prologue Loi des Mages 2

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prologue, premier chapitre

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troisième livre

et mon péché est constamment devant moi

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première partie

les mirages de l’automne de KharKov

« On rencontre parfois de braves garçons, aussi parmi les mages ! »Opéra Le Cimmérien triomphant,

Aria de Conan le Barbare

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le talon

« Bénissez-moi, mon père ! » Avant de gravir la pente et de plonger par la porte cochère du monas-tère de l’Intercession, le père Gueorgui avait béni à la hâte, d’un signe

de croix, un pèlerin – un petit bourgeois, gros, l’air malin, manifestement un petit commerçant du quartier Osnova1.

Le mois de septembre s’était déchaîné, se considérant sincèrement comme celui d’octobre, fêtard, gaillard de « l’été de la Saint-Martin » : les sentiers étaient largement jonchés de feuilles mortes. Donnez de l’or sous les pieds ! De l’or ducat ! Et toutes les femmes sont à moi ! Même l’arabesque des toiles d’araignées vacillait dans l’air tel un mirage-miracle : elle glissait sur le visage, le chatouillait, puis disparaissait comme si elle n’existait pas. Le ciel bleu éblouissant rappelait d’ailleurs toujours l’été chaud, trop chaud, quand tous les villageois faisaient les « Prières de pluie ». Cela aidait mal.

« Bientôt, ce sera la procession », pensa le père, mal à propos. « Monseigneur voulait faire marbrer les murs intérieurs… Si les frères Stepanov ne tombent pas malades après la procession, il le fera. Il y sacrifiera mille roubles, certaine­ment pas moins… Ils sont pieux, les Stepanov… »

Les habitants de Kharkov désiraient ardemment cette procession de l’icône Ozerianskaya2. Le trente septembre, on transférait l’image sainte du village de Kouriage au monastère de l’Intercession, pour les mois d’hiver. Et le vingt-deux avril, on renvoyait solennellement l’icône. Deux processions mineures avaient été, en plus de cela, établies en été : de Kouriage à Ozerianka, l’endroit où l’icône avait été découverte, et deux semaines plus tard, son retour.

Celles-ci ne réunissaient pas beaucoup de monde.Dommage. Comme l’écrivait le professeur Miller : « Le séjour de l’icône au

monastère de l’Intercession, plus exactement dans son temple transformé en cathédrale après la création de la chaire épiscopale, a eu beaucoup d’influence sur la situation économique de celui-ci. »

Mais selon quelles proportions, l’intelligent professeur ne l’écrivait pas. Cela était si clair qu’il n’y avait nul besoin de le mettre par écrit…

Après avoir poussé un gros soupir, le père Gueorgui traversa obliquement la cour et se précipita vers la demeure de l’évêque. Dans le temps, il y avait ici une petite construction de bois, la cellule du supérieur, la résidence des Monseigneurs du faubourg. Mais déjà à l’époque de l’évêque Pavel, on avait

1 Un des quartiers de Kharkov, le quartier « de la Base » - NdT.2 D’Ozerianka (« Le Lac »), village ukrainien – NdT.

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érigé un bâtiment de pierre, en lieu et place de cette « cabane », comme le peuple, mais aussi certains prêtres, nommaient avec mépris cette cellule.

Oh, comme lui, Pavel, évêque de Kharkov, ancien recteur du séminaire de Smolensk, aimait le luxe splendide ! Il trouva, implora, obtint de l’argent, afin de bâtir cette demeure où l’on trouva même la place d’ajouter une chapelle privée, consacrée à la Sainte-Croix, dans l’étage supérieur, près des apparte-ments de Monseigneur. Et cet argent fut aussi suffisant pour faire construire un collegium sur la pente du Séminaire. Et il en restait encore pour une riche garde-robe, et pour des voitures, des trotteurs de race, des meubles, des tableaux…

Après neuf années grasses passées dans le Sud, on fit coffrer l’évêque dans la ville d’Astrakhan. On le fit coffrer, mais les dettes restèrent.

Combien de Monseigneurs lui avaient succédé sur le trône, sans que l’on parvienne à payer totalement ces dettes…

« Arrête-toi, père Gueorgui. Arrête-toi, je te dis ! Regardez-le comme il a pris son élan : en voilà des jeunes jambes…! »

Monseigneur Innokenti, l’actuel archevêque, était assis sur un banc, à côté de la demeure.

Il faisait tourner une feuille d’érable entre ses doigts.« Bénissez-moi, Monseigneur ! » Le père Gueorgui pensa qu’il ressemblait

à ce moment au généreux pèlerin, près de la porte cochère. Cette idée lui fut désagréable.

« Assieds­toi à côté de moi, père Gueorgui ! » La feuille d’érable fit un signe de croix devant lui. « Gardons le silence. »

Après s’être assis avec précaution sur le bout du banc, le prêtre jeta un rapide coup d’œil sur Monseigneur, et s’empressa de se donner une mine intelligente. Même si Monseigneur Innokenti adorait jouer au « benêt », il était loin d’être simple. Recteur de l’Académie de Kiev à trente ans, évêque de la ville de Tchiguirine, ancien évêque du diocèse de la ville de Vologda, et maintenant du diocèse de Kharkov. Docteur en théologie. Prédicateur chrysos-tome célèbre. Membre de quatre académies ecclésiastiques, des univer sités de Kharkov, de Moscou, de Saint-Pétersbourg, ainsi que de deux sociétés scientifiques – archéologique et géographique. Auteur du cours fonda mental de Théologie dogmatique. Les prêtres concussionnaires avaient bien plus peur de lui que de la colère céleste. Et les habitants de la ville le considéraient comme un saint.

Et voilà que ce grand homme appelait un certain père Gueorgui, juste pour garder ensemble le silence.

Chose qui aurait pu être étonnante si cela avait été la première fois.Mais comme ce ne l’était pas, le père s’y était habitué.Innokenti commença à « garder le silence » : « Le rhéteur Prokopovitch disait

que tu as daigné siéger, hier, au tribunal de district ?— C’est exact, Monseigneur. Après une longue pause, vu l’absence de pro-

cès appropriés. En tant que moine supérieur du diocèse, je suis obligé de parti-ciper à l’examen de l’affaire sur le métier de mage. L’accusé est le bourgeois Goloborodko, Ivan Terentievitch. Le commis des galeries de Souzdal.

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— Mais oui, mais oui. » Monseigneur hocha la tête précipitamment. « Tu étais donc obligé. Le rhéteur en question prétendait que ce mage est mau-vais, qu’il ne vaut rien… sans importance, Dieu me pardonne. Il semble qu’on l’ait arrêté sans les gendarmes de rafle. On a envoyé deux sergents de ville et il s’est rendu. Est-ce vrai, ou le rhéteur ment-il ?

— C’est vrai, Monseigneur.— De quoi l’accusait-on, ce petit mage ?— Il aidait à écouler du blé noir pourri, en donnant le change.— Oh, nos lourds péchés ! Innokenti bougea et leva son sourcil huppé d’une

façon ironique. Tu as probablement visé le jugement ? Tu n’as pas voulu te rebiffer ?

— Oui, Monseigneur. On a condamné le bourgeois Goloborodko au châti-ment corporel et à la saisie. Son élève, Trichka Nebeïbatko, écope de cinq ans de prison. Selon le nouveau Code pénal, article 128, quatrième paragraphe.

— Mais oui, mais oui… au châtiment corporel, donc. On a à nouveau léga-lisé le fouet, gloire à notre Dieu, à tout jamais, amen ! Une bonne chose, une bonne… »

Le vent qui s’abattit alors lui jeta une poignée de feuilles au visage. Troubla sa respiration, le couvrit de tous côtés, arracha des mains de Monseigneur cette feuille d’érable empourprée, puis s’envola à nouveau dans une direction inconnue.

Sans savoir pourquoi, en automne, le père Gueorgui faisait souvent attention à elles, aux feuilles. Tombées ! Encore vertes ! Certaines d’entre elles mena-çaient seulement de tourbillonner dans une danse de mort ! Sur les branches, par terre, en l’air… Et une ligne ancienne, apprise par cœur, pointait instam-ment à la lisière même de la connaissance :

Les fils humains ressemblent aux feuilles des arbres…« Tu te souviens de l’incendie ? » demanda Monseigneur de sa manière préfé-

rée : en changeant brusquement de sujet de conversation, et en proposant à son interlocuteur de deviner quel en serait le nouveau.

« Je m’en souviens, Monseigneur. »Le père Gueorgui comprit aussitôt de quel incendie il s’agissait. Un incendie

connu, on pouvait même dire célèbre, lors duquel l’église inférieure des Trois Hiérarques, où se trouvait la tombe épiscopale, avait brûlée. Ce fut notam-ment à ce moment-là que le pèlerinage de masse au couvent commença, vers les reliques de saint Meletius : le feu avait forcé le cercueil en fer-blanc à se dessouder, mais ne toucha pas sa garniture intérieure de brocart, dans laquelle gisait le corps intact du saint.

« Ce fut un miracle de Dieu, à l’époque, père Gueorgui. Un miracle ! Cela arrive rarement, bien rarement… Surtout de nos jours, si sombres, propices à la crapule. Maintenant, les prêtres sont cupides, les serviteurs de l’Église ne connaissent ni livres liturgiques, ni catéchisme ! Ils acceptent le papier- monnaie, c’est vrai ; certains exigent même qu’on remplisse leur bonnet de roubles en argent ! Crois-moi, hier j’ai frappé de ma propre main une de ces canailles ! J’ai abattu sa coiffure ecclésiastique, j’ai mis en sang son visage… »

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Monseigneur se renfrogna et se tut un instant.« Ensuite, je suis tombé à ses pieds, lui demandant de pardonner mon péché

et le fait d’avoir été entraîné par la colère… Il m’a pardonné, ce chien ! Mais comme cela serait bien si un prêtre empruntait sans hésitation l’ensemble des vertus d’un évêque : et le savoir, et la sainteté, et les connaissances religieuses ! Que l’imbécile se transforme en sage, et celui qui est soumis aux tentations, en moine de grand habit ! Qu’il prenne l’imposition des mains ensemble, avec la foi et les connaissances ! Alors, le royaume de Dieu s’établirait sur la terre ! Qu’en penses-tu, père Gueorgui ?

— Rien, Monseigneur. Vous avez vous-même ordonné : “gardons le silence’. Donc je ne parle pas.

— Mais oui, mais oui… tu es taciturne ! Je t’appelle, je t’appelle, et toi, comme si de rien n’était… »

Le père Gueorgui, moine supérieur du diocèse auprès de l’école de rafle de S. A. I. le Grand Duc Nikolaï Nikolaevitch à Kharkov, s’inclina.

Il ramassa aussi, pour lui-même, une feuille.D’érable.

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i. rachKa la princesse ou un mariage la corde au cou

Tu marcheras ainsi dans la voie des gens de bien,tu garderas les sentiers des justes…

mais les méchants seront retranchés du pays, les infidèles en seront arrachés.

Proverbes. Instruction et sagesse.

aujourd’hui, tu vis en rêve une pendaison. La tienne. Comme d’habitude, tout autour, il n’y a personne. Et autour de « tout

autour » lui-même, non plus. Seulement un soir bleuâtre, lourd comme un mal aux cheveux ; seulement les marches qui mènent à l’échafaud – une, deux, trois… huit, neuf… et voilà, il n’y a plus de marches : juste une main sur ton épaule. Elle te conduit, te dirige. Tes pieds (nus ! pourquoi?) ressentent l’écha-faud en planche. Arrête-toi, un instant ! Princesse, arrête-toi ! Reste un peu sur la barrière fragile de la trappe, sur la croûte de glace qui recouvre les espaces laissés libres à la fin de février – encore un instant, et un tournant se dispersera par les cercles de l’enfer, entraînant l’âme peccable sur la voie des condamnés.

Le collier de chanvre, frotté au savon public de contrebande, s’enroule autour du cou comme une vipère, le nœud chatouillant désagréablement le lobe de l’oreille gauche.

Des fils piquants en sortent.Tu es sans capuche, sans cette dernière grâce qui permet à la victime de se

casser le cou et de partir presque aussitôt au lieu de mourir bien plus lentement d’étouffement.

Tu t’en fiches, d’ailleurs.Cela te fait même plaisir, en quelque sorte : maintenant la trappe va s’ouvrir,

alors la vérité elle-même s’ouvrira. Qu’y a-t-il LÀ-BAS ?Il semble que le couvercle de la trappe ait entendu ta supplication : il tombe.

Le hurlement uni d’une foule t’assourdit (« A-a-ahhhhh ! a-a-a ») et tu voles, voles dans un gouffre, les restes de la corde à ton cou, des restes qui repré-sentent le drôle d’étendard, effrayant, désespéré, de ton ancienne vie.

Quelqu’un gronde au-dessus de ton oreille : « Quel pays ! » Il gronde toujours lorsque tu vois en rêve une pendaison. Il est bougon et cynique, cet étrange « quelqu’un » qui s’appelle trop souvent « moi ». « Maudit pays ! Même pendre, ils ne peuvent pas le faire comme il faut ! »

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D’ailleurs tu t’en fiches.Alors que la main invisible qui serrait ton épaule il y a encore un instant

déchire dans les airs les emballages des jeux de cartes, et que, dans ton dos, dans la gueule du gouffre tombent les ailes de papillons tropicaux, des feuilles satinées, une chute de neige colorée : carreaux vermeils, cœurs pourpres, poin-tes noir ardoise des piques, et trèfles avec pommeaux de canne en marge.

Le rouge et le noir.Le sang et les braises.

* * *

… Tu te réveillas.Autour de toi, les draps, chauffés lors de la nuit, s’entassaient en un nid

douillet. C’est dans un nid semblable qu’il convient de dormir pour une dame importante, pour une femme… disons d’âge moyen, pour une personne qui appartient à la haute société.

Tandis que son mari doit faire chambre à part – comme c’est le cas actuellement.Tu t’en souviens, Princesse ? Tu étais couchée, les yeux ouverts, et tu regar-

dais le plafond. La blancheur d’albâtre te semblait être l’écran du cinéma à la mode, le Mercure : un projectionniste invisible (invisible ? encore?) allait main-tenant lancer ses mécanismes, un rayon magique percerait l’obscurité, et des jours, des années, des amis, des ennemis iraient courir sur le champ vierge.

Aujourd’hui, Fedenka doit revenir de la ville de Poltava, pensas-tu mal à propos. Il passera ici, à Malyjino3, sans faute. À coup sûr. Histoire de se vanter : Kreinbring, le fabricant, mécène célèbre, promettait d’aider à la publication d’un nouveau recueil de poèmes de Fedor Sokhatine. En échange d’une faible contrepartie : la mention du nom du donateur sur la page de titre, et une visite au salon de madame Kreinbring.

Fedenka va sans doute bougonner : j’en ai assez. J’en ai marre des yeux humides des admiratrices ; marre des applaudissements ; par-dessus la tête de « un autographe ! je vous en prie ! »

Monsieur l’auteur mentait. Il le savait lui-même.Il ne pouvait vivre sans cela.Tu vis donc toi-même, Princesse, rang après rang, la salle de philharmonie

se lever, transportée d’ovation, et le grand homme, en frac, qui s’incline sur l’avant-scène, met sa main sur son cœur. Et le visage de cet homme n’en est pas un, mais un miroir.

La salle bigarrée se reflète sur ce miroir.Elle remplit entièrement l’âme, jusqu’au bord.Il suffit d’un tressaillement pour que cela se répande.« Bis ! Bravo ! Messieurs ! messieurs ! C’est un deuxième Nadson4 ! » Cela

tandis que Fedenka regarde dans l’abîme bouillonnant, dans les yeux affamés 3 Village de la région de Kharkov – NdT.4 Poète russe qui fut autrefois extrêmement célèbre – NdT.

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de ceux qui étaient prêts à le porter au sommet de l’onde avant de le déverser dans l’oubli. Il regarde impérieusement, suivant un ordre silencieux, et l’abîme s’apaise, tel un néophyte aux pieds d’un prophète. Aussitôt la voix calme, légère ment enrouée, commence, sans suivre les notes, soutenue uniquement par le rythme de la guitare :

Dans le silence nocturne d’un jardin vide,Entends la tristesse.Elle est la consolation de l’âme,Elle est la récompense.

De toutes les drôles de séditions,De toutes les choses sacrées,De l’amer d’un mensonge, des illusions,Dans ton désert…

Tu étais assise dans une loge, reposant tes mains sur le velours d’un recou-vrement. Tu ne comprenais pas, Princesse, tu étais vraiment perplexe : d’où ? Tu ne pourrais pas faire ainsi, n’est-ce pas ? En passant, en te cachant de tout et de tous, en quelque sorte d’une façon démodée, en te permettant plus qu’aux actuels Pierrots aux visages fatigués de mensonge et de poudre, avec les asso-nances travaillées, paradoxes de rimes qui transformaient des poèmes en orgies de consonances… Cela ressemblait un peu à la manière de Fira la Cocotte, ta « marraine », morte il y a huit ans à Genève, d’une attaque d’apoplexie : l’aspi-ration à la fin des vers, une aspiration drôle rappelant un peu un hurlement de loup, et effrayante en même temps – une pause, et on prête l’oreille jusqu’à en avoir les tempes douloureuses : serait-il vraiment possible ? Des loups… une meute en quête…

… De l’effroi des bonnes intentions – La Blocaille de l’Enfer ;De la douleur de la désagrégation,Du frémissement des doigts chers… Après les récitals, Fedor riait, en faisant bruire dans sa loge les attestations de

censure « au sujet des raisons naturelles du succès, aussi bien que de l’absence d’actions éthérées ». Djandieri n’avait aucun rapport avec ces attestations : elles avaient été honnêtement gagnées. Tu le savais mieux que les autres : avant l’entrée dans la Loi, l’élève n’a pas le droit à l’« éther », et s’il s’y décide sans autorisation, sans surveillance ni présence de son « parrain », il souffrira de chlorose pendant au moins trois semaines.

Oui, tu le savais.Que pourrait-il, l’ami Fedenka, lorsque la Loi lui ouvrirait ses portes ?Et qui voyais-tu en regardant à travers lui ? Toi-même ? Oui, toi-même… un

peu de Fira… mais pourquoi, encore d’autres ?Maints ? Divers ?Est-ce que cela arrive ?

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D’un combat, au loin, et des pleurs, de près,Pour le sel sur les plaies…Et le mot étrange « entends »Ne sera plus étonnant…

* * *

Rien ne se manifestait sur l’écran du plafond.Rien du tout.Il était inutile de demander – on pouvait toujours faire le pied de grue.

Tu te levas, mis sur tes épaules le peignoir de soie. Un cadeau de ton mari, pour le troisième anniversaire de votre mariage. Tu passas près du miroir à trois faces, t’assis avec légèreté sur un pouf rembourré ; regardas attentivement sur la surface unie de la glace entourée de Cupidons polissons, comme si le souve-nir du triomphe de Fedenka te poussait contre ton gré à cette action.

Tu t’en souviens ?

« … Il ne faut pas te marier avec moi. C’est une bêtise. Tout à l’heure, tu m’as regardée au travers du verre, tandis que les autres te regardaient comme si tu étais toi-même un verre. Et c’est moi qu’ils voyaient à travers toi. Moi, vieille, méchante, intelligente. Battue par la vie. Différente. Ils sont aveugles, tout simplement. Ils pensent que tout ça, c’est toi : et le verre, et au-delà du verre. Voilà pourquoi ils t’aiment, voilà pourquoi ils t’invitent chez eux. Ils t’invitent n’est-ce pas ? »

Est-ce que tu pensais – vieille ? oui ! méchante ? oui ! battue ? oui !!! – que tu aurais l’occasion de regarder attentivement ton propre « filleul », Fedka Sokhatch, en essayant d’une façon amoureuse de discerner d’autres ombres à travers lui ? Toi-même ? Oui ! Mais la jalousie est féroce comme un enfer : d’où peuvent surgir les autres ?

Derrière lui ? Derrière le TIEN ?Tu domptas ta respiration, forças le miroir à répondre par une image, et non

par des rêves.Par ton image.Était-ce inconsidérément ? Heureusement non. La plupart des femmes de ton

âge n’aiment pas trop se regarder dans le miroir le matin. Chez toi, c’était tout le contraire. Le regard du matin est le plus frais, le plus sincère. L’ombre du cauchemar était toujours présente sur ton visage, mais… Non, pas comme ça.

Tu te levas, glissas vers la fenêtre.Tu ouvris les rideaux, retournas à ta place.Oui, justement comme ça. La lumière pâle de l’automne était juste ce qu’il

fallait : les ombres se rétrécirent, s’agitèrent… partirent. Tu soulevas tes cheveux des deux mains, et contre ton attente, tu tiras la langue à l’image dans le miroir.

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Un acte tout à fait indécent pour une dame… disons d’âge moyen.Une langue tout à fait indécente : rose, pointue.La porte grinça doucement dans ton dos. Une camériste. Ketevane

Berouachvili, native d’Iméréthie5. Un être taciturne. Si un jour tu voulais trouver une esclave fidèle, tu choisirais Ketevane. Étant du même âge, vous coexistiez parfaitement, depuis déjà trois ans, même si le choix ne t’avait pas été laissé.

Vous pouviez même garder le silence pendant des heures.Une chose presque impossible pour deux femmes, suggérant l’idée d’une

« action éthérée » séditieuse.

Notes marginales

Si vous scrutez les yeux de Ketevane, elle supportera tranquillement votre regard. Et vous n’y découvrirez rien de particulier. Mais si vous persistez, et regardez plus profondément :

… un pin.Mais pas du tout celui qui se tient tout seul dans le Nord féroce. Les pentes

des montagnes sont émaillées de diverses herbes et fleurs, les fruits rougissent telles des gouttes de sang sur les cornouillers, et le pin s’élève dans les airs prenants : droit et fier, portant dignement son chapeau un peu frivole d’aiguilles duveteuses.

Un roi.

* * *

Tu te rejetas dans le dossier du fauteuil, fermas un peu les yeux et t’inféodas à Ketevane. Il t’était agréable de sentir comment le tampon trempé dans des infusions de camomille et de sauge se mouvait doucement sur la peau de ton visage ; il t’était agréable de sentir la caresse du peigne en écaille.

« Avez-vous bien dormi, Ketevane ?— Merci, tkhavadi6. »Eh bien voilà, on ne pouvait rien attendre de plus de sa part. « Merci… »

À sa place, une autre femme aurait déjà raconté trois fois ses songes : rêver de coques signifie être victime d’un incendie, de feuilles mortes, connaître un amour non partagé… Bon, on garderait le silence. Aujourd’hui, il y aurait des hôtes, aujourd’hui était un jour de repos. Demain, le travail.

Le soir.Un bal à l’École des Bonnes Manières de S. M. I. Maria Teodorovna. Les habi-

tants avaient nommé une bonne fois pour toutes cette école « Magdalinka ». On disait que même Atchassoev, maréchal de la noblesse du gouvernement, actuel 5 Province historique de Géorgie – NdT.6 Titre de prince en Géorgie – NdA.

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conseiller d’État, protestait de manière catégorique contre l’ouverture d’un petit temple consacré à Marie-Madeleine justement dans la cour de l’école. Quel bon établissement, une citadelle de la modestie et de la pudeur, à ce qu’il disait ! Mais seul saint Pierre le Trésorier pouvait peut-être prendre le dessus sur le métropolite de l’époque, et encore s’il menaçait de ne pas l’admettre au paradis.

Mais le bal était le bal, et il n’était pas question du temple.La fête annuelle des demoiselles et des élèves de l’école militaire des

« Barbares ». Si les jeunes beaux gendarmes se proposaient de danser à satiété avec les filles de l’École et se pinçaient d’avance leur rare moustache, tu les plaignais sincèrement.

Surtout les « flaireurs » d’élite. Il faudrait inventer quelque chose de plus rusé que le sac de voyage de l’ambassadeur britannique, lord Byron, dans le « double-fond » duquel s’étaient brusquement retrouvés les pendentifs de diamant de la directrice. Il n’avait fallu qu’une heure et demie aux « flaireurs » pour deviner cette plaisanterie et restituer les joyaux à sa propriétaire lors d’une polonaise. La directrice n’avait rien remarqué, tandis que les quatre futurs « Barbares », guidés par l’inlassable Pachka Anianitch, avaient triomphé de l’épreuve.

Mais peut-être, Princesse, que tu voulais alors juste écouter de la musique – Auguste Bernoulli ! une valse, une valse ! le passé en un, deux, trois… – et tu décidas de ne pas chinoiser.

Tout pouvait arriver.« Est-ce que le frère vous écrit, Ketevane ?— Oui, tkhavadi.— Il se porte bien ?— Oui, tkhavadi. »Écoute, Rachka ! Tu voulais te réjouir. Un désir bizarre, étranger. Par exemple,

faire en sorte que, durant le bal de demain, la très âgée Maria Ivanovna, dame de classe de « Magdalinka », se mette à aimer le Pachka Anianitch en question, ce crâne maréchal des logis-chef-bandoulière, comme aimaient se nommer les jeunes diplômés qui venaient d’achever leurs études. Le lui faire aimer d’un seul coup, jusqu’au tombeau, et qu’ensuite monsieur le « flaireur » – le favori du colonel, d’ailleurs, même si Djandieri dissimulait soigneusement ce fait ! – se dérobât dans les recoins à cette vieille importune et regardât avec chagrin les danseurs en tâchant de déterminer : y a-t-il eu un « éther » ou pas ?

Tu étais de plus curieuse de savoir si Anianitch pourrait saisir une action dont il était lui-même indirectement l’objet. Et est-ce que cette fantasmagorie perdurerait au moins trente minutes ? Voire mieux : une heure. Il ne faut pas se moquer des jeunes. Il faudrait seulement penser à te faire porter pâle et partir à la maison…

« C’est tout, Ketevane ?— Non, tkhavadi. »Dommage que tu ne fus pas une « clairvoyante ». Le rêve d’aujourd’hui…

Cela ferait bientôt six mois depuis la dernière fois où tu avais vu une pendaison.

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Un peu avant, un frileux matin d’avril, Djandieri t’avait glissé les Nouvelles de Crimée. Dans l’article « La justice sommaire : sauvagerie ou expression d’une volonté ? », il était question de comment les petits bourgeois de Yalta avaient battu à mort un jeune pharmacien, parce qu’ils le soupçonnaient de « complicité dans le métier de mage ». L’auteur de l’article essayait de souffler le chaud et le froid : « nous sommes des gens civilisés, européens, mais il faut tout de même comprendre la situation, les motifs », disait-il… Les motifs avaient été compris, et la civilisation avait été affirmée. Et toi, pour la première fois depuis ces années, tu te souvins sans offense du docteur Oznobichine, sans âpre amertume, et tu eus pitié du vieux Roi de Trèfle. Mais non, à présent, il ne pouvait qu’être déjà As.

Même s’il était difficile de le nommer ainsi alors que son filleul avait été mis à mort…

Tu avais parfois honte de toi-même. Parfois. Plus souvent que tu ne l’aurais voulu, mais plus rarement qu’il ne le fallait. La honte déferlait telle une vague, puis refluait, serrée par la raison, et se cachait dans les profondeurs. Qui donc se serait senti mieux si les petits bourgeois de Yalta avaient foulé aux pieds Fedenka ? Ou Akoulka ? Ou toi, Princesse ?

D’ailleurs, si cela devait arriver maintenant, on ne te toucherait à coup sûr pas, du fait de la dernière doctrine à la mode, « les moulins de Dieu », propo-sée il y a un an par le Saint-Synode. Les petits bourgeois te passeraient à côté comme ils le feraient avec une lépreuse ; ils te montreraient du doigt, de loin. Tandis que Fedenka, ils le fouleraient en écumant, se sentant comme une épée de providence !… Assez !

Arrête.Ton âge et ta couleur ne te donnaient pas le droit de devenir de plus en plus

hystérique.« Aïe !— Excusez-moi, tkhavadi.— Ce n’est rien… »La porte grinça de nouveau dans ton dos. Ce ne fut pas doucement, cette

fois-ci, pas d’un air patelin mais avec certitude, avec la négligence d’un maître, que les pentures poussèrent un cri perçant. Il était grand temps d’ordonner de les huiler. Mais il fallait trouver un moment pour cela.

Des pas.Lourds, lents.Plus proches. Et aussitôt tu eus chaud. Tes trois images s’agitèrent dans le triptyque de

miroirs ; elles s’embuèrent bien que tu n’eusses pas bougé, pas secoué la tête – est-ce cela, Princesse ? – et des oiselets cachés se réveillèrent dans tes tempes, brisant de leurs becs la coquille de sang-froid. Ketevane croassa quelque chose ; tu n’entendis pas exactement quoi. Même maintenant, tu n’arrivais pas à t’habi tuer à son apparition. Une vieille bonne femme usée par la vie ! Un chiffon graissé ! La Princesse, la Dame de Carreau ! Mais qu’as-tu donc ?

Il approcha, se pencha.

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Des lèvres étrangères touchèrent légèrement ton cou, piquant de la brosse des moustaches.

« Comment as-tu dormi, ma chérie ?— Merci, tkhavadi. »Était-ce toi qui avais posé la question ? Non, pas toi.Était-ce toi qui avais répondu ? Oui.« Merci, tkhavadi… »

Le prince Djandieri t’embrassa encore une fois dans la nuque puis s’éloigna vers la fenêtre.

L’automne naissait, dehors.

* * *

À l’époque, Djandieri t’avait proposé devenir sa femme dans le train « Sébastopol-Kharkov », à bord d’un coupé. Il te l’avait proposé de façon claire et nette, concrètement, mais sans sourire blessant. Assis en face de toi, il éplu-chait une orange à l’aide d’un couteau-breloque ; la peau s’enroulait comme une sorte de maille et se couchait sur la table. Tu regardais, gardais le silence et comprenais : le prince avait raison.

Cela ne ressemblait pas le moins du monde à une déclaration d’amour.« Voyez-vous, ma chère Raïssa Sergueevna… Une couverture n’est pas

seule ment un contact particulier. C’est aussi un ensemble d’affaires vitales qui favorisent l’imperceptibilité. Ou au contraire la possibilité d’être toujours en vue, ce qui cache parfois les véritables dessous, mieux qu’une cape d’invisi-bilité. Vous me comprenez ? »

Tu le comprenais.Tu le comprenais parfaitement.Le chef de wagon fourra son nez par la porte : « Du thé ? Voudriez-vous

du thé ? » Ses cheveux rares, collants, étaient peignés à travers sa calvitie. Il serrait sa casquette dans sa main, et, bien qu’encore jeune, mais totalement imprégné de naphtaline et des courants d’air du wagon, il n’inspirait qu’une pitié dégoûtée.

« Du thé ? E-e… excusez-moi ! Je vous le demande sincèrement… »Le battant de la porte entra en claquant dans sa fente, comme une épée dans

son fourreau.« Avec des gens tels que votre Rom déréglé, il est plus facile de… »Un léger dépit d’aristocrate se forma furtivement dans la voix de Djandieri,

interrompu mal à propos, qui plus est par des circonstances si ignobles qu’il serait absurde de se fâcher contre elles.

Il apparut et disparut comme s’il n’avait jamais été.« … Ils sont peu visibles par nature. Même quand ils dansent à en casser leurs

bottes avec les mains. Monsieur Drouts-Vichnevski est un homme de la foule. On va lui accomplir toutes les formalités nécessaires, lui obtenir un permis de séjour, le nommer surveillant des écuries de l’École, ou bien on lui trouvera

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un autre poste, on le logera dans des chambres meublées aux frais de l’État… N’ironisez pas, s’il vous plaît – si quelqu’un d’une soi-disant “bande” veut bien trouver votre… notre Valet, il le trouvera. Cela sera difficile car il est presque impossible de pister des contractuels à l’aide d’actions éthérées, comme s’ils avaient suivi une formation de rafle, mais il existe d’autres moyens. Mais je vous parlerai en professionnel : pour l’instant, il n’est encore jamais arrivé qu’un mage récidiviste enrôlé… je m’excuse… qu’un employé secret soit victime de ses anciens collègues ou de l’arbitraire du pouvoir. La réputation de l’employé du corps spécial de rafle “Barbare” de S.M.I, même concernant un employé secret, parle d’elle-même. Vous me croyez ? »

Oui, tu y croyais.Le globe juteux de l’orange tombait en quartiers, se répandait tel un

Armagedon local, se couchant d’une jolie manière dans une soucoupe. Forts, couverts de poils roux, les doigts du prince étaient curieusement habiles – pas une goutte ne gicla, pas une petite goutte.

L’orange était contente.Et tout de même, il te semblait que ces doigts devaient maintenant trembler.

Ils ne tremblaient pas ? Tant pis pour eux. Tu ne savais pas pourquoi tant pis, tu ne savais rien du tout, en t’abandonnant au bruit des roues, comme à un homme mal aimé mais fiable. Et la Cinquième Babylone, et la danse folle du capitaine de gendarmerie, ce meurtrier au seuil de la démence, te revenaient à l’esprit.

Est-ce que monsieur le lieutenant-col… non, désormais colonel tout court, Djandieri était capable de cela ?

Tes pensées coulaient de façon régulière et stupide.« En ce qui vous concerne, chère Raïssa Sergueevna, l’affaire est beaucoup

plus complexe. Il est difficile de vous cacher, de vous mêler à la foule. Vous pouvez le considérer comme un compliment. Il y a intérêt à vous mettre en évidence. Comme un vase Ming dans un musée d’art – visible et en même temps difficile à dérober. C’est pourquoi j’ai une proposition à vous faire : mariez-vous avec moi. Je suis un homme sérieux, aisé ; et de plus, veuf. Le monde sera compréhensif envers ce fait. Et j’ai diablement envie de voir un mage, fût-ce l’As de Crimée ou un Dix envoyé secrètement par des meurtriers et voleurs ossètes, oser toucher du doigt l’épouse de Chalva le Cyclope. Êtes-vous d’accord avec moi ? »

Tu étais d’accord.Tu t’en souviens, Rachka ? Tu étais totalement d’accord avec lui.Tu pris même un quartier d’orange et y mordis légèrement. Le jus acide,

âpre, brûla agréablement ta langue. Et tu étais même en accord avec toi-même : oui, tu t’y attendais. Pas explicitement à une demande en mariage, mais à quel-que chose de ce genre.

Il t’aurait fallu t’empourprer comme une pomme mûre – un peu mordue, peut-être ! –, mais tu n’en avais pas la force.

« Et une dernière chose… Je ne cacherai pas, Raïssa Sergueevna, que j’éprouve une sincère sympathie envers vous. Depuis le début. Ainsi que le respect d’une personne intelligente envers une autre. Et enfin un certain sentiment d’avoir

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causé du tort. Vous souriez ? Détrompez-vous : je n’ai pas du tout à l’esprit votre arrestation à Khening. On ne culpabilise pas pour avoir honnêtement accompli son devoir professionnel. Je parle d’autre chose. Je vous ai soumise à de dures épreuves, là-bas, à Mordvinsk, et je ne l’ai pas fait du tout par devoir profession-nel. Et l’honneur de la lignée Djandieri exige que je règle ma dette envers une dame – la Dame ? – de la façon la plus convenable. Croyez bien qu’outre l’aspect purement pratique de ma proposition, je serai bien content si vous l’accep tiez ! Et cela ne vous oblige à rien, chère Raïssa Sergueevna ! Vous le comprenez bien vous­même : vous n’êtes plus une jeune fille, et moi non plus, je ne suis plus un garçon pâle au regard ardent. Considérez notre mariage comme une partie du contrat, l’accomplissement des obligations corrélatives…

— Alors, tu m’offres de devenir mon jules, flic ? demandas­tu.— Oui, je te l’offre », répondit très sérieusement le prince en sortant son

porte-cigarettes.Et tu décidas de ne pas refuser.De ne pas refuser cette cigarette fine pour dame, qui se trouvait on ne sait

comment dans les tréfonds en argent.Tu ne refusas pas le reste non plus, d’ailleurs.

Quand vous arrivâtes à Kharkov, les papiers t’attendaient dans le bureau du chef de gare.

Lorsque tu les vis, tu versas quelques larmes, comme si tu avais rencontré de vieilles connaissances. Un passeport au nom d’Elza, baronne von Reichben, vieux, délivré il y a dix ans, mais qui n’était plus décoré d’un ruban rouge marqué « pièce à conviction » en travers de chaque page. Une lettre dans laquelle le vieux père, le baron Wilhelm von Reichben, qui n’existait aupa-ravant que de façon métaphorique, bénissait sa fille aînée et lui souhaitait un heureux nouveau mariage, en se plaignant de ne pouvoir y assister en per-sonne – podagre, migraine, et encore autre chose, apparemment catarrhe de l’estomac… – ; avec cette lettre, un tas de télégrammes de parents de Khening, un certificat patrimonial de notaire et une provocation en duel officielle adres-sée au prince Djandieri de la part du hussard Khotinski, du fait de son ardente jalousie. Cet appel comprenait aussi la possibilité de refuser les prétentions si monsieur le colonel, à son tour…

Tu ne voulus pas lire la suite. À ton avis, Chalva Teïmourazovitch dépassait la mesure avec cette provocation idiote. Et tu le lui dis aussitôt, bénéficiant de tes droits de fiancée.

Djandieri acquiesça, déchira le mot et ordonna à des valets de gare d’appeler un cocher près de l’entrée.

Le fait qu’il savait par avance que tu serais d’accord, et qu’il s’était occupé de la préparation des papiers nécessaires… non, cela ne te vexa pas !

Pas du tout.Un contrat est un contrat.

* * *

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… Djandieri ouvrit l’espagnolette du bas, poussa les battants de la fenêtre à l’extérieur, et un air froid, un peu humide, emplit la chambre à coucher. L’odeur des feuillées fanées d’automne avait laissé la place à celle des champignons, et cela t’était désagréable.

Là-bas, dans le rêve-pendaison, le soir bleuâtre sentait aussi les champignons écrasés sous la semelle d’une botte de soldat, l’arôme de la terre creusée, le pourri sépulcral – tu ne t’en souvins qu’à ce moment, et te pelotonna frileusement.

Ah, quelles bêtises !… les champignons, la tombe… une lubie de femme vieillissante.

« Veux-tu que je la ferme, ma chérie ?— Non, il ne faut pas. C’est mieux comme ça. »Il avait toujours du flair, pour ce qui concernait tes humeurs. Et pour le

mensonge, peut-être aussi. Il ne voulait d’ailleurs pas fermer la fenêtre : il fit juste mine de te croire. C’était drôle : y avait­il beaucoup de femmes qui pouvaient se vanter d’avoir un mari les comprenant jusqu’au bout des ongles ? Jusqu’aux allusions secrètes ? Et qu’avec cela, le front de ces maris se mette à les démanger violemment, et qu’un « troisième œil » perce ? Existe-t-il beau-coup de femmes arrêtées lors d’un bal à Khening par leur futur mari, et, en guise de lune de miel à Nice, envoyées au bagne à Anamael-Bougriaki, avant d’être déportées quelques années plus tard ? Tu as de quoi te vanter, Princesse, et peut-être qu’au sein de ces poules bavardes de la haute société, tu pourrais faire véritablement fureur.

Alors, veux-tu de l’extase d’autrui ? De l’admiration ? Des regards obliques dans ton dos ?

Maman, est-ce vrai que la princesse Djandieri, née von Reichben, était dame de classe dans une baraque ?… Moi aussi je le veux, ma chère maman !…

Le printemps.Et cela n’était même pas drôle.« Hier, j’ai reçu un télégramme de la part de Dorf-Kaptsevitch. » Djandieri

continuait à regarder par la fenêtre. Vêtu d’une robe de chambre ceinte négli-gemment par une bande de tissu froissée, monsieur le colonel semblait mal-gré tout serré dans un uniforme. Même la frange sur ses épaules, une frange de coutures peluchées, paraissait former des épaulettes. Tandis que sous la nuque, sous la nuque où les cheveux étaient coupés court, se profilait un pli… le premier.

Vieillirais-tu, mon cher mari ?Mais tu ne rajeunis pas non plus, ma petite chérie… « Et qu’a-t-il écrit, Sa Haute Intégrité ?— Il répond au rapport d’août. Il ordonne de dispenser Anianitch et ses cama-

rades du choix des places vacantes à la sortie de l’École militaire. Au lieu de cela, après avoir fait allusion à la promotion toute proche d’Anianitch au grade de capitaine de gendarmerie, de le transférer incontinent dans la capitale, sur ordre nominatif de Sa Haute Intégrité. On a de plus ordonné de comprimer cette année l’admission de deux fois plus. Je suppose qu’on aura moins de deux compagnies. Cela sera le désert égyptien, et non l’École militaire… Dieu merci,

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tu as fait attention aux prières de Ton esclave ! Je regrette de débaucher des profes seurs, je le regrette sincèrement, mais en même temps, je ne sais pas du tout de quel travail les charger en ayant un si petit corps de junkers de rafle… »

Djandieri haussa les épaules.La voix du prince était tranquille et unie, mais quelque part, à la lisière même,

une craquelure serpentait. Il était difficile de comprendre : la joie ? l’ennui ? une étrange impatience ? Ces derniers temps, des craquelures semblables avaient considérablement commencé à t’inquiéter, tel un voyageur qui s’inquiète de n’importe quel bruit au-dessus de sa tête.

À moins qu’il ne fût pas encore sorti du sommeil et que sa voix était encore un peu enrouée ?

Tu permis à la taciturne Ketevane de s’occuper de nouveau de ta coiffure, et tu fis mine de compatir aux problèmes de ton mari. Oui, Djandieri sentirait bientôt que ta compassion n’était que simulée. Tant pis. Il est stupide d’atten-dre qu’une épouse légitime embrasse de tout cœur ces affaires de travail. Tout allait bien, donc, et le mensonge poli, et la compréhension réciproque de ses motifs. L’admission à l’École serait réduite, Anianitch serait envoyé à la capi-tale. Il deviendrait bientôt capitaine de gendarmerie. Il irait à Sébastopol, à la « Cinquième Babylone », danser une danse morte.

Parfait.Une autre chose était intéressante : d’où venaient ces jeunes gens, futurs

gendarmes de rafle qui entraient à l’École militaire ? Quel corps avaient­ils achevé ? Tu n’avais rien entendu au sujet de ces corps de cadets. Et tu n’étais pas vraiment sûre qu’ils aient été vraiment constitués.

Cela faisait déjà la troisième… ah, comme le temps passe vite ! Bientôt la quatrième année que tu les observais de près : dès la première année, les junkers de rafle, ces « chardonnerets », et à la deuxième, les « sous­maréchaux des logis-chefs », si l’on parle l’argot de l’École. Ils étaient différents, et en même temps, fondamentalement similaires. De haute taille, forts, le corps bien développé, ce qui donnait à ces adolescents l’apparence d’hommes, de vrais hommes, chez lesquels moustaches et barbes poussaient mal, par inadvertance de la nature et selon le bon vouloir de Dieu. Calmes, trop impassibles pour des gens de leur âge, les junkers de rafle ne se querellaient jamais, se retrouvaient rarement au cachot – et même le rituel traditionnel du bizutage, précieusement conservé ailleurs, n’avait pas pris racine ici.

Quelque chose de ce genre se présentait, au début, pétillait à peine avant de s’éteindre tout seul sans cause apparente. Et d’ailleurs, à ta question « Pourquoi ? », Djandieri – t’en souviens-tu ? – ne faisait qu’étaler un sourire.

Un sourire qui ressemblait autant à un sourire que les junkers de rafle d’ici ressemblaient aux jeunes gens de bonne famille de leur âge, ou même aux jeunes cavaliers de la colonie militaire de la ville de Tchougouev.

Qui plus est, ils éveillaient de la sympathie en toi.Réservés dans la manifestation de leurs émotions, ce qui ne concordait pas avec

leur âge, ils te plaisaient. Un sentiment bien étrange pour une ex-condamnée, mage légal. Peut-être parce que tu n’avais pas d’enfants, oui, Princesse ?

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Tout était possible.« Est-ce que le temps se mettra au beau vers midi ?… Qu’en penses-tu, ma

chérie ?— Oui. Ketevane, finiras­tu bientôt ?— Je finis, tkhavadi. »Tu pensais au début qu’il n’y avait là rien de spécial. Même l’idée qu’ils

auraient pu devenir de bons filleuls s’ils ne se trouvaient pas à l’École…, même cette petite pensée calme, assez ordinaire, avait l’air de ce qu’elle était : calme et ordinaire. Qu’as-tu donc, Princesse ? Pourquoi cette conversation d’antan avec Fedenka surgissait-elle de plus en plus souvent des profondeurs sombres ? Un verre devant ton visage ? Des mots simples, mûris par toute une vie ?

Pourquoi ?As-tu peur ?« … Tout à l’heure, tu m’as regardée à travers le verre, mais les autres, c’est

toi qu’ils regardent comme si tu étais un verre. Et c’est moi qu’ils voient der-rière Fedka le verre, moi. Vieille, méchante, intelligente. Battue par la vie. Différente. Ils sont aveugles, tout simplement… »

Veux­tu que je te le souffle, Princesse, qui donc tu vois derrière Fedka­Fedenka ?

Qui – à travers le verre déformant des junkers de rafle ?Ne veux-tu pas que je te le dise ?