morale et sentimentale, séparant davantage les

deux explications en rapprochant l’être du subjectif et l’étant de l’objectif. Cette

opposition va dresser l’un contre l’autre en donnant avantage à ce qui est objectif,

1 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 110.

2 - La doxa regroupe un ensemble d'opinions plus ou moins homogènes, plus ou moins claires, comme

les préjugés populaires ou singuliers, les présuppositions admises et évaluées positivement ou négativement, sur lesquelles se fonde toute forme de relations sociales. Elles se dressent généralement contre ce qui est nouveau comme la découverte scientifique ou ce qui est profond comme l’analyse philosophique.

3 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 114.

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scientifique, visible, accentuant le sens de l’apparaitre1. Ceci va vider l’être de sa

richesse, en maintenant le terme avec un sens et un contenu de plus en plus appauvris.

C’est « Etre et penser », la troisième distinction que Heidegger met en évidence. Cette

distinction reste cependant capitale dans le sens où l’homme ne peut être sans penser. Il

passe, comme d’habitude, par une analyse linguistique pour montrer que « penser »

regroupe le « devenir » et l’« apparence », en étant rattaché au passé, au futur et au

présent, comme il représente le vrai et l’illusion à la fois.

« Penser » est une opération libre et naturelle. C’est une opération constante qui montre

le besoin chez l’homme de rechercher la vérité de la chose, du plus superficiel au plus

profond.

C’est aussi une faculté humaine, au même titre que « désirer », « vouloir » ou « sentir ».

Mais la pensée appartient aussi à l’être, et ce depuis toujours. Elle est intérieure à lui et

rien de ce qui est dans l’être ne peut en être exclu.

L’homme moderne utilise beaucoup la notion de logique, mais elle n’est que la

conséquence du fait de la pensée, qui veut dire la construction d’une pensée objective,

rationnelle, scientifique. Pourtant, la construction d’une argumentation, d’une logique,

d’un système, bref d’une théorie suite à des hypothèses plusieurs fois vérifiées qui

donnent toujours les mêmes résultats aux mêmes causes, de façon mathématique et

précise, va libérer l’homme du « penser », ou plutôt le dispenser ou le priver en lui

donnant des réponses toutes faites, il n’a plus besoin de se poser des interrogations. Ce

qui mène à croire que la logique, qui est le résultat du pensé, allège ou dispense de

penser, voire elle l’en empêche.

Cette constatation au sujet du « penser » est lourde de conséquences, elle condamne la

science, non pas chez le scientifique, mais chez le consommateur qui ne sait pas d’où

viennent les objets (électronique, technique et mécanique) qu’il utilise. C’est ce que

Heidegger va appeler « une science sans conscience ». Il s’explique, le logos comme un

arrière-plan de la logique le gène, parce qu’il est la forme grecque de la pensée

rationnelle que le latin traduit par ratio, interpelant de même le cogito. En fait, c’est la

traduction du logos que Heidegger ne supporte pas, parce qu’elle est incomplète et a

1 - Cette opposition de l’être et de l’apparaitre a commencé depuis Plotin, où l’être se verra élevé au

sens d’idea, mais en perdant une partie de lui-même au profit des étants. C’est l’émergence de la théorie de la connaissance. In : Introduction à la métaphysique, p. 114.

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omis des éléments dynamiques interactifs, qu’elle n’a pas su transférer du grec vers le

latin et par conséquent vers les autres langues dérivées. Le latin n’a mis en exergue que

les aspects inertes du logos pour alimenter la science. Pourtant, logos signifie

« proposition » ouverte qui tend vers l’ontologique, alors que ratio comporte un sens

d’évidence objectif mais plat qui donne une science de détails fermée et ontique.

La logique gouverne l’esprit moderne et définit ce qui est important à partir du

scientifique. C’est pour ça que Heidegger soutient que l’homme occidental a

définitivement opéré une cassure entre « être » et « penser » en inversant le « penser »

de l’objectivité scientifique qui se construit essentiellement sur les étants dans leur état

concret.

Il explique par ailleurs que la logique qui est en vigueur est le résultat des perspectives

du fonctionnement scolastique des écoles post-platoniciennes ou néoplatoniciennes et

post-aristotéliciennes, une invention des maitres d’écoles et non plus des philosophes,

pour standardiser la pensée et en faciliter l’accès1. Des penseurs comme Leibliz, Hegel

et Kant ont essayé de surmonter ces cas d’écoles et dépasser la logique traditionnelle et

son institutionalisation, allant jusqu’à l’associer à la métaphysique.

Heidegger, pour qui l’origine des mots est capitale pour comprendre le sens que leur

développement a pu prendre, repart vers l’intelligence. « Intellectus » qui est le primat

du « pensé », a été élaboré avec les mêmes moyens, dans le même sens et dans le même

but que la métaphysique, pour donner des réponses toutes faites sur des questions qui se

posent à tous. Les conséquences ne sont pas banales, la plus grave étant de pousser tout

le monde à penser de la même façon.

Heidegger sait que ce genre d’intellectualisme est difficile à combattre, mais il le

dénigre et repart aux origines. Il s’agit pour lui de ramener le logos à la physis, quand la

question de « penser » est née2*.

Enfin, « Etre et devoir » qui est le produit de la modernité où l’être, le paraitre et le

penser sont véhiculés par « l’obligation de faire » ou « le devoir » qui domine et

supplante toutes les autres distinctions. On constate que l’être ne donne plus la mesure

1 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 129.

2 - Ibid. p. 130.

* Une explication plus profonde est consacrée à ce sujet au chapitre quatrième de cette deuxième partie.

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et plusieurs éléments le dirigent désormais. Pour être clair, Heidegger puise chez les

Grecs le sens du devoir, il met en avant l’idée, dont la plus haute distinction est l’idée

du bien selon Platon. Là aussi le bien ne s’emploie pas dans le sens moral, c’est le bien

fondateur. L’idée est au-dessus de tout, y compris de l’être, même si par ailleurs tout est

dans l’être qui comporte la référence au devoir et au bien, sans perdre de vue qu’il est

aussi physis. Mais dans l’évolution des choses, le monde des idées insuffle le devoir aux

hommes parce que malgré tout, il y a toujours le bien et le mal, ce dernier étant la

conséquence de l’absence du bien. Alors pour réguler les choses, le besoin de l’humain

de régner sur le monde va l’astreindre à des devoirs qui vont affronter la nature. Mais

affronter la nature est une forme d’opposition à l’être. Ainsi, la scission entre être et

devoir a du exister depuis les Grecs se formalisant de plus en plus en donnant plus

ample importance à la pensée sur la matière ou sur la physis. Pour Kant, l’étant devient

pleinement nature, déterminable et déterminé par l’esprit de la physique et des

mathématiques. Toutes les sciences, même les sciences sociales, acquièrent cette

prééminence décisive et deviennent des outils du devoir de l’homme, donnant à l’étant

une suprématie prétendue qui va menacer l’être1. Les sciences sont donc des moyens de

faire la lumière sur les étants avec toujours d’avantage de précision laissant l’être dans

l’ombre parce qu’il n’est pas concerné par les sciences du détail. Seule la philosophie

peut redresser cette carence.

C’est ainsi que le devenir, le paraitre, le penser et le devoir, qui sont des étants intégrés

à l’être se construisent comme des oppositions qui se dressent à lui appauvrissant

d’avantage son sens premier. Heidegger, qui est reparti au sens premier de chacun pour

retrouver cette interdépendance, s’interroge sur d’autres éléments comme le temps et la

présence pour mieux comprendre si l’un ou l’autre constitue des limites pour l’être.

III. L’être, le temps et la présence

Parler de l’être, du temps et de la présence à la fois résume les débuts de la pensée de

Heidegger qui a commencé, très tôt, à s’interroger sur les questions du « temps » et de

1 - Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, p. 199-201.

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« l’être ». Dans Sein und Zeit, il réfléchit l’identité de chacun, leurs chevauchements et

parvient à un parallèle entre les deux entités, sans pour autant pouvoir les dépasser.

C’est peut-être cela qui l’a poussé à promettre une deuxième partie de l’ouvrage.

En réalité, cette suite attendue a été tentée dans le cours de Marbourg sur Les problèmes

fondamentaux de la phénoménologie et dans le livre de Kant qui explique au moins le

pourquoi de l’inachèvement1 de l’œuvre de base, en empruntant cependant un chemin

différent. Le livre de Nietzsche aussi a tenté de répondre. Alors que la conférence

« Temps et Etre» et les séminaires de Thor constituent une grande étape, peut-être la

dernière où Heidegger revisite pleinement la question de l’être en apportant les

compléments attendus, pour dire également qu’il n’en a pas fini avec le sujet, répondant

autant à ceux qui veulent dépasser l’être par la technicité scientifique ou le soumettre à

un raisonnement moraliste et métaphysique qu’aux critiques qui soutiennent qu’il avait

changé de cap et enregistré des tournants décisifs.

La conférence « Temps et être », où il entreprend de reposer la question de l’être, n’est

pas la suite de Sein und Zeit proprement dit, comme veulent le faire croire certains

critiques. Même si le titre s’y prête, la méthode est différente, le contexte est différent,

l’expérience plus enrichie, et surtout elle ne complète pas la philosophie du premier

livre et n’éclaircit nullement ses points obscures. Elle le dépasse et surmonte les

difficultés que Heidegger a rencontrées dans le déploiement de sa philosophie en

général. Cette conférence est un résumé et une rétrospective d’une vie.

De la conférence « Temps et être » de 1962 au séminaire de Thor de 1969, le

philosophe repose la question de l’être en se frayant un nouveau chemin et une nouvelle

approche. Dans un commentaire riche et significatif, il propose de « penser l’être sans

l’étant », pour en finir définitivement avec les amalgames et les chevauchements que la

métaphysique a souvent provoqués, faisant une utilisation confuse des deux termes,

entendant par être « ce qui détermine l’étant en tant qu’étant » et où l’être est toujours

vu comme le fondement même de l’étant2, ce qui laisse souvent prédominer l’étant sur

l’être, s’accaparant la scène entière.

1 - Martin Heidegger: Nietzsche, T. I, p. 156.

2 - Martin Heidegger : Questions IV, p. 415.

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Heidegger explique que cette interprétation aurait pu avoir une signification chez les

Grecs pour qui l’étant avait un sens plein, à l’image d’une montagne dans une île, mais

il est aujourd’hui vide de sens. La vie ordinaire moderne est enveloppée de matérialité,

l’homme fait passer ses intérêts matériels en priorité et préfère ignorer les conséquences

de certaines utilisations. Ceci rend difficile le fait de penser l’être en présence des étants

sans leur influence. En vidant l’étant de son contenu, il sème le doute dans le terme tel

qu’il est interprété1 et invite même à douter du sens du terme « interpréter » qui ne

prend pas vraiment en compte le contenu de ce qui est interprété.

En fait, Heidegger veut parvenir à dépasser la façon de faire actuelle où l’être est perçu

comme essence de… pour parvenir à un être perçu comme présence (Anwesen) tout

simplement. Cette démarche est une tentative pour affronter encore la métaphysique, en

proposant à l’être d’autres déterminations. « L’être comme présence » qu’il a déjà

proposé dans Sein und Zeit est déterminé comme tel par le temps, c’est la relation entre

« être » et « penser ». « Penser » est la marque distinctive de l’homme : La pensée

comprend, interprète et pense son rapport à « être », au bon souvenir de Parménide2.

L’important est que la pensée s’affranchisse et se tienne disponible pour ce qui est à

penser, c'est-à-dire l’être en soi.

Mais penser l’être sans l’étant ne signifie pas que l’étant est désormais inutile pour

l’être, ou que ce rapport ne soit plus nécessaire, c’est juste une question

méthodologique3. Dans la conférence « Temps et être », Heidegger propose la notion

d’anwesen4, comme un nom de l’être qui suggère la présence et nous rapproche du

temps. Or le présent dans la représentation courante, situé entre le passé et le futur, est

ce qui caractérise le temps.

On se demande souvent si l’être a un temps, si l’être est dans le temps ou s’il a son

propre temps qui n’est pas dans la dimension connue du temps. S’il a un espace aussi

autre la dimension classique de l’espace, la chose est dans le sens où elle occupe un

espace pour le temps où elle est, mais le est proprement dit, on ne le trouve nulle part.

1 - Ibid. p. 416.

2 - Martin Heidegger : Moîra- Parménide VIII (34-41), in : Essais et conférences, p. 279-280.

3 - Martin Heidegger: Nietzsche, T. II, p. 454.

4 - Nous constatons une distinction entre Etre (Anwesen) qu’il explique par « déployer son être », et être

(Sein) tel qu’il a été traduit dans Sein und Zeit. Est-ce-que l’être de la conférence fait référence à Anwesen ? Ni Heidegger ni le traducteur ne signale cette différence.

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Il est vrai que le temps n’est pas un étant, il n’a rien de temporel et ne peut être

déterminé par l’être. Certes, il y a des expressions qui suggèrent l’association du temps

et de l’être comme quand on dit « être en présence de quelqu’un ». Mais ce n’est qu’une

expression imagée car les deux se déterminent réciproquement ou s’excluent l’un

l’autre. L’être ne peut être déclaré temporel ni le temps déclaré étant.

Tout ce qui est dans le temps est dit temporel. Celui qui meurt quitte le temporel. Le

temporel est ainsi synonyme de transitoire qualifiant ce qui périt dans ou avec le temps,

après avoir duré un temps. Mais «le temps demeure en tant que temps1», dans le sens où

il dure et ne disparaît pas, il demeure dans le mouvement d’approche et entre dans la

présence2, ce qui signifie que ni l’être ni le temps ne se trouve nulle part, comme des

étants. Le temps passe et dans le fait de « passer », il demeure constant parce que non

temporel, il laisse passer les étants.

Ainsi, plus de quarante ans après Sein und Zeit, après avoir récusé la métaphysique,

redéfini l’humanisme et valorisé la poésie, après avoir définitivement construit l’image

d’un homme qui adhère à son environnement philosophique et poétique, Heidegger

revient au débat du rapport de l’être et de l’étant, en remettant à leur niveau la notion du

temps et le rôle qui lui revient dans la définition de la dynamique de l’homme moderne.

Il passe pour cela d’un parallèle des trois notions à un rapprochement ou une

interdépendance créant une passerelle supplémentaire de l’être au temps.

Le doute qu’il a semé au préalable se confirme. Il se demande s’il est possible de

composer avec les deux entités de « temps » et « être » pour un résultat productif, ou si

les deux sont le résultat découlant d’un seul tenant. En réalité, il refuse de considérer les

deux thèmes comme deux questions indépendantes et veut parvenir à une question qui

tient les deux, au-delà du sens ordinaire3.

Pour démêler les données d’un tel discours et les rendre sensées, il fait appel à la

méthode dialectique. Ceci lui permet d’admettre des théories puis les réfuter sans perdre

le fil. Cette méthode permet en effet de tester des données nouvelles convergentes ou

divergentes à appliquer au sujet, puis les rejeter sans tomber dans la contradiction ou les

1 - Martin Heidegger : Questions, IV, p. 195.

2 - Ibid.

3 - Ibid.

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103

dépasser pour approcher du but ultime qui est de pénétrer le cœur de la question, faisant

de la contradiction une force et un outil de comparaison entre le temps et l’espace. Il

utilise le terme de Eine Sache (quelque chose) qui suppose déjà la différence.

Il essaie de se rapprocher d’un tenant qui exprime l’être en tant que présence, il dit :

« il-y-a ce que veut dire temps ou être… ». Il met ainsi en rapport l’être, le temps et la

présence qui s’exprime dans la pratique par « il-y-a », et utilise en allemand Es gibt qui

veut dire « il donne ». Ce qui insinue le fait de penser l’être en abandonnant le fond de

l’étant en faveur d’un « il-y-a » qui donne du sens, car de toute façon l’être en tant que

donation n’est pas repoussé hors du « donner », c’est une faveur, un don. Il revient donc

au sens ancien de l’étonnement en disant « il-y-a tout simplement », ont il a déjà fait

usage pour se rapprocher du sens des fragments de Parménide.

Parménide disait, pour visualiser le problème de l’être dans un étonnement de

découverte : « il est à vrai dire être1 ». Cette expression, que Heidegger renonce à

expliquer, permet cependant de nous situer au tout début de la pensée, avant même le

« il-y-a ». C’est ce qui fait dire à Heidegger à maintes reprises, notamment dans Lettre

sur l’humanisme, que Parménide est encore impensé. Ceci montre, en revanche, que la

question de « l’être » était discutée chez les Grecs avant même de discuter le « il-y-a »,

probablement parce que la forme « il-y-a » n’existe pas en grec dans son mode

impersonnel, le problème n’étant donc pas posé.

Heidegger déplace l’ambigüité en s’interrogeant l’énigmatique « il » du « il-y-a ». Que

l’être soit bien pensé, avec un étant au sens plein et riche, dispense de faire appel à un

« Il-y-a » dans un emploi commun pour confirmer l’être en donation.

La « donation », c’est un autre mot qui caractérise le discours de Heidegger sur l’être.

La notion de « don » est importante pour lui, elle donne du sens à tous les actes de

l’esprit qui tournent autour des termes qui découlent de « donner ». Pour compléter le

sens de l’être, il fait aussi appel au terme : destiner, car tout ce qui est est destiné à

quelque chose et se détermine par son caractère destinal. En effet, l’histoire de l’être

veut dire destination de l’être2. Le « destiné », « l’être » et le « Il » se rassemblent pour

faire halte. En grec ancien « Faire halte » veut dire « époque », ce sont les étants qui

1 - Ibid. p. 202.

2 - Ibid. p. 203.

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défilent à la suite des époques, ils font halte, à chaque fois, en faveur de l’être,

inscrivant les événements dans l’histoire, pour lutter contre l’oubli.

Dans Sein und Zeit, Heidegger propose d’interpréter l’histoire à partir d’événements

inhérents pour comprendre l’historicité du Dasein. Mais ce n’est pas suffisant, le seul

chemin encore possible est dans la déconstruction de la doctrine ontologique de l’être de

l’étant, et les interprétations ou les hypothèses sont nombreuses. A chaque fois, l’être se

libère du retrait pour aller vers la plénitude d’une époque de changement. A chaque

époque, il-y-a ce à quoi la pensée destine l’être qui se libère pour prendre sa destination.

Et à chaque fois qu’il-y-a être, le donner du « il-y-a » se montre comme destiner, tout

comme il était Eidos pour Platon, pour Kant positio, pour Hegel Concept absolu et pour

Nietzsche Volonté de puissance.

Pour Heidegger « Il-y-a », installe la chose dans la présence si bien qu’elle devient

marquée par le temps. Il la qualifie alors de « être-entré-en-présence », tout comme il

nomme « être » des termes de « se déployer-en-présence », dans un présent qui suggère

le passé et l’avenir, l’antérieur et l’ultérieur par rapport au maintenant. Mais le présent

n’est pas le « maintenant ». On dit « les invités sont présents », on ne peut pas dire « les

invités sont maintenant ». « Maintenant » est une caractérisation du présent. Aristote

disait : « ce qui du temps, est, avance en se déployant, c’est le maintenant de chaque

fois. Passé et futur sont caractérisés par quelque chose de non-étant, ce n’est pas le

néant, c’est juste que l’un n’est plus et l’autre pas encore. Le temps est la succession

des maintenants, chaque moment d’avant à peine nommé s’évanouit dans le moment

d’après1 ». Alors que pour Kant, le temps n’a qu’une seule dimension

2. Le temps

calculé se mesure sur la base des instants ou des maintenants. Le temps lui-même ne se

trouve pas sur le cadran des montres ou des chronomètres, ni sur les aiguilles qui

bougent.

Heidegger revient à Sein und Zeit pour expliquer, dans le chapitre sur

« L’intratemporalité et la genèse du concept vulgaire de temps », qu’il fait état d’une

présence et que ce qui appartient au présent devrait se nommer « temps ». Il reprend le

terme « être » comme Wesen, dans le sens de déployer son être, pour constater qu’il

1 - Ibid. p. 204-206.

2 - Emmanuel Kant : Critique de la raison pure, A 31, B 47.

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veut aussi dire Währen, qui signifie « pur et simple durée »1. La durée est un fil

conducteur de la représentation courante du temps, c’est le temps, dans sa forme

continue, contrairement aux instants ou aux maintenants qui sont représentés dans une

forme discontinue.

Mais, rappelle-t-il, le discours sur le temps n’a de sens que par la présence de l’homme,

comme celui qui reçoit la donation ou accueille l’avancée du déploiement. Sans cette

condition, ou s’il-y-a défaut et que cette donation ne l’atteignait pas, l’homme ne serait

pas homme, car le temps, comme présence continue, est un « avoir séjour » perpétuel

qui regarde l’homme spécialement, et la venue du temps vers l’homme se fait par l’être.

L’homme rentre dans la présence, car tous les états de temps présent et passé

s’appliquent à lui. Il est le seul à voir passer des événements, les choses viennent à lui

puis cessent de venir parce qu’elles ont cessé d’être ou sont tombées dans le passé.

L’absence aussi concerne l’homme, l’absence exprime tout de ce qui a été en tant

qu’être du passé et qui ne vient plus à lui. Dans ce sens, il est opportun de dire que

l’absence c’est l’avenir qui s’exprime par « pas encore maintenant » et le passé

s’exprime par « plus maintenant », parce qu’ils ne sont pas dans le moment présent. Le

passé et l’avenir sont des modes d’approche de l’être et de venue à l’homme qui ne

coïncident pas avec l’être en tant qu’immédiate présence.

Jusque-là, on remarque que Heidegger a expliqué les rapports de convergence et de

divergence du temps et de l’être, mais n’a pas résolu la question de leur nature, de leur

origine, et éventuellement celle de la primauté de l’un sur l’autre. Il entreprend alors de

présenter le temps et l’espace, en tant que « penser », avec le caractère tridimensionnel

de passé, présent et avenir, où se joue l’avancée de l’être qui ne peut être assignée au

présent2.

Pour chercher une issue et contre toute attente, il propose au temps véritable une

quatrième dimension, dans le jeu des tensions entre passé, présent et avenir. Il l’appelle

« l’initiale première dimension » qui va tout accorder, un peu comme un chef

d’orchestre qui joue et en même temps dirige l’orchestre. Il l’appelle « porrection », un

terme qu’il n’explique pas de façon convaincante et qui ne revient pas souvent dans ses

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 470.

2 - Martin Heidegger : Questions, IV, p. 212/213.

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écrits. Il lui donne le sens de « première dimension » qui approche l’avenir, le présent et

le passé et les rapproche entre eux, en rapprochant aussi le lointain qu’elle libère1.

Depuis toujours les philosophes qui méditent le temps se demandent : où le temps

véritable avait-il sa place ? Heidegger explique qu’on avait surtout en vue le temps qui

se calcule, une suite de maintenants. On disait qu’il était « en rapport avec l’âme ou

avec la conscience, en tout cas, il n’y a pas de temps sans l’homme. Mais le temps n’est

pas un fabricat de l’homme, tout comme l’homme n’est pas un fabricat du temps. Il n’y

a ni fabrication ni faire. Il-y-a le donner, dans une dimension nouvelle qui regroupe les

trois autres, au sens de porrection2». Il exclut ainsi la relation de correspondance entre le

temps et l’être, ainsi que la comparaison entre les deux, pour les faire dépendre tous

deux de cette dimension nouvelle.

Il reste cependant l’énigmatique « Il », que nous nommons en disant « il-y-a temps » et

« il-y-a être », qui n’est toujours pas éclairci. Heidegger a parlé du don, car s’il-y-a,

c’est que tant l’espace que le temps sont donnés. Et il parle de la possibilité de faire de

ce don une destinée ou un destiner.

Le temps et l’être restent ainsi une donation dans un « il-y-a », avec un « Il » à jamais

énigmatique dans l’inscription d’une destinée respective projetée. Il faut rappeler

cependant que dans certaines langues comme le latin ou le grec ancien, il n’existe pas

de « Il » en mode impersonnel. Pour dire « il pleut » en latin, on dit simplement

« pluie ».

Pour dépasser ce manque, Heidegger fait appel à Ereignis qu’il utilise dans le sens

d’événement, il le charge de déterminer et accorder le temps et l’être dans leur

convenance et leur correspondance. Il prévient cependant qu’il ne faut surtout pas tirer

son sens à partir de Eignen qui est le fait de « faire advenir à soit même », en sa

propriété3.

Ainsi revenu sur son terrain, il s’engage dans une explication langagière complexe de

concepts difficiles à réunir dans un même contexte. Les questions de l’être et du temps

peuvent ainsi convenir l’une à l’autre alors que le « maintenant » les rapporte à leur

1 - Ibid. p. 213.

2 - Ibid. p. 213/214.

3 - Ibid. p. 220.

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propriété et les sauvegarde dans leur coappartenance. Quant au tenant des deux

questions, c’est l’Ereignis qui fait advenir l’être et le temps à leur propriété à partir de

leur rapport et les fait aussi advenir à la vérité1.

Constatant la complexité et la difficulté de son langage, et réalisant surtout qu’il

n’avance pas dans le sens de l’être, il revient encore sur le sens de l’Ereignis dans sa

façon de déployer son être et de rentrer en présence, car après maintes tentatives, il

réalise que celui-ci n’apporte pas les réponses attendues, il y a même le risque de se voir

retourner au point de départ parce que c’est de l’être qu’il s’agit et du temps et non de

l’être à partir du temps ou le contraire. Ne pouvant définir comment se négocie

l’Ereignis dans la correspondance de l’être au temps ni comment il se pense, il

entreprend de préciser comment l’Ereignis ne doit pas être pensé.

En plus, l’Ereignis est utilisé comme événement dans divers domaines politiques,

culturels et sociaux. Ce qui peut l’éloigner de son sens comme essence et créer de la

confusion. Heidegger propose de renoncer au sens commun de ce terme pour le garder

seulement comme indéterminé et de le rajouter à la liste des termes qui n’ont pu aller

plus loin dans le sens de l’être que l’être lui-même. Dire être comme l’Ereignis équivaut

à l’ancienne définition de la philosophie qui, partant de l’étant, concevait l’être comme

Idea ou Eidos ou comme volonté2. Finalement l’Ereignis n’est peut-être pas le concept

suprême qui comprend tout, sous lequel se rangeraient l’être et le temps3. Mais pour

penser l’essentiel, il propose d’écarter les relations logiques, les relations d’ordre, de

causalité ou de cause à effet. Autrement dit, continuer à utiliser le vocable d’Ereignis en

l’investissant d’un sens heideggérien qui va plus dans la direction de transcendance ou

du dépassement des notions « être » et « temps ». Dire l’être en tant qu’Ereignis veut

dire que l’être s’évanouit dans l’Ereignis et le temps aussi. Ainsi, « temps » et « être »

sont de nouveau advenus à eux-mêmes.

Enfin de compte, il retourne à la question de départ, en laissant la relation « être » et

« temps » dans l’indéterminé. Mais il admet « l’espace » dans la réflexion, dans un

combat de sens qui sera mené par l’homme, car l’appropriation de l’un et de l’autre ne

concerne que lui, c’est lui qui entend l’être au cœur du temps véritable. Si l’homme est

1 - Ibid. p. 218-219.

2 - Ibid. p. 221.

3 - Ibid. p. 222.

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108

engagé dans l’Ereignis, cette appropriation rend possible la correspondance du temps et

de l’être chez l’homme.

Il propose de méditer, de façon analogue, le rapport de l’espace à l’Ereignis ; car en tant

que dons d’appropriation, l’être et le temps sont à penser à partir de l’appropriation d’un

lieu où se trouve l’homme1.

Dans Sein und Zeit, Heidegger a déjà tenté de ramener la spatialité du Dasein à la

temporalité2, il reconnaît qu’une telle théorie n’était pas tenable et propose de la

construire de façon inversée avec ces nouveaux éléments. Notre rapport à l’être et notre

rapport au temps devenus visibles, sont définis par l’Ereignis au cœur du destinement

d’être et au cœur de l’appartenance à l’espace libre du temps3.

Heidegger reconnait enfin qu’il s’engouffre dans une impasse et finit par dire que ça

valait la peine de surmonter les obstacles pour constater qu’un tel dire est rendu

insuffisant, dans une conférence qui s’exprime sur un mode de proposition4.

En s’engageant dans l’Ereignis, la pensée se présente en précurseur, pour ce qui se

rapporte à sa finitude et à ce qui est à penser. Même si l’avènement est un terme assez

présent dans les écrits heideggériens, il en parle dans Lettre sur l’humanisme, et dans les

différentes questions présentées : La Chose, Le Gestell, Le Danger, Le Tournant, La

question de la Technique, avant de le retrouver dans Essais et conférences et la

conférence sur « Identité et Différence »5. Par cet emploi, il essaie de distinguer entre la

chose en soi et sa nomination. Celle-ci implique en outre que celui qui nomme s’efface

devant l’étant. La chose nommée apparait comme phénomène et son énonciation

suppose que celui qui énonce intervient en s’intercalant entre la chose et le sens de la

chose, en surplombant l’étant. Mais l’histoire a fait que l’étant se vide de son sens parce

que la langue est devenue « énoncé », éloignant la chose de sa nature. C’est ainsi que

l’étant est devenu un objet perçu. Heidegger utilise le terme allemand de Gehenstand6

pour dire « objet », un étant advenu dans un espace pour un temps donné, c’est ce que

1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, « Bâtir Habiter Penser », p. 170.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 429.

3 -- Martin Heidegger : Questions IV, p. 224.

4 - Ibid. p. 225.

5 - Ibid. p. 202-203.

6 - Heidegger précise que ce terme n’a pas d’équivalent grec.

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109

Hegel appelle l’expérience de l’immédiat. Les choses sont là, telles qu’elles sont,

objectivement, sans référent, sans arrière-plan, et pas autrement1. D’après ce dernier,

c’est grâce à Descartes que la pensée a atteint un sol ferme, car il a entouré les choses

d’un environnement qui regroupe le savoir, la conscience et la perception. L’homme est

le garant de cet environnement car c’est lui qui présente la chose dans un ensemble de

concepts hautement humanisés.

Pour Hegel, la démarche cartésienne est une forme d’évolution alors que la vision

grecque était d’une pauvreté caractéristique d’un débutant. Heidegger, qui voit dans la

vision grecque la source et la terre natale du concept, trouve l’interprétation hégélienne

plate et simpliste. Il pense que Descartes a renoncé à l’origine pour une interprétation

phénoménale basée sur la raison et la conceptualisation. Or, l’éclosion du phénomène

qui est grecque entreprend une seule ouverture, celle où l’homme adresse la parole au

phénomène. C’est l’équivalent de la vérité. Tandis que l’homme moderne s’adresse à

lui-même en empruntant une foule d’ouverture pour comprendre le phénomène de

façons différenciées. Il s’agit des sciences qui ont chacune un point de vue pour

comprendre la chose.

C’est une des raisons qui fait qu’il n’existait pas chez les Grecs un terme pour dire l’être

de l’homme, parce qu’il y a une seule vision et un seul être qui est aussi phénomène,

c’est la physis. On sait que pour les Grecs anciens, l’étant était un terme riche de sens et

constitue une expérience en soi, c’est un tout dans une somme de sens plurielle qu’il

contient en entier. Mais à partir du moment où il a été vidé de son contenu, il ne

représente plus qu’un élément isolé appartenant à un tout qu’il ne représente pas par lui-

même, il ne signifie plus rien à lui tout seul.

Heidegger revient souvent sur le sens de l’être avec une analyse grammaticale qui

évolue visiblement à travers le temps, de Sein und Zeit à la conférence de Thor, il

explique que le sens de l’être se comprend à partir du domaine du projet, l’inscrivant

ainsi essentiellement dans la performance humaine. Mais cette interprétation en soit

constitue un dépassement de la pensée grecque, du moins présocratique, et s’inscrit dans

le passage de l’aletheia à la paideia, ou du dévoilement à la découverte. Il reste qu’on

ne peut prétendre à un dépassement qu’en partant de la pensée d’origine, car tout

1 - Martin Heidegger : Questions IV, 417-418.

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110

renoncement à la pensée grecque nous fait replonger dans la métaphysique classique.

Or, le destin de l’homme est d’être dans la vérité de l’être, c’est cela l’alèthéia.

Les séminaires de Thor ont relancé les débats sur les questions principales de la pensée

Heideggérienne, celle de « l’être » mais aussi celle du « temps », conduisant ainsi à

penser l’homme dans cette double dimension, en mettant en avant la temporalité du

Dasein qui repose sur l’ek-stase, elle-même définie comme relation entre le Dasein et

l’alèthéia. Ce qui veut dire que l’homme est de façon permanente ouvert au

dévoilement de la vérité. Pour le Dasein, le temps n’est donc pas une succession de

« maintenant », mais l’horizon de la compréhension de l’être. Ce qui l’inscrit dans la

perspective de penser et de comprendre l’être.

Jusqu’aux dernières conférences présentées, Heidegger a insisté sur le fait que la

question de l’être est la question fondamentale de la philosophie et de l’existence elle-

même. Il montre l’évolution de la pensée de l’être dont la compréhension est tributaire

de l’existence et de la compréhension de l’homme. Il lie l’interrogation philosophique

aux résultats de toutes les sciences qu’a connues l’humanité qui répondent sur des

parcelles particulières de l’homme et de son environnement, même si souvent, la

science se défile de la question déstabilisante de la philosophie qui ébranle ses

certitudes, remet en cause ses convictions et bouleverse ses évidences pour un temps.

Jusqu’à la fin, Heidegger insiste sur l’utilité de l’analytique existentiale, cet outil qui

permet de parvenir au sens non métaphysique de l’être et complète son énoncé en

présentant le temps comme le réceptacle où l’homme opère pour la compréhension de

l’être. Mais si l’homme s’engouffre dans des tracasseries ordinaires, le « on quotidien »,

il s’éloigne de l’objectif de la philosophie de l’être, le temps dans son sens noble

s’évanouit aussi pour laisser place à des « instants » ou des « maintenants » qui se

ressemblent chez tous les individus, usant surtout des interprétations métaphysiques

moralisant le comportement du Dasein qui rétrécit sa liberté d’agir, le fait douter de sa

liberté et de ses capacités de penser par lui-même, réduisant la question de l’être en

fortifiant d’autres référents comme la valeur ou en consolidant le rôle du devoir qui

s’étend à tous les domaines de l’activité humaine.

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111

CHAPITRE TROISIEME

La fin de la métaphysique

La métaphysique voile l’être. A la fin de Sein und Zeit, Heidegger constate la nécessité

de la déconstruire, car négligeant de reconsidérer la notion du temps, elle n’a pas pu

répondre de façon satisfaisante à la question initiale. Mais la question est délicate et se

présente sous plusieurs formes : D’abord, reposer la question de l’être tombée dans

l’oubli, que l’homme est le seul à avoir le privilège et les moyens intellectuels de mener

une telle opération. Mieux que ça, la question se pose à lui naturellement dans sa vie de

tous les jours de façon ontique ou préontologique. Ensuite, le problème de l’homme et

le problème de l’être sont à jamais liés, imbriqués. L’homme est celui qui peut révéler

l’être, par nature.

D’un autre côté, la norme attribue à la métaphysique la tâche et le rôle de développer

thématiquement la compréhension que l’homme se fait de l’être1. Ce qui fait d’elle un

outil incontournable. Heidegger réalise ainsi que l’homme ne peut parvenir à la

compréhension de l’être s’il ne commence pas par la déconstruction de la métaphysique.

Et le problème ne se limite pas à ce cercle métaphorique d’impossibilités

philosophiques. L’ontologie se pose avec les mêmes impasses. D’une part, elle est, en

tant qu’ontologie générale, utile et nécessaire pour la compréhension de la question de

l’être, mais en tant qu’ontologie fondamentale, elle se trouve à la base même de la

métaphysique et est elle-même une métaphysique, de plus une métaphysique de

l’existence humaine. « L’ontologie fondamentale n’est autre que la métaphysique du

Dasein, telle qu’elle est, nécessaire pour rendre la métaphysique possible2 ». D’autre

1 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 12.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 57.

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112

part, le Dasein ne peut parvenir à la compréhension de l’être s’il ne procède pas à la

déconstruction de la métaphysique et son dépassement.

C’est dans ce labyrinthe que Heidegger engage le débat du livre de Kant. La

déconstruction qu’il revendique ou destruction (selon certaines traductions du terme

allemand Abbau) se présente comme un regard analytique un peu sur le modèle

herméneutique qui consiste à faire apparaître le sens caché de quelque chose comme

d’un texte ou d’une tradition1. Et c’est réellement cette facette de son raisonnement, soit

l’interprétation interne aux choses-mêmes, défiant les règles positives des sciences

exactes et des mathématiques, qui l’a l’éloigné d’Husserl. Il rejette la métaphysique dite

inductive qui veut prendre l’aspect des sciences théoriques, explique que la philosophie

ne peut s'appuyer sur une science car elle perdrait son caractère originaire.

La traduction française du livre de Kant relève en introduction un élément important,

pour expliquer la double position de Kant face à la métaphysique. Il parle de la

radicalité de l’école wolffienne : « on comprend que la réaction de Kant contre la

métaphysique scolastique n’équivaut pas à un refus de toute la métaphysique, mais

seulement celle qui se définit comme une science de pure raison. Il n’y a donc aucun

paradoxe à dire que c’est d’abord Kant qui a appelé à la déconstruction de la

métaphysique2 ».

En réalité, le désir de Heidegger de réveiller la question de l’être est antérieur à Sein und

Zeit, tout comme le bon usage de l’herméneutique. Déjà en 1922, il rédige le manuscrit

des Interprétations phénoménologiques d’Aristote et en 1923 il présente un cours sur

l’«Herméneutique de la facticité ». Les deux thèmes ont pour ambition de rendre le

Dasein accessible à lui-même en traquant l’aliénation de soi3. Il dit que l’oubli de l’être

va de soi avec l’oubli du Dasein, parce que l’être a une tendance à l’auto-dissimulation.

L’herméneutique permet de reconquérir aussi bien l’homme que l’être pour en faire des

thèmes de la philosophie par excellence. Il définissait, à cette époque-là, la philosophie

comme une ontologie phénoménologique universelle qui part de l’herméneutique du

1 - Une approche que Heidegger a signalée au chapitre 7 de Sein und Zeit, prévoyant de l’appliquer à la

seconde partie du livre qui ne verra pas le jour.

2 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, introduction des traducteurs, Alphonse

de Waelhens et Walter Biemel, p. 15.

3 - Martin Heidegger : Œuvres complètes, 63- 15.

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Dasein pour parvenir à l’analytique existentiale, en fixant l’aboutissement du fil

conducteur de là où jaillit tout questionnement philosophique1.

I. La déconstruction de la métaphysique

La remise en cause de la métaphysique classique est antérieure à l’appel de Heidegger,

qui relance tout de même le débat avec insistance en parlant, dans Essais et conférences,

de « Dépassement de la métaphysique2

», expliquant d’ailleurs que le terme de

dépassement n’est pas approprié. Il l’utilise juste pour que son objectif soit intelligible

et même visualisable dès le départ. Ce qu’il veut mettre en évidence, c’est surtout

« comment permettre à l’histoire de l’être de parvenir à sa propre essence », ou ce qu’il

appelle « l’éclosion et la révélation de l’être propre3. » Ceci consiste à approfondir la

notion de l’être, sans contrainte.

Déconstruire la métaphysique ne consiste pas à l’éliminer, c’est plutôt lever le voile,

dans le sens de redécouverte, en déconstruisant pour reconstruire autrement, afin de

redonner vie à la question de l’ontologie. Cette démarche, déjà visible dans Sein und

Zeit, est largement expliquée dans Essais et conférences.

C’est ainsi qu’il commence la remise en cause de cette métaphysique que toutes les

étapes historiques, notamment le Moyen-âge, ont mise en avant comme fondement de la

vérité. Dans cette démarche, il veut trouver ou retrouver un homme entier qui est le

Dasein dans son ensemble, non un homme caché par un système de pensée.

Il est vrai que la métaphysique n’est pas un produit du Moyen-âge. Elle a fait apparition

dans les textes d’Aristote qui, sans la nommer, a parlé de « la science de l’être en tant

qu’être ». Au premier siècle Av. J-C., Andronicos, un bibliothécaire, a réuni les

manuscrits d’Aristote qu’il a nommés du nom de Métaphysique.

Pour rappel, le mot « métaphysique » vient du latin metaphysica, concernant tout ce qui

se situe après la Physique. Littéralement, « ta meta ta phusika » évoque la réflexion de

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.44.

2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 81.

3 - Ibid. p. 80.

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114

tout ce qui traite des thèmes après ceux des choses physiques, car Aristote a voulu

mettre en place une science qui traite de l’être en tant qu’être, au-delà des choses

purement physiques.

Ce qui rend le propos plus vaste. Cette différence dans la définition entre les grecs et les

latins va conduire la réflexion sur un chemin que ne lui destinaient pas les anciens. Elle

est pour les premiers l’étude des entités qui existent, physiques ou non, considérées

d’après le fait qu’elles sont – l’étude de l’être en tant qu’être, et des étants en tant qu’ils

sont ; alors que pour les suivants, c’est une transphysique, une discipline qui s’attache à

ce qui est au-delà du sensible. Mais cette ambivalence, qu’il serait bien trop simple de

ramener à une divergence entre l’antiquité et le Moyen-âge, ou encore entre Aristote et

Platon, remonte à la naissance même de la discipline, comme terme et comme

thématique, et a traversé les siècles.

Il n’en demeure pas moins que le contenu du livre d’Aristote est fort différent de ce que

le Moyen-âge en a fait. C’est un détournement qui interpelle Heidegger comme il a

interpelé ceux qui l’ont précédé. Pour lui, tout comme c’était le cas pour Kant et

d’autres penseurs postmodernes et contemporains, la métaphysique telle qu’elle est

devenue fait obstacle à la question de l’être. Les médiévistes ont jeté sur le concept un

voile qu’il va falloir lever. Pour cela, il faut retrouver la philosophie première, initiale,

fondamentale, qui est tombée dans l’oubli, interroger ses hommes et ses idées, la

retourner dans tous les sens, comme on retourne une terre pour la rendre plus féconde,

afin de parvenir à l’être, provoquer le sursaut que ceux qui sont depuis longtemps dans

ce malaise à la recherche d’une issue attendent et espèrent. Réveiller la question de

l’être, c’est la penser autrement.

Heidegger n’est pas le premier de son époque à remettre en cause la métaphysique. Déjà

en 1921, Nicolai Hartmann sortait Métaphysique de la connaissance alors que Georg

Simmel de l’école néokantiste parlait du renouveau ou de la réinterprétation de la

métaphysique1.

Les spécificités du XXème

siècle ont poussé un certain nombre de philosophes à

interroger l’histoire sur la vérité de la pensée humaine. Ainsi, dans un sentiment de

désorientation et d’injustice totale, certains ont voulu s’éloigner de l’idéalisme de Hegel

1 - Dans une conférence présentée au Congrès d’Ottawa : Kant dans les traditions anglo-américaine et

continentale, sous la direction de George Funke, Éditions de l'Université d'Ottawa: 1974, p. 36-76.

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et même du rationalisme de Kant, les deux n’ayant pas été suffisamment prévenants vis-

à-vis de l’histoire, pour aller chercher chez Kierkegaard et ensuite chez Nietzsche et

Jaspers une nouvelle philosophie de l’existence. Quoique les spécialistes de Kant

avancent l’idée que sa critique de la métaphysique traditionnelle n’avait d’autre but que

la recherche d’une voie nouvelle pour une autre forme de métaphysique, il faut dire

qu’il n’a pas suffisamment identifié cette autre voie. Ce qui a attiré l’attention de

Heidegger et lui a permis de concevoir la possibilité d’une direction nouvelle, donnant

ainsi naissance au livre de Kant. Il faut souligner cependant que la question de l’être en

général n’avait pas bonne presse depuis Kant, tant dans l’ordre des savoirs que dans les

préoccupations humaines. C’est pour cela que Nicolai Hartmann, de son côté, préfère

rejeter le kantisme et le néokantisme, et aspirer à la réhabilitation du réalisme qui oblige

l’homme à un certain sens des responsabilités personnelles, même s’il s’en tient au

cadre strictement épistémologique.

En réalité, le désir de Heidegger de réveiller la question de l’être, antérieur à Sein und

Zeit, se confond avec sa passion pour des méthodes plus dynamiques et plus

interactives, regroupant pour la même thématique aussi bien la phénoménologie que

l’herméneutique et l’ontologie. Ceci consiste à regarder autrement la métaphysique qui

ne serait plus métaphysique mais de nouveau une science de l’être qui met, au-delà de la

physique, tous les étants au même niveau. C’est avec l’ambition de rendre le Dasein

plus accessible à lui-même, en traquant l’aliénation de soi1 qu’il a rédigé Interprétations

phénoménologiques d’Aristote et présenté un peu plus tard le cours sur

l’«Herméneutique de la facticité ». D’après lui, l’oubli de l’être va de soi avec l’oubli du

Dasein, parce que l’être a une tendance à l’auto-dissimulation et le Dasein le suit, mais

l’herméneutique a la capacité de retrouver la question de l’homme et celle de l’être pour

les remettre sur la ligne des débats de la philosophie2.

Il utilise ici le terme peut commun d’« onto-théo-logie », mais pour un court moment,

juste pour expliquer cette ontologie qui se fonde sur la théologie ou le contraire. Il tente

de trouver l’impensé dans l’essence de la métaphysique, ce qui pourrait expliquer la

raison qui a mené à l’oubli de l’être3. Il tente aussi de transférer la métaphysique aux

1 - Martin Heidegger : Œuvres complètes, 63- 15.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.44.

3 - Martin Heidegger: Questions I, Gallimard, p.289.

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116

phénomènes de modernité comme l’humanisme ou la technique, c’est ce qu’il appelle

« penser l’être sans l’étant »1.

On voit bien que le projet de déconstruire la métaphysique a traversé plusieurs

étapes avant et après Sein und Zeit : il a d’abord commencé par être radical dans une

naïveté de jeunesse, pensant pouvoir la détruire complètement au profit d’une science

originaire qu’il a appelé dès 1919 « science théorétique originaire », qui pourrait aussi

servir de fondement à la philosophie. Ce qui prouve qu’il était à cette époque très

proche d’Husserl. En 1923, il fait appelle à la notion de facticité pour parler

d’«herméneutique de la facticité» ou d’«analytique de l’existence». Avec Sein und Zeit,

il suggère de confier cette analytique au Dasein puisqu’il est le seul à posséder une

conscience de l’être, avec la nécessité d’un espace ouvert où se déploierait la

métaphysique intégrant l’humain avec tous ses éléments fondamentaux, c'est-à-dire sa

conscience du monde, de la mort et de l’angoisse face au néant. En tant qu’être-vers-la-

mort, le Dasein est en effet important pour l’être, car c’est cette dimension d’«aller

naturellement vers la mort », qui lui donne la capacité de s’ouvrir à lui.

Heidegger parle aussi du contraire de la présence, ou l’absence du Dasein, qu’il appelle

le Wegsein qu’on peut traduire par «l'être-pas-là», un Dasein dissimulé par l’absence de

l’être, à cause de l’omniprésence du sujet de la métaphysique traditionnelle. Dans ce

cas, la pensée de l’être n’a aucun moyen de se déployer, car le Dasein, qui est tellement

absent, préfère fuir sa vérité de mortel en masquant sa propre finitude.

Le Dasein reste néanmoins un étant qui pense l’être, pour pouvoir aller au-delà de

l’étant. C’est pour ça que dans un deuxième temps, il investit la métaphysique de toute

l’évolution historique et propose de penser l’être sans même cet étant qui est l’homme,

car la métaphysique représente et suit, à elle seule, toute l’évolution de la pensée

occidentale et non pas seulement l’homme.

Complexe mais naïve, cette démarche équivaut à la détermination de renoncer au seul

lien réellement existant entre l’être et le monde, le Dasein, qui est le seul à pouvoir

exprimer cette relation et l’évaluer. Heidegger confie la question de la métaphysique à

l’histoire et propose de ne plus y penser puisque, de fait, elle n’occupe plus la place

1 - Martin Heidegger : La Conférence « Temps et Être », in : Questions IV, p.48.

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117

prépondérante qui était la sienne aux siècles passés et ce, grâce ou à cause de la

technique qui tend de plus en plus à devenir l’élément moteur dans le dialogue moderne.

Même si on admet la sagesse de Heidegger qui a passé en revue toute l’histoire de l’être

et rendu une étude monumentale qui a reconstruit la pensée autour de l’être, sa

proposition reste trop simpliste et ne fait pas l’unanimité dans les milieux

philosophiques, et ses disciples eux-mêmes ne sont pas convaincus de son poids et son

bienfondé. Ce qui crée une effervescence autour du sujet. Courtine parle d’une

élaboration de concepts vastes et différenciés qui intègre des auteurs qui, dans la

tradition néoplatonicienne notamment, se sont attachés à penser l’Un au-delà de l’être1».

Alors que Pierre Aubenque appelle ça une «herméneutique inachevable, qui n’arrive pas

à mettre fin au conflit des interprétations, mais qui suppose simplement que les uns et

les autres ont raisons même s’ils se contredisent2. C’est ce que Heidegger appelle, de

ses propres termes, une « histoire de l’être entendue comme métaphysique3.» Gadamer

et Ricœur aussi ont fini par prendre position, allant jusqu’à affirmer la plurivocité de la

métaphysique, radicaliser certaines orientations de l’auteur de Sein und Zeit et accusant

même d’une certaine paresse de pensée cette tendance à simplifier. Enfin, ils

n’admettent surtout pas que le professeur réduise toute la pensée occidentale au mot

« métaphysique4». Il faut dire que l’un et l’autre sont très rattachés à l’herméneutique,

très chère à Heidegger bien avant son intention de dépasser la métaphysique, et

partagent avec lui l’idée de s’éloigner de la phénoménologie. Mais pour Gadamer, les

questions métaphysiques sont tout de même des questions « vitales » et inéluctables5 .

Même s’il admet qu’elles posent plus de questions qu’elles ne fournissent de réponses et

ne permettent aucun progrès véritable, contrairement à la science. Il conçoit que cette

marque d’ignorance est le fondement de la transcendance» et ne tolère pas que le siècle

1 - J. F. Courtine : Jean-François Courtine : Heidegger et la phénoménologie, Paris : Vrin, 1990, p.175.

2 - Raphaël Millière : « La métaphysique aujourd’hui et demain », La revue de l’ENS, Paris, octobre 2011,

p. 2.

3 - Martin Heidegger: Nietzsche, II, p.458.

4 - Paul Ricoeur : La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 396.

5 - Georg Hans Gadamer : «Entre phénoménologie et dialectique. Essai d’autocritique», in : L’Art de

comprendre, Paris, Aubier, 1991, p. 22.

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118

actuel soit plus scientifique donc moins philosophique que les siècles des Lumières ou

l’Antiquité1.

Pour le cercle de Vienne2, qui attaque la position de Gadamer, la métaphysique exprime

justement l’expérience de la « stupéfaction » face à l’étrangeté du monde, et les

questions qui restent sans réponses sont l’expression de l’humanité de l’homme qui

s’inquiète de son incompréhension. Ceci ouvrira par ailleurs la porte à la réflexion dans

les autres domaines.

Il y a aussi Jürgen Habermas qui a repris l’idée du dépassement mais dans une forme

très explicite. Il reprend les notions grecques de l’Un et de Tout, très chères à

Heidegger, et propose une pensée post-métaphysique qui doit se dessiner ses propres

référents avec des méthodes d’objectivation propres. Il parle du passage d’une

philosophie de la conscience à une philosophie du langage, qu’il nomme « changement

de paradigme » et de la « détranscendantalisation » des concepts fondamentaux

traditionnels. D’après lui, c’est la conséquence de l’évolution des sciences et le

développement de la technique dans une société de plus en plus complexe3.

Cette façon de vouloir dépasser la métaphysique est un irrationalisme nouveau qu’on

retrouve aussi chez Jaspers, Wittgenstein, Derrida et Adorno. Ce qui ne veut pas dire

qu’il faille rationaliser la métaphysique, mais c’est à la raison d’opérer une sorte de

mutation qui permettrait à la métaphysique d’aller vers les sociétés modernes.

Derrida va encore plus loin et tente de rendre plus radical encore ce qui ne l’était pas

suffisamment chez Heidegger. Il estime qu’on ne peut pas invalider la métaphysique,

dire qu’elle est fausse mettrait en jeu le concept de vérité sur lequel se construit la

recherche métaphysique. Refusant de se plier aux normes aliénantes de la rationalité

traditionnelle, il essaie d’expliquer que la métaphysique peut se libérer de la théologie,

tout comme la linguistique s’est libérée du locuteur, en instaurant un rapport ou un

système de signe qui fait intervenir des relations de signifiant et de signifié. Il appelle

cela le signe d’une libération de la «présence4.»

1 - Ibid.

2 - Cercle de Vienne : groupement de savants et philosophes créé à Vienne, Berlin et Prague en 1923.

3 - Jürgen Habermas : La pensée postmétaphysique, Essais philosophiques, 1988, p.41-42.

4 - Jacques Derrida : De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p.13.

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119

Les réactions sont donc nombreuses. Des plus souples aux plus radicales, elles tournent

autour des concepts que Heidegger a mis en place, en se distinguant de sa pensée dans

un sens ou dans l’autre, mais reviennent inévitablement à la nécessité de réviser,

réformer, revoir le concept. Toutes sont dans la perspective de redresser le mode de

pensée humain qui ne correspond plus à la trajectoire de la métaphysique. Heidegger

marque simplement le moment du renouveau par rapport à la question qui a été

plusieurs fois posée. En reposant le problème, il rassemble autour de lui ces pensées

éparpillées qui le précèdent pour permettre à la question d’avancer, à la lumière de tout

ce qui a été fait, et favorise une ouverture à ceux qui lui succèdent, même s’ils sont plus

ou moins en désaccord avec lui dans les détails. La question est de savoir si la

philosophie peut se faire sans la métaphysique. Si la réponse est positive, à quoi

ressemblera le monde sans la métaphysique, si non quelle est l’autre image que la

métaphysique pourra prendre pour aller dans le sens de la pensée moderne et non en

constituer une entrave ? En effet, des questions capitales s’imposent devant la nécessité

de déconstruire la métaphysique mettant en cause la pensée philosophique qui ne se

conçoit pas dans le détail.

Destruction, déconstruction ou abandon, Heidegger veut montrer que l’acte de

philosopher, qui émane du comportement même de l’homme, est une démarche

nécessaire, pour reposer la question de la métaphysique. La façon dont le Dasein, en

tant qu’être-vers-la-mort par exemple, se comporte envers sa propre mort, sans voile,

sans rituel, une mort qu’il regarde comme un acte naturel quand il ne sera plus, révèle

son rapport à l’être. Accepter l’idée de ne plus être, est une capacité de pouvoir-être

enfin.

Bien sûr, l’individu continue de s’interroger sur la différence entre la mort en soi et le

souci de la peur de la mort, mais c’est une inquiétude qui a tellement évolué, qu’elle

montre surtout à chaque fois la fin ou le renouveau de la métaphysique. C’est ce qu’il

explique dans Lettre sur l’humanisme et ce qu’il avançait déjà dans Sein und Zeit : «Il y

va en chaque être humain, en tout Dasein, de son être même1».

Le mode de « penser la mort » joue un rôle essentiel dans l’authenticité ou

l’inauthenticité de la vie du Dasein. Heidegger disait : « Je suis là, mais pour un temps

1 - Jean Grondin : «Heidegger et le problème de la métaphysique», in : Philopsis, p. 6.

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seulement1 », d’où le titre de Sein und Zeit. Ce n’est pas le Cogito ergo sum qui incarne

la certitude fondamentale du Dasein en soi, c’est plutôt l’angoisse de l’homme devant la

mort qui laisse filtrer ses possibilités d’être soi-même.

De la question de l’être du Dasein, il passe à la question de l’être en général, car si le

souci ou la peur de la mort est humain, la mort, elle, relève de la métaphysique. Pourtant

le penseur ordinaire place l’être du Dasein dans le temporel et l’être en général dans

l’intemporel. C’est un problème fondamental. Heidegger se fixe alors pour objectif de

réconcilier l’être et le Dasein et de les rassembler dans la même dimension, en faisant

sortir l’être en général de l’a-temporel pour le ramener dans le temporel, vers l’être du

Dasein.

En les regroupant, il montre que cette relation doit être établie au sein même de la

temporalité, rendant évident le rapport entre « être » et « temps », qui peut être pensé

pour lui-même à partir de l’ontologie, qui est son sol originel. Il faut comprendre

distinctement l’être et le temps, non à partir de la permanence, mais à partir de la

dynamique de la temporalité qui mène vers le futur. Ce qui serait une nouveauté qui fait

référence à la relation entre l’être et le Dasein à partir d’une temporalité commune dans

une nouvelle dynamique, et donnerait du sens au temps du vécu et à la notion de la mort

qui a aussi un rôle dans le sens attribué au temps, la mort étant la limite d’un temps de

vie écoulé.

Déjà dans Sein und Zeit, il cherchait à établir le temps comme un domaine de projection

pour l’être. Or, l’être tel qu’il était perçu, avait de réels problèmes d’accessibilité. Pour

accéder à son essence, il lui a fallu retourner aux débuts, pour avoir un rapport ou une

ouverture au commencement de l’histoire, retrouver Platon, tirer au clair la notion de

l’alèthéia ou la vérité dans le sens de dévoilement par rapport à l’être, où se trouvaient

les premiers fondements de la distinction entre l’être et l’étant2.

C’est à partir de 1929, avec la conférence « Qu’est-ce que la métaphysique ? » et le livre

de Kant et le problème de la métaphysique, que le changement devient visible dans sa

façon de procéder sans altérer la question de départ, qui sera au contraire plus

confirmée. C’est cette réorientation que les historiens vont appeler « le tournant », ayant

1 - Cours du semestre d’été de 1925, in : Œuvres complètes, 20, 437.

2 - Martin Heidegger : Œuvres complètes, 65- 451.

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121

eu pour effet la réorientation de sa pensée, qui va donner l’impression, de plus en plus

distincte, de deux Heidegger : le premier et le second, même si pour lui et pour certains

disciples, ces deux étapes se suivent comme une évolution nécessaire. Ils parlent du

second Heidegger à partir de 1934, ce qui coïncide dans son itinéraire avec des

événements politiques précis, c’est aussi l’époque de la conférence sur L’origine de

l’œuvre d’art, qui montre le besoin ou la nécessité du dépassement de la

phénoménologie. Durant la deuxième étape de sa vie, même s’il se revendique encore

un peu du terme de métaphysique, c’est pour lui donner un autre sens et un tout autre

contenu. Il parle d’une métaphysique du Dasein, une forme de pensée vouée à

l’explication de l’étant mais étrangère au mystère de l’être. A partir de 1936, le second

Heidegger est totalement confirmé, en remplaçant, de façon définitive, « la question de

l’être » de l’ontologie fondamentale par « l’histoire de l’être ».

Dans le cours de juin 1927 et le livre de Kant de 1929, Heidegger a encore tenté de se

solidariser avec le mouvement métaphysique de la transcendance tel que le présentait

Platon. Grondin a qualifié cela de Holzwege qui veut dire « Chemins qui ne mènent

nulle part1 », en référence à un titre de Heidegger. En effet, lorsque Platon dit que l’idée

du bien, principe de visibilité de l’étant, se situe au-delà de l’étant, c’est parce qu’il veut

remonter de l’ordre ontique à sa condition de possibilité ontologique2. Heidegger aussi

présente une hiérarchie de l’ontique vers l’ontologique que nous retrouvons dans la

conférence de 1929 sur « L’essence du fondement », où il annonce la volonté de

changer d’approche. Mais comme il était encore prisonnier de la méthode husserlienne,

il s’est imaginé qu’il pouvait rester dans la métaphysique en élaborant une

métaphysique plus originaire avec une pensée transcendante plus radicale. Si bien que

son changement ne sera visible qu’en 1934, rendu évident en 1936 et reconnu par lui-

même en 1938-19393 puis en 1941

4.

1 - De son titre allemand Holzwege, « Chemin qui ne mène nulle part » a été rédigé en 1950, publié en

1962, il regroupe six textes philosophiques.

2 - Jean Grondin : Heidegger et le problème de la métaphysique, in Philopsis, p. 28.

3 - Martin Heidegger : Préface du livre de Kant.

4 - Martin Heidegger : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » in : Questions 1, (Introduction)

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En réalité, les dédales heideggériens dans la recherche de la vérité autour de la

métaphysique ont commencé en 1926. Il a d’abord tenté de trouver d’autres

appellations, comme le terme peu connu de «métontologie»1 qui veut dire l’étant dans

son ensemble, après celui « ontothéologie ». Il parle d’un espace de questionnement où

il situe la métaphysique de l’existence, un espace où peut se laisser poser la question de

l’éthique2. La dernière section de Kant et le problème de la métaphysique porte aussi le

titre de « La métaphysique du Dasein comme ontologie fondamentale ». Mais il ne

reparle déjà plus de métontologie. Il s’étale plutôt sur la notion de finitude, la

temporalité du Dasein et sa mortalité. Il dit : «L’élaboration originaire de la question de

l’être doit être comprise comme un chemin qui conduit au problème de la finitude de

l’homme3», comme si la question de l’être était suspendue à cette finitude, une question

qui entretient, en effet, un rapport intime à la finitude de l’homme. La finitude du

Dasein apparaît dès lors comme le fondement de la possibilité même de la

métaphysique.

Il soulignera, un peu plus tard dans un autre cours, que la finitude du Dasein se tient

dans l’oubli. C’est le Dasein qui s’oublie. Cette finitude, identifiée à la compréhension

de l’être, est elle-même oubliée. La tâche d’une ontologie fondamentale est de tirer cette

finitude de l’oubli pour rendre le Dasein à l’homme. Pour cela, il dit dans un cours de

1930 : « Il faut secouer le Dasein en l’homme, ce qui procède du Dasein lui-même, le

tirer de son Wegsein et de l’oubli de soi4». Il s’agit en quelque sorte de tirer de l’oubli

un oubli qui s’oublie5.

En effet, ordinairement le Dasein ne sait pas d’où il vient et pourquoi. D’après Platon il

a oublié le monde des origines. Pour Heidegger, il est jeté, dans l’errance, dans un

monde qui lui est de fait étranger. C’est ce qui domine la vie de tous les jours. Grondin

utilise le terme de jectité, qui tend vers le sens d’être-jeté de Sein und Zeit, associé à la

finitude et à l’oubli. C’est l’impasse de l’ontologie fondamentale qui va pousser

Heidegger, après le livre de Kant, à explorer d’autres pistes, d’autres horizons, d’autres

1 - Martin Heidegger: Œuvres complètes, 22, 106.

2 - Jean Grondin : Heidegger et le problème de la métaphysique, in Philopsis, p. 22.

3 - Martin Heidegger: Œuvres complètes, 282-285.

4 - Ibid. 3, 233, 289.

5 - Ibid. 282-285.

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chemins pour de nouvelles approches. Cette remise en question le conduit à la pensée de

l’histoire de l’être où il parle de Seinlassen (laisser-être l’être)1. Puis il replonge dans la

pensée grecque, notamment chez Platon, cherchant de nouvelles pistes qui l’aideront à

comprendre cette métaphysique qui s’interroge sur le principe de l’étant, sa cause ou sa

raison. Il expose le Phédon dans un cours du semestre d’hiver de 1931-1932, il engage

le débat avec le Theetète en 1936 au point de s’aventurer, en 1942, à imputer la paternité

de la métaphysique à Platon dans le cours de « La doctrine platonicienne de la vérité »,

qu’il finira aussi par dépasser.

A partir de 1941, il parle d’un retour aux fondements de la métaphysique qu’il cessera,

dès lors, d’appeler métaphysique. Il fait référence au concept de transcendance, au bon

souvenir de Kant, pour désigner la métaphysique (entendue au sens d’«au-delà du

physique») c'est-à-dire le sens aristotélicien de dépassement de l’étant. La

transcendance se définit comme la thèse de l’étantité de l’étant, ou ce qui constitue

l’étant en propre et en son principe. Son intention, en 1929, était de prendre ce

mouvement à la racine, en parlant d’une métaphysique du Dasein qui équivaut à une

métaphysique de la métaphysique. Kant déjà le présentait ainsi. Dans une lettre à

Marcus en 17812, il parlait d’une élaboration de la transcendance du Dasein comme

tendant vers l’être. On voit bien que Heidegger, sur les pas de ses maitres, essaie

d’abord de comprendre, voire de légitimer, la présence de la métaphysique classique,

avant de procéder à, ce qu’il convient d’appeler, sa déconstruction. C’est pourtant très

lourd, sachant qu’elle fait justement obstacle à l’évolution de la pensée de la question de

l’être. Mais Kant aussi est passé par le même chemin d’incertitude. Ce va-et-vient

effectué dans les dédales de l’histoire de la métaphysique montre que les choix pour

Heidegger n’ont pas toujours été si simples. D’ailleurs, Kant aussi n’a jamais été

tranchant sur la question. Il aurait modéré ses propos sur les possibilités de l’intelligence

ou de l’imagination humaine, après sa Critique de la raison pure, reculant devant

l’abîme de la métaphysique qu’il avait ouvert, en montrant la rationalité du monde

phénoménal. C’est pour cela qu’il s’était rabattu sur la puissance ordonnante et la

suprématie de l’entendement et de la raison, revenant ainsi sur l’audacieux objectif de

1 - Martin Heidegger : De l’essence de la vérité, 1930, p. 5.

2 - Martin Heidegger: Œuvres complètes, 3, 230, in : Grondin : p. 29.

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l’imagination transcendante qu’il s’était tracé en 17811

. Ainsi, la charpente de

l’ontologie fondamentale subit, à chaque fois, de sérieux coups, mais elle résiste à toute

forme de changements radicaux, ne laissant filtrer que quelques rayons de lumière.

C’est peut-être pour cela, après la parution de Sein und Zeit et après avoir constaté

l’ampleur du chantier, que Heidegger a entrepris de lire Kant à qui il a consacré

plusieurs années, plusieurs ouvrages et plusieurs saisons de cours.

« Qu’est-ce que la métaphysique ? » Heidegger a mis des années à concevoir cette

question et lui faire face. La réponse se présente sous forme d’un composé en trois

volumes, éparpillés dans le temps : Was ist Metaphysik ? (Qu’est-ce que la

métaphysique ?) est l’assemblage d’un cours magistral inaugural (Vorlesung) présenté

en 1929 et prononcé lors de sa nomination à Freiburg comme successeur d’Husserl2,

quelques mois après la conférence « De l’essence du fondement » et la parution du livre

de Kant. En 1943, il écrit une Nachwort (postface) et en 1949 une Einleitung

(introduction)3. Les spécialistes appellent les deux derniers volumes des textes-cadres,

mais avec vingt ans d’écart, ils s’interrogent souvent s’ils sont ou non une continuation

du premier.

Les différences sont telles que Roullier utilise le terme de traduction pour dire «lecture»

dans le sens de décrypter les difficultés liées à la compréhension de ces richesses étalées

dans le temps, pour définir «la chose à penser ou la façon dont la chose est ou n’est pas

pensée4».

De façon générale, les traductions des œuvres de Heidegger posent problème. Du temps

où les règles de traduction n’étaient pas rigidifiées, le traducteur lisait le texte et le

repensait tel qu’il le ressentait et tel qu’il estimait que l’auteur l’eut transmis au lecteur

dans la langue d’origine. La traduction partielle de Sein und Zeit présentée par Henry

Corbin en est la preuve. Corbin a traduit le terme Dasein par «réalité humaine», c'est-à-

1 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de la métaphysique », p. 21.

2 - Ce texte a d’abord été traduit en français par Henry Corbin en 1938, puis par Roger Munier en 1969

et réédité en 1983 avec des modifications. Les deux textes cadres aussi ont été traduits par Roger Munier en 1968.

3 - Les trois textes allemands sont cités intégralement dans les Œuvres complètes, Band 9, Vittorio

Klostermann, Auflage, 1996.

4 - Jean Roullier : « La métaphysique de Martin Heidegger », in : Phylopsis, texte numérique, p.2.

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dire comment l’homme vit son état d’humanité. Mais la compréhension à postériori a

traduit Da par « là », alors que Sein puise son sens dans la question du commencement

de la pensée philosophique chez les Grecs. Ce qui fait du Dasein un point nodal dans la

compréhension de la notion du temps et de l’espace qui se base sur sa spatialité comme

présence dans un espace donné pour un temps donné.

Dans ce cas, si on lie la première partie traduite par Corbin avec les deux autres parties

traduites par Munier, on ne peut que conclure à une rupture entre le livre de 1929 du

premier Heidegger et les deux autres de 1943 et 1949 du second Heidegger. Mais si l’on

se réfère à la traduction complète de Munier des trois textes de la Métaphysique réalisée

en 1969, avec les modifications de 1983, on peut convenir d’une continuité soulignant

plus de convergences.

D’après Roullier, cette différence viendrait de Heidegger lui-même qui, de 1929 à la fin

des années 1940, a utilisé des termes identiques pour des significations différentes parce

qu’il les rattache à des référents différents. Le philosophe conçoit d’ailleurs

parfaitement la distinction faite par les historiens qui a surtout estimé l’évolution de sa

pensée. Il met cependant un bémol quand il écrit en 1962 au père Richardson qui

finissait un livre sur lui, en disant : «La distinction que vous faites entre Heidegger I et

Heidegger II est justifiée, à la seule condition que l’on prenne garde à ceci : ce n’est

qu’à partir de ce qui est pensé en I qu’est accessible ce qui est à penser en II, et le I ne

devient possible que s’il est contenu dans II1

». Il accepte donc cette note de

différenciation mais dans une continuation de sa pensée originale.

Les historiens s’accordent à nommer ce moment de la vie et de la pensée de Heidegger

où s’est opéré un changement décisif, le « tournant ». Ils sont par contre dans la

discorde quant à l’importance de ce tournant. Si certains lui donnent une importance

capitale, d’autres pensent, à juste titre, qu’il n’est pas le seul moment qui a marqué un

changement dans son itinéraire. Au contraire, la pensée heideggérienne est chargée de

changements qui ne signifient pas autre chose que des étapes significatives d’une

évolution qualitative dans le parcours d’une vie pleine. Cette question fait encore débat.

1 - Martin Heidegger : Questions III- IV, p. 188.

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126

Avant de parvenir à dépasser la métaphysique, Heidegger a exposé l’évolution des

thèmes qui constituent le Dasein. Déjà, dans la conférence de 1929 où il revendique

encore, mais pour la dernière fois, la métaphysique au sens classique, il développe «le

déploiement du questionner métaphysique» mais la nature même de son interrogation

révèle qu’il est aussi entrain de s’interroger sur elle1.

Le but de cette conférence était, certes, de se frayer un accès direct au phénomène de

l’être. Mais pour y parvenir, il utilise des états du Dasein, déjà développés dans Sein

und Zeit, comme l’angoisse ou la mort. Il confère un sens hautement ontologique au

Dasein qui passe d’un état qui s’angoisse devant rien, à l’état d’angoisse qui révèle le

rien, le vide, le néant2. Cette angoisse permet l’éclosion de l’être, en relativisant le

découvrement et l’affairement ontiques3. Heidegger ne dramatise pas l’angoisse, il ne la

dote pas d’anxiété, au contraire il l’investit de calme et d’émerveillement que vit le

Dasein par la contemplation devant l’expérience de l’être et du néant. Il s’agit d’une

angoisse très différente de celle que vit le Dasein dans son état d’être-au-monde ou

d’être-vers-la-mort. Elle est authentique.

La notion de néant aussi a changé, passant de la notion de néant exposé dans Sein und

Zeit, que le Dasein vit dans la déchéance de l’être-jeté, au néant de l’étant lui-même qui

est une étape nécessaire et ouvre sur l’être.

Pendant une dizaine d’années, Heidegger ne publiera rien. Seuls ses cours permettent de

reconstruire l’itinéraire de sa pensée. Le cours Apports à la philosophie, dispensé entre

1936 et 1938, annonce son approche de la pensée de l’histoire de l’être en donnant une

nouvelle signification de la finitude, au laisser-être (Seinlassen) et à l’être-jeté ou la

jectité historique.

Dans Introduction à la métaphysique, il continue son questionnement, expliquant que la

métaphysique n’a jamais réussi à poser sa question centrale qui porte sur l’essence de

l’être, elle a même tout mis en œuvre pour l’éviter, privilégiant la question de l’étant4. Il

1 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de la métaphysique », p. 30.

2 - Qu’est-ce que la métaphysique, in : Questions 1, p. 59.

3 - Qu’est-ce que la métaphysique, in : Questions 1, p. 59.

4 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de la métaphysique », p. 33.

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revient souvent sur les deux composants : la métaphysique générale, qui porte sur l’être

et qui s’appelle, de fait, l’ontologie ou la philosophie transcendantale et la métaphysique

spéciale, qui porte sur les étants métaphysiques particuliers comme Dieu, l’âme, les

anges ou le monde.

En rappelant à chaque fois l’histoire depuis Aristote, il fait ressortir l’ambigüité qui

entoure la question de l’objet de la métaphysique et désigne l’être dans son universalité

«le monde» et dans son principe «Dieu». C’est à ce double pôle qu’il a donné le sens de

constitution onto-théo-logique, soit un système de représentation de la métaphysique

dont dépend tout le reste des étants principiels et universels1.

C’est aussi en cette période, après avoir fini avec l’enseignement de Kant, qu’il

s’attaque aux idéalistes allemands, notamment Schelling et Hölderlin où il trouve un

appui à sa recherche d’une pensée non-métaphysique. Mais il n’aime pas Hegel parce

que son propos de la dialectique consiste à devenir maître de la finitude, au lieu

d’élaborer l’une pour servir l’autre. Sa thèse, selon laquelle l’essence de l’être est le

temps, est aux antipodes de ce que Hegel a tenté d’établir2. Ainsi, dans le verdict final

de l’idéalisme, sa position anti-hégélienne l’emporte même s’il fait souvent appel à la

dialectique.

Cette position le mène notamment à abandonner le projet de cette métaphysique de la

finitude, parce qu’il s’aperçoit après coup que la métaphysique, comme projet, risque de

mener à une éradication de la finitude et de la question de l’être. C’est pourtant dans les

lectures hégéliennes qu’a apparu le terme d’ontothéologie qui veut dire que la

problématique du «on» (l’étant) est comprise comme une affaire de logique et qu’elle

s’oriente, en dernière instance, vers le theo (le divin), lequel est déjà compris comme

relevant de la logique qui est le sens même de la pensée spéculative ou du logos3.

Autrement dit, c’est par le logos que Hegel présente la compréhension de l’étant. Alors

que Heidegger fait appel à l’intuition, où ce n’est pas le logos ou le concept mais bel et

bien le temps qui incarne le fin mot de l’étant. Pour contrecarrer ce projet qui interprète

l’étant par la raison (logos), Heidegger tente le terme d’ontochronie, où chronos (le

1 - Ibid. p. 34.

2 - Ibid. p. 35.

3 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de a métaphysique », p. 36.

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temps)se tient à la place du logos1, car pour lui le concept ne peut être le maître du

temps, au contraire c’est le temps qui est le maître du concept. Mais ce terme ne durera

pas longtemps dans son langage non plus, ni l’opposition chonos et logos. Après 1939,

il cherchera à l’atténuer afin de marquer l’altérité fondamentale de son questionnement

vers l’être. Toutefois, ce passage de sa vie reste important, il montre son adversité

mitigée avec Hegel qui lui a vraiment permis de remettre en cause ses principales idées

et lui a fait profiter de la méthode dialectique qui reste un des principaux modes

d’approche thématique qu’il utilise pour montrer les contradictions que les siècles

accumulent. D’ailleurs cette position où le temps est maître du concept, voire l’idée

d’anti-concept, œuvrera au profit de la parution d’une pensée de l’histoire de l’être, et

lui donnera un nouveau départ.

Par nécessité, Heidegger fait aussi appel à des concepts externes qu’il emprunte à

Nietzsche comme le nihilisme, ou à des courants contemporains comme l’humanisme

ou l’essence de la technique2.

Dans cette constellation de la présence sensible des étants, où l’être n’apparaît plus dans

la conception métaphysique du Moyen-âge qui l’a définitivement voilé, Heidegger

associe le moment à la pensée nihiliste3

, tout comme il associe le nihilisme à

l’humanisme, une association que Grondin trouve confuse. Mais le philosophe affirme

que c’est un tout qui a été appliqué à la pensée métaphysique et imposé à l’Occident

depuis Platon. Le Dasein, se situe au centre de l’ontologie fondamentale et au centre de

l’étant, c’est à travers lui et avec sa volonté d’objectivation que tout se définit, tout se

fait, et tout a une valeur. Seulement le sens de la notion de valeur a subi beaucoup de

mutations, passant de la morale à ce qui rapporte pour l’homme, et l’étant devient ainsi

une source d’intérêt qui se prête à l’exploitation. Cette idée de tout ramener à l’homme

et à son intérêt intrinsèque plonge le Dasein dans l’ère de la technique et de la

modernisation. Il vit en considérant l’étant selon son utilité, voire son utilisabilité et sa

rentabilité. Heidegger appellera ça l’util, un terme largement employé dans Sein und

1 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de a métaphysique », p. 36/37.

2 - Ibid. p. 38.

3 - Le nihilisme : terme latin nihil, « rien de l’être». Pour rappel, le nihilisme est un point de vue qui

présente le monde (et plus particulièrement l'existence humaine) dénué de tout sens, de tout but, de toute vérité compréhensible et de toute valeur. Cette notion, applicable aux différents contextes historique, politique et littéraire, reste essentiellement philosophique.

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Zeit1 qui occupe totalement l’espace pensé de la vie ordinaire et du on-quotidien. En

1953, il présente une conférence sur L’essence de la technique rapportée dans Essais et

conférences où il rapproche terriblement la technique de la métaphysique, parce qu’elle

aussi envahit l’espace humain et modifie son rapport à l’étant qui s’impose à lui,

l’inhibe et l’empêche de vivre sans elle.

Ainsi, en voulant déconstruire la métaphysique, Heidegger fait plus que dénoncer

l’oubli de l’être, il dénonce l’oubli de l’oubli dans une vie où tout est calculé, maîtrisé,

rationalisé, explicité, où il n’y a plus de place pour le mystère. Toutes les questions ont

des réponses, si bien que la question qui n’a pas de réponse est oubliée. Pour cela, plus

que dépasser la métaphysique, il s’agit de s’interroger sur ce qui se passe en elle, quand

elle voile l’être.

Cette façon de poser autrement le problème suggère la possibilité que l’être puisse se

refuser à la métaphysique, rentrant de fait dans la pensée de l’histoire de l’être même.

Dans le manuscrit Besinmung (Méditation) de 1938-1939 publié seulement en 1997

dans les Œuvres complètes, il dit que Sein und Zeit était une première tentative qui

visait à rendre au moins visible la question de l’être2. Et il ajoute que s’il existe deux

grands types de la pensée de l’être dans l’histoire, « la métaphysique » et « la pensée de

l’histoire de l’être », c’est entre les deux que se situe Sein und Zeit, car il s’exprime dans

un langage plutôt métaphysique alors qu’il se dirige vers l’histoire de l’être. Mais il

refuse de situer ces deux grands modes, qui visent à questionner l’être, sur un axe

historique, car il les veut concomitants et jumelés3. Il explique seulement que dans le

premier mode, qui ne lui convient pas, la métaphysique questionne l’être qu’elle voit

dans l’ensemble des étants visibles et sensibles.

Cette conception radicale et calculatrice, qui voit l’étant à travers son utilité a été

largement déployée dans la dialectique hégélienne, elle donne à l’étant toutes les

possibilités de libérer l’homme, conduisant ainsi au monde de la technique moderne. Là,

l’être en soi est totalement oublié, occulté. La philosophie y est pratiquée comme

maîtrise de l’étant calculé et comme non-pensée de l’être. Sein und Zeit dépasse ce

calcul pour instaurer l’angoisse, une tentative de penser autrement cette interrogation de

1 - Jean Grondin : « Heidegger et le problème de a métaphysique », p. 39.

2 - Martin Heidegger : Œuvres complètes : 66, 413.

3 - Ibid. 66, 275, 344, 357.

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l’être ; mais il n’y est pas toujours parvenu1. Il fait alors appel à un deuxième mode où

la pensée de l’histoire de l’être ne pense plus l’être (Sein) mais l’estre2 (Seyn), une

forme qui marque mieux l’altérité fondamentale pour pouvoir parler de l’essence de

l’être, car pour parler de différence, c’est de « l’estre » qu’il s’agit même si on continue

à utiliser la forme unique de « l’être ». Donc, l’être (estre - Seyn) s’inscrit d’abord dans

le refus de l’étant, dans le sens où l’être n’a rien et n’est rien d’étant, il est tout autre, il

refuse toute prise, toute domination, il est simplement, au sens plein, riche et généreux,

sans calcul et sans but utilitaire. Il est Ereignis qui s’éprouve ou se vit dans

l’étonnement et l’admiration ou dans l’effroi et la terreur. C’est l’affect qui nous fait

sortir de nos certitudes, le doute, la curiosité et le refus de l’évidence.

Ainsi, pour poser la question de la métaphysique, Heidegger présente deux modes de

questionner l’être dans une opposition permanente. Dans les deux cas, l’être refuse

d’apparaître, dans le premier pour l’importance donnée à l’étant, et dans le second pour

garder son mystère. Ce qui incite la curiosité de l’entendement à s’interroger sur le

séjour de l’être lui-même.

Il retourne chez les Grecs pour expliquer que la confusion sur le sens de l’être remonte à

loin. Tout s’est joué lorsque le sens de l’être a été assimilé à la physis qui décrit

l’éclosion de l’être, depuis Platon et Aristote, mais peut-être même avant, à partir de

Parménide, Héraclite ou Anaximandre. Ceci importe peu, car à cette époque, la question

comportait un étonnement, un sursaut, un événement et un surgissement que les

multiples découvertes ont fini par altérer. La distinction n’était pas nécessaire, toute la

pensée était dotée de richesse et d’harmonie. Il retrouve la même chez Hölderlin et

Schelling qui ont voulu secouer l’hégémonie du principe de raison, contrairement à ce

que fait la pensée métaphysique3.

Chez les présocratiques en général, le fait de penser constituait une représentation

exacte de la réalité de l'être. La dualité de l'être et de la pensée ou de l'existence et de

l’essence n'existait pas, encore moins l'opposition entre le sujet et l'objet, puisque la

pensée est elle-même l’existence des choses. Parménide disait dans De Natura : « Le

1 - Ibid. 66, 321, 322.

2 - Cette orthographe, issue du latin, n’a pas duré dans le français moderne.

3 - Martin Heidegger : Œuvres complètes : 66, 367.

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fait de penser et la pensée que nous avons de la chose sont identiques, car tu ne

trouveras pas le fait de penser en dehors de la chose sur laquelle on se prononce: il n’y-a

et il n’y aura jamais à exister que l'existant1.»

C’est à partir de la tragédie de la physis, qui s’est laissée couvrir par la nécessité de

l’essence, que le problème a commencé, car l’étant relevait directement, uniquement,

inévitablement et irrémédiablement de la physis. Mais Platon a voulu lui trouver un

eidos (un sens, une idée) qui est pourtant en elle. C’est le début d’une dualité tragique

que suivront philosophies et religions à travers les siècles, selon le même raisonnement,

nous éloignant toujours d’avantage de l’être.

Dans son désir de tout expliquer et de tout rationaliser, la philosophie a perdu sa charge

d’étonnement et d’admiration et les détenteurs du raisonnement classique essaient, par

tous les moyens, de retarder l’éventualité d’un retour à l’émerveillement et la surprise.

Dans sa tentative de retour, Heidegger a réussi à ébranler le principe de raison qui

réfléchit la métaphysique et à remettre en cause l’égo qui pense et qui se constitue

comme source d’intelligibilité du réel, tel qu’il a été présenté par Descartes ou même

par Husserl. Pour cela, il fait appel à la notion de « don », exprimé par es gibt «il-y-a»

qui dit aussi l’étonnement et l’émerveillement, longuement exposé dans la conférence

« Temps et être ». Il s’agit du don gratuit de l’être, quelque chose qui ne s’explique pas,

et rejette surtout toute pensée calculante, s’opposant ainsi au « Principe de raison » (Satz

vom Grund2) qui résume la rationalité occidentale dans son ensemble.

Certes la notion de don, comme la notion de faveur, rappelle le monde religieux, avec

qui Heidegger a une longue histoire. Mais il sait pertinemment que le don religieux

n’est jamais gratuit, il tient d’un échange intéressé qui fonde la métaphysique, un volet

qui ne convient nullement à Heidegger.

Mais si l’on se réfère à l’histoire, le terme de Satz a un sens profond et possède en

allemand plusieurs significations. D’abord, il veut dire « position », le principe est posé

là, simplement, un peu comme un diktat, sans raison. Il signifie également « le

mouvement en symphonie », un sens cher à Heidegger, qui lui donne un peu de

souplesse et de sens. En fait, l’idée de Satz est ancienne mais pas toujours aussi rigoriste

1 - Martin Heidegger : Fragments: 8, 34.

2 - Satz vom Grund (Le principe de raison) : titre d’une conférence publiée en 1957.

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car à l’époque présocratique, la philosophie n’était pas tellement obsédée par la

recherche du fondement, du premier moteur, ou d’autres rigidités de ce genre. Il y avait

l’être, sans plus. Le Satz peut aussi signifier un saut, un sursaut (bondir). C’est moins

l’abîme que la sécurité de comprendre la rationalité, sans aller jusqu’au rationalisme,

qui mène à la fermeture de la pensée métaphysique, ce qui rapproche le Satz d’une

dimension irrationnelle. C’est ainsi que Heidegger a été taxé d’irrationaliste, ce qu’il

assume totalement, pour se distinguer de Hegel et des rationalistes. Mais il objecte que

le Grund empêche la pensée de s’ouvrir à elle-même.

De fait, le Satz vom Grund et l’es gibt résument une bonne part du projet heideggérien

dont le but, loin d’être l’assurance ou le confort, consiste à repenser la subjectivité

moderne à partir d’une donation d’être et à voir dans la philosophie un émerveillement

renouvelé.

La métaphysique se fait donc oublieuse de la question conductrice initiale : Pourquoi il-

y-a l’être et non pas plutôt rien ? » et en vient à parler de l'étant, sans avoir au préalable

procédé à la conversion des termes adéquats. « L'être de l'étant réside dans la réalité1 »,

car l'être a fini par s'identifier à l'étant jusqu'à en faire une seule réalité ; en visant l'être,

on rencontre l'étant, quelque chose se manifestant dans l'ordre du sensible. Alors que

l'étant, l'existentia latine dans le commentaire heideggérien, renvoie à la figure

historique de l'être, désormais limité et circonscrit dans ses contours intramondains. Il

continue de s'apparenter à lui-même, en se tenant en retrait de toute définition.

Si l’on revient, sur les chemins de Heidegger, à questionner Platon dans l'allégorie de la

caverne, on remarque qu’en sortant de l’obscurité, le prisonnier a pu voir la lumière,

c’est-à-dire contempler les idées et, par-dessus tout, l'idée du Bien. Il a appris à

distinguer la vérité de l'illusion, entendant par illusion toute affirmation sans fondement.

Pour Platon, la vérité est ce qui s'offre au travail de dévoilement (alèthéia), même s’il

paraît au départ occulté, voilé, dissimulé ou en retrait. Le dévoilé, qui se trouve dès lors

reconnu et identifié, est l'éidos dans sa mise en opposition avec les réalités de la

caverne, l’illusion ou l’obscurité. Pour la métaphysique, le voile persiste à couvrir la

vérité de l’être ne dévoilant que des étants. La différence est essentielle.

1 - Martin Heidegger: Nietzsche I, trad. Klossowski, Gallimard, 1971, p. 321.

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La connaissance platonicienne de la vérité est une ascension qui délivre le prisonnier de

ses illusions. C’est un changement de perspective, qui va du projet initial de l’alèthéia à

sa conception finale de la vérité arrachée à son occultation par la découverte. C’est cela

même la vérité de l'être dans la métaphore du soleil, ou le Bien suprême selon

l'interprétation de Heidegger.

Une telle vérité est un dévoilement sans fin qui se trouve à la portée du regard. Elle est

certaine parce que visible1 et s'offre comme l'ultime réalité ou l'essence de toute chose.

C’est pour cela que Heidegger n’arrive pas à éprouver de l’antipathie pour cet inventeur

du monde de l’eidos, parce que l’idée est toujours riche de sens, enrichissant l’homme et

lui procurant, par la connaissance, une liberté qu’il a perdu en descendant dans le monde

matériel, symbolisée par la perte des ailes. Cette théorie naïve ne va pas plus loin. La

métaphysique est devenue problématique et une surcharge pour l’homme bien des

siècles plus tard, lorsque le monde des idées s’est peuplé de contraintes qui altèrent la

liberté des hommes. Aujourd’hui, elle a atteint ses limites. Avec sa tentative de

dépassement, d’abandon ou de déconstruction, Heidegger prépare à une nouvelle

pensée, sereine et non calculante. Cette pensée a-t-elle réussi à s’implanter ? C’est toute

la question.

II. Le mot de Nietzsche « Dieu est mort »

Déconstruire la métaphysique consiste à remettre en cause les grandes questions qui la

constituent. La question de dieu est en cela fondamentale, elle constitue une part non

négligeable de la métaphysique et est encore sujet à débat. Aussi importante pour

l’homme que de sa propre existence, la question de dieu pourrait même en être l’accès,

parce que l’homme est le seul étant qui a la possibilité de se poser la question de

l’existence ou de la non-existence du divin.

On ne sait pas quand est-ce que la question de dieu est devenue importante voire

singulière chez Heidegger. Il n’a jamais reconnu de façon explicite sa croyance ou sa

non croyance. D’abord, il a eu un cursus religieux très poussé et très dense qui n’est pas

1 - Ibid. p. 340-341.

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sans impact sur sa pensée tout le long de sa vie, ses textes sont truffés de divinités,

influence de Hölderlin et Nietzsche. Ensuite, il ne s’attarde pas sur les différents

niveaux de croyance comme l’athéisme, le déisme ou l’agnosticisme, car il ne s’agit pas

pour lui d’orienter ses débats sur des interrogations d’ordre moral, même si la question

de la valeur est omniprésente. Il ne parle pas non plus de son catholicisme d’enfance, ni

de son protestantisme des années de Marbourg, ni de ce qu’il a reçu de saint Augustin

ou de saint Thomas. Dans son cours sur la « Phénoménologie de la vie religieuse », il

expose la Lettre de Saint Paul et la conception augustinienne, sans se prononcer sur la

question des convictions, plutôt séduit par l’idée d’une « religion primitive » et par la

perspective de mettre côte-à-côte les notions « phénoménologie » et « religion ». Par

ailleurs, il trouve l’idée d’un retour aux dieux grecs dont se réclament Hölderlin puis

Nietzsche manifestement d’actualité, à tel point qu’il veut les inviter à son époque.

Globalement, il s’exprime sur le monde moderne caractérisé par une situation de

vacance totale, un monde terriblement vide, sans aucun dieu. Cet état n'exclut pas une

situation foisonnante de religiosité et de moralité qui l’agace visiblement. Il ne diffère

pas en cela de plusieurs penseurs de son époque qu’il apprécie particulièrement, comme

Nietzsche qui n’adhère pas non plus à la croyance dogmatique. Il le reprend d’ailleurs

dans l’expression « Dieu est mort », qu’il va utiliser pour justifier la nécessité de

déconstruire la métaphysique, comme il utilise les termes d’Hölderlin qui parle de

l’éloignement des dieux, au temps des ténèbres1.

Du point de vue général, la question de dieu suppose celle de la divinité, qui suppose

celle du sacré, qui suppose celle de l’être. Mais ce n’est pas dans ce sens que s’oriente la

pensée du philosophe2. D’après lui, la pensée de l’être ne priorise en rien l’existence de

dieu, car l’être englobe tout, y compris dieu. Il explique que l’homme ne doit pas se voir

à l’image de dieu, car cela l’empêchera de parvenir au questionnement ontologique

fondamental 3 . Le Dasein est perdu parmi les étants, entre la technique et la

rationalisation du monde. Ce qui réduit son regard à concevoir la valeur de dieu. Il dit

dans Lettre sur l’humanisme : « proclamer Dieu comme la plus haute valeur, c’est

1 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 333.

2 - Emilio Brito : « Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger », in : Revue Philosophique de

Louvain, Quatrième série, Tome 95, N°2, 1997. pp. 279-297.

3 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 81.

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encore dégrader l’essence de dieu1. » Pourtant, la pensée de Heidegger procède de

l’absence du divin. Il dit, à différents endroits : « interrogez l’être ! Et dans son silence –

entendu comme le commencement de la parole- répond le dieu. Vous avez beau ratisser

tout l’étant, nulle part ne se montrera la trace de dieu2.» Un point-de-vue singulier qui

multiplie les critiques, car difficile de voir s’il admet ou n’admet pas cette présence. Il

est, en effet, difficile pour quelqu’un qui va à la recherche de l’être de ne pas se

prononcer sur l’existence ou la non-existence de dieu3.

Dans un livre récent4, Richard Kearney et Joseph Stephen O'Leary montrent la radicalité

de Heidegger qui veut dépasser la métaphysique en repensant le Dasein dans son

rapport à dieu, sa présence au monde et sa relation aux choses, le conviant à un

renouveau philosophique et en se traçant un autre chemin pour le dévoilement de l’être.

Dans ce rapport, Heidegger présente les dieux comme des idoles et les hommes des

sujets dominés, alors que dans la pensée de l’histoire de l’être, l’homme trouve ou

retrouve sa place dans son rapport à l’autre, voire dans son rapport à un dieu

authentique. L’être, entendu l’Estre, redonnerait la divinité à dieu alors que la

métaphysique est un athéisme5.

Nietzsche s’est exprimé sur la question dans Ainsi parlait Zarathoustra lorsqu’il a

conclu que le monde moderne est responsable de la mort de dieu. Mais est-ce que cela

pose la question de façon métaphysique, parce qu’à première vue il s’agit plutôt de

développement de la technique, des sciences et de la philosophie ? Au-delà de la

morale, lui aussi se demande où va ce monde multi-scientifique où toutes les questions

de l’homme trouvent des réponses, un homme qui peut tout et ne s’étonne plus de rien,

un homme qui se dépouille de sa foi et qui renonce à la vision globale des choses où

1 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 109.

2 - Martin Heidegger : Œuvres complètes : 66, 353.

3 - Heidegger a présenté au semestre d’hiver 1921- 1922, un cours sur la Phénoménologie de la vie

religieuse. Il avait pour objectif de conjuguer la religion et la phénoménologie, qui avait plutôt tendance à ce contredire. Il devait pour cela se servir des concepts centraux de la phénoménologie husserlienne.

4 - Richard Kearney, Joseph Stephen O'Leary : Heidegger et la question de Dieu, PUF, 2009.

5 - Jean Grondin : «Heidegger et le problème de la métaphysique», in : Philopsis, p. 43.

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tout se tient pour s’interroger sur les détails d’un monde où il n’y a rien et où tout est

sans cesse à réinventer1.

Pour s’exprimer sur cet ébranlement de la foi, Nietzsche fait intervenir la notion de

nihilisme, fort importante pour comprendre la pensée moderne et pour donner du sens à

l’expression énigmatique de « Dieu est mort », à partir de quoi, beaucoup de théories

philosophiques contemporaines deviennent possibles. C’est une expression de

renommée mondiale, réelle, nécessaire surtout à partir de la deuxième partie du XIXème

siècle où la révolution industrielle a bouleversé toutes les valeurs, provoquant des

déséquilibres intolérables entre l’homme et son environnement.

Le nihilisme en soi est la conséquence de cet effondrement des croyances parce que

dépassées ou obsolètes. C’est la négation de l'être, avec un rejet définitif de tout

« idéalisme ». Pour éviter que les plus hautes valeurs soient dévalorisées, Nietzsche

propose la transvaluation de toutes les valeurs et en appelle au Surhomme2

que

Zarathoustra présente dans ses enseignements.

Mais Heidegger voit en cela une approche simple et superficielle qui exprime une

métaphysique qui se solde dans toute l'histoire de la pensée occidentale par « l'oubli de

l'être3 ». L’enseignement de Nietzsche est une énigme qui mérite d’être interrogée, car

un esprit pour qui les guerres, les victoires, les conquêtes, l’aventure, le danger, la

douleur sont devenus des besoins. Mais il reste l’espoir du Retour éternel et du

Surhomme, car même une pensée qui a en elle quelque chose de mal sain, a aussi en elle

quelque chose de créateur. C’est ainsi que la pensée de Nietzsche réalise son

achèvement. Elle est dans la cohérence tout en restant une énigme, dont l’homme est à

peine conscient4.

En vérité, la question de dieu a beaucoup perturbé Heidegger. Sa position, où dominent

ambivalence et instabilité, n’est pas claire du tout, et le thème a toujours était présent,

1 - Ibid.

2 - Friedrich Nietzsche : La Volonté de puissance, Essai d'une transmutation de toutes les valeurs (Études

et Fragments), 1901, Traduit par Henri Albert, 1903, p. 77/124.

3 - « L’oubli de l’être » est largement discuté dans le livre de Nietzsche notamment le tome II, mais aussi

dans Essais et conférences et les Chemins qui ne mènent nulle part.

4 - Ces sujets ont étaient développés par Alain de Benoist dans Conclusions d’un débat. Voir aussi :

Contribution à la question de l’être, in :Martin Heidegger : Questions I, p. 195-252.

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planant par-dessus son chemin de pensée1. On sent une sorte d’inquiétude dans nombre

de ses ouvrages et dans ses notes personnelles notamment entre 1936 et 19382. Il a,

certes, perdu la foi dès sa jeunesse, quand il est allé chercher des réponses au niveau de

la faculté de mathématiques et sciences naturelles sous la direction d’Husserl où il

considérait déjà qu’il existe plusieurs formes et plusieurs niveaux de croyance, de la foi

des origines ou la foi primitive à la conviction théologique. Il écrit à Jaspers en 1935:

«l’explication avec la foi des origines demeure pour moi comme un pieu planté dans ma

chair»3. Il restera ainsi dans l’embarras, suscitant des controverses et retournements de

situations et de points de vue.

Cette déclaration n’est pas l’expression d’un revirement devant des questions délicates.

Il explique d’ailleurs comment Kant, dans la Critique de la raison pure, a aussi reculé

devant l’impensé et devant l’audace de sa propre conception de l’imagination

transcendantale, parce qu’elle l’aurait conduit à remettre en cause la suprématie de la

Raison4.

Heidegger n’a pas abordé la question de dieu en profondeur dans Sein und Zeit, alors

qu’elle était tout aussi d’actualité en ce début de siècle5. C’est dans d’autres ouvrages

qu’il exprimera un peu plus de curiosité. Si bien que Siewerth va penser, dans un

premier temps, que son point de vue n’a pas beaucoup évolué à travers le temps.

D’après lui, la pensée heideggérienne refuse de faire le pas de transcender l'être, en le

rapportant à un dieu existant6. Siewerth qualifie Heidegger de penseur originaire,

subjugué par la puissance et la clarté de l'Être, plein de respect devant son mystère

impénétrable7. Dans sa démarche, il le compare tantôt à saint Thomas, tantôt à saint

1 - Otto Pöggeler & T. Simon : La pensée de Heidegger, Paris : Montaigne, 1967, p. 354.

2 - Rüdiger Safranski : Heidegger et son temps, Paris : Grasset, 2000, p. 325 à 334.

3 - Martin Heidegger : Correspondances avec Karl Jaspers, Paris : Gallimard, 1996, p. 143.

4 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 217 à 227.

5 - Beaucoup de penseurs ont soulevé la question du rapport de Heidegger à Dieu, notamment Henri

Birault : De l'Être, du Divin et des Dieux chez Heidegger, paru en 1963 dans l'ouvrage collectif L'existence de Dieu, Bertrand Rioux : L'être et la vérité chez Heidegger et saint Thomas d'Aquin et Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être. Il-y-a aussi des articles comme celui de Sylvaine Gourdain Heidegger et le dieu à venir : s’il-y-a Etre, pourquoi Dieu ? Et l’article d’Emilio Brito : Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger.

6 - Emilio Brito : « Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger », in : Revue Philosophique de

Louvain, Quatrième série, Tome 95, N°2, 1997, p. 279.

7 - Ibid.

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Augustin, malgré les divergences de leurs convictions. Il dit que la méthode

heideggérienne s'accorde avec la structure formelle des preuves de dieu chez saint

Thomas qui indiquait déjà à son époque que celui qui ne trouve plus dieu, doit s'efforcer

de redécouvrir sa trace dans les choses. Saint Thomas parle de la parabole de dieu dans

l'être comme le Sacré, le Premier, le Suprême, le Nécessaire, la Divinité qui se recueille

purement en soi-même. Il le désigne par l’Un, l’Unique ou simplement le Très Haut1.

Alors que Heidegger refuse à l’homme d’utiliser de simples noms pour qualifier dieu,

trouvant que les hommes sont en manque de noms sacrés. Il sépare nettement entre les

sens des termes utilisés et ne veut pas penser à partir des noms des choses, c'est-à-dire

leur matérialité. Il dit : nous devons réapprendre soigneusement le sens du Sacré, de la

Divinité, et le sens du mot « Dieu » 2. Sa démarche est plus aisée et plus ardue à la fois,

même s’il peut prétendre que le mystère de dieu se dévoile de manière plus recueillie et

plus lumineuse, quand dieu se soustrait au langage rigoureux sans lequel pourtant la

philosophie ne saurait exister3. D’où l’impossibilité de cerner la question de dieu.

En réalité, il s’agit moins de se prononcer sur l’existence de dieu lui-même que sur

l’existence de mots ou de noms pour le nommer. Ainsi, Heidegger reste toujours dans

l’expectative de dépasser les limites de l'étant pour parvenir à l'étendue de l'être. Le

dépassement du langage phénoménologique au langage poétique qu’il a opéré pour

déployer son ontologie va l’aider à se rapprocher du langage approprié pour résoudre la

question de dieu, une question qui ne peut pas être posée dans le cadre de la

métaphysique classique.

Réalisant, quelques années plus tard, que ce genre de thème exige la patience la plus

attentive4, Siewerth va reconsidérer, le rapport de Heidegger à la question de dieu,

soulignant qu'il ne faut pas le prendre pour un indifférent. Son langage doit être ramené

à son essence pour qu'il puisse, sans distorsion, dire la vérité de l'être comme l'être de la

vérité5. Il a certes parlé dans Lettre sur l'Humanisme de la vérité de l'Etre, de l’essence

du Sacré, de l’essence de la divinité et du sens du mot dieu, mais il reconnait que rien

1 - Ibid. p. 271.

2 - Ibid. p. 280.

3 - Ibid. 276.

4 - Ibid., 280-281.

5 - Ibid., 281.

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n’est encore décidé de l’être de dieu ou de son non-être, pas plus que la possibilité ou

l’impossibilité des dieux. Par contre, il reconnait qu’une telle indifférence risque

d’exposer la personne au nihilisme1.

Heidegger parle de la distinction évidente entre les termes « être » et exister » : Seul

l’homme existe parce qu’il pense l’être, dieu est et fait partie de l’être. Mais il laisse en

suspens la question de la création, y compris la création de l’être, s’il-y-a lieu. Tout

comme il ne soulève pas la question de la priorité de l’être et de dieu, même si elle est

sous entendue, sauf du point de vue chronologique.

Il ramène cette question hautement philosophique à l’histoire : l'homme moderne a

perdu le sens du sacré, ce qui lui a fait perdre le sens de l’être et le sens de dieu. Pour

cela, il fait appel à l’histoire quand la relation entre les étants et le sacré était profonde.

Mais la philosophie moderne va remplacer l'ontologie par la logique, et la profondeur de

l'être des étants par l’intelligence humaine. Graduellement, la philosophie deviendra une

construction du monde selon les données de la raison humaine. Par conséquent,

l'homme moderne finit par ne plus voir ni la profondeur de l'être du monde ni ce qui le

relie à cette profondeur, c'est-à-dire ce qui le relie à dieu. Cette nouvelle conception du

monde fera dire à Heidegger qu’il-y-a une sorte d'athéisme qui domine l’esprit humain y

compris l’esprit religieux. Il écarte de son raisonnement l’athéisme naïf et populaire,

pour parler essentiellement de la rationalisation du concept qui consiste en la

construction d’une image de dieu à l'intérieur de l'esprit humain conforme aux strictes

attentes de l'homme2. Cette analyse n’éloigne pas dieu, mais éloigne la transcendance,

« dieu ne peut être cherché qu'en nous », écrivait Kant3. Pour Hegel et les hégéliens,

l'esprit de l'homme est devenu l'Esprit de dieu. Plus on avance dans l'histoire de la

philosophie moderne, plus on constate une sécularisation de la foi religieuse par une

réduction du sacré aux archétypes de l'inconscient 4 . Henri Birault appelle ça une

« dédivinisation » qui transforme le rapport à la religiosité en explication scientifique

dans l'absence parfaite des dieux. Le monde est déserté par les dieux, qui sont remplacés

par des mythes qui recouvrent toutes les idoles représentées sous forme d’idéologies,

1 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 111-112.

2 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 70.

3 - Emmanuel Kant : Opus postumum, p. 46, in - Jean-Guy Pagé : « Dieu et l’être », Laval théologique et

philosophique, vol. 37, n° 1, 1981, p. 35.

4 - Jean-Guy Pagé : « Dieu et l’être », Laval théologique et philosophique, vol. 37, n° 1, 1981, p. 35/36.

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d’idées-force et de valeurs. Ce qui reste du rapport de l'homme moderne à dieu et au

sacré est le mythe qui domine l’esprit humain1.

Héraclite disait pourtant que «l'homme, pour autant qu'il est homme, habite dans la

proximité du dieu2 ». L’homme n’a pas rompu cette proximité, car elle constitue sa

demeure. Mais il l’oublie de plus en plus et la demeure est soumise à une profanation ou

à une dévastation qui échappe à l’homme même. Ainsi, dans la maison de l’être, se

développe, pour l'homme, l'absence de patrie3.

L’explication se trouve dans la technique. Quand le monde a été envahi par la

mécanisation, l'homme n’a pas fui dieu, il l’a investi d’une forme de rationalité logique

et a réinterprété son rapport à lui par une idée qui découle de son rapport au monde

moderne, un rapport d’utilité, privé d’émanation divine, parce que l'essence de la

technique se définit par l'esprit d’un monde utilitaire. Or, seule la vérité de l’être peut

nous ramener sur le chemin où se laisse penser l’essence du sacré. Ce n’est qu’à partir

de l’essence du sacré qu’est à penser l’essence de la divinité. Ce n’est que dans la

lumière de l’essence de la divinité que peut-être pensé et dit ce que doit nommer le mot

« Dieu ». C’est à partir de la connaissance profonde de ces mots que les êtres humains

peuvent maitriser le sens de la relation de dieu à l’homme4.

Nietzsche ira plus loin. Dans l’analyse d’un monde qui affirme que « Dieu est mort », il

vise non seulement le dieu des chrétiens, mais aussi tout ce qui est issu du monde

platonicien de suprasensible et de valeurs suprêmes, s’attaquant aux restes de la foi

métaphysique qui occupe encore la science moderne. Le dieu que Nietzsche fait mourir

représente toutes les croyances qui reposent sur une foi métaphysique y compris la foi

dans la science, telle une flamme empruntée à un brasier qu'une croyance millénaire a

allumée, une foi chrétienne qui fut celle de Platon, foi d'après laquelle dieu est vérité et

la vérité est divine5. Contrairement à Heidegger, Nietzsche trouve que tous les hommes

de sciences, même les plus positivistes et les plus a-religieux, sont au fond des croyants

1 - H. Birault : « Existence et vérité d’après Heidegger », in : Revue de métaphysique et de morale, 1951,

Janvier-Mars, p. 34/40.

2 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in : Questions III-IV-, p. 114.

3 - Ibid.

4 - Ibid., p. 113.

5 - Nieztsche : le Gai Savoir, p. 344.

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qui s'ignorent. Ils le sont en ce sens qu'ils adhèrent à la valeur suprême de la vérité, fût-

elle contre l'intérêt. Leur désir de vérité à tout prix est un type de foi et de morale qui va

à l’encontre de l'expérience. D'après lui, le phénomène qui transforme la métaphysique

en morale prend ses racines dans les profondeurs de l'être et de l'être des étants,

particulièrement l'homme. Alors que l'essence de cet être consiste dans la volonté de

puissance, en étant saisie plutôt comme fondement ou cause, elle finit par se dévorer

elle-même et par se muer en désir inconscient de dieu. Ainsi, c’est la volonté de

puissance qui maintient dieu dans la croyance humaine, même si l'homme moderne ne

fait plus de dieu sa vérité, il fait plutôt de la vérité son dieu1.

Heidegger juge que Nietzsche s'est arrêté trop tôt, en identifiant trop l'être aux étants. Si

on considère l'être simplement comme l’être des étants, alors l'être apparaît comme

fondement et les étants comme ce qui est fondé, l'étant suprême (Dieu) étant celui qui

fonde, la première cause. A ce moment, la métaphysique a, comme objet, l'être de tous

les étants, sous sa forme la plus haute : Dieu. Or, l'être par soi qui constitue dieu comme

dieu, se définit dans sa relation aux autres étants qui ne font que participer à l'être que

dieu leur communique, mais pas à l’Etre en question2.

Heidegger s'efforce de lever l'hypothèque et de mettre fin à la confiscation de l'être

comme fondement : l'être est différent des étants, il n’est pas le fondateur mais une

profondeur première et non fondative des étants3. Il établit une différence de nature

entre l'être et les étants et le distingue de dieu, parce que ce dernier porte en lui la vie et

le bien, tout comme il est créateur de la discorde et du mal. Seul l’être est au-dessus de

toutes contradictions.

C’est ainsi que Heidegger distingue entre L’être, dieu et les étants, un dieu qu’il refuse

de nommer par ses noms, comme il refuse de le qualifier ou de dire quelque chose sur

lui, sinon de façon poétique, en affirmant que le sommet de la poésie contient plus de

vérité que la pensée elle-même4.

1 - Ibid. p. 344.

2 - Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être, p. 36.

3 - Ibid.

4 - Emilio Brito : « Siewerth et le problème de Dieu chez Heidegger », in : Revue Philosophique de

Louvain, Quatrième série, Tome 95, N°2, 1997. P. 280.

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142

Est-ce que ces considérations philosophiques sont porteuses d’une foi nouvelle ou sont-

elles simplement l’interprétation du chemin de foi où le monde de la technique a conduit

l’homme ? Nul ne saurait le dire mieux que Nietzsche et Heidegger. Mais ce qui est

certain, c’est que cette philosophie elle-même a dû être à l'origine de certaines formes

d'athéisme ou d'agnosticisme contemporains. Elle force la théologie à s'interroger

occasionnellement sur le type de certitude de ses discours. Les concepts ou les noms de

dieu, assurément nécessaires, deviennent des idoles du vrai dieu ou des icônes qui

renvoient à Lui, entretenant en même temps chez l'homme la conscience que dieu est

indicible, qu'il ne peut jamais être nommé adéquatement par le langage humain et qu'il

est au-delà de tout ce que l'homme peut concevoir1.

Ainsi, si Heidegger emprunte à Nietzsche le concept métaphysique de « crépuscule des

idoles » et fait appel à « la voie poétique » de Hölderlin, c’est pour montrer que la mort

de dieu ne peut être que l’interprétation moderne de ce qui signifie la distance entre dieu

et l'être.

Il reste que la pensée heideggérienne relative à l’idée de dieu est très ambigüe. Ceci ne

tient pas tant du paradoxe entre le rejet du dieu traditionnel – des religions– avec

l’utilisation abondante du vocabulaire théologique et religieux, que de l’intégration

d’une figure divine propre à la philosophie au centre même de l’ontologie. Ainsi, il

n’hésite pas à proclamer la «chute du dieu» et la «montée de l’homme2». Indécision ou

réelle impossibilité, d’après Gourdain, Heidegger n’a pu franchir le pas qui l’amènerait

à écarter complètement toute allusion au divin. Au contraire, il l’installe au cœur du

déploiement essentiel de l’être lui-même. Déjà Sein und Zeit montre, en s’appuyant sur

le poème de Parménide et le mythe de la caverne, le rôle prépondérant d’une figure

divine au moment même où le Dasein choisit entre vérité et non-vérité ou entre savoir et

ignorance. La présence du mot « dieu » parait inévitable, nécessaire et essentielle,

comme si la configuration de l’être ne peut être cohérente et autonome sans la figure

d’un dieu. Il ne dit pas pour autant s’il a un visage propre, une identité définie, ou

simplement une figure impalpable, sans nom ni contours3. Il s’agit juste d’un dieu

1 - Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être, p. 37.

2 - Sylvaine Gourdain : Heidegger et le « Dieu à venir : s’il-y-a être, pourquoi dieu ? » La revue

philosophique, Paris, 2010, p. 89.

3 - Ibid.

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143

représenté par un nom nécessaire au langage humain. La question d’un dieu créateur du

monde matériel est laissée à la science et la question du dieu ordonnateur des actes

humains est laissée à la religion.

Tout cela nous conduit-il à faire de Heidegger un déiste qui s'ignore? Il ne nous

appartient pas d'en juger. Mais nous pouvons penser que son explication s'est arrêtée

bien avant le théisme, juste avant la proclamation explicite d'un dieu-idée. Il n'en

demeure pas moins qu'il a poursuivi une critique soutenue des affirmations de Kant et

celles de Nietzsche sur les rapports entre dieu et la métaphysique.

Birault affirme qu'on peut caractériser l'histoire de la pensée heideggérienne comme une

des plus radicales critiques de la théologie de l'Être pour passer vers la pensée de l'Être1.

Rioux parvient à des conclusions quelque peu semblables. Il écrit notamment: « Sa

pensée n'est pas fermée à la transcendance d'une Présence. Or, pour être transcendant et

compréhensible, l’être doit s'éclairer dans le mystère d'une source qui est insondable par

excès infini de lumière et pas seulement de son reflet lié inséparablement à l'étant2 ».

Alors que Jocelyn Benoist parle d’une « rhétorique du dépassement » dont il faut peut-

être d’abord se débarrasser pour visualiser le problème à sa juste valeur. La mission du

philosophe n’est pas de rejeter ce qui lui semble vieilli, la métaphysique pourrait être

celle qui tente de se dépasser elle-même pour se renouveler en dépassant son

dépassement3.

C’est ainsi que la question de savoir s’il faut, réellement et en profondeur, abandonner

la métaphysique, conduit inévitablement à des thèmes qui lui sont rattachés notamment

la question de dieu et nous projette dans l’opposition entre modernité et tradition, entre

le monde de la science et celui de la philosophie. Mais si le monde moderne dans sa

rationalité va vers la mort de dieu, la technique par son essence maintient la

métaphysique. On peut même relever une certaine souplesse dont la métaphysique fait

preuve qui lui permet de se mouvoir d’une société à l’autre, d’une époque à l’autre,

1- H. Birault : « Existence et vérité d’après Heidegger », in : Revue de métaphysique et de morale, 1951,

Janvier-Mars, p. 40.

2 - Jean-Guy Pagé : Dieu et l’être, Laval théologique et philosophique, vol. 37, n° 1, 1981, p. 36.

3 - Ibid. p.33.

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d’une civilisation à l’autre, d’une communauté à l’autre. Cela signifierait-il que la

métaphysique est plus résistante que la question de dieu ?

La question est ailleurs. La vision moderne a changé, le monde se montre multiple, les

sciences prolifèrent, la technique devenue indispensable change les priorités et modifie

tant les modes de vie que les pratiques. Tout ceci nécessite un autre mode d’approche et

une autre appréhension des choses. Si la question des origines a pu s’épargner un tel

sort, c’est parce qu’elle ne s’est pas enfermée dans des limites d’époque et est restée

ouverte et créatrice, valable à toutes les époques. La question de dieu a été plus radicale,

traçant à l’homme des limites qui s’avèrent souvent fatales.

Pour Heidegger, il ne faut pas que la question de l’être enlève tout l’étonnement à celui

qui questionne. « Mais pourquoi il-y-a l’être ? » investit l’homme de cette capacité

questionnante à l’infini et le remplit d’étonnement. Cet étonnement à l’infini, c’est la

folie dont l’homme a besoin pour vouloir épuiser l’inépuisable.

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CHAPITRE QUATRIEME

HEIDEGGER ET LA QUESTION DE L’HUMANISME

Heidegger récuse la métaphysique qui participe à l’oubli de l’être, dévalue l’essence de

l’homme et diminue sa capacité à être. De la même manière, il discute la position du

courant humaniste, une théorie qui élève pourtant la valeur de l’homme et défend sa

liberté, tout comme il critique le courant existentialiste et débat du juste usage du mot

« existence ».

I . Que veut dire exactement l’humanisme ?

C’est en réponse à une question posée par Jean Beaufret1 que Heidegger interroge

l’humanisme, une théorie qui s’est construite autour de l’humain, mais a pris, au cours

de son évolution, différents sens et plusieurs directions. Il parle du sens du concept et de

la nécessité de le revisiter en le resituant dans son histoire et en le replaçant dans un

processus d’évolution par rapport à la métaphysique pour savoir s’il s’intègre ou non à

la pensée de l’être et à celle de l’homme moderne.

A l’instar de la métaphysique qui pense l’homme comme un étant, l’humanisme aussi

pense l’essence de l’homme à partir de l’étant, comme un animal rationnel. Cette

position biologiste qui définit l’essence de l’homme dans son animalité présumée désole

Heidegger, car l’homme n’est homme que parce qu’il est conscient de son existence,

1 - Jean Beaufret (1907-1982) est un philosophe français qui a été l’ambassadeur de Martin Heidegger

en France.

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alors que l’animal est seulement vivant, un étant sans conscience de son espace et de

son temps. C’est ce qui donne à l’humain sa singularité et son originalité.

C’est ainsi que Heidegger identifie ce monde qui tourne autour de la question de

l’humanisme. Il commence par le regarder comme une autre métaphysique et décide

d’aller au-delà et tous les mots en «…isme» il les voit comme des armes dans la bataille

moderne de la communication comme le capitalisme, le communisme, parce que le

langage est tombé sous une dictature décrétée par le commun et sa publicité1. Il

explique cela par le fait que l’homme, ayant oublié l’être depuis les Grecs, pousse à

objectiver l’étant. Ce faisant, il perd ses repères et cherche à coller des étiquettes, que ce

soit dans l’individualisme, le collectivisme, le marxisme ou le nationalisme. Tout le

monde s’en méfie mais le marché de l’opinion publique en réclame sans cesse2.

Difficile de retrouver l’être originel si le penseur se limite à faire de la publicité et la

promotion de ses idées en fonction de ce que veut le commun et n’entame pas un travail

de fonds sur l’individu.

Historiquement, Heidegger n’est pas le premier à exprimer ce rejet. Nietzsche et plus

tard Foucault estiment que les humanistes veulent juger ou défendre l’homme au nom

de certaines valeurs d’actualité en oubliant la longue histoire de l’homme ainsi que

l’histoire de ses valeurs. Les deux rejettent le discours moral sous sa forme

traditionnelle parce que celui-ci ne peut plus prétendre se fonder sur des évidences, sur

une raison éternelle et immuable, sur un enchaînement démonstratif3. Ce qui ne veut pas

dire que ceux qui sont contre l’humanisme sont pour la défense de l’inhumain et sa

glorification4.

Heidegger reprend la question du point de vue historique. Le courant humaniste est

récent mais le mot humanitas est ancien. Il est né chez les Romains qui se définissaient

homo humanus par opposition à l’homobarbarus qui signifie l’étranger. Ce concept, qui

élève le Romain à la vertu par son érudition, est rentré par la suite à l’hellénisme. C’est

ce même sens d’humanité qui sera présent lors de la renaissance au XIVème

et au XVème

1 - Ibid. p. 170-171.

2 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in: Question III/ IV, p. 70.

3 - Jean Lacoste : La philosophie au XX

ème siècle, p. 83.

4 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in: Question III/ IV, p. 121.

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siècles et qu’on retrouve chez Goethe et Schiller, où l’humanisme est bien souvent une

reviviscence de l’hellénisme1.

L’humanisme, proprement dit, est un courant de pensée d’abord culturel qui considérait

que l’homme est en possession de capacités intellectuelles potentiellement illimitées, et

que la quête du savoir et la maîtrise de diverses disciplines sont nécessaires au bon

usage de ses facultés. Ainsi défini, il visait à diffuser le patrimoine culturel, disant que

l’individu doit être correctement instruit, libre et pleinement responsable de ses actes,

dans la croyance de son choix. Les notions de liberté ou de libre arbitre, de tolérance,

d’indépendance, d’ouverture et de curiosité sont, de ce fait, indissociables de la théorie

humaniste classique.

Plus récemment, l’humanisme va désigner tout ce qui met au premier plan de ses

occupations le développement des qualités essentielles de l’être humain. Une vaste

catégorie de philosophies portant sur l’éthique, affirment la dignité et la valeur de tous

les individus fondées sur la capacité de déterminer le bien et le mal par le recours à des

qualités humaines universelles, en particulier la rationalité. L’humanisme est donc un

engagement où l’homme recherche la vérité et la moralité en utilisant des moyens

humains. Les sciences qui se solidarisent avec l’homme participent à cet objectif.

L’humanisme rejette les justificatifs transcendantaux et met l’accent sur la capacité

d’auto-détermination, il se revendique ainsi d’une morale universelle fondée sur la

communauté de la condition humaine. En clair, tous les hommes sont égaux et l’égalité

dans l’intelligence est un bien suprême commun à tous.

Mais pourquoi Heidegger récuserait-il un courant qui revendique la dignité humaine ?

Peut-être à cause des résultats désastreux de la guerre mondiale et l’incapacité de

l’homme à faire face à la barbarie engendrée par la situation après-guerre ? Peut-être

qu’il veut aussi se démarquer de l’ouvrage de Sartre L’existentialisme est un humanisme

(1945) où l’auteur se revendique très précisément de la pensée heideggérienne ?

A la question posée par Jean Beaufret2

: «Comment redonner un sens au mot

Humanisme?» il dispense un cours, s’étale et justifie sa remise en cause, plus qu’un

simple argumentaire d’une réponse à une lettre banale, il dit même qu’une rencontre

1 - Ibid. p. 75.

2 - Parue dans la revue Confluences où Heidegger a découvert pour la première fois Jean Beaufret.

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s’avère nécessaire parce qu’il-y-a plus à dire que ce que peuvent porter de simples

feuillets : « Les questions de votre lettre s’éclairciraient plus aisément dans un entretien

direct. Dans un écrit, la pensée perd facilement sa mobilité1.» Il s’en suit une série de

rencontres dont profitera Beaufret pour aboutir à un ouvrage considérable en quatre

tomes : Dialogues avec Heidegger2.

Lettre sur l’humanisme a permis à Heidegger d’éclaircir sa position, il est revenu sur

des éléments restés en suspens concernant la question de l’homme, s’est démarqué de

l’existentialisme sartrien et même du marxisme. La situation d’après-guerre, que vivait

l’humain en général, barbare et cruelle, lui sert de support, il s’interroge même s’il est

nécessaire de maintenir le mot «humanisme» et exprime ses réserves et l’attitude de sa

pensée à son égard : « Cette question dénote l’intention de maintenir le mot lui-même.

Je me demande si c’est nécessaire3. » D’après lui, ce concept est une source de

malentendus, au lieu de considérer l’humanité de l’homme, il contribue, avec tout ce qui

est autour, à le mettre en péril en lui dessinant un moule, limitant ainsi sa liberté.

Cette question relative à l’homme a déjà été posée par Kant pour qui l’humain est le lieu

assigné à la question de l’être, et aussi par Hölderlin qui cherchait à l’être un habitat.

Mais Heidegger explique que le propre de l’humain n’est pas de se découvrir à partir

d’une question qui interroge l’homme dans ce qu’il est et ce qu’il fait, car celui-ci n’est

pas comme le reste des étants. Autrement dit, s’interroger sur l’être ne suffit pas à

découvrir l’homme, mais en cette question du sens de l’être, la question du sens de

l’homme lui-même s’impose de fait.

Vouloir attribuer à l’homme une définition équivaut à le figer dans une essence à la

manière d’une chose. Or, le souci que l’être humain a de son être et de la manière dont il

agit le constitue et le définit4, cet humain qui conçoit son essence dans le fait même de

l’existence. Sartre a traduit cette idée, avec ses propres termes, par « l’existence précède

l’essence». Une définition que Heidegger trouve simpliste, car pour lui l’essence de

l’homme réside dans son existence, même si d’autres pensent que cette existence est

1 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in : Questions III / IV, p. 69-70.

2 - Jean Beaufret : Dialogues avec Heidegger (T. I, II, III, IV), Paris : Edition de Minuit, 1975. Ce qui va

engendrer le livre d’Eryck de Rubercy et Dominique Le Buhan : Douze questions posées à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger, Paris : Aubier, 1983.

3 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, in : Questions III / IV, p. 70.

4 - Ibid. p. 70.

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manquée à cause des considérations métaphysiques sur la nature humaine. L’homme est

en réalité plus complexe que toute définition tentée, son essence englobe plusieurs

possibilités qui contribuent à le construire dans la continuité, comme par son action et

son langage.

Dans la tradition, l’humanisme comprend l’effort qui vise à rendre l’homme libre pour

son humanité et à lui faire découvrir sa dignité. Cette découverte englobe les états

d’évolution de l’homme de son état d’être-jeté, dans le sens où il a été jeté là, à l’état de

dévoilement de son essence par le langage qui consiste en sa réalisation, en passant par

le souci. C’est ainsi qu’il se distingue des étants, suivant le sens qu’on donne à la liberté

et à la nature humaine. Le problème est que l’humanisme, tel qu’il est entendu, ne prend

pas en compte ces états. Il est soit construit sur une métaphysique comme c’est le cas

des modernistes ou de Kant, soit coupé de ses origines grecques comme c’est le cas

chez Sartre ou Marx. Les deux conceptions ne posent pas la question de la relation de

l’être à l’essence de l’homme. Le sens que lui donne Heidegger est différent, il fait

appel à la lumière, à l’histoire et aux états intérieurs de l’homme qu’il regroupe dans le

souci pour dire comment il oriente sa vision, contre tout humanisme le précédant, contre

la logique et contre les valeurs. Il veut un humanisme de l’agir qui se définit par une

éthique originelle, une manière de séjourner dans « l’éclaircie » de l’être selon un

« habiter poétique ». Pour se rendre plus accessible, autant en philosophie qu’au niveau

lexical, Heidegger fait appel à l’expression « éclaircie de l’être », ce terme qui traduit

Lichtung, qui veut dire clairière ou une percée de lumière. La lumière n’a pas de limite,

elle pénètre par toutes les ouvertures, la poésie aussi n’a pas de barrière. Le philosophe

déploie son « parler poétique » comme une ouverture de l’être pour présenter

l’appréhension de l’humain à la pensée comme un faisceau de lumière dans l’obscurité,

nous rappelant, avec nostalgie, l’allégorie de la caverne de la République de Platon. Le

prisonnier sort de l’obscurité, de l’illusion et de l’ignorance vers la lumière, la vérité et

la connaissance. Ce qui signifie que l’homme, tant qu’il existe, est en quête de vérité, il

réside dans la clairière de l’être.

En bon paysan, il emploie l’image d’un berger, « l’homme est le berger de l’être1 ».

Généralement, le berger est pauvre, digne et simple. Le berger de l’être est digne en ce

1 - Martin Heidegger : « Qu'est-ce que la métaphysique ? » Conférence de 1929, parue dans la revue « Le

Nouveau commerce », n° 14 – 1969. La traduction est reprise et commentée dans « Cahier de l'Herne » n° 45 : numéro spécial Heidegger : 1983, p. 47- 58.

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qu’il est appelé par l’être lui-même à la sauvegarde de sa vérité et parce qu’il a l’être en

sa garde ; mais inversement, l’être a, en sa garde, l’homme dans son ek-sistence.

Heidegger utilise le terme ek-sistence pour dire existence, quand il s’agit d’exprimer

l’ek-stase que l’humain a à vivre son existence, comme une découverte, où une clairière.

Le séjour du berger dans la clairière de l’être est une garde qui tient et maintient

dignement une constance. Le berger de l’être est pauvre, parce que, ayant grimpé

jusqu’en haut de la montagne de la métaphysique, il s’est aperçu que la vérité de l’être

n’était pas un «en-plus» de la métaphysique, quelque construction lointaine, mais un

«en-moins» ; c’est la seule proximité de l’être. C’est même une descente qui conduit à

la pauvreté, qui a aussi le sens d’ek-sistence de l’homo humanus1.

Le berger ne fait que dire la vérité de l’être, simplement, parce que sa pensée est tournée

vers l’être. C’est ainsi que Heidegger expérimente la pensée d’un nouvel humanisme,

qui se définit par son rapport essentiel au langage comme maison de l’être et comme

abri de l’homme. Ce langage sert, sinon à renouveler la philosophie de l’humanisme en

général, du moins à nourrir la pensée de nombreux philosophes comme Althusser,

Lacan, Derrida, Foucault et Sloterdijk. Pour la postérité, l’humanisme, vu par

Heidegger, va continuer de soulever des questions. Sloterdijk a répondu à la Lettre sur

l’humanisme, dans un texte qu’il a appelé Règles pour le parc humain2 qui a, lui aussi,

donné lieu à de vives polémiques alimentant le débat pour des années encore3.

II. L’homme dans la théorie existentialiste

C’est peut-être un peu démodé de nos jours de parler d’existentialisme, mais à l’époque

de Heidegger et dans la période après guerre, c’était une grande mode. Tout comme il a

1 - Ibid.

2 - Peter Sloterdijk : Règles pour le parc humain, sous-titré Une lettre en réponse à la Lettre sur

l'Humanisme de Heidegger. C’est un court essai philosophique paru en 2000. Il déclenche une vive polémique outre-Rhin, celle-ci se poursuivant en France une fois le texte traduit par Olivier Mannoni, aux Éditions Mille et Une nuits.

3 - Deux colloques ont été organisés à Tours, l’un en 2001 et l’autre en 2002, pour reposer la question

d’un éventuel nouveau regard, sous les titres respectifs de : Nouvelles lectures de la Lettre sur l’humanisme et Heidegger, au-delà des humanitas ? Les actes des deux colloques ont été regroupés et publiés sous le titre de Heidegger et la question de l’humanisme, dirigés par Bruno Pinchard. Ce recueil affronte, lui aussi, d’autres interrogations sur Heidegger, le sujet n’est pas épuisé et le débat reste ouvert.

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récusé l’humanisme, Heidegger remet en cause le courant existentialiste, une suite

logique et inévitable. Il profite d’une des questions posées par Jean Beaufret pour

s’expliquer à ce sujet, après avoir longtemps hésité à prendre position. En effet, celui-ci

lui demandait de se prononcer sur l’existentialisme. Par sa réponse, il se démarque de

l’existentialisme sartrien car il ne partage pas avec lui la maxime de base qui dit que

« l’existence précède l’essence », il profite pour montrer sa différence par rapport au

marxisme, et propose de chercher un nouveau concept pour nommer le rapport étroit

entre l’être, l’homme et le langage. Il s’est déjà exprimé sur son refus des mots en

«…isme», parce qu’il ne veut pas se laisser cataloguer comme « existentialiste » tout

simplement, pour ne pas se soumettre à une classification qui prendrait en otage sa

liberté.

Il ne suffit certes pas de dire que Heidegger se démarque de la pensée sartrienne pour lui

attribuer la remise en cause de tout le courant existentialiste. D’abord, l’existentialisme

est le courant qui épouse le mieux sa pensée dans sa richesse et sa diversité. Toute sa

vie, il a été entouré par des existentialistes de tous bords et certains d’entre eux faisaient

le voyage de leur pays respectifs à Freiburg pour assister à ses conférences, emportant

dans leurs bagages Sein und Zeit qui s’est répandu parmi eux dans tous les pays

d’Europe à une vitesse inouïe, avant même les traductions officielles. Ensuite, le

mouvement des libres penseurs des années quarante qui se développait en France lui

plaisait beaucoup. C’est ce qu’il exprime dans sa réponse à Beaufret, en disant : « Je

pressens dans la pensée des jeunes philosophes en France, un élan extraordinaire qui

montre bien qu’en ce domaine une révolution se prépare1.» En plus, il place dans le

courant existentialiste Kierkegaard bien sûr mais aussi Nietzsche et, à un certain niveau,

Kant pour quelques positions qui se rapportent à l’individualité.

Du point de vue historique, l’existentialisme est un courant philosophique et littéraire

qui stipule que l'être humain construit l'essence de sa vie par ses propres actions,

considérant chaque personne comme un être unique, maître de ses actes, de son destin et

des valeurs qu'il adopte ou qu’il génère, ce qui lui convient parfaitement. Certes,

l'existentialisme a pris sa forme explicite de courant philosophique au XXème

siècle,

d'abord par les travaux de Karl Jaspers et de Martin Heidegger à partir des années 1930

en Allemagne, puis avec Gabriel Marcel, Jean-Paul Sartre et d’autres à partir des années

1 - Pierre Jacerme: « Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue », p. 390.

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1940 en France, et connaitra un grand essor et une étendue géographique plus

importante dans les années 1960. Mais tous les thèmes qu’il propose ont été déjà

largement exposés par d’anciens auteurs comme Søren Kierkegaard, Friedrich

Nietzsche, Franz Kafka, tous d’accord sur l’idée de dépasser les thèmes traditionnels de

la philosophie pour s’interroger sur l’affect de l’homme comme la peur, l'ennui, la mort,

l'aliénation, la responsabilité, l'absurde, la liberté, l'engagement, le temps, le néant, le

monde, l’être… et tous les éléments fondamentaux de l'existence humaine, ce que ne

contredira pas Heidegger.

Dès sa naissance, le courant a été adopté par des intellectuels d’avant-garde qui voient

en lui la promesse d’une renaissance de la philosophie et l’expression adéquate de

l’idéologie de l’époque1. Sa marche triomphale n’emprunte pas seulement les voies de

la philosophie, elle constitue une trame de fond de toute la culture, l’art, la littérature et

même un mode de vie relatif au commun des mortels.

Après les événements de la deuxième guerre mondiale, il était difficile pour Heidegger,

vue son implication, de s’exprimer publiquement sur la politique. Il va donc trouver

dans les plis de l’existentialisme le moyen adéquat pour travailler sur les nouveaux

rapports de l’homme à lui-même et aux différents thèmes de la philosophie2, en

adoptant surtout les idées de Nietzsche et de Kierkegaard, bien qu'aucun d'eux n'ait

jamais utilisé ce terme.

Le danger dans la pensée subjective de Kierkegaard est de mal interpréter le passage du

religieux au philosophique, deux disciplines qu’il reconnaît incompatibles mais dont les

barrières de séparation ne sont pas infranchissables. Cette négociation a été tentée par

plusieurs, Heidegger est l’un de ceux qui l’ont accomplie de façon significative3.

Kierkegaard est le précurseur de l'existentialisme chrétien, il définit ce mode de pensée

comme une réponse à une angoisse profonde qu’éprouve l'humain dans sa faiblesse face

au monde absolu et transcendant. C’est aussi quelqu’un qui a fait un large usage de la

phénoménologie et a mis en évidence l’approche de l’attitude naturelle qui relève de

l’expérience. Pour expliquer l’apprentissage par exemple, il évoque la notion de disciple

1 - George Lukacs : Existentialisme ou marxisme ? Paris : Nagel, 1960, p. 69.

2 - Gérard Raulet : La philosophie allemande depuis 1945, Paris : Armand Colin, 2006, p. 23.

3 - Jean Morel : Kierkegaard et Heidegger, Essai sur la décision, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 10.

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et parle de conversion, car à l’approche de la condition de vérité, l’apprenant devient un

homme nouveau. Or un homme qui nait de nouveau ne doit rien à personne et doit tout

au maître divin, car la connaissance est un don de Dieu. Cette fusion entre

l’apprentissage et le don divin, va orienter la pensée kierkegaardienne pour tout passage

de la non-connaissance à la connaissance, à l’exemple du passage platonicien de

l’obscurité à la lumière, ou du non-être vers l’être, c’est bien la renaissance ou la

naissance de nouveau1. »

Kierkegaard a toujours soutenu que chaque personne doit faire individuellement les

choix qui réalisent sa propre existence. Ni les commandements bibliques, ni une autre

structure imposée, ne peut altérer la responsabilité des individus de se rapprocher de

Dieu. « L’acte de foi » et le « saut de la foi » sont individuels parce qu’ils sont la

conséquence d’une souffrance et d’une angoissante indécision. Karl Barth ajoute à cela

la notion de désespoir existentiel qui conduit l'individu à la conscience de la nature

infinie de Dieu2.

Pour rappel, Kierkegaard est Danois. Il va donc puiser dans sa langue maternelle pour

délimiter la primauté accordée au choix entre vérité philosophique (savoir) et vérité

pour soi (théologie). Sur cette base, il compare Existents et Tilværelse.

Existents est un terme d’origine latine qui désigne l’existence comme don ou

jaillissement, le surgissement de l’être dans le monde, le moment initial de son

apparition. C’est le fait d’exister de la « chose-en-soi », plus primitif que le fait de la

raison, un fait qui se refuse à la pensée3. Lui correspond, en danois, Tilværelse qui veut

dire l’existence comme pouvoir-être, comme tâche. Tilværelse est formé par le préfixe

til qui exprime le mouvement. Tout ce qui, dans l’existence, relève de la contingence et

du mouvement, est Tilværelse4 ». En cela, Tilværelse correspond au Dasein vu par

Hegel, sans la fonction et sans le sens qu’il lui assigne. Ce sens nous renvoie, à

postériori, au Dasein de Heidegger qui réunit en son sens, le temps et le projet dans

toutes ses proportions. Tilværelse désigne le Dasein selon les modalités propres à

1 - Jean Morel : Kierkegaard et Heidegger, Essai sur la décision, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 6.

2 - Povilas Aleksandravicius : Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger, thèse de

doctorat, Université de Poitiers, 2008, p. 223.

3 - Ibid. p. 8.

4 - Nelly Viallaneix : La reprise, introduction à un dossier, Paris, Flammarion, 1990, p. 59.

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154

l’événement de la passion spirituelle. Ainsi, il exprime tout ce qui existe mais aussi la

spécificité de l’existence humaine dans son rapport à la contingence1.

C’est donc les débuts de la recherche d’un Dasein, seul responsable de ses actes,

intentions et conséquences, avec l’angoisse de ne pas y arriver, qui ont donné lieu à ce

qui sera le courant le plus influent du XXème

siècle. Cette traversée de l’homme à la

recherche de la vérité et de sa réalisation, Heidegger la qualifie de passage de

l’inauthentique vers l’authentique, quand il parle de celui qui est aspiré par le « on-

quotidien » et celui qui aspire à devenir Dasein. Avec toutes leurs différences, les deux

hommes sont visiblement très proches l’un de l’autre. Ils sont tous deux à la recherche

de la vérité, une vérité où l’homme est un, central et responsable ; et l’existentialisme,

plus que n’importe quelle philosophie du XXème

siècle, propose de placer l’homme au

centre de la pensée et de faire de lui la cause de cette vérité.

Kierkegaard permet à l’homme d’évoluer sur trois sphères ou trois niveaux d'existence :

l'esthétique, l'éthique et le religieux. Le commun a tendance à s’arrêter à l’étape de

l’esthétique dans la recherche de la célébrité, du confort matériel, des plaisirs et du

bonheur. La deuxième sphère éthique, plus difficile d’accès, est convoitée par ceux qui

ont décidé de s'affirmer en tant qu'individus responsables. Enfin, la plus élevée est la

sphère de la foi, où il faut donner l'entièreté de soi-même à Dieu, c’est la foi

authentique.

Dans la théorie de l'existentialisme athée, la classification réduira les niveaux à deux :

l’inauthentique et l’authentique.

La classification de Kierkegaard a pour but d’interpréter la notion d’existence, le Dasein

pour Heidegger. Ce sens de l’existence a séduit Sartre, mais il le reprendra sous la

forme de « réalité humaine », sous l’influence de la traduction d’Henry Corbin.

L’existence ainsi définie prend toute l’ampleur du sens de « la vie » et l’homme ne peut

être défini avant son existence. C’est ce que Heidegger identifie comme « être-au-

monde », parce qu’il est totalement dans l’expérience du monde. L'homme vient au

1 - Søren Kierkegaard : Les Miettes philosophiques, trad. P. Petit, Paris, Seuil, 1967, p. 160.

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monde, existe, et se définit après. Si l'homme n’est pas déjà défini au commencement de

son existence, c'est qu'il n'est d'abord fondamentalement «rien», en se faisant, il

deviendra ce qu’il veut réellement être.

Vu sous cet angle, le rapprochement entre Sartre et Heidegger coule de source, parce

que tous deux voient l’humain dans sa réalisation. Plusieurs autres points les

rassemblent aussi, à commencer par la saisissante ressemblance entre les deux titres

Etre et temps et L’être et le néant. A la lecture de Sartre, puisque son livre est paru en

dernier, on remarque qu’il remet en cause, de manière plus ou moins allusive, et de

façon plus ou moins avouée, plusieurs vérités de Sein und Zeit. Mais il suit au pas son

raisonnement, sa présentation et sa thématique, comme une fidèle critique.

Le point de départ de L’être et le néant est la question de la conscience1, notion qui a été

au préalable remise en cause par Heidegger par rapport à l’utilisation qu’en font aussi

bien Husserl que Kant. Sartre estime que Sein und Zeit ne donne pas suffisamment

d’importance à la mort, à proprement parlé, c’est comme si elle ne concernait pas

vraiment l’individu, le Dasein ne la vit pleinement qu’au moment où il se réalise

totalement en elle, en atteignant la finitude qui fait qu’il n’est déjà plus. La seule

compréhension qui lui reste est la mort des autres qu’il explique en l’intégrant dans

l’inauthenticité du « on-quotidien ».

Toute l’angoisse existentielle que transmet Sartre à son lecteur vient du sentiment même

de la possibilité de ne plus être. Or, Sartre trouve que Heidegger n’en fait pas une

inquiétude, il l’a présente au contraire comme une pensée qui se meut dans un cercle2.

Puis il le relance dans la question sur « autrui » où il trouve que Heidegger n'échappe

pas à l'idéalisme. « Il serait vain de chercher dans Sein und Zeit le dépassement

simultané de tout idéalisme et de tout réalisme3.» Ensuite, il critique son style et sème le

doute dans la sincérité de certains termes comme « l’authentique » et

« l’inauthentique ».

La question de la morale est récurrente. L'être et le néant nous place devant un

paradoxe : Sartre semble voir dans Sein und Zeit ce que justement Heidegger affirme

1 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 112.

2 - Ibid. p. 591 / 603.

3 - Ibid. p.295.

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nettement ne pas être. En effet, ce dernier a établi le cadre méthodologique de

l'interprétation du phénomène du « on » en se tenant loin de toute perspective éthique.

Mais Sartre l’accuse d’être de « mauvaise foi » dans la question de la morale et de

l’éthique alors qu’il dit ne pas s’en préoccuper. Il lui reproche d’émettre des jugements

comme « la corruption de la nature humaine1 » là où l'interprétation ontologique

existentielle ne se prononce pas, non par manque de moyen mais parce qu’elle doit se

placer en deçà de tout énoncé2.

On sent bien que Sartre écrit en présence permanente de Heidegger. Même quand il

introduit une nuance morale, en faisant du rapport entre l’authentique et l’inauthentique

un rapport dynamique, il écrit que «l'état inauthentique est mon état ordinaire tant que je

n'ai pas réalisé la conversion vers l'authenticité3». Bergson aussi parlait d’un « moi

intérieur », profond et de la vie intérieure et individuelle qu’il oppose au « moi

extérieur », superficiel, de la vie extérieure et sociale. Le second moi recouvre le

premier, réel et concret4 ». Pour Sartre, l'inauthenticité heideggérienne et le moi social

bergsonien se fondent ensemble dans la notion de mauvaise foi5.

Le rapport entre l’authenticité et l’inauthenticité pose à Sartre un problème existentiel

de différenciation de modes d'être, c’est une différence entre deux modes de réflexion :

la réflexion pure et la réflexion impure ou complice6. Il entend par « réflexion pure »

une simple présence qui permet le passage du pour-soi réflexif au pour-soi réfléchi,

c'est-à-dire le passage du sujet à l’objet. La réflexion impure apparaît sur le fondement

de celle-ci, mais alors qu’elle lui permet d’exister, elle l’enveloppe et la dépasse parce

qu'elle étend ses prétentions plus loin et plus facilement7. Ce qui signifie que la vie

inauthentique envahit souvent la vie authentique et la dépasse pour étendre ses

préoccupations et ses inquiétudes à la vie de l’homme en général.

1 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 214.

2 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 179-180/ 227.

3 - Ibid. p. 291.

4 - Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience , Paris : PUF, 1927, p. 125.

5 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 107, note.

6 - Ibid. p. 107, note.

7 - Ibid. p.194.

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Alors « comment passer de l'inauthenticité à l'authenticité ? » Heidegger répond dans

Sein und Zeit que ce passage s’inscrit dans l’angoisse et à travers elle par le souci, la

prise de conscience de sa propre mort et l’appel à la résolution. C'est cette structure

complexe qui peut permettre au Dasein de secouer le « joug du on», c'est-à-dire se

reprendre et s'extraire à la perte dans le « on » afin de revenir à soi-même1». C’est cela

même « la mauvaise foi » de Sartre où ce qui correspond à l'inauthenticité passe aussi

par l'angoisse et par la conscience authentique de la liberté qui assure la conversion ou

le passage à l'authenticité2. Celle-ci est la conscience de la liberté absolue du pour-soi,

le fait pour la réalité-humaine de prendre conscience du fait qu'elle ne peut avoir ni

remords, ni regret, ni excuse. L'authenticité est ce que Sartre nomme nettement : «une

reprise de l'être pourri par lui-même3». Et il retombe ainsi dans un langage de jugement

moraliste.

Heidegger explique longuement la vie ordinaire de l’homme moderne pour ne pas

heurter les sensibilités. Quand il parle du dévalement, «l'impropriété du Dasein ne

signifie pas un niveau d'être dégradé par rapport au Dasein authentique4», ce n’est pas

non plus un sombre du Dasein, c’est un état en situation d’évolution, en fonction de

plusieurs conditions exogènes et endogènes. Il définit le rapport authenticité-

inauthenticité comme un rapport de simultanéité : le Dasein est tout à la fois

authentique et inauthentique, et cette situation ne doit nullement évoquer le sens moral

ou moralisateur dans le sens d’une chute5. C’est plutôt cet état primaire d’être-jeté par

lequel l’homme passe inévitablement et de prime abord.

Ce problème du rapport entre une réflexion authentique et une réflexion inauthentique,

Heidegger le formule de la même façon que le problème de la bonne et de la mauvaise

foi de Sartre. Pour lui, ce qui se donne dans la vie quotidienne, c'est la réflexion impure

ou constituante qui enveloppe la réflexion pure comme sa structure originelle. Mais

celle-ci ne peut être atteinte que par suite d'une modification qu'elle opère sur elle-

même.

1 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 324.

2 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 64.

3 - Ibid. p. 107, note.

4 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 223.

5 - Ibid. p. 227.

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D'un point de vue philosophique, cette réflexion est soumise à une analyse descriptive,

que désigne la méthode phénoménologique elle-même, telle qu'elle est inaugurée par

Husserl, et telle que Heidegger la présente dans la section sept de Sein und Zeit1». La

réflexion impure peut être qualifiée de «mauvaise foi» dans la mesure où elle est « la

réflexion qui cherche à déterminer l’être que je suis2 ». Etre de mauvaise foi, c'est être

inauthentique, c'est être sa transcendance «sur le mode de la chose3». À terme, c'est le

sens de la réalité-humaine qui échappe à la réflexion impure — et justement à cause

d'elle, en tant qu'elle est un obstacle à la révélation de ce sens. Elle empêche l'accès à la

conscience de la liberté, puisque la réflexion impure et complice appréhende le manque

qu'est le pour-soi comme objet psychique, c'est-à-dire comme tendance ou comme

sentiment; ce manque, autrement dit la liberté, n'est accessible qu'à partir de la réflexion

purifiante4 ».

On constate que les principaux concepts qui définissent cette philosophie du passage à

l’être vrai sont entièrement construits sur la négation. Ainsi l'authenticité n'est étudiée

que par la négation de l’inauthenticité, tout comme la bonne foi n’est saisie que

négativement par la critique de la mauvaise foi, que la réflexion pure, pourtant

originelle, ne semble accessible que par la critique de la raison impure ou complice ; et

la résolution de la question morale est toujours différée. On constate aussi que Sartre

reporte souvent les thèmes où Heidegger n’a pas eu à se prononcer ouvertement, en

précisant que l’opportunité ne s’est pas encore présentée où ne figure pas parmi les

objectifs du jour. Par exemple : « ce type particulier de projet qui a la liberté pour

fondement et pour but mériterait un regard particulier. Il est, en effet, radicalement

différent de tous les autres projets en ce qu'il vise un type d'être spécifique. Il faudrait

expliquer, tout au long de la réflexion, ses rapports avec le projet d'être-Dieu qui nous a

paru être la structure profonde de la réalité humaine. Cette étude, qui ne peut être faite

ici, ressort d’une Ethique et suppose qu'on ait préalablement défini la nature et le rôle de

la réflexion purifiante; elle suppose en outre une prise de position qui ne peut être que

1 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p.199.

2 - Ibid. p. 201.

3 - Ibid. p.93.

4 - Ibid. p.240.

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morale en face des valeurs qui hantent le Pour-soi1. Il dit aussi : Ces considérations

n'excluent pas la possibilité d'une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit

être atteinte au terme d'une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici.

L'ontologie laisse entrevoir cependant ce que sera une éthique qui prendra ses

responsabilités en face d'une réalité humaine en situation2.

Au début de la troisième partie de L'être et le néant, Sartre dit s'appliquer à ne pas

«sortir d'une attitude de description réflexive, parce que toute perspective morale

s'identifie avec le point de vue de la réflexion purifiante. On peut se demander si, le fait

de prendre le parti méthodologique de ne constater que ce qui est, et de ne pas affronter

la question de la morale pour elle-même, ne revient pas à assumer le point de vue de la

réflexion complice, c'est-à-dire rester dans le commun de ce qui est et s’assumer dans

l’inauthentique3.»

Nous nous retrouvons ainsi dans une morale négative où l’on vit en référence à ce qui

ne devrait pas avoir lieu, une morale qui oscille entre le moralisme et l’indéterminisme,

en attendant une morale à venir. En effet, ce que Sein und Zeit et L'être et le néant

proposent, c'est le ton du négatif ou de ce qui devrait être, l’inauthentique face à

l’authentique, la chute face au salut, l’être-en-faute face à la rédemption, et il faudrait

déduire les contenus des premiers par les seconds4. Heidegger nous met en garde, au

début de Sein und Zeit, contre la dureté de l'expression, un ton que Sartre accentuera,

dans L'existentialisme est un humanisme, pour qualifier ceux qui, par l'esprit de sérieux

ou par des excuses déterministes, cachent leur liberté totale, et ceux qui essayent de

montrer que leur existence est nécessaire, alors qu'elle est la contingence même de

l'apparition de l'homme sur la terre. Plus qu'à Kant, c'est à Pascal que l'on se réfère5.

Plus fondamentalement, et malgré la définition de la liberté comme source de toute

valeur, Sartre et Heidegger parcourent à rebours le chemin du Tractatus logico

1 - Ibid. p. 107, note.

2 - Ibid. p. 463, note.

3 - Ibid. p. 265.

4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 233/ 337.

5 - Antoine Hatzenberger : « Réflexion complice et réflexion purifiante chez Sartre et Heidegger », in :

Philosophiques, vol. 25, n° 1, 1998, p. 70.

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philosophicus de Wittgenstein disant que toutes les propositions sont d'égale valeur.

C'est pourquoi, il ne peut y avoir de propositions éthiques1».

Ce refus de prendre certaines positions vient du fait que 1'ontologie s'occupe

uniquement de ce qui est et ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales, il

n'est donc pas possible de tirer des impératifs de ses indicatifs2». Et parce que l'appel de

la conscience morale ne donne pas la moindre consigne pratique, L'existentialisme est

un humanisme dira qu'on peut tout choisir si c'est sur le plan de l'engagement libre :

toutes les activités humaines sont équivalentes, elles tendent à sacrifier l'homme pour

faire surgir la cause de soi, et toutes sont vouées à l'échec3. En définitive, cette

indétermination pratique, commune à Sein und Zeit et à L'être et le néant, est corrélative

de l'ajournement de la question de l'éthique. De ce fait, la critique sartrienne à l'encontre

de Sein und Zeit peut ressembler à une autocritique indirecte mais sévère que Sartre

veut se faire à lui-même : il s’agit de préserver une liberté sans limite pour l’être

humain. Mais est-il nécessaire de laisser la liberté indéterminée afin d'en affirmer

l'absoluité ? Oui, parce qu’il s’agit de penser ensemble la possibilité d’une liberté

absolue et des principes qui seraient en droit universalisables. La liberté que défend la

théorie sartrienne est un besoin pour que l’individu puisse se mouvoir au sein d’un

monde qui, au milieu de tous ses avantages, ne cessent de multiplier les contraintes.

Cette guerres de concepts a du fatiguer Heidegger, notamment sa relation mitigée avec

Sartre. La question posée par Beaufret lui a permis de faire le point et de se défaire de

l’existentialisme de façon résolue.

1 - Wittgenstein : Tractatus logico philosophicus, Paris, Gallimard, 1961, p. 103.in : « Réflexion complice

et réflexion purifiante chez Sartre et Heidegger », Philosophiques, vol. 25, n° 1, 1998, p. 70.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p . 690.

3 - Jean Paul Sartre : L'être et le néant, p. 691.

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CHAPITRE CINQUIEME

L’ESSENCE DE LA TECHNIQUE

Le tournant qui a marqué la pensée de Heidegger à partir de la fin des années 1930 a

modifié son rapport aux choses. Après avoir remis en cause tout ce qui pouvait gêner la

possibilité de retour à la question de l’être, comme les méthodes étroites, les courants

orientés et la métaphysique, il se tourne vers la technique et la science, deux gros

handicaps qui entravent la pensée de l’être.

I. La question de la technique

La technique dérive des sciences et dépend du savoir. C’est le phénomène

caractéristique de ce siècle. Mais au lieu de se présenter comme l’avancement du savoir

et le développement de la science, elle est plutôt regardée comme une mainmise

croissante sur le monde. Ce dont Heidegger se méfie sérieusement. Il n’est pas aveuglé

par les discours savants et les faveurs de la science parce que démultipliée en plusieurs

spécialités qui contribuent au bien être de l’homme, comme il ne trouve pas en elle

l’équivalent de l’être. Il faut dire que sa période était particulière, entre la destruction

sans état d’âme de grands sites du patrimoine et les grandes leçons d’humanité et de

liberté pour tous, les discours sont déconcertants.

La technique est la manifestation de l’évolution de l’homme dans sa recherche de

confort. Se faisant, elle modifie le rapport de l’humain à son environnement, à l’autre, à

lui-même et à la vie quotidienne. C’est cette dimension qui a attiré l’attention de

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Heidegger qui interroge l’homme dans son appréhension du monde et des moyens qu’il

a trouvé pour le comprendre ou pour le modifier.

La deuxième moitié du XXème

siècle a été marquée par une nouvelle phase de la

révolution industrielle, plus rapide et plus riche. Introduite par de nouvelles découvertes

en physique moderne en énergie atomique, elle propose plus d’opulence et plus de

risque aussi. La régulation naturelle de la vie de l’homme dans la nature est, peu à peu,

remplacée par des régulations rationnelles qui vont modifier le fonctionnement de tout

ce qui constitue la vie de tous les jours, l’installant dans le fonctionnement d’un monde

technique. Ce qui va favoriser, certes, la stabilité et l’aisance matérielle chez les gens,

grâce à l’organisation et la planification, mais aussi exercer une influence profonde et

continuelle sur le style et les formes d’expression culturelle, mettant en exergue des

langages nouveaux et des réflexes plus proches du monde industriel.

En philosophie, cela se traduit par la tendance à rechercher la logique, l’exactitude et la

vérification de tous les énoncés, la foi absolue dans la science et le perfectionnisme, au

risque de remettre en cause l’interrogation de toute chose et la raison d’être du

questionnement, aidant ainsi le passage du « pourquoi de la chose ? » au « comment la

modifier ? »

Heidegger a su poser la question de la technique sans s’enfermer dans cet engrenage du

rationalisme logique. Il agit sur le plan de la théorie de la connaissance en mettant plutôt

en avant l’essence de la technique. Ce n’est pas l’essentiel de sa pensée, mais un

élément influent dans la construction du Dasein.

Il engage sa réflexion à partir de la question de la connaissance. La connaissance est un

vaste sujet qui a partagé l’opinion : pour certains, elle représente l’évolution intérieure

de l’homme qui se fait en réponse aux changements qu’il constate dans le monde, alors

que pour d’autres elle signifie un accroissement de son pouvoir et sa maitrise sur les

choses.

En réalité ces deux explications, loin de s’opposer l’une à l’autre, s’apparente, dans le

sens où on est producteur de cette technique ou simple consommateur.

Pour situer le rapport de l’homme à cet environnement nouveau, Heidegger a besoin de

repartir à la source, parce que le monde a commencé à se mécaniser depuis déjà fort

longtemps. Il cherche alors chez Platon l’interprétation de l’acquisition des choses. Le

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mythe d’un monde parallèle qui présente la possibilité que l’âme, avant sa vie terrestre,

a d’abord vécu dans un monde idéel où elle contemplait des réalités véritables que sont

les idées… Mais elle a «perdu ses ailes», en venant sur terre, elle a subi un effacement

total de ses pouvoirs et a perdu toutes les choses incommensurables qu’elle a connues

dans le monde des idées. Elle garde cependant cet indicible désir de retourner au monde

du vrai et de retrouver son état parfait.

Cette histoire est intéressante : l’homme veut connaitre c’est un besoin, parce que la

connaissance est déjà en lui – c’est sa nature première- et toute l’opération d’acquisition

n’est qu’un moyen d’exprimer ce qui est dans sa nature, une tentative de renouer avec le

monde idéel, rétablir la relation avec la vérité.

Cette conception modernisée est adoptée par les idéalistes, et à un certain niveau par les

rationalistes. Elle met l’homme en situation de remise en cause continuelle sur son état

intérieur et son savoir, dans le but de retrouver l’accord et l’harmonie avec lui-même en

minimisant le pouvoir des choses sur lui.

La seconde conception de la connaissance est beaucoup plus pratique. Elle voit dans les

choses un moyen d’amélioration des conditions de vie et place l’homme dans un rapport

objectif au savoir. La relation est dialectique, elle procède par élimination et non par

souvenir, son but n’est pas le rappel d’un monde meilleur mais la maîtrise des choses et

de l’environnement pour dominer le monde et créer un monde meilleur. Pour les

matérialistes et les positivistes, la connaissance, même si elle est aussi une expression

de satisfaction de soi, aspire surtout à faire de ses résultats une extension dynamique du

pouvoir humain sur la chose inerte. La connaissance est un objectif, et le progrès qui

s’exprime dans un objet extérieur se détache de l’individu et ne disparaît pas avec lui.

A travers le temps, même si la première forme de la connaissance a montré son impact

sur le développement de l’être et de l’individu, la seconde a montré sa résistance car son

résultat constitue tout le progrès matériel et civilisationnel de l’homme. La connaissance

matérialisée est souvent conçue comme une étape dans la découverte d’un procédé

technique. Elle se fixe dans le langage et s’inscrit dans un outil matériel pour s’ajouter

aux outils qui ont précédé. Elle sera suivie par d’autres outils à travers le temps et

l’espace, s’intégrant parfaitement au décor et s’imbriquant avec ce qui est déjà. Le tout

constitue le progrès de l’humanité.

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Mais cette volonté de vouloir tout maîtriser devient si insistante que la technique

menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme. Dans cette conception

instrumentale de la technique, il est difficile de trouver l’être. Il faut donc commencer

par chercher le vrai à travers l’exact1. Le danger dans la technique moderne est que le

résultat n’est pas conçu par un individu en vue d’une utilisation immédiate, c’est le bout

d’un processus de développement qui connaitra d’autres suites, pour un usage différé.

L’utilisateur ne le contrôle pas. Ce qui nous ramène à un résultat absolu selon lequel

l’homme veut se rendre maître du monde mais ne peut être maitres des résultats de son

propre travail.

Heidegger a vécu à un moment où le monde de l’industrie était en ébullition avec des

conséquences souvent inattendues, et l’homme, au sens général du terme, était

totalement responsable de cette situation. En tant que philosophe, il se doit de prendre

position pour ou contre ces nouvelles valeurs qui régissent la deuxième partie du XXème

siècle. Il est important pour lui de s’interroger sur le rapport de l’homme au monde, à la

technique et à sa propre liberté.

Interrogé en 19552 sur la question, il dit qu’il existe deux sortes de pensées : la pensée

qui calcule et la pensée qui médite. Mais la révolution technique fascine tellement

l’homme moderne, que si l’on ne prend pas garde, la pensée qui calcule risque un jour

d’être la seule reconnue. Un nouveau péril menacerait alors l’humanité pour qui seule

seraient vraies la raison, les mathématiques la science et la technique.

Heidegger essaie de redéfinir la technique en en élargissant le sens. Elle est d’abord un

instrument ou un ensemble d’instruments avec lesquels on établit une relation aux

choses utilitaires et répondant à un besoin. Mais c’est aussi un chemin de pensée à

construire, parce que le geste, une fois son efficacité avérée et vérifiée, peut être

recommencé à l’infini. Tous les chemins de la pensée conduisent, d’une façon plus ou

moins perceptible et par des passages inhabituels à travers le langage, au travail. La

question de la technique se pose donc avec empressement, s’inquiétant de la façon dont

l’homme doit s’y prendre pour préparer un rapport à elle, un rapport libre qui ouvre

l’homme à l’essence de la technique3. Il faut préciser cependant qu’en parlant de la

1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 12.

2 - Martin Heidegger : Sérénité, in : Questions III-IV, p. 163.

3 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 9.

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question de la technique, il ne faut pas se borner aux moyens et à l’utilité, il faut aussi

s’interroger sur la fin ainsi que les causes premières de l’activité humaine. Il devient

évident alors que la technique a une essence caractérisée par son originellité et par la

finalité qui lui est tracée, car tout comme la pensée, la technique aussi est destinale dans

le sens où elle se prolonge avec l’homme et prolonge son destin.

La technique est le moyen de parvenir à des fins, c’est aussi une activité de l’homme,

deux manières solidaires qui la caractérisent. La fabrication ou l’utilisation d’outils,

d’instruments et de machines font partie du sens de la technique. En font partie aussi ces

choses mêmes qui sont fabriquées et utilisées, ainsi que les besoins et les fins qu’elles

servent. Tout cet ensemble d’élément, entre instruments, besoins et actions, constitue la

technique. C’est un dispositif (Einrichtung) qui se construit autour de l’homme1.

Si l’homme se borne à pratiquer la technique sans la représenter, s’il demeure enchaîné

à elle en s’accommodant de ses résultats, ou pire, s’il tente de la fuir sans réfléchir son

contenu, il restera privé de liberté et ne percevra jamais son rapport à l’essence de la

technique. Cette situation, que les philosophes appellent l’aliénation, le rendra

complètement aveugle devant l’essence de la technique. Pourtant, l’essence de la

technique n’est absolument rien de technique, mais sa représentation courante, suivant

laquelle elle est un moyen et une activité humaine, la montre dans sa conception

instrumentale et anthropologique.

Déjà en tant qu’acte, la technique est dans la découverte, puisqu’elle a la possibilité de

rendre la chose cachée présente, elle la dévoile, grâce aux potentialités humaines. C’est

ainsi qu’elle apparait dans son premier aspect d’essence que la technique exprime,

comme un « dévoilement ». Ensuite, la technique moderne s’inscrit dans un objectif

supérieur de réussite et d’assurance de la capacité dynamique de l’homme2. Elle montre

sans cesse la capacité de l’homme à se surpasser, à planifier et à prévoir, contrairement

à la technique artisanale antérieure qui a un but immédiat. Une centrale électrique ou un

avion à réaction sont construits pour une fin posée au préalable, nécessitant des études,

des projets et une fixation d’objectifs à moyen et long termes, contrairement à une

charrette dont le but est utilitaire et primaire qui obéit à un processus de production très

simple et sert à une utilisation immédiate.

1 - Ibid. p. 10.

2 - Ibid. p. 11.

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La réflexion philosophique place l’homme dans un rapport juste à la technique.

L’homme doit faire en sorte qu’il en soit le maître, qu’il puisse la prendre en main,

l’orienter vers des fins nobles et empêcher qu’elle n’échappe à son contrôle. Mais ce

n’est pas facile. La technique d’aujourd’hui n’a plus l’apparence d’un objet simple. Elle

est complexe, pluridisciplinaire et « extra-nationale » dans le sens où elle est produite

dans un pays en vue de son utilisation par d’autres pays. La course aux armements, la

conquête de l’espace sont trop complexes par rapport à une simple machine. Leur

représentation reste pourtant en dessous de ce qu’est le vrai objectif, qui est la

domination du monde par le fait qu’un pouvoir soumette à sa volonté des états et des

peuples. L’homme, en tant qu’individu, est désormais loin de la technique. Il ne peut

plus répondre à la question «pourquoi faire ?», son but n’étant plus de vaincre la matière

mais de montrer son hégémonie sur le monde. Ce débat, qui dure déjà depuis des

siècles, est devenu politique1, surtout depuis que le monde a favorisé des situations qui

font que des hommes de domination sont parvenus au pouvoir, laissant libre expression

à leur désir de dominer.

Si la technique n’est plus un moyen, comment peut-on espérer pouvoir intervenir pour

l’empêcher de nuire? C’est un fait, la technique moderne est de plus en plus exacte, ce

qui ne l’oblige pas à être juste car l’exactitude n’implique pas la question du bien. La

conception instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle pas encore son

essence, et ce qui est exact et observable ne mène pas nécessairement au dévoilement de

cette essence. Le dévoilement survient lorsque se produit le vrai qui installe l’homme

dans un rapport libre à ce qui s’adresse à lui à partir de l’essence même du vrai.

Afin de parvenir à l’essence de la technique ou du moins s’en approcher, il faut

s’interroger sur le sens du caractère instrumental lui-même, sur la nature de ses moyens

et la nature de ses fins.

Un moyen est ce par quoi quelque chose est opéré et ainsi obtenu. Une cause est ce pour

quoi on opère et qui a un effet. La fin, selon laquelle la nature des moyens est

déterminée, est aussi regardée comme une cause. Là où des fins sont recherchées, des

moyens utilisés et l’instrumentalité est souveraine, domine la causalité2. Heidegger

1 - Autant la guerre de Troie de la mythologie grecque que la guerre froide du XX

ème siècle s’inscrivent

dans cet engrenage.

2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 10.

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167

cherche une explication chez Aristote dans la doctrine des quatre causes qu’il appelle

« la quadruple causalité », voulant montrer comment la matière devient objet d’utilité,

un ustensile ou encore un util. Il cite les quatre causes dans le détail et selon leur

enchaînement dans le travail : la causa materialis, la causa formalis, la causa finalis et

la causa efficiens. La dernière est cependant la plus importante, c’est la touche finale, le

moment om la matière brute devient produit fini, c’est aussi le moment où l’impact

humain est le plus important 1.

La doctrine des quatre causes est tellement intégrée au quotidien, qu’on la regarde

depuis toujours comme une évidence sans réaliser qu’elle est là. Heidegger commence

par interroge le mot « cause » : Qu’est ce qui détermine le caractère causal de quelque

chose ? Comment se fait-il que les quatre causes soient solidaires les unes des autres ?

La réponse à ces questions peut nous éclairer sur la causalité, l’instrumentalité et la

conception courante de la technique, qui demeurent flottantes2.

D’abord, du point de vue de la terminologie, la cause d’une chose est généralement ce

qui la produit ou participe à sa production. Mais en remontant au sens latin, causa ou

casus se rattache au verbe cadere (tomber) et signifie ce qui fait en sorte que quelque

chose dans le résultat «échoie» de telle ou telle manière. Depuis les Grecs, l’essence

d’une chose définit ce que cette chose est. Pour expliquer ses propos et les rattacher à la

question de la technique, Heidegger prend un exemple que les anciens présentaient

comme une référence symbolique, la fabrication d’une coupe sacrificielle3: ses quatre

causes sont : l’argent dont elle est faite, l’image qu’elle va avoir à la fin, le sacrifice

pour lequel elle se destine et le producteur qui la fabrique. Qu’y-a-t-il de technique dans

cette coupe ? Ce n’est ni la matière, ni la forme, ni la destination, ni l’orfèvre. La

technique est dans les quatre causes réunies. Le rôle de l’orfèvre est cependant le plus

important, il est la causa efficiens qui va devoir répondre de l’obligation de faire en

sorte que l’objet (la coupe sacrificielle) soit effectivement produit, autrement dit, que la

technique selon laquelle un énoncé dit «ceci est une coupe » devienne une vérité.

Quatre causes et quatre modes pour modeler ce que l’homme peut faire et dont il est

tenu responsable. Heidegger qualifie cet ensemble comme étant «l’acte dont on

1 - Ibid. p. 12-13.

2 - Ibid.

3 - Ibid : 12-16.

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168

répond1». Il introduit ainsi la responsabilisation de l’humain à ; deux niveaux : l’acte ou

le fait de faire quelque chose, et le fait de s’approprier les résultats de cet acte. Les faits

diffèrent entre eux mais ils restent solidaires les uns des autres parce qu’en eux les

quatre causes se trouvent toujours réunies. Il associe à cela des formes de comportement

spécifiques à l’homme.

Il parle d’abord de «l’acte dont on répond» qui est perçu comme un code moral qui

donne du sens aux opérations à interpréter. Il est le résultat qui reflète la causa efficiens,

on peut même parler d’un mode opératoire, un chemin à suivre qui peut conduire au

sens premier de ce qui sera appelé «causalité». Il essaie de visualiser le rapport de

l’homme à la chose par des termes appropriés comme «être-devant», «laisser-

s’avancer», «faire-venir»… des termes qui montrent la présence d’instruments qui vont

vers un but, un objectif, des termes qui caractérisent les dispositions de la présence.

L’instrumentalité repose dans la causalité, mais pour la voir et la cerner, il faut ouvrir

des chemins de pensée devant l’homme pour qu’il puisse apercevoir sa nature causale.

La coupe d’argent « est là-devant» comme une chose servant au sacrifice, les quatre

modes de «l’acte dont on répond» sont en elle, elles servent à la conduire vers son

«apparaître». Les modes libèrent l’apparaitre de la chose et la laisse s’avancer, dans le

sens de devenir visible dans sa forme et dans son but. «L’acte dont on répond» est le

«faire-venir» que l’homme a opéré et ainsi tenu de répondre du résultat2.

Il parle de « l’acte de conduire » en faisant appel à Platon qui, en cite l’expression dans

Le Banquet3. C’est l’intervention du temps et de la continuité pour parvenir à un

résultat, en partant de quelque chose qui n’existe pas dans le but de le faire exister : soit

faire-venir le non-présent dans la présence.

Il y a aussi « l’acte de pro-duire » qui exprime le mode de production. Ce qui nous

rapproche du processus. Il l’explique philosophiquement, même si «le fait de produire»

est plutôt un terme d’économie. Il écrit « Pro-duire » en deux temps, l’équivalent

allemand est (her-vor-bringen), car dans cette forme le travail qui a lieu, a pour

signification le fait de sortir quelque chose d’un état caché à un état non-caché. Il le

rapproche de (bringtvor) qui signifie le fait de présenter la chose, la rendre présente.

1 - Ibid : 15.

2 - Ibid.

3 - Le banquet (205b), in : Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 16.

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169

« Produire » et « présence », sont deux termes qui ont en allemand un dénominateur

commun qui nous rapproche du sens de l’acte de dévoilement. En effet, la présentation

de la chose produite trouve son élan dans le dévoilement (Entbergen) ou la vérité

(Wahrheit) ou encore l’exactitude de la représentation1

. C’est ce qui fait dire à

Heidegger que la technique n’est pas qu’un moyen, elle est un mode de «faire venir», un

«faire apparaître», un mode du dévoilement pour faire sortir du retrait, car le

dévoilement réside dans la possibilité de toute fabrication productrice2.

Ce passage de la chose cachée au dévoilement en toute conscience est le passage de la

technique à l’essence de la technique, c’est aussi un passage de l’approche scientifique à

la pensée philosophique. «Pro-duire», construit dans le sens de dévoilement, rassemble

en lui les quatre causes et les régit. Il réunit la fin, le moyen et l’instrumentalité, alors

que l’orfèvre se présente comme le trait fondamental de la technique.

En suivant le processus décrit par Heidegger, on comprend l’acte de produire dans son

ensemble et on voit la responsabilisation de l’homme vis-à-vis de la production dans

toute sa portée, non seulement comme fabrication, mais aussi l’acte artistique et même

poétique qui donne la forme finale à la chose. On comprend l’appropriation de l’homme

dans l’acte de produire qui répond des résultats attendus. Celui qui produit la chose lui

donne une possibilité d’ouverture qui s’exprime dans la compétence de l’orfèvre. Cette

compétence ne s’explique pas, c’est un don.

L’acte dont on répond, l’acte de conduire, le fait de pro-duire, les modes du « faire-

venir » et les quatre causes ont tous un rôle à jouer à l’intérieur de la machine de

production, car par eux vient au jour aussi bien ce qui croît dans la nature que ce qui est

l’œuvre du métier ou des arts qui n’existe pas à l’origine et qui procède du dévoilement.

Heidegger repart au sens Grec de la technique. Technè ne signifie pas seulement ce que

sait faire l’artisan, il englobe aussi l’art au sens élevé et même au sens des beaux-arts.

Techné regroupe le pro-duire, le poétique et l’artistique. Jusqu’à Platon, le mot technè

était associé à épistemé : les deux exprimaient des noms ou des formes de la

connaissance au sens large et désignaient le fait de pouvoir se retrouver en quelque

1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 17.

2 - Ibid.

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170

chose et de s’y reconnaître1. Mais Aristote

2 distingue les deux termes et dissocie ce qui

se dévoile (l’objet) et la façon dont il est dévoilé (l’action).

Dans tous les cas, la technè agit sur la matière qu’elle dévoile. Se faisant, elle procède

en second lieu à une forme de voilement, dans le sens où elle donne à la matière qu’elle

façonne une autre forme, une autre apparence et un usage. Ce qui interpelle Heidegger

qui s’interroge sur la différence entre la matière à l’état brut et la forme du produit fini,

soit le rapport à la nature de la chose et à sa finalité, ce qui se traduit par les termes de la

nature et la culture.

Cette remarque n’est peut-être pas applicable à la technique moderne où la matière subit

des manipulations de laboratoires très complexes et passe par des planifications qui

mettent en œuvres plusieurs actions et plusieurs personnes, même si dans un sens plus

général, il s’agit de transformer une matière en un objet utile. Or, c’est précisément la

technique moderne, son application et son orientation qui a poussé Heidegger à

s’interroger sur l’essence de la technique.

La technique moderne est fondée sur les sciences modernes, les sciences exactes et les

sciences de la nature. Elle est expérimentale, fonctionne avec de l’énergie elle-même

produite par des procédés très complexes liés au progrès, par la mise en commun de

plusieurs facteurs et la mise en synergie de plusieurs acteurs. Ce qui est radicalement

différent des objets élémentaires de l’antiquité. Mais le retour à la Grèce reste important

du point de vue historique et du point de vue épistémologique, car il nous renseigne sur

le fondement de la relation de l’homme à la nature et sur l’avènement de la machine. Il

est aussi la base qui a permis à la technique moderne d’être là.

Ce qui inquiète Heidegger est que la technique moderne est de plus en plus portée sur

l’utilisation des sciences exactes3, avec un risque de s’éloigner de l’utilitaire pour se

transformer en projet d’étude dont l’impact concret n’est pas immédiat. Mais pour lui, la

technique au sens moderne a aussi une essence et mène au dévoilement. Ce qu’il-y-a de

nouveau en elle finit par se montrer, à condition de ne plus la regarder comme une

simple production. En effet, la technique moderne passe au niveau supérieur, son

dévoilement de la chose à dévoiler n’est plus une pro-duction mais une pro-vocation

1 - Ibid. p. 18.

2 - Aristote : Ethique à Nicomaque, VI, ch. 3 et 4 ; in : Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 18.

3 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 20.

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171

(Herausfordern) qui met en demeure la nature afin de livrer une énergie qui puisse être

extraite (herausgefördert) et accumulée. « La provocation » et « l’extraction » sont deux

nouveaux termes qui, en allemand, sont liés par une racine commune. Heidegger les

utilise pour expliquer comment l’objet s’impose à l’entendement pour une

transformation technique complexe, en dressant un parallèle entre la confiance et

l’agression, comme le parallèle entre « produire » et « extraire ». Il donne deux

exemples significatifs pour éclairer ses propos. Dans le sens de la provocation, il parle

d’une région de charbon et de minerais en profondeur, ou de l’écorce terrestre qui se

dévoile comme un bassin houiller, ou encore d’un entrepôt de minerais. L’homme

agresse la nature pour extraire les richesses. Pour la production, il parle du labour du

paysan à l’aide de méthodes traditionnelles, c’est un acte simple dans un champ qui se

présente en surface visible. La différence est claire : le paysan ne pro-voque pas la terre,

il la cultive.

Heidegger cherche la raison dans les mots : cultiver (bestellen) signifie « entourer de

haies et de soins ». Le paysan soigne la terre, veille sur elle et lui fait confiance. Quand

il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance de la nature et veille à ce

qu’elle prospère. Même s’il remarque que l’agriculture moderne est passée dans le camp

de la technique puisqu’elle fait appel à une industrie motorisée qui agresse la terre et la

pousse au maximum pour optimiser une production toujours plus importante, avec des

chaînes de production, des produits multi-usages, sous serres hors saisons. Elle est donc

passée à l’extraction où elle ne se fait plus selon des besoins mais selon des ambitions et

des chiffres d’affaire.

Heidegger donne sur la technique moderne une série d’exemples, il parle de la centrale

électrique, des mines de charbon, des fleuves, de l’hydraulique, des turbines, du

mécanisme ou du courant électrique. Il parle de mutation de la fonction naturelle du

phénomène vers des usages industriels ou commerciaux : le fleuve du Rhin cesse d’être

regardé comme le fleuve qui alimentait les terrains des environs pour devenir une

source d’électricité. Et s’il continue de servir l’agriculture comme fournisseur de

pression hydraulique, il l’est de par la mission assignée à la centrale électrique.

Certes, le Rhin restera toujours le titre de l’hymne d’Hölderlin, une vraie œuvre d’art,

qui gardera toujours sa beauté au paysage. Seulement, il est passé du local au global, de

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172

l’usage des riverains à l’industrie hydraulique, aux visites touristiques et à la publicité.

Le Rhin a donc été pro-voqué.

La pro-vocation qui interpelle le dévoilement est révélée lorsque l’énergie qui se cache

dans la nature est libérée, menant à la transformation de ce qui est obtenu, à

l’accumulation de ce qui est transformé, à la répartition de ce qui est accumulé et ainsi

de suite. Obtenir, transformer, accumuler, répartir, commuer, peuvent aussi être

considérés comme des modes de dévoilement. Mais ce n’est pas si simple, c’est un

enchaînement qui fait intervenir une série d’acteurs qui jouent chacun un rôle très

complexe, rattachés les uns aux autres et interdépendants si bien que si un maillon de la

chaine est défaillant, tout risque de s’écrouler.

Pour se rapprocher de l’essence de la technique, Heidegger retourne au terme cultiver

(bestellen) et le rapproche de Bestand qui veut dire l’objectif premier d’une opération

technique. L’objectif premier n’est pas visible à priori, il est « projeté ». Ce qui est là

(Steht) est au fonds (Bestand), il est destiné, il n’est pas en face de nous comme objet

(Gegenstand). Ces termes sont très proches : le fonds, le lointain, le destiné, le projeté…

signifient l’image finale que prendra l’objet représenté, c’est le résultat de la technique.

Mais le résultat final et visible de la technique peut être voilé par la fonctionnalité de

l’objet. Heidegger prend l’exemple d’un avion commercial sur une piste d’atterrissage.

Toute la matière qui a servi à sa fabrication est désormais invisible. On ne voit qu’un

avion. Mais même son image finale n’est plus ce qui importe. Ce qui nous intéresse est

sa fonction finale : assurer le transport des voyageurs. Heidegger utilise le terme de

« commissible », parce qu’une commission définit des exigences dans « un cahier des

charges » avant sa fabrication. Une fois le produit « livré », elle se réunit de nouveau

pour voir si les termes du cahier des charges ont été respectés. Après quoi, elle l’affecte

au service qui lui attribue sa fonction. Son utilisation est l’objectif escompté de chaque

étape de sa réalisation.

Un autre point d’importance capitale à souligner : au contact de la technique, le langage

de l’homme a totalement muté, par la création de termes répondant à chaque

circonstance. Heidegger va accumuler, d’une manière sèche, uniforme et parfois

ennuyeuse, nombre de vocables comme «interpeller», «commissible», pour montrer que

le changement opéré par le passage de l’art-isanal à la technique moderne est un

dévoilement qui agit aussi sur les mentalités, provoquant une façon de parler, un

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173

vocabulaire spécifique et même un comportement adéquat. Le dévoilement de la

technique est passé au dévoilement des capacités linguistiques et comportementales.

L’homme crée son propre langage, modifiant ainsi son système de pensée, influant peut-

être même sur sa nature.

L’action de dévoilement n’est ni consciente ni individuelle, surtout dans le monde

moderne. Pour opérer un dévoilement, l’homme se représente les choses, il les façonne,

il s’y adonne aussi puisqu’il est convoqué à libérer les énergies de la nature, mais il ne

dispose pas d’une vue d’ensemble pour visualiser ce dévoilement, dans lequel chaque

fois le réel se montre ou se dérobe1. Il fait partie d’un ensemble qui lui définit son rôle,

il est un maillon de la chaine mais l’objectif global lui échappe.

Même s’il reste celui qui réfléchit, qui travaille, qui transforme et qui consomme, il faut

dire qu’avec le temps, l’homme n’est plus au centre de la réflexion, du moins pas

directement. Ce qui inquiète Heidegger qui s’interroge sur le rôle définitif qui revient à

l’humain. Selon lui, l’homme, dans le monde actuel, joue un rôle double, il est assimilé

au système de production d’une part, dans le sens où il fait partie d’un tout, il contribue

à un travail sans savoir vraiment ce qui adviendra du produit fini2. La façon dont on

parle d’effectifs de production ou de service de personnels3 ou encore de chaîne de

production et de productivité en est l’exemple. Mais d’autre part, même si l’ouvrier est

assimilé à une chaine, il faut relever que celui qui décide et oriente le travail est aussi un

homme. Son rôle est plus originel que l’énergie ou la matière utilisée. A ce titre, il est

dans le dévoilement. C’est l’exemple du général de l’armée par rapport au soldat ou de

l’architecte par rapport au maçon. C’est lui qui réfléchit à priori la chose avant même

qu’elle existe et avant que la matière ne soit soumise à la machine. En s’adonnant à la

technique, il prend part à la production et réfléchit l’image finale du produit avant même

sa fabrication, il créé le dévoilement. Certes, souvent le travail n’est pas le fait d’un seul

homme4 et le dévoilement n’est pas un acte individuel. Mais chaque homme s’inscrit

1 - Ibid. p. 24.

2 - Dans une usine de plastique, les ouvriers ne savent pas si leur produit va servir à faire des seringues

ou des bombes.

3 - On parle de service de qualité, service paie, service développement… aussi valable dans un hôpital

que dans une industrie d’arme.

4 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 25.

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dans une histoire qui le provoque, lui permet de durer alors qu’il participe à sa

continuation.

Après avoir montré que le dévoilement n’est pas le simple fait d’un seul homme mais

l’homme ne lui est jamais étranger, Heidegger se demande « où et comment ce

dévoilement peut avoir lieu ». La réponse n’est pas très loin. Le dévoilement se trouve

partout où l’homme ouvre son œil et son oreille, déverrouille son cœur, forme, œuvre,

demande et rend grâce. Le dévoilement et la non-occultation se produisent, aussi

souvent que l’homme est évoqué dans les modes de fonctionnement qui lui sont

assignés1.

Pour dépasser le sens purement technique, Heidegger va emprunter à la nature des

termes éparpillés et jouer sur la composition des mots, faisant du lexique un apport

philosophique, pour expliquer comment la pro-vocation met l’homme en demeure de

commettre le réel comme «fonds», dans le sens où elle le rassemble dans le

«commettre». Il faut prendre la pro-vocation telle qu’elle se montre. Pour parler de ce

qui «rassemble», il utilise l’expression Berge qui veut dire « monts », et celle de Gebirg

(les montagnes) pour dire à partir de quoi se déploient les modes de l’humeur ou du

cœur (Gemüt), et enfin un terme assez difficile à traduire, « l’arraisonnement » pour

parler de ce qui rassemble les hommes autour de la tâche à réaliser. Il fait aussi appel au

Gestell2 qu’il emprunte à la psychologie, un terme qu’il affectionne particulièrement,

auquel il fait souvent référence, même s’il l’emploie de façon controversée et souvent

dans un sens négatif, au risque de mener ici à un malentendu. Habituellement, le mot

Gestell qui veut d’abord dire forme, désigne un objet d’utilité, par exemple une étagère

pour livres. Mais le squelette est aussi un Gestell3

. Heidegger le rapproche de

l’arraisonnement qui se dit Ge-stell en allemand, en expliquant que c’est ce qui pousse

l’homme à dévoiler le réel. Le verbe stellen conserve aussi la résonance de her-stellen

dont il dérive et qui veut dire «placer debout devant». Avec ça, il veut montrer la

1 - Ibid.

2 - Ge-stell a une fonction rassemblante. Le radical stell désigne des opérations fondamentales de la

raison et de la science ou des mesures d’autorité de la technique. C’est le fait d’arraisonner. La même idée est reprise et développée dans Der Satz vom Grund (Principe de raison- 1957). La technique arraisonne la nature, la met au régime de la raison qui exige de toute chose qu’elle donne sa raison.

3 - Cette façon de donner aux mots un sens nouveau existait depuis longtemps. Prenons l’exemple

d’eidos qui voulait dire « chose visible qu’on offre à l’œil», Platon en fera quelque chose «qui n’est ni visible ni sensible».

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complexité et la subtilité du fait de «fabriquer». En fait, le dévoilement qui régit la

technique et qui provoque l’homme pour qu’il la dévoile n’a rien de technique, de la

même façon que le montage de plusieurs objets utiles et imbriqués entre eux va donner

un travail fini pour une utilité précise et ne comporte pas l’homme qui l’a réalisé dans

ses objets, alors que celui-ci est présent derrière chaque objet. Heidegger explique que

« la pro-vocation met l’homme en demeure de commettre le réel comme fonds » 1

, dans

le sens où elle l’interpelle pour agir afin d’agir sur la matière et changer la chose dans

un but défini d’avance. En clair, l’homme est présent dans l’objet fini comme une

essence parce que c’est lui le fabricant, le concepteur et le réalisateur, même si son

image n’est nulle part.

Pour comprendre cette mutation du travail humain, Heidegger s’impose de rechercher

cette fois-ci une question dont la réponse est : la technique. C’est une vieille question

qui repose sur la science mathématique de la nature qui a vu le jour près de deux siècles

avant la technique moderne et qui a fait ses premiers pas en s’appuyant sur la science

exacte de la nature2. C’est la science physique et la théorie de la nature qui ont préparé

le chemin à la technique moderne. Mais l’essence de la technique moderne était déjà là,

car « dans la physique régnait déjà le rassemblement qui pro-voque et conduit au

dévoilement commettant3 ». La physique est le précurseur de la science moderne et de

l’arraisonnement, sinon comment serait-on parvenu à la technologie, à

l’électrotechnique et à la désintégration de l’atome ? D’après Heidegger, tout ce qui est

essentiel- et non pas seulement ce qui est de l’essence de la technique moderne- se tient

partout en retrait le plus longtemps possible. La technique est peut-être tardive, mais son

essence a été préparée depuis des siècles. Les penseurs grecs avaient déjà quelque

connaissance de cet état des choses lorsqu’ils disaient : «Plus tôt une chose s’ouvre et

exerce sa puissance, et plus tard elle se manifeste à nous autres hommes4.» Ce qui laisse

supposer que les Grecs ont balisé le chemin de la réflexion jusqu’aux découvertes

d’aujourd’hui.

1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 25.

2 - Du coté de la chronologie, l’histoire de la science moderne de la nature a commencé au XVII

ème siècle,

alors que la technique à base de moteurs s’est développée à la seconde moitié du XVIIIème

siècle.

3 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 25-26.

4 - Ibid. p. 30.

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176

L’essence de la technique moderne se montre dans l’arraisonnement. Mais celui-ci n’a

rien de technique, il n’a rien d’une machine non plus. L’arraisonnement est ce qui

rassemble, interpelle et met l’homme en demeure de dévoiler le réel comme fonds dans

le mode du «commettre». L’homme est interpelé, sa curiosité, son ambition, son orgueil

aussi le guident dans son travail, et il se retrouve à un niveau quelconque d’une chaine

qui assure une production. Le « mode du commettre » veut dire que le travail se fait par

une série d’actions caractérisées par la cohérence et la cohésion. Ce qui rassemble toutes

ces actions des hommes et des femmes dans un projet qui continue un autre projet passé

et en prévoit d’autres à venir, en complément à des projets parallèles. C’est toute cette

machine complexe d’actions relatives à la production que Heidegger appelle

« l’arraisonnement ». Le fait que l’homme est interpellé pour utiliser les résultats de la

science exacte de la nature au service de la technique constitue aussi l’arraisonnement.

C’est une apparence trompeuse de croire que la technique moderne est l’application

ordinaire et automatique de la science naturelle. Il faut questionner l’essence de la

technique moderne pour comprendre comment a pu avoir lieu la mutation et quand est-

elle devenue possible !

Mais comment peut-on établir un rapport à l’arraisonnement et à l’essence de la

technique ? D’après Heidegger, pareille question arrive toujours trop tard, parce que

quand on la pose on est déjà dans ce rapport. Mais il est une question qui arrive toujours

à temps, c’est de savoir si nous prenons expressément conscience de nous-mêmes

comme de ceux dont le «faire» et le «non-faire» sont partout ? Une autre question qui

n’arrive jamais trop tard, c’est celle de savoir si et comment nous nous engageons

proprement dans le domaine où l’arraisonnement lui-même a son être1. Ces questions

sont la preuve que l’homme a conscience que la situation du rapport à la technique n’a

rien de technique, il est dans une situation de dévoilement.

L’essence de la technique moderne consiste à mettre l’homme sur le chemin du

dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel devient partout

un fonds. « Mettre sur un chemin » veut dire «envoyer». L’envoi se dit Schicken.

Heidegger le rapproche de « destin » (Geschick), car c’est le destin de l’homme

1 - Ibid. p. 32.

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177

uniquement d’être envoyé sur la voie du dévoilement qui constitue la substance (Wesen)

de son histoire1.

L’arraisonnement, comme tout mode de dévoilement, est un envoi du destin qui

représente la capacité de l’homme de réfléchir le mode de production. La pro-duction,

elle aussi, est destinée parce qu’elle est prévue par l’homme. Tout ce qui « est » suit le

chemin de dévoilement ; et l’homme, dans tout son être, est toujours régi par le destin

du dévoilement. Il ne devient libre que pour autant qu’il est inclus dans le domaine du

destin et qu’ainsi il devient un homme qui écoute la nature, l’environnement et le

monde. La liberté est aussi du domaine du destin qui, chaque fois, met l’homme sur le

chemin du dévoilement. Or, la liberté régit ce qui est libre au sens de ce qui est éclairé.

Elle est unie à l’acte de dévoilement, parce que tout dévoilement vient de ce qui est libre

et conduit vers ce qui est libre.

Ainsi, la technique n’est pas la fatalité des temps modernes, car l’essence de la

technique moderne réside dans l’arraisonnement et celui-ci fait partie du destin de

dévoilement qui est inscrit dans la liberté de l’homme. Et quand nous nous ouvrons

proprement à l’essence de la technique, nous nous trouvons pris, d’une façon inespérée,

dans un appel libérateur.

L’homme qui est mis sur un chemin de dévoilement par son propre destin a le choix

entre deux possibilités : soit il poursuit et fait progresser seulement ce qui a été dévoilé

par ses prédécesseurs et ses contemporains, en prenant toutes les mesures nécessaires à

cela ; soit il se dirige, plutôt et davantage originellement, vers l’être du non-caché et

vers sa non-occultation pour percevoir son appartenance au dévoilement, comme si

c’était sa propre essence. C'est-à-dire qu’il va vers l’exploration de ce qui est nouveau,

explorant par-là même ses propres capacités et ses potentialités. Dans les deux cas, il est

exposé à son destin qui comportera toujours et à tout moment la menace de se tromper

sur l’interprétation de la connexion entre les causes et les effets dans la nature.

Heidegger s’attarde sur le danger du dévoilement, par défaut ou par excès, l’homme

peut se tromper dans l’évaluation des causes ou des effets de la technique et ses

conséquences. La plus importante erreur serait qu’il s’érige en seigneur de la terre. Il

peut se tromper aussi sur son estimation de l’arraisonnement, c'est-à-dire surévaluer ses

1 - Ibid. p. 33.

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178

capacités et ses moyens. C’est ce qu’on appelle une menace du destin qui présente un

danger pour l’homme dans son rapport à lui-même, et qui risque de passer à la chose en

masquant l’éclat et la puissance de la vérité.

Heidegger revient à la notion de Ge-stell (l’arraisonnement) qu’il rapproche de

Geschick (destin) et lui associe le Gefahr (danger). Il cite Heisenberg1, un personnage

significatif, qui a eu pleinement raison de faire remarquer que le réel ne peut se

présenter autrement car l’homme d’aujourd’hui, précisément, ne se rencontre plus nulle

part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son être2.

Dans un élan de pessimisme, Heidegger s’interroge si la vraie menace qui pèse sur

l’homme ne proviendrait pas des machines et des appareils de la technique, mais plutôt

de l’arraisonnement qui a déjà atteint l’homme dans son être. Dans ce cas, il risque de

ne plus pouvoir retrouver le dévoilement originel ni entendre l’appel de la vérité. Pour

ne pas sombrer dans le désespoir et éclairer de poésie le monde de la technique, il fait

appel à Hölderlin qui disait :

Mais, là où il-y-a danger, là aussi

Croît ce qui sauve3.

Sauver est un terme généralement utilisé pour prendre en main ce qui est menacé de

destruction, le mettre à l’abri pour qu’il puisse durer encore. Pour le poète, «sauver»

veut dire reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci de la façon la plus

propre. Si Hölderlin dit vrai, la domination de l’arraisonnement ne peut être le danger

qui masque la clarté, le dévoilement et le rayonnement de la vérité4 .

Si on veut aller plus loin dans l’explication du danger, il faut dire qu’il vient surtout du

fait que celui qui réfléchit la technique et celui qui la fabrique ne s’assoient pas à la

même table de travail ; ou pire, celui qui réfléchit l’application des résultats de la

technique ne connait rien de ses causes et de ses effets. C’est le chainon rompu qui

1 - Werner Karl Heisenberg (1901-1976) est un physicien allemand, prix Nobel en physique en 1932 et

l'un des fondateurs de la mécanique quantique. Il contribua au programme de développement de l'énergie atomique.

2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 35.

3 - Ibid. p. 38.

4 - Ibid. p. 38.

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déstabilise la chaine. Dans ce cas, l’arraisonnement n’abrite plus la technique et c’est là

le danger. Il faut donc retrouver le chemin qui mène vers l’essence de la technique car

c’est elle qui abrite la croissance de ce qui sauve.

Quand la chose croît, elle prend racine et se développe. Pour expliquer le passage du

danger à la croissance, Heidegger fait appel aux notions de « médiation » et de

« préparation » afin de mieux saisir les deux notions, «ce qui sauve» et « là où il-y-a

danger ». Puisque ce qui croît s’enracine, il faut aller le chercher dans sa profondeur.

Mais pour apercevoir ce qui sauve dans l’essence de la technique, il faut reconsidérer le

mot «essence» qui a été utilisé, jusque-là, dans sa signification courante. «Essence»

(Wesen) veut dire « ce que quelque chose est », c’est l’arbre pour le chêne, l’animal

pour le chat… Un terme commun, générique, universellement reconnu. Il va de même

pour l’essence de la technique où il ne s’agit pas de nommer une turbine ou un piston,

mais de trouver ce qui les réunit tous. Gestell ou arraisonnement ne désigne ni un

instrument, ni un appareil, ni même le concept général applicable à ces éléments ou à

ces «fonds». Même si un individu particulier qui conduit un tracteur ou un avion n’a

aucune importance dans l’essence de la technique, il rentre tout de même avec son rôle

particulier dans le destin commun du dévoilement. Ce destin commun est ce que

Heidegger a appelé le mode destinal, mais il n’est nullement la somme des modes

particuliers des éléments.

Le dévoilement et la technique sont interdépendants, car le destin de dévoilement est

l’essence de la technique, l’un ne peut continuer de durer que par rapport à l’autre.

Heidegger fait appel à Gœthe qui nous introduit dans ce qu’il appelle une « abstraction

mythique »1, et mettre un peu d’harmonie dans cette relation. Au lieu de parler de

fortwähren (continuer à durer, perdurer), Gœthe utilise le mot mystérieux de

fortgewären (continuer à accorder). Währen (durer) et Gewähren (accorder, octroyer)

sont proches et insinuent une harmonie inexprimée. Si, maintenant, nous réfléchissons,

mieux que nous ne l’avons fait, à ce qui proprement dure et est peut-être seul à durer,

nous pouvons dire alors que seul peut durer ce qui a été accordé et donné avec

consentement2. Ce n’est pas tout ce qui est dévoilé qui dure. Seul reste et fait partie de

1 - Ibid. p. 40-41.

2 - Ibid.

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l’essence de la technique, ce qui, au-delà de la technique et du dévoilement, se conçoit

dans l’harmonie.

Heidegger procède à un raisonnement dialectique pour déterminer les limites entre

l’essence de la technique et le destin d’une part, et entre le danger de la technique et ce

qui sauve d’autre part. L’essence de la technique est un destin qui engage l’homme. Ce

ne sont pas des conséquences individuelles, quand une invention rentre dans l’essence

de la technique, elle profite à tous les individus, même ceux qui n’ont rien inventé ou

partiellement participé. Mais elle peut représenter, en même temps, un danger pour tous

les hommes, un péril extrême pour l’être de l’homme et même pour le dévoilement

comme tel. Il est difficile de délimiter ce qui est profitable de ce qui est nuisible, surtout

sur le long terme, car la limite entre la sauvegarde, le dévoilement et le péril est mince

et difficile à cerner. Elle est aussi dans l’irrésistibilité du commettre et la retenue de ce

qui sauve, avec la possible tentation de passer de l’une à l’autre, leur évitement

réciproque est le secret de leur proximité.

Heidegger regarde la technique et retrouve l’espoir dans le regard et la dignité de

l’homme. Il dit : Nous regardons le danger que peut induire la technique et dans ce

regard, et non dans ce qu’il voit, nous percevons la croissance de ce qui sauve. Ainsi,

nous ne sommes pas encore sauvés, mais quelque chose en nous nous demande de rester

dans la lumière croissante de ce qui sauve1. Cela signifie qu’il ne faut jamais perdre de

vue la possibilité ou l’éventualité d’un danger extrême.

Il faut dire que la technè désignait autrefois la technique ainsi que la production du vrai,

du beau et toute forme de dévoilement qui produit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît.

Il n’y avait pas d’art en soi, qui se distinguait de la technique. L’art et la technique était

une seule et même chose et le dévoilement était unique et multiple à la fois, docile et

puissant dans la connaissance et la conservation. Tout allait dans le sens de la vérité de

l’être qui entourait l’homme.

Est-ce que les choses ont changé ? Oui, si l’on conçoit la technique en tant que résultat.

Mais au-delà de toutes les choses techniques, l’essence de la technique continue de

déployer son être dans l’avènement de la vérité. C’est pour ça que plus nous nous

1 - Ibid. p. 47.

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approchons du danger, et plus clairement les chemins menant vers «ce qui sauve»

commencent à s’éclairer, car l’interrogation est la piété de la pensée1.

Cette conclusion de Heidegger est extrêmement importante sur le plan philosophique,

quant à la réflexion de ce que devrait être le rapport à la technique demain, quand

l’actuel système aura implosé. Elle implique qu’il ne faut pas renoncer à la technique en

tant que telle, mais revoit l’espoir que l’homme a mis en elle qui l’a éloigné de la vérité

de l’être. L’homme devrait utiliser les techniques contemporaines pour revenir à un

rapport à la technique selon le modèle de la Grèce antique, une technique qui comporte

l’art, le beau, l’exact, le juste et l’utile. Pour vaincre le démiurge techniciste, il faut

refonder une esthétique en utilisant la technique elle-même, pour retrouver la beauté qui

est dans l’homme.

A travers la question de la technique, Heidegger a suivi le cheminement de la pensée de

l’homme pour mieux comprendre son développement, son évolution et se projeter dans

son avenir. En tant que tel, on peut soutenir qu’il aspire à construire un dialogue entre

l’homme et son propre destin. C’est un dialogue universel.

II. La question de la science

L’analyse à laquelle a été soumis l’esprit de la technique, Heidegger l’applique aussi à

l’esprit de la science, car la science est l’antécédent de la technique et la théorie qui l’a

engendrée, ce sans quoi la technique n’aurait pas eu lieu. Il est donc prévisible que

Heidegger s’en préoccupe, d’autant qu’il est utile de séparer l’aspect pratique de

l’aspect théorique et voir les implications de la science en soi.

La science se caractérise par la créativité, la qualité de la production de la technique

n’est que l’application du génie scientifique, même si le côté utilitaire tend parfois à

aliéner l’homme obnubilé par le besoin d’un avenir toujours plus confortable.

Le rôle de la science est de théoriser et expérimenter les choses pour améliorer et

faciliter leur aspect pratique. Pour aborder la réflexion du sujet, Heidegger commence 1 - Ibid. p. 48.

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par rapprocher la science de l’art, qui est, on l’a vu, le synonyme de la techné. Il rejette

l’idée commune qui réduit la science à une activité purement intellectuelle, notamment

la science fondamentale de l’Occident qui se considère comme une puissance à volonté

de domination. Il essaie aussi de transcender le côté pratique, tel qu’il l’a fait pour la

technique, pour parvenir à l’essence de la science, jusqu’à lui donner un aspect de

dévoilement, à l’image de l’alèthéia, permettant d’exposer la chose telle qu’elle est, en

mettant en évidence les aspects qu’elle partage avec la philosophie.

Il est vrai que la science a toujours existé. L’histoire a enregistré de grands noms de

l’Antiquité comme Hippocrate1 et du Moyen-âge comme Gerbert d’Aurillac

2 qui ont

révolutionné la vie de l’homme. C’est vrai aussi que les grandes découvertes

scientifiques qui ne sont pas de simples représentations ont contribué à améliorer la

condition humaine, mais ce n’est pas le résultat scientifique que Heidegger tente de

discuter ici, c’est plutôt la volonté de l’homme de savoir, de connaitre et de maitriser les

choses qui l’interpellent. Il parle de « situation » qui régit la science, tout en lui restant

cachée, une situation devant l’inconnu qui l’interpelle et le fait réagir. Il évoque

l’engrenage qui raccorde les sciences entre-elles de sorte qu’elles soient présentes

partout dans tous les domaines, derrière chaque organisation qui caractérise la vie de

l’homme. Ce qui signifie que même si les sciences fonctionnent par détails de spécialité,

il reste deux aspects qui les regroupent toutes : le premier est l’étonnement qui attire le

scientifique, au même titre que celui qui a attiré l’homme vers la philosophie au sens

large, le second est le lien qui rend toutes les sciences entre elles interdépendantes,

même si elles paraissent rigoureusement séparées. Ces aspects, Heidegger les intègre

dans l’être de la science, - ou doit-on dire l’essence de la science à l’instar de l’essence

de la technique -!

« Qu’est-ce que l’être de la science ? » Heidegger répond à priori que « la science est la

théorie du réel3. » Par cette définition, il désigne exclusivement le monde moderne où

1 - Hippocrate de Cos (460 Av. J.-C - 370 av. J.-C) est un philosophe et médecin grec considéré comme le

« père de la médecine ». Il a notamment fondé l'école de médecine hippocratique qui a révolutionné la profession médicale en en faisant une discipline à part entière. Il est aussi connu pour avoir institué des règles éthiques pour les médecins « Le serment d'Hippocrate ».

2 - Gerbert d'Aurillac (945-1003), dit le « savant Gerbert », ou le pape Sylvestre II, philosophe,

mathématicien et mécanicien. Il introduit en Occident la numération de position, les tables d'opérations et les chiffres arabes.

3 - Martin Heidegger: Essais et conférences, p. 51.

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les sciences sont indépendantes et jouissent de leur propre autonomie et liberté d’action,

étendant leur impact à toute la planète. Il conserve le Moyen-âge et l’antiquité loin de

cette définition-là, quand les sciences étaient intégrées à la philosophie.

Or, si l’homme veut méditer l’être de la science, il lui faut nécessairement retourner aux

origines, d’où a jailli le premier questionnement sur la nature. Ce qui a été pensé dans

les textes anciens, même sous forme de poésie, est encore présent dans la science

d’aujourd’hui et reste implicite à ce réel ainsi défini. Pour expliquer ces propos, il fait

appel à un vieux terme allemand Das Wirkliche (le réel) 1

, mais qui veut dire aussi

« remplir » ou « réaliser », remplir la vie ou l’environnement de celui qui œuvre. Le

sens premier du « œuvrer » qui signifie « faire », « travailler » ou encore « poser »,

l’attire. Il évite par contre « fabriquer » (Wirken) qui ne suppose pas exclusivement un

travail humain, car toute forme d’apparition des choses en soi est Wirken (un fait),

même sorti d’une machine, c’est un « être-là-devant».

Heidegger est gêné car ce terme Wirken qui a un sens assez pauvre et ne prête pas à une

multitude d’explication, lui qui n’aime pas rester prisonnier des mots. Pour ce libérer, il

le rapproche de Anwesen (présence) et de Wesen, car c’est l’être lui-même qui fait

référence à la présence. Il rappelle aussi la notion de Währen qui veut dire demeurer ou

durer. La fusion de tous ces termes fait admettre Wirken dans la permanence, la non-

occultation et le non-caché, le rapprochant de la riche consistance lexicale grecque ; ce

que Aristote compare à l’accomplissement, qui va même au-delà de la causa efficiens.

Heidegger revient à la « théorie du réel », car le mot réel ou réalité a aussi connu une

longue évolution et beaucoup de transformations. Il est passé de « fait » à « certitude »,

et se modifie encore pour parvenir à désigner une simple apparence, en face de la notion

de vérité qui est plus riche de sens. Certes, la présence est toujours évidente en lui, mais

il n’est plus qu’un objet présent, ce qui est différent de l’époque grecque ou médiévale

où le réel de l’objet se confond avec sa vérité dans un contenu scientifique intégré à la

philosophie.

Il reste à s’interroger sur la relation entre le « réel » et la « théorie » que regroupe la

définition introductive. Déjà chez les Grecs, la théorie, fort importante, supposait la pure

relation à la chose, une relation au-delà du matériel dans le sens exclusif de l’alèthéia

1 - Ibid. p. 53.

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qui signifie vérité, ou Wahrheit en allemand. Cette théorie, il la définit la théorie comme

la gardienne de la vérité1. Mais l’être de la théorie reste voilé : en disant la théorie de la

relativité par exemple, la vérité de la relativité est garantie par sa théorisation, mais on

ne met pas en exergue la théorie elle-même. C’est pour cela que quand on dit que « la

science moderne est la théorie du réel », il y a risque de confusion. La théorie, qui est

par définition théorique et en plus voilée, dévoile la science qui s’occupe du sensible.

Heidegger souligne que cette distinction est récente. Elle ne se présentait pas de la sorte

dans les définitions anciennes de la philosophie. Elle est devenue évidente dans la

science moderne parce que cette dernière définit le réel comme quelque chose de

pratique, palpable, dont l’objectif est d’intervenir sur les choses dans leur alternance et

leur changement. Elle veut le soumettre à une objectivité, à une constance, à une

stabilité alors qu’il se définit d’abord par sa présence, son activité et son mouvement.

Heidegger, fidèle à ses principes de base et ses préférences méthodologiques, rappelle

que la science moderne a besoin, pour suivre le réel à la trace, d’un processus et d’une

méthode. Max Planck2 qui parlait d’un réel mesurable, a fait appel à un système de

calcul – au sens large au-delà des opérations mathématiques à proprement parler–. Tout

comme Galilée affirmait, dans le même sens, que «le grand livre de la nature est écrit en

langage mathématique3». Ce besoin de précision, qui s’est élargi avec la modernité,

exige de la science de compartimenter ses domaines d’intervention par spécialités, la

spécialisation étant une des caractéristiques des sciences modernes qui sont obligées

d’aller de plus en plus dans le détail de précision par la fragmentation du réel.

Mais Heidegger ne voit pas ce morcellement du réel comme une défaillance scientifique

qui porterait atteinte à la vie de l’homme moderne ou à son intégrité, c’est simplement

ce qui caractérise l’évolution de la science. En plus, cette évolution n’a pas rigidifié le

rapport à la science, au contraire la science devient moins rigoureuse et plus maniable. Il

donne des exemples de physique où la nature se présente comme un ensemble de

1 - Ibid. p. 59.

2 - Max Planck (1858 -1947) est un physicien allemand et l'un des fondateurs de la mécanique

quantique. Il est lauréat du prix Nobel de physique en 1918 pour ses travaux sur la théorie des Quanta.

3 - Galileo Galilei, Il Saggiatore; traduction française de Christiane Chauviré, L'Essayeur, Les Belles-

Lettres, Paris, 1980 ; in : Alliage, « La nature prise à la lettre » Jean-Marc Lévy-Leblond, n° 37-38, 1998.

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mouvements dans les corps matériels coordonnés. C’est donc sur le mouvement, la

coordination entre les éléments et leur organisation que se joue la recherche. Ce qui

rend le résultat incertain et indéfinissable à priori, alors que dans la science classique où

les choses étaient regardées dans leur ensemble, les résultats étaient prédéfinis. Ceci

veut dire surtout que la théorie qui suit à la trace le réel ne suppose nullement une

exactitude de résultat, donnant lieu à l’expérimentation, à la marge d’erreurs et à

d’autres précautions d’usage. C’est la cohérence, la coordination et la concordance de

l’ensemble qui garantissent un fort taux de fiabilité, en plus de l’ouverture à la

possibilité de s’améliorer.

Tout comme la théorie de la technique, l’objectivité ne signifie pas l’exactitude, c’est

plutôt une permanence de fonds, un « arraisonnement ». Le changement qui est survenu

dans le passage à la science moderne s’exprime dans la conception d’une nouvelle

forme de relation entre le sujet et l’objet. Alors que dans la relation précédente,

l’homme absorbait l’objet de la science, nous nous retrouvons là devant un

« arraisonnement » qui transcende les deux.

Heidegger va jusqu’à dire que la théorie arrête le réel1, dans le sens où elle le fixe dans

un domaine comme objet d’étude, elle l’extrait ainsi à son espace naturel. Bien sûr, cette

objectivation reste dépendante de la nature présente, mais l’homme moderne n’est plus

entrain de suivre l’évolution du phénomène naturel dans son milieu initial au bon

vouloir de la nature. Il le provoque, il le déplace, il le fixe, et s’attend à un résultat, issu

de manipulations, qui pourrait être tant surprenant qu’inattendu. La théorie ne passe pas

outre la nature, ne la contourne pas, parce qu’elle n’est pas à même de la cerner dans

son ensemble, mais elle la surpasse. Ceci garantit au moins la pérennité de la réflexion

et de la recherche scientifique.

Pour donner des exemples concrets, Heidegger fait appel aux mathématiques, à la

physique, aux sciences naturelles et à la psychiatrie. Si les trois premières se justifient

par leur exactitude, la psychiatrie concerne l’homme, c’est une science expérimentale

qui fait référence à l’existence de l’homme, au Dasein. Il s’en sert pour expliquer que

l’objet de la science a toujours un aspect incontournable. Il fait aussi référence à

l’histoire, un exemple idéal pour montrer cet aspect incontournable. Tout comme il

aborde la question du langage qui, malgré ses différentes spécialités, n’atteint pas la

1 - Martin Heidegger: Essais et conférences, p. 51.

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totale objectivité et conserve toujours une partie obscure et incontournable. Cette

incontournabilité qui régit l’être de toutes les sciences, constitue la part que nulle

science ne peut découvrir car l’incontournable dans une science dite n’est pas soumis

aux règles ou au langage de cette science même. Les sciences sont incapables de se

présenter d’elles-mêmes ou s’auto-évaluer avec leurs propres outils d’intervention.

Cette attention à ce qui est inapparent, insoupçonnable, incontournable et qui mérite

qu’on s’interroge à son sujet, c’est l’être de la science. Heidegger l’appelle aussi « un

retour au pays natal1 ». Il parle d’un chemin à emprunter pour rentrer dans le sens, d’en

prendre conscience et même de méditer la question. Cette présentation n’est pas

aléatoire, ce sont des niveaux de compréhension ou des étapes d’accès à la

connaissance. La prise de conscience est en dessous de la méditation, mais elle en est

l’accès, elle balise le chemin. Avec cela, il veut arriver à un niveau suprême de la

réflexion, qui n’est autre que la philosophie, car elle seule peut transcender les sciences

et l’incontournable qui est en elles, pour reposer la question : où va la science moderne

aujourd’hui ?

L’intervention de la philosophie est nécessaire, surtout qu’un peu plus loin, dans Essais

et conférences, il dit que la science ne pense pas2. Cette déclaration n’est pas sans

conséquences, elle va partager les débats dans les espaces de la philosophie. Il y a ceux

qui, comme lui, voient dans la science l’exécutant d’une situation donnée, car sa

démarche et ses moyens n’ont pas été créés dans le but de poser des questions mais

plutôt celui de trouver des réponses. Cette particularité lui donne la possibilité

d’affronter des domaines où le philosophe ne peut s’aventurer ; et ceux qui sont outrés à

l’idée que le scientifique ne soit pas un penseur, ceux-ci n’admettent pas la définition

heideggérienne de la notion de « penser ». C’est ce qui va engendrer une réflexion

nécessaire sur ce que signifie « penser ».

Même si cette expression « La science ne pense pas » a d’abord fait scandale, les

découvertes scientifiques de ces dernières décennies ont donné raison à Heidegger.. Elle

a été prononcée en réponse au courant moderniste techniciste qui soutenait que la

philosophie peut être une science. Sa réponse, qui ne s’est pas fait attendre, est claire et

définitive, la science a certes des méthodes qui lui permettent d’avancer et d’assurer son

1 - Ibid. p. 76.

2 - Ibid. p. 157.

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chemin en prenant en compte un sujet particulier dans une direction précise, mais c’est à

la philosophie de prendre en compte l’étant dans son ensemble, intégrant la science et la

technique ainsi que leurs méthodes, l’orientation ou la direction qu’elles se déterminent

et le but qu’elles se fixent. La philosophie prend aussi en compte toutes autres

réflexions sur l’univers. Tout doit être sous la responsabilité et le contrôle fédérateur de

la philosophie qui est garante du vrai et la responsabilité de l’homme qui est chargé de

l’expérience du beau. En pensant l'art comme sensibilité de l’homme, Heidegger crée un

pont pour relier l'intelligible au sensible par la présence de l’un dans l’autre. D’après

Kant, en effet, l'art est le premier stade de l'esprit absolu, révélateur de la vérité et du

dévoilement de l'être.

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CHAPITRE SIXIEME

DEVOILEMENT ET VERITE CHEZ HEIDEGGER

I. La vérité dans la question de l’être

Pour parvenir à reposer la question de l’être dans ses limites conceptuelles et

philosophiques, Heidegger a d’abord remis en cause plusieurs problématiques : la

question méthodologique, la déconstruction de la métaphysique, la délimitation de

l’impact de la technique et de la science et l’interrogation du sens profond de

l’humanisme et de l’existentialisme. Il veut démontrer une entreprise, fort délicate qui

véhicule deux objectifs de base : il s’agit de revenir au « penser » telle que la

philosophie le conçoit et parvenir à la vérité par le dévoilement pour redécouvrir l’être

et l’être de l’homme.

D’apparence, la vérité est évidente pour tous. Elle englobe ce qui fait appel au bon sens

et exprime ce qui est. L’expression « c’est vrai! » expose un point de vue juste, tout ce

qui est vrai s’oppose au faux par éthique. Pourquoi alors, devant une telle évidence, la

philosophie a-t-elle besoin de s’incliner pour rendre complexe ce qui paraît si simple?

La question de la vérité est fondamentale pour la philosophie et tous les philosophes ont

un avis la dessus. Pour cela, Heidegger la place dans un rapport étroit à l’être et à la

liberté de l’homme mais il la fonde sur la compréhension et la connaissance. Cette

relation est capitale, même si elle n’est pas toujours évidente1 car ce qui se voit nous fait

souvent oublier ce qui est. De même qu’on se laisse fasciner par l’étant et on oublie

1 - Cette problématique, constituant un chapitre de Questions I et II, de la page 161 à 194, sur L'essence

de la vérité, a été développée sous forme d'une conférence publique, en 1930 à Brème, Marbourg-sur-Lahn et Freiburg-en-Brisgau, et en 1932 à Dresde.

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l’être, on oublie aussi que, derrière la vérité classique qui regroupe des formes de vérités

relatives, il-y-a la vérité originaire ou la vérité ontologique qui consiste tout simplement

en l’apparition des choses en soi par le dévoilement pour rendre possible toutes les

autres.

Pour distinguer ces deux niveaux de vérité, Heidegger remet en cause la notion de vérité

telle qu’elle se présente dans toute la tradition philosophique, s’interrogeant sur

l’apparence ontique de la vérité fondée sur le primat du jugement par rapport à la vérité

ontologique fondée sur le dévoilement qui s'exprime par une adéquation de la

connaissance au réel. Il remonte aux premiers présocratiques, le moment où la notion de

vérité exprime un surgissement de la chose de son retrait vers le dévoilement. Elle

s’inscrit ainsi dans une naissance et non dans une opposition. Mais le processus de

changement du concept a commencé très tôt à prendre une forme duelle. Chez Platon et

Aristote, la vérité était déjà de l’ordre de la pensée et de l’intelligence1 s’opposant ainsi

au monde de la matière, alors que le Moyen-âge oppose pleinement le monde du vrai au

monde du réel, invoquant le jugement pour distinguer le monde comme il se voit du

monde comme il est. Le concept a ensuite évoluer vers des sens plus techniques en

parlant de vérité subjective et de vérité objective, ou de vérité et mensonge, avant de

parvenir à plusieurs formes de vérités comme la vérité formelle, la vérité métaphysique,

la vérité scientifique et la vérité mathématique ou analytique. Ainsi, après maintes

transformations, la vérité acquiert le sens de la certitude avec beaucoup de compromis.

Pour Dantier, « pensée comme un accord entre deux termes, la vérité verse dans un

empirisme latent comme chez Aristote, ou dans un idéalisme de constitution comme

chez Kant. Dans un cas, l'être prime le connaître et la vérité ne consiste alors qu'à

séparer ou à unir ce qui est effectivement uni ou séparé dans la réalité; dans l'autre, la

pensée rend possible le vrai en se conformant à ses objets. Dans les deux doctrines, la

vérité comme manifestation de l'étant dans l'être est oubliée2 ».

Bernard Dantier, sociologue et spécialiste en méthodologie, explique que pour Martin

Heidegger la vérité requiert pour fondement l’expérience existentielle de l’homme

comme sujet qui s’ouvre à ce qu’il rencontre c'est-à-dire son objet d’étude. L’homme

1 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 178-179.

2 - Bernard Dantier : Martin Heidegger, le monde, la connaissance et le comportement humain, texte

numérique, p. 1, (2005).

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s’ouvre à l’étant dans sa totalité pour que ce dernier à son tour s’ouvre à lui-même.

C’est seulement en toute liberté que l’homme se donne à la vérité à partir de ce que lui

propose l’étant, pour parvenir aux étapes de dévoilement, de façon progressive. En clair,

le Dasein, qui veut découvrir la vérité de la chose ou de l’étant, doit se sacrifier,

consacrer son temps, son savoir, sa disponibilité et accepter toutes les contraintes pour

mener à bien son travail de réflexion et de recherche1.

Ainsi, chaque chose est un mystère qui nécessite un dévoilement et pour Heidegger le

dévoilement se matérialise dans les objets et se constate dans le progrès qui rapproche la

pensée humaine de la vérité. Les choses cachées sont sujettes à la non-vérité, ce n’est

pas un mensonge, juste une absence de connaissance. Tous les étants, l’homme y

compris, naissent du mystère du monde, de l’existence, et sont ainsi sujets à la

méconnaissance. Mais l’objectif de l’homme est la connaissance parce qu’il veut reculer

le mystère en dévoilant les choses-mêmes. La science et la technique ne pensent pas

mais elles sont dans l’engrenage de la connaissance de la pensée pour tout savoir.

Heidegger reconnait une étape d’errance qui précède la connaissance de la vérité,

l’homme a déjà des acquis qu’il ne sait pas encore utiliser, il fait alors confiance à la

métaphysique, à la science et à la technique qui vont donner à ses efforts un sens

scientifiquement vrai mais ontologiquement faux. Cette différence ontologique

consubstantielle se retrouve dans la différence entre le résultat scientifique et l’essence

de la vérité.

Quand Heidegger s'interroge sur l'essence de la vérité, ce n'est pas dans le but de savoir

si la vérité est une vérité d'expérience pratique, d’une conjonction économique, d'une

réflexion technique, d'une sagesse politique ou encore de la recherche scientifique, de la

création artistique, de la méditation philosophique ou de la foi religieuse. Au contraire,

il s’écarte de tout cela et porte son regard sur ce qui caractérise toute vérité en tant que

telle. Il ne s’agit pas de se perdre dans la question de l'essence au nom d'un universel

abstrait, ni de chercher absolument appui dans le réel, mais plutôt d’éloigner la

confusion des opinions et des calculs pour tendre vers la vérité ontologique, à partir

d’une pensée enracinée dans la réalité et tournée vers elle.

Dans le rapport entre la vérité et le réel, c’est une question de bon sens qui s’exprime

pour soutenir les exigences immédiates, un sens commun qui a sa nécessité propre et se

1 - Ibid. p. 3.

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réclame de l’évidence. Mais pour dire « évidence », Heidegger utilise de terme

Selbstverstândlichkeit1 qui ne fait pas honneur au Dasein, il le plonge plutôt dans son

quotidien chargé de ses prétentions et de ses critiques. Mais il est rassurant et met

l’homme en relation avec l'expérience de la vie et lui évite les grandes questions.

La recherche de la vérité montre à l’homme sa position, où il en est par rapport au

monde où il vit, parce que la vérité a plusieurs niveaux. Ce qui consiste à désigner le

vrai comme vrai, c'est-à-dire conforme au réel qui s’oppose au faux et à l’irréel.

Voulant ainsi cerner le concept de vérité, Heidegger discute toutes les notions qui

s’apparentent au vrai, positivement ou négativement, en passant par un tamisage

linguistique, parce que cette notion si noble est tellement galvaudée qu’elle en arrive à

un sens multiple. Pour se faire comprendre, il prend l’exemple de l’or qui peut être pur

ou impur, authentique ou inauthentique, vrai ou faux.

L’exemple de l’or n’est pas anodin. L’or est pur et noble mais maniable, il peut se

mélanger avec pas mal d’autres éléments qui altèrent sa pureté pendant qu’il hausse de

leur valeur comme le cuivre doré. Ainsi, « la chose est en accord avec ce qu'elle est

estimée être » (Stimmt)2. Au-delà des éléments, un énoncé est vrai lorsque ce qu'il

signifie et exprime se trouve en accord avec la chose dont il juge. Ici, on n’évalue pas la

chose mais le jugement sur la chose. Est-ce un détour volontaire que Heidegger a fait

pour revenir à Satz, un terme qui lui est visiblement important pour arriver à la

« vérité ». Satz veut dire « position » mais aussi « harmonie », « accord » et

« concordance » entre ce qui est signifié par l'énoncé et la chose. Ceci nous éloigne un

peu du sujet de la vérité, mais pour tendre vers la définition traditionnelle de son

essence qui répond à ce double sens qui est l'adéquation de la chose à la connaissance.

Mais cela peut aussi vouloir dire que la vérité est l'adéquation de la connaissance à la

chose3.

Pour compléter le sens de la vérité, Heidegger ne peut négliger les époques antérieures,

faisant cette fois-ci halte au Moyen-âge : saint Thomas d’Aquin et Heidegger et la

1 - Le terme allemand de Selbstverstândlichkeit comporte une nuance nettement péjorative, qu'il

n'exprime pas en français. Heidegger l'emploie toujours pour désigner les évidences prétendues associées à l'incapacité du sens commun à poser un problème authentique.

2 - Stimmt : expression en réalité intraduisible, mais dont le traducteur rend le sens compréhensible par

la périphrase de « la chose est en accord avec ce qu'elle est estimée être ». In : Questions I, p. 164.

3 - Martin Heidegger : Questions I, p. 165.

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notion de Veritas1 qui découle de l'idée théologique selon quoi les choses, dans leur

essence et leur existence, sont créées en adéquation à l'idée conçue préalablement par

l'esprit de Dieu (l’intellectus divinum). L’homme (l'intellectus humanus) est créé pour

être en adéquation avec l’idée de Dieu. Veritas dans ce cas veut dire la « concordance »

entre les créatures et le Créateur, dans une harmonie (Stimmen) que détermine l'ordre de

la création2.

Dans une extrapolation contemporaine, Heidegger propose de détacher l’idée de

création. Ainsi, l’ordre des choses peut se retrouver en concordance avec l'ordre du

monde, car il y a dans le monde un ordre logique, mathématique, universel, qui dépasse

la notion de vérité de jugement pour une conformité qui parvient à réfléchir la vérité

dans son essence. Mais cette définition de Veritas n'exprime pas encore la pensée

transcendantale, puisqu’il faudrait attendre Kant qui rattachera son sens à la chose en

soi, au noumène.

Dans tous les cas, Heidegger affirme à la notion de concordance une multitude de sens.

Quand il-y-a ressemblance entre deux choses, il-y-a concordance par l'identité de leur

aspect, et si on parle d’une de ces deux choses, il-y-a concordance de l'énoncé avec la

chose.

Mais la chose est matérielle et a une forme alors que l’énoncé n'est aucunement

matériel, n’a pas d’aspect, et n’occupe aucun espace. Or, deux choses de nature

dissemblable ne peuvent être identiques. Heidegger fait alors appel à la notion

d'adéquation qui détermine la nature d’une relation entre deux sujets différents

(l’énoncé et la chose). Pour montrer comment l'énoncé relatif à la chose s’exprime sur

elle telle qu'elle est, il fait intervenir le terme « apprésenter » dans le sens de «rendre

présent» (vorstellen). La chose «apprésente» l’énoncé, elle lui donne l’occasion d’être,

d’être présent. «Apprésenter» signifie textuellement « laisser surgir » ou « laisser

apparaitre ». L’énoncé s’ouvre à nous, nous permettant de constater son existence en

nous donnant l’occasion de rencontrer la chose; et celle-ci, tout en restant elle-même, se

manifeste son sens à travers lui.

1 - Bertrand Brioux : La notion de vérité chez Heidegger et saint Thomas d'Aquin, in : « Saint Thomas

d'Aquin aujourd'hui », Recherches de Philosophie, Bruges : 1963, p. 198.

2 - Martin Heidegger : Questions I et II, p. 166.

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Heidegger distingue aussi entre l’apprésentation de l’homme et celle d’une chose. Dans

le premier cas, le Dasein est l’auteur de l’énoncé qui parle de lui, il tend à se rendre lui-

même manifeste, ce qui l’implique dans un travail sur soi. Dans un énoncé sur la chose,

l’énoncé doit rendre manifeste un étant que le Dasein tend à mettre en exergue tel qu'il

est. Dans ce cas, il (le Dasein) s’installe dans un rapport de conformité, où il construit

un rapport entre l’énoncé et la chose, qui tend vers la vérité. Ce qui le rapproche de

l’être parce qu’il est l’auteur qui permet à l’énoncé de s’ouvrir au monde. L’homme est

le seul qui a le pouvoir d’exprimer le sens de chaque chose et de la projeter dans le

monde1. Il est aussi le seul qui parvient, en plus des sens particuliers, à donner un sens

global et à projeter les choses dans une interaction qui rend possible l'apparition de tout

étant dans un horizon de compréhension anticipative globale2.

Ses possibilités de rapport au monde fondent l'accomplissement de la relation de l'Être

aux choses, où l’homme est l’interface. C’est par lui que s’exprime le sens de l'Être, qui

n’est autre que le reflet de la vérité de l'Être, deux faces d'un seul et même phénomène3.

Heidegger fait aussi intervenir la notion de Ermöglichung (possibilisation), qui fait suite

à la « concordance » et à la « conformité » entre la chose et le sens de l’énoncé qui se

rapporte à elle. Cette conformité intrinsèquement possible se fonde sur la liberté, car

celui qui agit doit être libre pour pouvoir accomplir cette action. Il ne s’agit pas d’une

liberté abstraite dans le sens de l’absolu, c’est plutôt une liberté originaire, une liberté

d’essence, qui s’exprime par un esprit libre, même si dans les fait elle viendrait à

manquer.

Pourtant, dans le comportement humain, supposé libre par essence, on constate

plusieurs situations qui s’opposent à la vérité du Dasein. Heidegger cite la fausseté et

l'hypocrisie, le mensonge et la tromperie, l'illusion et l'apparence, en un mot tous les

vices qui sont des attributs humains. L’homme a la possibilité d’identifier et de cerner

ces modes de non-vérité dans son comportement. Par conséquent, il peut les éloigner de

l’essence de la vérité. La non-vérité, d’origine humaine, ne fait que confirmer que

l'essence de la vérité en soi peut régner au-dessus du commun en faisant appel au savoir

1 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 67.

2 - Martin Heidegger: Qu’est-ce que la métaphysique? p. 16.

3 - Bertrand Brioux : La notion de vérité chez Heidegger et saint Thomas d'Aquin, p. 202.

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de l’homme lui-même, au-delà de ses problèmes quotidiens qui le poussent souvent

dans la non-vérité1.

Le fait d’établir une relation entre l’essence de la vérité et la liberté de l’homme peut

ébranler les préjugés classiques qui ont tendance à extraire la vérité pure du

comportement humain sujet à l’erreur et au mensonge. Heidegger essaie alors

d’expliquer l’essence de la vérité en appelant à l’essence de la liberté. La réflexion sur

un lien essentiel entre les deux notions conduit tout droit à la problématique de l'essence

de l'homme selon une perspective qui va garantir l'expérience d'un fondement2 caché du

Dasein. Une réflexion qui mène là où l'essence de la vérité s'épanouit de façon

originelle3. Pour Heidegger, la liberté de l’homme tire sa propre essence de l'essence de

la vérité universelle.

Dans les faits, c’est moins évident et le chemin est long. La liberté a d'abord été

déterminée à l'égard de ce qui est manifeste au sein de l’apparent, de l’évident, que

Heidegger appelle l’ouvert : l’énoncé ouvre la chose manifeste et lui donne un nom ou

un sens, une étymologie. Jusque-là, l’énoncé est dans l’apparent, laissant l'étant être ce

qu'il est. « Laisser-être », un terme sur lequel le philosophe s’attarde. D’habitude, on

parle de «laisser» lorsqu’on s’abstient d'un travail projeté, c’est dans le sens de renoncer

à quelque chose, cesser de s’en préoccuper. C’est un sens négatif qui exprime une

indifférence ou même une omission devant un travail, un renoncement. Pourtant, le

«laisser-être» de l'étant ne vise ni l'omission ni l'indifférence. Au contraire, « laisser-

être » signifie, ici, « s'adonner à l'étant ». Plus que manier, conserver, prendre soin, ou

organiser l'étant rencontré, « laisser-être l'étant » veut dire se livrer à lui pour qu’il

puisse à son tour apporter du sens et du contenu. Il a le sens de «dévoilement qui

comprend le fait de repenser plus originellement la notion courante de vérité comme

conformité de l'énoncé avec le sens, ce qui tend vers le caractère d'être dévoilé

(Entborgenheit) à partir de l’acte de dévoilement de l'étant lui-même (Entbergung)4. »

1 - Martin Heidegger : Questions I et II, p. 172-174.

2 - Wesensgrund, qui signifie littéralement «fondement essentiel», est traduit ici par «fondement», afin

d'éviter le pléonasme d'essentiel et d'essence.

3 - Martin Heidegger : Questions I et II, p. 174.

4 - Initialement, ce paragraphe comporte plusieurs mots allemands de même racine qui nécessitent des

équivalents français qui sont difficiles à mettre ensemble dans une traduction : das Unverborgene (le non-voilé); die Unverborgenheit (le non-voilement); die Entbergung (le dévoilement ou l'acte de

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Le caractère de « dévoiler » consiste à marquer un recul devant l'étant afin qu'il se

manifeste, par lui-même, en ce qu'il est et comme il est, en toute liberté, de sorte que

l'adéquation ou la concordance puisse prendre mesure sur lui. Pareil laisser-être signifie

que le Dasein s’expose aussi à l'étant comme tel et qu’il transpose dans l'ouvert tout son

comportement.

Heidegger s’arrête sur le terme « ex-poser » qui signifie faire sortir vers l’extérieur,

extérioriser. Cette ex-position assure la liberté de l’homme, parce que l’étant aussi est

dans la dimension d’une liberté qui s’exprime par son laisser-être. L'essence de la

liberté de l’homme, vue à la lumière de l'essence de la vérité, apparaît donc ici comme

son ex-position à l'étant 1. Cette adéquation est singulière, elle ne demande pas à

l’homme de comprendre l’étant, elle lui propose plutôt de se livrer à lui pour que l’étant

s’ouvre à lui à son tour. C’est comme si l’homme qui veut comprendre l’étant a besoin

de se comprendre d’abord et d’admettre que l’étant peut s’exprimer sur lui-même. Son

énoncé relève de ce que l’étant lui livrera en toute liberté, car c’est aussi de la liberté de

l’étant qu’il s’agit. La liberté est le fait de s'abandonner à l'étant comme tel par le

dévoilement.

L’homme n’est pas le propriétaire de la liberté, il ne l’a pas acquise de façon

permanente et définitive, il exprime sa liberté par l’acte de se libérer continuellement, il

découvre les étants et lui-même en situation de « laisser-être », tout comme il est

habilité à construire une relation avec l'étant sur quoi se fonde et se dessine toute

l’histoire. Il est historique et les étants n'ont pas d'histoire. Quand il dévoile les étants, il

construit son histoire, ce dévoilement de l'étant le rapproche de l’essence de la vérité.

Donc, l'homme est historique, il a une liberté qui constitue l’essence de sa vérité et son

comportement est un laisser-être. Tout en laissant être l'étant, il va l’influencer, le

modifier voire le transformer et changer son apparence. C’est comme ça qu’il affirme sa

puissance vis-à-vis de lui. Mais s’il modifie l’étant, il le fait rentrer dans une situation

de non-vérité, ce qui est paradoxal, car s’il agit sur le cours des choses, il sera lui-même

dans la non-vérité, et par conséquent dénué de liberté2.

dévoiler) ; die Entborgenheit (le caractère d'être dévoilé). Plus loin on trouve aussi : die Verbergung (la dissimulation) et die Verborgenheit (l'obnubilation)… In : Questions I - II, p. 170-175.

1 - Martin Heidegger: Questions I - II, p. 175.

2 - Ibid. p. 175-177.

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196

Ce n’est pas une déchéance que de modifier les choses en les influençant. Au contraire,

l’homme doué de sentiment s’adonne au plaisir de découvrir autrement l’étant, un

comportement ouvert que Heidegger appelle de « relation de liberté », fondé sur un

accord affectif qui libère l’étant. Le philosophe élève cette relation entre l’homme et la

chose à un niveau spirituel, en utilisant même le terme de « révélation », où l'étant

révélé à l’homme, peut s'affirmer de manière essentielle1.

Heidegger fait référence à des termes qui expriment le refus de dévoilement ou la non-

vérité comme la dissimulation ou l’obnubilation. Le désir de dévoiler vient en effet de

ce qui est voilé à la base, il se fonde sur le désir de l’homme de contrecarrer toutes les

formes de non-vérité qui sont de fait, plus anciennes que le laisser-être lui-même2.

En tant qu'il existe, le Dasein constitue déjà un premier mystère. Il est dans un état de

non-dévoilement, de non-vérité et de non-essence. Sa vie est un mystère, une énigme

dans le non-éclairci, l'indécis et le douteux. Mais même tourné vers le quotidien, son

état va le conduire au désir de dévoilement, de découverte, de révélation, car la non-

essence est liée à l'essence qui fait qu’il ne reste jamais dans l'indifférente pour toujours.

Certes, la doxa et l’opinion commune veulent le maintenir dans le quotidien et le refus

de voir clair, mais il finit toujours par aller vers le questionnement.

Dans son premier état, l’homme ne cherche pas le sens profond de son existence, il

ignore même qu’il peut avoir un mystère. C’est un état d’errance ordinaire qui fait partie

de sa constitution intime en tant qu’être-jeté, car il est toujours déjà dans l'errance où il

se meut. Et toute action de connaissance sera pour lui une tentative de dépasser cet état

d’errance auquel il est abandonné en tant qu’homme historique, comme un espace de

jeu où son existence insistante s'oublie elle-même.

L’expression comportementale de l’errance est l’erreur qui s’exprime par les méprises,

les bévues et les mécomptes les plus ordinaires, jusqu'aux égarements, attitudes et

décisions essentielles chez l’homme quand il juge mal ou quand il connait les choses de

façon superficielle. C’est, selon Heidegger, une situation ordinaire, normale et

inévitable dans la vie, car l'humanité se meut dans l’errance jusqu’à parvenir à une

composante essentielle de l'ouverture du Dasein. C’est une errance nécessaire qui

1 - Ibid. p. 180.

2 - Ibid. p. 182.

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contribue à faire naître la possibilité de reconnaître le mystère. Mais l’homme peut

parfois succomber pas à la menace de l’ignorance qui est plus simple à vivre, il risque

alors de vouloir ne pas sortir de la facilité de l’errance.

Pa railleurs, la dissimulation, l'obnubilation et l'errance appartiennent à l'essence

originaire de la vérité dont découle la liberté. Ils s’inscrivent, comme le dévoilement de

l’étant dans son le projet de vie de l’homme. Heidegger appelle ce moment de passer de

l’errance à l’essence de la vérité l’ouvert car c’est un moment qui ouvre l’homme à

l’accomplissement du laisser-être de la découverte de la vérité, quand l'acceptation

résolue du mystère commence à s'accomplir au sein de l'errance aperçue, comme telle1.

D’après Heidegger, le fait que la question de l'essence de la vérité se pose dans son

originalité radicale, quand l’homme parvient au dévoilement où s'imbrique l'essence de

la vérité et la vérité de l'essence qui se dévoile aussi, arrive à la question de l’être. Elle

n’a pas changé depuis Platon, celle-là même qu’il renvoyait au monde des idées. Elle

s’est développée avec la pensée humaine, à travers l’histoire, au-delà des impacts de la

métaphysique. Cette pensée où se fait la libération de l'homme qui fonde l'histoire et lui

permet d’accéder à la parole. C’est en elle qu’on trouve le début de la philosophie et de

la domination expresse du sens commun. Ce qui donne à l’homme cette possibilité

extraordinaire de dévoiler les choses et d’aller à la découverte de l’être de l’étant.

Questionner le sens commun afin de parvenir à l’interrogation philosophique est pour

Heidegger une vraie agression qui recherche l'évidence, en attendant le Dasein. La

question existe depuis l’allégorie de la caverne de Platon, elle montre comment

l’homme peut accéder à la connaissance et la difficulté de la transmettre. Mais Platon ne

dit pas ce qui incite l’humain à la connaissance, est-ce la motivation d’une cause interne

ou le contact avec le monde extérieur, alors que Socrate place simplement cette cause à

l’intérieur de l’homme dans une mémoire oubliée. Kant, lui, va soupçonner une détresse

intérieure de la pensée qui pousse l’homme à la recherche d’une explication dans le

monde extérieur : « Nous voyons ici la philosophie placée dans une situation critique : il

faut qu'elle trouve une position ferme sans avoir, ni dans le ciel ni sur terre, de point

d'attache ou de point d'appui. Il faut que la philosophie manifeste sa pureté, en se faisant

la gardienne de ses propres lois2». Mais même s’il sort la connaissance de l’intérieur de

1 - Ibid. p. 189.

2 - Emmanuel Kant : Fondement de la métaphysique des mœurs ; p. 145, in : Questions I - II, p. 190.

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l’homme au monde extérieur, le regard kantien reste tout aussi teinté de métaphysique.

C’est Marx qui va libérer l’humain, le fondre dans son action en lui donnant la capacité

ou la possibilité de changer le monde. L'essence première et fondamentale de la vérité

se rapproche enfin de l’essence de l’homme tout comme l'interrogation philosophique se

pose en sa gardienne. Sous le concept d'essence, la philosophie pense l'Être en

reconnaissant comme fondement le laisser-être de l’étant situant d'emblée l'origine de

l'essence de ce fondement dans l’homme dont l'errance se dissimule ou se dépasse.

II. Penser et agir

Dans ce rapport à la vérité, Heidegger s’interroge sur le sens du « penser » et de

« l’agir », pour approcher au mieux l’étant. On l’a vu, il a refusé de construire sa pensée

sur des doctrines toutes faites, il a donc balisé son propre chemin et s’engage à

démontrer l’évolution naturelle du fait de « penser » qui est pour l’homme une faculté

commune et ordinaire. L’homme pense. C’est ce qui le rend différent des autres étants.

Quand on dit «Je pense à quelque chose», on ne fait qu’acquiescer une évidence. Pascal

s’est attardé sur la question pour nous offrir un chef-d’œuvre nommé Pensées. Mais

Heidegger remet cela en question en en faisant un questionnement et non une doctrine,

car l’acte de penser questionne l’être de l’homme en même temps que l’être de la

pensée pour parvenir à l’être lui-même.

«Que veut dire penser ?», « Qu’appelle-t-on penser ? », «Qu’est-ce qui nous appelle à

penser?» Des questions, la plus part étant des titres de conférences de Heidegger qui

cherche à comprendre ce qui est fondamental dans l’homme, à savoir « l’acte de

penser ». Il fait le diagnostic de la pensée issue de la tradition philosophique, voulant

peut-être dépasser cet acte ainsi défini vers une problématique d’existence qui

interroge : est-ce que l’homme pense vraiment ? Dans ces questions, il introduit aussi

des éléments secondaires où se concentrent des thèmes tels que « l’autre pensée », la

« pensée logique » héritée de la métaphysique ou « la pensée poétique » et ses

résonances chez les Grecs.

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Pour l’histoire, « Que veut dire penser? » est le titre d’un chapitre dans Essais et

conférences, d’abord paru en 1954 et traduit en français en 1958. «Qu’appelle-t-on

penser ?» est le titre d’un livre tardif paru seulement en 1967. Devant cette importance

allouée au thème de la pensée, il est plus que nécessaire de l’interroger sur ce qui lui

semble important dans le sujet. Dans la conférence Was heisst Denken ? qui a été

plusieurs fois présentée, il trace un cheminement pour approcher la pensée et l’être,

l’essence de l’homme, en passant par la pensée poétique pour parvenir à la présence.

« Qu’appelle-t-on penser ? » qui comporte plusieurs indices sur sa pensée1, il explique

qu’il existe quatre modes d’interprétations qui permettent de comprendre cette question.

Que signifie penser? Que signifie penser dans la doctrine traditionnelle? Quelles

conditions doivent être réunies pour que nous puissions penser de manière adéquate?

Qu’est-ce qui nous appelle à penser? Ces questions forment une unité, mais la quatrième

regroupe les trois autres car elle fait référence à l’interpellation de l’homme et permet de

comprendre l’acte de penser comme une initiative humaine.

Dans Was heisst Denken ? Heidegger entreprend d’abord d’expliquer le mot Heissen

(appeler) dans un sens particulier qu’il lui donne pour l’occasion. Il le rapproche de

l’idée de chemin, d’invitation et même de commandement dans le sens de commander

ou de prier quelqu’un de faire quelque chose. Il veut ainsi mettre en lumière ce qui nous

incite à penser, ce qui nous interpelle, ce qui nous donne vraiment l’envie ou le besoin

de penser, il s’agit de penser sur « le Penser » lui-même.

L’homme est le seul étant qui pense réellement. Il est vivant, doué de raison et c’est

dans sa pensée que la ratio se déploie. Mais peut-il vraiment penser quand il veut ?

D’après Heidegger, l’acte de penser chez l’homme dépend de ses possibilités, qui sont

tributaires de ses capacités et de ses environnements. Etre capable signifie «admettre

quelque chose selon son être et veiller sur cette admission2».

A partir de là, il plonge dans une foule de mots, à la recherche du sens profond de

« penser ». Il utilise d’abord vermögen (être capable) qui est lexicalement très proche du

terme mögen qui veut dire « ce que nous désirons » ou « ce que nous laissons venir »,

dans la forme « laisser être ». Ce qui veut dire que la parole vient à l’homme, le tient et

1 - Martin Heidegger : Qu’appelle-t-on penser ? Trad. Aloys Becker et Gérard Granel, Paris : PUF, 1967, p.

127-131.

2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 151.

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le fait entrer dans l’être. Il s’arrête sur « le tient » ou halten qui est proche de hüten

(garder). Quand on tient à quelque chose, on veille sur lui et on veut le garder. Dans ce

sens, nous voulons garder en mémoire la parole. Et c’est justement dans la mémoire que

se rassemble la pensée1.

Au début de la conférence « Qu’appelle-t-on penser ? », Heidegger propose la notion de

das Bedenkliche, c’est-à-dire « ce qui donne à penser », dans une tournure suggestive

qui exprime plutôt une inquiétude. Il veut probablement vouloir dire que la pensée ne se

pense pas elle-même, comme un débit continu. Il y a une inquiétude qui interroge

l’homme et attire son attention, en réponse à cette interrogation relative à un thème

particulier, le « penser » se déploie et s’actionne dans l’homme. Donc, seul ce qui

l’inquiète et l’interroge le mène à penser.

A la fin de la conférence, Heidegger indique : «La philosophie procède comme s’il n’y

avait aucune question à poser2.» Par une telle déclaration, il veut inciter encore l’homme

à penser, l’interpellant à réveiller la question de la pensée, ou mieux encore, le pousser

vers ce qui n’est pas encore pensé, la pensée impensée, car derrière la pensée se profile

l’être, lui-même impensé.

Depuis Sein und Zeit, la question de l’être est revenue à la pensée comme une question

fondamentale récurrente, parce que l’homme est le seul à comprendre l’être, cet étant

particulier dont l’essence même est marquée par cette compréhension. La relation

intime entre l’être humain et l’être en général veut dire la question de l’être concerne

l’être de l’homme. Mais « concerner » ne signifie pas « penser vraiment », car nous

l’avons vu dans la question de la technique, que l’homme a atteint le «point critique» où

il ne pense plus, ou pas encore ou pas assez. D’ailleurs, depuis des siècles, l’homme a

déjà trop agi et trop peu pensé3. Certes, il pense à une chose quand il l’aime. Mais ceci

est insuffisant, parce cette situation le met dans un rapport de sentiment avec la chose,

ce qui peut jouer sur ce qu’est la chose elle-même. Or, il est fondamental de penser la

chose en soi indépendamment de son attirance. Il faut apprendre à penser la chose à

considérer pour penser toute chose pareillement.

1 - Ibid. p. 152- 153.

2 - Ibid. p. 168.

3 - Ibid. p. 153.

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201

La déclaration que « l’homme ne pense pas encore », à l’instar de la déclaration « la

science ne pense pas », est considérée comme une offense à la philosophie, alors que le

philosophe suscite un grand intérêt à tout. Mais «intéresser» n’est pas « penser ».

Heidegger propose de prendre ce terme particulier dans sa forme composée, inter-

esse qui suppose « être entre et parmi les choses », se tenir au milieu des choses et y

rester, sans faillir. La question serait : « Est-ce que, en philosophie, le fait de montrer de

l’intérêt à tout en s’informant de toute chose, suffit à dire que l’homme pense ? » Il se

peut que s’occuper de la philosophie, c'est-à-dire «philosopher», lui donne seulement

l’illusion qu’il pense. Mais prétendre qu’il ne pense pas est aussi un jugement grave.

Comment parvenir alors à la conviction que l’homme pense vraiment ? C’est la question

récurrente.

Pour avancer sur son chemin, Heidegger continue, à travers ce monologue de questions

souvent sans réponse, à s’interroger sur ce que penser veut dire. Il passe en revue le sens

de ce que nous affirmons tous les jours, les preuves utilisées dans le discours ordinaires

mais aussi le discours scientifique et la notion de science elle-même. Dans une

conférence sur « Ce que penser veut dire ? », il profite pour répondre aux critiques

adressées à l’expression « la science ne pense pas » et distingue définitivement ce qui

sépare le philosophe de l’homme de science en expliquant que « ne pas penser » n’est

pas une faille pour la science, c’est juste que sa démarche et ses moyens auxiliaires qui

lui permettent de s’établir dans les domaines de recherche auxquels elle a accès1 sont

déjà pensés par le penseur ou le philosophe, la science et la technique ne peuvent rien

sans eux. Il ne s’agit pas de plus ou de moins d’effort de réflexion, car la différence

entre les deux n’est pas de niveau mais de nature, la pensée scientifique relève d’une

pensée de type conceptuel et la philosophie d’une pensée de type originaire. Il y a entre

la science et la technique d’une part et la philosophie et la pensée d’autre part un rapport

qui devient authentique et fécond lorsque cette relation devient visible et reconnue, et

lorsqu’il apparaîtra qu’on ne peut jeter sur ce rapport un pont2. La science démontre et

déduit des opérations appropriées sur la chose rendue visible par la pensée, alors que la

pensée montre la chose manifeste et attire l’attention sur elle. Dans les faits, ce qui est

appelé « pensée conceptuelle » n’est pas du tout une pensée, c’est pour ça qu’il n’est pas

1 - Ibid. p. 157.

2 - Ibid.

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question de construire un pont entre science et pensée, pour passer de l’originaire au

conceptuel, il ne peut s’agir que d’un saut.

Dans L’origine de l’œuvre d’art, Heidegger nous livre quelques indices en disant que

« par moment, nous avons le sentiment que depuis longtemps on a fait violence aux

choses dans leur intimité, et que la pensée y est pour quelque chose1 ». L’expression

« faire violence aux choses » ou le concept Begriff veut dire qu’il y a une emprise sur

les choses qui les empêche de s’épanouir selon leur mode propre. Il propose de laisser

ce qui se montre apparaître simplement dans la non-occultation2. Il fait encore référence

à Seinlassen, le « laisser-être », pour montrer que la philosophie laisse les choses se

montrer de la manière qui leur convient le mieux, alors que la science leur impose

d’emblée un cadre théorique, une méthode d’approche et une expérimentation. Mais il

exprime son pessimisme face au monde actuel, en disant qu’à notre époque critique,

nous ne pensons pas encore, non parce que l’homme ne se tourne pas suffisamment vers

ce qu’il faut penser, mais parce que ce qu’il faut penser se détourne de lui. L’homme

peine à rendre visible ce qu’il pense parce que celui-ci se dérobe, se retient et se

réserve3. Ce témoignage fond la philosophie dans la science à vouloir tout rendre

visible, dans ce cas l’essentiel reste caché, se préserve devant la rationalité de l’homme.

Ce qui est préservé est tout de même présent, permanent, se dérobe sans disparaître. Par

ces termes, Heidegger exprime comment la chose se refuse au regard et se soustrait à

l’homme. Ce qui l’affecte, l’isole et le détourne de ce qui le concerne. Il faut dire

cependant que ce qui se dérobe et semble ainsi absent l’attire et l’entraîne. Il s’agit là de

toutes questions restées sans réponses.

Heidegger procède à un mouvement de va-et-vient entre ce qui attire et ce qui se retire,

ce qui se montre et ce qui se démontre, ce qui se voile et ce qui se dévoile, pour

expliquer un jeu d’intérêt entre l’homme et les choses. Si bien que si l’homme est ce

qu’il est, c'est-à-dire en fin de compte un penseur, réel ou en projet, c’est surtout parce

qu’il court derrière ce qui se dérobe pour le montrer. Cela signifie que le jeu de la

pensée va dans le sens d’indiquer ce qui est présent mais pas manifeste. Il est juste là,

quelque part, il faut savoir le chercher. Par un acte indicateur qui représente l’essence de

1 - Martin Heidegger : L’origine de l’œuvre d’art, in : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 23.

2 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 158.

3 - Ibid.

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203

l’homme qui montre, qui manifeste et qui rend visible la chose, il y a l’acte de penser,

transcendant l’acte de la science qui a besoin de ce que la pensée a manifesté et rendu

visible, pour qu’elle- la science- soit possible. Dans l’acte de penser, l’homme, signe de

la pensée, se montre et se rend compréhensible. Mais comme ce qui se montre se dérobe

aussi, le signe risque fort de paraitre alors vide de sens. Hölderlin disait :

Nous sommes un signe vide de sens,

Insensibles et loin de la patrie,

Nous avons presque perdu la parole. 1

S’il oublie l’être et omet de se poser la question sur l’essence de l’être, l’homme se vide

de sens. Pour Hölderlin, se vider de l’être correspond à la perte de parole, dans ce cas

l’homme a oublié l’être et a même oublié qu’il a oublié. Il perd de vue le fait que la

pensée est à l’être, car la chose à considérer s’est montrée à l’être de l’homme et s’est

dérobée ensuite, elle devient invisible tant elle est évidente. Pour Hölderlin, « l’homme

est un signe, vide de sens », s’il n’y a rien à en dire, tant il est supposé être connu. Il le

montre ainsi comme un étant particulier qui s’est tourné vers la chose qui est lui-même,

ne voit rien, ne se comprend pas, et ne se donne aucun sens.

Pour bien comprendre ce que veut dire «penser en propre», il faut comprendre la pensée

telle qu’elle est aujourd’hui et faire un constat ou un point de situation sur ce qui a été

fait et ce qui est encore à faire. La citation d’Hölderlin explique la situation de l’humain

et son destin. L’homme moderne participe à une pensée métaphysique ou une pensée

logique où l’être est totalement oublié, une pensée traditionnelle où seul l’étant est.

C’est une pensée dérivée où l’homme pense certes mais pas en mode propre2.

Pour mettre en évidence le poème d’Hölderlin et faire le lien avec la question de la

pensée, Heidegger fait appel au mythe de Mnémosyne3, fiancée de Zeus, fille du ciel et

de la terre. Mnémosyne signifie « mémoire », ce qui se déclare comme étant et ayant

été. C’est le souvenir tourné vers ce qu’il faut penser.

1 - Ibid. p. 160.

2 - Ibid. p. 165-169.

3 - Fille de Gaia et d'Ouranos, Mnémosyne est la déesse de la mémoire. Elle passe pour avoir inventé les

mots et le langage. C'est elle qui a donné un nom à chaque chose rendant ainsi possible la possibilité de s'exprimer. Elle est aussi parfois présentée comme une ancienne Muse de la Musique.

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204

Le rapport à la mémoire explique l’intervention de Hölderlin, quand Heidegger a fait

appel à la « poésie » pour la rapprocher de la « pensée ». Le poète et le penseur peuvent

dire la même chose mais de manières différentes1.» La pensée poétique est une pensée

mémoire, mais la notion de mémoire n’est pas utilisée ici comme la faculté

psychologique habituelle. Le mot allemand pour dire «mémoire» est Gedächtnis, qu’il

faut décomposer en Ge-dächt-nis. Le préfixe Ge indique le rassemblement (comme dans

Gestell) et dächt est une forme de denken qui signifie « penser ». La « Mémoire » est

donc bien le «rassemblement de la pensée2», ce rassemblement abrite auprès de lui et

cache en lui ce à quoi il faut toujours préalablement penser, regroupant tout ce qui est3».

La mémoire, de par son être, est originelle, elle concentre en elle, elle garde ce qui

mérite le plus d’être pensé comme une parole ancienne imprégnée de sagesse. Mais ceci

a été oublié. C’est pourquoi, la poésie est une pensée entendue comme mémoire.

Quand Hölderlin dit que nous sommes un signe vide de sens, il interroge l’homme sur ce

qu’il est réellement, entre l’individu d’aujourd’hui et l’humain qui dure depuis

longtemps et pour longtemps encore, pour une durée que nul ne peut compter. Ce qui

donne l’interrogation suivante : est-ce que cela veut dire que l’homme ne pense pas

encore ou est-ce que cela veut dire qu’il est insensible au fait qu’il ne pense pas?

Pour expérimenter « le penser » dans son essence, soit dans « l’accomplir », il faut

d’abord se libérer de l’interprétation technique de la pensée qui règne depuis Platon et

Aristote. Dans l’antiquité, la pensée avait une valeur intrinsèque, c’était un processus de

réflexion au service du «faire» et du «produire». Mais avec le développement, «faire» et

«agir» sont passés sous la maîtrise des sciences théoriques et de la technique, et la

philosophie se trouve dans la nécessité de justifier son existence devant les sciences par

l’interprétation de ses deux actes « faire » et « agir ». Certains tentent même de définir à

la philosophie un cadre à dimensions scientifiques pour, disent-ils, l’élever au rang de

1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 163.

2 - Ibid. p. 161.

3 - Ibid.

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205

«science» et lui donner plus de considération. Ce qui a mené à une crise consistant à

abandonner l’être au profit de la technicité et de la logique1.

Dans l’hommage rendu au psychiatre Ludwig Binswanger, son contemporain,

Heidegger commence par faire le bilan des sciences et leur rapport à la philosophie: la

philosophie se décompose en sciences indépendantes : logistique, sémantique,

psychologie, sociologie, anthropologie, politologie, poétologie, technologie... Cette

décomposition (dé-composition) s’entend comme l’émergence d’une unité qui finit par

une séparation en éléments distincts, il fallait les libérer et les délier de leur origine pour

« mieux avancer », empruntant autre processus de cohérence. S’interrogeant sur le

contenu de la philosophie, en repartant aux sources, Heidegger explique la cause de

l’étonnement, la recherche du sens, la question de l’être et la rencontre de l’étant que les

philosophes grecs ont éprouvé comme l’étant présent, voyant en lui «la présence

même». Il regroupe ainsi le passage de la présence à l’absence, du surgir au disparaître,

du naître au passer… tant d’alternances qu’il appelle «mouvement». Bien sûr, au cours

de l’histoire, le sens et l’expérience de la présence-même se verront modifiés, c’est ce

qui s’appellera le subjectum romain, et que Descartes reconnaîtra dans l’ego cogito.

En fait, le passage de «penser l’être» à «penser l’étant» s’est déroulé dans la

méconnaissance, lorsque le «je» de l’humain va se revendiquer comme «sujet» (objet

d’étude) de la philosophie et le sujet devient ainsi objet. Heidegger explique comment le

confort de l’homme l’emporte sur son humanité et pour améliorer ses condition il

accepte de devenir un simple étant parmi les autres et cesse d’être au cœur de la pensée.

Dans un souci de confort humain, la science travaille sur le détail des sujets, y compris

l’homme, poussant toujours plus loin la spécialisation. Les résultats des sciences sont,

en fonction de leurs propriétés et des besoins de l’homme moderne, visibles, palpables,

constituables et livrables. C’est ce rapport que la société industrielle établira avec les

étants, dans une civilisation technique désormais mondiale.

La société industrielle, aux exigences multiples, va retracer le schéma sujet-objet en

transposant le pôle de domination qui ne sera ni dans l’objet (nature ou matière) ni dans

1 - Martin Heidegger : L’affaire de la pensée (pour aborder la question de sa détermination), Trad.

Alexandre Schild, Mauvezin : T.E.R, 1990 (ce texte est tiré d’un discours que Heidegger a prononcé en 1965 dans une cérémonie en l’honneur de Ludwig Binswanger. Ce discours a été particulièrement ressenti par son auditoire comme une quête mystique où Heidegger, censé rendre un hommage, ne fait que suivre son propre chemin de pensée.

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le sujet (l’homme) mais dans la technique qui est au-delà de la matière et de la volonté

humaine, car contrairement à l’apparence qu’elle donne de tenir par soi-même, la

société industrielle se trouve soumise à la puissance de la technique 1

. Les sciences sont

aussi dans le même état de soumission puisqu’elles travaillent sur des questions qui

répondent à ces besoins techniques et non plus simplement humains. Elles ont perdu

leur état d’autonomie et sont soumises à la société de consommation2.

Heidegger explique que cette modification influe sur le mode de penser de la

philosophie et dans ses textes se ressent ce qui est modifié en elle. Ainsi, la pensée est

vouée à suivre le changement non à le décider. Lui-même en est la preuve : il parle de la

centrale électrique et des voitures. Son discours est différent du discours cartésien qui

est lui-même radicalement différent du discours platonicien. Il dit d’ailleurs que

«personne ne peut dire si d’autres modifications radicales ne se préparent pas encore.

Nous ne connaissons pas l’avenir. Seulement, le regard au cœur du présent suffit, car il

ne fait pas que décrire l’état du monde et la situation de l’homme, il est attentif à la

forme de la présence-même de l’homme et des choses, et à la relation de la présence de

l’homme aux choses3.»

Certes, le développement laisse croire que l’homme est maître de la technique, alors

qu’il n’est en vérité que le serviteur de cette puissance qui domine la production. « Cette

puissance provocante marque l’homme, qui est mis en demeure et mis en usage, jusqu’à

le faire ressortir comme celui qui est le mortel4 ». Les apparences nous font croire que

l’homme décide et qui profite du développement alors qu’en réalité la puissance qui

règne dans la présence-même de l’étant-présent l’utilise et à son détriment.

Dans L’affaire de la pensée, Heidegger explique que la manifestation d’un étant en

mouvement aux multiples facettes indique la fin de la pensée philosophique. Mais

insistant sur le fait de penser différemment, il donne au terme « fin » le sens de

changement de nature. Il s’agit d’une fin à double sens : elle signifie d’une part

l’aboutissement d’une pensée et d’autre part le changement qui apporte en lui des

1 - Heidegger utilise le terme « bestellbar/bestellen » qu’on traduit difficilement par « commissible »,

dans le sens « commis de » ou « réservé à » perdant ainsi son libre arbitre.

2 - La cybernétique est une science de systèmes intégrés autorégulés dans leur comportement global et

leur interaction.

3 - Martin Heidegger : L’affaire de la pensée, p. 21.

4 - Ibid. p. 22.

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thèmes encore impensés qui se soustraient à la philosophie et qui exigent un autre mode

de penser.

En réalité, bien des penseurs se sont interrogés à ce sujet depuis les Grecs: jusqu’à quel

point des déterminations comme l’égalité, l’altérité, la mêmeté, le mouvement, qui

ressortent de la présence-même de l’étant-présent, peuvent-elles encore être pensées

comme des cellules idéelles ? D’après Heidegger, la séparation des sciences et de la

philosophie est plus pour la dernière une libération et un accomplissement que pour la

première. Pour expliquer le sens de sa pensée, il rapproche les termes das Lichte qui

dérive de Lichtung (lumineux) de Lichten (libérer en dégageant, en allégeant…) La

présence-même est vouée à être libérée par une évolution qui éclaire son chemin.

Sur ses chemins de campagne, Heidegger a l’habitude de métaphores et d’images tirées

de l’univers de la nature, comme l’arbre en fleur ou la forêt. Il fait appel à la lumière,

Lichtung qui n’est ni un étant présent ni la présence-même ou une de ses propriétés.

Seul, ce qui est propre à l’espace et au temps, et à leur rapport à la présence même en

tant que telle, peut être déterminé. Or, la lumière enveloppe l’espace mais ne lui est pas

soumise comme elle n’appartient pas à un temps dans le temps. Le Dasein aussi est

Lichtung, même si l’analytique du Dasein ne parvient pas encore à ce qui est le propre

de Lichtung ni au domaine auquel elle appartient.

Il faut signaler cependant que cette nécessaire modification de la pensée à laquelle

Heidegger fait référence qui suppose la fin de la philosophie ne rabaisse nullement cette

dernière, elle la conserve comme une pensée autre qui s’élève au-dessus. Il ne s’agit pas

ici d’abandonner la philosophie au compte de la pensée positive, car dans ce cas un péril

menace aussi les sciences dans leur organisation. La philosophie sera toujours présente

par le dialogue de l’exigence du retour aux choses-mêmes, afin de comprendre les

choses auxquelles la science a affaire et de déployer suffisamment la question de la

détermination de l’affaire de la pensée.

Seule la poésie peut garantir ce déploiement et sauver la philosophie. Il explique, à la

fin de L’origine de l’œuvre d’art, que «tout art est poème» et que l’art est une mise en

œuvre de la vérité entendue comme alèthéia. Le poème est une ouverture qui tend vers

la vérité. « Il est la fable de la mise au jour de l’étant1 ». Il ajoute que « la langue elle-

1 - Martin Heidegger : « L’origine de l’œuvre d’art », in : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 82.

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même est un poème au sens essentiel1 ». Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle

langue. Il faut avoir une juste notion de la langue2. De la même manière que pour la

pensée, l’auteur veut parler ici d’un langage moins conceptuel, qui impose le moins

possible de préconçus aux étants, car l’humain pense par le langage. La langue est un

poème et comme le poème, elle est une mise en œuvre de la vérité qui ouvre une

clairière dans les chemins boisés. Ainsi, la pensée poétique, ou le poème, est vérité3.

En somme, la pensée poétique vit dans la proximité de l’être, elle est proche de la

pensée originaire issue de la pensée grecque, elle est mémoire et poème, dépourvue de

préjugés métaphysiques et n’impose pas à l’étant une re-présentation.

Heidegger trace alors, en plus du poème, un autre chemin qui mène à la pensée mais

différemment. A partir du moment où l’être est présence, il doit être repensé de façon

originelle, comme Ereignis (avènement et événement) et comme dispensation dans

l’histoire. Il doit être interprété de différentes façons selon les époques, en rapport avec

le destin de l’homme, notamment en Occident.

Dans Sein und Zeit, l’être comme présence est rendu possible grâce au temps : « le

temps passant constamment, il demeure en tant que temps ». Demeurer signifie ne pas

s’évanouir, avancer vers l’être, c’est-à-dire vers la présence, Anwesen4. Il ajoute :

«Aussi longtemps que nous ne considérons pas en quoi l’être de l’étant repose, il

apparaît comme présence5» ; donc nous ne pensons pas encore, c’est-à-dire que nous ne

pensons pas l’être dans son origine avec le temps.

Ce lien ontologique fondamental entre homme, penser et être, impose à Heidegger la

nécessité de repartir vers l’Ereignis pour considérer la possibilité de penser. La pensée

est indissociable de l’être historique en tant qu’envoi destinal, car « penser » se

développe chez l’homme au fur et à mesure qu’il se construit son destin et sa vie. Ce qui

amène le lecteur sur un chemin méditatif jusqu’à l’impensé, jusqu’à l’Ereignis qui est la

clé de la pensée et la condition qui porte à penser.

1 -Ibid.

2 - Ibid. p. 84.

3 - Ibid.

4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 15.

5 - Martin Heidegger : Que veut dire penser ? p. 169.

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Si on veut éviter le non-pensé qui se cache et ne cesse de se répéter et de proliférer à

l'ombre de la pensée, il est peut-être nécessaire que l’homme trouve un autre mode

d’approche car il y a le risque : que la pensée à venir ne sera plus philosophique1...

III. Le langage et la pensée

De la pensée au langage, le pas est vite franchi puisqu’il en est l’expression. Le langage

est une caractéristique humaine, le langage en soi, le langage comme logos, comme

parole, comme parler… Très tôt, en 1937, au troisième centenaire du Discours de la

méthode2

, Heidegger prépare pour une intervention sur « le parler des peuples »,

cherchant des pistes de débat entre communautés et analysant les parlers des Français et

des Allemands dans une conférence sous le titre de Wage zur Aussprache3. Il ne sera pas

présent à l’événement, mais il continuera de consacrer à ce sujet plusieurs conférences

et lui réservera des plages importantes dans différents ouvrages, ainsi qu’un livre sur

l’Acheminement vers la parole et un autre sur Hölderlin, on trouve aussi des passages à

d’autres emplacements comme dans Nietzsche en référence à Zarathoustra. Il aborde le

logos, la poésie, le poème, les poètes qui sont par excellence les porte-paroles de la

pensée de l’homme. Pour lui, la parole a sa place au plus proche et au plus profond de

l’être humain.

Mais il n’y a pas que Heidegger qui s’est interrogé sur la question, le langage chez

l’homme intrigue et a fait couler beaucoup d’encre, depuis le logos grec de l’Antiquité

au langage informatique du notre temps. On peut citer, à titre d’exemple, Michel

Foucault dans Les Mots et les choses, John Langshaw Austin : Quand dire c'est faire,

Georges Gusdorf : La parole, Jean-Marie Humbert : Aux origines des langues et du

langage, et bien sûr Pierre Bourdieu : Ce que parler veut dire.

1 - Martin Heidegger : « Lettre sur l’humanisme », in : Questions III / IV, p. 125-126.

2 - Heidegger qui attendait avec impatience cet événement a fini par décliner l’invitation, mais l’article

qu’il prévoyait de présenter a été discrètement publié dans Jahrbuch der Stadt Freiburg.

3 - Etudes Sur Descartes : « Troisième centenaire du Discours de la méthode », sous la direction

d’Armand Colin, 1937, p. 12.

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Après avoir fait le tour de la philosophie et interrogé les maîtres de la pensée à travers

l’histoire, et avec eux les méthodes et les courants, Heidegger constate qu’il n’a toujours

pas trouvé un accès fiable à la définition de l'être, étant donné les changements

récurrents qui s’opèrent dans la pensée en fonction du développement humain. Il

consent alors à passer par le langage, parce qu’il est maniable et accompagne l’homme

dans son évolution, ses changements et ses expériences. De ce fait, l’être aussi ne peut

être figé dans une définition, il est le miroir de ce que l’homme vit, ressent, exprime,

adopte ou rejette et évolue en fonction de l’évolution des individus. Le langage

s’exprime dans l’ensemble de ces expériences, en continuant à évoluer par leur

évolution sans pour autant en être la somme à un moment arrêté de l’histoire. Pour

synthétiser cette relation active transversale entre l’homme et le langage au sein de

l’être, Heidegger dit: « Le langage est la maison de l’être, dans son abri habite l’homme,

les penseurs et les poètes veillent sur cet abri, leur veille est l’accomplissement de la

révélabilité de l’être1».

La terminologie autour de la langue, le langage et la parole est multiple. Certes, la

langue ne se traduit pas, car elle porte toute l’histoire singulière et consacrée du peuple

qui la parle, mais Heidegger transcende cette singularité pour l’investir d’une dimension

universelle. Il définit le parler comme une possibilité existentiale, et « l’entendre »

comme une autre possibilité existentiale qui appartient au parler lui-même, là où se

manifeste la connexion du parler avec le comprendre et la compréhensivité2 ». Par la

langue, le domaine de la pensée devient évident.

Dans sa définition de la langue3, Heidegger aborde l’universalité, l’unidimensionnalité

et la structuration. Il parle de la grammaire de certaines langues caractérisées par la

double possibilité de la phrase nominale et de la phrase verbale, ou encore une troisième

catégorie de la phrase à verbe être où «être» se réduit à un simple signe, un terme. Mais

comment réduire «être» à un simple signe alors qu’il est le verbe de l’existence ? C’est

1 - Martin Heidegger : Essais et conférences : p. 224.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 211.

3 - Le langage est un moyen de communication et mode linguistique. La langue est un système de signes

linguistiques vocaux, graphiques ou gestuels qui appartient à un groupe social, permettant des échanges entre des individus. On parle de langue naturelle, une évolution historique et de langue construite ou artificielle, qui résulte d'une création normative consciente comme l’Espéranto. La parole est la faculté que seul l’homme possède qui lui permet d’exprimer des phrases avec un sens et une grammaire spécifique.

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le mystère de la langue grecque où l’être est disparate ; et Aristote corrobore cela en

disant : « par lui-même, il n’est à la vérité rien du tout, mais il signifie au-delà de lui une

certaine synthèse1».

A l’instar d’autres penseurs, Heidegger distingue entre la capacité de parler et le langage

en tant qu’expression culturelle appartenant à un peuple précis. Une langue est vivante

tant qu’elle est utilisée oralement, permettant son évolution spontanée. Mais elle peut

aussi mourir si ses utilisateurs cessent de faire appel à elle pour s’exprimer. Celle-ci

peut cependant continuer à servir certains domaines comme c’est le cas du latin ou du

grec ancien.

Les problèmes philosophiques posés par le langage faisaient déjà l'objet d'analyses chez

Platon et Aristote. Ontologie, métaphysique et philosophie du langage sont en effet liées

depuis Parménide. Mais la question de l’origine et de l’immuabilité du langage a surtout

pris du sens, du poids et de la valeur dans la pensée médiévale lorsqu’il fallait

s’interroger sur la langue par laquelle le divin s’exprime, et elle sera reposée autrement

dans les temps modernes, aussi bien dans la pensée anglo-saxonne que continentale. Au

vingtième siècle, le problème de la langue et du langage prend de l’ampleur, notamment

chez Husserl ou encore Derrida. Mais toutes les spécialités relatives à l’humain

prennent le sujet très au sérieux comme Ferdinand de Saussure qui distingue la langue

de la parole.

Heidegger fait appel à l’être-au-monde à qui il affecte le parler comme articulation

significative de la compréhensivité2. Il explique que la notion d’essence du langage se

trouve dans chaque moment de construction de la parole. Les tentatives pour saisir

l’essence du langage sont perçues à toutes les étapes de cette construction, dans l’idée,

dans la forme symbolique de l’expression, dans le mode de communication comme

énonciation ou l’annonce d’un vécu comme configuration de la vie.

Ce qui est certain, c’est que l’homme parle, il est dans le langage, il bouge à l’intérieur.

Il ne peut fonctionner sans ou par-delà. Tout est «parler», la philosophie par exemple est

une expérimentation ou une forme de langage spécifique à une discipline. D’ailleurs,

une des plus grandes difficultés de la philosophie contemporaine consiste justement à

1 - Georges Van Riet : Mythe et réalité, In: « Revue Philosophique de Louvain », Troisième série, n°57,

1960, p. 16.

2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 211.

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212

poser la question des conditions du discours, où chercher les possibilités du langage

pour dire le monde. La phénoménologie herméneutique découvre très tôt que la simple

analyse de la structure logique du langage n’atteint pas le sens originaire du discours,

c’est-à-dire son sens intrinsèque en tant que filiation au mode d’être de l’humain. C’est

dans ces termes que la problématique du langage est exposée dans Sein und Zeit, dans le

contexte de l’analytique existentiale du Dasein.

Dans la Bible, le logos désigne la parole de Dieu et en vient également à désigner Dieu

lui-même, comme l'illustre l’Evangile de Jean qui débute par : « Au commencement

était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. » Chez les Grecs

anciens, le logos n’est pas autre chose que le « langage ». Il est l’expression du signe

qui se déploie pour construire le sens de quelque chose d’autre en renvoyant la pensée

vers la chose qui retient l’attention. Le signe ne ressemble pas au tout dont il représente

une partie, il n’est pas son portrait1.

Mais tous les signes ne sont pas porteurs de signification. Seuls ceux qui ont la propriété

de signifiant sont «expression». Heidegger expose dans les moindres détails les

différences et les similitudes du logos avec tous les termes qui l’entourent : l’indication,

l’indice, l’expression, le signe, la signalisation, le signal, le signifiant, le mot. Pour lui,

ce sont des signes particuliers qui nous rapprochent du sens du logos, sans pour autant

l’englober. L’ambigüité est que le sens est toujours plus complexe que les expressions

qui l’entourent, mais certains signes retiennent notre attention plus que d’autres.

Husserl a essayé d’expliciter ses pensées autour des signes au contact de la chose dans

le domaine de la linguistique, sans se préoccuper de ce qui l’entoure2. Alors que Hegel,

à l’instar d’Humboldt3, éprouve dans la langue et le langage l’épiphanie même de

l’esprit comme activité créatrice. C’est dire que la langue ne peut se réduire à un simple

instrument de l’esprit : «Quand dans l’âme s’éveille le sentiment que la langue n’est pas

un simple instrument de communication visant la compréhension réciproque, mais

véritablement tout un monde que l’esprit, par le travail intérieur de sa propre force, doit

1 - Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, Edition de Minuit, Paris, 1973, p. 69.

2 - Ibid. p. 71.

3 - Friedrich Karl, Willelm, Heinrich Alexander, baron von Humboldt, plus connu sous le nom d’Alexandre

de Humboldt, scientifique naturaliste allemand (1769-1859).

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nécessairement poser entre lui-même et les objets, alors l’âme est sur le vrai chemin

d’avoir toujours plus à trouver dans la langue et de mettre toujours plus en elle1».

Heidegger s’intéresse à tout langage qui se greffe sur la pensée de l’être. Dans le livre

de Kant, il essaie de remonter par-delà une pensée qui chemine, en analysant son

langage afin de montrer que l’imagination transcendantale est la racine de la synthèse

ontologique2. Ce qui permet de dévoiler l’homme, le Dasein, comme une finitude, qui

comprend l’être sous forme d’un projet de temps, car le temps est le prénom de la vérité

de l’être3.

C’est d’ailleurs dans le livre de Kant que la première conceptualisation de la pensée

heideggérienne sur le langage est engagée, même si les prémisses sont avancées dans

Sein und Zeit4. Il l’annonce comme une venue en présence où convergent passé et futur

afin de rencontrer l’étant. Là où Kant entrevoit le passage de l’objet à l’objectivité,

Heidegger y reconnaît le dépassement de l’étant par l’être5. C’est le langage qui va

assumer cette transition. Déjà dans Sein und Zeit, le langage est présenté comme une

thématique explicite. C’est un co-existential au discours issu de l’explicitation du

monde. La parole est un existential constitutif du Dasein. Celui-ci existe mais il est jeté

dans un monde qui n’est pas produit par lui, un monde qu’il ne maîtrise pas et où sa

liberté est en sursis, jusqu’au moment où il découvre sa capacité à expliciter le monde.

Dire le monde avec des mots est la pure présentation du Dasein qui lui permet de se

projeter dans l’être.

La fonction du langage est d'exprimer la pensée en la manifestant et en l’extériorisant.

La pensée est entendue ici dans un sens conceptuel, voire rationnel et non comme une

simple expression de besoin. C’est cette forme de pensée dans sa relation au langage qui

interroge le philosophe. Platon ne disait-il pas que la pensée est le dialogue de l'âme

avec elle-même ! Certes, le langage par lui-même ne pense pas non plus, mais il est

indispensable à la pensée et à son déploiement. S'il est vrai que le langage est

1 - Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, p. 248.

2 - Luce Fontaine de Vischer : La pensée du langage chez Heidegger, Librairie universitaire, Paris, 1965, p.

225.

3 - Martin Heidegger : Qu’est-ce que la métaphysique ? p. 17.

4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 207.

5 - Martin Heidegger : Kant et le problème de la métaphysique, p. 111.

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l'expression de la pensée, il faut ajouter que la pensée est une parole intérieure. Aristote

remarquait que les animaux pouvaient exprimer le plaisir ou la douleur, mais pas le

juste et l'injuste. Alors que pour Descartes, seul l’homme use de langage - sous la forme

de paroles articulées ou de tout autre système de signes équivalents – et est capable de

formuler des idées et de les communiquer à d'autres. Ce lien privilégié entre la pensée et

le langage est aussi exposé par d’autres philosophes comme Hobbes ou Rousseau pour

qui le langage n'est pas simplement l'expression de la pensée, mais le point de départ et

l'instrument, car penser c'est d’abord «se parler» à soi-même.

A partir des années cinquante, Heidegger convient que «le langage parle»1. Cette

détermination est une affirmation fondamentale. Mais il faut aussi penser le langage à

partir de plusieurs autres dimensions qui englobent l’individu, pas en tant que sujet

abstrait mais en tant que membre de différentes communautés d’échange de sens.

D’après lui, l’homme est d’abord un être d’interprétation. Il interprète, exprime et

explicite son existence et sa compréhension. L’homme parle, parce qu’il possède le

langage, parce qu’il articule du sens et le partage avec les autres, il exprime des

expressions de valeur autour du concret et de l’abstrait. Le langage se situe sur plusieurs

niveaux de compréhension et de sens. D’ailleurs, la dimension publique, sociale et

communicative du langage est entièrement établie chez lui depuis 1927, quand il parle

du « on », du quotidien et de la publicité. Mais il-y-a aussi le langage technique, le

langage scientifique, le langage mathématique, le langage métaphysique, le langage

philosophique et le langage poétique qu’on pourrait interroger sur leur raison d’être.

Plusieurs questions motivent la pensée majeure de Heidegger : Le langage peut-il parler

par lui-même ? Peut-il être pensé à partir de lui-même ? Peut-il être détaché de la

construction ontologique du Dasein et de son existence pour être rapporté à l’être ?

Il est vrai que pour lui, le langage est toujours lié à la possibilité de compréhension et

d’interprétation. Comme condition d'interprétation, il fait ressortir le fait d’être ouvert à

la compréhension, mais c’est il y a aussi la structure herméneutique du langage, à partir

de laquelle quelque chose se montre en tant que quelque chose qui était caché2.

1 - C’est une réponse à des théories de psychologie ou de linguistique, comme celle de Ferdinand de

Saussure, où la relation entre la pensée et le langage se voit remplacée par la question du lien intrinsèquement motivé par le concept et la forme. Le langage humain est ainsi caractérisé par l'«arbitraire du signe», affirmant qu’il n'y a aucun lien entre le concept et la forme.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 150.

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215

Il se tourne vers la construction des mots qui a toujours une influence majeure sur sa

pensée, d’autant qu’il utilise beaucoup la structuration linguistique pour exprimer des

idées philosophiques dans des relations composées qui sont invisibles dans une autre

langue. Par exemple, il fait dériver « la phrase » de « l’interprétation », le rapport n’est

clair qu’en retournant à l’allemand où la phrase ou l’énoncé se dit Aussage et

l'interprétation Auslegung. Dans ce cas, la seconde donne à la première ses possibilités,

car l’énoncé qui signifie aussi la valeur, la vérité ou la fausseté d’une chose ou son état,

n’est pas le moment originaire du logos.

Contrairement à ce qui se dit dans l’ontologie traditionnelle, ce n’est pas la proposition

qui articule le sens. Dans l’ontologie fondamentale, le sens est déjà donné. Celui qui

parle se trouve déjà inséré dans un cercle d’interprétation ; et c’est à partir de la

conjonction entre la chose qui se montre par elle-même et l’idée d’un acquis préalable

du Dasein que se forme la conception phénoménologique et herméneutique du langage1.

Pour cela, le langage est pensé comme un phénomène qui, renvoyé au Dasein,

s’exprime en deux évidences : soit, le Dasein pense le langage à partir de lui-même, car

penser le langage à partir de soi, c’est le comprendre en tant que discours ou parole qui

se présente comme un constituant fondamental de la communication et un signe de

partage du sens annoncé. Il est ainsi conçu comme un instrument ou comme un

manuel2; soit le Dasein pense le langage comme une expression de la possibilité de

s’auto-interpréter : Utiliser le langage pour interpréter sa pensée est une façon de

rattacher, nécessairement, la vérité du langage à la structure existentiale du Dasein

comme être-au-monde, ce que Heidegger qualifie de pragmatique et expérimental. Le

discours est la possibilité de dire ce que le Dasein veut signifier en articulant du sens et

des mots. C’est donc dans le rapport entre le Dasein et le discours qu’on peut trouver le

langage, car c’est en articulant du sens à partir de l'interprétation, en prenant la chose en

tant que telle, en communiquant et en annonçant, que le Dasein parle, s’exprime, ratifie

la structure ontologique du langage et la rend possible. Ce sont là des caractères

existentiaux attachés à la constitution du Dasein. Ce qui déplace le sens traditionnel et

1 - Ibid. p. 207-208.

2 - Ibid. p. 208.

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216

épistémologique de la proposition comme l’énoncé d'un sujet regardé sur la base d’une

structure fixe et substantielle au langage comme un existential1.

Heidegger aborde la question de la grammaire en disant qu’elle va chercher ses

fondements dans la logique du logos. Mais celle-ci se fond dans l’ontologie et peut

parfois porter préjudice au langage poétique. La donnée fondamentale, passée dans la

linguistique postérieure et absolument décisive des catégories de significations, est

orientée sur le parler comme énoncé2. Il ne va pas plus loin dans Sein und Zeit, où il a

souvent exprimé le besoin, voire la nécessité de dépasser la grammaire pour saisir et

sentir la vérité des choses dites, mais il n’est pas allé jusqu’à dire comment concevoir

une langue sans grammaire.

À la fin du chapitre trente-quatre (34) de Sein und Zeit, quand la question de l'essence

du langage commence à être déterminante pour l'analytique existentiale, même si elle

n’en est pas l’enjeu central, Heidegger affirme que le langage est caractérisé à partir

d’une localisation dans le contexte de la structure du Dasein3. Néanmoins, le problème

de la définition du langage du point de vue philosophique demeure: c’est la recherche

philosophique qui doit s’interroger sur la manière d'être du langage.

Une trentaine d’années plus tard, le langage revient chez Heidegger en tant qu’essence

et objet philosophique, détaché cette fois du fondement ontologique du discours et de

l’analyse existentiale, à partir d'une nouvelle conception d'essence qui, jusque-là, ne

s'était pas présentée comme une question fondamentale. Le langage se tourne vers le

sens de l’être d’une manière immédiate. Il devient, dans Lettre sur l’humanisme, le dire

de l’être, sa maison, là où l’homme habite. C’est là que Heidegger modifie sa

terminologie, il élève par exemple le concept de l’homme au niveau du Dasein, mais ne

citera plus ce terme du coup, l’homme lui suffisant amplement.

Ce qui donne le plus à penser n’est d’ailleurs pas la formulation où le mot «langage»

apparaît, mais le fait que Heidegger le présente, à chaque fois, avec un sens différent et

en même temps le même. Il exprime d’abord un rapport interne où il maintient l’essence

du langage, qu’il présente comme ce qui unifie les hommes entre eux et distingue en

même temps l’identité de chacun.

1 - Ibid. p. 209-212.

2 - Ibid. p. 211.

3 - Ibid. p. 212-213.

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217

Il donne l’impression que le langage est plutôt un monologue de l’homme sur lui-même.

Comment distinguer celui qui parle de ce qui «est parlé»? Il fait appel au sens du mot

« chemin » (Weg) de sa propre expérience solitaire et méditative où, tout en parlant, il

tente de saisir l’essence du langage et de construire le paradigme du retour à la chose

elle-même. C’est la méthode qu’il développera dans ses derniers textes.

Cette méthode n’a pas de chemin préétabli ou un parcours à objectif fixé d’avance. Le

chemin se fait de lui-même au fur et à mesure de la marche des choses. Toute la

question est de savoir s’il peut comporter le sens de la compréhension de la relation

entre l’humain et le langage. La réciprocité homme-langage est une évidence, puisque

l'essence de l'homme repose dans le langage. C’est en tant que parlant que l'homme est

homme. D’après Heidegger, cette vision du langage de l'être est une perspective qui

témoigne d’une réelle implication réciproque entre l’homme et le langage. Dans Sein

und Zeit, le langage était rapporté structurellement à la compréhension et avait une

fonction révélatrice du monde, alors que l'essence de l'homme consistait davantage à

son être même, y compris dans son caractère d’être-au-monde. Si la marque distinctive

de l'essence de l'homme est le fait d'être linguistique, il est possible de dire également

que la marque de l'essence du langage est l’humanisation.

Dans sa recherche de l’essence du langage, Heidegger n’a pas omis le langage commun,

présent dans l’expression du « on » ou du « on-dit » et le bavardage que traduit (Rede).

Il explique déjà dans Sein und Zeit qu’on peut beaucoup parler sans rien dire, comme on

peut se taire dans un silence qui dit beaucoup1. Rede contient la possibilité du Gerede

(bavardage), qui est étroitement lié à la possibilité d’expression propositionnelle, qui

consiste à mener des discussions sans grand intérêt philosophique. Pour cela, il tend à

distinguer Sage qui indique plutôt ce qui se dit de l’être, une discussion qui, par ailleurs,

n’est jamais propositionnelle2. Dans la conférence Le chemin de la parole, il utilise

Sage, pour dire « discours » dans le sens de ce qui est «dit», pour s’éloigner de Rede.

C’est vrai que le discours ou la parole s’enracine dans l’activité humaine de l’être-au-

monde. Mais Heidegger n’ignore pas le rôle et l’importance du silence. Il s’interroge sur

le mode de compréhension du silence, sans tomber dans la pure pensée intérieure. Mais

s’il est possible de parler dans le mutisme, c'est que le langage est pensé comme

1 - Ibid. p. 215-216.

2 - Ibid. p. 243-244.

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218

possibilité, comme anticipation de possibilité, ce qui suppose qu’une intuition interne et

une élucubration mentale de la pensée sont aussi des formes de langage.

Sur son chemin de l’essence du langage, l’homme rend manifeste et présent à autrui ce

qu’est le langage, en tant que Sage, même à partir de pensées silencieuses. Quand on dit

que le langage parle, c’est le fait de le concevoir plus proche de l’homme, en tant que

celui qui appartient à la fois à sa propre essence et à l’essence du langage.

Enfin, il faut dire que le langage dans l’homme investit chaque mot employé de son sens

et de son essence. Chaque mot est lié à la phrase qui le porte et qui va, par sa

composition plus ou moins complexe, donner un ou plusieurs sens aux mots. Ainsi en

est-il de l'être et de la vie ou de la condition humaine, entre sens qui existe et sens qui

s'ébauche, entre ce qui est déjà présent et voué à disparaître et ce qui demande à naître.

Avec le langage, l'être se révèle, c'est dans l’être que la parole est. Ce que l’homme dit

est une part de ce qu’il est. Mais les mots révèlent et masquent en même temps. L'être

est à la fois vérité et illusion, ignorance et conscience de soi. La présence à soi est un

appel du langage car ce n'est pas l'être en soi qui répond aux questions que la conscience

se pose à elle-même, mais le langage. Le langage ramène l'être dans le domaine de ce

qui se dit.

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219

CONCLUSION

Pour situer la pensée de Heidegger dans un contexte historique dynamique et évolutif, il

était nécessaire de construire des ponts et d’établir des débats avec différentes étapes et

différents penseurs et comprendre comment il les a appréhendés afin de donner un sens

à l’humain. Son problème était multiple, d’abord la remise en cause des méthodes,

notamment la phénoménologie, héritage de son maitre Husserl. Il réintroduit

l’herméneutique qui lui permet d’influer sur des modes de réflexions philosophiques et

même non philosophiques. Ce qui a favorisé davantage son impact sur la pensée du

siècle. Il a aussi fait appel à des méthodes scientifiques comme l’observation et

l’expérimentation, ou littéraires comme l’approche artistique et poétique, concluant

ainsi à la nécessité d’un montage méthodologique pour pouvoir approcher l’homme par

différents angles.

Pour philosopher sur l’homme, il convient de retourner à la question de l’être, la

retrouver entière, dans son sens originel, telle qu’elle a été posée par les Anciens. Par

cette déclaration, c’est la métaphysique qui est visée, avec ses missions et ses objectifs.

En effet, la métaphysique a mis en place un ensemble d’outils pour faciliter à l’homme

l’acte de réfléchir, rassemblant notamment les questions relatives à Dieu, à la foi, au

monde céleste et le monde de la gnose.

Il déconstruit aussi certains grands courants philosophiques comme l’humanisme,

l’existentialisme, le marxisme ou le nihilisme qui, en essayant de refonder les rapports

de l’homme à son environnement, ont fini par construire autour lui de nouvelles formes

d’idoles1. Heidegger les qualifie de faces modernes de la métaphysique.

Or, l’homme que Heidegger veut reconstruire doit être libre. Un homme nouveau avec

des conditions nouvelles, qui a besoin de concepts nouveaux pour se définir, débarrassé

de l’assistance philosophique, ayant plein pouvoir sur son destin intellectuel. En faisant

cela, Heidegger n’ambitionne pas de renverser le monde moderne, il espère juste

pouvoir le redresser, le positiver et le préparer à une autre forme de pensée, une pensée

de sérénité, moins agressive, plus contemplative, plus méditative, plus admirative, plus

1 - Jean Grondin : «Heidegger et le problème de la métaphysique», in : Philopsis, p. 40.

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vraie1. Mais pour remplir le regard de l’homme d’étonnement, il faut de nouveau

investir le domaine de la philosophie et le recharger de richesse, de sens, de poésie et

d’art.

La « réappropriation de la question de l’être », signifie que l’homme doit de nouveau

regarder le monde, le contempler, l’interroger, avoir une meilleure maitrise des étants

qui constituent tant l’environnement quotidien que le sujet scientifique. Il doit chercher

la vérité, mais pas n’importe quelle vérité, il lui faut passer au-delà les résultats des

sciences et de la technique, pour aller vers la vérité fondamentale qui était déjà là à

l’époque de Parménide et de Socrate. Pour y parvenir, Heidegger propose au Dasein de

repartir aux choses-mêmes, les repenser en profondeur, aller chercher la connaissance

dans son quotidien à la lumière de l’être, même si à chaque fois qu’il s’en approche,

l’être s’enfonce dans le mystère. C’est cette quête du sens que propose Sein und Zeit.

Sein und Zeit veut pour l’homme un quotidien que ses sentiments et ses états intérieurs

définissent parfaitement. Il doit être ce qu’il ressent, ce qu’il respecte, ce qu’il aime, ce

qu’il craint, ce qu’il fait, ce qu’il défend. Il faut pourvoir redescendre du logos à l’affect

pour le définir tel qu’il est.

Tout ceci rend la question du réveil de l’être fort délicate, car l’éveil de l’homme doit

faire appel à sa façon de vivre et de penser son quotidien et son milieu. Il est clair que

pour favoriser plus de facilitations dans sa vie pratique, l’homme a dû sacrifier le plus

important de sa pensée, inhiber sa liberté, en préférant l’assurance et la sécurité à

l’inquiétude et l’angoisse. Il faut alors inciter l’homme à penser l’être de nouveau, au

risque de provoquer son isolement et l’angoisse qui est l’indicateur fiable et

prépondérant de la manifestation de l’être en lui. L’idée de l’angoisse et du souci, qui

crée le vide autour de lui, suppose qu’il doit renoncer ou du moins dépasser cette vie

chargée de succès, de conquêtes, de développement industriel et scientifique. Est-il

capable de renoncer à tout cela pour se réapproprier la question de l’être ?

1 - Le n° 67 des Œuvres complètes de Heidegger porte le titre de : « Dépassement de la métaphysique».

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Le Dasein : sens et définition

Après avoir fait le tour du concept de l’humain dans la pensée de Heidegger en général,

en partant de la notion de l’être et en nous appuyant sur la tradition, nous remarquons

que Sein und Zeit proposait déjà une définition assez autonome et assez complète de

l’Homme qu’il a appelé Dasein1. Il en propose un discours riche de sens, lui donnant

plusieurs noms, chaque nom définissant un de ses états ou une de ses missions.

La définition de l’homme chez Heidegger s’est trouvée complète dès Sein und Zeit. Un

avis unanime à ce sujet que cette œuvre comporte l’essentielle des thématiques

Heideggériennes, même si révision et réorientation ont été constatées à postériori.

Levinas témoigne de l’importance de ce livre principal et incontournable en disant : « Je

pense que c’est par Sein und Zeit que demeure valable l’œuvre ultérieure de Heidegger,

qui ne m’a produit aucune impression comparable, non pas qu’elle soit insignifiante

mais elle est beaucoup moins convaincante2. »

Philosophiquement, le thème de l’homme a bénéficié de beaucoup d’intérêt. Chaque

époque l’a défini en fonction de ses spécificités. La définition qui a perduré à travers les

siècles, depuis la fin de l’antiquité, tout au long du Moyen-âge et aux temps modernes

porte la dualité de : corps et âme, matière et esprit, bête et ange, concret et abstrait…

Avec l’autonomie des sciences où chacune s’est intéressée à la partie qui correspond à

sa spécialité, les définitions se sont multipliées. C’est donc un homme aux multiples

facettes que Heidegger va interroger. Il n’ignore pas la difficulté d’une telle démarche et

n’en néglige pas la complexité, mais d’après lui, cet homme démembré, décomposé,

fragmenté, morcelé par les sciences, a besoin d’une réunification.

1 - « Le terme Dasein s’entend immédiatement en allemand pour dire le fait d’être présent, d’être là. On

le rencontre aussi bien dans le langage courant que dans la langue philosophique où il a apparu au XVIII

ème siècle ; in : Dictionnaire de Martin Heidegger, vocabulaire polyphonique de sa pensée, sous la

direction de Philippe Arjakovsky, François Fédier er Hadrien France Lanord. Editions du Cerf, Paris, 2013, p. 301-305.

2 - Emmanuel Levinas, Ethique et Infini, Paris, Fayard, 1982.- p.38.

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222

Dans Sein und Zeit, il installe directement l’homme dans le monde et l’interroge à

travers sa vie de tous les jours sur ce qu’il est vraiment. En vivant sa vie quotidienne

dans ses états ordinaires, ses espérances et ses problèmes, l’individu relègue souvent les

questions essentielles au second plan. Pour lui rappeler ce qui est essentiel, sa mission et

ses objectifs, Heidegger fait la lumière sur ses états, dénonce les aliénations qui

l’entourent et l’inhibent, lui rappelle la question de l’être oubliée depuis la fin de

l’antiquité et le met en face de ses responsabilités en lui montrant les modes de

libération dont il dispose.

En 1927, Heidegger n’a pas encore remis en cause la métaphysique, mais il a déjà

montré les premiers signes d’insuffisance de la phénoménologie pour parvenir à une

détermination de l’être de l’homme que le livre de Kant viendra compléter. La

philosophie première ne s’occupait pas de réfléchir « l’homme » en tant que tel, celui-ci

étant déjà à l’intérieur du thème philosophique dans son ensemble de façon

harmonieuse et riche. En plus, le but de la philosophie chez les Anciens était

d’enseigner aux hommes comment devenir humain, c’est-à-dire rester conforme aux

vertus de la nature1. Aristote disait que L’âme est en quelque sorte tous les étants

2. C’est

de cette nature que plus de vingt siècles ont essayé de le distinguer, ce qui révolte

Pascal: « L'homme n'est ni ange ni bête, mais qui veut faire l'ange fait la bête3 ».

Le Dasein est le nom que Heidegger a choisi pour écarter l’homme de cette bipolarité,

l’éloigner d’un corps essentiellement animal, le démarquer d’une âme à l’image de Dieu

et le distinguer du rôle de serviteur, comme le qualifie la métaphysique4, tout comme il

veut le sauver du morcellement des sciences en proposant sa réunification.

Ce premier nom de l’humain exprime l’ouverture vers l’être, il est sa lumière, son

éclaircie, sa Lichtung. Heidegger le présente directement dans son environnement : « Le

Dasein est celui qui conçoit l’étant dans sa dimension temporelle, l’horizon du temps

étant marqué par le présent5. » Cette définition est complète, elle présente l’homme dans

1 - Même chez Platon, l’homme apprend à devenir humain. Après la déchéance ou la chute du monde

des idées, il naît comme un étranger sur terre, car il a tout oublié. Il passera sa vie à se découvrir où apprendre consiste à se rappeler ce que comporte l’existence.

2 - Aristote : De anima, 431 b 21, in : Heidegger : Œuvres complètes, 65, p. 313.

3 - Blaise Pascal : Pensées, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1977, p. 572.

4 - Martin Heidegger : Questions, III / IV, p. 322.

5 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 133.

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son monde avec d’autres individus et au milieu des objets. La dimension temporelle

suppose que les choses et les hommes sont éphémères, ils sont tous là pour un moment,

vont vers une fin certaine et par voie de conséquence ont un début, même si la mort de

l’homme fera de lui un immortel. Seul le temps s’inscrit dans la permanence du présent

et n’est donc pas temporel. Cette définition qu’il emprunte à Dilthey cherche à

comprendre l’esprit de la conscience. Au-delà de la dualité, il veut unifier la constitution

d’être du Dasein, c’est un homme fait de terre, tel que le décrit le mythe du souci1.

Mais il ne veut pas cantonner l’homme dans une définition instrumentaliste et

unidimensionnelle. Il propose un homme pluriel et chaque situation décrite dans Sein

und Zeit est une définition en soi et un pas de plus pour comprendre son être.

Le deuxième nom que Heidegger attribue à l’homme est l’« être-au-monde », un être

complexe qui vit dans un monde complexe et est conscient de ce rapport et de ce

partage. Pour exprimer le fait d’être-au-monde, il utilise d’autres termes comme la

mondanéité, l’intramondanéité, intermondanéité… Pour le temps aussi, il utilise un

grand nombre de termes comme la temporalité pour exprimer l’aspect ontologique et la

temporellité pour qualifier ce qui est ontique.

Le troisième nom de l’homme est « l’être-vers-la mort », tout comme il est conscient

qu’il est né même s’il n’a aucun souvenir de sa naissance, il a la certitude de sa mort

même s’il ne pourra jamais vivre cet instant. Ainsi, toutes les questions que le Dasein se

pose et tous les projets qu’il entreprend se situent après sa naissance et avant sa mort.

La définition d’être-vers-la-mort a été inspirée par la présentation de Kant qui décrit

l’homme en situation avec le monde, avec lui-même, avec le temps et avec la fin. Il

parle de l’intuition et de l’entendement pour exprimer l’expérience du possible.

Heidegger, séduit par cette possibilisation, parle de la métaphysique de la finitude.

L’être-au-monde est plutôt tourné vers les situations externes, vers le monde et la vie

quotidienne, l’être-vers-la-mort est tourné vers l’intérieur, une introspection de celui qui

est conscient qu’il a une fin et doit se réaliser pour cela même. C’est un être historique

parce qu’il fait l’histoire, même si souvent, il la subit. C’est un Dasein historial parce

qu’il a conscience qu’il fait l’histoire et qu’il sera directement ou indirectement

responsable des conséquences.

1 - le conte du souci explique, de façon imagée, comment le souci est intégré à l’homme.

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224

Pour compléter sa définition de l’humain, Heidegger va l’entourer d’un environnement

lexical impressionnant, permettant d’aller vers des précisions subtiles de situations

difficilement décelables. Pour lui, le mot veut dire tout simplement ce qu’il dit, même

s’il est souvent pénible de trouver des équivalents dans d’autres langues comme le

terme Stimmt intraduisible qui a été exprimé en français par une périphrase qui dit « la

chose en accord avec ce qu’elle est estimée être », ou encore le terme « langue » qu’il

distingue de langage et de parole, et qui manque cruellement à certaines langues comme

dans le Grec où il n’y a que « parole ».

Pour décrire l’homme ordinaire, Heidegger parle d’un « être-jeté », car il est dans son

état d’abord ontique, en situation de dévalement, dans un monde voilé et couvert,

conforté par le « on ». En tendant vers sa réalisation, il procède au dévoilement et au

découvrement du monde et de lui-même, approchant ainsi toujours davantage de son

état ontologique. Dans son état de dévoilement, le monde lui devient ouvert ou en

« ouvertude », qui est aussi un état de comme finitude parce qu’il exprime le dessein ou

la fin. Il dit que l’homme est toujours en état de finitisation, il se fixe des objectifs qu’il

veut finaliser, toujours avant des délais, la mort étant un de ses délais. Il se découvre et

découvre le monde comme possibilités, la « possibilisation » étant de rendre les choses

possibles. Il parle de lui comme un « être-résolu » qui se fixe la résolution d’aller droit

devant, la mort étant aussi une possibilité permanente dans son parcours.

Heidegger utilise d’autres termes comme originaire et cooriginaire, pour parler de tout

ce qui est advenu en même temps et dès l’origine, vérité et réalité qu’il n’oppose pas

parce que l’une définit l’autre, instinct et intuition pour dire le premier sens au contact

du monde, la disponibilité et l’entendre pour sentir la présence du monde, la dette et la

faute pour dire la responsabilité et la responsabilisation de l’homme sur le monde.

Enfin, il transcrit l’existence par ek-sistence ou eksistence pour montrer cet aspect

extatique de la vie qu’il écrit d’ailleurs ekstatique ou ek-statique, pour rester dans les

tons. Pour lui l’existence n’est pas seulement le fait d’être-là mais un événement riche et

merveilleux, plein d’extase1.

1 - Pour tous ces termes écrits de façon diversifiée, nous avons opté pour la forme la plus simple.

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225

CHAPITRE PREMIER

L’ETRE EN GENERAL ET LA QUESTION DE L’HOMME

DANS SEIN UND ZEIT

Dans cette richesse conceptuelle et un milieu fluctuant d’idées et notions, Sein und Zeit

a vu le jour. Quel est son principal souci : L’être, l’homme ou l’étant ? A en croire

Heidegger, cette question n’en est pas une. Il se réfère à la Grèce antique où les

concepts avaient des sens plus riches et où l’homme était intégré à l’être en toute

harmonie.

Sa question principale portait sur l’être, mais dès qu’il a amorcé sa réflexion, c’est

l’analyse de l’homme qu’il engage. Pour être efficace et ne pas tomber dans les pièges

de ses prédécesseurs, il commence par régler tous les problèmes qu’un philosophe peut

rencontrer dans la critique, l’environnement conceptuel, les sources historiques et la

méthode. Il s’attarde sur les méthodes des sciences sociales qui constituent l’outil de

compréhension de l’homme et propose « l’analytique existentiale » qui sert à se frayer

un chemin favorisant la recherche sur l’homme et l’être de l’homme. Il s’entoure aussi

de plusieurs précautions, en expliquant qu’il a besoin de rassembler un certain nombre

de moyens pour approcher son sujet, et plusieurs méthodes lui seront utiles. D’après lui,

il n’y a pas de contradiction à utiliser plus d’une méthode, au contraire leur

complémentarité s’avère nécessaire pour entourer le sujet qu’il va interroger. C’est ainsi

qu’il engage le débat sur l’être pour parvenir à l’étant et l’homme.

L’approche est originale, l’auteur commence par mettre en évidence la cassure qu’il

opère par rapport à son environnement philosophique immédiat ou passé. Sans mettre

vraiment dans le tort ses prédécesseurs, il démontre comment ils se sont éloignés de la

source en prenant la courbe de l’évolution de l’histoire. Il se démarque de la philosophie

occidentale et reprend la question à la base et se prononce sur un nouveau modèle de

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226

pensée déjà timidement amorcé par Kant et Nietzsche. A la lecture de Sein und Zeit,

Emmanuel Levinas1 atteste que Heidegger était l’un des plus grands philosophes de

l'histoire occidentale. Dans ce premier grand livre, il pose la question du sens de

« Etre » comme verbe, comme mot et comme état, c’est une question ontologique

fondamentale. Depuis Aristote, la question de l'être en tant qu'être est tombée dans

l’oubli, la reposer permet à Heidegger de rebâtir des liens historiques et mettre en

exergue la question du Dasein2 reconstruisant ainsi une dynamique autour de l’homme.

Il débute par une citation du Sophiste de Platon, mais nous ne sommes plus dans la

question de méthode, c’est de contenu, d’analyse de vocable et d’expressions employées

qu’il s’agit. Il dit : « Car, manifestement, vous êtes bel et bien depuis longtemps

familiers de ce que vous visez, à proprement parler, lorsque vous employez l’expression

étant; mais pour nous, si nous croyions, certes auparavant, le comprendre, voici que

nous sommes tombés dans l’embarras3. »

Cet embarras va motiver Heidegger à reposer la question du sens de l’être, qui implique

la question du sens de l’homme et celle de l’étant. La familiarité entre le sens de l’être et

le sens de l’homme est d’une apparence rassurante et trompeuse, même si l’un parait

découler de l’autre, car les différences entre eux sont des différences de nature. L’être

inclut l’étant certes, tous les étants, mais il n’en est pas la somme. Il est tout autre. La

question du sens de l’être est embarrassante, elle mène à une incompréhension totale de

l’expression «être ». Il fait alors appel à la notion de « temps » pour ouvrir de nouveaux

horizons et de nouvelles possibilités pour comprendre l’être. Le résultat ingénieux de

cette démarche donnera Sein und Zeit.

Dans son cours de l’été 1936 sur Schelling, l’auteur explique ce que recouvre cette

œuvre gigantesque :

Nous prenons ici Sein und Zeit comme ce qui doit évoquer une méditation dont la

nécessité excède largement l’œuvre d’un seul individu, lequel ne saurait d’ailleurs

1 - Comme le précisent toutes les notes biographiques, Levinas a eu un contact vivant avec cette

philosophie « en train de se faire » ; raison pour laquelle il a toujours eu une perception aigüe des fins et de la valeur de Sein und Zeit. Il dit avoir été préservé des travers de l’existentialisme quand il faisait ses études philosophiques à Strasbourg et passait des séjours à Freiburg pour écouter Heidegger. Pour cela, il reste fiable et appréciable dans son jugement des travaux de Heidegger et dans leur emboîtement avec ceux d’Husserl.

2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 25.

3 - Ibid. p. 21.

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227

« inventer » ce qui est nécessaire, mais pas davantage le surmonter. Nous distinguons

par conséquent la nécessité qui est désignée par ces mots Etre et Temps, comme

formulation d’une méditation à l’intérieur de l’histoire de la pensée et comme le titre

d’un ouvrage qui tente de mener à bien cette pensée. Que ce livre ait ses défauts, je

crois en savoir quelque chose, comme l’ascension d’une montagne qui n’a encore

jamais été gravie. Parce qu’elle est escarpée et en même temps inconnue, il arrive

parfois que celui qui s’y aventure se retrouve devant un précipice1.

Il avance que Sein und Zeit est un livre qui prend position par rapport à une réalité

passée et s’exprime sur une façon nouvelle de faire de la philosophie. Il reconnait que

cela n’est qu’un premier pas, car un tel projet ne peut être mené par une seule personne.

Il admet enfin la difficulté d’une telle aventure, parce qu’il ne s’inscrit plus dans la

continuité de la connaissance de ceux qui l’ont précédé, il réinvente un contenu, une

vérité et même une nouvelle façon d’utiliser les données de l’histoire. Il dit: « Sein und

Zeit est un chemin à suivre, non un gîte où se nicher ; qui ne peut aller de l’avant ne doit

pas espérer s’y retirer en tout repos 2.» En considérant les propos heideggériens qui

montrent que le livre n’est pas une assurance mais une aventure et une recherche en

profondeur, on peut peut-être faire intervenir les considérations que Bernard Sichère a

récemment développées reprenant les paroles de l’auteur : « Etre et Temps est un livre

risqué, escarpé, dangereux 3 ». L’inachèvement même du livre qui mène à ces

escarpements avec des réactions très brusques sont à prendre, non comme des accidents

extérieurs ou des preuves d’imperfection, ce que Heidegger a appelé « défauts », mais

comme des moments graves inhérents au mouvement même de la pensée et qui s’adapte

à la question posée.

«Pourquoi y-a-t-il l’être et non pas plutôt rien?» C’est une question antique sur laquelle

le livre revient. Avait-il comme but de chercher une réponse ? Ce n’est pas sûr du tout.

Heidegger est arrivé à un moment où la « ressuscitation » et le retour à la vérité

première était plus que nécessaire, c’est vital. La fin de la deuxième guerre mondiale,

avec ses conséquences directes sur la vie de l’homme et les déperditions constatées,

l’ont poussé jusqu’à renier les plus grandes écoles du siècle. C’est ainsi que la question 1 - Martin Heidegger: Schelling, p.324.

2 - Ibid. p.117.

3 - Bernard Sichère : Seul un Dieu peut encore nous sauver, le nihilisme et son envers ; Paris : D.D.B, 2002,

p. 54 à 59.

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228

de l’être dans son ensemble ou l’être en général s’impose de nouveau aux esprits. Elle

envahit la tradition en générale et la philosophie heideggérienne en particulier.

L’homme de la philosophie a besoin de se retrouver de nouveau avec lui-même,

directement, avec son être, il est à la recherche d’un outil de compréhension de ce

monde nouveau qui lui sert d’abri, pour pouvoir construire un modèle social adapté à sa

situation, bref, tout un mode de réflexion nouveau qui exige probablement un homme

nouveau. Heidegger cherche une voie d’accès, une façon originale d’orienter la pensée

en se tournant vers l’origine.

Sein und Zeit ne présente pas ce besoin de retour comme une évidence, il interroge

plutôt l’homme sur lui-même, il le livre au monde avec tous ses défauts, ses

imperfections, ses angoisses et ses malaises, c’est ce qu’il qualifie d’« être-jeté ».

Pour cerner ces phénomènes, il recourt à la phénoménologie qu’il définit comme

« le droit aux choses mêmes 1 ». Par sa façon de décrire l’existence humaine, il se

distingue d’Husserl qui fait intervenir la philosophie de la subjectivité, qui suppose un

partage obligé entre la « conscience empirique » comme réalité observable et la

« conscience transcendantale » comme source pure des actes ou des effectuations de la

conscience 2 . Il diffère aussi de Max Scheler qui s’efforce de proposer une

phénoménologie des émotions3.

S’éloignant d’avantage d’Husserl4, Heidegger aborde dans les trois derniers chapitres de

son œuvre, les structures de la temporalité. La question de l’être, telle qu’elle a en effet

été posée montre clairement ce besoin de rompre avec ses prédécesseurs, si on peut

parler de rupture quand on veut revenir à une question originelle, il dit : La question de

l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli […] La question que nous touchons là n’est

pas une question quelconque. Elle a tenu en haleine Platon et Aristote dans leur

investigation. Il est vrai aussi qu’elle s’est tue à partir de là, en tant que question et

thème d’une recherche véritable5.

1 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p.54.

2 - Ibid. p.54/55.

3 - Ibid.

4 - Edmond Husserl : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, publié en 1928

par Heidegger lui-même en hommage à son maître, mais sans critique et sans note.

5 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 25.

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229

Pour justifier la rupture qu’il va devoir opérer, Heidegger dénonce cette autre vieille

rupture déjà survenue directement après Aristote, puisque la question s’est tue à partir

de là. Il explique que l’urgence d’y revenir ne consiste pas à tout réinventer, ex-nihilo,

mais au contraire à renouer avec la très ancienne tradition, que la langue philosophique

dominante a totalement oubliée, voire occultée. Pour donner du sens à cette rupture, il

explique qu’il retourne à la tradition ancienne. Quand il fait intervenir la notion du

Temps, alors qu’elle est, pour les autres, extérieure à la situation, il la propose comme

un élément structurant de la question de l’être. Ce qui a plus ou moins déconcerté ses

contemporains, y compris Husserl. Heidegger l’a ressenti et il dit : « Ma question du

temps a été déterminée à partir de la question de l’être. Elle s’avançait dans une

direction qui est toujours demeurée étrangère aux recherches d’Husserl sur la

conscience interne du temps 1 ». D’un point de vue général, la phénoménologie

husserlienne ne pose pas la question de l’être en tant qu’acteur principal du temps mais

seulement sous forme de question de donation de l’être à la conscience2.

En plus de l’éveil de la « question de l’être » enfouie depuis les Grecs, la singularité de

Sein und Zeit se trouve dans la mise en situation du Dasein. D’abord, le Dasein n’est

pas une invention heideggérienne, c’est un terme issu de la tradition philosophique qui

n’est étranger ni à la langue allemande ni à la langue philosophique. C’est le terme que

Kant a utilisé pour désigner « l’existence » à propos des preuves de l’existence de Dieu

(existence réelle et non pas seulement mentale ou conceptuelle), c’est celui qu’on trouve

au début de la Logique de Hegel, que Jacques Bourgeois traduit logiquement en français

par « l’être-là », c’est-à-dire « l’existence finie », alors que Henry Corbin l’a traduit par

« réalité humaine », engendrant un malentendu qui a duré toute une génération. Mais

Heidegger donnera à son Dasein, peut-être pas intentionnellement, un sens plus riche,

plus profond, plus conscient, plus responsable, plus philosophique et plus personnalisé

auquel les traducteurs peinent à trouver des équivalents.

Dasein, ce n’est pas simplement existence, ni simplement homme, ni simplement sujet.

En quoi cela importe-t-il de dire Dasein plutôt qu’homme? Il importe beaucoup, en

vérité. D’après Heidegger, la pensée est un travail de la langue et dans la langue. Ce qui

ne signifie pas que le Dasein suppose tous les hommes confondus. C’est plutôt

1 - Martin Heidegger: Questions III - IV, p.194.

2 - Ibid.

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230

l’inverse : ce qu’on appelle généralement homme, il faut apprendre à l’élever à la pensée

de Dasein, dépassant ainsi les états de fait empiriques et la subjectivité humaine. Il veut

éviter ce que disait le terme « homme » comme « un corps et une âme », « une matière

et un esprit » ou d’autres parallèles de ce genre, il faut dépasser cette forme de dualité

humaine et philosophique du sujet et de l’objet afin de penser l’homme comme un tout,

dans sa totalité. Et c’est essentiellement cela qui va séduire Sartre et Merleau-Ponty,

l’un n’arrivant pas à surmonter la dualité de l’en soi et du pour soi, l’autre installé dans

la description d’une chair antérieure à tout partage entre le subjectif et l’objectif1. Les

deux ont réellement été séduits, mais ils sont restés sur leur garde et n’ont pas su

profiter pleinement de la solution que Heidegger a mis à leur disposition à partir de ce

premier texte qui a balisé un chemin de penser propre et original.

Sein und Zeit propose une description ou une explicitation des structures de l’existence

humaine, il situe l’homme dans sa double relation avec le monde extérieur et avec le

temps. Dans une langue particulièrement ardue pour les profanes, ce livre ne fait

souvent que décrire des réalités humaines très concrètes, voire affectives : la peur, le on-

dit, la curiosité, l’angoisse, le souci, la mort, bref la vie au quotidien, en citant des

exemples très concrets comme la centrale électrique ou la forêt noire. Il s’est éloigné

des vérités abstraites qui furent le propre de la philosophie des siècles passés comme la

liberté, l’éthique ou le politique, pour aller vers la passion ou l’affect que Sartre à son

tour commentera abondamment, ce qui fera le succès de l’Etre et le Néant.

En proposant de réfléchir séparément « l’être » et « l’homme », Heidegger veut montrer

comment le second aspire à comprendre le premier. Il dit clairement dans son

commentaire du Schelling, que Sein und Zeit n’est pas un traité d’ontologie qui ferait

l’impasse sur la manière dont « être » est expérimenté par celui qui pose la question du

sens de l’être. Il ne répond, en aucune façon, à ce qu’on est en droit d’attendre d’une

ontologie, dont la première démarche revient au fait de tenir d’avance, comme étant

décidée et hors de doute, l’essence de l’être2. Ce n’est pas non plus une description

empirique du propre de l’humain ou une anthropologie : le Dasein n’est pas que cet

1 - Emmanuel Levinas : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris : Vrin, 1988, réédité en

2001, Introduction.

2 - Martin Heidegger: Schelling, p.322.

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231

homme défini par ses caractéristiques empiriques, c’est aussi et surtout celui qui pose la

question de l’être, c'est-à-dire l’homme qui pense l’être.

Sein und Zeit reste un des livres philosophiques les plus étudiés au monde, malgré sa

complexité, ses difficultés conceptuelles et langagières, l’infidélité des traductions et les

controverses existentialistes à son sujet1. Michel Haar propose de l’approcher par

l’histoire, car c’est à partir de la question des origines que Heidegger dévoile l’oubli de

la question de l’être du Dasein2 et invite l’homme à revoir sa position par rapport à la

pensée pour renforcer son ancrage. Les Grecs déjà ont su inviter l’humain à réfléchir sur

lui-même, étant le seul être vivant doué de raison. L’âme chez Aristote, la psyché de

Platon et le logos d’Héraclite appartenaient à l’essence physique (la nature) qui fait

mouvoir toute chose3.

Cette évidence de ce qui était unifié deviendra pourtant source de différentiation et

d’opposition philosophique. La philosophie médiévale entretiendra la séparation de

l’âme et du corps ou de l’esprit et de la matière. Les textes religieux attestent cette

dualité en reconnaissant que l’homme a été créé à l’image de Dieu mais il porte en lui

l’état de nature, ce qui fait de lui un être double et une créature unique4. Il est pour cela

chargé d’une mission qui n’est pas facile à assumer et d’une responsabilité lourde à

porter. Cet animal doué de raison, Descartes va l’appeler l’homme-sujet ou subjectum,

dont il fera la base de toute vérité. En réalité, cette double dimension de l’homme va

provoquer des scissions souvent conflictuelles. Kant se demandera alors s’il peut à lui

seul réunir les déterminations phénoménales de la nature et nouménales de la liberté !

Tous ces conflits, Heidegger les transpose à son profit en plaçant l’homme qui pense,

qui ressent, qui craint, qui angoisse, dans la situation d’un être-au-monde en lui donnant

un environnement, une responsabilité et un rôle éthique pour le débarrasser de ses

1 - Sein und Zeit a eu treize éditions allemandes, certaines étant post-mortem. Les philosophes

germanophones ont pu profiter directement de l’enseignement de Heidegger. Mais la traduction française complète réalisée par Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens n’a eu lieu qu’en 1964 et rééditée en 1986, même si Henry Corbin a tenté une traduction partielle en 1937. Emmanuel Martineau propose une version en ligne depuis 2010. La traduction arabe a été réalisée par Fathi Meskini en 2012.

2 - Michel Haar : Martin Heidegger, Paris : Editions de l'Herne, coll. « Cahier de l'Herne », 1983, p. 49.

3 - Martin Heidegger : Œuvres complètes : Concepts fondamentaux, (1941), traduction française : P.

David, Paris : Gallimard, 1985, V. 65, p. 313.

4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 26.

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232

anciens malentendus. Mais l’homme heideggérien va être confronté à d’autres dualités

comme celle de l’authentique et de l’inauthentique, du propre et du non-propre, du soi-

même et du « on », de l’ontique et de l’ontologique ou de l’existentiel et de l’existential.

La philosophie ne revient plus sur la dualité de la nature et de l’esprit, mais pour se

conformer à la science, elle va déplacer le conflit de l’intérieur de l’homme vers le

monde extérieur en créant un face-à-face entre lui et son environnement. Ce qui place

l’humain au centre d’une autre forme de conflit et pose d’autres questions relatives à la

cohabitation et à l’harmonie dans son rapport au monde.

Mais le monde ou l’environnement est pluriel, il-y-a plusieurs environnements avec

plusieurs niveaux de conscience, au moins les individus, les animaux, les végétaux et les

minerais. La question est donc d’ordre éthique : Est-ce que l’homme peut intervenir

pour transformer le monde en fonction de ses besoins, ou doit-il se suffire à le

contempler, le comprendre et le laisser évoluer naturellement en adaptant sa vie et son

corps aux mouvements de la nature. Autrement dit, faut-il pulvériser des montagnes

pour construire des autoroutes, ou se suffire à se promener dans la forêt et dans les

montagnes pour un tourisme écologique ? La réponse est connue depuis des millénaires,

même si Heidegger préfère de loin se promener dans les allées de la forêt noire. C’est à

ce niveau qu’il situe sa réflexion en tentant d’expliquer ce rapport de l’homme au

monde, de lui donner un sens et, pourquoi pas, de l’anoblir.

Cette façon qu’a l’homme d’intervenir sur le monde, par petites parcelles, tout en étant à

l’intérieur, Heidegger l’appelle « la facticité ». L’homme intervient aussi sur son corps

de façon incessante « le corps de l’homme est quelque chose d’essentiellement autre

qu’un organisme animal, c’est une des dimensions du monde extérieur sur laquelle

l’homme intervient en permanence1 ».

Heidegger a utilisé le terme de Dasein qui existait déjà chez quelques prédécesseurs,

pour éviter préjugés, présupposés et pré-requis que véhicule l’usage d’homme, sujet ou

humain, et que Kant a aussi utilisé dans le sens d’existence. Il s’en explique longuement

au début de Sein und Zeit : le Dasein diffère de l’homme- sujet de la métaphysique

moderne-, il se caractérise directement par un rapport à soi qui est d’emblée un rapport à

l’être et se rapporte à son être comme ayant à être cet être même : « Pour cet étant, il y

1 - Martin Heidegger : Questions III - IV, p. 322.

Page 233: Prologue - univ-oran2.dz

233

va en son être de cet être1». Le Dasein est un homme qui n’est jamais fermé sur soi, il se

définit par son rapport à l’être qui implique la compréhension du monde2. Son ouverture

lui offre un ensemble de possibilités pratiques3. C’est pour cerner cette ouverture au

monde, lui donner un sens, lui fixer des objectifs, qu’il l’a appelé « être-au-monde »,

c'est-à-dire celui qui s’interroge sur la façon dont il reçoit, conçoit et comprend le

monde.

Le premier accès de l’homme envers le monde est direct, immédiat, automatique,

inconscient. C’est un état simple que Heidegger qualifie de compréhension ontique qui

précède de près l’état pré-ontologique qui est la compréhension consciente, mais sans

aller vers le sens même des choses. C’est l’état le plus commun, où l’homme vit son

quotidien dans une interdépendance avec les autres, qui l’influencent et qu’il influence

aussi parfois, c’est l’état du « on quotidien ».

Pour commencer sa compréhension consciente du monde, l’homme doit en permanence

avoir en vue son « existentialité » et avoir un aperçu des éléments qui constituent son

monde, les étants qui l’entourent. Après le premier rapport direct, il peut prétendre avoir

accès au sens des choses, en appréciant ce que les sciences lui fournissent comme

informations sur elles, qui lui serviront d’outils d’interprétation et d’arguments de

justification, pour savoir à juste titre comment elles sont faites, favorisant sa

compréhension de son état d’être-au-monde. Les sciences permettent au Dasein

d’établir un rapport avec chaque étant, en fonction de ses besoins et de ses objectifs.

Cette compréhension des choses resitue le Dasein dans le monde au milieu des autres

étants qu’il peut comprendre, mais eux ne peuvent ni le comprendre ni se comprendre.

Même quand il n’est pas dans la dimension scientifique, le Dasein est en rapport

permanent et conscient avec le monde et aspire à le comprendre, il s’inscrit donc

d’emblée dans cette dimension pré-ontologique4.

Pour Heidegger, « l’existence détermine le Dasein », mais ce concept n’a rien à voir

avec l’expression traditionnelle attitrée qui dit que « l’existence précède l’essence » ou

son contraire. Si on revient à ce sens plus naïf du Dasein, qu’Henry Corbin a traduit par

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 12.

2 - Ibid. p. 13.

3 - Ibid. p.42.

4 - Ibid. p. 155-156.

Page 234: Prologue - univ-oran2.dz

234

« condition humaine », même s’il est aujourd’hui dépassé et classé parmi les

malentendus de l’histoire, on peut dire qu’il est en réalité plus qu’approprié. Tributaire

de son existence, l’homme a une part de responsabilité importante dans sa possibilité de

sortir ou de ne pas sortir de la phase ontique ou au mieux pré-ontologique de la

compréhension du monde pour aller vers la compréhension ontologique du monde et de

l’être. Ces termes importants pour Heidegger déterminent les niveaux de compréhension

pour admettre l’homme dans sa qualité d’être-pensant, mais pensant dans un monde et

un environnement. Cela suppose que les conditions et les pré-requis où nait la personne

jouent un rôle prépondérant dans ce qu’elle deviendra plus tard, définissant son mode

d’approche et de compréhension du monde.

Ainsi résumé, le Dasein a donc une primauté ontique, puisqu’il a le privilège de

s’interroger lui-même et d’interroger les étants, et peut tendre à une primauté

ontologique qui lui permet de comprendre le monde et de réaliser qu’il est dans un

rapport à l’être. La dimension ontologique lui donne accès au pouvoir d’analyse, cette

capacité propre au Dasein1 qui constitue, en ontologie, la condition de la connaissance.

Par ailleurs, l’homme est seul capable d’analyser le monde extérieur, une capacité qui

trouve ses fondements ontiques dans l’existence des choses qui s’imposent à sa

conscience. Il est certes curieux de nature, mais si les choses n’étaient pas là, étalées

devant lui, s’imposant à sa vue, il ne pourrait inventer son rapport à elles, les voir, les

sentir, les toucher et les penser. C’est parce qu’elles sont là, prêtes à être découvertes et

dévoilées, qu’il exprime naturellement son désir de comprendre et sa tendance à vouloir

savoir comment elles sont faites. Il est aussi ambitieux, car il veut savoir comment

profiter des choses qui l’entourent, jusqu’où peut-il aller dans leur utilisation et

comment peut-il en profiter ?

Ces premières étapes de la connaissance restent utilitaires. C’est seulement, lorsque

l’homme dépasse toute perspective pragmatique et accède au questionnement pur,

philosophique ou scientifique, qu’il peut prétendre à la connaissance ontologique et

passer du dévoilement à la découverte, tel que le définit le raisonnement platonicien.

Cette phase intermédiaire signalée aussi par Aristote2 se situe entre le besoin utilitaire,

qui regroupe tout de même beaucoup de réalisations spontanées et de travaux accomplis

1 - Ibid. p. 38.

2 - De Anima, chapitre 8, 431b 21, in : Sein und Zeit, p. 38.

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235

et l’interrogation philosophique quand l’esprit parvient aux questions de fondements.

Heidegger l’appelle aussi la primauté ontico-ontologique. Elle constitue l’être de

l’homme, dévoilant ses manières d’être, et renvoie à la thèse de Parménide quand il dit

« Tout est Un », le moment où l’homme découvre les étants, constate les rapports de

nécessité entre eux, convient de leur utilité mutuelle et aspire à comprendre l’être dans

son ensemble1. On arrive à la question de l’ontologie fondamentale quand le Dasein

s’interroge sur son être et sa relation aux autres étants.

Le questionnement de l’homme avec lui-même et avec le monde est intéressant. Après

avoir longtemps subi les explications que lui impose le monde extérieur matériel et

humain, le Dasein arrive enfin à établir ou rétablir le dialogue. Pour marquer ce niveau,

Heidegger renoue lui-même avec le débat philosophique, en s’inspirant de la façon de

faire des Grecs anciens. Comme eux, il interroge les choses-mêmes, s’attardant sur les

éléments comme la place qu’occupe chaque objet existant dans le monde. Il parle de la

forêt noire, du Rhin, de la table... et s’éloigne des vérités abstraites toutes faites. Il veut

imposer à chacun une façon concrète de se représenter la pensée humaine dans sa

redécouverte des réalités et dans son rapport à la matière et aux choses comme des

priorités physiques, parce que la présence physique des choses impose d’abord à

l’homme de penser à elles2.

Pour donner une affirmation scientifique à cette relation qui lie l’homme aux choses,

Heidegger fait appel à l’apport des différentes disciplines dont l’homme peut profiter,

comme la psychologie, l’anthropologie, l’éthique, la politique (entendue en tant que

philosophie politique), la poésie, l’histoire… afin de comprendre les choses mais aussi

les comportements, les facultés, les possibilités et les destinées, et pouvoir accéder au

Dasein. Il veut montrer qu’on ne s’invente pas philosophe, si on n’est pas imprégné de

tous les mouvements de la tradition. Sans pour autant accepter passivement les résultats

et les découvertes de toutes les sciences, il faut tout de même les connaitre et s’en

inspirer, mais en toute vigilance. Par ailleurs, même si chaque science est d’un apport

important pour la compréhension du domaine dont elle a la charge, elle ne peut

présenter qu’un fragment de la connaissance qui n’a de sens que dans le cadre de la

question posée et reste incompréhensible si elle se détache du niveau plus global de la

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 39.

2 - Ibid. p. 103.

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236

question ontologique de l’être. L’ensemble est, en effet, beaucoup plus complexe

qu’une de ses parties. Et le rôle du penseur est de transcender les parties pour parvenir à

une pensée philosophique globale qui consiste à concevoir la chose complexe qui

réunifie le tout à partir des fragments pour s’interroger à son sujet.

Heidegger propose de commencer par une explicitation simple qui part de la base, où

l’homme se montre en tant que lui-même, simplement, en relation avec les autres étants,

dans sa quotidienneté, par rapport à quoi se détermine son être. C’est à partir de sa

quotidienneté que s’amorce le travail préparatoire pour faire émerger l’être de cet étant

qu’est le Dasein1.

Comme outil de prospection, l’analytique existentiale permet d’approcher, de

comprendre et d’analyser l’être du Dasein. Mais elle ne peut à elle seule en proposer

une ontologie exhaustive, car celle-ci est à construire d’un bout à l’autre sur la base

d’une anthropologie philosophique avec un soubassement ontologique, en utilisant

l’arrière-plan phénoménologique, toutes ses méthodes auxquelles Heidegger n’a pas

renoncé complètement. L’analytique ne peut approcher le sens de l’être si elle n’utilise

pas tous les arguments disponibles, produits de la philosophie, des sciences et de

l’expérience quotidienne qui s’accumulent à travers le temps.

Heidegger fera aussi appel à la méthode historique et à l’histoire pour enrichir le présent

de l’homme et mieux définir son avenir. Repartir vers l’histoire est d’ailleurs un moyen

assez fréquent chez lui. Mais ce n’est pas dans le sens de la nostalgie, car il ne la

représente pas comme une vérité unique. Elle est un des fondements de la vérité, alors

que la vérité scientifique n’est pas exhaustive à elle seule non plus, si elle ne fait pas

appel à tous les éléments qui constituent l’histoire de l’homme.

Le temps, un axe élémentaire de la construction de l’histoire, se révèle par le « Da » du

Dasein, comme un argument spatiotemporel de son existence et de sa temporalité, lui

qui n’est là que pour un temps et il en a conscience, une présence qui donne toute sa

valeur à son rapport à l’être en général. La dimension temporelle est même le point de

départ de l’homme, sa finalité et son horizon dans son rapport à l’être2.

1 - Ibid. p. 178.

2 - Ibid. p. 43.

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237

En regardant ainsi l’histoire, Heidegger opte pour la notion d’«historialité ». Ce n’est

pas une phase de l’histoire, mais une forme antérieure à toute histoire, une base

conceptuelle nécessaire, non parce qu’elle a été simplement, mais parce qu’elle

construit un pan du passé, un événement qui a un sens, une raison d’avoir été, un rôle et

un impact sur l’avenir. L’histoire est ce qui participe dans la conduite du présent

ouvrant la voie vers la construction du futur, s’inscrivant dans la continuité.

L’historialité ou l’histoire de l’homme écrit son destin. Ceci veut dire que tous les

événements ne constituent pas l’histoire, seuls sont admis ceux qui ont une signification

et vont marquer, orienter, changer, modifier, transformer l’avenir, par leur nécessité.

Pour s’approprier positivement le passé, toute la question du sens de l’être est amenée à

être entendue comme une question historique. L’histoire interroge les événements

passés pour les raviver comme ce qui donne sens au vécu de l’homme, c’est le

déroulement de toutes les choses étendues dans le temps et tous les événements

cohérents qui tendent vers l’avenir. Heidegger utilise pour le besoin les expressions

« historiale » et « historialité » pour distinguer l’Histoire du sens traditionnel d’histoires

isolées.

Soulever le débat sur la nécessité historique pose inévitablement la question de la liberté

et de l’acte humain. N’y-a-t-il pas risque de confondre entre cette cohérence nécessaire

et globale de l’acte historique et l’acte libre de l’individu? Cette façon de mettre tout

dans l’interprétation historique risque en effet de confiner le Dasein, l’étouffer et le

rendre prisonnier de sa propre histoire, en imposant une continuité à laquelle il est

difficile de se dérober. C’est le propre des traditions, de la légitimité historique et des

systèmes sociaux comme la vie dans les tribus qui ôte à l’homme le pouvoir de prendre

en main son destin, de faire des choix et de se frayer un chemin propre. L’histoire

s’accapare le rôle majeur de mener les événements.

Heidegger réunit tous ces systèmes de domination sous l’appellation d’« absence »,

toutes formes d’absence dont l’absence de liberté. La tradition conforte les gens dans un

bien-être en proposant sans cesse et de façon perpétuelle de revenir aux événements

passés, non comme source spirituelle pour la construction de l’avenir mais comme

modèle sur lequel il faut calquer l’avenir. Elle barre ainsi au Dasein l’accès à son

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238

historialité en l’empêchant de réaliser son propre destin1. En se soumettant au poids des

traditions, il se conforte dans des prototypes et des modèles sans rechercher la base

profonde et l’origine de chacun2. Il va dans une interprétation philologique et oublie que

« puiser dans le passé » n’a de valeur que s’il marque un retour positif pour une

appropriation productive, dans une perspective d’avenir et non dans un retour pur et

simple qui consiste à raviver le passé en tant que tel.

Pour ne pas tomber dans le manque d’originalité et confondre entre l’historialité et le

poids de l’histoire et de la tradition, Heidegger propose de créer un nouveau chemin de

penser. Il a certes proposé de repartir à la question de départ, donc de repartir au passé

et à l’histoire de la tradition, mais son but n’était nullement de s’y arrêter comme

modèle unique. Il voulait surtout se représenter l’être tel qu’il était chez les Grecs

anciens, qui intègre tout, y compris l’homme et s’en inspirer pour redéployer la pensée.

Mais l’ontologie, comme conception fondamentale de l’être, a été coupée de ses racines

et a dégénéré en traditions pour devenir au Moyen-âge un bloc doctrinal d’enseignement

systématisé. Alors que les temps modernes génèrent des sciences spécialisées pour

donner des réponses à toutes les inquiétudes de l’homme. Cette défragmentation ou

compartimentation de l’homme a dérangé plusieurs philosophes, comme Descartes qui

fait intervenir le Cogito et Hegel la Logique. Il s’agit pour chacun de rechercher l’unité,

contrecarrer l’ignorance, dépasser l’absence ou le sacrifice de la question de l’être.

Heidegger pour sa part fait appel à la «désobstruction3», un terme peu commun pour

dire qu’il faut déblayer le terrain autour de la question de l’être, rafraîchir la tradition

sclérosée et décaper les revêtements qu’elle a accumulés à travers le temps, afin de

renouer avec les expériences originales des premières déterminations de l’être et arriver

à une définition globale et fidèle de ce qu’est l’homme. La désobstruction consiste à

retrouver et reproduire les concepts ontologiques dans leurs sens premiers, connaitre les

possibilités positives de chacun, ses limites et son champ d’action. Ce qui permettra de

comprendre le monde aussi dans sa valeur juste. Il maintient, présente, la notion de

temps comme historialité, loin de la tradition, et l’applique à toutes les caractéristiques à

venir du Dasein qui vit le moment ou l’instant et se détermine par sa « présenteté » (être

1 - Ibid. p. 442.

2 - Ibid. p. 47.

3 - Ibid. p. 48.

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239

au présent) et par le pouvoir de s’exprimer sur ce qu’il est vraiment1. Il considère que le

Dasein est un être unifié qui vit au sein de l’histoire du monde et de l’humanité où tout a

un sens commun cohérent et continu, mais il est le seul parmi les étants à concevoir

cette réalité et à s’interroger à son sujet.

Heidegger relève trois dimensions dans la lecture du Dasein : un Dasein qui fait face au

monde dans sa quotidienneté, un Dasein qui expose son intériorité et ses capacités à

dépasser le monde et concevoir la mort et un Dasein capable de se projeter. Mais c’est

toujours dans son environnement immédiat qu’il faut le regarder.

1 - Ibid.

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240

CHAPITRE DEUXIEME

LE DASEIN ENTRE LE MONDE QUOTIDIEN ET L’EXRESSION DE SON ETRE

INTERIEUR

Parler du Dasein suppose le dépassement du sens de l’homme ordinaire tendant vers un

homme en accomplissement. Sein und Zeit l’expose dans sa polysémie avec les

différents rôles qu’il joue dans ses différents environnements, un homme dans son

quotidien mais qui n’est pas étranger à lui-même dans ses dimensions de dépassement,

ouvert au monde dans toutes ses composantes1. Le philosophe ne reste pas sur un sens

unique, au fil de son écrit, il évolue, et ce Dasein qui parait être le niveau supérieur de

l’homme va peu à peu s’aligner sur le sens d’un humain rehaussé où sont fondues toutes

les oppositions et les contradictions pour devenir des complémentarités. Cette évolution

devient visible, quand il revient progressivement sur le terme Dasein après Sein und

Zeit, pour le remplacer par homme puis être humain, enrichi d’appellations appropriées,

en disant que « l’être de cet étant qui est l’homme tient dans son « avoir-à-être », car

celui-ci a conscience qu’il est « là ».

Heidegger utilise le terme « étant » à chaque fois qu’il parle de l’homme comme corps

aux besoins spécifiques, réserve « l’être du Dasein » à l’homme dans son état de

penseur et consacre « l’être » tout court à ce qui est au-delà de tous les étants, y compris

l’homme qui fait que tout existe, tout en restant difficilement définissable.

1 - Ibid. p. 73.

Page 241: Prologue - univ-oran2.dz

241

I. La relation de l’homme au monde

Heidegger a choisi de construire le sens de l’homme directement dans un rapport ouvert

au monde. Il veut éviter les présupposés que la métaphysique véhicule comme la

définition d’un homme abstrait ou le rapport de « l’homme-sujet »1. Il présente un

Dasein qui vit d’abord et le plus souvent dans sa quotidienneté ou la vie de tous les

jours, disant que l’état qui lui va le mieux est « l’être-dans-la-moyenne 2 ». La

quotidienneté moyenne n’est pas un aspect éphémère ou conjoncturel, c’est la vie de

l’homme parmi les siens avec tous ses modes d’existence et toutes ses traditions qui

expliquent son existentialité3.

La première caractéristique que le philosophe confère au Dasein, qui par le Da (là)

occupe l’espace, est d’être-au-monde. Il se distingue dans son rapport à l’espace par une

manière d'être spécifique qui n'est pas celle des choses ordinaires, car en étant dans le

monde, il a conscience de sa relation étroite avec ses semblables et avec les objets

existants. Heidegger utilise nécessairement l’expression « être-au-monde » pour

exprimer cet état de conscience, même si cet état à lui seul n’est pas suffisant pour

parvenir à l’être.

Il l’appelle l’« être-au » (in sein) qui définit une sorte de contenance ou encore l’« être-

dans » comme l’eau dans un verre, ces deux termes complètent le « là » de l’être-là, le

« Da » du Dasein. Il parle de fusion qui caractérise la relation de l’homme à chaque

objet du monde, au risque de se fondre l’un dans l’autre et de parvenir à une seule

structure, une fusion qui engendre l’union de l’homme à toutes les choses qui

constituent son monde. Il y a enfin l’« étant-là-devant » qui exprime le Dasein par son

intériorité dans le monde ou sa spatialité, au même titre que tous les étants4.

1 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 12.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit. p. 75.

3 - Ibid. 76.

4 - Ibid. p. 90.

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242

Au-delà de sa relation aux choses, le Dasein est le seul étant à avoir la capacité de dire

« je» 1

. Heidegger appelle cette singularité la « quiddité », qu’il emploie dans le sens

latin d’essentia, mais qu’il n’oppose pas à existentia, ni dans la nature ni

prioritairement. La quiddité se manifeste dans l’état réel et concret de l’individu qui se

conçoit à partir de son être, par le fait de dire « je suis »2.

La relation entre l’essence et l’existence est un débat ouvert et une source de discordes

entre plusieurs écoles philosophiques à travers le temps. Le terme « existence3 » a pris

des sens divers et variés qui le placent avant ou après l’essence4 et conditionnent la

présence de l’un par l’autre. Pour ne pas tomber dans un débat stérile qui donne autant

d’arguments à l’un qu’à l’autre point-de-vue, Heidegger le distingue des deux usages et

lui donne une profondeur ontologique. Il explique que tous les étants sont des objets qui

occupent une place dans le monde, seul le Dasein est en situation d’«être-au-monde »

parce qu’il a conscience du monde, ce qui lui confère à lui seul la possibilité d’exister

pour comprendre l’être. Pour dépasser ce débat de priorité, Heidegger a aussi transcrit

« existant » par « ek-sistant » ou « eksistant », exprimant cette existence ekstatique qui

contient toute l’essence de l’homme. Michel Harr explique que l’« ekstase » fait

fusionner toutes les parties de l’homme. Il rappelle que le sens du mot physis (ou

phusis) chez les Grecs contenaient cette richesse ou cette fusion, englobant toute la

dynamique de la vie, une sorte de surgissement lumineux de présence ; le sens premier

de logos comportait aussi la même forme de présence lumineuse, que sa traduction

latine par ratio a totalement occultée5.

Que le Dasein soit conscient de son rapport au monde, Heidegger l’admet comme un

« état-de-fait », la « facticité » ou le « destin ». La facticité qualifie le rapport que

l’homme entretient avec son corps physique et naturel d’une part et avec le monde

d’autre part, ce rapport qu’il n’a pas choisi, il s’est retrouvé dedans, sans savoir d’où il

vient ni vers où il va. Son destin l’a jeté là, un « être-jeté » qui doit partir de cette

1 - Ibid. p. 32.

2 - Ibid. p. 32/39.

3 - Ibid. p. 30.

4 - Martin Heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 70.

5 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 11.

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243

situation et la comprendre pour pouvoir s’en sortir en se réalisant comme « projet »1.

Cette explication est primordiale, car l’existence est d’abord un fait physique. Tout

montre que la relation entre l’homme et le monde est d’abord physique, c’est le corps

qui détermine les limites par rapport aux autres étants. Pour construire ce rapport

d’interaction et de complémentarité pratique avec les choses, Heidegger fait référence à

des parties du corps, comme la main pour manier un marteau2.

Dans sa prise de conscience de sa rencontre avec les objets, l’homme invente le

langage, une nécessité dictée par le monde. La question est complexe, car l’invention de

termes nouveaux continue et à chaque situation nouvelle, l’homme a besoin d’un terme

ou d’un concept adéquat. Le langage est ainsi considéré comme une dimension

ontologique qui exprime le « dévoilement », ce qui suppose que chaque dévoilement ou

chaque découverte nécessite ses propres concepts. Cette capacité s’applique à tout ce

qui traduit la vie de tous les jours, le travail, les déplacements, la manipulation et la

transformation des choses… Tout ce qui se rapporte aux possibilités de préoccupation

de l’homme.

La préoccupation, un autre terme sur lequel Heidegger revient souvent pour exprimer

l’intérêt du Dasein pour les choses, sa façon de penser ou réfléchir les étants, c’est

même un processus de réflexion autour de toutes les façons possibles d’appréhender le

monde. C’est cela même qu’on appelle «le souci » 3.

L’homme vit dans le monde une vie concrète, active et aux préoccupations simples,

c’est la mondéité ou la mondanéité. La même préoccupation lui permet d’expérimenter

tous les jours des choses ordinaires et répétitives, elle peut aussi le mener à dépasser cet

état pour parvenir au dévoilement. Ce sont deux aspects de sa vie qui peuvent être

concomitants et difficiles à distinguer, ils sont interdépendants et se déterminent par

l’activité que l’homme pratique dans le monde. En définitive, sa constitution comme un

tout unitaire est complexe. Sans intermédiaire, en partant de sa réflexion ordinaire, il

peut parvenir à réfléchir les choses au lieu de les subir et s’interroger sur le monde, la

« mondéité » ou la « mondanéité ».

1 - Ibid.

2 - Ibid.

3 - Ibid. p. 240-246.

Page 244: Prologue - univ-oran2.dz

244

La relation de l’homme au monde a toujours posé problème en philosophie, même si

elle est à chaque fois exprimée différemment, car la notion de monde a

considérablement évolué à travers le temps. Dans le sens lexical, la notion de « monde »

vient à l’origine du latin mundus et signifie ce qui est arrangé, net, pur et par extension,

la terre et même l'univers. Ce sens d’organisation, on le retrouve dans les termes de

cosmos ou logos. Mais la notion de mondéité est un terme récent et peu commun,

probablement mis en évidence par Heidegger lui-même pour permettre au Dasein de se

mouvoir dans toute la dynamique qui entoure le monde et saisir les phénomènes qu’il

comprend. Dans son usage, elle exprime aussi l’essence du monde dans ce qui fait son

unité. Pour l’homme, elle est complétée par l’état d’être-au-monde que Heidegger

propose, car c'est à travers les manières d'être du Dasein que le phénomène du monde

apparaît et non à travers les propriétés objectives des choses qui le peuple et le

constituent. C’est ce qui a manqué à l’ontologie traditionnelle qui partait de

l’interprétation d’un monde naturel pour parvenir à l’être-au-monde au lieu du contraire,

négligeant le fait que la nature, même si elle regroupe un certain nombre d’étants, fait

elle-même partie du monde.

L’ontologie traditionnelle était dans une impasse. Pour ne pas tomber dans les mêmes

erreurs, le philosophe prend plusieurs précautions pour arriver au phénomène de la

mondéité, en partant de l’être-au-monde. Il propose un point de départ phénoménal,

pour ne pas risquer de franchir le monde d’un saut, car ce n’est pas un simple concept,

c’est le contenu d’éléments interactifs mais distincts.

L’autre argument qui pousse Heidegger à ne pas accepter la conception traditionnelle du

monde immédiat ou le monde ambiant, telle qu’elle a été présentée dans la philosophie

classique, est la notion « à l’entour » qui signifie la spatialité, et qui exprime une

relation privilégiée entre le Dasein et le monde. « A l’entour » cerne le rôle de l’homme

dans le monde qui ne se limite pas à une existence parmi les objets. Plus que ça, il

réalise que les choses et les espaces qui tournent autour lui et s’interpénètrent s’offrent à

son utilisation. La mondéité et l’« à l’entour » lui donne tout son sens d’être-au-monde.

Le monde est le lieu où il se réalise et réalise son humanité qui est l’égale de sa

mondéité.

C’est une conception originale, car le monde était jusque-là conçu par une déduction

logique, indépendamment de l’homme qui en fait pourtant sa préoccupation. Pour

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245

Descartes par exemple, l’être véritable du monde est une chose étendue dans un espace

mathématique1. Alors que pour Husserl, la crise que vivent les sciences et la philosophie

ne peut être vaincue que par la redécouverte de la subjectivité transcendantale de

l'individu, qui est elle-même un retour au «monde vécu», qui désigne le monde concret

et le quotidien dans lequel les significations culturelles sont vécues immédiatement2.

Globalement, c’est en cherchant à redonner du sens aux phénomènes de la vie et

l’essence de la vie, en les dégageant des courants traditionnels, que Heidegger a

rencontré le phénomène du monde, car la vie n’a lieu que dans un monde. Il comprend

que l’homme n'existe que dans la mesure où le monde s’ouvre à lui, devenant l'objet

même de sa préoccupation. Cet avis n’est cependant pas figé, car chez lui aussi le

concept de monde va évoluer, alors qu’il était dans Sein und Zeit centré sur le Dasein, il

deviendra dans Lettre sur l'humanisme l’éclaircie de l'être au sein duquel l'homme peut

émerger et se réaliser.

Pour compléter la relation particulière du Dasein au monde, Heidegger fait appel aux

termes « ouverture », « ouvert » ou encore « horizon », expliquant que le monde s’ouvre

à lui parce qu’il en a fait sa préoccupation et son objectif. La découverte du monde est

la perspective qui donne à l’homme la possibilité d’une relation perpétuelle avec tous

les étants3. Mais même s’il est constamment ouvert, l’homme ne peut le concevoir dans

sa totalité, car il dispose d’une pluralité de sens qui ne peuvent être découverts d’un

coup4. Il est donc tenu de les découvrir graduellement, pour parvenir à un sens qui n’est

pas la somme de tous les sens, et qui est en perpétuel changement. La connaissance d’un

étant dans le monde suppose l’être de cet étant, vu dans sa nature et sa fonctionnalité.

C’est le passage de l’ontique à l’ontologique qui n’est ni totalement acquis ni définitif.

La connaissance ontique est une relation simple qui s’établit entre le Dasein et le

monde, avec des particularités qui risquent de voiler la vérité d’être-au-monde. Ce qui

veut dire que le quotidien, avec tous ses préjugés, empêche l’homme de pénétrer

librement le monde de la connaissance nécessaire en le restreignant à l’explication

1 - Jean Greisch : Ontologie et temporalité : Esquisse d'une interprétation intégrale de Sein und Zeit,

Épiméthée-PUF, 1994, p. 143-147.

2 - Ibid.

3 - Martin heidegger : Lettre sur l’humanisme, p. 116.

4 - Marlène Zarader : Heidegger et les paroles de l'origine, Paris, Vrin, 2012, p. 156.

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246

courante existante. Mais Heidegger fait appel au terme « connaître » spécifique à l’être-

au-monde, qui permet de dépasser l’interprétation courante ou quotidienne. C’est un

niveau de connaissance que l’homme peut atteindre par le dépassement et la

transcendance de la perception ontique du monde dans sa relation sujet – objet. La

connaissance en soi tend déjà vers le dévoilement. Plus précisément, la connaissance

ontique porte sur les besoins de l’homme aux choses alors que la connaissance

ontologique dépasse les attentes pour aller vers la réflexion, proprement dit. C’est cela

l’acte de « connaitre1 ».

« Connaître » est un acte phénoménal propre au Dasein, un acte pensé tout comme le

fait de « prendre conscience du monde », se rapprochant ainsi de la structure

existentiale. En plus d’occuper une place dans le monde, au même titre que tous les

étants, le Dasein vit un état d’« être-déjà-après-le-monde » qui lui donne une dimension

consciente et interrogative de vouloir connaitre ce qui l’entoure. Il est préoccupé,

accaparé, tout ce qui fait que la connaissance devient possible. Même en s’arrêtant de

fabriquer, de manier les objets et de travailler, la préoccupation reste pour lui le mode

d’être qui détermine son rapport au monde. La connaissance est une action continue de

son être intérieur qui est dans le besoin constant de comprendre et d’interpréter le

monde. Cela consiste à décrire le monde en tant que phénomène et en tant que moment

et non en tant qu’objet. Pour cela, Heidegger introduit la notion de « temps vécu » pour

introduire le temps comme nécessaire à la connaissance des choses qui composent le

monde, pour faire la lumière sur l’être que constituent tous les étants à l’intérieur du

monde composé de choses naturelles pourvues de valeur2.

La notion de valeur est symptomatique, elle identifie la façon ou le degré ou le niveau

dont le Dasein tient aux choses. Toutes les choses de la nature comportent une

substance ou une substantialité qui détermine la valeur qu’elles ont en fonction de leur

utilité. Heidegger fait appel à une terminologie peu philosophique pour exprimer cette

valorisation des choses. Il parle de commercialisation, de commerce (Umgang), de

publicité, d’outils ou ustensiles. En fonction de ses préoccupations et ses attentes, le

Dasein va charger de valeur les outils qui peuplent son quotidien, où chaque chose est

commercialisable.

1 - Ibid.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 98.

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247

L’emploi du mot « valeur » n’est pas éthique. C’est, au sens propre, le prix des choses

utilisées. Mais Heidegger, toujours fidèle à sa méthode, s’interroge sur son origine et

son apport ontologique. Il appelle la chose utilisée l’util, c'est-à-dire un outil ou un

ustensile, un usuel : la plume est un util pour écrire. Puis il s’interroge sur la

fonctionnalité en soi. On connaît l’util qu’est le marteau mais c’est la valeur du coup de

marteau qui importe et définit son utilité et sa fonctionnalité, ce qu’il appelle le « fait-

pour ». Le rapport que nous avons avec l’objet (le commerce avec l’util), se détermine

par son utilité et la multiplicabilité de son utilisation ou de ses « faits pour ». Un outil

peut servir à plusieurs opérations d’utilités différentes : un marteau peut servir à fixer

une étagère ou pour casser un objet. Chaque opération a sa valeur et ses objets annexes :

fabriquer des chaussures nécessite un marteau, du cuir, des clous et autres objets. Mais

chacun de ses objets pris séparément peut servir à plusieurs autres opérations. Pour les

Grecs anciens aussi, les choses étaient définies par leur usage, elles ont un sens sombre

et l’objet est moins visé que son utilité (util-ité) et sa fonctionnalité.

Heidegger est fidèle à ces explications pratiques des actes du Dasein pour rester concret

et garantir la compréhension des choses. Ce qui n’exclut pas l’approche théorique que

représente la réflexion. Tout besoin génère une réflexion autour du monde ambiant

permettant de dévoiler ses éléments1. Le dénominateur commun de la pensée de

l’homme est défini par l’usager ou l’utilisateur du produit fini, car ce sont les attentes

qui motivent le fabricant préoccupent, ayant à l’esprit le confort, le mode d’utilisation,

la date limite, l’emballage… L’adaptation du philosophe au monde moderne exige de

lui d’inclure toutes ces dimensions commerciales, consommatrices et pratiques dans sa

réflexion. Ce qui remet à chaque fois en cause la notion de travail en redéfinissant la

relation de l’homme à l’objet.

Heidegger ne présente pas de polémique sur la philosophie du travail, sur le modèle de

Marx ou de Hegel. Il en parle simplement, parce qu’il-y-a produit, et l’action permet au

Dasein de dévoiler toujours un peu plus le monde ambiant par la transformation et

l’utilisabilité de chaque étant du monde.

1 - Heidegger s’étale longuement sur les exemples de la vie pratique, autant les phénomènes naturels

comme le Rhin ou la forêt noire que les objets fabriqués comme la table ou la salle de cours, ou encore les produits innovants comme l’électricité ou les clignotants qui étaient à l’époque des flèches d’indication collées aux véhicules. Il parle aussi de la multiplication des utilisations de chaque objet, voulant montrer surtout que la philosophie ne se fait pas ex-nihilo, et que la façon dont la vie évolue influe sur le mode de philosopher.

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248

Il fait cependant appel à d’autres notions pour expliquer cette relation au monde comme

l’«être-intramondain1» qui exprime la profondeur de cette relation où le Dasein plonge

au sein du monde pour découvrir l’util en lui. Ce qui montre que le fait

phénoménologique et le fait ontologique sont autrement plus importants dans le rapport

de l’homme à la matière qu’une simple transformation de cette matière en objet

fonctionnel répondant à des besoins. L’homme pénètre la matière, réfléchit sa

transformation, son utilisation et les conséquences de son acte. L’être-au-monde est

harmonieusement dans un monde, de façon organisée selon les anciens, et il l’exprime

dans un langage structuré, plus ou moins complexe, qui varie d’un groupe à l’autre.

En plus de la préoccupation et de l’action, Heidegger parle du langage qui traduit un

comportement qui contribue à cerner la relation de l’homme au monde. C’est un

ensemble de codes et de signes qui facilitent la vie en communauté et créent de

l’intériorité, symbolisent et régulent la vie de tous les jours. En partageant des signes,

une affinité s’installe entre communautés, des liens intra-communautaires mais aussi

des différentiations et des échanges répondant à d’autres préoccupations spécifiques.

Tout cela fait circuler les choses, rencontrant continuellement les objets d’utilité2.

Chaque création nouvelle ou réorientation d’utils existants nécessite un ou plusieurs

signes. Bien sûr, la notion de signe fait débat : s’il est déjà connu, inutile de le créer, s’il

s’agit d’en faire un usage différent, comment distinguer le premier usage du second ?

S’il n’est pas connu, à partir de quoi faut-il le créer ? Comment lui donner un aspect

conforme au sens et à l’objet qu’il doit représenter ? Ce sont des interrogations qui

restent vivantes dans le monde de la linguistique. Mais cet aspect n’a pas préoccupé

Heidegger dans Sein und Zeit. Il reviendra plus tard à la question du langage mais dans

une optique différente.

Après avoir cerné la notion d’util et conforté le Dasein comme être-au-monde dans sa

relation avec tout ce qui est intérieur au monde, il en arrive au « phénomène du monde».

Une relation invisible entre le Dasein et le monde, plus importante et plus profonde

qu’une simple relation entre l’homme et les choses, que les problèmes du quotidien

voilent en cachant le sens du monde en soi. Pour exprimer cette préoccupation du

quotidien qui entrave la réflexion profonde sur le sens et empêche la pensée de

1 - Martin Heidegger : Lettres sur l’humanisme, p. 117.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 33.

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249

s’épanouir, le philosophe use d’une terminologie peu philosophique comme la

« surprenance », l’«importunance » ou la « récalcitrance ». Il fait aussi appel à la

«l’ouvertude » ou encore «la décloiseté», pour dépasser l’utilité de l’objet ou la relation

de cause à effet et installer le Dasein dans une relation ontologique. Ce sont des termes

qui ouvrent le monde à l’homme, déterminent le pourquoi de l’ustensibilité de la chose

et la projettent dans l’avenir. Il appelle ça « la conjointure »1.

La conjointure interroge le monde sur toutes les choses qui s’y trouvent, y compris le

Dasein, avec des relations multiples qui s’apparentent dans leur sens, leur cause, leur

extension dans l’espace, leur étendue dans le temps, elle s’exprime par une multitude de

mouvements pour tendre vers un objectif global qui régit ce foisonnement et contribue

au fonctionnement dans le monde.

L’extension retient un moment l’attention de Heidegger, sous sa forme latine.

« Extensio et substance » sont des termes que Descartes a utilisés pour fonder l’ego

cogito dans l’ontologie classique. Mais leur sens ne suffit pas au mouvement dont

Heidegger investit la relation de l’homme au monde. Il fait alors appel à la dialectique

pour expliquer ce qui sous-tend cette relation multiple dynamique et incessante de

l’homme parmi les étants, influençant son pouvoir agir2. Il ne s’attardera pas plus, mais

il faut dire que Descartes lui-même se confond sur l’utilisation de substance puisqu’il la

prend tantôt au sens d’étant tantôt comme l’être de l’étant. Heidegger profite cependant

de la notion de substance pour montrer l’importance de l’extension de chaque objet au

monde, c’est ce qui sert à délimiter et distinguer les objets par leurs attributs. La

longueur, la largeur, la profondeur, l’étendue constituent l’être propre de la substance

corporelle que nous nommons le monde3. La dureté, le poids, la couleur peuvent être

ôtées de la matière, elle n’en demeure pas moins matière que les sens de l’homme

reconnaissent. C’est ce qui caractérise la substantialité de la substance, un étant qui n’a

besoin de rien d’autre pour être. Descartes utilise de façon confondue les termes

« substance » et « étant », qu’il applique même à Dieu, il parle de l’ens perfectissimum,

un attribut de Dieu qui justifie l’absence de besoin, en opposition à l’ens creatum, un

étant créé qui a des besoins. Seule la chose créée comporte deux substances « l’esprit »

1 - Ibid.

2 - Ibid. p. 48.

3 - «Principia», I, n° 53, p. 25, vol. VIII, in : Sein und Zeit : p. 129.

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250

et « le corps ». Il esquive la question originelle de l’être, en disant que « l’être même ne

nous affecte pas, c’est pourquoi il ne peut être perçu. Ce n’est pas un prédicat réel1».

Kant n’ira pas plus loin, il considère que la question de l’être est définitivement

consommée parce que l’être n’est pas accessible. « Une chose corporelle peut, tout en

gardant son étendue globale, modifier autant de fois qu’on voudra la répartition de

celle-ci selon les différentes dimensions et se présenter sous multiples figures comme

une seule et même chose2».

Mais en répondant à la question de la détermination ontologique du monde, Descartes

n’a pas réglé la question du phénomène du monde. Il a amorcé le débat et dépassé la

dualité en proposant un triptyque qui distingue entre Dieu, l’homme en tant que « je » et

la nature, posant les soubassements qui vont aider Heidegger à aborder le phénomène

du monde et identifier l’extension au monde. Heidegger constate que Descartes veut

trouver un moyen pour placer la question de l’être dans la durée : « est, à proprement

parlé, concerne l’étant qui perdure. Ce qui est accessible en cet étant, en constitue

l’être3. » Il explique que Descartes ne fait pas confiance aux sens, leur préférant les

mathématiques, mais il a tout de même fait appel aux constatations sensorielles pour

déterminer les caractéristiques physiques de l’étant : la dureté par exemple est un moyen

d’évaluer le taux d’occupation de l’espace d’un étant et sa résistance au mouvement4.

Une simple l’orientation ontologique de principe, car pour lui, les sens n’envoient aucun

renseignement sur l’étant en son être et ne sont nullement un canal fiable pour parvenir

à l’être.

En utilisant les mathématiques pour placer la question de l’être dans la durée, Descartes

a permis de jeter les bases d’une nouvelle possibilité de penser la nature matérielle de

l’être de l’étant au niveau ontologique, en plus de la reconnaissance même implicite des

sens. Ce qui a donné un nouveau souffle à l’ontologie et lui a permis de durer encore.

C’est ce qui a motivé Heidegger dans son retour à la question de départ : « depuis que

Parménide a franchi les limites de la pensée pour poser la question de l’être, c’est le

1 - « Principia », I, n° 53, p. 25, vol. VIII ; in : Sein und Zeit: p. 133.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 129.

3 - Ibid. p. 129.

4 - « Principia », II, n° 3, p. 41, vol. VIII ; in : Sein und Zeit : p. 136.

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251

même questionnement qui est réitéré sans cesse, c’est toujours l’étant qui est dans la

nature qui prend la place capitale et qui est évalué, alors que l’être reste en retrait1. »

Mais le phénomène du monde reste difficile d’accès tant que la détermination de la

question de l’espace n’a pas été tranchée. L’homme est un être-au-monde qui vit dans

un environnement, dans un « à-l’entour » d’étants qui occupent, comme lui, des

espaces, et son être intérieur donne un sens à l’espace et au temps. L’espace est ce qui

définit l’occupation de la chose dans le monde ambiant, à proximité du Dasein. La

place, qui se définit par « là », « à », ou « en face », détermine la proximité de l’util, sa

direction et son utilité par son occupation d’un intérieur.

En plus d’« à l’entour » qui définit le monde ambiant et immédiat du Dasein, signifiant

sa spatialité, Heidegger fait appel au terme « entourance », peu commun, qui vient aussi

« des alentours de » pour dire l’espace occupé par un util, son environnement et sa

proximité en fonction de l’importance de son utilisabilité. Pour préciser la proximité du

Dasein, appelé aussi l’être-dans-l’espace, aux utils et montrer sa spatialité, il utilise le

terme de dé-loignement et d’aiguillage. Déloigner veut dire abolir le lointain, car le

Dasein rapproche de lui tous les étants en affectant à chacun une fonction. Aiguiller est

le besoin de rendre utile un objet, lui indiquer sa mission, définir sa direction, cerner son

utilité et l’affecter. De cet aiguillage naissent les directions, à gauche et à droite, qui

font partie de l’espace.

Le dé-loignement et l’aiguillage sont des caractères objectifs constitutifs qui concernent

la spatialité du Dasein, le seul à assumer, concevoir et réaliser sa rencontre avec le

monde et la fructifier par son impact direct ou indirect sur les choses et produire. Cette

rencontre s’exprime dans le travail.

L’installation signifie le fait de poser des objets dans des lieux précis pour revenir

dessus et les transformer. Ainsi, en étant spatial, le Dasein spatialise le monde et

organise les alentours pour en faire un ensemble articulé de choses étendues dans

l’espace qui serviront d’une façon ou d’une autre à tout ce qui vit, notamment l’homme.

Ses objets qui vont servir d’extension à ses membres, garantiront aussi l’extension de sa

liberté.

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 140.

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252

Le Dasein avec tous ses noms utilise le monde avec tous ses constituants. Il profite ainsi

des utilisables, toutes sortes d’étants dans leur coexistence. La mondanéité, ancrée dans

l’existentialité du Dasein, est la possibilité pour l’homme de comprendre les signes que

lui envoient tous ces constituants du monde et qui lui serviront à se réaliser et se libérer.

En tant qu’être-au, il est essentiellement à dessein des autres, il va vers les étants et les

transforme pour améliorer sa condition, parce que le monde reste comme il est et les

étants là où ils sont. Ce faisant, il découvre sa mondéité qui transforme le monde en

source de découverte et de lumière qui le rapproche de l’être.

II. La parole et l’expression de l’être intérieur du Dasein

Le chemin est long pour parvenir à la source de lumière qui éclaire l’être. L’homme vit

ordinairement et le plus souvent en communauté où priment les règles de bien saillance

et le point de vue de la majorité. Certes, dans tous les cas, il apprivoise l’espace et

exploite les atouts du monde, mais c’est d’abord par obligation, ensuite pour son confort

et son bien-être matériel. Ce rapport au quotidien, Heidegger l’exprime globalement par

le « on » auquel le Dasein s’identifie le plus.

Mais il se distingue aussi des autres étants dans son rapport au monde, car il est le seul

étant qui peut dire « je », un sujet à la première personne dont il se réclame chaque fois

face à un milieu qui comporte tous les autres étants, en plus des traditions, des acquis

sociaux et beaucoup de contraintes qui lui imposent des comportements, des idées et des

convictions. C’est l’individuation, la première et la plus importante étape dans la

réalisation de soi que chaque individu vit, quelle que soit sa situation.

Beaucoup de travaux sont menés autour du « je », plusieurs disciplines scientifiques et

plusieurs philosophies en parlent. Pour cela, Heidegger propose de le reprendre à la

source, au-delà des explications diverses, pour permettre un accès direct et autonome au

problème. Pour l’analytique existentiale, le « je » constitue en permanence sa propre

découverte. C’est le « je », qui distingue le Dasein des autres individus et l’élève aux

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253

termes d’«être-au-monde ». Heidegger cite William von Humboldt qui fait le lien entre

le Dasein de l’espace exprimé, en établissant le rapport entre les pronoms personnels et

les adverbes de lieu. Il parle de la correspondance entre « je » et « ici », « tu » et « là »,

« il » et « là-bas »1, démontrant que les lieux sont des caractères de spatialité originale

pour définir l’emplacement du Dasein. Il puise ainsi dans la grammaire un complément

d’informations pour aider à expliciter l’appartenance à l’espace.

En guise de définition, « je » permet d’identifier le Dasein par rapport aux autres

individus. Eux aussi sont des existentiaux avec qui il partage le monde commun

(Mitwelt), un monde de coexistence (Mit Dasein), alors que les choses sont des

catégories2

. La rencontre avec les autres se définit par des actions immédiates,

élémentaires et parfois inconscientes, une coexistence au sein du monde ambiant qui ne

se laisse pas deviner à l’origine. En effet, plus qu’un simple « être-au-monde » le

Dasein est un « être-avec » qui suppose naturellement la présence des autres. Heidegger

montre cette coexistence à travers des exemples concrets dans des lieux où se fait la

rencontre et où le Dasein a ses repères, comme le travail, le quartier ou le magasin. Ces

rencontres ont bien sûr un impact sur la psychologie de l’individu, le fait d’être bien ou

ne pas être bien en découle.

Pendant ses cours, Heidegger passait énormément de temps à analyser, dans le détail, le

comportement de l’individu en société, au travail, dans le milieu familial, les rapports

sociaux, les rapports professionnels favorables et défavorables… Il explique dans Sein

und Zeit que pour le Dasein tout rapport est un souci mutuel qui se développe à partir de

« l’être-avec primitif », que présente l’homme dans ses rapports élémentaires. Ce

rapport inné et naturel est le seul qui va de Dasein à Dasein exprimant une relation

sincèrement humaine que Heidegger qualifie d’intropathie3. Même si une personne est

introspective, aime s’isoler, travaille seule, ne va pas vers les autres par timidité ou par

amour de la solitude, cela n’exclut pas son besoin naturel des autres. Le Dasein est dans

un rapport multiple aux autres, il rencontre ceux qui sont autour de lui, partage leurs

préoccupations au sein du monde ambiant et coexiste, de telle sorte que le regard porté

sur la coexistence revêt une portée ontologique. Mais le souci de la différence entre lui 1 - William von Humboldt : Les œuvres complètes, Berlin, Académie prussienne des sciences, T. VI, 1

ère

section, p. 304-330, in : Sein und Zeit, p. 161.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 161.

3 - Ibid. 167.

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et les autres reste sous-jacent et s’exprime dans la distantialité, montrant un Dasein qui

veut se positionner par rapport aux autres dans un souci de compétition1 ou de désir de

la différence. Cette distantialité inhérente à l’être-avec montre que le Dasein se trouve

d’abord sous l’emprise des autres, même s’il veut être différent. Cette emprise se

remarque si peu parfois, au point que certains la reprennent à leur compte et se

l’approprient, mais elle peut être chez ceux qui ont un caractère singulier ou original

très handicapante, voire aliénante.

« Les autres », « l’être-avec », « l’être-en-compagnie »… sont des termes associés à des

situations qui préoccupent le Dasein, quoi que souvent, il les intègre et les laisse se

fondre en lui. Heidegger regroupe tous ces composants sous l’appellation du « on» ou le

« on-quotidien » qui accapare le monde ambiant du Dasein de façon imperceptible. Au

sein du « on » le Dasein vit, s’amuse, s’occupe et travaille. Il compare le « on » à un

dictateur qui lui prend tous ses désirs et ses tendances à être ou à faire quelque chose. Il

parle de « l’être-dans-la-moyenne » qui représente la généralité des gens, ceux qui se

ressemblent et s’apprécient, ceux qui s’inscrivent dans les limites jugées convenables,

au détriment des quelques individus qu’on déprécie comme les singuliers, les originaux,

les aventuriers… Dans les faits, le « on » se base sur le jugement des autres pour

pousser tout homme à être ordinaire, comme les autres, dans un monde sans secret, où

règne la conformité, révélant ainsi un Dasein dont les possibilités sont à l’égal de tous

les autres.

Pour Heidegger, les caractères d’être du « on-quotidien » sont la distantialité, l’être-

dans-la-moyenne, l’égalisation, la publicité, la dispense d’être et la prévenance. C’est en

cela que l’homme trouve sa constance immédiate2. Il souligne que le « on » ne sera

jamais un sujet universel, même si sa présence est partout, car son rôle est d’être local

pour agir au plus près de chaque individu, sans pour autant être consacré à un seul cas.

C’est ce qui distingue une communauté d’une autre communauté.

Cet impact de l’environnement sur le Dasein est d’une importance capitale, le « on »

définit proprement ce que chaque individu veut être, ce qu’il veut faire de sa vie, il

l’oriente et donne un sens à sa réussite ou à son échec. Heidegger fait intervenir des

éléments pratiques du monde moderne pour montrer le poids du « on ». Il parle de la

1 - Ibid. p. 168.

2 - Ibid. p. 171.

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255

publicité qui s’étend et augmente la « dictature du on », elle atteint tous les foyers et

favorise la société de consommation devenant ainsi source de vérité1.

Ce qui caractérise le « on » est l’irresponsabilité, ce qui le rend dangereusement

influent, puisque personne ne se cache derrière pour se porter garant des conséquences,

alors que chacun se sent directement interpelé sans se l’approprier vraiment. Partout

présent, il est sollicité pour toute forme de décision. Plus il s’étale sous les yeux, plus il

est insaisissable, tout en étant le sujet le plus réel de la quotidienneté. Le « on », qui se

porte au-devant de chaque décision, décharge à chaque fois le Dasein de sa

responsabilité dans sa quotidienneté et rend « personne » responsable de chaque acte

quotidien.

Après avoir mis en évidence les défaillances du quotidien, par un excès de dévaluation

du « on », Heidegger va essayer de lui redonner ses lettres de noblesse et rehausser sa

dignité. D’abord, le « on » est intimement présent dans la vie de chaque individu et

depuis toujours. C’est un phénomène original qui appartient à la constitution même du

Dasein2 qui se situe dans la phase intermédiaire pour la réalisation du Dasein. En effet,

le Dasein est jeté dans le monde commun tel qu’il se présente en moyenne, dans les

limites du « on », c’est lui qui lui apprend de quoi le monde se compose. C’est donc sa

première école et c’est dans son état de dispersion que le Dasein commence à

s’interroger, s’inquiéter, s’angoisser, se préoccuper, se retrouver et se prendre en main.

La réflexion n’a lieu que parce que le Dasein rencontre le « on » et tente de s’en

démarquer.

Heidegger utilise les termes de « soi-même », de « Dasein-quotidien » et de « nous-on »

pour renforcer l’influence du « on » sur laquelle il va asseoir une réflexion individuelle.

Le « nous-on » commence à chercher les signes de renvoi des éléments pour les

dissocier et les reconstruire selon sa compréhension, ce qui permet l’immersion dans le

monde ambiant. C’est ainsi que l’être-au-monde va passer du « nous-on » au « moi-je »

ou simplement au « je suis », que chacun de nous a tendance à employer au quotidien,

qui est le début de la construction de l’expression du « moi ».

1 - Ce genre de détails fait de Heidegger un visionnaire, quand on voit l’ampleur que la publicité occupe

dans la communication du monde.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 173.

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Il est vrai que le Dasein demeure, la plupart du temps, rattaché au « on ». Mais quel que

soit le poids de l’aliénation ou sa forme, il y a toujours une tentative de se libérer pour

devenir soi-même, car se libérer de l’impact du « on » n’est pas un état d’exception où

le Dasein et le « on » se dissocient. Il s’agit d’une évolution régulière plus ou moins

lente, plus ou moins profonde, plus ou moins prononcée, une modification d’un état

existentiel du « on » vers un état existential essentiel par la confirmation du « je », où le

soi-même, que Heidegger appelle la « mêmeté », se dégageant de la multiplicité du vécu

pour accéder à l’identité du « je »1. Autrement dit, c’est à partir des faits quotidiens qu’il

rejette progressivement et au fil de sa vie, que le Dasein arrive à se construire sa propre

personnalité par la connaissance des choses, ce qui lui permet de dépasser les problèmes

de tous les jours et tendre vers des questions plus globales, et pourquoi pas la question

de l’être.

Le Dasein ne perd pas de vue sa quotidienneté, car la pensée élaborée ne consiste pas à

ignorer les problèmes de ce monde et s’inquiéter des questions abstraites. Il se

rapproche des réponses à ses questions, tout en reconsidérant le « on-quotidien » et en le

valorisant, car c’est dans le quotidien que la réflexion sur les existentiaux prend

naissance. « L’ouvertude », qui est une ouverture à dimension ontologique, permet à

chacun d’accéder au Dasein véritable avec des niveaux de conscience variables, car tous

les individus peuvent se poser des questions sur la façon dont les choses se font, mais

les manières possibles de dépasser la réflexion du quotidien pour une pensée plus

proche de la vérité n’est pas équitable. Rappelons que le Dasein ne fait qu’un avec le

« on » qui le tient, il est en son pouvoir. En tant qu’être-au-monde, c’est d’abord un

« être-jeté » dans les problèmes de tous les jours, ce sont les besoins, les envies et

l’image extérieure ou la publicité qui le préoccupent, le poussent à s’interroger et lui

proposent des solutions spécifiques 2 . En prenant en compte ces solutions, en les

réfléchissant autrement et en les réinterrogeant, il peut aspirer à l’authenticité.

Après avoir redonné le respect qui se doit au « on-quotidien » parce qu’aucun Dasein ne

peut évoluer en absence de la base du commun, Heidegger va utiliser la parole pour

revaloriser le « on dit » en particulier, car en bon pédagogue et en homme de plume, il

1 - Ibid.

2 - Ibid. p. 214.

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ne peut se taire sur les faiblesses de la langue parlée ou écrite. Il commence par mettre

en exergue la parole et la communication que le Dasein quotidien utilise pour exprimer

sa façon d’entendre et d’expliciter sa coexistence en tant qu’être-avec et en tant qu’être-

au… qui est toujours en jeu. La parole sert à exprimer et à communiquer parce que les

choses se définissent avec des mots. Gadamer disait : « Il n’y a pas de chose là où

manque le mot1 ».

Elle est utilisée par le parlant qui n’est autre que l’être-dans-la-moyenne sur quoi tous

les individus sont relativement d’accord, sans qu’ils l’aient proprement inventée. C’est

dans cette parole commune à tous et cette préoccupation commune que se meut l’être-

en-compagnie.

Mais la façon de parler change en fonction des changements qui touchent la vie

quotidienne de la société et évolue d’un milieu à l’autre, d’une société à l’autre et d’une

époque à l’autre. Heidegger explique que le parlé authentique a perdu du terrain, il est

envahi par le discours oral et les redites des « on dit » et des « ça se dit » qui tiennent

lieu d’authenticité et de véridicité. Ce qui réduit terriblement le bien fondé du discours.

Ces imprécisions ont gagné les textes écrits par les expressions « c’est écrit » ou « il est

écrit que». Alors que l’écrit doit être fondé sur des fouilles scrupuleuses jusqu’à la

source, pour le distinguer du « ouï-dire ». Cette détérioration est causée par

l’ignorance2. Les « on dit » sont aussi une façon neutre de dire les choses qui rejette

l’appropriation, afin de se protéger contre l’échec.

Certes, nul ne peut se soustraire à la vulgarisation publique qui prédestine la personne à

cette façon commune de voir le monde, car il n’existe pas de Dasein vierge face à un

monde en soi, à découvrir de façon neutre. Même si tout Dasein a existentialement et

ontologiquement ses racines, il en est souvent coupé tout comme il est coupé des

rapports d’être primitifs originaux en tant que quelqu’un qui vit dans un monde et un

environnement présent. Mais d’autres constituants lui permettent de compenser cet

isolement. La parole est un déterminant qui accompagne la pensée de l’homme et sa

principale distinction par rapport au reste du monde, un existential fondamental qui

permet à l’être-au-monde d’élaborer une communication sur son environnement,

conduisant aux concepts du dire, du parler, de la langue et du signe. C’est un existential

1 - Gadamer : Les chemins de Heidegger, p. 35.

2 - Ibid. 214.

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cooriginal, à l’instar de « la disponibilité », de « l’entendre », ou encore de l’intelligence

qui est articulée par elle. C’est un apriori qui est à la base de l’explicitation et de

l’énoncé, alors que l’intelligence est à base du sens qui est lui-même exprimé par la

parole. La communication de l’homme est un enchainement de paroles et de sens

articulés qui constituent un complexe signifiant. La parole s’articule sur tout ce qui est.

La complexité du monde en tant que telle, le Dasein lui-même et son intelligence

comprise en tant que telle, passe par les mots. Il n’existe pas de choses qui ne portent

pas de signifiant, tout comme il n’existe pas de mots qui ne répondent pas à un signifié.

La parole est constitutive du Dasein dans son existence.

Pour cerner le paysage lexical de la parole, Heidegger introduit les notions de langue et

d’expression. La langue est l’extériorisation orale de la parole. L’écoute et le silence

sont des possibilités de la langue parlée, car écouter c’est permettre à l’autre de parler

tout comme se taire est une abstention de la parole. Ce sont là deux phénomènes qui

éclairent la fonction de la parole pour exprimer l’existence.

L’intelligence de l’être-au-monde est un enchaînement et une construction qui se fait

dans et par le « parler» pour donner du sens à ce qui le préoccupe de ce qui l’entoure,

car parler c’est toujours « parler sur…» et à quelqu’un ou quelque chose. La parole est

une communication qui porte sur un thème et se soumet à des règles de grammaire

spécifiques, ce n’est pas un flot d’impressions inutiles, d’opinions toute faites ou de

banalités vécues, c’est la mise en commun d’une disponibilité partagée et de l’entente

que comporte l’être-avec1.

Toute parole qui communique sur quelque chose est une expression. L’ex-pression

suppose que quelque chose est mis hors de…, le fait de mettre en dehors, ou de faire

sortir quelque chose de… est une extériorisation d’une réalité interne à quelque chose

ou une réalité cachée. Le Dasein est un être intérieur qui extériorise une vérité sur le

monde ou sur lui-même en utilisant la parole, orale ou écrite. « Parler sur quelque

chose », c’est prononcer, avec des paroles explicites, des moments constitutifs qui

expriment un message oral ou écrit2.

1 - Ibid. p. 208.

2 - Ces éléments constituent le creuset des formations modernes notamment en Management de la

Communication en entreprise qui a pour effet de changer les rapports avec la hiérarchie, et pas uniquement.

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Mais plus qu’un simple fait d’extériorisation d’un état intérieur au monde ou au Dasein

lui-même, Heidegger attribue à la langue une essence qui assemble utilement

l’expression, la symbolique, l’énoncé et les sentiments, en plus des liens de familiarité

qui unissent la parole à l’entendre, à l’intelligence et bien sûr à l’écoute constitutive de

la parole. Pouvoir-écouter, s’intéresser à l’autre, tendre l’oreille, entendre ce qui est dit

par un auteur, est le premier caractère existential du Dasein 1 . La parole est le

soubassement ontologique existentiel de la langue et un caractère existential du Dasein.

Mais le fait de se taire est aussi un acte de parole intentionnel, car le silence est une

autre possibilité essentielle de la parole. Par le silence, on permet d’abord aux autres de

parler et on écoute pour signifier notre intérêt, comme on peut exprimer le rejet d’une

discussion inintelligente ou dépourvue de sens.

Heidegger rappelle que la dialectique ou l’herméneutique se base essentiellement sur la

parole qui définit l’homme comme animal rationnel c'est-à-dire qui s’exprime 2 ,

quelqu’un qui a la capacité de dévoiler le monde et se dévoiler lui-même. Les Grecs

n’avaient pas de mot pour dire langue, il n’y avait que la parole, mais le logos est vu

comme le fil conducteur pour construire l’énoncé3, les formes et les éléments de la

parole.

Par la langue, l’être-au-monde se fait connaître et par la parole, le Dasein exprime le

monde qui l’entoure. Ce sont les premiers éléments qui fondent l’humain. Mais ce n’est

pas si simple : ce thème de la linguistique, de la littérature et de la psychologie reste

flou pour la philosophie. Sein und Zeit n’ouvre pas plus de débats sur les spécificités de

l’être de la langue.

Après la parole, Heidegger met en exergue l’expérience des sens qui représentent le

canal de la connaissance et propose à l’homme son premier contact direct avec les

étants dans le monde. Même si d’après Descartes, les sens ne sont pas toujours dignes

de confiance, ce sont tout de même eux qui rendent possibles les caractéristiques de la

1 - Cette déclaration a donné naissance à des écoles contradictoires en psychologie, notamment en

psychopédagogie, qui seront à l’origine de systèmes scolaires déterminants. En phénoménologie, « l’écoute » est plus globale et plus phénoménale que la « perception » qui fera le thème de la psychologie moderne (étude des sens - ouïe). In : Martin Heidegger : Sein und Zeit, p.210.

2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 212.

3 - L’énoncé est une des principales lignes directrices de la linguistique d’aujourd’hui.

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260

connaissance et de l’apprentissage communes. La curiosité, une de ces caractéristiques,

est l’envie du Dasein de voir ou d’aller vers la rencontre du monde perçu1. Aristote

commence le traité de la Métaphysique en disant : « Dans l’être de l’homme réside

essentiellement le souci de voir2.» C’est ce que Heidegger a appelé la visée ou la

clairière 3 , disant que la curiosité peut même être à l’origine de l’investigation

scientifique chez le Dasein qui est toujours à la recherche de la vérité de l’être de

l’étant. Cette thèse qui constitue le soubassement de la philosophie occidentale remonte

à Saint Augustin pour qui « La vue appartient proprement aux yeux. Mais nous

employons aussi ce mot pour tout autre sens, pour connaître… L’expérience des sens

est vécue comme le plaisir des yeux4.»

L’être-au-monde, qui ne fait qu’un avec le monde, est toujours préoccupé par la

recherche d’une bonne démarche pour dévoiler les choses qui lui semblent les plus

utiles à sa vie, les « utils » ou les « les utilisables ». Même si la préoccupation peut se

ralentir ou s’arrêter un temps, le Dasein se crée de nouvelles possibilités pour relancer

son désir de découvrir et aspirer à connaître autre chose de ce qui est inconnu.

L’inconnu, Heidegger l’appelle le « lointain », il le regarde comme un spectacle qui lui

permet de se dégager de ce qui est proche, soit le monde de tous les jours. C’est cette

dynamique de proche et de lointain qui accompagne l’être-jeté dans sa découverte du

monde que Heidegger nomme la « curiosité ».

Cependant, la curiosité qu’il emploie avec l’équivoque a aussi ses failles. Le curieux est

d’un caractère instable, il voltige d’un sujet à l’autre, cherche sans cesse la nouveauté et

se disperse, souvent sans ambition particulière, il ne s’arrête jamais sur un thème pour le

connaitre en profondeur. Il vit tout par rapport au monde ambiant, ne prend pas le temps

de contempler les choses, ne sait pas ce qui est accessible de ce qui ne l’est pas, ce qui

est audible et ce qui ne l’est pas, ce qui est visible et ce qui ne l’est pas. Il encourage le

regard superficiel, engendre des malentendus et étouffe les possibilités du Dasein qui

n’aspire pas au lointain, au difficile, au singulier ou à l’original.

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218.

2 - Aristote : Métaphysique, A 1, 980 a 21 ; in - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218.

3 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218.

4 - Saint Augustin : Confessions, I. X. ch. 35 ; in - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 218.

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261

Cet état où le Dasein quotidien est en proie à la curiosité du « on-dit », absorbé et perdu

dans les images passagères, confuses et superficielles du « on », Heidegger le nomme le

« dévalement1

». L’individu dévale dans un monde impropre de déracinement et

d’inauthenticité. L’impropriété, le dévalement et l’inauthenticité ne signifient pas que le

Dasein n’est plus un être-au-monde, il n’est pas une déchéance de son monde originel,

mais il est tellement accaparé par ce monde et par la coexistence avec les autres dans le

« on », qu’il n’arrive pas à émerger, sa déperdition dans le superficiel ne lui laisse pas le

temps de penser à ce qui est originel et authentique.

Mais même si ces éléments constitutifs du « on » qui sont le dévalement, l’être-jeté, le

« on-dit » et la curiosité peuvent à l’origine recouvrir l’être véritable, le Dasein n’arrête

pas là le processus de découverte. C’est vrai qu’il lui arrive de penser qu’il connait tout,

lorsque le « on-dit » fait lui découvrir son être ententif à l’égard du monde, des autres et

de lui-même et la curiosité attire son regard sur les particularités et les singularités2. En

réalité, il connait un peu sur tout, car son attention est éparpillée et son regard prolongé

font que « l’être-au » est partout et nulle part à la fois, dans un état impropre de la

connaissance. Pour en sortir, le Dasein doit maintenir ou rétablir la relation aux origines

en s’interrogeant sur ce qui est véritable et qui consiste à penser la chose, il ne doit pas

s’éparpiller et voltiger par-dessus tous les thèmes en même temps, comme il doit éviter

la tentation, car le Dasein est curieux alors que l’être-au-monde est en lui-même un

tentateur3. Il faut donc raisonner ces deux aspects de l’homme pour pouvoir avancer

dans le monde de la découverte.

Le problème est qu’avec les « on-dit », l’équivoque, l’illusion d’avoir tout vu et d’avoir

tout compris, le Dasein a la prétention de tout savoir et tout avoir, la sécurité,

l’authenticité et la plénitude de toutes les possibilités de son être. Dans ce cas, le

véritable « entendre » s’éloigne. Ceci tranquillise d’ailleurs le Dasein quotidien, rassure

l’être-au-monde et le pousse à dévaler dans une aliénation qui l’enferme toujours un

peu plus dans son impropriété jusqu’à ce qu’il s’empêtre lui-même, provoquant à

l’intérieur de son être un tourbillon d’enfermement, qui entravera son retour sur le

chemin du savoir puisqu’il est convaincu qu’il sait.

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 225.

2 - Ibid. p. 224.

3 - Ibid. p. 224.

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262

Pour pouvoir avancer avec le Dasein sur le chemin de la connaissance, il faut d’abord

mettre en évidence, sous ses yeux, le dévalement, la tentation, l’aliénation, l’impropriété

et la tranquillité apparente. Quand le Dasein réalise qu’il ne sait pas, qu’’il est entouré

d’un monde qui lui présente des facilités et de fausses apparences, que la vérité est plus

difficile à acquérir que les déclarations de simples « on-dit », son regard commence

alors à accrocher les choses, allant vers l’analyse profonde de chacune. A ce niveau, la

curiosité se transforme en chemin de connaissance et les caractères d’aliénation en

pistes de savoir, lui permettant de mettre en place sa constitution existentiale sur un

parterre de phénomènes du monde afin d’aborder l’interprétation de son être pour aller

vers l’être en général. Les phénomènes du monde sont toutes les choses qu’il ignore et

qu’il est tenu de connaitre parce qu’ils concernent directement l’être. C’est ainsi que ces

caractères peuvent devenir des caractères authentiques et ontologiques1.

De la simple curiosité à la découverte de l’être, le chemin vers la connaissance est long.

On peut considérer que ces étapes d’impropriété sont des tâtonnements qui permettent

au Dasein de se frayer un chemin vers sa propre réalisation, malgré les tiraillements de

son quotidien. En tant qu’être-au-monde, il est « entier », dans le sens où il regroupe

l’être-avec, l’être-après, l’être-en-compagnie, l’être-en-dévale et l’être-jeté. Il est aussi

constamment un projet de fait, toujours prêt à rebondir. Certes, l’entièreté ne peut pas

être atteinte simplement par une construction assemblant des éléments du monde de

façon éparpillée, car l’interprétation ou la compréhension du Dasein ne consiste pas à

cumuler, en mettant bout à bout, ce qui a été acquis jusque-là. Il lui faut un regard

global sur sa vie pour voir comment les choses y sont structurées, d’autant qu’il a

tendance à dissocier les choses, manquant de fil conducteur entre les éléments perçus

dans son vécu, alors qu'elles peuvent être liées entre elles et interdépendantes. Ce qui

retarde l’analyse ontologique et la possibilité de donner un sens commun et une

convergence. C’est une question d’entendement qui oblige le Dasein à se découvrir à

lui-même.

Mais vouloir interpréter le monde, écouter et regarder les événements quotidiens

simplement ne suffit pas à découvrir l’être. La connaissance, qui se définit comme

l’ultime mission de l’homme, est un chemin épineux et angoissant.

1 - Ibid. p. 228.

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263

III. Le souci et l’angoisse dans la vie du Dasein

Face aux problèmes de tous les jours, le Dasein ne reste pas indifférent, même si la

vérité philosophique se conçoit souvent à l’encontre de ce qui est attendu du « on

quotidien » ou de l’homme ordinaire. Sur le chemin de la connaissance, la découverte

des choses lui fait peur et l’angoisse. Pour cela, Heidegger a mis en exergue deux

caractères de l’homme, qui lui semblent importants, quand il va à la découverte de lui-

même et du monde : l’angoisse et le souci.

Il arrive un moment où l’homme remet en cause le quotidien et la connaissance

ordinaire et veut aller vers la découverte du monde en profondeur. Ce qui attise sa

curiosité et anime son désir de connaitre. Mais il fait face à la peur de l’inconnu et de

l’incompris et angoisse à l’idée que son espace vital lui soit en réalité étranger.

Certes, l'angoisse diffère de la peur. L’individu a généralement peur de quelque chose

de précis, comme la peur du noir ou des lieux fermés comme la cage d’ascenseur. Mais

l’objet de l’angoisse est indéterminé, du simple rêve dont on ne connait la signification

et qu’on ne peut arrêter, à la peur de l’avenir, de l’autre monde, de l’inconnu. Tant de

thème qui risquent de faire écrouler le monde de la personne qui préfère prendre abri

sous les explications rassurantes et toutes faites de la métaphysique et même de la

science1. Dans son style Heidegger, va s’inquiéter de l’angoisse qui se manifeste au

Dasein comme une condition nécessaire à la connaissance et à la liberté2. Pour avancer,

il tente de dissocier les différents phénomènes qui constituent la psychologie de

l’homme et de les analyser séparément, sans les prioriser.

Il s’interroge sur la peur et ses différentes facettes, il cherche une explication possible

au fond du Dasein, en interpelant son affect, cette partie qui construit sa psychologie et

qui est en connexion permanente avec le monde. Le Dasein a en effet besoin d’un mode

de compréhension et d’une manière de discerner les choses, de sorte à pouvoir

comprendre ses propres états. Il est difficile de se convaincre d’une explication

rationnelle devant des sensations confuses et difficilement dissociables pour les

1 - Marlène Zarader : Lire « Etre et temps » de Heidegger, Vrin, Paris, 2012, p. 330.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 188.

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264

assimiler et leur faire face, en plus des envies, des penchants et des appétits qui

dépassent ses capacités et ses moyens, et qui s’identifient à lui.

Il propose de regarder séparément, au moins du point de vue méthodologique, le

phénomène du souci permanent et élémentaire qui accompagne l’homme dans son accès

au monde ambiant, ce qui le situe dans l’interprétation ontologique, et le phénomène de

l’angoisse qui sévit en lui et devient évident face à ses inquiétudes et ses

incompréhensions.

Le souci fait partie de la vie de l’homme. Comme thème de réflexion, il est posé depuis

la Grèce antique. Parmi les pouvoirs qu’on attribuait à Bacchus, le plus glorieux sans

doute était qu’il dissipait les soucis, les inquiétudes et les peines1.

Le souci regroupe plusieurs états du Dasein. Il y a d’abord les soucis de banalité qui ne

surprennent pas, et dont l’individu se préoccupe grandement et journellement, dans les

limites des préoccupations de l’«être-en-compagnie2». Il y a aussi le « souci mutuel »

qui est le fait de s’inquiéter des problèmes de l’autre, par altruisme ou parce qu’il

permet au Dasein de voir clair dans son propre souci à travers les soucis des autres. Ce

n’est pas tout-à-fait le souci existentiel, mais n’en est pas totalement étranger non plus,

car l’altérité est une des caractéristiques humaines fondamentales. Le rapport entre le

souci mutuel et l’être-en-compagnie crée une certaine symbiose et un intérêt commun

qui permet aux hommes de se rassembler autour de préoccupations communes et de

s’engager sur des causes communes, petites ou grandes, à court ou à long terme, en

fonction du projet. Ce qui installe l’homme dans des tâches, des opérations et des

travaux communautaires. Mais même s’il se soucie pour l’autre, le Dasein reste tout de

même sur ses gardes et une sorte de méfiance reste présente en arrière-plan dans ses

rapports à autrui3.

Le philosophe commence par interroger le souci, avec l’idée de le positiver, comme il a

procédé pour le « on-quotidien ». Il choisit les notions de « vouloir » et « avoir envie »

en rapport avec le souci, parce que l’homme est toujours en situation de vouloir ou

d’avoir envie de quelque chose. Mais quand un vouloir quelque chose n’aboutit pas, il

risque de se transformer en frustration et d’obturer les possibilités de l’homme.

1 - Érasme : Éloge de la folie, 1509, Traduction de Thibault de Laveaux, 1780, p. 32.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 164.

3 - Ibid. p. 164/165.

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265

L’envie se constate surtout chez le Dasein en dévale ou chez l’être-jeté qui sont, pour

des raisons différentes, sur la pente du penchant, dans le sens où ils se laissent aller à

leurs désirs et risquent même de mettre en œuvre toutes les possibilités pour les réaliser.

Ceci peut modifier la structure du souci qui tourne à l’obsession. Dans ces deux cas, le

Dasein est en situation d’appétit de vivre, il est sur la pente de l’impulsion instinctive,

ce qui peut altérer ses possibilités et ses capacités de juger ou de penser. Pour cela,

Heidegger va introduire la notion de « l’être-déjà-après », qui exprime la volonté et la

possibilité de « revenir » sur quelque chose, comme le fait de revenir sur une envie.

En réalité, le Dasein est souvent tiraillé par « l’envie de » et « le souci de ne pas ». Il

veut réaliser ses désirs, répondre à ses penchants, vivre pleinement, mais il est retenu

par le souci de faire trop ou pas assez. L’envie et le souci sont les deux versants opposés

de la même situation et il est toujours difficile de tracer une limite entre le désir de faire

et le souci d’en faire trop, c’est le combat entre la norme et l’exagération dans l’envie

ou dans le souci.

Mais le Dasein en général n’est jamais pur appétit1. L’envie peut être à l’origine de la

libération du souci, pour raisonner l’acte du Dasein et lui tracer des limites. Ce qui veut

dire que le souci est libérateur, il tend toujours déjà à libérer le Dasein de ses appétits.

Dans chaque penchant, le souci est toujours-déjà-engagé pour freiner les envies de

l’homme et le risque d’exagération. Une belle image de lutte entre le cœur et la raison.

Au-delà des envies du quotidien, la relation entre le Dasein et le souci reste une relation

intime qui caractérise tous ses choix et ses prises de décisions. Pour monter cette

indissociabilité, Heidegger nous rappelle un vieux conte grec : « Un jour qu’il traversait

un fleuve, le souci vit de la terre glaise : il en prit, en songeant, un morceau et se mit à le

modeler. Tandis qu’il est tout à la pensée de ce qu’il avait créé, survient Jupiter. Le

souci le prie d’insuffler l’esprit au morceau de glaise ainsi modelé. Jupiter l’accorde

volontiers. Mais le souci voulant alors attribuer son nom à la statue, Jupiter s’y opposa

et réclama qu’elle portât le sien. Tandis que le souci et Jupiter se disputaient pour le

nom, la Terre (Tellus) se souleva à son tour et exprima le désir que la statue reçoive son

nom : c’est quand même elle qui l’avait dotée de la matière de son corps. Les parties en

1 - ibid. p. 240.

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266

présence en appelèrent à l’arbitrage de Saturne. Et Saturne rendit la décision suivante

qui leur sembla équitable : « Toi, Jupiter puisque tu lui as donné l’esprit, c’est l’esprit

que tu auras à sa mort. Toi, la Terre, puisque tu lui as donné corps, c’est le corps que tu

recevras. Mais, parce que le souci a tout d’abord modelé cet être, qu’il le possède tant

qu’il sera en vie. Quant au nom, puisque c’est pour lui qu’il-y-a litige, qu’il s’appelle

« homo » car il a été fait avec de l’humus1. »

Ce témoignage admet deux points essentiels :

1) L’homme est souci car le souci est dans sa structure, son origine, il a prise sur lui et

ne le lâchera pas, sa vie durant. Il est ce dont il est fait, sa nature. Le devenir ou

l’accomplissement de l’homme se construit sur la performance du souci.

2) L’homme est duel, corps et esprit.

Cette explication laisse cependant sous silence un élément original qui a motivé la

décision de Saturne et commande d’un bout à l’autre le déroulement de l’existence :

c’est le temps.

Le débat autour du souci n’est pas une nouveauté. On le retrouve chez les stoïciens et

dans le Nouveau Testament. Sénèque, dans sa dernière lettre2 dit : « parmi les quatre

natures existantes (arbre, animal, homme, dieu), les deux dernières, les seules à être

douées de raison, se distinguent en ce que dieu est immortel et l’homme mortel, donc

temporel. Or, chez eux, le bien parachève la nature de l’un, à savoir dieu ; chez l’autre,

l’homme, c’est le souci qu’on retrouve dans la préoccupation de l’être-jeté3. »

Penchant et appétit sont des possibilités qui ont leurs racines dans l’être-jeté du Dasein,

alors que le souci est un phénomène ontologique existential qui contribue à libérer le

Dasein du penchant et de l’appétit. Mais la structure du souci est si complexe qu’elle ne

peut être rattachée à une base ontique. Il fait partie intégrante de l’être du Dasein et

l’accompagne dans sa prise de conscience par rapport aux phénomènes de l’espace et du

temps depuis l’origine. Il est donc originel.

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 248. Tiré du Poème de Herder : Souci, soin et solitude : « L’enfant

de souci » (Suphan, 1975), traduction française dans : Recueil 3, éditions, Paris, Champ Vallon Seyssel, 1986, p. 17.

2 - Sénèque : Lettres à Lucilius (Epistulae morales ad Lucilium), 124 ; in : Sein und Zeit: p. 249.

3 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 249.

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267

Heidegger présente aussi l’angoisse, un état du Dasein qui se vit en étroite relation avec

les questions de l’existence et surtout celle de la mort. Elle se présente comme une vraie

source d'authenticité qui transporte l’homme vers tout ce qui est possible, plaçant le

Dasein face à ses possibilités les plus propres. Mais avant de parvenir à un tel état

d’authenticité, elle transpose le Dasein dans des situations d’instabilité et de recherche

de soi très profondes.

L’angoisse se fonde sur le passé et se fixe dans l'avoir-été, c’est l’angoisse du mystère

des origines, un passé qui regroupe le vécu non compris du Dasein renforçant l’idée

d'être-jeté, parce que l’homme vient de quelque part, mais il ne sait pas d’où

exactement1. C’est aussi une angoisse de l’avenir, car l’homme n’est pas en stagnation,

il avance inévitablement et malgré lui vers quelque chose qui n’est pas certain, qu’il

assume plus ou moins, d’autant qu’il ne peut refuser d’avancer, même s’il peut parfois

avoir à choisir parmi des perspectives futures. Heidegger appelle ça la certitude de

l'être-résolu qui va vers un avenir non maitrisé. Tout cela angoisse : s’angoisser c’est

chercher à comprendre ces deux contraintes majeures et à s’en libérer.

L’angoisse n’est pas un terme d’invention heideggérienne, elle regroupe plusieurs sens

et définitions et a été traitée par plusieurs philosophes et hommes de science, de Saint

Augustin à Freud en passant par Pascal, Kierkegaard, Jaspers et Sartre.

Son pôle d’intérêt relève plus de la psychologie, qui en fait un état du pathos. Mais ce

n’est pas l’aspect que le philosophe met en exergue, même si souvent il est difficile de

distinguer l’angoissé existentiel de l’angoissé clinique. En effet, au-delà de l’acte de

philosopher certains penseurs, philosophes ou mystiques atteignent de vrais degrés de

folie.

L’aspect de l’angoisse qui intéresse Heidegger et avec lui bon nombre de philosophes,

c’est l’angoisse comme phénomène humain universel qui plonge ses racines dans la

question de l’être, ne pouvant répondre aux questions classiques de la vie, la mort, les

origines, l’éternité et le néant.

1 - Ibid. p. 343.

Page 268: Prologue - univ-oran2.dz

268

C’est en 1929, que Heidegger a introduit dans sa pensée le concept d’« angoisse

originaire » ou « angoisse existentiale » comme un événement de l'être lui-même 1 .

Nietzsche souligne une angoisse humaine qui résulte de la dualité du corps et de l’âme.

Heidegger a solutionné ce problème en rejetant cette descension, mais l’homme n’est

pas pour autant guéri de son angoisse qu’il installe dans des rapports interactifs avec

« le rien », « la fin » ou le « néant », mettant en relief des formes de comportement

d’angoisse devant des situations négatives. En réalité, ce « pouvoir de négation » a

toujours existé dans l'homme, il révèle des peurs qu’il ne maitrise pas face à l’inconnu,

notamment la mort, il confronte en permanence sa capacité de s’affirmer, face à lui-

même, qu’il appelle « mienneté2 ».

D’après Heidegger, le traitement des questions relatives à l’homme entretenues par la

métaphysique sont, à l’origine, une source d’angoisse. L'étonnement, dont résulte la

question du « pourquoi ? », apparait comme une dérivée de l'angoisse originaire face à

l’étrangeté de l'étant alors qu’elle était source de bonheur et origine de dévoilement

philosophique dans la pensée présocratique. Dans la postface de 1953 (des trois

volumes sur la Qu’est-ce que la métaphysique), Heidegger modère ses propos et

présente l'angoisse comme une essence naturellement existante dans l’homme, parce

qu'elle vient de l'être qui se manifeste en sa pure différence avec l'étant. L'être, dit-il,

nous destine « le rien »... Le sens de l'angoisse est d'opérer instantanément la séparation

d'avec l'étant, si difficile pour la pensée. L'angoisse conduit l'homme à penser l'être,

c’est dans le rien que l'homme doit éprouver l'être3.

Qu'est-ce que la métaphysique ? est un livre qui a bouleversé la pensée heideggérienne,

c’est là que le glissement de la phénoménologie vers l’ontologie a été opéré. Ce livre

expose la pesante signification du « néantir », qui veut dire « aller vers le rien », qui

survient dans l'être de l'étant, donnant plus de poids au « néant » comme source

d’angoisse, réduisant aussi considérablement le rôle de l'être-résolu qui, sans ça, pouvait

aller de l’avant4. L'angoisse originaire révèle le « rien » qui devient pour le Dasein la

seule possibilité qui vient de l'être, elle ne met plus l’homme sur le chemin d'une auto-

1 - Martin Heidegger : Qu'est-ce que la métaphysique ? Ce terme apparaît dans la postface de 1934.

2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 294 (mieux exprimé dans la traduction Martineau, p. 194).

3 - Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 304.

4 - Ibid. p. 114

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269

possibilisation authentique, au contraire elle freine son accès vers les facultés

transcendantales que la métaphysique lui promettait 1 . Une telle déclaration est une

profonde source de désespoir qu’il est difficile de dépasser. A tel point que Heidegger

va vouloir revenir à un regard positif et optimiste de l'humain, qui est à chaque fois

l’ultime phase de son raisonnement, mais la tentative reste limitée. Entre les années

quarante et les années cinquante, l’homme tel que le présente la pensée heideggérienne,

est rongé par l’angoisse et aura perdu une bonne part de ses aspirations et de ses espoirs.

Dans tous les cas, l'angoisse est originaire, elle sommeille dans l’homme comme une

texture de fond, toujours présente, même dans une activité visiblement paisible. Elle

n'est pas relative à une crise ou une situation de choix ou d'incertitude, elle se tient à

coté de la peur dans une alliance secrète avec la sérénité et la douceur apparente de

l'aspiration créatrice2. L'angoisse habite l'acte de créer parce que le créateur avance dans

ce qui n'est pas dit, fait irruption dans ce qui n'est pas pensé3 et nul ne peut créer sans

rencontrer le rien et le néant qui sont fondateurs. C'est l'angoisse qui donne au créateur

sa possibilité de création et sa capacité créative, lui permettant de tirer quelque chose du

néant.

La mort est l’axe autour duquel tourne l’angoisse qui appréhende le rien, la fin, et

pousse l’homme à travailler pour améliorer son vécu certes, mais aussi et surtout pour

repousser les limites de la mort.

S’interrogeant sur ce qui angoisse vraiment l’homme, Heidegger indique que les

questions sans réponse, l’ignorance, le flou, l’inconnu ou le mystère sont des sources

d’angoisse, c’est le permanent « ne...pas » qui accompagne les réponses à ce genre de

questions, qui met l’homme devant l’évidence de ne pouvoir nier que le rien soit

possible. Devant le rien, le Dasein se retrouve dépouillé de tout, notamment de sa

liberté et du libre usage de ses facultés transcendantales, ce qui l'empêche d'exprimer sa

liberté, dans le sens où il ne peut se désengager de ce qui l’entoure comme l'étant et le

monde ambiant.

1 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 84.

2 - Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 117.

3 - Ibid. p. 167.

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270

Cette idée qui emprisonne l’homme dans un état d’angoisse a fait référence et a donné

lieu à des avis divergents. S’opposant à Heidegger, Sartre identifie la conscience à la

"néantisation" et fait de l'acte de créer un acte de libération, autant que l'acte

d'engagement1.

Pour Heidegger, les individus vivent un destin et une finitisation (le fait d'aller vers une

fin) qui leur refusent leur liberté, ce qui creuse en eux un abîme. Mais il s’agit là de

destin individuel et de liberté de personnes. La finitude qui caractérise le Dasein

authentique ou le Dasein en général exprimé dans Sein und Zeit est tout autre. C’est une

finitude qui tend vers une dimension de liberté, car la liberté est déjà en l’homme, sans

« la tendance de libération2 » que Sartre fera valoir, car choisir de se libérer c’est déjà

être libre. Heidegger installe ainsi la liberté dans le Dasein, mettant en veille la tendance

à vouloir se libérer, c'est-à-dire le fait de passer à l’acte pour améliorer son avenir3. Si

cette mise à l’écart est intentionnelle, elle sème le doute sur la définition même du

Dasein tel qu’il le propose : il est abstrait, même si les exemples concrets autour de lui

sont nombreux, un peu au-dessus de l’homme, à l’image de Zarathoustra. Mais vers la

fin de sa vie, Heidegger va généraliser le Dasein à tous les hommes, parfois même le

sens d’un peuple, comme il le présente dans Approche de Hölderlin.

De toute façon, avant de parvenir à l’acte créateur ou libérateur, l’homme traverse un

long chemin de solitude qui lui permet d’apprivoiser l’angoisse et de la faire sienne.

Face au dévalement, Heidegger part de notions de disponibilité et d’entendement qui

sont des possibilités du Dasein, pour présenter l’angoisse comme une possibilité, car le

Dasein est devant deux perspectives, suivre le « on » et fuir devant soi-même ou être

toujours en proie à l’angoisse, pour se libérer de l’ignorance.

L’expression « fuir devant soi-même » n’est pas suffisante pour expliquer ce

comportement récurent chez l’homme, car la raison de la fuite reste non identifiée et

l’être-soi-même est souvent bloqué, voire refoulé, ce qui empêche le Dasein de se

1 - M. Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 85.

2 - M. Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 117.

3 - Ce thème de liberté et de libération a aussi fait référence, engendrant des philosophies nouvelles

comme « le personnalisme » : un courant d'idées fondé par Emmanuel Mounier recherchant une troisième voie humaniste entre le capitalisme libéral et le marxisme. C’est une philosophie éthique dont la valeur fondamentale est le respect de la personne. Son principe moral fondamental peut se formuler ainsi : «Une action est bonne dans la mesure où elle respecte la personne humaine et contribue à son épanouissement ; dans le cas contraire, elle est mauvaise.»

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réaliser ou de s’épanouir. Il faut prendre du recul pour comprendre ce que présente

l’ontique comme raison « de fuir devant soi-même », pour atteindre le devant-quoi de la

fuite, le saisir ontologiquement comme possibilité phénoménale et l’élever au niveau de

concept.

Pour comprendre ce qui peut faire fuir le Dasein, il faut analyser le phénomène de

« dévalement ». Il est clair que quelque chose d’inhérent au monde ambiant fait peur à

l’homme : mais s’agit-il d’une peur ou d’une angoisse ? Difficile de dissocier dans les

faits. Les deux phénomènes sont très proches, souvent indistincts et source d’amalgame.

Devant la peur de ce qu’il risque de découvrir, le Dasein peut fuir ou se retirer.

Heidegger explique que le divertissement inhérent au dévalement se fonde sur

l’angoisse qui rend possible la peur. Ce qui veut dire que le sentiment de l’inconnu qui

envahit l’individu face à ce qu’il ne comprend pas dans le monde le pousse à préférer

les explications toutes faites que le « on » lui présente et ne tente pas d’aller plus

loin. Le « devant-quoi » de l’angoisse est, à priori, le monde en tant que tel. Mais

qu’est-ce qui vient en premier, la peur ou l’angoisse ? La question des priorités est

délicate. Il est clair que s’angoisser diffère du fait de prendre peur. Cela suppose-t-il que

l’inconnu (le devant-quoi) provoque l’angoisse, et à partir de là l’homme prend peur ?

Rien n’est moins sûr, parce que le phénomène de la peur dans son intensité et son mode

d’expression diffère d’une personne à l’autre. Dans certaines situations, on peut

supposer l’existence d’une prédisposition à la peur qui devance l’angoisse, alors que

dans d’autres cas, on peut vivre des états d’angoisse précédant la peur ou carrément

indépendants de la peur. La distinction reste subtile, mais cohérente1. Le sujet est plus

du ressort de la psychologie.

Heidegger finit par présenter une angoisse différenciée qu’il va peu à peu détacher de la

peur pour en faire un phénomène existential. Une telle tentative d’interprétation est rare

et singulière, car elle est ontiquement toujours associée à la peur. Il met alors en

évidence une autre dimension pour rendre cette séparation possible, c’est la

« disponibilité », un terme assez méconnu en soi. Il va donc regrouper l’angoisse, la

disponibilité et l’existentialité pour leur donner un élan libérateur et émancipateur. C’est

1 - Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 236-237.

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cela qui fait la singularité de l’interprétation heideggérienne par rapport aux anciens,

aux phénoménologues et aux existentialistes.

Revenons au début de son idée, du fait que l’angoisse est angoisse devant… ou angoisse

pour…, car le monde ne peut rien proposer. Cette angoisse isole la personne et la pousse

au retrait, à l’esseulement. Elle enlève à l’homme la possibilité de s’entendre avec le

monde et celle d’être en harmonie avec lui-même. Mais elle le découvre comme un être-

disponible et un être-possible, qui a des possibilités de progression, d’émancipation,

d’évolution, de choix1. Ce qui fait éclater en lui l’être-libre, avec la liberté de choisir, de

se choisir et de se saisir de soi-même, devenant propriétaire de son être comme

possibilité qu’il a toujours-déjà-été, un être auquel le Dasein est livré, en tant qu’être-

au-monde, ce pour quoi l’angoisse angoisse devient lui-même ce devant quoi elle

s’angoisse : l’être-au-monde. Si bien que s’angoisser devient source d’angoisse2. Ainsi,

avec l’angoisse qui angoisse le Dasein se fraye le chemin de la connaissance, de la

découverte, de la liberté.

Avant de parvenir à sa liberté, l’homme se sent d’abord seul, l’angoisse esseule. C’est

un solipsisme existentiel qui met le Dasein devant son monde et devant lui-même. Dans

l’angoisse, le Dasein se sent « étrangé3 », plongé dans le « rien » et le « nulle-part » et

chassé de chez-soi4. Ceci caractérise son quotidien. Cette étrangeté, qui le rend étranger

à un monde qu’il ne comprend plus, le « pas-chez-soi », équivalent du « ne-pas », doit

se concevoir sur le plan ontologique existential comme un phénomène original.

S’angoisser, en tant que possibilité, est pour Heidegger une manière d’être de l’être-au-

monde qui va vers la redécouverte de son monde. Le devant-quoi de l’angoisse est

l’être-au-monde-jeté. Le pour-quoi de l’angoisse est le pouvoir-être-au-monde

réellement. A travers le phénomène de l’angoisse, le Dasein se mesure à chaque fois à

une possibilité d’être lui-même. C’est ce qui le caractérise en tant qu’être-au-monde qui

ne peut compter que sur lui-même.

1 - C’est cette ouverture qui distingue les philosophes de l’existence des nihilistes.

2 - Martin Heidegger: Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 237.

3 - Le traducteur a préféré cette transcription à celle de « étranger » pour montrer l’excès de passivité de

cette situation ; in - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 238.

4 - Rappelons que le Dasein qui était « être-au-monde » a été défini comme « habitant le monde ».

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Ainsi, même si elle alourdit les destins individuels qui lui préfèrent l’aliénation,

l’angoisse reste pour le Dasein en général un acte créateur et libérateur. C’est le chemin

obligatoire pour qu’il se réalise et découvre le monde. Cette interprétation prépare à la

problématique de l’ontologie fondamentale : la question du sens de l’être en général à

travers la question de l’être de l’homme reste dans le contexte nécessaire de l’être-au-

monde.

IV. La conscience morale et la responsabilisation du Dasein

Nous avons rencontré en début la notion de « conscience » très liée à la

phénoménologie qu’Husserl utilise pour parler de la conscience de quelque chose. La

conscience morale est différente, elle concerne les conséquences du comportement

humain individuel et l’évaluation de ses résultats. L’homme qui se comporte de façon

conforme à ce que la société désire ne craint pas d’être en désaccord avec son

environnement, mais il n’est pas tout à fait maitre de lui. Le « on-quotidien » est, certes,

rassurant pour des comportements socialement corrects, mais il ne garantit pas la liberté

de l’individu qui ne fait pas appel à son moi-intérieur dans sa prise de décision1. Alors

que celui qui se sent maitre de ses actes est loin de satisfaire l’opinion et d’avoir le

consensus sur les conséquences de ses comportements. Pour cela, Heidegger propose

une troisième voie qui donne la possibilité de choisir tout en étant soi-même et en

restant en accord avec la société, c’est la « voix de la conscience », qui n’est ni

théologique ni moralisante, elle vient de l’intérieur du Dasein et n’engage que sa

capacité de jugement et sa connaissance des choses. Le tout est de veiller à ce que ses

choix personnels et libres ne portent pas atteinte à la bonne entente et ne débordent pas

sur la sécurité et les règles de son environnement humain et non-humain.

Les limites entre les conséquences d’un acte défini par la communauté et la conscience

individuelle interpellent Heidegger, car il a le souci de préserver la liberté du Dasein de

décider de ses gestes, tout en étant conscient qu’il doit continuer à agir de façon correcte

1 - Jean Greisch : « Ontologie et temporalité : Esquisse systématique d'une interprétation intégrale de

Sein und Zeit », Paris, PUF, 1994, p. 284.

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et acceptable avec le monde extérieur, pour que le Dasein puisse continuer à vivre en

société. Il ne s’agit pas ici de « la conscience de quelque chose » qui représente un pas

décisif dans la théorie de la connaissance, ni du rôle de la conscience éthique qui

s’inspire du monde extérieur, prôné par Kant et Rousseau. La voix de la conscience

morale se situe un peu entre les deux mondes (extérieur et intérieur), elle se présente

comme une sorte d’équilibre qui fait le lien entre le « on-quotidien» et le propre moi de

l’individu. Elle définit l’orientation du comportement du Dasein dans sa compréhension

du monde et évalue ses agissements et son impact sur lui.

Le Dasein est complexe, la disponibilité, l’entendre, le dévalement et la parole, tout ce

que compte son monde intérieur contribue dans sa découverte du monde extérieur. Il

passe de l’ontique à l’ontologique, de l’inauthentique à l’authentique, et exprime ses

peurs par le souci et l’angoisse. Heidegger utilise alors la notion de conscience morale

comme un mode d’expression intérieure qui cherche les équilibres et installe des limites

aux paradoxes que l’homme vit de sorte à ce qu’il se maintienne en un juste milieu entre

ce que propose le monde comme source de désirs et d’envies et ce que sa volonté ou son

être intérieur dresse comme limites pour ne pas perdre pied.

Etant dans la possibilité d’être son « là », le Dasein s’est découvert son pouvoir-être à

partir de sa préoccupation du monde. Il ne s’accommode pas des explications publiques

du « on » qui risquent de le perdre et sait où il en est et comment il se projette sur ses

propres possibilités. C’est à ce niveau que Heidegger introduit la notion de « conscience

morale », pour orienter ou réorienter l’influence du « on », invitant le Dasein à écouter

réellement son appel intérieur.

Pour mettre en évidence le rôle de la conscience morale dans le comportement humain,

il utilise un lexique d’oralité comme « appeler », « s’exprimer », « s’écrier »…, des

modes qui articulent aussi l’intelligence. Pourtant, la conscience morale est un appel

sans voix, elle n’use pas d’émission externe, elle consiste à attirer l’attention sur les

conséquences éventuelles, une entente interne qui peut mener à un éveil, on dit alors

qu’on a entendu l’appel de la conscience. Mais c’est un appel qui n’est pas dans

l’intonation, c’est plutôt une parole intérieure au Dasein comme l’entendement, le

sentiment, la volonté, voire la combinaison de tout cela. Par l’appel de la conscience, le

Dasein s’entend intérieurement et se parle aussi, de façon à se convaincre, il s’éloigne

des directives du « on » sans aller à l’encontre du commun. Il s’éloigne de l’être public,

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275

remet en cause le « nous-on », pour parvenir à un état qui s’adresse directement à son

état intérieur, sans qu’il se le mette en situation d’isolement par rapport à son monde. Il

veille à ce que le quotidien n’ait pas le dessus dans ses prises de décisions, ce qui rend

la situation très délicate, parce que d’une part comment savoir séparer le bien du mal et

le bon du mauvais en l’absence de l’expérience des autres, d’autre part le Dasein est un

tout et séparer ce qui relève du « on » de ce qui relève du « là » n’est pas simple.

Dans un monologue intérieur sans voix et sans mots, l’appel de la conscience morale

convoque le Dasein à discuter avec son propre moi. Il l’interpelle, le persuade sans pour

autant glisser dans l’obligation, les méprises ou le flou de l’incertitude. C’est ce qui lui

permet, à chaque fois qu’il fait face à un choix, de s’interroger sur la voie à suivre.

Dans les faits, c’est par la conscience morale que Heidegger donne au Dasein les

moyens qui l’empêchent de se perdre dans le « on ». Mais elle n’a ni nom, ni origine, ni

autorité et paraît étrangère au quotidien familier du Dasein et à tout ce qui constitue le

«on». Pourtant ce qui est à l’origine de l’appel, qu’il soit indéterminé, qu’il refuse de

s’identifier ou que l’on débatte de lui, est tout de même la position ferme d’un Dasein

qui s’assume face à une moralité toute faite qui a aussi ses indicateurs, ses mises en

garde et son impact sur lui.

La conscience morale se confond avec l’écoute du Dasein, jusqu’à dire qu’il s’appelle

lui-même. Mais on ne peut la confondre, même si le lien existe, entre elle et le souci qui

empêche le Dasein de courir après les envies ou sombrer dans les penchants. Tout

comme il faut la distinguer de l’angoisse, même si le choix de la conscience morale,

avant d’être ferme, soumet l’homme à des angoisses et des peurs de devoir choisir,

parfois contre le gré de tous. Par ailleurs, la société n’est pas dans l’immoralité, il y a

une morale sociale qui ne s’identifie à personne, qui est érigée en modes d’éducation

dans les écoles, à la maison, dans la rue et les lieux publics, que le Dasein suit

spontanément et inconsciemment jusqu’à appliquer ses choix comme s’ils émanaient de

lui. Et enfin, l’individu n’est pas immoral non plus, il y a toujours des cas de mauvaise

conscience qui font que chacun peut hésiter à agir d’une façon qui lui semblerait

inconvenante, ou pire encore il peut regretter d’avoir commis un acte incorrect. Ce qui

mène souvent au remord, qui est aussi une conséquence à distinguer de la conscience

morale en tant qu’appel.

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276

Pour Heidegger, la conscience morale n’est ni le souci ni l’angoisse ni la morale

commune ni la mauvaise conscience, elle est autre chose que la voix du « on » et peut

même être identifiée simplement à la voix du Dasein. Même si, effectivement, cet appel

subjectif et sans auteur, frôle les directives du « on » et la cloison qui les sépare est très

mince. Il invoque Kant qui parle de la reconnaissance d'une voix universelle. Plus

encore, la conscience morale universelle peut être élevée au rang de conscience du

monde, car elle parle de chaque sujet en absence d'une quelconque détermination1. Et

par sa puissance et l’objectivité de son interprétation, elle refuse la domination du

« nous-on ».

Devant le risque d’amalgame entre le subjectif et l’universel, Heidegger s’inquiète et

propose plusieurs niveaux d’explication: d’abord, il soutient que l’appel de la

conscience morale est un acte esseulé et individuel qui s'écarte de l'expérience naturelle

et ne doit pas se confondre avec l’appel du souci ; ensuite, la conscience morale est

suggestive et ne fait que mettre en garde pour un acte qui généralement n’a pas encore

eu lieu ; enfin, elle dépasse le mode de la critique pour présenter un modèle constructif

et positif2.

Certes, la conscience morale arrive à déceler ce qui est faux, mettre en garde contre ce

qui est injuste et montrer où est la faute. Mais tout ceci a lieu grâce à « l'entendre ».

Pour savoir comment elle peut entendre l'interprétation et la faute, il faut revenir à

l'interprétation que le « nous-on » présente et qui ne permet nullement au Dasein de

cerner les possibilités de l'existence. En clair, la conscience morale survient quand le

Dasein n’est pas convaincu que le commun des gens est dans le vrai, quand il doute,

voire quand il est persuadé que l’avis général n’est pas fondé, en prenant en compte la

capacité de discernement de chaque individu. En effet, nul ne peut se dresser contre

tous, s’il n’a pas suffisamment d’arguments pour construire une autre vérité, pour lui-

même et pour les siens. Pour cela, il faut que le Dasein s’approprie des moyens pour sa

propre compréhension afin de dépasser le mode du « on » et parvenir à entendre ce qui

lui vient de l’intérieur. Plus l'entendre devient profond, plus le Dasein entend et écoute

son être-intérieur l’interpeler. Seuls le savoir et la connaissance permettent de dépasser

les références quotidiennes.

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 335.

2 - Ibid.

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277

Mais le mode personnel de compréhension diffère d'une personne à l'autre, ce qui est

faute chez l'un peut ne pas l'être chez l'autre, même si dans les choses communes et

terre-à-terre, il peut y avoir consensus sur le bien et le mal. Par ailleurs, tout individu

peut se méprendre sur ses propres capacités, en étant convaincu de maitriser les choses

alors qu’il n’en détient qu’une connaissance superficielle. Alors, une question s’impose :

qui peut dire que tel acte, apprécié du « on », pourrait être une faute ? Devant un Dasein

qui s'accuse lui-même de faute, comment savoir s’il tire l'idée de faute des restes de son

éducation familiale, de son apprentissage scolaire, de son orientation universitaire, de

son expérience professionnelle, ou de l'interprétation de l'être qui lui vient de son être-

intérieur?

Pour répondre à cette inquiétude, Heidegger va faire appel à une composition

compliquée, c’est le « parti-pris-d'y-voir-clair-en-conscience » 1 . Il tente de montrer

comment le Dasein qui écoute les interprétations du « on » réalise qu’il peut être en

faute. Ensuite, il va tenter de généraliser l’appel de la conscience même si les résultats

ne peuvent en aucun cas être standardisés, car tout homme s'entend à partir de ce qui le

préoccupe, ce qui le concerne, ce qui le motive, et chacun est interpelé en fonction de

ses capacités de jugement. Tous les hommes aspirent d’une façon ou d’une autre à se

réaliser, s'extraire aux tracas du "on" en évoluant et en améliorant leurs conditions.

Même si la plupart n'atteindront jamais totalement l'horizon d’authenticité auquel ils

aspirent qui peut se traduire par une compréhension à dimension ontologique, mais ils

restent tous plus ou moins proches de la dimension préontologique qui comporte elle-

même plusieurs niveaux. Cela veut dire que l’appel de la conscience n’est pas un état

singulier, il est plus courant qu’on ne croit et concerne tout le monde mais

individuellement. Ce sont plutôt ceux qui ne sont pas touchés par l’appel de la

conscience qui sont singuliers.

En plus l’homme n’est pas dans l’obligation : pour Heidegger ce qui unit le Dasein à sa

propre conscience morale se traduit en quelques points : d’abord la conscience morale a

une fonction critique, elle parle toujours d'une action réelle accomplie ou voulue;

1 - Ibid. p. 347.

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278

ensuite la voie de la conscience morale n'est pas radicale et son interprétation est plus

intérieure que les caractéristiques du phénomène dont elle ne tient pas compte1.

Vu sous cet angle, on peut généraliser l’appel de la conscience à tous les hommes, sans

la rabaisser, ou lui changer de sens ou de portée. Mais il n’est pas permanent puisque sa

distinction explicite de la mauvaise conscience qui apparait comme conséquence d’un

acte négatif ou le remord, identifie justement les résultats d’un acte qui n’a pas été

suffisamment réfléchi, qui aurait été commis en absence de l’appel de la conscience

morale, ou un oubli de celle-ci. Cet oubli a refoulé le parti d'y-voir-clair-dans-la-

conscience, et l’homme se retrouve dans le regret quant aux résultats de ses actes. Le

fait d'avoir bonne ou mauvaise conscience n'a rien à voir avec la conscience morale

proprement dit, ceci procède du rapport du Dasein au « on-quotidien » qui va juger

l'acte avec des critères communs plutôt que de l'analyser.

L’appel de la conscience n’est pas de prendre conscience après un acte ou après

l’intention de l’acte, c’est plutôt d’être en alerte de façon permanente de ce qui se fait ou

peut se faire. C’est un appel proche du phénomène de l'engagement, qui nécessite que

l’homme doit être en connaissance de ce qui se fait. Ce qui met en exergue des aspects

sociologiques, psychologiques, anthropologiques et même juridiques. Kant va jusqu’à

suggérer de juger l'acte de conscience morale dans un tribunal.

La conscience morale est une voix silencieuse qui n’énonce aucun commandement,

aucune maxime morale, aucun impératif catégorique ou hypothétique. D’après Husserl,

quand la voix de la conscience se parle à elle-même, intervient à-postériori et utilise des

mots, elle n’est plus conscience morale. Celle-ci intervient pour saisir « l’intention de

signification », elle est apriorique, ne communique pas et n’utilise pas de « signes2 ». Le

fait de se dire : « tu as mal agi » suppose que la personne ne se reconnait pas dans son

acte ; ou encore « ce n’est pas bon », une réflexion pour ne responsabiliser personne.

Pour Heidegger aussi, le Dasein est à la fois l’appelant et l’appelé, il se parle à lui-

même et se dit : « Je dois changer de conduite ». Donc, il est dans l’usage du « je » et la

1 - Ibid. 348.

2 - Edmond Husserl : Recherches logiques (1

ère recherche logique), ch. 8, p. 44.

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279

voix de la conscience ne lui est pas étrangère1. Mais ce n’est pas cette immortelle voix

moralisante de Rousseau qu’il attribue tantôt à Dieu, tantôt à la nature.

Ainsi, loin de représenter la bonne ou la mauvaise conscience, la conscience morale est

un mode d'être du Dasein qui entend l'appel originel d'être-en-faute. Le parti-d'y-voir-

clair-en-conscience consiste à s'entendre soi-même en son pouvoir-être propre par un

entendre existentiel est une ouvertude du Dasein qui comporte la disponibilité et

l'angoisse. Ce sont là des moments existentiels et originels du Dasein2.

Pour cerner le sens profond de l’appel de la conscience morale, Heidegger va faire jouer

toutes les caractéristiques du Dasein. Il revient à« la résolution » qui rapproche le

Dasein de sa vérité et de son projet d’avenir, afin de justifier la sagesse de cet appel et

lui permettre d’être prêt à affronter l'angoisse. Il parle de « facticité » car les questions

philosophiques existentielles ne sont pas plus importantes que les possibilités

immédiates factivement liées au quotidien comme le fait de gagner sa vie, se loger...

même si ce genre de possibilités peut généralement se conclure dans des conditions que

propose le « on ».

La résolution ne retranche pas le Dasein de son monde concret. Le Dasein-résolu est

donc celui qui a fait un travail sur soi-même pour distinguer ce qui fait partie de son être

le plus propre et ce qui relève du « on-quotidien ». De fait, il laisse être les autres dans

leur façon d’être et, tout en vivant avec eux, en les aidant à solutionner leurs propres

problèmes, il œuvre à libérer le Dasein. Il peut ainsi susciter chez eux l’appel de la

conscience morale3 et le désir d’être-proprement-soi-même.

Le Dasein est seul face à la voix et personne, ni Dieu, ni la nature, ni un autre que lui-

même, ne s’adresse à lui ni en lui, sinon lui-même4. Ainsi, cette voix qui vient de

l’intérieur du Dasein et va en avant des problèmes pour éviter des conséquences qui

peuvent s’avérer irréfléchies, peut constituer une sorte de rappel d’une faute que le

Dasein a déjà assumée ou doit assumer dans l’avenir.

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 276/ 277.

2 - Ibid. p. 355.

3 - Ibid. p. 357.

4 - Ibid. p. 275.

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280

Ce que Heidegger préconise, c’est de repartir à des fondements philosophiques pour

assoir une réflexion sur l’appel de la conscience. Faut-il que le Dasein passe par la

remise en cause, le souci et la négation pour parvenir à l’appel de la conscience morale

et réaliser la possibilité d’être lui-même? Cet appel se situe certes à un certain niveau

d’évolution du Dasein. Après une première situation d’être-jeté, le Dasein s’assume

parce qu’il a des possibilités de reconnaitre et de découvrir son environnement qui est le

monde. A partir de là, Heidegger lui rappelle l'étant qu'il est avec ses points négatifs et

déplorables, c'est-à-dire qu’il est encore loin de se réaliser et peut à tout moment être en

faute par ses désirs et ses envies qui entravent la réalisation de ses projets. S’il est tout le

temps dans l’attention de ne pas les laisser prendre le dessus, il est dans l’appel la

conscience morale. C’est le fait d’être en alerte et en vigilance continue parce qu’il peut

à n’importe quel moment y avoir faute. Heidegger place ainsi le Dasein dans une

condition existentiale par rapport à la question du bien et du mal ou de la moralité en

général. Ce n’est plus un humain avec des envies et des désirs mais quelqu’un qui

totalement s’assume, même s’il peut à tout moment sombrer de nouveau.

Mais quand Heidegger parle de l’être-en-faute, il rappelle une « faute » plus ancienne

qui vient des origines, qu’il appelle aussi « dette ». C’est cette dette originelle qui

s’impose à l’homme de sorte que la vigilance ou l’éveil est en soit le mode de

remboursement. Autrement dit, il doit être en perpétuel remboursement de par son

comportement qui assume son état de Dasein. Ce n’est pas un acte individuel, mais les

individus ne sont pas exclus dans cet acte de se réaliser, au contraire, ils en sont les

acteurs.

Ceci rappelle subtilement l’idée du péché originel, ou peut-être la conception

platonicienne de la faute originelle. La faute n’est-elle pas produite à la source ?

La faute ou la dette originelle à laquelle Heidegger fait référence est une dette

immémoriale, le Dasein doit quelque chose, et ce depuis toujours. Il comprend qu’il

faut qu’il reprenne à son compte cette dette qui remonte à des siècles et la projeter le

plus loin possible dans l’avenir. C’est probablement sous l’influence de Platon, qu’il fait

du Dasein un « être-en-dette », mais c’est en assumant cette dette et en la projetant que

le Dasein peut se rapprocher de l’être, de plus en plus. Heidegger parle même de la

naissance de l’être-absolu qui n’est pas le Dasein, mais qui vient de lui, peut-être aussi à

l’image du « Surhomme » de Nietzsche. C’est pour ça qu’il est toujours dans l’angoisse

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que ce projet ne soit pas pleinement assumé par les générations à venir comme il

l’assume lui-même. C’est une dette en projet qui, en plus d’être un sentiment individuel,

s’inscrit dans le processus historique de l’humanité et de l’humanisation du Dasein.

C’est peut-être même ce qui constitue le lien de la continuité de tous les hommes entre

eux, l’acte civilisationnel. Ce qui donne un Dasein continuellement angoissé, une

angoisse de l’être-résolu qu’il appelle « l’angoisse-vers-l’être-en-dette-le-plus-propre »1.

Par une telle proposition Heidegger responsabilise pleinement le Dasein sur le sort de

l’humanité entière et du monde entier à travers le temps.

Platon demandait déjà à l’homme d’expier la faute, ce péché originel que toutes les

religions monothéistes ont adopté. Mais Heidegger a toujours tendance à rejeter la

conception religieuse et la conception idéaliste, quelle origine peut-il alors

invoquer pour justifier la dette du Dasein?

Pour trouver des arguments justifiant ses propos, Heidegger va chercher dans le lexique.

La dette, Schuld en allemand, est un substantif du verbe « devoir » (Sollen). Mais le

terme Schuld est polysémique, il joue sur une somme de sens : faute, responsabilité,

culpabilité. La faute a un sens factuel, la dette est existentielle et la responsabilité est un

état de possibilité permanente.

Pour dire «être en faute », il utilise le terme (Schuldigsein) qui, dans le sens ordinaire,

exprime le devoir, comme le fait d’avoir des dettes envers quelqu'un et de devoir les

rembourser, ce qui peut engendrer un préjudice. C'est en tout cas une préoccupation

pour l’individu. « Etre en faute » signifie aussi « être responsable de » ou « être

cause de» dans le sens d'avoir « causé un tort à... ». Large définition qui réunit le fait

d’« être en faute envers autrui », le tort juridique et le devoir de rembourser. Elle met

ainsi nécessairement le Dasein dans un rapport à autrui et concerne globalement « l'être-

avec ». Il-y-a aussi la notion de faute officielle et de préjudice reconnu qui signifie que

cette faute est publiquement admise en tant que telle et légalement inscrite dans une

histoire. Mais le sens juridique est cité pour la précision. Ce qui intéresse Heidegger est

la notion de faute qui se détermine dès l'origine comme quelque chose de négatif. Si le

Dasein n’est pas continuellement en alerte, il risque de perdre sa capacité de distinguer

1 - Ibid. p. 297.

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282

et d'entendre, devenant ainsi simple étant. Retomber dans la faute c’est donc le fait de

perdre ses capacités existentiales.

La conscience morale est préventive et non curative, « l'être-en-faute » ne résulte pas

d'une faute commise, c’est prendre conscience que l’état d’être-au-monde rend le

Dasein responsable du monde et toute atteinte à n’importe quel élément de celui-ci lui

incombe. Concrètement, il s’agit à tout moment, de savoir ce qu’il faut faire et ce qu’il

ne faut pas faire dans et pour le monde, de distinguer le vrai du faux avant même de

distinguer le bon du mauvais. Ce qui suppose, dans une compréhension plus profonde de

la faute originelle, qu’à l’instar du souci, la conscience morale a toujours déjà-été-là.

Cette dette, Heidegger ne la conçoit nullement comme un fait abstrait, c’est réellement

le retour sur un acte accompli et que le Dasein se doit de renvoyer ou de rembourser.

Mais, ce n’est pas si simple, il parle d’une dette existentielle mais l’existence ne

manque de rien. Elle est dans l’accomplissement ontologique. Elle n’est nullement dans

la possibilité d’une déficience. Comment rembourser celui qui n’attend rien ? Heidegger

va opérer une fusion entre deux notions de manque pour élaborer le concept existential

de la dette : la dette envers autrui qui est un acte d’échange, et la responsabilité qui

remet constamment en cause le Dasein pour un comportement meilleur, qui est un acte

moral individuel. Le remboursement de la dette, qui répond à l’appel de la conscience

morale, est une réponse du Dasein envers le monde et envers les autres, par un acte de

responsabilisation qui nécessite d’être ouvert sur le monde et d’être en contact avec

autrui, pour impliquer tout le monde dans cette responsabilité.

Pour expliquer sa façon de concevoir l’être-en-dette, Heidegger fait intervenir la langue,

définissant la dette, comme ayant causé un manque, ou un « ne…pas » qui exprime la

négation ou le non accomplissement d’un fait. Grund en allemand (cause) signifie aussi

« fondement ». Mais c’est parce que l’homme est au fondement ou à la base d’un

manque, d’une déficience, ou d’un « ne…pas » qui ne se situe pas chez autrui, mais se

trouve au cœur même du Dasein propre. A un moment donné, ou peut-être depuis

toujours, le Dasein a le sentiment de ne pas vivre ou vivre à travers le « on », il passe à

côté de la vie. Sa responsabilité est donc de prendre sa vie en main. Ce n’est pas un acte

conscient, ni un acte naïf, c’est plutôt un acte historique, là où la notion d’être-jeté

prend tout son sens. En tant qu’être-jeté, le Dasein n’est pas jeté dans la déchéance, il

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est jeté dans un monde où il n’y a rien à priori, il est responsable de ce qui adviendra de

ce monde à postériori. La dette de l’homme est de vivre le monde sur la base du Dasein

et non sur la base du « on ». Tout ce qui se fait par le commun et que chaque homme

cautionne, ou du moins ne dépasse pas, s’inscrit dans la dette du Dasein. C’est ainsi

qu’il doit assumer son rôle de cause, de principe et de fondement. Bien sûr, il n’est pas

le fondement, mais il est garant des fondements éthiques de la société, il n’en est pas le

maître mais doit cependant se comporter en responsable et devenir l’être-fondement1.

Cette situation de responsabilité ou de responsabilisation, où l’homme se trouve être à la

fois juge et partie, est angoissante et accablante. En plus, la dette est un état intérieur et

silencieux, le Dasein juge ses propres actes alors qu’ils sont un élément d’un tout qui

implique aussi les autres, elle reste un principe qui constitue le « soi-originaire » envers

soi-même et non dans une intersubjectivité qui le lierait à autrui. Certes, il est, à

l’origine, jeté dans le monde au même titre que tous les étants, mais le fait de se sentir

en dette lui procure la possibilité de se projeter librement dans son avenir grâce à l’appel

de la conscience. Concrètement, il choisit entre ses possibilités et priorise ses choix, en

se mettant en situation de responsabilité permanente et du devoir de porter aussi les

autres étants. Il ne peut décliner ou refuser cette position d’être-en-dette qui le place

dans un projet existentiel dont il prend progressivement conscience, élevant ainsi la

dette, à une dimension ontologique, au-delà du bien et du mal.

C’est un peu sous l’influence de Nietzsche, que Heidegger présente ainsi le Dasein,

comme le sauveur de la conscience, à l’image de Zarathoustra. Mais il n’est pas dans le

désert, c’est un être-au-monde qui a une dette éthique, dans le monde, engagé vis-à-vis

des autres. Entendre l’appel de la conscience, c’est simplement être prêt à l’écouter,

c'est-à-dire s’écouter soi-même, ce qui est égal au fait de « vouloir-être-proprement-soi-

même ». Mais cette relation peut être rendue réciproque grâce au fait que le Dasein est

un Mit-sein, « avec-l’autre » ou « avec-les-autres », ainsi ses actes ne se font qu’à

l’attention des autres.

Un autre point à mettre en exergue, entendre cette voix n’est pas un acte d’obéissance.

Heidegger explique que répondre à l’appel de la conscience est, de fait, nécessairement,

un acte sans conscience (Gewissenlos)2, parce qu’il se situe au-delà de la bonne ou de la

1 - Ibid. p. 284.

2 - Ibid. p. 163.

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mauvaise conscience, par-delà le bien et le mal1. Il dira, dans Lettre sur l’humanisme,

que l’action est l’accomplissement d’une possibilité de l’être. Cela suppose que la

morale n’est pas un acte social ou religieux auquel l’homme se soumet, c’est un acte de

la conscience que le Dasein découvre plutôt en lui et sa pratique contribue à accomplir

sa réalisation et explorer ses possibilités.

Comment se traduit cet acte d’accomplissement historique dans le comportement du

Dasein à travers sa vie de tous les jours 2 ? C’est une question intéressante, néanmoins

posée depuis des siècles, à laquelle Heidegger tente de répondre. Ni l’acte, ni la faute, ni

la voix ne sont seulement des faits, ce sont des modes d’être du souci, des existentiaux

cooriginaires qui existent avec ou dans l’homme depuis ses débuts, en permanence,

pour accompagner chacun de ses actes afin de le rattacher à l’acte originaire, qui s’avère

plus ancien que l’acte fautif. Si on veut trouver un monde sans faute, « un monde

parfait », il faut remonter au-delà de la dette originelle. Autant dire que Heidegger qui

se confond entre Platon et Rousseau, trouve que « l’homme est bon de nature » mais le

mal le guette partout et l’appel de la conscience morale est là pour lui rappeler d’éviter

les déviations.

C’est un raisonnement tautologique et très rigide, dit Michel Haar, qui penche plutôt

pour une présence permanente d’une conscience qui serait là en général, et non dans des

situations précises3. Il fait aussi le lien avec le concept d’angoisse qui suspend l’action

et interrompt l’impulsion à agir. Pourquoi l’être-en-dette ne serait-il pas permanent, se

présentant plutôt comme un appel du Mitsein ?

Mais Heidegger précise d’abord que la conscience est toujours là, seulement elle ne

donne pas de consignes pratiques. Elle ne propose pas, car si elle délivrait des maximes

attendues, elle refuserait au Dasein la possibilité d’agir en être libre4. Tout comme il

reconnaît que le Dasein est en permanence et essentiellement un « être-avec », c’est sa

détermination, et « l’être-avec-autrui » ne peut que surgir de son être-intérieur.

1 - Un titre de Nietzsche qui a été un des thèmes favoris de Heidegger.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 291.

3 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 55.

4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 294.

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285

La morale en tant que présence et prévenance est un comportement du Dasein, une

façon d’être. Elle est au centre de la constitution de l’être-au-monde qu’il soit

conditionné par le « on-quotidien » ou en proie au souci et l’angoisse qui invoque en lui

le chemin de sa liberté. Heidegger a associé à la morale le terme de conscience parce

que nul ne peut porter le poids d’une telle responsabilité, s’il n’est pas conscient du rôle

qui est le sien. Mais dans les faits, le Dasein en a-t-il vraiment conscience ? Là est toute

la question.

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CHAPITRE TROISIEME

LE DASEIN ET LE PHENOMENE DE LA MORT

Le Dasein conçoit sa relation à l’espace, dans les limites d’implications définies par son

rapport au monde extérieur et son état intérieur, par le monde physique et le monde

psychique, par les sens que lui impose le « on » et par le dépassement en se basant sur

l’exploration personnelle du sens de la vérité, que Heidegger va souvent chercher dans

la philosophie première ou dans le sens premier des mots qu’il utilise. A l’instar de cette

distanciation, il définit aussi une conception plurielle du temps.

En tant qu’être-au-monde, le Dasein est installé à l’intérieur du monde et en est

moralement responsable. Mais la question qui le dépasse est la façon dont il prend

conscience de la question du temps qui passe. Il le réalise souvent à son détriment, le

temps qui passe emporte avec lui le Dasein, tout en lui permettant de se réaliser pendant

et grâce à lui.

La mort, un thème délicat que Heidegger n’a pas souvent discuté dans son entourage

immédiat. Mais il a un avis précis, autant sur la question du temps en soi, que la

question du temps appliquée au Dasein dans le moment le plus profond et le plus

individuel de sa vie. Comment le Dasein conçoit-il sa propre mort ?

L’« être-vers-la-mort », est un des noms du Dasein, parce qu’il sait qu’il va mourir un

jour. C’est le seul étant qui a conscience de cette fin certaine, même s’il ne peut la dater

et parfois préfère ne pas y penser.

La mort est un sujet inéluctable. Il ouvre la voie à la réflexion sur la temporalité

authentique, comptant l’angoisse, le souci, la peur, le silence et sur la temporalité

inauthentique par la compréhension du « on » entourée de rituels, que chacun vit

associés à une perte humaine.

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La naissance est un commencement. Dès lors, on en vient à la possibilité d'être-vers-la-

mort, parce que toute nouvelle naissance apporte avec elle la certitude du fait de mourir.

Naissance et mort s'enchaînent comme deux extrêmes, associant la possibilité d'être là

ainsi que la possibilité de ne plus être là. Pour Heidegger, « La mort n'est qu'une des

fins du Dasein. L'autre fin, c'est la naissance1», donnant ici aux deux fins le sens de

finitudes. Mais il se tait rapidement sur la limite de la naissance qui interpelle d’autres

mondes comme celui de la biologie (les lois de l'hérédité et de la génétique), de la

psychologie (l'affect et l’influence au niveau prénatal) ou des religions (avec des formes

de vies particulières au-delà des deux limites par la réincarnation ou la résurrection).

Pour toutes ces disciplines, la naissance n'est pas un commencement ex-nihilo, le

commencement est probablement antérieur à la naissance, mais on ne sait pas comment

et à partir de quand. Ce sont des états qui dépassent le cadre de la philosophie et

Heidegger n’engagera pas la réflexion, ni dans Sein und Zeit ni ailleurs, sur ce qui peut

le mener à une impasse.

La question de la mort est un mystère pour le Dasein. A sa mort, il perd son « là », car il

n’occupe plus d’espace, du moins de façon consciente et dynamique et ne s’inscrit plus

dans l’écoulement du temps. Il passe au n’être-plus-là, ou à l’avoir-été. Mourir, c’est

perdre son être-au-monde, même si en arrivant à son terme, il a atteint son état entier.

La traduction de l'expression (Das Sein zum Tode)2 a eu plusieurs formes. Néanmoins,

la forme d’« Être-pour-la-mort » a été qualifiée de grave erreur par Heidegger lui-même

dans une lettre adressée à Hannah Arendt3. Certains traducteurs aussi estiment que la

notion « pour-la-mort », met en jeu une volonté et une fatalité qui sont totalement

absentes de la pensée du philosophe et en dénature profondément le sens. L’être-vers-la-

mort parait plus neutre et exprime mieux cette sensation qu’a l’homme de se rapprocher

toujours un peu plus d’une limite qui reste le mystère extrême. C’est pourtant un

concept absolument essentiel pour l’homme, la seule possibilité qui se place sous le

sceau de la certitude, une expérience extraordinaire et impénétrable, mais le Dasein ne

la vit qu’à travers la mort des autres. « Avec la mort » ou « pendant la mort » est le

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 74.

2 - Le traducteur utilise plusieurs expressions pour parler du Dasein qui va mourir (Das Sein zum Tode),

L’être-vers-la-mort ou L’être-pour-la-mort ou L’être-vers-la-fin. Elles se valent, mais nous avons choisi d’utiliser la première parce qu’elle exprime un peu plus la dimension destinale.

3 - Le Dictionnaire Martin Heidegger : Vocabulaire polyphonique de sa pensée, sous la direction de

Philippe Arjakovsky, François Fédier et Hadrien France-Lanord, Paris, Edition du Cerf, Paris, 2013, p. 862.

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moment où il se réalise vraiment. Seulement, à partir de là, il ne peut plus s’exprimer

sur sa vérité. Certes, quand il atteint son terme, le défunt est encore un « être-avec »

puisqu’il reste objet de préoccupations pendant les obsèques, les cultes pratiqués pour

l’inhumation, la période de deuil, la commémoration… Mais d’une part, ce sont les

vivants qui sont avec lui, et lui n’en sait rien, d’autre part ces rituels sont des inventions

culturels qui n’ont rien avoir avec la mort elle-même. Le défunt lui-même a dû vivre des

rituels pour des décès dans son environnement, mais il ne vit jamais celui de sa propre

mort. En clair, quel que soit le moyen utilisé, nul ne peut remplacer un autre dans sa

mort. Avec ces rituels plus ou moins précis, plus ou moins élaborés, les familles et les

proches tentent peut-être de vivre le passage par substitution, mais ces pratiques

s’inscrivent dans la tradition et se font en tout automatisme selon des convenances qui

ne laissent aucune place à la méditation1. En fait, la mort de l’autre est un acte de vie,

les rituels sont du ressort des vivants, pratiqués pour les autres, un moyen de rester avec

le disparu et de le maintenir ici le plus longtemps possible, et non une tentative d’aller

avec lui le plus loin possible.

La délimitation de la mort est en rapport avec l’interprétation du phénomène de la vie.

La fin d’un vivant est un arrêt de vie. Bien sûr, la vie est entendue comme un genre

d’être auquel l’être-au-monde appartient. Le décès, comme un instant qui marque la

séparation, est le phénomène intermédiaire entre la vie et la mort définitive qui définit la

limite de l’être-vers-la-mort. Mourir, c’est atteindre la fin mais cette fin n’est pas un

achèvement car ce qui est achevé doit parvenir à son stade terminal. Or, la mort ne

s’inscrit pas dans la fin d’un processus, elle survient simplement, à n’importe quel

moment, stoppant tout. Le Dasein est un être que la fin guette à tout moment, ce qui

favorise la constitution fondamentale du souci2.

La mort est un phénomène qui intéresse des scientifiques de différents bords. La

médecine, la sociologie, la psychologie et l’anthropologie ont chacune son intérêt. Pour

la philosophie, notamment l’ontologie, on s’interroge sur la façon dont cette fin est

imaginée, conçue, attendue mais jamais vécue. C’est l’attente de l’imprécis, une des

raisons majeures du souci qui exprime la peur de la voir arriver un jour3.

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit , p. 291.

2 - Ibid. p. 294.

3 - Ibid. p. 300.

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La mort des autres est un sujet omniprésent dans la vie de l’homme comme probabilité

ou comme destin. Elle est constamment mise en relief, peut-être au quotidien, surtout

dans le discours de certaines cultures, et la façon d’être de plusieurs communautés. Elle

est même utilisée par le « on » pour consolider les liens sociaux autour de certaines

idées.

Mais comment le Dasein s’explicite-t-il l’être de sa propre mort1 ? La mort de l’autre est

pour chacun un événement bien connu. En étant en compagnie des autres, il rencontre la

mort comme un phénomène externe à lui. En tant que telle, elle ne surprend pas,

puisque tous savent qu’ils y passeront. La phrase « On mourra tous un jour » exprime la

conviction d’être informé et conscient de l’évidence de la mort. Mais le futur de cette

expression signifie aussi sa non-immédiateté, la confusion sur la forme qu’elle prendra

et son anonymat. Le « on » veut dire en revanche que c’est plus de l’autre qu’il s’agit.

Parler de la mort comme une réalité concrète et présente, comme le prônent certains

discours, voile son caractère de possibilité, car sans jamais être déjà-là, elle reste

toujours de l’ordre du possible. Par cette équivoque, le Dasein se perd dans le « on » qui

lui dissimule sa possibilité d’être-vers-la-mort en le mettant en face de la certitude d’une

mort permanente.

La mort dérange aussi. Elle bouleverse la vie des vivants en société et brusque au

niveau des individus. Pour cela, le discours du « on » invente une sorte de « paisibilité »

pour entourer le monde du défunt et prescrit une série de pratiques que la personne en

deuil doit accomplir, lui indiquant comment se comporter vis-à-vis de la mort pour

rester dans la convenance mortuaire, comme le rituel de l’enterrement, le troisième jour,

le quarantième jour… d’où la complexité des rituels et leurs variétés, qui sont autant de

façons d’oublier le propre de la mort. Ce sont les rites de passages, qui sont autant de

moyens de détourner l’attention pour éviter de penser à la mort en soi et à son angoisse.

L’angoisse devant la mort, qui ne doit pas être confondue avec la peur du décès, met le

Dasein face à lui-même2, le livrant à la possibilité indépassable, alors que le « on »

transforme cette possibilité en événement et l’angoisse est transmuée en peur ou une

faiblesse du Dasein qu’il doit surmonter courageusement. Recommander à quelqu’un de

1 - Ibid. p. 308.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 306.

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garder son calme, faire semblant d’être indifférent, ne pas perturber les autres avec ses

pleurs et ses sanglots, sont autant de conseils aliénants qui faussent la relation au sujet.

Heidegger appelle ça un dévalement qui exprime la fuite devant la fin, une façon de

voiler le vrai thème qui est la mort, en lui changeant son sens par les précisions de

rituels ou la tranquillisation, par des reliefs et des détours qui nous éloignent de

l’angoisse devant la mort.

Les mises en scène qui tournent autour de la mort et de l’être-vers-la-mort interpellent

le Dasein pour l’interroger sur ce devant quoi il fuit. Cette question est peut-être

évidente, mais phénoménologiquement, elle ne s’explique pas, car il est difficile de se

projeter dans la mort comme possibilité, et la raison de la fuite est donc incomprise1.

Pourtant, c’est le point de départ et c’est à partir de cette explication que le Dasein peut

parvenir au concept pleinement existential de la mort.

Heidegger revient sur la phrase « on mourra tous un jour » et propose de la transformer

en certitude de la mort pour chaque individu. Partir de la certitude que le « je » va

mourir et le tenir pour vrai est le premier pas de l’homme pour parvenir au dévoilement

de son être-vers-la-mort, car ce n’est pas encore fait. Le Dasein, qui est un étant

découvert et découvrant, sera ainsi essentiellement dans la vérité car il lèvera le voile

sur une mort qui sera enfin la sienne. Les concepts « certitude » et « vérité » profitent

tous deux du double sens « découvert » et « découvrant », l’homme se tient dans la

vérité du moment, qu’il fonde son comportement sur le besoin, le désir, la nécessité de

dévoiler ce qui est voilé ou sur la recherche de la certitude qui est caractérisée par la

conviction2.

La dissimulation de la vérité de la mort sous des pratiques rituelles peut aussi

ressembler à une certitude, si les comportements ne comportent pas l’ombre d’un doute.

Or, c’est justement cette image d’une mort événementielle que le monde ambiant ou le

monde du « on » projette tous les jours et de plus en plus, en insistant sur les pratiques

ostentatoires et provocantes, notamment dans le cadre des religions. Ces festivités

n’empêchent pas le Dasein de penser à la mort, au contraire elles le plongent dans sa

certitude, et en même temps l’éloignent de la mort comme possibilité, car sa certitude

voile sa possibilisation dans sa dimension individuelle et intime.

1 - Ibid. p. 309.

2 - Ibid. p. 311.

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La mort est certes un fait d’expérience, mais sa certitude empirique ne fait pas d’elle

une certitude vraie. Le Dasein la visualise à travers les pratiques quotidiennes de la mort

de l’autre qui dissimulent terriblement la dimension ontologique. De fait, il n’y pense

pas intérieurement et ne se livre pas à une réflexion profonde, elle qui doit être entendue

comme la possibilité la plus propre, indépassable, certaine et sans relation1, elle devient

un sujet banal qui se vit comme un fait extérieur.

Dans la vie, le Dasein se tient tous les jours face à sa mort, mais de façon impropre. Il

s’inquiète de ce qu’il laissera derrière lui, s’il a des enfants, des biens, ou encore s’il n’a

pas suffisamment profité de la vie… Il peut aussi avoir peur de l’au-delà conformément

aux convictions religieuses de chaque société. Mais ce n’est pas « penser la mort ». La

possibilité ontologique de la mort est d’emmener l’individu vers son être propre pour

qu’il puisse considérer sa fin, la contempler et se projeter dedans, non comme un

« annihilissement » ou comme un passage vers un autre monde, mais comme une

réalisation. La structure existentiale de l’être-vers-la-fin sert à élaborer un genre d’être

qui permet au Dasein de concevoir le fait que sa mort lui apportera son être entier et lui

permettra de se réaliser enfin2.

Dans la nature des choses, le Dasein meurt continuellement, dans le sens où chaque jour

le rapproche un peu plus de la fin jusqu’à parvenir à l’ultime étape qui est son décès.

Cette conviction fait que le Dasein est toujours soucieux mais jamais disposé à entendre

et voir venir sa fin. Que faut-il alors pour que le Dasein fasse de cette certitude un projet

et non une horrible contrainte ?

L’être-vers-la-mort se définit par l’ultime possibilité qui est sa mort, car la mort lui

réclame ce qu’il a d’unique, elle le sépare de son état d’être-au-monde et l’éloigne de

son état d’être-avec et d’être-en-compagnie, en l’esseulant totalement. Paradoxalement,

l’idée de la mort rend le Dasein proprement lui-même, préoccupé, en souci constant,

dépassant le « on » vers son pouvoir-être le plus propre. Par un tel comportement, il

rend la mort disponible, en se mettant à marcher vers elle, ou selon les propos de

Heidegger, il met en action la structure concrète d’une marche-vers-la-mort. Cette

possibilité de marcher vers la mort se détermine à partir de la vérité qui lui correspond,

qui fait du Dasein un étant qui découvre la certitude de la mort et qui va vers elle.

1 - Ibid. p. 313.

2 - Ibid. p. 318.

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L’expression « on mourra tous un jour » se verra remplacée par « la mort est, chaque

fois, seulement mienne », ce qui mène à un genre de certitude différent, réclamant une

attitude positive du Dasein dans son indépassable entièreté, il s’approprie son existence

en acceptant la fin, en l’assumant et en allant vers elle.

C’est ainsi que Heidegger passe du phénomène particulier de la mort à un objectif

positif et individuel où le Dasein marche vers la mort, une mort qui le concerne tout

seul, car il a conscience qu’il est vivant, tout comme il a conscience qu’il va mourir, il

aura été et ne sera plus, sans plus. Il propose ainsi de réfléchir une mort que chaque

individu fera émerger comme un sentiment du fond de son propre moi. Il ne sait pas

qu’il va mourir parce que le « on » lui a dit ou parce qu’il a vu les autres mourir, mais il

sait qu’il va mourir parce qu’il sent au plus profond de lui que la mort le concerne, lui

seul et qu’il vit pour la rencontrer. C’est exactement cela « l’être-vers-la-mort »,

« vers » voulant dire qu’il se destine à elle. L’être-vers-la-mort est la face ultime du

Dasein, une mort qui représente pour lui la possibilité de penser sa mort, sa liberté et le

pouvoir-se-penser-homme au-delà de tout lien et de toute contrainte. En pensant la

mort, celui-ci se soustrait à l’état de facilitation rassurante et l’état de compréhension

commune et simple où le plonge le « on-quotidien ». Ainsi, il conçoit la mort avec des

mots qu’il formule et qu’il ressent en profondeur. Il peut enfin comprendre le sens de

son état d’être-jeté, son état d’être-en-fuite et les angoisses qui en découlent, qu’il vit

depuis sa naissance dans l’ignorance et l’incompréhension, et à quoi il peut désormais

donner un sens. Il comprend aussi qu’il était prisonnier d’un fait commun qui ne se dit

que par des métaphores, ce qui le plongeait dans la non-compréhension et la non-

appréciation du sens profond de la mort. Par cette projection, il donne un sens au néant

qui l’entoure et l’intègre dans son discours en l’exprimant avec des mots. Le discours

sur la mort est un acte libérateur, mais pour parvenir à cet état de délivrance, le chemin

est long.

En réalité, la mort n’est pas un sujet inconnu ou banal. C’est une thématique essentielle

qui caractérise l’être humain et avec laquelle l’homme a toujours entretenu une relation

fort complexe qui se traduit par des pratiques souvent extrêmes, des croyances peu

communes, des rituels sacrificiels ou des actes totémiques qui expriment le degré de

conscience de chaque société envers ce phénomène. Dans tous les cas, elle reste

incontournable et définit l’homme dans ses rapports à lui-même, ses rapports au monde

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et ses rapports à l’autre. Le sujet a en effet une haute teneur symbolique et une forte

charge affective, façonnant l’imaginaire collectif depuis très longtemps. La non

compréhension du phénomène a donné lieu à plusieurs formes d’interprétation et de

discours, inquiétant toutes les sociétés, toutes les civilisations, toutes les religions,

toutes les philosophies, constituant souvent le fondement même de l’interrogation de la

vie.

Dans toutes les civilisations, les hommes se sont exprimés sur la mort en général, en

mettant parfois en avant une vie avant la naissance de l’individu ou après sa disparition

et en dictant aux populations un modèle comportemental spécifique. Mais si l’on

considère les thèmes qui en résultent tels que le péché originel, le châtiment ou l’enfer,

on constate que la mort n’est pas claire pour autant, car toutes les religions ne

conçoivent pas la mort en tant que fait mais proposent plutôt d’évaluer le vivant dans sa

mort par rapport à la vie qu’il aura menée.

Jankélévitch, dans un ouvrage considérable qui s’intitule La Mort, parvient à une

explication toute simple : La mort en général se conjugue à la troisième personne et se

présente surtout dans la mort de l’autre. Même si c’est toujours quelque part la fin d’un

« je » qui n’est jamais « moi », elle reste énigmatique et personne ne l’a expérimentée.

Il existe aussi une mort à la deuxième personne, c’est le stade intermédiaire qui se

traduit par la mort d’un proche, symbolisée par la mort du « tu » dont on expérimente au

moins la douleur de la disparition1.

Mais Heidegger refuse de fragmenter la mort en petite parcelle. D’après lui, la mort du

« on » est un thème générique et inauthentique qui ne représente en rien la mort au sens

propre et la mort du « tu » est un subterfuge qui ne l’intéresse pas, parce qu’elle est

entourée de pratiques qui voilent sa profondeur. Seul la mort du « je » a du sens, sans

artifice, sans festivité, sans rituel, c’est celle-là qu’il va falloir comprendre, car elle

représente la mort du Dasein et en même temps sa réalisation.

Heidegger n’est pas le premier à parvenir à cette conclusion. Historiquement, Platon en

parlait déjà en traduisant la mort par la délivrance de l'âme immortelle qui va rejoindre

le monde des idées en quittant le corps considéré comme une prison charnelle. Dans ce

sens, l’âme est enchantée de repartir dans son monde d’origine. Épicure au contraire

1 - Vladimir Jankélévitch : La mort, Paris, Flammarion, 2008, p. 118.

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n’accorde aucun impact à la mort, ni sur les vivants parce qu’ils n’en savent rien

puisqu’elle n’est pas encore survenue, ni sur les morts qui ne sont plus pour en

témoigner. La mort est un destin que nul progrès technique ne saurait infléchir1 ».

En fait, ce qui dans la mort fait réfléchir, c’est l’existence même. Les philosophies de

l’existence affirment que toute réflexion sur l'existence doit porter sur sa finitude qui est

la mort. Ce qui entraine des thèmes contingents comme l'absurde, l'angoisse et la

question incertaine de l’au-delà, voire l’essence, avec un débat incessant sur la mort

biologique. L’école existentialiste en général part de l’idée que la mort ne concerne que

le vivant, elle est le signe de la vie et en même temps son contraire car seul ce qui vit

meurt. Une idée que ne partage pas Régis Jolivet qui ne conçoit pas la mort sans

métaphysique et sans proposition d’immortalité, critiquant ainsi sévèrement toute

l’école existentialiste2.

Certains biologistes remettent en cause l’idée de « la mort comme un acte biologique ».

Ils expliquent que la vie au sens primaire est immortelle, les êtres unicellulaires se

reproduisent en se divisant indéfiniment. En considérant cela, on en vient à affirmer que

la mort n'est pas la fin de la vie, elle se vit dans la continuité quand il s’agit de vie

simple, c’est la complexité qui est en danger.

Mais ce n’est pas le propos de Heidegger qui ne compte pas s’aventurer dans le

domaine de la biologie. Il veut plutôt en finir avec la métaphysique et expose l’être-

vers-la-mort comme un moyen de libérer le Dasein de cet étranglement qu’il ressent à

l’idée même de la fin que la métaphysique encourage au détriment de la vie. Dans sa

relation à la mort, le Dasein veut savoir plus sur le temps qu’il a à passer sur terre et

comprendre sa temporalité propre3. Heidegger s’interroge alors sur la fin et la finitude,

pour sortir la mort des généralités factuelles et inauthentiques comme la mort des autres,

la mort biologique et la disparition physique. Pour être authentique, le Dasein doit

concevoir la possibilité de la mort comme sienne et comme possible à chaque instant4.

« Etre-là » suppose « pouvoir ne pas être là ». Penser la mort, en faisant appel à la

1 - Épicure : Lettres et maximes, Traduction Marcel Conche, Paris - PUF, 1987, p. 255.

2 - Régis Jolivet : « Le problème de la mort chez M. Heidegger et J. P. Sartre », Revue Philosophique de

Louvain, 1953, V. 51, p. 328.

3 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 73-83.

4 - Ibid. p. 320.

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volonté du dépassement, c’est penser la possibilité de ne-pas-être-là, et non pas ce qui

adviendra de l’individu là-bas ou ce qu’il laissera derrière lui. La nuance est importante,

car penser cette possibilité de ne plus être là nécessite un effort philosophique qui n’est

pas du ressort du « on », ni même du dogme religieux ou de la nature de l’humain en

général. L’être-vers-la-mort c’est ne plus se penser ou se penser « ne plus être ».

Penser sa propre mort est une ouverture de soi en tant que projet, c’est concevoir le

pourquoi de sa présence pour un temps favorisant le débat sur la temporalité, mais aussi

le pourquoi de sa vie en tant que projet individuel, et non pas seulement en tant que

conséquence d’une suite d’événements. L’être-vers-la-mort est celui qui s’introduit puis

quitte l’axe du temps. C’est un individu qui se fait, un projet qui consiste en la

réalisation et la réussite de sa propre vie. Le pouvoir-mourir contracte par avance et en

un seul point l’unité concrète de l’existence entière1.

En clair, au lieu de fuir la mort, l’homme doit la positiver, se l’approprier, l’apprivoiser,

voire l’attendre, se représentant comme un projet qui est à tout moment déjà finalisé. Il

doit aller au-devant d’elle, ce qui engendre un état de devancement, une manière de se

rapprocher de sa possibilité extrême, indépassable, n’ayant plus rien au-delà. Il ne faut

pas que la pure possibilité de ne plus exister soit interprétée comme un manque, car

quand cette possibilité échoit, le Dasein n’est plus là (il n’est plus son Da) pour en

sentir le vide2. Cette interprétation qui parait si simple n’est pourtant pas évidente.

L’homme doit tout le temps être en finalisation de chaque projet qu’il entame, pour faire

face à la mort qui peut survenir à tout moment, sans laisser derrière lui un travail

inachevé.

Cette façon de concevoir l’existence n’est pas tardive chez Heidegger. C’est à partir de

1925, dans le cours des Prolégomènes, qu’il a fini avec les anciennes traditions qui

regardent la mort comme le passage vers l’autre monde ou un saut dans le néant. Dans

sa présentation de la phénoménologie de la mort, il ne s’interroge pas sur ce qui est

susceptible d’arriver ou de ne pas arriver après la mort, mais se demande plutôt qu’est-

ce que le Dasein aura fait avant de partir ou pour partir, c’est précisément ce qui restera

1 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 28.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 320

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de lui qui aura construit son être-vers-la-mort. Pour en arriver là, il a dû mettre entre

parenthèses le problème socratique et platonicien de l’immortalité de l’âme, la

représentation religieuse du châtiment post-mortem et la peur par dénigrement

d’Epicure et des stoïciens qui n’admettaient pas l’idée d’aller vers un mur opaque.

Heidegger exhume la mort, en la redécouvrant il la ramène au sein de l’existence

comme une possibilité évidente, il supprime les contradictions, l’adversité, l’obscurité,

l’anéantissement, la destruction, la dégradation et l’abstraction de pouvoir mourir. Il fait

d’elle un devenir, un noyau de temporalité authentique, un projet ou une source de

temps propre. Ainsi métamorphosée, elle s’illumine et devient un principe, une liberté1.

Rilke rappelle à Heidegger que la mort comporte deux faces2, une face visible tournée

vers le monde et une face cachée tournée vers un autre monde que certains appellent

l’au-delà et d’autres le néant. Cet avis n’est pas une invention propre aux religions,

toute l’histoire de la question de la mort est construite sur cette conception binaire.

Comment est-il possible de rester si neutre alors que le deuxième visage de la mort est

terrifiant3 ? Si l’analyse réduit la mort à la pure immanence, elle en exclut une partie et

marque habilement le phénomène. Ce serait comme un optimisme, construit sur la base

d’une dialectique, qui convertit le négatif en positif4. « La mort, cette irréalité ! disait

Hegel. L’être pour la mort n’est-il pas semblable à la vie qui porte la mort et se

maintient en elle5 ? »

En réalité, Heidegger n’a ni oublié ni négligé la deuxième face évoquée par Rilke. C’est

juste une affaire du « on », impossible à vérifier ou à identifier. Ouvrir le débat sur la

deuxième face de la mort remettrait le Dasein dans l’incertitude de l’inconnu, ce qui est

un retour à la métaphysique et une consécration du « on ». C’est comme s’il

commençait sa réflexion à un moment où le Dasein prend conscience qu’il dépasse les

données inauthentiques du « on-quotidien ». Il refuse définitivement de réduire la vie à

des faits qui risquent à tout moment de détourner le Dasein de sa mission essentielle ».

1 - Ibid. p. 321-322.

2 - Corinne Fournier : La ville européenne dans la littérature fantastique du siècle (1860-1915), 2007,

Lausanne : L’âge d’or, p. 106-108.

3 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 29.

4 - Ibid. p. 30.

5 - Georg Wilhelm Friedrich Hegel : Genèse et structure de la phénoménologie de l’esprit (1807),

traduction Jean Hyppolite, Paris : Aubier-Montaigne, 1946.

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Heidegger fait référence au cogito cartésien, même s’il n’est pas toujours d’accord avec

le mathématicien, parce que lui aussi propose une relation à la mort dans un mouvement

comme possibilité et non par l’imagination de la fin dans le monde de l’au-delà. A partir

du « Je pense donc je suis », il dresse un parallèle qui implique le « Je suis comme

devant mourir1», pour dire « je pense et je suis mortel », dans un futur nécessaire

indéterminé. La mort est une possibilité certaine, une certitude fondamentale pour

Dasein. C’est donc dans cette finitude mortelle qu’apparaît l’être du Dasein et l’être du

Sum qui n’est donné à l’individu que dans l’horizon étroit du devoir mourir 2 . En

mourant, en n’étant plus son « là », le Dasein rejoint complètement l’être et peut enfin

dire un « Je suis » qui résumera tout ce qu’a été sa vie. Cette position spécifique à la

mort individuelle se rapproche beaucoup de l’existentialisme de Kierkegaard qui rejette

l’universalité abstraite de la mort en général pour avancer l’idée d’une singularité qui ne

se trouve qu’en s’effectuant3. Heidegger dit encore : « Je suis en sursis, suspendu dans

la possibilité jusqu’à ce qu’elle devienne effective, jusqu’à ce que je ne sois plus4. »

Dans ce texte antérieur à Sein und Zeit auquel renvoie souvent Michel Haar pour

analyser le «Je suis en sursis », Heidegger présente la mort comme un comportement

humain de conservation « jusqu’à ma mort de facto, je préserve mes possibles grâce à la

mort comme possibilité 5 ». Ce qui veut dire que l’homme garde ses possibilités

d’existence parce que la mort est possible à tout moment, et « quand je n’existerais plus,

quand je mourrais, je rejoindrai ma pure possibilité d’être ». Heidegger semble opposer

« être » et « existence » mais dans la forme et seulement et pas en priorité, car le Dasein

est réellement quand il n’existera plus. Pour l’être, il ne devient réellement un sujet qu’à

l’heure de sa mort, ce qui signifie que le Dasein est essentiellement sa mort6.

Alors, pourquoi vouloir dépasser l’angoisse de la mort puisque vue sous cet angle, la

mort n’est plus angoissante ? Pour Heidegger cette angoisse est nécessaire au Dasein

1 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 30.

2 - Heidegger parle carrément à la première personne du singulier : « L’être qui ne m’est donné que dans

l’horizon étroit du devoir-mourir, se manifeste seulement ainsi comme mien ». Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 31.

3 - Ibid.

4 - Martin Heidegger Prolégomènes présentée en 1925, (Les Œuvres Complètes, Klosterman, 1979): T.

20 ; in : Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 32.

5 - Ibid, p. 33.

6 - Ibid.

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pour se concevoir dans la mort essentiellement. C’est elle qui favorise le dépassement

qui permet d’apprivoiser le phénomène de la mort. Cette angoisse de l’être-au-monde

est une angoisse pour aller vers le « ne-plus-être » proprement, absolument et de façon

indépassable. Heidegger va utiliser tous les attributs de l’être-au-monde et leur donner

des rôles nécessaires, non pour exprimer la déchéance mais pour construire

l’existentialité de la mort. Il parle de l’existence, la facticité et de la déchéance. Il établit

une équivalence entre la mort et l’être-jeté, le lien entre mourir et déchoir, pour dire la

raison d’une position nécessairement basse ou à la base, une sorte de fondement, qui

permet au Dasein de remonter les étapes, les états ou les stations afin d’accéder vers ce

qui est mieux, se réaliser par la découverte de soi et de son monde1. Ainsi, la mort

devient aussi un nom pour l’existence elle-même et l’être-vers-la-mort ou l’être-vers-la-

fin n’est que l’être-au-monde en projet qui aboutira par sa propre réalisation. Mais pour

demeurer dans cette possibilité, la mort doit être aussi peu manifeste et palpable que

possible.

Heidegger utilise aussi la notion le « devancement » pour dire comprendre, pénétrer,

rapprocher la pure possibilité quant à la certitude de la mort. Mais « rapprocher » n’a

rien à voir avec le fait de rapprocher sa fin par le suicide par exemple, c’est plutôt l’idée

qu’elle est là comme possibilité à tout moment. Le devancement accroît la possibilité de

la mort, elle permet de se laisser imaginer, sans aucune représentation concrète, hors de

toute cause ou circonstance, juste possible à tout instant. Il rejette surtout l’idée

d’intensifier sa possibilité en se rapprochant d’elle que ce soit en y pensant

constamment ou en se préparant à l’attendre au-delà de la vie.

Il ne faut pas fixer du regard un sens possible de la mort, pour vivre, il faut se placer

dans le « pouvoir-être… », en admettant tous les sens possibles. Ce qui la rendra

toujours plus grande, dévoilant une possibilité qui ne connaît aucune mesure, qui n’offre

aucun appui et aucune base. L’irreprésentable « être-vers-la-mort » n’est pas un projet

en soi, c’est l’être-au-monde qui est en projet et tend vers la mort. L’être-vers-la-mort

comme devancement rend la possibilité de mourir à tout moment omniprésente sans être

angoissante. Le Dasein découvre sa propre vérité et s’ouvre à lui-même dans sa

possibilité extrême, dans un mouvement qui le libère vis-à-vis de la mort et vis-à-vis de

lui-même. Devenir-libre ouvre le Dasein au renoncement à soi et brise tout raidissement

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 251/252.

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299

sur l’existence1. Le Dasein est donc libéré des faits, des possibilités des autres, de tout

ce que le « on » comporte et de ses choix passés. Il revient à soi pour atteindre le point

« absolu » où il peut être son propre possible, car il ne peut être authentiquement lui-

même que s’il dispose de lui à partir de lui-même. Il se veut lui-même, se pose lui-

même dans sa possibilité extrême comme le sujet absolu de Hegel ou la volonté de

puissance de Nietzsche. Il ramène à lui et en lui, par un acte de volonté, toute

possibilité2.

Heidegger représente les critères du devancement la mort comment étant la possibilité

la plus propre, irrelative, indépassable et certaine. Pour être la possibilité la plus propre,

il faut qu’elle soit arrachée au « on ». En tant que possibilité irrelative ou non-relative,

elle ne dépend d’aucun acte qui la précède dont elle serait la conséquence logique et le

Dasein se pose dans sa singularité propre. Elle est indépassable parce que c’est l’acte

ultime que le devancement rend libre pour une possibilité après laquelle il n’y en aura

plus aucune autre. Enfin, projetée comme totalité existentielle, elle est dans la pleine

certitude parce que tout individu est sûr de mourir, et même s’il ne sait pas quand, il est

certain que cela peut arriver à tout moment. Elle s’ouvre ainsi conjointement à toutes les

possibilités antérieures dans le sens où la personne peut mourir à tout moment, incluant

aussi la possibilité existentielle d’exister comme pouvoir-être total3 . Après quoi, le

Dasein peut regarder sa propre vie concrètement comme un tout achevé. La possibilité

devient certaine lorsque le Dasein rend cette possibilité possible- il la possibilise-.

Ainsi défini, la mort n’est plus source d’angoisse, le Dasein n’angoisse pas devant la

mort, car il la tient pour vraie et l’accepte comme un état d’évidence comprise et

attendue. Mais il angoisse encore devant la menace de la mort qui reste peu contrôlable

pour l’individu. Pour dépasser la question de l’angoisse de la menace de la mort,

Heidegger aborde un autre état qu’il appelle « le vertige de la liberté ». Avec ça, il

permet à l’homme d’avancer vers une situation dont la liberté constitue le but ultime

dépassant tous les états. Sartre va mener plus loin ce vertige en en faisant un sentiment

1 - Ibid. p. 264.

2 - Ibid. p. 264.

3 - Ibid.

Page 300: Prologue - univ-oran2.dz

300

passionné de liberté par la mort, délié des illusions du « on », aussi angoissé que

factuel1.

Une liberté que Heidegger conçoit comme le fait de rendre possible toutes les

possibilités. Il lui manque tout de même un chainon qui passe de l’ordinaire au factuel,

car on est ici suspendue sur une passerelle entre l’authentique et l’authentique.

Comment une possibilité pure, haute, intensifiée, peut-elle conférer à des possibilités

quotidiennes leur caractère de « liberté »? Heidegger propose une médiation qui permet

de regrouper entre la possibilité pure de la mort et les caractéristiques de la mort au

quotidien. Il faut concevoir la mort comme une expérience qui sort du quotidien,

seulement le Dasein l’investit de cet aspect libérateur en la concevant comme un acte

intérieur qui favorise la relation à soi-même et la relation au monde. Seule l’angoisse

révèle concrètement au Dasein son pouvoir-mourir, c’est pour cela que celle-ci doit

rester entière. Elle dépasse la limite psychologique et individuelle pour transformer

l’être-vers-la-mort qu’est le Dasein en une possibilité concrète2.

Cette concrétisation devient possible par le travail. C’est une conclusion récurrente chez

Heidegger de libérer vraiment la personne par le travail. Mais il ne s’est jamais attardé

pour construire une théorie du travail-action. Cependant, un Dasein qui, face à la mort,

est capable de « se donner à fond à ses tâches » (Aufgabe) est la preuve concrète du

devancement. Heidegger s’arrête un moment sur la notion de (Aufgabe), où il-y-a Gabe

(le sacrifice), il explique que travailler c’est se sacrifier au travail, se perdre dedans,

sans avoir peur de ne pas profiter des résultats de ses efforts. Quand le Dasein travaille,

il doit faire son métier à la perfection car il représente sa facticité ou sa possibilité de

faire. Mais le terme « il doit » ou « je dois », dont Heidegger fait une devise, n’est en

aucun cas pris dans le sens kantien qui érige en règle universelle une action morale. Il

exprime juste le travail du Dasein, de chaque individu indépendamment des autres,

même si le travail est un travail de groupe. C’est l’expression de « mienneté » qui

traduit une nécessité pré-morale pour dire ce que chacun est, ce qu’il vaut et ce qu’il est

capable de faire à un instant précis.

La présentation du pouvoir-mourir comme une possibilité ontologique, irrelative et

indépassable installe le Dasein dans la certitude d’une mort existentiale qui fait partie de

1 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 37/38.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 251.

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la vie, lui donne la particularité du Sein et le situe dans son Da. La mort qui regroupe

tous les aspects du Dasein devient une faculté transcendantale en certitude, en

possession et en pouvoir1.

Heidegger a reconnu dès le départ que le Dasein est jeté dans la possibilité de la mort, il

l’a admise d’abord comme possibilité ensuite comme certitude indéterminée. Elle est

liée au destin du Dasein, qui est lui-même lié en son « destin » à l’être de l’étant et à

l’être en général qui vient à sa rencontre dans son propre monde2. Mais il ne met pas en

péril le fait de vivre, en plaçant le Dasein dans une situation d’attente de la mort. Il

montre un Dasein tantôt lié à la vie par son travail au quotidien, tantôt à la mort possible

à tout moment. Il est aussi lié à l’étant par son besoin des choses diverses qui lui permet

de vivre et de rencontrer les autres. Mais il passe sous silence tout lien éventuel.

Autant de silence pousse Michel Haar à réinterroger Sein und Zeit. D’abord, on ne peut

admettre un Dasein qui se fait lui-même sa propre possibilité. Ensuite, d’où est-ce que

la possibilité peut tirer sa force de possibiliser alors qu’elle n’est pas du ressort de la

logique mais de l’ontologique. Enfin, peut-on séparer le Dasein de la vie pour faire de

l’être-vers-la-mort un être propre ? Mais Michel Haar non plus ne donne pas de réponse

et laisse en suspens ces questions pour les générations à venir.

Il reste que la mort est réellement une possibilité, car à une seconde avant qu’elle

advienne, la possibilité de mourir reste juste une possibilité et la mort un mystère.

Quand elle survient, la possibilité disparaît de façon sévèrement individuelle, le Da du

Dasein disparaît par la même occasion, mettant fin au « je » et à la « conscience » dans

leur rapport à l’autre et au monde. La vie s’arrête et le Dasein qui n’est plus se réalise et

prend sa forme définitive.

Il n’en demeure pas moins que le Dasein qui pense la mort est tout de même esseulé,

angoissé et interrogatif parce que les réponses aux questions relatives à la mort

n’existent pas dans le monde ordinaire et le chemin pour les découvrir est long, si

toutefois on s’engage à les chercher. Plus qu’une émotion, l’angoisse qui angoisse est

peut-être porteuse d’une liberté qui tend vers la mort, qu’elle conçoit comme

1 - Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, p. 39/40.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 56.

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possibilités l’existence et la mort, avec des certitudes en suspens, mais elle n’est pas

facilement accessible.

Le devancement ou le fait d’« aller-au-devant-de-la-mort » comme possibilité, signifie

simplement le fait d’aller au-devant de soi-même, ce qui peut se traduire par la décision

de faire, le pouvoir de se réaliser, la capacité à capter sa propre lumière ou encore

d’entrer en possession de lui-même ou de sa liberté, mais c’est surtout comme dirait

Kierkegaard, « choisir le choix1» de l’extrême.

Penser la mort comme un état intérieur est une manière d’exister. C’est l’expression du

pouvoir-être du Dasein, quand il dépasse le « on » pour se transformer en fondement

que la réflexion philosophique surélève à un niveau ontologique. Pour revenir à soi-

même, s’extraire au « on » et à la perte, le Dasein doit faire une exploration à l’intérieur

de lui. Il doit se voir attester un pouvoir-être-soi-même et la voix de la conscience

morale contribue à cette attestation2. Ce qui participe à la recherche existentiale mise en

lumière par l’ontologie fondamentale.

Heidegger a présenté la mort comme phénomène. Dans cette optique, l'ontologie veut

aller à la quête descriptive du sens et de l'essence. C’est cette interprétation existentiale

qui précède les sciences.

1 - Ibid. p. 268.

2 - Ibid. p. 324.

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303

CHAPITRE QUATRIEME

LE DASEIN ENTRE LE TEMPS QUI PASSE ET LE TEMPS ORIGINAIRE

Pour faire suite à la thématique et mieux cerner l’être-vers-la-mort, il est inévitable et

incontournable de reposer de façon autonome la question du temps. C’est une question

fondamentale qui a été posée dans Sein und Zeit et dans les œuvres postérieures. En

partant du présent, Heidegger interroge ses implications sur l’avenir et le passé. Le

présent, sur lequel les avis sont partagés, constitue pour lui un mouvement où se meut le

Dasein, lui permettant de séjourner dans le monde et auprès des étants.

Le temps est un vieux thème de la philosophie et une des questions majeures de la

pensée humaine, caractérisée autant par son improbabilité que par sa grande précision.

Construit de moments ou d’instants, il est perçu comme un changement continuel,

homogène, indéfini et irréversible, il induit la durée et la continuité où se déroulent les

évènements.

La question du temps est importante pour Heidegger, il l’a souvent débattue dans ses

milieux pour se distinguer tantôt de Kant tantôt d’Husserl. Pour puiser ses arguments, il

préfère comme dans ses habitudes retourner à la tradition pour retrouver les prémisses

du sujet, associé à la question de l’être dans toute son ampleur. Aristote, qui lui

consacrait un rôle essentiel dans le déroulement des choses, disait que le nivellement

des différents mouvements de l’homme formant une suite infinie de « maintenants »

constitue le temps1. Alors que Platon ne lui accordait qu’une place de second plan, lui

concédant, tout au plus, d’être une représentation inférieure de l’éternité. Alors

1 - Jean Marie Vaysse : Le vocabulaire de Martin Heidegger, Paris, Ellipses, 2000, p. 54-56.

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qu’Epicure, qui a fustigé la notion de la mort, rend le temps responsable de la

disparition de toutes les choses qui viennent à lui1.

Heidegger fera moins appel aux médiévaux pour qui la temporalité peut être du ressort

des étants sans l’être et les modernistes qui ont cru pouvoir rendre l’être indépendant du

moment historique où se déploient les concepts de la philosophie. C’est à partir de Kant

qu’il voit s’agrandir le rôle du temps, il y rencontre une forme universelle permettant de

saisir les phénomènes.

Heidegger réalise très tôt que toute la pensée de l’homme est en rapport direct avec la

temporalité, elle se meut à l’intérieur, car parler du temps c’est justement comprendre la

dimension historique de tout ce qui est, dans le déploiement de l’être. Il met alors en

évidence la présence comme concept pur, par rapport à la présence permanente

de l’étant qui fut le centre d’intérêt de l’ensemble de la tradition métaphysique

occidentale qui niait la temporalité de l’être dans son intime connexion avec le temps. Si

la philosophie voile la question de l’être qu’elle plonge dans l’oubli, elle passe aussi

sous silence la question de la temporalité2.

Husserl a souvent été opposé à Heidegger dans leurs conceptions des instants, des

moments et des différentes expressions du temps. Quand Husserl met en valeur la

mémorisation ou le passé, Heidegger insiste sur le projet ou le futur. Le présent reste

privilégié chez Husserl, car le souvenir passé est remémoré à partir de son sentiment

présent, le futur aussi est attendu à partir du sentiment présent et des sentiments du

présent à venir qui prévoient comment sera ressenti l’événement, et l’intention d’agir est

nécessairement vécue dans le présent de la conscience. Heidegger, lui, conçoit le temps

d’un point de vue linéaire, où les événements de tous les temps sont présents à la

conscience. Mais la divergence n’est cependant pas radicale, car le présent d’Husserl ne

se présente pas comme un point mathématique, un pur instant. Il est peut-être possible,

du point de vue méthodologique, d’isoler un instant dans le temps, un « maintenant »

ponctuel, mais dans la réalité, la durée écoulée de l'objet temporel anticipe la suite3.

1 - Epicure : Lettre à Hérodote, 72-73.

2 - Rudolf Bernet : « Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger », in : Revue

philosophique de Louvain, 4ème

série, T. 85, n° 68, p. 500.

3 - Rudolf Bernet : « Origine du temps et temps originaire chez Husserl et Heidegger », in : Revue

philosophique de Louvain, 4ème

série, T. 85, n° 68, p. 504.

Page 305: Prologue - univ-oran2.dz

305

La vie est une succession d’événements vécus dans le temps. Cette simple définition

nous met déjà en face de questions ontologiques : ce qui est vécu dans le temps ou vécu

là-devant regroupe les différents instants réels, appelés chaque fois « maintenant ». Les

vécus passés et ceux qui vont survenir ne sont plus ou pas encore réels. Ce qui donne

une apparence furtive de la notion de présent, à peine saisissable. Pourtant, tout se vit au

présent, le Dasein passe d’un « maintenant » à l’autre, tous ap-présentés, même s’il

entasse projets et souvenirs, sans que le présent, qui représente tous les instants qui

occupent la vie de l’homme, ne représente un moindre espace sur l’axe du temps1.

L'instant est l’atome du temps. Heidegger lui donne un sens actif qui tend vers le passé

et l'avenir 2 . C’est un point ressource d'où jaillit la temporalité entière, complète,

indivise, enveloppée en un atome invisible qui transforme la banalité des jours en

éternel recommencement. La furtivité de l'instant ne fait pas de lui un fugitif, au

contraire il marque une collision de l'avenir et du passé3, ce qui fait du temps une

puissance auquel il livre le Dasein d’un coup. Il visualise aussi les notions d’« instant »

et de « maintenant ». Les instants ne sont pas la somme de toutes les parties de l'axe du

temps, tout comme les maintenants. Les instants ont chacun sa valeur et ceux où la

situation du Dasein se dévoile sont rares.

C’est pour cela que la question du temps présent partage philosophes et hommes de

sciences.

Le terme de « temps » en soi vient du latin Tempus, le nom d’un dieu fictif qui

appartient au décor de campagne des Royaumes oubliés. Il est aussi le dieu de la guerre,

celui qui encourage les forces armées à combattre pour régler leurs différends. Dans la

mythologie grecque, c’est Chronos qui représente le dieu du temps et de la destinée et

donné son nom à la chronologie. Il est connu par la particularité de manger ses enfants.

Le temps est toujours associé à l’espace, car on ne peut vivre l’instant en dehors de la

dimension spatiale où les choses se déroulent, c’est l’extension même du sens du «Da »

du Dasein. L’homme est le seul vivant à concevoir la mesure de sa vie et de ses actes

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 438.

2 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 67.

3 - Martin Heidegger : Nietzsche I, p. 312.

Page 306: Prologue - univ-oran2.dz

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par le temps qu’ils durent et l’espace qu’ils occupent. Il reconnait parallèlement,

l’existence de plusieurs formes de temps comme le temps physique, le temps psychique

et même le temps spatial. A l’instar de l’espace qui est le seul nom de l’être qui porte en

même temps une référence immédiate au temps et au lieu qui abritent les corps, le

temps est depuis longtemps considéré comme un critère ontique où se positionnent les

différents étants. D’où la dichotomie de l’espace et du temps. Tous deux sont des

caractères ontologiques où le Dasein pratique son rapport au monde.

Mis à part les étants intemporels, comme les équations numériques, tous les éléments,

qu’ils se traduisent en processus naturels ou en événements historiques, sont temporels.

Parler du temps pour un philosophe, c’est pouvoir expliquer comment et où s’enracine

la problématique centrale de toute l’ontologie pour que l’être puisse être visible par

rapport au caractère temporel1. Autrement dit, c’est le rapport de l’être de tout ce qui

existe et de l’être en général d’un côté et du néant de l’autre qu’il faut dénouer à la

lumière du temps. Pour cela, il faut dégager la temporalité de l’être de la temporalité de

l’étant qui attend une réponse concrète. Dans cette divergence qui s’est construite à

travers l’histoire, un fossé s’est creusé entre les deux dimensions temporelle et

intemporelle.

Le point nodal de Heidegger est de délimiter le concept « temps », le distinguer du sens

courant en clarifiant les limites et les rapports entre le concept en soi et le sens courant

qui s’est maintenu à travers l’histoire. Sein und Zeit tente de déterminer les parts de sens

qui reviennent à l’interprétation traditionnelle et s’interroge sur le sens profond du

concept, dans son rapport à la temporellité, l’histoire et l’historialité, d’une part et son

rapport à l’espace d’autre part.

Le premier livre de Heidegger fait du temps un élément structurant du Dasein, il analyse

le temps et la temporalité dans leurs dimensions physique et historique. Il essaie de voir

aussi quelles proportions le temps occupe dans la vie du Dasein et quelles sont ses

limites avec l’être.

Pour expliciter le concept, définir les limites des thématiques temporelles par rapport au

Dasein et par rapport aux étants, ou encore distinguer ce qui est ontologique de ce qui

est ontique dans les dimensions temporelles, l’auteur fait appel à une terminologie peu

1 - Jean Marie Vaysse : Le vocabulaire de Martin Heidegger, Paris, Ellipses, 2000, p. 44.

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commune, utilisant des termes singuliers comme temporer ou la temporation. Il

distingue la temporellité qui concerne chaque événement ontique de la temporalité qu’il

réserve à l’acte ontologique.

Pour montrer la complexité du thème traité, Heidegger fait aussi appel à des montages

terminologiques, reconstituant tous les aspects du Dasein¸ faisant resurgir les thèmes

majeurs comme la mort, l’angoisse, la conscience, la peur ou le souci, et identifie ses

différents états relatifs, notamment l'être-résolu en plus de l’être-au-monde et l’être-

vers-la-mort, cet être-résolu qui représente d’ailleurs le Dasein résigné à son état d'être-

vers-la-mort et à l'appel-de-la-conscience, assumant ainsi son être-en-dette le plus

propre. En adoptant l’état d’être-vers-la-mort, renonçant au primat latent qui vit

entièrement enseveli dans le « on » sans aucune inquiétude relative au temps, il accepte

d’être dans le temps.

Le « là », de l'être-là, qui est spatial, est aussi temporel et donne un sens aux

événements 1 . Ce qui n’est pas si simple, car il ne s’agit pas d'additionner des

événements, mais plutôt de parvenir à une vérité qui peut aider à comprendre le monde

mieux ou autrement sans pour autant que le monde devienne autre. En tant qu’être-

résolu, le Dasein ne s'extrait pas du monde, il le comprend, l’adopte, tout en restant

pleinement partie intégrante de l’être-au-monde2.

Ainsi groupés, ces concepts résument un Dasein qui vit dans un champ temporel et une

mise en perspective des possibilités offertes par l'agir3. C’est la fusion de l’homme dans

l’espace qu’il occupe et le temps qu’il vit, définissant son destin4.

1 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 56.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 301.

3 - Ibid. p. 402.

4 - Devant la difficulté du sujet du temps et de l’histoire, Heidegger a utilisé une riche terminologie. Il a

même fait appel à des termes anthropomorphiques, jusqu’à religieux pour exprimer des situations humaines très concrètes : la capacité de penser ou le don de la pensée sont appelés faveur, qui est elle-même du ressort de l’être-résolu tout comme la disponibilité à l'angoisse, le courage, la liberté et le sacrifice (le sacrifice étant la séparation de l'être de l'étant). La pensée offre (de l'offrande) l'étant à l'être alors même qu'elle le quitte. Mais devant l'abîme de l'être, la pensée a besoin de vaillance pour affronter l'effroi et l'horreur. Ceci étant, ce sont là des actes pensés et non des actes concrets. La pensée de l'être ne cherche aucun appui dans l'étant.

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Certains se demandent si le Dasein est parvenu à l’abstraction de la question du temps,

puisque c’est la seule notion qui est conçue de façon consensuelle par l’humanité entière

qui arrive à calculer théoriquement son temps, de façon juste1 sinon au moins de façon

fidèle. Heidegger n’approuve pas cette remarque. Pour lui, le Dasein n'est ni théorique

ni pratique, en tant que souci il renvoie à une situation antérieure à la théorie et à la

pratique2. Il n'a pas besoin de poser la situation devant lui et la cogiter. En tant qu’être-

résolu, il agit, il est dans la pratique et n’analyse pas les implications ontologiques que

sa situation produit concrètement. Paradoxalement, alors qu’il ne prête que peu

d’attention au temps qu’il vit, il se projette à la fois dans un passé très ancien (la dette)

et un avenir certain (la mort), à tel point qu'il puise souvent sa certitude dans la certitude

de la mort. C’est ainsi que la temporalité de la résolution peut unifier et faire agir le

passé, le présent et l'avenir de façon concrète3. Certes, l’être-résolu, celui qui s’assume

en tant qu’être-au-monde et s’accepte en tant qu’être-vers-la-mort, vit dans la

temporellité, il se temporalise4. Mais ce n’est pas lui qui rend directement possible la

temporalité qui est la dimension ontologique du temps, en s’assumant il présuppose une

structure originaire qui rend possible la temporalité. Il reste que cet étant est le seul qui

peut se temporaliser lui-même. En effet, l’être-résolu n’est autre que le Dasein et la

temporalité est la possibilité qui donne du sens à toutes les autres possibilités comme le

monde et la mort et les rend possibles. Pour cela, on peut dire que le temps est tout aussi

originaire que le Dasein mais non advenu par lui.

Cette proposition d’une temporalité originaire nous projette dans les trois dimensions

temporelles, qui se résument toutes dans l'expression courante « sortir de soi » : sortir de

soi pour se projeter dans l'avenir, sortir de soi pour marquer un retour vers le passé et

sortir de soi pour être-auprès-de... dans le présent. Ce sont aussi des moments ek-

statiques, parce qu’ils expriment la liberté de l'être-résolu. Ils sont rendus possible grâce

à la temporalité originaire qui s’expriment en trois états : l’existence, la facticité et la

déchéance qui constituent et alimentent le souci5.

1 - M Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 56.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 300.

3 - M. Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 57.

4 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 328.

5 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 329 (souligné dans le texte d’origine).

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A travers des situations complexes, le Dasein se construit dans sa vie de tous les jours et

transcende peu à peu le quotidien pour une vie authentique. Il vit une existence pleine,

qu’il ne partage pas avec les autres étants, qui se place au-delà de l’opposition classique

entre l’essence et l’existence. La facticité introduit son existence dans l’évidence sans

choix et sans partage, et la déchéance, aussi originaire que la facticité dans la venue du

Dasein le place à la base d’une vie qu’il doit mériter à chaque instant.

Husserl, qui n’est pas toujours d’accord avec son élève, met plutôt en avant l’existence

d’une conscience subjective, en disant : «La question de l'essence du temps conduit elle

aussi à la question de l'origine du temps. Mais cette question de l'origine est orientée

vers la formation primitive de la conscience du temps1

». C’est une recherche

phénoménologique qui interroge les vécus du temps, en reniant son côté objectif2 qui est

le temps du monde où les sciences de la nature situent à la fois la nature physique et le

psychique3. D’après lui, le temps objectif se distingue de la question phénoménologique

de l'origine du temps parce que les sciences ne se préoccupent pas de la question de

l’origine du temps, ni de son existence, ni de la localisation spatio-temporelle de

l’existence des objets dans le temps du monde4.

Dans son discours sur le temps, la distinction entre la notion d’origine et la notion

d’authenticité se resserre et se confond parfois chez Heidegger, jusqu’à rassembler les

deux termes, en disant : « l'exister, originaire et authentique 5 »... Il laisse aussi la

question du sens et de la priorité entre les deux termes suspendue et non résolue. Mais

Michel Haar, au jugement sévère d’habitude, trouve qu’il est compliqué de distinguer ce

qui est originaire de ce qui est authentique. Il parle même d'une concurrence entre les

deux notions. « En disant originaire, Heidegger voulait peut-être signifier authentique6.»

La confusion qui règne dans la définition de la question du temps n’est pas une

nouveauté. Michel Haar note qu’Aristote l'a déjà discuté dans Ethique à Nicomaque, où

il faisait coïncider la temporalité originaire et la temporalité authentique. « L'instant est

1 - Edmond Husserl : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Leçon 2, p. 14.

2 - Ibid, p, 15.

3- Ibid. Leçon 1, p, 6.

4- Ibid. Leçon 1, p, 8.

5 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 336.

6 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 67.

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310

un archi-phénomène qui relève de la temporalité originaire, alors que le maintenant n'est

qu'un phénomène propre au temps dérivé1.»

La temporalité, qu’elle soit originaire ou pas, est pour Heidegger toujours authentique,

car l'inauthenticité peut supposer une déficience, un manque d'avenir, ce qui est une

aberration dans la question du temps. Si la temporalité tombe dans l'inauthenticité, elle

va rétrécir les ekstases du Dasein. Il fuira alors l’idée de la mort, l'angoisse, le souci, la

dette et même la conscience morale. Il voudra se réfugier dans le « on » pour vivre le

temps dans un écoulement linéaire et sans intérêt, avec une infinité de moments tous

identiques, refusant la finitude qui puise son sens dans la mort et la dette. Or, c'est par

cela même que se reconnaissent l'authentique de l'inauthentique : le premier va vers

l'assomption et le second vers la fuite.

En parlant d’avenir, Heidegger tente aussi de distinguer l’authentique de

l’inauthentique. Il essaie de définir les bases phénoménales qui soutiennent l'avenir

originaire et l'avenir authentique, en rappelant que le projet de soi est un caractère

essentiel de l'existentialité, et en même temps une possibilité de réalisation originaire

pour le Dasein2.

Ainsi, même s’il ne crée pas de pistes de réflexion nouvelles, la façon dont Heidegger

présente délicatement la question du temps qu’il cerne par les existentiaux du Dasein,

rend son point de vue cohérent et particulier, surtout qu’il fait appel à toute la richesse

de langage singulier et difficile d’accès dont il a l’habitude comme « le schème

horizontal », pour se mouvoir dans un sujet aussi délicat3.

Fidèle à sa relation avec le monde ordinaire et pour ne pas donner l’illusion d’une

philosophie abstraite ou pure vue sa complexité, Heidegger revient à la quotidienneté.

La notion de la temporellité et la façon d’être du Dasein font, en effet, indéniablement

intervenir la vie quotidienne. Il donne plusieurs exemples sur les préoccupations de tous

les jours et le monde du travail, mais pour montrer surtout qu’ils empêchent l’homme de

penser à ce qui est essentiel, c'est-à-dire qu’ils l’empêchent de penser tout court. Les

contours ontologiques de la quotidienneté restent cependant obscurs, car en abordant les

1 - Ibid. p. 67.

2 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 327.

3 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 66.

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311

problèmes récurrents, il montre aussi que le temps est présent dans les différents

chapitres de la vie, c’est même une des structures existentielles les mieux intégrées au

quotidien et qui joue un rôle important chez l’« être au monde » dans son « exister »

simplement. Heidegger propose de rectifier le langage commun pour mettre en évidence

la présence du temps dans ce que l’homme fait au quotidien et mieux rendre compte de

l’impact du temps sur la réalité. Il demande par exemple de dépasser l’expression « je

travaille » pour parler « du temps passé au travail », parce que la présence d’un employé

est calculée sur la base du temps qu’il passe dans l’établissement professionnel. Il fait

aussi la lumière sur l’expression « la vie durant » et les expressions que la quotidienneté

interpelle largement comme « d’abord » ou « le plus souvent » qui expriment « la vie en

société » et « la manière de vivre », ou encore « une vie au jour le jour » pour dire une

vie soigneusement tracée, en compagnie des autres1.

Pour expliquer le rapport entre le monde du travail, le schème horizontal et la

temporalité, il prend l’exemple particulier de « l’outil de travail »2, qu’il appelle aussi

l'étant-ustensile ou l’util. Il rappelle que le travail est inévitablement présent dans les

trois phases du temps, comme si l’occupation est la meilleure façon de rentabiliser ou de

valoriser ou de tirer profit ou de rendre utile le temps, comme il rend utile les choses du

monde. Il schématise la relation de l’homme au temps à travers l’outil qu’il utilise pour

travailler. D'une part, l’outil qui se manie dans un acte présent comprend le rappel de la

fonction dans le passé et anticipe sur la destination du produit fini dans l’avenir. En

effet, cet outil n'est pas le produit de l'instant présent, il a été fabriqué avant, tout

comme l’artisan a appris son métier dans le passé, les deux rassemblent une histoire, un

acquis et un cumul. L’artisan et l’outil tendent aussi, en toute harmonie, vers l’avenir

par un résultat qui profitera à d’autres individus dans les instants à venir et mêmes des

générations dans les années à venir. Seulement le travail est un moment de neutralité,

l’artisan n'interroge pas son outil sur son origine ni sur sa destination finale. La

personne travaille pour gagner sa vie, pour finir une corvée ou pour aider les autres, et

personne ne l’interroge sur ses acquis, lui-même conçoit rarement la relation entre son

travail et sa réalisation. En plus, le travail s’inscrit rarement dans un processus de

réflexion philosophique. C’est vrai qu’il occupe la personne, la détache d'elle-même

1 - Martin Heidegger : Sein und Zeit , 433.

2 - Son point de vue détaillé a été exposé dans la question de la technique.

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312

pour vivre la préoccupation de l’instant présent et les seules questions qu’elles risquent

de se poser sont les questions techniques relatives à l’œuvre, comment la couper,

comment la décorer, combien elle doit mesurer ou coûter...

Le schème du travail dans sa complexité et son ancienneté échappe au dualisme de

l'authentique et de l'inauthentique, il était disponible pour les gens du passé dans leur

présent, il l'est pour nous et le sera pour ceux de l'avenir, parce qu’à tout moment des

artisans sont assis en face d’une œuvre à achever un outil à la main. Mais il est

incapable de glisser vers le passé ou de tendre vers l’avenir. Il est, dans son

horizontalité, présentement instantané en permanence.

Heidegger effectue pourtant un déplacement vertical à travers l’outil, il passe de

l'origine de la temporalité du Dasein vers une temporalité de l'être. La preuve en est que

l’outil présent dans le présent est toujours à chaque moment présent, il ne disparait pas,

s’il se perd, il change juste de lieu de présence, mais il est présent à tous les temps.

C’est ainsi que le travail, même le plus routinier est une partie importante de la

réalisation de l’homme qui va toujours en direction de l’avant et immanquablement vers

sa finalité.

En parlant de l’être-vers-la-mort, Heidegger a abordé la question de la naissance qu’il a

appelé une autre « fin ». Entre la naissance et la mort, un temps s’écoule, c’est ce qu’il

explique par le Dasein en direction de l’avant, où le commencement se fait à partir de la

naissance et où la vie se prolonge jusqu’à la mort1. Mais le Dasein ne réunit pas un

ensemble de réalités momentanées qui se suivent à parts et valeurs égales. Tout ce qui

se passe entre les limites de la naissance et de la mort ne survient jamais au même

moment ni au même endroit, même si rien ne peut constituer un cadre qui sera tenu en

dehors du temps et en dehors de la vie du Dasein. Il faut, dès le départ et de tout le

temps, se placer dans l’horizon de l’être temporel du Dasein car l’être du Dasein n’est

jamais dans un coin du temps qu’on peut cerner. Il existe factivement, il est dès sa

naissance un être-vers-la-mort, il marche vers elle et l’être-jeté avec son souci est tout

aussi un être-vers-la-mort. Mais est difficile de cerner le Dasein en entier, car il y a

transbordement à tout moment et à tous les niveaux de sa vie.

1 - Heidegger n’a pas abordé la question de la vie avant la naissance, un sujet trop vaste qui concerne

des spécialités où il n’a pas envie de s’engager, pour ne pas perdre de vue l’essentiel.

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313

I. L’être spatial et le temps destinal

Heidegger a schématisé le temps dès ses débuts entre un temps du monde statique et

physique et le temps que l’homme vit à deux niveaux différents authentique et

inauthentique ou originaire et dérivé. Mais en 1927, même s’il ne change pas d’avis sur

l’essentiel, il va atténuer et nuancer les distinctions entre les deux niveaux faisant

évoluer le Dasein vers la neutralité. Il gardera cependant la distinction entre le temps

vulgaire comme oubli de l'essentiel et le temps authentique fondé sur la primauté du

futur, qui ne sera valable que pour le projet de soi, laissant la temporalité du monde

détachée de la temporalité de soi qui n’a de sens que dans le cadre historique.

Il prend la notion d’authenticité à Zarathoustra dans « l’éternel recommencement »

quand il fait référence à la répétition, enseigne la sagesse et lutte contre l'oubli1. La

répétition est un mot clef qui n'est pas du tout utilisé dans son sens commun ni péjoratif,

elle signifie le projet de reprendre et de renouveler les possibilités d'existence déjà

choisies dans le passé. C’est « l'authentique répétition d'une possibilité d'existence

passée »2. Elle permet le choix et la fidélité de ce qui peut être répété, qui mérite d’être

reproduit ou refait 3 . C’est le comportement de l’être-résolu qui se répète

perpétuellement.

Pour mieux saisir l'être-résolu, Heidegger, qui a déjà fait la distinction entre l’Histoire

de l’homme et les histoires des vies des individus, parle de destin individuel (Schicksal)

et de destin partagé (Geschick) que Martineau traduit par le co-destin 4 . Le destin,

comme l’histoire, se conjugue au passé. Seul l’être-résolu a un destin5. Ce qui veut dire

qu’il peut y avoir autant de Schicksal que d'individus ou de peuples, mais il n'y a qu'un

Geschick, qu’une histoire de l'être et un destin de l’être. Le danger de cette proposition

est de se retrouver dans le sens traditionnel de la destinée humaine qui refuse toute

liberté ou volonté à l’individu, elle le soumet au sort de la communauté ou de l’histoire,

1 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 79.

2 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 385.

3 - Michel Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 73.

4 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, Trad. Martineau, p. 265.

5 -Ibid., p. 265/266.

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314

en dépit de sa volonté, imposant ainsi une existence évidente, suivie, nécessaire et

obligatoire.

Heidegger, qui essaie de se positionner entre l’existentialisme contemporain athée, le

rationalisme cartésien et le fatalisme religieux, est soudain dans l’incertitude. Il craint

surtout que le destin individuel ne pousse le Dasein à rester à l’état d’être-jeté qui le

plongerait dans l’ignorance et l’insouciance ou que le destin commun ne le prive dans

sa liberté au nom de la trajectoire d’un peuple. Il choisit alors de donner la primauté au

destin partagé car il ne conçoit pas l’homme avec une liberté absolue, ni entièrement

sous l’emprise d’un fatalisme irrationnel. Difficile de trouver le juste milieu.

Pourtant, les choses sont claires et les craintes de Heidegger ne sont donc pas justifiées.

Tout en étant avec le reste du monde et des étants subsistants, le Dasein, comme être-

jeté, s’assume et participe à son destin, il le détient alors que tous les autres étants le

subissent. L’emploi du verbe « détenir » n’est pas anodin, il est même de circonstance,

en allemand Verhaften mit au sens particulièrement agressif, signifie aussi « faire

prisonnier », un terme qui le fait vaciller entre liberté et servitude avec le risque de

préférer le confort du « on » dans la servitude à la liberté dans l’angoisse.

A partir de toutes les structures qui construisent le Dasein, Heidegger essaie de faire la

lumière sur sa capacité à s’éloigner du « on-quotidien » pour aller à la rencontre d’une

vérité qui se trouve à l’intérieur de lui, un quotidien qui reste inaccessible au commun,

sans pour autant rejeter le concret de la vie1. Le Dasein avec sa richesse existentiale ap-

présente le temps, c’est-à-dire qu’il le ramène vers ou dans le présent et par là même

dans l'avenir. C'est ce qu’il appelle la temporellité, qui est aussi une caractéristique du

souci.

Le souci existe depuis que l’homme existe. Il il peut aider à comprendre des

phénomènes propres et originaux du Dasein, comme « l’avance-sur-soi2 » qui montre

son évolution dans sa vie, ou « l’être-après » qui lui permet d’appréhender les choses.

Les deux phénomènes tendent vers l’avenir et favorisent son développement. Il y a aussi

les dimensions temporelles, « avant », « après », « déjà » qui ne sont pas fixables sur un

axe du temps et ne sont significatives que dans le cadre d’événements précis. « Avant »

1 - Martin Heidegger: Sein und Zeit, p. 370.

2 - Ibid. p. 387.

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indique l'avenir où se projette le Dasein par son pouvoir à faire des projets ou à vivre à

dessein de quelque chose. « Déjà » désigne le sens d'être temporel et existential du

Dasein qui conçoit son passé ou son « avoir-été » au sens de « j’étais dans le passé »,

que Heidegger exprime par les termes de « je suis-été », pour mieux visualiser son

passé1, et « après » qui indique la succession de ces événements dans un passé qui reste

la caractéristique de l’étant temporel. Mais le sens existential du Dasein réside dans son

passé, entendu à partir du présent qui se projette avec tous ses éléments dans l'avenir.

Avec le destin commun, le Dasein, qui utilise toutes les aptitudes individuelles, prend

place dans l'histoire mondiale2. Les individus ont une histoire commune, mais chacun

vit son histoire qui lui donne l’impression individuelle d'être à l’intérieur du temps.

C’est ce que Heidegger appelle l’« intertemporanéité » ou « être-dans-le-temps », une

caractéristique que l'être-au-monde conçoit ontiquement tout en favorisant sa formation

ontologique3.

Enfin, ces structures qui construisent le Dasein et fournissent le terrain qui détermine sa

temporellité, comme l'entendre, la disponibilité, le dévalement, la parole, le souci,

l’angoisse… aident à saisir la dimension temporelle de l’ouvertude car le fait d’être

ouvert au monde est intégré dans la structure même du temps. Elles favorisent aussi la

discernation, le dévoilement et la découverte, pour permettre la perception qui fonde la

connaissance théorique. Elles interrogent enfin le monde sur la constitution temporelle

du dé-loignement, de l’aiguillage et tout ce qui entoure l’être-au-monde.

Il s’attarde sur la temporellité de l’entendre4, de la disponibilité5, du dévalement6 et de la

parole 7 en particulier, quatre moments structuraux qui constituent le fondement du

processus d’humanisation qui n’est visible que par la visualisation de tout l’axe

historique du temps, ce qui est concrètement impossible. A partir de ces quatre

1 - Ibid. p. 387-388.

2 - Ibid. p. 391.

3 - Ibid. p. 393/394.

4 - Ibid. p. 397.

5 - Ibid. p. 401.

6 - Ibid. p. 407.

7 - Ibid. p. 410.

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moments, il s’engage à élucider les rapports entre l'être-au-monde et le problème de la

transcendance du monde, en introduisant la notion de Dasein éclairé1. Le Dasein éclairé

est celui qui, par son développement intérieur, s’est éloigné de la quotidienneté pour

parvenir à la temporalité en vivant des moments ekstatiques, notamment le présent qui

donne au Dasein la possibilité d'exister et celui de « l'être-jeté » qu’il ne regarde plus

comme une déchéance mais comme un commencement, le moment où sa vie, son

évolution, sa prise de conscience, son commencement, a débuté. La lumière qui

constitue le Dasein éclairé n'est pas ontiquement là-devant comme la source d'une clarté

qui est produite pour l'irradier de temps en temps. Le Dasein éclaire en permanence,

quand a lieu la pleine ouvertude de son « là ». C'est un étant éclairé qui rend possible

toute illumination et mise en lumière, toute perception et toute vue sur quelque chose.

La temporalité ekstatique du Dasein éclaire le « là » originalement, à partir de quoi se

comprend l'être-au-monde. C’est cela qui fait de l’homme un Dasein universel qui

s’inquiète du sort du monde sans perdre de vue les questions de son quotidien.

Heidegger aborde inévitablement le rapport du temps à l’espace, parce que la

temporalité du Dasein, se maintient dans un espace. Tout le secret du « Da » du Dasein

s’exprime dans cette spatio-temporalité, un élément structurant du temps en rapport

étroit et complet avec l’espace. La constitution du Dasein avec sa façon d’être n’est

ontologiquement possible que sur la base de cette double spécificité. Le temps n’est pas

l’espace mais la spatialité se fonde sur la temporalité, ce qui ne réduit pas l’espace en

temps pur. La spatialité doit à la temporalité sa fondation existentiale, non en terme de

primauté mais par la présence de l’ontique comme soubassement de l’ontologique.

Le Dasein est spatial, toutes les représentations empiriques de l’étant se déroulent dans

un espace défini et physique, mais elles s’inscrivent aussi dans le temps par la mesure

de leur durabilité2. C’est pendant ce temps de durée d’un événement quelconque que

son dévoilement dans l’espace à l’intérieur du monde est rendu possible.

Le Dasein n’est pas simplement spatial pour emplir un espace, comme un simple objet,

il est spatial par son souci du monde, qu’il s’inquiète du sort du monde et s’interroge sur

1 - Ibid. p. 412.

2 - Ibid. p. 430.

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317

ce qui pousse généralement les gens à fuir ou qu’il se réfugie lui-même dans les

explications toutes faites du « on ». Heidegger parle de la fonction d’«être-à-sa-place »

et utilise « l’aiguillage » pour affecter les résultats des actes du Dasein à un objectif et le

« dé-loignement » qui conçoit l’endroit précis où il se trouve et sa proximité avec les

choses et les personnes1. Au-delà de l’occupation, il parle aussi d’espaces qui absorbent

le Dasein au point de ne plus se distinguer de lui, comme le milieu du travail. Il

l’associe au dévalement par excellence, parce qu’il produit souvent l’oubli du temps

présent, une situation inconsciente que vit l’être-jeté en toute complaisance pour éviter

de penser au monde et à lui-même.

L’espace et le temps sont à priori séparés et indépendants. La temporellité ekstatique de

la spatialité rend intelligible cette indépendance, mais le Dasein est dépendant des deux

dimensions. Le temps et l’espace se retrouvent donc dans le Dasein puisqu’il est dans

l’interdépendance de la dimension spatiotemporelle. Les représentations spatiales et

temporelles relatives à tous les moments de sa vie et dans tous les lieux qu’ils occupent

régissent son langage, son travail et sa façon d’être. Il ne peut se concevoir en dehors ou

au-delà des deux structures et ne s’exprime que dans les limites d’une articulation de

significations et de concepts qui déterminent ses agissements dans l’espace et le temps.

Heidegger appelle cette interdépendance « rentrer-en-présence », dans les relations

spatiales et temporelles du Dasein2.

II. Le Dasein, le temps et l’histoire

La relation au temps dépasse le cadre de l’espace que le Dasein occupe, même si la

présence des deux reste et leur interdépendance est prépondérante pour le déterminer.

Pour comprendre l’aventure du Dasein qui prend de l’extension au fur et à mesure qu’il

s’étend, il faut poser la question sous forme d’un problème ontologique qui prend en

compte cette extension dans le temps aussi, ce qui veut dire prendre en compte son

historialité.

1 - Ibid. p. 431.

2 - Ibid. p. 432.

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L’historialité n’est pas l’histoire, l’histoire est l’étude des événements selon une

méthode appropriée, alors que l’historialité est la capacité de l’homme à concevoir son

historicité et à se concevoir de façon consciente comme un élément qui fait l’histoire de

façon directe ou indirecte. Le traitement de la question de l’historialité ne se fait pas sur

les lieux de l’histoire. Ce n’est ni dans la science de l’histoire comme compréhension

historique dans l’esprit de la théorie de la connaissance comme dirait Simmel1, ni dans

la logique de formation des concepts de l’histoire, comme dirait Rickert2, que cela serait

possible3. Dans les deux cas, l’histoire est regardée comme l’objet d’une science, alors

que Heidegger veut la placer sur la voie d’une construction phénoménologique, parce

qu’elle est enracinée dans la temporellité et éclairée par elle.

L’histoire identifie les moments essentiels de la vie de l’homme en définissant ce qui est

originalement historial et désigne en même temps l’enjeu du problème ontologique de

l’historialité. Heidegger propose une démarche d’interprétation pour la construction

existentiale de l’historialité, qui consiste dans la tentative de dévoiler ce qui existe à

l’état voilé dans la vie du Dasein.

Le Dasein est le seul étant capable de détecter de façon explicite ce qui dans son

histoire est historial, parce que c’est le seul qui a la possibilité de découvrir et de saisir

délibérément ce que comporte l’histoire. Il peut faire de l’histoire une science, mais il

faut déjà démontrer que ce qui la constitue provient de l’historialité du Dasein, car

l’historialité se place avant la science de l’histoire avec ses données méthodologiques. Il

se place ainsi dans la compréhension du temps comme histoire et non dans le

déroulement du fait historique.

Le Dasein n’est pas temporel parce qu’il se tient dans l’histoire, il n’existe et ne peut

exister historialement que parce qu’il est temporel. Par cette priorisation, Heidegger le

place dans le temps avant d’en faire un être historique, tout comme il est temporel au

1 - Georg Simmel (1858–1918), philosophe et sociologue allemand, a traité plusieurs thèmes : l'argent, la

mode, la femme, l'art, la ville, l'étranger, les pauvres, la secte, la sociabilité, l'individu, la société, l'interaction, le lien social… Son ouvrage Philosophie de l'argent (publié en 1900) est son chef-d'œuvre. Il a influencé plusieurs intellectuels comme Max Weber ou Georg Lukacs.

2 - Heinrich Rickert (1863 –1936) : philosophe allemand néokantiste, il poursuit un questionnement initié

par Wilhelm Dilthey. Philosophe des valeurs (axiologie), il s'est intéressé à l'histoire, établissant une distinction qualitative entre faits historiques et faits scientifiques.

3 - Martin Heidegger : Sein und Zeit, p. 439.

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sein de l’« être-dans-le-temps »1. Il a besoin de calculer son temps avec un calendrier ou

une horloge qu’il utilise naturellement, sans s’interroger sur l’histoire de l’un ou de

l’autre. Il ressent tous les événements qu’il vit et voit arriver comme des arrivants dans

le temps Ceci va pousser Heidegger à s’interroger sur le sens de l’histoire, de

l’historique et sur l’enjeu de la question de l’essence de l’histoire pour concevoir sa

construction originale.

En fait, le terme « histoire » est ambigu, il désigne les événements particuliers dans la

vie du Dasein, la réalité historique, la science de la réalité historique, en plus de la

science de l’histoire ou l’historiographie. La réalité historique parle de l’étant étendu

dans le passé. Dans ce sens, l’étant n’est plus là-devant et n’a plus d’effet sur le présent.

Mais cette signification est aussi historiale puisqu’on dit « qu’on ne peut se soustraire à

son histoire » dans le sens où les conséquences du passé influent sur le présent, voire

l’avenir. Le passé ici est historial parce qu’il agit de façon préventive ou positive sur ce

qui « est maintenant ». Sa science de la réalité historique désigne l’étude de ce qui

provient du passé en relation avec l’avenir, par un enchaînement causal, qui se

développe en ascension ou en déclin. Dans ce sens, la notion d’« histoire » est un tout

qui change dans le temps. Alors que la science de l’histoire ne désigne pas tant le passé

que ce qui en provient, qui a un tenant et tend vers l’avenir. En faisant époque, ce qui a

une histoire peut faire son histoire et déterminer un présent et un futur. C’est un

enchaînement causal d’événements qui se suivent. L’histoire signifie donc le tout de

l’étant qui change pour tracer une civilisation dans le temps mais différemment des

mouvements cycliques de la nature. Est enfin historique tout ce qui est traditionnel,

ancien ou patrimonial, même quand on n’en connaît pas la provenance2.

Ces significations réunies donnent tout ce qui a lieu dans le temps, permettant peut-être

de découvrir où se situe l’enjeu de la question originale de l’essence de l’histoire. C’est

ce que Heidegger appelle l’aventure spécifique du Dasein existant, de sorte que cette

aventure passée transmise se poursuit toujours et prend, au sens fort, le nom d’histoire3,

un sens qui fait de l’homme le sujet des événements qui constituent l’aventure humaine

qui appartient au Dasein.

1 - Ibid. p. 441.

2 - Ibid. p. 443.

3 - Ibid. p. 443.

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Le passé a un rôle privilégié et prend la primauté dans le concept d’histoire. Heidegger

donne l’exemple du musée où ce qui est exposé vient du passé, mais il est encore là-

devant. L’utilité de l’objet exposé est certes due au fait qu’il ait servi un temps révolu et

contribué à construire l’histoire de l’humanité mais il a surtout participé à construire le

monde qui a fait la préoccupation du Dasein qui l’a fabriqué et utilisé par sa fabrication

et son utilisation. C’est sur lui que le présent se tient. Comme disait Pascal, « nous

sommes portés sur les épaules de nos ancêtres ». Mais est-ce que cela veut dire que

l’historialité du Dasein est représentée par son passé avec ses objets anciens ?

Les choses du musée sont importantes, elles proviennent du monde qui constitue le

passé du Dasein, lui donnant ainsi une dimension de continuité qui fait son historialité.

Ce qui ne signifie nullement que plus l’objet est ancien, plus il est historial, non, il est

juste un signe de l’existence de ce passé. Alors que le Dasein, avec tous ses

constituants, participe à construire l’importance de cet objet historique. Le Dasein reste

ainsi le sujet primordial de l’histoire et grâce à lui le problème ontologique de l’histoire

se veut existential.

Avec tous les noms du Dasein et ses conditions existentiales qui contribuent à cette

historialité, Heidegger revient sur la notion de destin, ou plutôt un mélange de destin et

de choix qui ne refoule pas la liberté et la volonté humaine. Le Dasein est destinal, il

existe, c’est un être-au-monde, un être-avec ou un être-en-compagnie des autres. Il

décide aussi, à ce niveau, de dépasser la question du destin individuel pour aller vers un

destin global qui signifie l’aventure de la communauté et le destin d’un peuple qui n’est

pas la somme des destins individuels, tout comme l’être-en-compagnie n’est pas

l’apparition simultanée de plusieurs sujets dans un même espace, car l’aventure

humaine est une aventure partagée qui se définit par un destin commun. Les destins ont,

chacun, une direction, mais dans la communication, le travail et le combat, se libère et

se construit un destin commun partagé entre les gens de la même génération dans le

même monde, constituant ainsi l’aventure du Dasein1. C’est un destin qui peut aussi

aller au-delà de l’espace pour construire à travers le temps une histoire commune,

comme l’histoire d’un pays ou l’histoire de la pensée humaine.

L’individu paraît impuissant mais cette fragilité lui donne la possibilité de surmonter les

obstacles auxquels il se mesure face à ses fautes. Heidegger intègre toutes les situations

1 - Ibid. p. 449.

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du Dasein pour enrichir son historialité : l’être-en-faute, la dette et la mort, le souci, la

conscience morale, la liberté et la finitude1. L’homme a devant lui l’avenir, il est libre

envers sa mort qu’il peut accepter comme possibilité, aller vers elle et en même temps

être présent dans son temps à chaque instant. Il rappelle aussi la résolution en marche

qui instruit l’expérience du Dasein et lui permet de choisir ses successeurs, qui seront

les héros de l’histoire avenir, pour reprendre le flambeau. Mais chacun aura sa propre

empreinte, ses succès et ses exploits, car l’histoire n’est pas une somme de répliques

passées qui se suivent et se répètent, c’est à chaque fois un fait nouveau.

La résolution fait que le Dasein, qui existe comme destin, n’a son centre de gravité ni

dans le passé comme histoire ni dans le présent en tant qu’historialité qui tend vers

l’avenir. Le Dasein en tant qu’être-vers-la-mort est la raison secrète de l’historialité.

Sachant qu’il va mourir, il assume son « là » et dépasse ses espérances, il entreprend ses

possibilités d’être-au-monde avec ce que cela implique et s’assume en tant que projet en

impliquant tout son engagement. C’est le vrai secret de son historialité2.

Le Dasein est historial parce que l’aventure de l’histoire est l’aventure de l’être-au-

monde. Mais l’histoire n’est ni le mouvement d’ensemble par lequel se transforme le

monde, ni la suite livrée à elle-même du vécu des « sujets » qui sont les hommes. Dans

l’histoire, les outils aussi ont leur destin, ils sont tous destinés à un travail ou à une

mission, les édifices et les institutions ont une histoire. On parle d’histoire des planètes,

d’histoire des monuments ou d’espèces animales. Tout étant, chaque objet, est en soit

un théâtre d’événements, et comme tel il est historial, car son histoire n’est pas

extérieure au monde, elle est incluse dedans. Heidegger a expliqué comment un

monument historique sacralise le lieu où il est bâti de façon définitive. Il n’en demeure

pas moins que l’Histoire n’est pas la somme de toutes ces histoires. Plus que ça, c’est

une aventure d’union avec le Dasein et contribue à son histoire.

Pour parler d’historiographie (science de l’histoire de l’homme), il utilise le

Weltanschauung 3 . C’est un terme qui n’a pas d’équivalent exact en français mais

exprime à peu près la dominance ou la dépendance à la science. Ce qui n’est pas

singulier de la part de Heidegger qui veut savoir si les sciences, au même titre que

1 - Ibid.

2 - Ibid. p. 457.

3 - Ibid.

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l’histoire et la technique, tirent leur possibilité ontologique de la constitution d’être du

Dasein.

Sans s’étaler davantage sur ces sujets, on peut dire qu’il ne peut y avoir de science, de

technique ou d’histoire sans l’homme, le seul à avoir conscience du monde et de sa

présence en lui. Mais le plus important est que son orientation vers les choses a

réellement été définie à la source sur la base de besoins, de manques et d’attentes. Ce

qui signifie que l’homme, cet être-vers-la-mort se dépasse en évoluant, il influe sur le

monde est écrit son histoire.

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323

CHAPITRE CINQUIEME

L’HOMME HEIDEGGERIEN APRES SEIN UND ZEIT

L’expression artistique et la révélation de l’être

Sein und Zeit est le début d’une œuvre qui enregistre plus de 100 ouvrages. A ce jour,

on recense encore des écrits de Heidegger parce que des manuscrits sont éparpillés par-

ci par-là chez des élèves de différents pays. Comment peut-on alors faire une juste

évaluation de ce que Heidegger a légué à l’humanité ? C’est un œuvre incommensurable

tant elle a tenté de cerner tous les problèmes de l’humain et répondre à ses inquiétudes

philosophiques.

Des critiques se demandent, si dans ce chemin tortueux et difficile d’accès, sa voie a été

linéaire et unique, ou s’il a opéré des revirements, déviations et changements de

trajectoire. A-t-il marqué un temps d’arrêt ? Est-il resté fidèle à sa question de départ ?

Ou a-t-il vécu un tournant (Kehre) nécessaire ou facultatif pour continuer sa quête !

Quels que soient les critiques devant les différences visibles dans l’œuvre de Heidegger,

il y a peut-être des implications plus profondes qu’une simple envie de changer.

Heidegger a certes expérimenté plusieurs voies, plusieurs méthodes, plusieurs courants,

mais une chose est sûre, il est resté fidèle à l’essentiel : la question de l’homme dans son

évolution, son besoin de retour à la question de l’être et l’intarissabilité de sa première

source, les Grecs. La majorité de ses ouvrages remettent à chaque fois ces thèmes au

goût du jour avec toute leur profondeur et leur originalité.

La conférence « Temps et être » présentée en 1962 où il fait un point de situation est

récapitulative, elle répond à toutes les questions qui tournaient autour de son œuvre, de

sa pensée et du tournant. En 1969, il y a eu les « Séminaires de Thor » qui constituent

l’ultime étape, peut-être la dernière, où il revisite pleinement la question de l’être en

apportant les compléments attendus aux mêmes thèmes de départ. Il y a aussi la Lettre

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qu’il a adressée au Révérend Père Richardson1 en 1962 qui fait une appréciable

synthèse de sa pensée, où il répond à des questions précises, commente des critiques et

prend position sur des problèmes philosophiques d’époque. Il exprime sa fidélité à la

question de l’être telle qu’Aristote l’avait exposée, avec ses quatre modes : L’être

comme être simplement, l’être comme possibilité et actualité, l’être comme vérité et

l’être comme figure que présentent les catégories. Il parle aussi de la présence qui invite

le temps et l’espace, quand elle est portée devant la pensée qui se déploie pour devenir

un caractère temporel de la question de l’être, qui est la question même de la pensée, la

première et la dernière2.

Ainsi, son message est clair, s’il y a tournant dans sa pensée, ce n’est nullement pour

revenir sur la question de l’être ou toute autre question essentielle au sujet. Il se

détourne par contre, et assez fréquemment, des chemins de pensée, dès qu’il réalise que

tel « chemin ne mène nulle part », non pas une erreur de choix, mais un chemin a des

limites. Il a ainsi ouvert plusieurs pistes de réflexion et déconstruit les vieux concepts

pour susciter des débats et engager le penseur sur la voie de la méditation sur les

éléments moteurs de la pensée pour assumer le XXème

siècle et peut-être même bâtir le

XXIème

.

Dans les années trente, l’art et la poésie vont faire irruption dans ses écrits, occupant

une place de plus en plus importante. Il commence par des conférences, la première et la

plus significative, « L’origine de l’œuvre d’art » a ravi ses disciples3

qui ont

probablement pris conscience qu’une dimension nouvelle se dessine devant lui. Ils

réalisent aussi que la poésie est l’expression supérieure de l’humain, elle lui permet

d’exprimer la question de l’être de façon plus profonde et plus sensible que la

philosophie. Cette prise de conscience est le fait de sa rencontre ou son appréciation de

l’œuvre d’Hölderlin puisqu’il y a eu ensuite « Pourquoi des poètes »4 qui s’étale sur la

pensée de celui-ci, Approche de Hölderlin, Acheminement vers la parole et d’autres

textes encore. Avec la poésie, la langue, déjà présente dans Sein und Zeit comme outil

1 - Martin Heidegger : Questions IV, p. 340-341.

2 - Ibid. p. 343.

3 - Gadamer : Les chemin de Heidegger, p. 3-4.

4 - Les deux conférences ont paru dans Chemins qui ne mènent nulle part.

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325

d’expression de l’être, devient un élément fondateur qui servira à reconstruire l’être et

l’humanité de l’homme.

Pour rappel, le XXème

siècle, où Heidegger a connu enthousiasme et déceptions, reste

celui qui a permis le large développement de l’art, grâce à sa socialisation et la

généralisation de son enseignement dans nombre de pays, alors qu’il était, auparavant,

réservé à une infime élite. La poésie et l’art font partie des programmes scolaires et de

grandes formations se suivent dans les universités pour savoir regarder, contempler, lire

et critiquer un poème, un tableau ou une sculpture.

Heidegger a réalisé que sa pensée est incomplète s’il ne donne pas à l’art la place qui lui

revient dans le façonnage de la pensée. Il s’est donc inscrit à un niveau élevé de cette

forme d’expression, où la philosophie devient un outil pour déchiffrer le secret que

cache le poème ou l’œuvre d’art.

Il est même possible que la poésie n’ait jamais été une inspiration tardive, entrée dans sa

vie avec le cours sur « Hölderlin » ou la conférence sur « L’origine de l’œuvre d’art ».

Parménide, Anaximandre et bien d’autres de ses références s’exprimaient déjà en prose.

D’ailleurs, les Grecs de façon générale placent le beau au sommet de la pyramide des

valeurs. Dans Sein und Zeit, cette idée n’était pas claire, mais déjà il a pris une première

position en présentant la poésie comme un mode de «discours» que l'interprétation

phénoménologique peut utiliser. En 1934, dans le cours sur Hölderlin consacré aux

hymnes de La Germanie et Le Rhin1, il la présente comme la «langue originaire» et

toute pensée doit se mettre à son écoute. L’évolution chez lui est d’avoir fait passer la

poésie d’un rôle secondaire pré-ontologique à un rôle fondateur de la langue et le dire

inaugural de la pensée de l’humain et sur l’humain2.

Ce que les historiens trouvent curieux par contre est d’avoir laissé les présocratiques, les

hellénistes, les médiévaux, Dante, Shakespeare et Goethe, pour leur préférer Hölderlin

de la dernière ère du romantisme allemand3. A ce sujet, les avis sont partagés : le plus

1 - Martin Heidegger : Les Hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin, Paris : Gallimard, 1988.

2 - Pol Vandevelde : « Heidegger et la poésie, de Sein und Zeit au premier cours sur Hölderlin », in: Revue

Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 90, N°85, 1992. p. 6.

3 - Jean-François Mattéi : Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, Paris : P.U.F, 2001; p.264.

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radical, Adorno, pense que Heidegger aurait cherché et trouvé en Hölderlin une

justification à son idéologie politique autoritaire et un sens à ses idées comme le culte

des origines. Alors qu’Allemann et Pöggeler, pensent que Hölderlin serait l’inspiration

majeure de Heidegger. Un troisième avis trouve que Hölderlin était implicitement

présent chez Heidegger bien avant la conférence de 19341.

L’élément principal qui lui a révélé la valeur d’Hölderlin est peut-être la quadripartite,

un système dont parle le poète, qui compte la Terre et le Ciel, les Divins et les Mortels,

qui sort la pensée humaine du modèle uniforme de Gestell pour le renvoyer vers une

quadruple énigme dans laquelle s’enracine la quadrature de l’étant, esquissée de façon

obscure par la philosophie d’Aristote et plus tard par Kant2 ». Mattéi parle d’un rapport

au-delà de l’histoire qui l’unit à Hölderlin qui lui a révélé une intuition cachée,

constante qui, jusqu’en 1934, était restée chez lui impensée et inexprimée, c’est

l’intuition du monde.

Cette déclaration est importante, elle écarte l’idée d’une influence immédiate pour aller

chercher, dans les profondeurs de Heidegger, le poète qui sommeillait en lui depuis ses

premières lectures et qui s’est soudain manifesté, réveillé par les poèmes d’Hölderlin

qui lui a fait découvrir son propre moi, ou son moi profond que lui a peut-être déjà

révélé le livre de Brentano3 qu’il a sûrement lu trop tôt. Mattéi essaie ainsi de minimiser

l’impact d’Hölderlin sur Heidegger, en mettant en évidence une intuition très tôt

ressentie à sa rencontre avec Aristote. Ce serait donc Aristote qui l’aurait conduit sur le

chemin de l’être et orienté vers Hölderlin.

En faisant appel à la langue et à la poésie venues des profondeurs de l’être, Heidegger

veut établir ou maintenir le contact de l’origine à l’homme moderne accaparé par la

technique et la science. Tant qu’il reste sensible à la poésie et à la beauté du verbe qui

maintiennent en lui l’éveil de nobles sentiments, ses possibilités existentiales sont à

l’abri, et son rapport au monde est protégé. La poésie est en effet l’élémentaire venir-au-

monde qui permet à l’homme d’avoir de la sensibilité, d’être attentif et lui donne la

1 - Le débat est plus ouvert que jamais dans certains pays d’Europe. Mais ainsi politisé, il n’apporte rien de nouveau aux questions philosophiques que Heidegger a soulevées.

2 - Jean-François Mattéi : Heidegger et Hölderlin. Le Quadriparti, Paris : P.U.F, 200, p.264.

3 - C’est en 1897 qu’il a lu le livre de Frantz Brentano De la signification multiple de l’étant chez

Aristote (1862).

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volonté et le désir de vouloir découvrir les parties cachées du monde. « Par la poésie, le

monde devient visible pour ceux qui auparavant étaient aveugles1 ».

Pourtant, Heidegger considérait dans Sein und Zeit que le meilleur langage est le

silence, rien ne doit s’intercaler entre la conscience et l’humain. La langue ne convient

pas à l’expression de l’être, tant elle subit des contaminations variées par différentes

choses et se laisse absorber par les préoccupations domestiques. Or, la poésie est

enveloppée dans la langue, elle est donc piégée dans le quotidien dont elle constitue

l’articulation et risque d’être inauthentique. Il disait même que « l’angoisse nous ôte la

parole2 » pour montrer que l’homme ne peut trouver les mots pour exprimer ses plus

profondes affections. Mais même à ses débuts, il disait que la poésie reste ouverte à

l’authenticité, elle est le venir-au-mot3 et peut aider le Dasein à passer du « On »

quotidien à l’être existential en favorisant son développement. Elle mérite donc plus

d’attention.

La question de la langue, du langage, du parler, du mot et de l’origine va être centrale

dans la pensée heideggérienne après Sein und Zeit. Le philosophe ira très loin, se

détachant du concept de langue « originée » comme fondement existential pour tendre

vers une langue qui parle (Sprache). Le cours de 1934 sur Hölderlin sera le dernier où

Heidegger opposera le « discours » à la « langue », pour aller vers une poésie originaire

qui serait même une langue originaire où va puiser le discours4 ; et tout le projet du

Dasein devient un projet poétique.

Heidegger donne parfois au poète le statut de fondateur ou précurseur d’un peuple,

remplaçant le penseur pour poser la question de l’être. Les modifications sont de taille,

est-ce Hölderlin qui parle ou Heidegger qui s’exprime dans la bouche du poète ? Très

ressemblant au Zarathoustra de Nietzsche, il parle du peuple trouvé-là (comme à la suite

de l’être-jeté) à qui il faut construire un projet poétique, qui remplace le projet de

l’individu. L’homme peut tout aussi se découvrir comme un étant privilégié à travers la

1 - Martin Heidegger : Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, p. 24.

2 - Martin Heidegger : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » in : Questions I, p. 112.

3 - Pol Vandevelde : Heidegger et la poésie, De «Sein und Zeit» au premier cours sur Hölderlin, p. 14.

4 - Ibid.

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poésie, articulant un nouveau rapport de l’homme à l’étant pour fonder l’être1

.

Seulement la langue poétique n’est pas une invention de l’homme, elle est originaire et

l’homme se retrouve là-dedans, comme être-jeté ou pro-jeté. En s’ouvrant à la langue, à

l’intérieur, il se découvre, le découvrement originaire étant plus qu’un simple

dévoilement 2.

Heidegger éprouve cependant certaines réticences, le bavardage risque à tout moment

d’envahir la poésie, comme il envahit d’autres formes de discours, provoquant ainsi sa

déchéance, car même la poésie n’exclut pas la défaillance devant le « on ». Il parle de la

prose véritable et de la mauvaise prose et signale que le poète est constamment en

danger parce qu’il est porteur de la parole poétique, où la langue risque à tout moment

de balancer de l’originaire à l’ordinaire. Les poètes sont des messagers qui font advenir

la poésie dans la langue. Par l’épreuve et la souffrance qui sont créatrices, le poète puise

dans la langue des dieux. De la poésie, l’être fait surgir des secrets qui font des poètes

des annonciateurs du futur des peuples, ceux-là même qui vont à la découverte de l’être.

Ainsi, pour instaurer la vérité, Heidegger a d’abord appliqué à la pensée une méthode

rigoureuse, la phénoménologie, mise en avant par son maitre Husserl. Il passe de cette

rigueur à la rêverie poétique, en plaçant en première ligne Hölderlin qui invoque les

dieux pour trouver la vérité dans le destin d’un peuple et en usant du verbe comme

langue originaire3. «Cela ne vaut rien de discuter sur la poésie, car à la rigueur, un

poème dit déjà lui-même ce qu’il a à dire4 ». Ce qui signifie qu’il est inutile de critiquer,

discuter ou juger un poème, s’il est construit dans la langue originaire, il porte en lui son

sens, sa beauté et sa raison d’être, comme ce vers d’Hölderlin :

« Echoués sur le rivage, aveugles, paralysés et sourds5 » ;

1 - Ibid. p. 18.

2 - Martin Heidegger : Hymne à Hölderlin, p. 62.

3 - Ibid. p. 214.

4 - Ibid. p. 5.

5- Ibid. p. 22.

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La langue n’est pas une somme de mots ou de phrases rassemblés, elle a en elle un

mystère qui lui donne sa beauté1. Même le poète qui se bat pour la construction de sa

propre poésie ne sait pas quel est le secret qui le fait parvenir à la perfection.

Heidegger va jusqu’à laisser croire que la philosophie s'efface ou se tient derrière la

poésie, car si la philosophie de la pensée et du monde peut déterminer la voie sur

laquelle l’homme est engagé, la poésie reste fidèle au lieu de l'éclosion originaire. Ce

qui rend sa présence permanente2 et primordiale. Le penseur dit l’être, il nous achemine

vers la poésie, alors que le poète nomme le sacré, c’est le médiateur entre les dieux et

les hommes. Donc, en sortant de la métaphysique, la pensée heideggérienne a ouvert la

voie qui va vers l’être à l'art et à la beauté. C'est fondamentalement par la poésie que

l’homme entre en contact avec l'être. Il ne s’agit pas de travailler plus et trop, de

produire science et technologie, il faut méditer pour parvenir à la voie de l’être.

Mais même si Heidegger a changé de position concernant la poésie qu’il rehausse dans

son rang, et qu’il emploie moins le Dasein remplacé par l’homme ou regroupé dans le

destin d’un peuple, on voit bien que son changement qui fait passer l’être de la langue

phénoménologique à la poésie n’est pas aussi radical que ça et comporte aussi ses

réserves. Certes, le poète est à la place du penseur, mais la peur de la dualité est toujours

là : il-y-a la langue originaire ou la langue des dieux et la langue quotidienne ou le

bavardage. Heidegger reste ainsi dans ses paradoxes et transpose la crainte de voir le

Dasein sombrer dans le « on-quotidien », à la crainte de passer de la langue des dieux à

la langue ordinaire. Tout comme dans Sein und Zeit, l’inauthentique menaçait

l’authentique, la poésie est menacée à tout moment par le bavardage. Mais comme il-y-a

la possibilité de passer de la langue commune à laquelle il préfère le silence, à la poésie,

il institue la poésie comme langue originaire d’un peuple, à condition que celui-ci la

vive comme un découvrement, pour faire advenir la vérité.

1 - Pour le 70

ème anniversaire de Friedrich G. Jünger, Heidegger présente, à Amriswil

1, une conférence

intitulée « Le Poème ». C’était le 25 Août 1968, un de ces derniers textes et une de ses dernières parutions en public.

2 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 351.

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L’origine de l’œuvre d’art commence par définir les mots du titre : « Origine signifie ici

ce à partir de quoi et ce par où la chose est ce qu’elle est, et comment elle est. Ce qu’une

chose est en son être tel le « quoi » en son « comment », nous l’appelons son

« essence ». L’origine d’une chose est la provenance de son essence1

». Ainsi,

Heidegger a peut-être introduit la poésie dans sa pensée mais il n’a pas dérogé aux

grandes définitions qui engagent ses travaux et les débutent.

Pourquoi les critiques et les disciples trouvent que cette conférence a été décisive ?

Heidegger articule sa réflexion autour de ce qu’est une œuvre d’art, s’inspirant

notamment du travail de Van Gogh qui peut servir de matériau de compréhension pour

l’art contemporain. Il pose la question sur l’origine ou l’essence de l’art, sur ce qui fait

l’artiste et l’œuvre d’art. Autrement dit, qu’est-ce qui fait qu’une œuvre puisse être

considérée comme une œuvre d’art ? Cette interrogation est centrale chez bon nombre

de critiques d’art, de philosophes et d’hommes de Lettres chez qui les éléments de

réflexion se basent sur la singularité artistique de l’art2.

L’art est d’abord humain, dans le sens où l’homme est le seul à produire de l’art et à

s’intéresser aux aspects esthétiques dans tout ce qu’il fait, même dans les activités les

plus nécessaires, comme il l’explique dans « La question de la technique ». Mais il

produit aussi du beau pour le beau, qui n’a d’autre utilité que d’être beau, dans le sens

où il est affaire de beauté et non de vérité3. Il s’interroge sur le beau de par les

caractéristiques de son produit et de par son essence. Ces caractéristiques interrogent

d’abord les sens, puis les émotions et enfin l’intellect. L’art ne date pas d’aujourd’hui, il

existe depuis que l’homme, en fabriquant un objet d’utilité qui a du sens, s’est amusé,

de façon très pratique, à lui donner une forme au lieu d’une autre, pour aucune raison

sinon qu’il l’apprécie mieux dans cette forme-là4.

Nous avons vu dans « La question de la technique » que la technè rend compte du fait

du « produire », du « poétique » et de « l’artistique ». Elle est aussi comprise au sens du 1 - Ibid. p. 13.

2 - Ibid. p. 14.

3 - Ibid. p 37.

4 - Les définitions de « l’art » varient largement, aucune d’elles n'étant universellement reconnue. « Un

objet d'art est l'objet reconnu comme tel par un groupe. C'est pourquoi les collections de productions artistiques peuvent être classées et appréciées diversement selon les cultures, les auteurs et les institutions ». Marcel Mauss : Manuel d'ethnographie (Cours professé entre 1926-1939), Payot, Paris, 1971, p. 89.

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savoir et de la connaissance, Platon et ceux qui l’ont précédé ne distinguaient pas la

technè de l’épistemé, les deux termes désignaient le fait de pouvoir se retrouver en

quelque chose et de s’y reconnaître1, car la connaissance est un dévoilement de soi.

Alors qu’Aristote2 distinguait les deux et dissociait entre ce qui se dévoile et la façon

dont il est dévoilé.

Mais tout en dévoilant, la technè voile, car elle donne à l’objet une forme qui cache sa

forme originelle. Ce qui interroge l’objet sur sa nature et l’image que l’homme lui

donne, comme l’argile qui se transforme en poterie. Ce qui dans des termes plus récents

est appelé « naturel » et « culturel ».

Plus qu’une pratique, la technique est pour l’homme une façon de s’exprimer et de

penser qui le libère en transformant la nature et en agissant sur elle. La science aussi

agit sur la nature mais dans un réalisme et une précision qui ont besoin de l’intervention

de l’art comme une pensée méditative et contemplative pour permettre à l'être de la

nature de s’évader. L’art est donc la forme d’expression qui libère l’homme et le

protège de la rigidité de la science et de la technique.

On assiste de fait à une poétisation progressive du discours de Heidegger, où il consacre

la parole et le mot. Tout est dit par le mot, la poésie mais aussi l’art et même les aspects

externes ou visuels de la technique et de la science. La vraie parole est poésie et le

langage est la maison de l'être3.

Heidegger parle de la philosophie de l’art, cette capacité à dévoiler l'être qui fait

l'œuvre. L’œuvre est chez elle là où elle est, parce qu’elle ne représente que ce qu’elle

est, une œuvre qui ouvre un rayon qu'elle occupe par sa présence. Par sa présence aussi,

elle fait disparaitre sa matière, au même titre que l’objet technique ou l'outil qui fait

disparaître la matière dans laquelle il est fait au profit de l'usage. On ne voit pas l'argile

qui fait la cruche ni même la cruche, on voit la fonction. Le sculpteur utilise la pierre

tout comme le maçon utilise la pierre, mais ils ne l'utilisent pas dans le même but. Le

but de la sculpture est la sculpture, elle exprime sa beauté, le but de la maison est

l’habitation, elle exprime sa fonctionnalité. Dans les deux cas, la matière s’évanouit. On

1 - Martin Heidegger : Essais et conférences, p. 17 - 18.

2 - Martin Heidegger : Ethique à Nicomaque, VI, ch. 3 et 4 ; in : Essais et conférences, p. 18.

3 - Martin Heidegger : Acheminement vers la parole, p. 144-145.

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réalise qu’elle est là uniquement si l'œuvre échoue. De même, le peintre use de couleurs,

le poète ou l’écrivain usent de mots. Le mot reste une parole et crée autour de lui ou à

partir de lui une histoire du beau.

Pour être concret, Heidegger procède à la description d’un monument artistique qu’il

investit de la présence de l’être parce que c’est l’homme qui l’a réalisé pour aucune

autre raison que produire du beau. Il explique comment l’être se déploie dans l’œuvre,

ce genre d’œuvre occupe l’espace qui lui est attribué de façon définitive et produit

autour d’elle la sacralité de l’espace où elle s’installe. L’œuvre est chez elle dans le

rayon qu’elle ouvre par sa présence, le lieu qu’elle occupe n’est plus identifié que par

elle. C’est là que l’être de l’œuvre se déploie et c’est là que la question de la vérité de

l’art, en considération de l’œuvre, peut être posée.

Il donne l’exemple d’un temple grec qui a été réalisé à un moment donné par un ou

plusieurs artistes, architectes, artisans et ouvriers, dans une société donnée, à une

époque de l’histoire. Cette œuvre a été affectée à une mission, dans le sens où elle

représente un thème et a été érigée pour marquer un événement : la naissance, la mort,

la victoire, la défaite, le destin... Le monde de ce monument est en lui, avec tout un

ensemble de relations, il structure un sens qu’il conserve à jamais. Même la terre sur

laquelle il est installé prend ce sens mythique. C’est une terre tout aussi sacrée que celle

où se construit un monument religieux1. C’est pour cela que l’œuvre d’art survit au-delà

des siècles.

Heidegger présente un autre exemple artistique par la lecture d’un tableau de Van

Gogh2

avec une interprétation significative. Le tableau représente une paire de

chaussures d’une paysanne, un objet essentiellement défini par son usage3. Mais sa

vérité n’est ni dans la chaussure, ni dans la paysanne, elle advient par la beauté qui est

dans l’œuvre, révélant l'être du produit qui n’est ni dans la fabrication de chaussures, ni

dans leur forme, ni dans leur solidité. La beauté fait éclore le beau et le vrai pour révéler

1 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 60-62.

2 - Vincent Willem van Gogh (1853 - 1890) est un peintre et dessinateur néerlandais qui est né au Pays

Bas et mort très jeune en France. Son œuvre pleine de naturalisme, inspirée par l'impressionnisme et le néo-impressionnisme, annonce le fauvisme et l'expressionnisme. C'est l'un des peintres les plus connus au monde.

3 - Martin Heidegger : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 33.

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l’être, distendu entre la terre à laquelle il appartient parce qu’elle donne sens à son

existence et le monde imagé de la paysanne. Cette relation à la terre, au travail, au

labeur d’une personne qui souffre, peut être exprimée dans n’importe quelle situation

dans n’importe quel pays à n’importe quelle époque de l’histoire de l’humanité. Il se

trouve dans l'évidence de la présence du ciel, de la terre, de la matière et de l’homme,

que représente la paysanne, la valeur du travail et le temps qui passe.

Pour chaque œuvre, les critiques d’art s’attardent sur l'analyse des traits picturaux et des

techniques. Heidegger fait disparaître ce qui n’est pas de son ressors derrière

l'affirmation de la fonction ontologique de l'œuvre, dont la vérité advient comme

dévoilement pour accéder à l'être. « L'art est la mise en œuvre de la vérité de l'être1»

dont la création dépasse l'artiste lui-même. En définitive, l’origine de l’œuvre d’art et de

l’artiste est l’art2.

Ainsi, en s’interrogeant sur le rôle de l’art dans la vie de l’homme, Heidegger cherche

une issue aux problèmes récurrents de l’époque, et tente de trouver un moyen de ne pas

sombrer dans la déliquescence de la société de consommation, du pouvoir, de la course

aux armements et de la publicité qui met l’être en danger constant. Il recherche ce qui

fait que l’homme soit humain, qu’il soit lui-même, proche du vrai, du bien et du beau.

Vu sous cet angle, l’art qui clôture l’échelle des valeurs représente à coup sûr une

ouverture intéressante pour protéger l’humanité de l’humain, c’est même son plus haut

niveau d’humanisation.

1 - Ibid. p. 36.

2 - Ibid. p. 63-64.

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CONCLUSION

Cette dernière partie s’est intéressée à Sein und Zeit, un livre qui interpelle l’homme

dans un monde nouveau où les intérêts se sont multipliés. Elle est complétée par la

découverte de l’art, une partie de la vie de Heidegger naïvement considérée comme le

dépassement de l’œuvre première. Dans les faits, Heidegger continue son tracé de

l’homme contemporain qui doit lutter pour protéger son humanité face à la modernité, à

la technique, et tout ce qui constitue la nouvelle métaphysique. A ce monde qui offre

plusieurs formes d’attractions, Heidegger propose un homme aux missions et aux

facettes multiples où chaque situation représente une définition en soi et un pas de plus

pour comprendre l’être. C’est un regard neuf qui demande à l’homme de se construire

tous les jours en faisant des choix au quotidien à l’instar de la société de consommation

qui invente des tentations quotidiennement pour séduire les individus.

On ne peut pas dire que Sein und Zeit soit seulement le livre d’un moment que

Heidegger a dépassé en allant vers d’autres formes de pensées. C’est plutôt un livre qui

rend présent tous les temps, puisqu’il fait appel à toutes les époques pour puiser ce qui

peut enrichir sa vision de l’homme. Il est nécessaire pour comprendre le reste de

l’œuvre du philosophe. Mais que propose-t-il au juste ?

Avec des soubassements méthodologiques et historiques, Sein und Zeit présente un

homme concret, en relation permanente et ininterrompue avec le monde, car aller vers la

compréhension de l’être n’exige pas de se couper du monde matériel. C’est vrai que cet

homme est souvent esseulé et assailli par des sentiments de peur et d’angoisse dès lors

qu’il prend conscience qu’il mourra un jour, qu’il est responsable des choses du monde

et qu’il doit prendre en charge l’avenir, une lourde mission. Mais cette prise de

conscience passe par plusieurs situations intermédiaires, ce sont des états de

dévoilement qui, à chaque fois, rapprochent l’homme un peu plus de son être et de l’être

en général. Il réalise qu’il vivait dans une situation de déchéance et qu’il a été jeté-là

sans trop savoir pourquoi. Il comprend par la même occasion que ces états sont

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nécessaires pour que sa mission prenne forme et ait du sens, s’il veut aller vers la vérité,

s’assumer et avancer.

C’est une quête qui commence par un homme totalement impliqué dans sa vie

quotidienne, un état initial et inévitable. Pour dépasser cette façon d’être, l’auteur met

en place un processus d’évolution construit sur une échelle de valeur. Pour se connaitre,

identifier son milieu et comprendre son environnement, changer en restant ou plutôt en

devenant soi-même, l’homme doit prendre conscience de la nécessité d’une

transformation ou une relecture de son propre moi, comme il doit s’approprier le mode

de réalisation de ce changement.

Tout le travail de Sein und Zeit consiste à montrer à l’homme ce mode de réalisation du

changement : comment prendre conscience du « on-quotidien », comment rester en

retrait par rapport aux autres tout en étant avec eux, comment leur venir en aide sans

s’impliquer, comment rester neutre et attentif et dépasser son état impropre par la

contemplation, la réflexion, le questionnement, afin de tendre vers un état authentique.

Ce dépassement qui ne peut résulter de la logique, du raisonnement ni de la

métaphysique, a un appui dans le concret, Heidegger part des expériences du monde

pour expliquer la vie de l’homme. Ses peurs, ses angoisses, ses appréhensions, ses

doutes et ses soucis deviennent des éléments de départ fondamentaux et la condition

nécessaire à la prise de conscience de ses possibilités. Pour se faire comprendre, il décrit

l’homme dans des situations réelles, en le nommant dans chacune d’elles, d’un nom

approprié. Il parle de « l’être-au-monde », parce que le premier niveau de conscience de

l’homme est de constater qu’il vit dans un monde dont il dépend et ce monde n’en sait

rien. Il parle d’entourance pour dire l’importance pour l’homme d’être au milieu

d’objets, d’utils pour spécifier l’objet qui sert à travailler et influer sur la nature, de

déloignement, d’aiguillage… Ce sont des situations quotidiennes dénuées d’intérêt

philosophique et auxquelles l’homme habituellement ne donne pas de nom. Heidegger

les charge de contenu et de sens pour enrichir la condition humaine.

L’être-au-monde donne du sens au monde. Exister, être, agir, signifie pour lui, situé,

localisé, mais aussi inséré dans une communauté, à un moment donné, pour un certain

temps. De ce fait nait un projet par lequel un individu va saisir les significations que le

monde lui offre. L’homme est le seul étant qui peut faire des projets par le fait même de

donner de la valeur aux choses, il comprend les signes de la nature et modifie ses

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336

données en agissant sur ses résultats ou sur ses éléments, comme le fait de couper un

arbre pour fabriquer des chaises, labourer le sol pour avoir du blé, transformer la terre en

brique pour construire une maison, utiliser le feu pour cuir la nourriture... avant de

passer à des projets plus complexe comme le fait d’utiliser l’eau pour produire de

l’électricité. Les quatre premiers éléments de la nature sont toujours là pour faire la

force de l’intelligence humaine.

Heidegger utilise d’autres expressions comme « être-avec » ou « être-en-compagnie »

pour dire que l’homme est naturellement social, sociable et n’a aucun problème à être

avec les autres. Avec la mort, le temps, la conscience, il complète le tableau des

caractéristiques de l’homme comme un être-vers-la-mort, un être-dans-le-temps et un

être-conscient.

La mort donne du sens au temps et à la temporalité qui positionne la personne face à la

croyance. Mais c’est surtout à sa façon d’intégrer la mort dans son projet de vie, comme

une possibilité et non comme une certitude, que se mesure sa capacité à dépasser son

état quotidien. L’état d’être-vers-la-mort rend l’homme responsable de l’avenir, de la

continuité, des générations qui se succèdent. C’est aussi un état qui favorise son

humanité, ou son humanisation ou sa « réhumanisation », dans un processus nécessaire

pour son propre épanouissement et une condition obligatoire à sa liberté.

L’homme que présente Heidegger est garant du beau alors que la poésie ou l’art en

général en est l’expression, autant que la philosophie est garante du vrai. Mais est-ce

que l’homme est conscient de cette responsabilité dont l’investissent le philosophe, le

poète et l’artiste ? Il est seul responsable de sa situation et seul chargé de son retour à la

question des origines et à la compréhension de l’être, en a-t-il conscience?

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337

CONCLUSION GENERALE

La pensée de Heidegger prend racine dans les profondeurs de la tradition, elle surgit

par-delà les temps, utilisant la richesse d’une histoire qui n’a jamais vieilli, en proposant

à l’humanité un héritage qui peut profiter à la descendance, orienter la pensée du siècle

et fournir des réponses aux inquiétudes récurrentes à la philosophie.

Heidegger a présenté des éléments fondamentaux pour se faire comprendre, des points

d’appui nécessaires à l’époque où il a vécu qui était caractérisée par un foisonnement

d’idées, de notions et de concepts nouveaux. C’est une époque qui a vu naître les plus

grands penseurs de l’humanité, les différents courants de pensées, les plus grandes

découvertes scientifiques et les plus fabuleux émerveillements de l’invention humaine.

C’est une époque de souffrance aussi, caractérisée par les deux guerres mondiales, les

bombes atomiques et les essais nucléaires. C’est enfin un monde où le travail devient la

devise de la modernité et où l’individu ne prend plus vraiment le temps de se poser la

question de l'essence de l’être de l’homme et de l’être en général. Ce qui provoque une

dynamique et une instabilité réelles qui ne rassurent pas Heidegger, car il a lui-même

vécu des tournants, des tourments, des virages, des changements, des paradoxes et des

revirements. C’est un monde en crise, où la raison est en crise, le logos est en crise,

l’alèthéia est en crise, et où l’humain et le monde sont constamment agressés.

Pendant 60 ans, Heidegger a secoué la philosophie afin de mener l’individu sur la voie

de la pensée par l’étonnement et le questionnement, même s’il dit n’avoir pas délivré

d’œuvre ou de doctrine, seulement des « chemins » qui ouvrent des perspectives sur

l’histoire de la philosophie et du savoir.

En 1953, il disait qu’aucune époque n'a accumulé sur l'homme des connaissances aussi

nombreuses et aussi diverses que la nôtre. Aucune époque n'a réussi à présenter son

savoir de l'homme sous une forme qui nous touche davantage. Aucune époque n'a réussi

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à rendre ce savoir aussi promptement et aussi aisément accessible. Mais aussi, aucune

époque n'a moins su ce qu'est l'Homme. Ce concept se présente en effet avec toutes ses

composantes : c’est un homme angoissé, soucieux, entièrement enraciné dans sa culture,

accaparé par la technique, désintégré par la science, comme un atome dans un

laboratoire. Heidegger le compare à un convalescent, qui cherche dans ses réserves un

reste de forces pour se maintenir, puise dans ses capacités intérieures, dans ses

profondeurs et dans son environnement intime pour ramasser ses fragments éparpillés,

panser ses blessures, se guérir en dépassant sa situation et tendre vers un avenir

meilleur. C’est à chaque fois une reprise, une relance nouvelle.

Cet homme, c’est en Grèce qu’il l’a d’abord cherché, parce que les Grecs plaçaient dans

l’être la totalité de l’univers, où l’homme et toutes les choses sont, harmonieusement

intégrés. Mais depuis, des éléments ont intervenu pour séparer l’homme de cette

harmonie. C’est ce que nous livre l’histoire de la pensée que nous révèle Sein und Zeit.

Pour poser sa problématique, Heidegger reprend à son compte la question des anciens :

« Pourquoi il y a l’être et non pas plutôt rien ? » Cette question est historique voire

intemporelle, car l’être est la porte d’accès à l’homme, autant que l’homme apporte

l’interprétation de l’être. Le philosophe est convaincu qu’en s’ouvrant à l’être, l’homme

reste en lui-même une pensée originelle, parce qu’en vérité il n’a pas quitté l’être depuis

les Grecs, même si 25 siècles ont tenté de l’en séparer. Mais après une minutieuse

fouille dans l’histoire, dans les concepts et dans les méthodes, il réalise que la vérité de

l’être relève d’une énigme qui est encore plus haute que celle du temps, et elle se doit de

conserver son caractère énigmatique1. Il avoue son impuissance devant le projet de

résoudre seul la question de l’être et la question de l’homme et déclare : « Pour nous qui

vivons aujourd’hui, le grand de ce qui est à penser est trop grand. Nous pouvons peut-

être nous mettre en peine d’un passage : bâtir des chemins étroits, sans aller trop

loin2 ». Ce qui veut dire que si la besogne de penser nous semble incommensurable,

prenons-la par petite dose, abordons-la petit-à-petit. Il dit encore en 1969, que son

œuvre est une amorce, simple mise en route d’une démarche que seule une pensée à

1 - Martin Heidegger : Temps et être, in : Questions IV, p. 37.

2 - Martin Heidegger : Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, 1977, P. 74-

75. Témoignage recueilli dans la revue Der Spiegel, dans un entretien accordé en 1966.

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venir pourra assumer effectivement1. Heidegger inscrit ainsi le retour à la question de

l’être dans un projet de l’humanité entière, quand celle-ci voudra renouer avec son

propre moi.

Joël Balazut trouve Heidegger trop modeste, car il apporte plus de réponses qu’il ne

parait. Ce qu’il a annoncé de façon implicite dans l’œuvre première, il a pu le rendre

explicite et visible par la suite, puisqu’on trouve ses réponses infusées dans ses

commentaires des poètes tragiques grecs, notamment les Présocratiques qui ont pensé

l’être en son sens originel, comme on les retrouve dans la «poésie-pensée» de Hölderlin.

Il affirme aussi que le philosophe a porté la philosophie à son plein accomplissement et

a réussi à dépasser progressivement l’impasse d’une philosophie du sujet dans laquelle

il a refusé de se murer2.

Par son approche, Heidegger va au fond des choses. Il analyse chaque mot en soi, qu’il

va chercher au plus profond de lui, de sa racine, au risque de modifier son sens actuel, le

conjugue à toutes les époques et dans chaque espace philosophique. Quand il explique

le sens de « l’étant » par exemple, il ne retourne pas seulement aux Grecs pour dire qu’il

avait un sens plein, à l’image d’une montagne dans une île. Il met en évidence la

traduction du Grec vers l’Allemand pour voir si la transmission du sens s’est faite

pleinement. Il utilise d’ailleurs les termes « interprétation d’une langue à l’autre », car

l’interprétation a toujours le risque d’être imparfaite. Le passage d’une époque à l’autre

est aussi une interprétation, une adaptation qui modifie le mot et appauvrit son sens.

Puis il revient sur le terme « interpréter » et sème le doute dans le sens donné

actuellement à ce contenu 3 qui ne remplit probablement plus sa mission, puisqu’il

regarde la forme mais pas le fonds. Ainsi, avec chaque mot, chaque notion, chaque

concept, Heidegger incite au débat et à la réflexion sur ce qui semble évident. Un

concept galvaudé, généralisé et banalisé ne répond plus à la profondeur de la situation

particulière pour laquelle il a été créé. « L’être » aussi, qui est un concept clef pour tout

langage, est introduit dans toutes les situations et les états de fait, c’est pour ça qu’il ne

répond plus au sens plein qui est attendu de lui. Pour cela, il faut dépasser la conception

1 - « Martin Heidegger »: numéro spécial, Cahiers de L’Herne, Direction : Michel Haar, n° 47- 1983, p. 97.

2 - Joël Balazut : L’impensé de la philosophie heideggérienne, Paris : L’Harmattan, 2006.

3 - Martin Heidegger : Question IV, p. 416.

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où l’être est perçu comme « essence de… » à l’idée d’un être perçu comme « présence »

qui englobe tous les étants présents en faisant intervenir la notion de l’espace et la

notion de temps. Avec ce sens plein de nouveau, il sera possible de penser l’être sans

l’étant. Mais penser l’être sans l’étant ne signifie pas que l’étant est désormais inutile

pour l’être, ou que ce rapport ne soit plus nécessaire, c’est plutôt pour penser l’être

autrement qu’à travers l’étant, et pouvoir se démarquer de la métaphysique1 qui a elle-

même pensé l’étant sans l’être.

Heidegger admet cependant que l’homme est encore dans une amnésie, dans ce monde

de la technique et de la domination de la science et de l’industrie. Une amnésie

terriblement semblable à l’oubli de l’être. Il faut dire que Heidegger a soulevé la

question de la technique bien avant que le monde ne soit totalement motorisé et

accessoirisé. Il propose, pour sauver l’essence de l’être et de l’être de l’homme, de

reconstruire l’échelle des valeurs et porter sur le monde un regard de poète. En effet,

l’humanité de l’homme se trouve dans la beauté du monde où il vit, à condition qu’il

regarde chaque chose comme une œuvre d’art, comme un poème, car la poésie est le

langage des dieux, elle peut dire simplement des choses que la philosophie peine à

exprimer et la science peine à rationaliser. Ceci découle du fait qu’elle est plus proche

de la nature, du monde et de l’homme, puisqu’elle en est l’expression naturelle. La

langue de la philosophie obéit à des règles, la langue poétique obéit à des sentiments.

Mais n’est pas poète qui veut, seul le poème qui invoque la force des dieux et la

puissance de la nature, peut réveiller la question de l’être qui sommeille en l’homme.

Où en est-on de cet homme qui parle le langage des dieux ? L’homme du XXIème

siècle

entame le début d’une ère technologique où tout se fait à l’aide de machines de plus en

plus sophistiquées. D’un simple poste de télévision classique à la télévision par satellite,

d’une machine à écrire à l’ordinateur numérique, le monde devient à la portée des yeux,

totalement virtuel. C’est ce que Michel Puech appelle l’Homo Sapiens Technologicus2,

il va jusqu’à demander d’instaurer une philosophie de la technologie pour aider tout

homme en quête d’une sagesse contemporaine à trouver la résolution et la sérénité.

1 - Martin Heidegger: Nietzsche, T. II, p. 454.

2 - Michel Puech : Homo Sapiens Technologicus : Philosophie de la sagesse contemporaine, Paris :

Editions le Pommier, 2008.

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341

Il faut dire que chaque époque a eu un dominant, celui de l’avenir, du XXIème

siècle,

sera à coup sûr la technologie numérique. Certes, l’homme n’a pas beaucoup changé

d’apparence, mais tout en lui et autour de lui a changé. Toutes les découvertes simples

qui étaient supposées faciliter la vie sont devenues des chaines complexes de réalisation

avec de multiples démembrements. L’électricité a ses démembrements comme la

télévision ou l’ordinateur, qui eux-mêmes ont donné lieu à d’autres démembrements

comme la connexion, le courrier électronique… et on ne s’imagine plus vivre sans eux.

Les rapports sociaux ont été redéfinis autour de la technologie numérique comme le fait

d’envoyer un message électronique collectif (sms) pour des vœux de fin d’année ou une

carte virtuelle pour un anniversaire. Des réseaux sociaux branchent des individus de

tous les coins du monde dans un espace virtuel qui fait de la terre un grand village. De

même pour les rapports politiques et les enjeux internationaux qui redéfinissent le plus

puissant Etat, non par l’arme la plus imposante ou la plus sophistiquée, mais par celui

qui détient le plus indétectable virus pour le plus efficient système d’espionnage

informatique.

Est-on encore en mesure de dire que la science et la technique ne pensent pas? La

technique met le monde à la portée de l’homme en lui fournissant de plus en plus de

confort avec l’industrialisation de l’agriculture, l’énergie nucléaire, les maisons

intelligentes…, mais elle lui confisque son humanité, lui prend son pouvoir sur les

choses avec son savoir-être et son savoir-faire pour le mettre sous la dépendance

handicapante de la machine, si bien qu’il a vite oublié le monde où elle n’était pas et

son langage s’en trouve modifié. Il veut rester le maître de l’univers, mais n’est-il pas

déjà à un point de non-retour ? A-t-il fini par faire penser la technique, ou c’est

justement la conséquence d’une technique qui ne pense pas que le monde subit ? On

passe de la dialectique du maître et de l’esclave, à la dialectique de l’homme et de la

machine.

Heidegger a défini la mission de l’homme dans son environnement par le devoir de

protéger le monde et la nature, c’est une dette ancestrale. Mais en oubliant la question

initiale et ne comprenant pas sa déchéance et la raison de sa venue, celui-ci s’est

acharné contre la nature qui est pourtant son seul apport, au lieu de s’acharner à la

protéger. S’il laisse aujourd’hui le monde à la merci de la technique qui est le résultat

même de son acharnement, il ne pourra jamais s’acquitter de sa dette, alors que cet

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acquittement représente son humanité. Le réveil de la question de l’être consiste à

responsabiliser l’homme au sort du monde dont il est le garant, c’est aussi le retour à la

philosophie. Heidegger repositionne ainsi l’homme dans l’échiquier de la philosophie,

en lançant un nouveau regard sur l’existence qui installe l’humain dans l’extase de vivre

son humanité comme un devoir envers le monde et non comme un simple étant dans le

monde.

Loin d’avoir cerné Heidegger dans sa pensée, dans sa philosophie et dans sa tourmente,

nous pouvons au moins dire que chez lui peut être puisé ce qui aiderait l’humanité à

faire face aux problèmes qui se posent à la génération actuelle et les générations avenir.

Peut-être même que Sein und Zeit comportait déjà des solutions implicites aux questions

du siècle, favorisant le bien-être de l’homme. Mais le reste de son œuvre est tout aussi

chargé de sens pour un retour à la question de l’être, pour permettre à l’homme de se

comprendre, protéger son monde et vivre son époque au lieu de la subir, malgré

l’instabilité et les changements perpétuels qui la caractérisent.

Dans Chemins de compagne, il nous montre une voie, ce n’est pas le tracé d’un chemin

à suivre, c’est une lumière pour éclairer les choix que l’homme peut opérer pour sa

réalisation. Il parle de l’éclaircie (Lichtung) qu’il présente comme l’humanité de

l’homme. Le Dasein est Lichtung, il éclaire les étants, il ne faut surtout pas rompre avec

son humanité, avec l’art et la beauté. Cette vision de l’homme qui éclaire, artiste et

visionnaire à la fois, Heidegger va la confirmer dans la deuxième partie de sa vie. En

pensant l'art comme philosophie et en rehaussant le niveau de sensibilité de l’homme

vis-à-vis du beau, il crée un pont entre l'intelligible et le sensible, par la présence de l’un

dans l’autre, car le sensible aussi a sa part d'idéalité et participe à l'intelligible. Pour

Kant également, l'art est révélateur de la vérité, c’est le premier stade de l'esprit absolu

et du dévoilement de l'être.

Le rapport entre la philosophie et l'art, déjà présente chez les Grecs, s’est imposé dans la

pensée de Heidegger comme une évidence, dès la parution du livre de Kant et le

problème de la métaphysique. D’après lui, l'art semble dire mieux ce que la philosophie

tente d'exprimer. Il est la réponse à la question de la liberté de l’homme et le moyen

adéquat pour protéger sa nature, son éthique, ses capacités esthétiques et ses possibilités

de créativité. L’art permet effectivement de préserver les équilibres dans le monde et

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responsabiliser l’homme sur le beau et la qualité de la vie. C’est le canal ou la voie

prioritaire pour retourner à la question de l’être. Mais cet homme visionnaire ne s’est

peut-être pas encore pleinement imposé dans le monde ; et les inquiétudes de Heidegger

sont terriblement d’actualité. Ainsi, l’être est encore tu et la pensée que guide l'angoisse

et le souci est rentrée dans un quasi-mutisme où s'additionnent, toujours davantage, la

dimension d'attente et un étrange sentiment de n’être plus chez soi dans le monde1.

Quand est-ce que la philosophie va pouvoir de nouveau reprendre possession du monde

de la pensée scientifique qui ne lui appartient plus, qui met en situation un homme avec

tant de problèmes qu’il n’y a plus de place à la question de l’être ?

L’homme qui va à la recherche de l’être, est celui qui garde le lien avec l’art et la

poésie, car c’est la flamme qui anime la pensée humaine. C’est le débat que le

philosophe de Freiburg propose d’entretenir suscitant un réel et vif intérêt

philosophique, même à l’ère de la globalisation.

1 - M. Haar: Heidegger et l’essence de l’homme, p. 90.

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BIBLIOGRAPHIE

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Héraclite, séminaire du semestre d'hiver (1966-1967), Traduction Jean Launay et

Patrick Lévy, Paris : Gallimard, 1973.

LES ŒUVRES COMPLETES

Gesamtausgabe - Les Œuvres complètes, en cours de parution, rassemblent les cours et

conférences non édités ou éparpillés dans des ouvrages et des revues. La traduction

française a commencé en 1971. Certains textes ont été par la suite érigés en ouvrages

indépendants.

De l'essence de la vérité : approche de l'allégorie de la caverne et du Théétète de

Platon 1931-1932 ; in Les Œuvres complètes 34, traduction Alain Boutot, Paris :

Gallimard, 2001.

La logique comme question en quête de la pleine essence du langage (1934), in : Les

Œuvres complètes 38, Paris, Gallimard, 2008, (trad. F. Bernard).

Qu'est-ce qu'une chose ? (1935-1936), Les Œuvres complètes 41, traduction Jean

Reboul et Jacques Taminiaux, Paris : Gallimard, 1971.

Concepts fondamentaux, (1941), in : Les Œuvres complètes 51, traduction Paul David,

Paris, Gallimard, 1985.

Hegel : la négativité, éclaircissement de l'Introduction à la Phénoménologie de l'esprit

de Hegel, (1938-1942), in : Les Œuvres complètes 68, traduction A. Boutot, Paris :

Gallimard, 2007.

Parménide (1942-1943), traduit par Thomas Piel, in : Les Œuvres complètes 54, Paris :

Gallimard, 2011.

Aristote, Métaphysique 1-3 (1931), in : Les Œuvres complètes 33, traduction Bernard

Stevens et Pol Vandevelde Paris : Gallimard, 1991.

Platon : Le Sophiste (1924), in : Les Œuvres complètes 19, traduction Jean-François

Courtine et d’autres, Paris : Gallimard, 2001.

Les Hymnes de Hölderlin : la Germanie et le Rhin, (1935) Les Œuvres complètes,

traduction François Fédier et Julien Hervier, Paris : Gallimard, 1988.

La logique comme question en quête de la pleine essence du langage (1934), Les

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Page 346: Prologue - univ-oran2.dz

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http://www.dailymotion.com/video/xuqcr5_guest27-1_creation?start Rappels et repères, l’Ereignis sur le chemin d’Anaximandre (cours universitaire filmé) http: // www.questionsenpartage.com/-lorigine-de-la-phenomnologie-edmund-husserl (article numérique)

http://www.insoc.fr/2009/07/heidegger-face-a-freud-homme-est-il-plus-qu-un-animal/

FILMS

The Ister : d’après le cycle de conférences de Heidegger sur Approche de Hölderlin

(1942), avec Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Bernard Stiegler et Hans-

Jürgen Syberberg.

Heidegger : La question de l’être : https://www.youtube.com/watch

Page 354: Prologue - univ-oran2.dz

354

TABLE DES MATIERES

PROLOGUE 1

INTRODUCTION GENERALE 4

PREMIERE PARTIE

LA LECTURE HEIDEGGERIENNE DE LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE

L’HOMME A TRAVERS L’HISTOIRE

INTRODUCTION 10

CHAPITRE PREMIER

HEIDEGGER ET LES INFLUENCES DE L’HISTOIRE

I. La construction de la question de l’être et les débuts de la question de l’homme en

philosophie

12

A. La question du commencement ou la question de l’être 12

B. La naissance de la question de l’homme et de sa vérité 22

II. La naissance de la métaphysique et les influences du Moyen-âge

C.

26

CHAPITRE DEUXIEME

RETOUR A LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE L’ETRE DE L’HOMME DANS

LA PENSEE MODERNE ET CONTEMPORAINE

35

I. Heidegger et les modernistes 36

II . Les grandes révolutions contemporaines 39

CHAPITRE TROISIEME

INFLUENCES ET LIMITES

HEIDEGGER ENTRE MAITRE ET DISCIPLES

51

I . Heidegger disciple d’Husserl 51

II. Le maitre Heidegger face à Gadamer et Beaufret 56

III. Autres rencontres 66

CONCLUSION 70

Page 355: Prologue - univ-oran2.dz

355

DEUXIEME PARTIE

LA QUESTION DE L’ETRE ET LA QUESTION DE L’ETRE DE L’HOMME

POUR LA CONSTRUCTION D’UNE PENSEE

INTRODUCTION 72

CHAPITRE PREMIER

UNE METHODE APPROPRIEE POUR COMPRENDRE LE DASEIN

73

CHAPITRE DEUXIEME

POLEMIQUES SUR L’OUBLI DE LA QUESTION DE L’ETRE

87

I. Le problème de la question du sens de l’être 87

II. Les limites de l’être 94

III. L’être, le temps et la présence 99

CHAPITRE TROISIEME

La fin de la métaphysique

111

I. La déconstruction de la métaphysique 113

II. Le mot de Nietzsche « Dieu est mort » 133

CHAPITRE QUATRIEME

HEIDEGGER ET LA QUESTION DE L’HUMANISME

145

I. Que veut dire exactement l’humanisme ? 145

II. L’homme dans la théorie existentialiste 150

CHAPITRE CINQUIEME

L’ESSENCE DE LA TECHNIQUE

161

I. La question de la technique 161

II. La question de la science 181

CHAPITRE SIXIEME

DEVOILEMENT ET VERITE CHEZ HEIDEGGER

188

I. La vérité dans la question de l’être 188

Page 356: Prologue - univ-oran2.dz

356

II. Penser et agir 198

III. Le langage et la pensée 209

CONCLUSION 219

TROISIEME PARTIE

LES ELEMENTS STRUCTURANTS DU DASEIN

DANS SEIN UND ZEIT

Le Dasein : sens et définition 221

CHAPITRE PREMIER

L’ETRE EN GENERAL ET LA QUESTION DE L’HOMME

DANS SEIN UND ZEIT

225

CHAPITRE DEUXIEME

LE DASEIN ENTRE LE MONDE QUOTIDIEN ET L’EXRESSION DE SON ETRE INTERIEUR

240

I . La relation de l’homme au monde 241

II. La parole et l’expression de l’être intérieur du Dasein 252

III. Le souci et l’angoisse dans la vie du Dasein 263

IV. La conscience morale et la responsabilisation du Dasein 273

CHAPITRE TROISIEME

LE DASEIN FACE AU PHENOMENE DE LA MORT

286

CHAPITRE QUATRIEME

LE DASEIN ENTRE LE TEMPS QUI PASSE ET LE TEMPS ORIGINAIRE

303

I. L’être et le temps destinal 313

II. Le Dasein, le temps et l’histoire 317

CHAPITRE CINQUIEME

L’HOMME HEIDEGGERIEN APRES SEIN UND ZEIT

L’expression artistique et la révélation de l’être

321

CONCLUSION 334

CONCLUSION GENERALE 337

Page 357: Prologue - univ-oran2.dz

357

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres de Heidegger : textes traduits en français

Les œuvres complètes

Textes choisis sur Heidegger

Œuvres générales

Revues

Thèses

Bibliographie électronique

Films

344

TABLE DES MATIERES 354