Problèmes Politiques Et Philosophiques Dans Le Teatre de Sartre

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Lucien Goldmann Problèmes philosophiques et politiques dans le théâtre de Jean- Paul Sartre : l'itinéraire d'un penseur In: L Homme et la société, N. 17, 1970. Sociologie et idéologie : marxisme et marxologie. pp. 5-34. Citer ce document / Cite this document : Goldman n Lucien. Problèmes philosophiques et politiques dans le théâtre de Jean-Paul Sartre : l'itinérair e d'un penseur. In: L Homme et la société, N. 17, 1970. Sociologie et idéologie : marxisme et marxologie . pp. 5-34. doi : 10.3406/homso.1970.1315 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/homso_0018-4306_1970_num_17_1_1315

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  • Lucien Goldmann

    Problmes philosophiques et politiques dans le thtre de Jean-Paul Sartre : l'itinraire d'un penseurIn: L Homme et la socit, N. 17, 1970. Sociologie et idologie : marxisme et marxologie. pp. 5-34.

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    Goldmann Lucien. Problmes philosophiques et politiques dans le thtre de Jean-Paul Sartre : l'itinraire d'un penseur. In: LHomme et la socit, N. 17, 1970. Sociologie et idologie : marxisme et marxologie. pp. 5-34.

    doi : 10.3406/homso.1970.1315

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/homso_0018-4306_1970_num_17_1_1315

  • tudes, dbats, synthses

    problmes philosophiques

    et politiques dans le thtre

    de jean-paul sartre*

    l'itinraire d'un penseur

    LUCIEN GOLDMANN

    S'il est vrai, comme je le pense, que tout crivain important ne saurait tre compris de manire valable qu' partir d'une tude de l'ensemble de son

    uvre, et si cela vaut tout particulirement pour un auteur dont les crits philosophiques, littraires, critiques et politiques sont troitement lis et se compltent mutuellement, un article sur le thtre de Sartre pose d'emble un certain nombre de problmes mthodologiques et doit susciter certaines rserves. En reconnaissant cependant l'insuffisance et le caractre problmatique du prsent travail, il faut nanmoins ajouter qu'entre le risque de renoncer une recherche qui, pour ne pas soulever cette objection, aurait demand des annes dont je ne disposais pas et celui de publier un texte provisoire j'ai choisi le second en esprant que cette publication constituera malgr tout une contribution la connaissance de l'uvre sartrienne et facilitera les recherches venir.

    Cela dit, ma lecture de cette uvre m'a amen l'hypothse qu'au-del des nombreux changements secondaires naturels chez un penseur dont le systme est centr sur la libert absolue de l'individu on rencontre, lorsqu'on tudie la pense de Sartre, trois transformations majeures, correspondant quatre priodes successives parmi lesquelles le thtre, que je me propose d'tudier aujourd'hui, occupe la plus grande partie de la troisime.

    Je commencerai donc par caractriser brivement ces quatre priodes, dont l'existence je le rpte n'a pour l'instant pour moi que valeur d'hypothse.

    (*) Ce texte fait partie de l'ouvrage posthume de Lucien Goldmann, Structures mentales et cration culturelle, qui doit sortir prochainement aux Editions Anthropos.

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    La premire me parat correspondre L'Imagination, L'Imaginaire, et aux quatre premires nouvelles runies dans Le Mur. Elle a encore un trs grand retentissement dans YEsquisse d'une thorie des motions, et correspond aussi au projet, sinon la ralisation effective de La Nause. Elle est caractrise par l'opposition entre le monde de la vie quotidienne immdiate et le monde imaginaire, ainsi que par la valorisation de ce dernier qui, non seulement transforme par son intrusion le monde immdiat, mais surtout est seul pouvoir donner une signification authentique et mme, sous la forme de la cration esthtique, une valeur transindividuelle la vie des hommes.

    Depuis les quatre premires nouvelles du Mur (Le Mur La Chambre Erostrate Intimit) jusqu'au refrain de La Nause (1) et l'opposition entre l'impossibilit pour Roquentin d'crire, comme il se le propose, la biographie de Monsieur de Rollebon personnage qui a rellement exist et la chance qu'il entrevoit de sauver son existence et de devenir immortel en crivant un roman, il y a un ensemble d'ides et de valeurs qui caractrisent la pense de Sartre cette poque et constituent la premire priode de sa rflexion philosophique et de sa cration littraire.

    Si la plupart des critiques n'ont pas vu de diffrence entre ces premiers crits et ceux de la priode suivante, c'est peut-tre en grande partie parce qu'ils ont trouv au centre de La Nause le terme existence , sans s'apercevoir qu'il a dans cet crit une signification trs diffrente de celle qu'il acquerra dans L'Etre et le Nant. Alors en effet que dans ce dernier ouvrage l'existence caractrise le pour-soi, l'homme, elle est dans La Nause le propre des objets, c'est--dire de ce qui, dans L'Etre et le Nant, sera l'en-soi : elle est la proprit des objets d'tre l de manire accidentelle et par consquent absurde, sans qu'on puisse leur attribuer ni une ncessit ni une rationalit (2).

    Ce qui chez l'homme correspond, cette poque de la pense sartrienne, l'existence des choses est prcisment la nause produite par la prise de conscience de cette absurdit nause laquelle on ne peut chapper que par la mauvaise foi inauthentique ou par le salut authentique de la cration imaginaire.

    (1) Some of these days You 'Il miss me honey. (2) (...) tout l'heure, j'ai fait l'exprience de l'absolu : l'absolu ou l'absurde. Cette racine, il n'y

    avait rien par rapport quoi elle ne ft absurde. Oh ! Comment pourrai-je fixer a avec des mots ? Absurde : par rapport aux cailloux, aux touffes d'herbe jaune, la boue sche, l'arbre, au ciel, aux bancs verts. Absurde, irrductible ; rien - pas mme un dlire profond et secret de la nature - ne pouvait l'expliquer. Evidemment je ne savais pas tout, je n'avais pas vu le germe se dvelopper ni l'arbre crotre. Mais devant cette grosse patte rugueuse, ni l'ignorance ni le savoir n'avaient d'importance : le monde des explications et des raisons n'est pas celui de l'existence. Un cercle n'est pas absurde, il s'explique trs bien par la rotation d'un segment de droite autour d'une de ses extrmits. Mais aussi un cercle n'existe pas. Cette racine, au contraire, existait dans la mesure o je ne pouvais pas l'expliquer. Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m'emplissait les yeux, me ramenait sans cesse sa propre existence. La Nause, Gallimard, 1938, p. 164. Impossible de voir les choses de cette faon-l. Des mollesses, des faiblesses, oui. Les arbres flottaient. Un jaillissement vers le ciel ? Un affalement plutt ; chaque instant je m'attendais voir les troncs se rider comme des verges lasses, se recroqueviller et choir sur le sol en un tas noir et mou avec des plis. Us n 'avaient pas envie d'exister, seulement ils ne pouvaient pas s'en empcher ; voil. (p. 169).

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    Si les travaux philosophiques de Sartre pendant cette priode ne prsentent pas, par rapport la philosophie universitaire courante, une originalit particulire, si Le Mur est un livre honorable mais qui serait probablement tomb dans l'oubli sans la clbrit ultrieure de son auteur, La Nause en revanche constitue incontestablement une tape importante, un tournant dans l'histoire du roman franais contemporain. C'est le premier roman rellement valable dont la signification centrale est la dissolution du hros.

    Seulement la densit de La Nause provient entre autres de la distorsion entre le projet initial, crire le Journal de Roquentin, et sa ralisation effective. Au dpart, de toute vidence, il s'agissait dans un ouvrage qui devait s'intituler Melancholia - de l'histoire de Roquentin, qui avait espr donner un sens sa vie en crivant la biographie d'un personnage historique Monsieur de Rollebon - et qui, dcouvrant la nause que lui inspire une ralit absurde et simplement existante, sans rationalit et sans ncessit, prendra lentement conscience de ce que, dans la vie, seuls certains instants privilgis peuvent crer une signification grce la mdiation de l'imaginaire. Et puisque pour lui, comme pour Annie, ces instants privilgis et les moments parfaits qu'on pouvait construire partir d'eux sont dfinitivement dpasss, puisqu'il se survit, comme il le dit, seule la cration esthtique pourrait encore donner sa vie une signification durable, persistant mme au-del de sa mort. Or, ceci le livre le dit sans doute, mais sur un mode tel que cela perd son importance et passe au second plan, l'essentiel tant l'impossibilit d'tablir une relation authentique entre l'individu et le monde extrieur, et la nause qui accompagne toute prise de conscience de la nature relle de cette relation. Aussi est-ce, comme cela arrive souvent, non pas Sartre mais un lecteur qualifi en l'occurrence son diteur qui lui a signal l'inadquation du titre initial avec le texte et lui a propos celui qui allait devenir le titre dfinitif : La Nause. C'est dire qu'il s'agit d'une uvre de transition, qui appartient essentiellement , par sa signification effective, la seconde priode de l'uvre de Sartre, celle que j'appellerai existentialiste.

    Cette priode s'est expime dans deux des plus importants ouvrages de l'crivain : le texte philosophique qui l'a rendu clbre, L'Etre et le Nant, et comme je viens de le dire La Nause. L'existentialisme dans son ensemble est une philosophie de la limite et de l'chec (3). A l'intrieur de

    (3) Le pour-soi dans son tre est chec (...) , L'Etre et le Nant, Gallimard, 194 3* p. 132. La ralit humaine est souffrante dans son tre, parce qu'elle surgit l'tre comme perptuellement hante par une totalit qu'elle est sans pouvoir l'tre, puisque justement elle ne pourrait atteindre l'en-soi sans se perdre comme pour-soi. Elle est donc par nature conscience malheureuse, sans dpassement possible de l'tat de malheur. op. cit., p. 134.

    J'ai dj crit souvent que l'essor de l'existentialisme en Europe Occidentale me parait li la priode de crise des socits capitalistes avances, crise qui rsultait du drglement du march dans l'conomie librale par le dveloppement des monopoles et des trusts, et qui a dur jusqu' la mise en place des institutions d'autorgulation de l'conomie aprs 1950. Cette crise s'est manifeste avant tout par la Premire Guerre Mondiale ; la crise conomique, sociale et politique des annes 1918-1923 en Allemagne, la crise conomique de 1929-1933, l'arrive au pouvoir du national-socialisme et enfin la Deuxime Guerre Mondiale.

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    cette philosophie, dont les quatre reprsentants les plus illustres sont le jeune Lukacs, Jaspers, Martin Heidegger et Jean-Paul Sartre (et dont les principaux reprsentants littraires en France sont, ct de Sartre, Paul Nizan et Andr Malraux), le philosophe franais occupe une place particulire.

    En effet, l'existentialisme allemand est devenu trs tt conservateur. A l'exception de Lukacs qui devient marxiste ds 1917 et quitte la philosophie existentialiste, Jaspers se situait droite, Heidegger et Junger l'extrme- droite (Heidegger finira mme par se rallier au national-socialisme et Junger n'en sera pas trs loin). En France, en revanche, peut-tre en partie cause du Front Populaire, l'existentialisme s'est situ gauche. C'est le cas de Malraux, de Nizan et, ds qu'il prend position politiquement, celui de Sartre. D'autre part, si tout existentialisme est centr sur l'individu et ses limites, il reste que Heidegger aussi bien que Jaspers essayaient de rattacher cet individu au tout, l'tre, l'englobant, alors que sur ce point particulirement important Sartre continue la position cartsienne et reste rsolument individualiste.

    Le monde, dans L'Etre et le Nant, se divise en en-soi et pour-soi, et l'ide d'une totalit qui les embrasserait l'un et l'autre fait entirement dfaut. C'est l'individu face au monde et la socit, ou le monde et la socit face l'individu : le dualisme est tout aussi radical qu'il l'tait au XVIIme sicle chez Descartes (encore celui-ci s'tait-il pos le problme de l'union de l'me et du corps dans l'homme alors que chez Sartre la possibilit d'un fondement commun de l'en-soi et du pour-soi et de leur union dans une totalit structure n'apparat nulle part). Ce qui caractrise ce dualisme et le lie encore davantage la tradition cartsienne en le sparant de la troisime priode de l'uvre sartrienne est le fait qu'en dernire instance les positions de Sartre, comme celles de Descartes, sont rigoureusement amorales. La seule valeur explicitement affirme est celle de l'autonomie de l'individu, du choix libre et conscient de l'orientation fondamentale de l'existence (4). Mais partir de l, comme l'ont dj dit des critiques, on peut tout aussi bien choisir librement d'tre victime que d'tre bourreau, et rien dans l'ouvrage ne permet d'tablir une hirarchie ou une opposition diffrencie entre ces deux choix, condition qu'ils aient t faits avec le mme degr de conscience et de libert.

    L'chec qui se trouve au bout de toute existence humaine provient prcisment de l'impossibilit de l'union entre ego et autrui, entre le sujet et le monde, le pour-soi ne pouvant jamais devenir en-soi tout en gardant son statut de pour-soi. Dans L'Etre et le Nant, le regard relation fondamentale entre l'individu et l'autre a toujours un caractre meurtrier car il rduit ce dernier au statut de l'en-soi ; provisoirement, il est vrai, car l'autre peut n'importe quel instant rcuprer son statut de pour-soi en me regardant, et en me rduisant son tour l'en-soi ; et cela jusqu' la mort, rduction dfinitive du pour-soi au statut de l'en-soi, qui dtruit rtrospectivement la valeur et la signification des projets du sujet.

    (4) L'ontologie ne saurait formuler elle-mme des prescriptions morales. Elle s'occupe uniquement de ce qui est, et il n'est pas possible de tirer des impratifs de ses indicatifs. L'Etre et le Nant, p. 720.

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    Inutile de dire que cette esquisse schmatique des positions de L'Etre et le Nant est loin d'puiser la richesse d'un des ouvrages les plus importants de la philosophie franaise du XXme sicle. Je l'ai formule ici seulement pour souligner la modification dans le systme qu'entranera le passage ce que j'ai appel la troisime priode.

    Entre L'Etre et le Nant et L'Existentialisme est un Humanisme il y a en effet une diffrence philosophique fondamentale. Comme l'indique le titre mme de ce dernier ouvrage, avec l'entre dans cette priode le problme moral apparat. A l'amoralisme cartsien de L'Etre et le Nant se substitue une position partiellement Kantienne dans la mesure o l'existentialisme est un humanisme et o le choix n'est libre que s'il implique la libert de tous ou, au minimum, en ce qui concerne les uvres littraires, la libert de la cit (5). Partiellement kantienne seulement car, si Kant choisit rsolument la morale en lui subordonnant tout autre critre et toute autre considration, Sartre reste mi-chemin entre Descartes, dont il garde l'individualisme et le souci d'efficacit, et Kant, auquel il se rattache maintenant par l'exigence d'une norme universelle. C'est cette situation intermdiaire entre deux positions inconciliables qui lui permet de rester dans le cadre gnral de l'existentialisme, philosophie centre essentiellement sur le caractre inluctable de l'chec.

    En fait, ds maintenant et jusqu' la dernire priode caractrise par les Mots le problme central et insoluble de l'uvre sartrienne sera celui de concilier, l'intrieur d'une action qui a pour objet autrui en gnral et la libert de la cit en particulier, l'individu avec la communaut et les exigences de la morale avec celles de l'efficacit.

    Encore faut-il ajouter qu' l'intrieur du groupe des uvres thtrales, ces problmes sont poss sous deux formes diffrentes et complmentaires constituant deux cycles successifs : d'abord dans Les Mouches, Morts sans spulture et mme Huis Clos, en mettant l'accent sur le problme de la relation entre le choix libre et son rsultat effectif soit entre les individus qui agissent, soit dans la communaut pour laquelle ils se proposent d'agir ; puis, dans Les Mains sales, Le Diable et le Bon Dieu, Les Squestrs d'Altona et mme Les Troyennes, en mettant au premier plan la ncessit pour le hros de choisir entre la morale et l'efficacit. Il se peut et l'hypothse me parat plausible que l'impossibilit de rsoudre ces problmes sur le plan philo-

    (5) En effet, il n'est pas un de nos actes qui, en crant l'homme que nous voulons tre, ne cre en mme temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit tre. Choisir d'tre ceci ou cela, c'est affirmer en mme temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c'est toujours le bien, et rien ne peut tre bon pour nous sans l'tre pour tous. L'Existentialisme est un Humanisme, Nagel, 1966, pp. 25-26 (...) en voulant la libert, nous dcouvrons qu'elle dpend entirement de la libert des autres, et que la libert des autres dpend de la ntre. Certes, la libert comme dfinition de l'homme, ne dpend pas d'autrui, mais ds qu'il y a engagement, je suis oblig de vouloir en mme temps que ma libert la libert des autres, je ne puis prendre ma libert pour but, que si je prends galement celle des autres pour but. En consquence, lorsque sur le plan d'authenticit totale, j'ai reconnu que l'homme est un tre chez qui l'essence est prcde par l'existence, qu'il est un tre libre qui ne peut, dans des circonstances diverses, que vouloir sa libert, j'ai reconnu en mme temps que je ne peux vouloir que la libert des autres. (pp. 83-84.)

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    sophique soit l'origine de l'insistance avec laquelle Sartre les a soulevs et traits sur celui de la cration littraire. Philosophiquement, ils se trouvent, entre autres, au centre de l'ouvrage thorique qui correspond cette troisime priode, la Critique de la raison dialectique, o la solution, attendue de chapitre en chapitre, n'apparat jamais que pour tre finalement repousse un second volume dont nous attendons encore la parution.

    Il serait important pour l'histoire des ides sartriennes de savoir ce qui a provoqu les passages entre les diffrentes priodes. Je n'ai, je l'avoue, aucune hypothse spcifique pour le premier de ces passages. Au fond les deux positions, la premire, assez courante dans la philosophie universitaire, la seconde, existentialiste, coexistaient l'poque en Europe occidentale, et la question fait partie d'une problmatique plus vaste, celle de la pntration de la phnomnologie et de l'existentialisme d'Allemagne en France, et des modifications qu'ils y ont subies. En revanche, il me parat hautement probable que le passage de la seconde la troisime priode a un fondement historique et social, savoir : la guerre, l'occupation et la Rsistance. Il suffit de lire les trois premiers textes de cette troisime priode, L'Existentialisme est un Humanisme, Les Chemins de la Libert et surtout Les Mouches dont la situation gnrale (Argos et la crmonie du remords) est une transposition peine voile de la France sous Ptain, pour s'en rendre compte. Les vnements historiques ont amen Sartre renoncer l'amoralisme cartsien de L'Etre et le Nant, et introduire les problmes de la cit ainsi que la distinction entre le Bien et le Mal philosophiquement la problmatique de Kant, Hegel et Marx dans le cadre gnral de sa philosophie.

    Les Mouches est la premire pice du premier cycle. C'est le deuxime pisode de VOrestie d'Eschyle : le meurtre d'Egisthe et de Clytemnestre par Oreste, fils d'Agamemnon qui, protg par Apollon dans la tragdie grecque, venge l'assassinat de son pre. Inutile de dire que Sartre a profondment modifi Ta structure et la signification de l'action, ne gardant le cadre traditionnel que de manire tout fait extrieure. Argos je l'ai dj dit est une transposition peine voile de la France ptainiste. Le roi Egisthe y prconise et dveloppe un culte permanent des morts, un repentir continuel des crimes passs. Le jour de la fte des morts, ce repentir atteint son apoge : on ouvre la grotte sacre d'o les morts sont censs revenir passer une journe parmi les vivants et se venger du tort que ceux-ci leur ont fait. Argos est oppresse, domine par les mouches, sortes d'envoyes des morts qui tourmentent les vivants pendant l'anne. Il semble n'y avoir aucun espoir, aucune nergie, aucune rvolte, et en tout cas aucune joie de vivre.

    Le rideau se lve au moment o Oreste est revenu Argos. Mais, bien entendu, ce n'est pas l'Oreste tel que nous le connaissons par VOrestie. C'est un Oreste moderne. Il a fait ses tudes la Sorbonne, dans la pice chez un esclave philosophe sceptique, qui lui a transmis une culture extrmement vaste faisant de lui un homme.

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    (...) jeune, riche et beau, avis comme un vieillard, affranchi de toutes les servitudes et de toutes les croyances, sans famille, sans patrie, sans religion, sans mtier, libre pour tous les engagements et sachant qu'il ne faut jamais s'engager, un homme suprieur enfin, capable par surcrot d'enseigner la philosophie ou l'architecture dans une grande ville universitaire... (6).

    Cet enseignement l'a libr des croyances traditionnelles : il n'a plus l'intention de venger le meurtre de son pre, ni d'obir aux exigences de prjugs auxquels il ne voit plus aucune justification. Seulement cela a fait de lui, comme de son matre, une sorte de touriste , un spectateur qui connat beaucoup de choses, qui a visit des centaines de lieux et de palais, mais qui n'a aucun enracinement, qui n'est nulle part chez lui. Ayant pris conscience et souffrant de cette situation, Oreste, qui ne saurait plus se contenter de la philosophie que lui a enseigne son matre mais ignore encore comment la dpasser, a dcid pouss par une sorte d'intuition vague de revenir sous le nom de Philbe dans sa ville natale, esprant y trouver un chemin quelconque pour s'enraciner, pour cesser d'tre lger , pour trouver enfin un poids propre, une existence authentique.

    Pour des motifs diffrents, deux personnages l'ont accompagn dans son voyage. L'un est son professeur de philosophie, Le Pdagogue ; il craint que, revenu Argos, Oreste ne retombe dans les vieux prjugs abandonnant tout ce qu'il lui avait enseign jusqu'alors. Lorsque Oreste, se sentant totalement tranger la ville, dcide de repartir, Le Pdagogue rjoui (car il ne comprend dcidment rien ce qui se passe) lui avoue ses craintes qu'il croit maintenant sans fondement.

    Oreste (...) : Allons-nous-en, Pdagogue ; est-ce que tu ne comprends pas que nous sommes* en train de croupir dans la chaleur des autres ? Le pdagogue : Ah ! Seigneur, que vous me rassurez. Ces derniers mois pour tre exact, depuis que je vous ai rvl votre naissance je vous voyais changer de jour en jour, et je ne dormais plus. Je craignais... Oreste : Quoi ? Le pdagogue : Mais vous allez vous fcher. Oreste : Non. Parle. Le pdagogue : Je craignais on a beau s'tre entran de bonne heure l'ironie sceptique, il vous vient parfois de sottes ides bref, je me demandais si vous ne mditiez pas de chasser Egisthe et de prendre sa place. Oreste, lentement : Chasser Egisthe ? {Un temps !) Tu peux te rassurer, bonhomme, il est trop tard. Ce n'est pas l'envie qui me manque, de saisir par la barbe ce ruffian de sacristie et de l'arracher du trne de mon pre. Mais quoi ? qu'ai-je faire avec ces gens ? Je n'ai pas vu natre un seul de leurs enfants, ni assist aux noces de leurs filles, je ne partage pas leurs remords et je ne connais pas un seul de leurs noms. C'est le barbu qui a raison : un roi doit avoir les mmes souvenirs que ses sujets. Laissons-les, bonhomme. Allons-nous-en. Sur la pointe des pieds. Ah ! s'il tait un acte, vois-tu, un acte qui me donnt droit de

    (6) Les mouches, in J. P. Sartre, Thtre, Gallimard, 1947, p. 26.

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    cit parmi eux ; si je pouvais m'emparer, ft-ce par un crime, de leurs mmoires, de leur terreur et de leurs esprances pour combler le vide de mon cur, duss-je tuer ma propre mre... Le pdagogue : Seigneur ! Oreste : Oui. Ce sont des songes. Partons. Vois si l'on pourra nous procurer des chevaux, et nous pousserons jusqu' Sparte, o j'ai des amis. (pp. 28-29-)

    Le second personnage, bien plus intelligent, est le barbu Jupiter lui-mme ; conscient du danger que comporte pour lui ce voyage, il a pris forme humaine pour essayer d'y faire face : il sait en effet qu'il n'y a aucun espoir pour qu'Oreste revienne aux croyances et aux traditions de ses anctres, qui sont le fondement mme du rgne des dieux, de son rgne dont jadis Agamemnon, maintenant Egisthe, et tous les gouvernements de la terre sont les agents et, partiellement, les dpositaires. Mais, si la philosophie du pdagogue et la pseudo-libration intellectuelle qu'elle prtendait accomplir ne menaaient en rien les pouvoirs tablis, le risque est considrable qu'en retournant Argos Oreste ne dcouvre ce qui seul peut mettre en question le pouvoir des dieux et des tyrans : la libert de l'homme, sa propre libert.

    Au dbut, Oreste ne trouve aucun contact avec Argos o toutes les portes sont fermes et o il n'arrive parler qu'avec l'idiot du village. A la satisfaction du pdagogue, et aussi de Jupiter tout prt l'aider repartir, il dcide de quitter la ville lorsqu'il rencontre Electre, sa sur. Seule dans Argos Electre garde le souvenir d'Agamemnon et attend le retour d 'Oreste pour qu'il tue Egisthe et Clytemnestre et venge leur pre. Pour l'instant, refusant d'accepter l'ordre tabli par Egisthe, elle vit en servante, en esclave mme. Contrainte de vider les ordures du palais, elle vient comme tous les jours les jeter devant la statue de Jupiter qu'elle hait. Oreste est touch et branl par la situation d'Electre : il lui explique que toutes ses haines n'ont pas de sens, qu' Corinthe et dans les autres villes de Grce on peut vivre libre et gai en se rjouissant de la vie et en se promenant au soleil. Ce disant, il se prsente encore sa sur comme Philbe, un jeune voyageur qui vient prcisment de Corinthe.

    Le second acte nous montre la crmonie du retour des morts. La ville est en contrition. Egisthe arrive en retard car il a attendu Electre qui ne s'est pas jointe la famille royale. Elle arrive enfin, gaie et en robe blanche, refusant d'accepter le remords et annonant aux habitants la possibilit de vivre naturellement et sans problme. Se sachant unie l'esprit de son pre assassin, elle rclame le tmoignage des morts :

    O mes chers morts, Iphignie, ma sur ane, Agamemnon, mon pre et mon seul roi, coutez ma prire. Si je suis sacrilge, si j'offense vos mnes douloureux, faites un signe, faites-moi vite un signe, afin que je le sache. Mais si vous m'approuvez, mes chris, alors taisez-vous, je vous en prie, que pas une feuille ne bouge, pas un brin d'herbe, que pas un bruit ne vienne troubler ma danse sacre : car je danse pour la joie, je danse pour la paix des hommes, je danse pour le bonheur et pour la vie. O mes morts, je rclame votre silence, afin que les hommes qui m'entourent sachent que votre cur est avec moi. (p. 59).

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    Egisthe la traite de criminelle, mais le peuple est branl et se demande si Electre n'a pas raison. Pour sauver le tyran menac, Jupiter intervient et fait rouler contre les marches du temple la pierre qui obstruait la caverne des morts. Effraye, la foule se regroupe autour d'Egisthe, l'ordre est rtabli et Electre sera punie. Jupiter s'adresse alors Oreste :

    Eh bien, mon matre ? Etes-vous difi ? Voil une histoire morale, ou je me trompe fort : les mchants ont t punis et les bons rcompenss. {Dsignant Electre.) Cette femme...

    mais la rponse arrive, qu'il prvoyait et craignait tout la fois :

    Cette femme est ma sur, bonhomme ! Va-t'en, je veux lui parler. (p. 61.)

    En fait, ds ce moment les ds sont jets : Oreste a trouv l'enracinement Argos, non pas celui du fils revenu venger le meurtre de son pre, mais celui du frre, de l'homme qui s'engage pour tuer le tyran et librer sa sur de l'esclavage ; sa sur de manire immdiate pour respecter la lgende des Atrides en ralit ses frres et ses Surs qui sont tous les opprims d'Egisthe, tous les esclaves de la cit d'Argos.

    La scne suivante nous montre comment se fait le passage. Electre reproche Philbe d'avoir veill en elle l'espoir trompeur d'une vie libre, sans engagement et sans violence. Philbe lui propose de fuir, mais elle lui rpond que c'est ici seulement qu'elle est chez elle, qu'elle ne veut pas aller ailleurs o elle serait trangre, que c'est Argos que se joue le destin des Atrides. C'est alors que Philbe prend son vrai visage et dvoile son identit : il est Oreste, il jouera lui aussi sa destine Argos. Pour savoir ce qu'il doit faire, plus exactement pour savoir s'il doit tuer Egisthe ou accepter l'ordre existant, il s'adresse aux dieux, en l'occurrence Jupiter, qui il demande un signe. Celui-ci n'a bien entendu aucune difficult le lui donner :

    Mais comment donc : ton service ! Abraxas, abraxas, ts-ts ! La lumire fuse autour de la pierre, (p. 69.)

    Devant cette rponse, Oreste comprend et trouve enfin son vritable chemin r celui de l'engagement.

    Electre se met rire : Ha ! ha ! Il pleut des miracles aujourd'hui ! Vois, pieux Philbe, vois ce qu'on gagne consulter les Dieux ! {Elle est prise d'un fou rire) Le bon jeune homme... le pieux Philbe : Fais-moi signe, Zeus, fais-moi signe ! Et voil la lumire qui fuse autour de la pierre sacre. Va-t'en ! A Corinthe ! A Corinthe ! Va-t'en ! Oreste, regardant la pierre : Alors... c'est c le Bien ? {Un temps, il regarde toujours la pierre.) Filer doux. Tout doux. Dire toujours Pardon et Merci ... c'est ? {Un temps, il regarde toujours la pierre.) Le Bien. Leur Bien... {Un temps.) Electre !

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    Electre : Va vite. Ne dois pas cette sage nourrice qui se penche sur toi du haut de l'Olympe. {Elle s'arrte, interdite.) Qu'as-tu ? Oreste, d'une voix change : D y a un autre chemin, (pp. 69-70.)

    Comme dans la lgende grecque, Oreste tuera Egisthe et Clytemnestre, mais ses raisons sont bien diffrentes : il ne s'agit plus pour lui de venger son pre, mais d'affirmer sa libert en tuant le tyran et en assurant la libration de sa sur et de ses frres, d'Electre et des habitants d'Argos.

    Une dernire tentative de Jupiter pour prvenir Egisthe choue. Lorsque ce dernier lui demande pourquoi il ne foudroie pas lui-mme Oreste, Jupiter rpond :

    Pour le foudroyer ? {Un temps. Las et vot.) Egisthe, les Dieux ont un autre secret... Egisthe : Que vas-tu me dire ? Jupiter : Quand une ois la libert a explos dans une me d'homme, les Dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-l. Car c'est une affaire d'hommes, et c'est aux autres hommes eux seuls qu'il appartient de le laisser courir ou de l'trangler, (p. 86.)

    Il est trop tard pour qu'Egisthe puisse encore prendre des mesures pour se protger, le meurtre du tyran et de Clytemnestre s'accomplira.

    Jusqu'ici, la pice a pu paratre simplement rvolutionnaire, affirmant la ncessit de s'engager dans la lutte contre la tyrannie et l'oppression. C'est partir de l'Acte III qu'apparat la problmatique de l'individualisme existentialiste. Oreste a enfin trouv le sens de sa vie, il est devenu un homme libre en s'engageant dans la lutte pour la libration d'Argos, mais son acte ne saurait en aucun cas librer que lui-mme. Si en effet la libert des autres est le seul objet de l'acte libre d'un homme, les autres ne sauraient jamais tre librs par procuration, par un acte ou une srie d'actes qu'ils n'auraient pas accomplis eux-mmes. Oreste qui refuse l'offre de Jupiter de prendre la succession des tyrans morts, d' Agamemnon et d'Egisthe est libre, mais les habitants d'Argos et Electre qui n'ont pas agi restent sujets aux remords, aux prjugs, aux rves et s'abritent sous l'ombre protectrice de Jupiter. Toute la deuxime partie de la pice, beaucoup moins dramatique que la premire, o il n'y a presque plus d'action, est consacre aux discussions autour de ce problme.

    Lorsque la fin approche, Oreste reste seul, contre Jupiter, contre Electre, en proie l'hostilit des Erinnyes et des habitants d'Argos qui lui reprochent d'avoir tu leur roi : bien qu'autrui soit l'objet de son action, l'homme libre reste pour toujours et ternellement solitaire. J'ai dit Lorsque la fin approche car, l aussi, apparat une autre ide essentielle de la pense existentialiste : pour l'individu, aucun engagement, aucun acte ne saurait assurer plus qu'une libert provisoire, ncessairement borne par la limite infranchissable, la mort. Plus tt ou plus tard, tout pour-soi, mme le plus conscient et le plus hbre, se transforme en en-soi.

    La tradition grecque ne parlait pas de la mort d 'Oreste mais offrait Sartre une mtaphore de la mort : la folie du hros. Aussi la pice se

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    termine-t-elle par le dpart d'Oreste qui, perdant sa lucidit, croit qu'en quittant solitaire la ville qui lui reste trangre il l'a nanmoins libre et emporte les mouches avec lui.

    Ecoutez encore ceci : un t, Scyros fut infeste par les rats. C'tait une horrible lpre, ils rongeaient tout ; les habitants de la ville crurent en mourir. Mais, un jour, vint un joueur de flte. D se dressa au cur de la ville comme ceci. (77 se met debout.) Il se mit jouer de la flte et tous les rats vinrent se presser autour de lui. Puis il se mit en marche longues enjambes, comme ceci, (// descend du pidestal) en criant aux gens de Scyros : Ecartez-vous ! {La foule s'carte?) Et tous les rats dressrent la tte en hsitant comme font les mouches. Regardez ! Regardez les mouches ! Et puis tout d'un coup ils se prcipitrent sur ses traces. Et le joueur de flte avec ses rats disparut pour toujours. Comme ceci

    Il sort ; Les Erinnyes se jettent en hurlant derrire lui. (pp. 120-121)

    Les deux pices suivantes, Huis Clos et Morts sans spulture, sont galement centres autour de ce mme problme.

    Huis clos nous prsente un univers dans lequel il est impossible de s'engager et de donner encore un sens sa vie. Le vritable enfer, selon Sartre, n'est pas un lieu de tortures, physiques ou morales, des damns, c'est la situation dans laquelle l'homme n'est pas capable de choisir sa libert et par cela mme nous le savons depuis Les Mouches de se dresser solitaire face aux autres qui ne peuvent participer ni son engagement ni son acte.

    On trouve cependant entre L'Etre et le Nant et Huis Clos une diffrence fondamentale. Le schma de L'Etre et le Nant tait dualiste : le pour-soi et l'en-soi, l'tre conscient qui choisit, et les autres dont le regard le transforme en en-soi, en objet tranger tout projet t toute authenticit. Avec le passage ce que j'ai appel le mi-kantianisme, le scheme dualiste se transforme en scheme triangulaire (7). Les autres ont une double fonction : d'une part, ils sont l'objet du dsir et de l'aspiration du sujet, et d'autre part ils sont ceux dont le regard transforme le sujet en objet et l'empche d'atteindre la communaut qui seule peut donner un sens sa vie. Les trois personnages de Huis Clos jouent alternativement chacun de ces rles : Ins aime Estelle qui aime Garcin, lequel a besoin du jugement d'Ins. Aucun couple ne peut se former cause de la prsence du tiers qui regarde. Tant qu'aucun d'entre eux ne russira s'arracher aux deux autres ce sera l'enfer pour l'ternit.

    Il faut encore spcifier que la pice se situe sur deux plans diffrents et complmentaires. D'une part elle raconte la vie de trois individus morts, plus ou moins criminels, qui ne peuvent plus en aucune manire changer le sens de leur vie par un comportement actuel. Ce qu'ils ont t et ce qu'ils ont fait, le sens de leur vie dpend de l'interprtation qu'en feront les survivants. L'ide

    (7) Le tiers apparaissait dj dans L 'Etre et le Nant dans les chapitres consacrs au Nous, mais, comme le concept de sujet transindividuel lui-mme, il n'y tenait qu'une place en dernire instance secondaire.

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    de Sartre que nous retrouverons par la suite est que tout acte une fois accompli peut recevoir plusieurs significations qui dpendent de ce que son auteur ou bien, si cet auteur est mort, les survivants en feront par la suite. D'autre part, la pice veut aussi nous dire que le sens de notre existence dpend de nous-mmes et du courage que nous avons de nous librer comme l'a fait Oreste - de la pression du social et des prjugs, des autres, de ce que par la suite Sartre appellera le pratico-inerte. Cette deuxime dimension ne serait pas assez visible dans la pice si nous avions simplement affaire trois morts qui n'ont matriellement plus aucun moyen de quitter les autres et de choisir la libert. C'est pourquoi, un certain moment de l'action, la porte s'ouvre, donnant chacun la possibilit de quitter l'enfer. Mais Estelle a trop besoin de Garcin, Garcin d'Ins et Ins d'Estelle pour qu'aucun d'entre eux puisse jamais s'en aller. Ce sont, au fond, trois tres faibles, condamns vivre ternellement avec les autres, sans s'engager : c'est la nause, l'enfer qui continuera indfiniment.

    Ins : (...) Et nous sommes ensemble pour toujours. Elle rit.

    Estelle, clatant de rire : Pour toujours, mon Dieu que c'est drle ! Pour toujours ! Garcin rit en les regardant toutes deux : Pour toujours !

    Ils tombent assis, chacun sur son canap. Un long silence. Ils cessent de rire et se regardent. Garcin se lve.

    Garcin : Eh bien ! continuons. (8)

    C'est encore le problme des rapports entre l'individu et la communaut qui se trouve au centre de Morts sans spulture, la pice sans doute la plus faible de Sartre. La raison de cette faiblesse me parat rsider dans la disproportion entre la complexit du projet et le schmatisme de la ralisation.

    Le thtre de Jean-Paul Sartre est dans l'ensemble un thtre thse, non pas politique mais philosophique, un thtre qui pose directement des problmes conceptuels. A l'exception de ceux de Huis Clos et de La Putain respectueuse, les personnages sont mrs par des ides et par l'effort de comprendre la ralit. Ce statut admis, il me parat incontestable que Sartre est un trs bon crivain dramatique et que ses pices sont des uvres qui pourront pendant longtemps encore capter l'intrt et agir sur la conscience des spectateurs. Il n'en reste pas moins que ce genre d'uvres demande prcisment, cause de son caractre relativement intellectuel, une concentration autour d'un seul problme ou d'un trs petit nombre de problmes troitement relis. Les Mouches posait celui de l'engagement et de la solitude qui rsulte de cet engagement ; Huis Clos celui du caractre insupportable et

    (8) Huis Clos, in J.-P. Sartre, Thtre, Gallimard, 1947, p. 182.

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    inauthentique de l'existence au moment o toute possibilit de choix et d'engagement est supprime. Morts sans spulture, en revanche, pose successivement trois problmes diffrents, entre lesquels la relation n'est pas immdiate et, par cela mme, donne l'impression d'une sorte de dissertation philosophique assez artificiellement transpose sur le plan de personnages individuels. Au fond, deux ou mme trois pices diffrentes s'y succdent.

    Le rideau se lve sur une situation assez proche, par certains cts, de celle de Huis Clos. Un groupe de rsistants, arrts aprs avoir accompli une action qui leur a t commande mais dont ils n'arrivent pas dcider si elle tait rellement utile ou si ce n'tait qu'une erreur ayant entran non seulement leur arrestation mais la destruction de tout un village, sont enferms dans la mme chambre et s'attendent tre torturs d'un instant l'autre par les miliciens qui veulent obtenir des informations. Malheureusement, leur comportement sous la torture n'a aucune importance car ils n'ont aucune information donner et, qu'ils soient courageux ou lches, forts ou faibles, cela ne saurait se traduire par aucune alternative relle dans leur comportement. Leur seule relation avec le monde extrieur est le souvenir de Jean, qui est pour eux tous le chef de leur groupe dans la Rsistance et pour Lucie, en outre, l'homme qu'elle aime profondment. A travers la diffrenciation des personnages, depuis le jeune Franois, un enfant, qui dcouvre brusquement dans quelle entreprise grave et dangereuse il est entr sans s'en rendre compte jusqu' Canoris, le militant communiste conscient, le problme de leur relation avec Jean et avec la Rsistance, de la validit que peut encore avoir cette relation au moment o, pour eux, elle ne saurait plus se traduire en action, est pos sous plusieurs aspects.

    C'est ce moment que la situation se trouve radicalement modifie. Jean arrive lui-mme sur scne, arrt accidentellement par la milice sans que celle-ci connaisse son identit. Pour les cinq rsistants arrts, le problme de l'engagement et de l'acte se pose alors nouveau dans toute son acuit. Car maintenant ils savent quelque chose : l'identit de Jean, qu'il s'agit de ne pas dvoiler aux miliciens sous la torture. Un d'entre eux se jette par la fentre pour ne pas parler. Peu assurs du silence du petit Franois, les trois autres y compris sa sur le tuent pour lui viter la dchance de la dlation. Entre les cinq rsistants une solidarit s'est installe : il y a pour la seule fois peut-tre dans l'uvre de Sartre un acte collectif, un sujet non individuel. Mais et la pice le souligne nettement cette solidarit ne saurait se crer que dans l'action immdiate, et non pas au niveau gnral et abstrait. Entre Lucie et Jean se reproduit le conflit que nous avons dj rencontr dans Les Mouches, la problmatique des relations entre Oreste et Electre. Avant d'tre viole et torture, Lucie tait convaincue que son union avec Jean tait ce qu'elle avait de plus fondamental et de plus prcieux, de plus inbranlable au monde ; aprs, elle constate que cette union a disparu, que la solidarit qui l'unit aux autres a mis entre elle et lui une barrire infranchissable : le fait que Jean, auquel elle n'tait lie que par son amour et la solidarit du combat gnral de la Rsistance, ne participe pas au combat actuel et concret dont il n'est que l'objet.

    l'homme et la socit n. 17-2

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    Aprs le dpart de Jean, la situation change nouveau, et nous nous trouvons devant une problmatique nouvelle, devant ce que j'ai appel un troisime embryon de pice. Les rsistants ont gagn : aucun d'entre eux n'a parl. Jean est en scurit et leur a laiss des indications de ce qu'ils pourraient avouer ; il prendra des mesures pour faire confirmer en apparence un faux tmoignage. Le problme qui se pose est celui de savoir s'ils vont accepter de sauver leur vie en profrant ces mensonges sans importance ce qui leur ferait nanmoins perdre la face devant leurs tortionnaires ou si au contraire, engags dans un combat immdiat contre ces derniers, ils prfreront refuser de parler acceptant ainsi une mort certaine uniquement pour ne pas s'humilier devant leurs adversaires. Canoris, le communiste, invoque l'ventualit de participer, s'ils sont librs, au combat gnral de la Rsistance ; mais les deux autres n'acceptent pas, ils sont entirement engags dans le conflit immdiat. A la fin ils cdent cependant, non par conviction mais par faiblesse, devant la pluie que Lucie voit par la fentre et qui lui rappelle le monde extrieur ; c'est le dnouement des Mouches, la faiblesse finale des hros, quels que soient leur choix et leur engagement. Le pari ne russit d'ailleurs pas : malgr les faux aveux que les miliciens prennent pour authentiques ils seront fusills par ces derniers.

    Cette pice, dont la valeur littraire je l'ai dit est faible, prsente nanmoins pour celui qui s'intresse l'volution de la pense de Sartre un intrt particulier. C'est ma connaissance la seule dans l'ensemble de l'uvre qui admette l'existence d'un sujet transindividuel ; mais elle ne l'admet qu'au niveau d'un petit nombre de gens engags dans une action localise et immdiate, au niveau de ce que Sartre avait dj envisag, dans L'Etre et le Nant, sous le terme d' quipe . Dans le chapitre consacr Hegel, Husserl et Heidegger, il nous prsente ce dernier, contrairement la ralit philologique, comme le philosophe de l'tre-avec, le philosophe de l'quipe ; et l'ensemble du paragraphe essaie de montrer que, mme ce niveau, tout dpassement du sujet individuel est irrmdiablement et radicalement impossible.

    En fait, Heidegger n'avait jamais dvelopp l'ide d'une communaut authentique dans le cadre de l'quipe : toutes les analyses de l'tre-avec dans Sein und Zeit le montrent comme une forme inauthentique d'tre-l, d'existence. Nanmoins Sartre n'avait pas compltement tort. A cette poque, en effet, il ne connaissait pas l'uvre de Lukacs. Or, dans sa ngation de toute possibilit de communaut authentique, Heidegger avait dvelopp sa dmonstration dans une polmique permanente et continuelle contre la philosophie du sujet collectif, contre la philosophie de Lukacs qu'il ne nommait pas. Il me semble vraiment remarquable que, sans en avoir aucune information explicite, Sartre ait senti en filigrane, dans le texte heideggrien, la possibilit de la philosophie de ce partenaire et adversaire non nomm, mme s'il en a attribu la paternit Heidegger.

    Cela dit, il est significatif que les deux fois o Sartre envisage la possibilit d'un sujet transindividuel (une fois pour la refuser dans L'Etre et le Nant, l'autre fois pour l'admettre dans Morts sans spulture), il ne soit

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    jamais all plus loin que le petit groupe d'individus se trouvant en contact direct, engags dans une action immdiate, sans mme envisager comme possible un sujet transindividuel plus vaste, et notamment le plus important d'entre eux : la classe sociale.

    L'autre cycle de pices, thse philosophique lui aussi, constitu par Les Mains sales, Le Diable et le Bon Dieu et Les Squestrs d' Altona, n'est plus centr autour du problme de la communaut et du sujet transindividuel. On considre comme acquis que l'engagement est celui d'un individu : Hugo, Gtz ou Frantz von Gerlach. Dans les deux premires pices il est admis aussi que l'engagement efficace doit avoir un caractre rvolutionnaire oppos la tyrannie et implique l'adhsion respectivement au parti communiste ou l'organisation des paysans rvolutionnaires (qui n'est, au fond, qu'une mtaphore du premier). Le problme autour duquel tournent les trois pices est celui de l'impossibilit de conciler les exigences galement inexorables de l'efficacit et de la morale.

    Egalement inexorables , encore ce terme a-t-il besoin d'tre prcis. Si cette galit tait rigoureuse, la philosophie et la littrature de Sartre aboutiraient une structure tragique, telle que nous la trouvons chez Pascal, Racine et Kant o les exigences respectives de la raison et de la passion, de la pense exprimentale et de l'impratif catgorique ne permettent aucun choix et aucune solution. Sartre, en revanche, propose par deux fois un choix, tout en insistant beaucoup plus longuement sur ce quoi le hros renonce que sur ce quoi il s'engage. Les choix de Hugo et de Gtz se font dans les toutes dernires scnes, alors que les pices tout entires insistent prcisment sur les valeurs auxquelles ils vont renoncer ; Les Squestrs d' Altona se termine sur un suicide mais pour une raison trs diffrente de celle qui amne la mort dans la tragdie : il ne s'agit pas en effet de l'impossibilit de choisir, mais du caractre illusoire et insuffisant de tout choix de chacun des lments de l'alternative.

    La situation des Mouches tait inspire par la situation de la France sous l'occupation ; de mme, l'anecdote sur laquelle se dveloppe Les Mains sales est inspire par l'assassinat de Trotski. Un dirigeant communiste, Hoederer, en dsaccord avec une fraction gauchiste de la direction du parti, est assassin par un agent provocateur de cette dernire, qui s'est introduit chez lui en qualit de secrtaire. L'apparente disparit qui peut apparatre au premier abord entre le fait que, dans la pice, c'est un groupe gauchiste sectaire qui organise l'assassinat d'un dirigeant prconisant le Front Populaire, n'est pas entirement valable. En effet, Trotski a reprsent sans doute dans l'ensemble une aile gauche du mouvement communiste par rapport Staline, mais entre 1928 et 1934 les staliniens prconisaient une politique ultra-gauchiste, les sociaux-dmocrates qu'on appelait social-fascistes tant considrs comme tout aussi dangereux que les fascistes proprement dits (notamment que le mouvement hitlrien). Or, la politique stalinienne de cette priode, Trotski opposait un programme d'union de toutes les forces socialistes et mme, si possible, de Front Populaire anti-fasciste. La seule diffrence - introduite pour les ncessits de l'action est le fait que Trotski a t assassin en

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    1940, aprs l'entre des troupes allemandes en France, et surtout du parti communiste, alors que Sartre situe l'assassinat avant cette modification.

    Si je laisse de ct les problmes et les personnages en dernire instance secondaires, l'axe central de l'action se situe autour de la relation entre la morale et la politique, et de l'impossibilit de les concilier. Encore faut-il ajouter qu'il y a dans la pice deux morales et deux politiques : la morale et la politique dogmatiques, inauthentiques et fausses et la morale et la politique valables, entre lesquelles le vritable engagement est oblig de choisir. La politique fausse, mauvaise, trangre toute rflexion propre, se contentant de suivre les directives reues jusqu'au moment o elles seront explicitement modifies, est incarne par Louis et Olga ; la politique valable, fonde sur une analyse srieuse et indpendante de la situation, par Hoederer. La fausse morale, qui confond l'thique et la politique et se limite, elle aussi, une admiration aveugle pour l'autorit, est incarne par Hugo tout au long de la pice ; la morale authentique par ce mme Hugo dans la toute dernire scne. Cette distribution cre un certain dsquilibre important et significatif d'ailleurs entre la thse philosophique de la pice : le choix de la morale contre la politique, et la prsence extrmement rduite du personnage qui incarne ce choix, par rapport la figure de Hoederer dont la prsence domine l'uvre. C'est pourquoi Les Mains sales a t reue par beaucoup de gens comme une apologie du communisme, alors qu'elle est en ralit une reconnaissance de la validit de celui-ci sur le plan politique et social, mais en mme temps son refus au nom de la morale.

    Dans un pays occup par les Allemands, la veille de leur dfaite et de l'arrive des armes russes, une scission se produit dans l'organisation rvolutionnaire entre la fraction dirige par Louis et Olga, qui esprent que l'arrive des Russes leur permettra de prendre seuls le pouvoir, et celle dirige par Hoederer, qui propose la formation d'un gouvernement de coalition minorit rvolutionnaire, dirig par un comit o, au contraire, les rvolutionnaires seraient parit, pour faciliter la transition, pargner les vies humaines, et surtout prparer une prise de pouvoir durable l'avenir. A une sance du comit de direction, Hoederer a obtenu l'autorisation de prendre des contacts avec le gouvernement qui avait collabor avec les Allemands, et avec la rsistance nationaliste qui avait farouchement combattu jusqu'ici les rvolutionnaires. Pour empcher le succs de la politique de Hoederer, le groupe de Louis et Olga dcide de l'assassiner. Grce l'intervention d'Olga, qui l'aime, Hugo est charg de cette mission. Fils de bourgeois hautement proccup de lui-mme, plein de complexes et de sentiments d'infriorit, il est assoiff d'action directe. Il arrive donc chez Hoederer avec sa femme, Jessica.

    Il faut ajouter que Jessica est un des personnages centraux de la pice - et du thtre de Sartre en gnral le personnage qui incarne l'absolu, les valeurs, le personnage qui sait tout et qui juge. J'ai rappel que, dans Huis Clos, Garcin ne pouvait vivre sans le jugement d'Ins qui, domine par sa passion pour Estelle, refusait d'accepter ce rle. Dans le cycle des trois pices dont je parle maintenant, il y a chaque fois un personnage fminin, plus ou moins extrieur l'action proprement dite, qui dtient sur le plan

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    immanent ce que les hommes, et surtout les oppresseurs, avaient faussement attribu Dieu : le pouvoir de dire la vrit, la fois sur les plans humain, politique et moral. Dans la pice, Jessica est en apparence une jeune bourgeoise qui ne sait rien, n'est pas membre du parti, ignore tout de la politique, et que tout le monde traite en enfant. En ralit, elle ne se trompe jamais. Marie Hugo, elle ne l'a jamais aim et ne peut le prendre au srieux car elle connat ses faiblesses et sait qu'il n'est pas un homme ; elle le quittera d'ailleurs ds qu'il aura tu Hoederer. Mise en prsence de celui-ci, non seulement elle tombe amoureuse de lui en comprenant d'emble qu'elle se trouve devant un homme authentique, mais elle se rend compte galement qu'il a raison sur le plan politique. De mme, elle jugera clairement la nature des convictions et de l'amour d'Olga. En ce qui concerne Hugo, bien qu'elle n'ait pas t informe de ses projets, elle dcouvre le revolver dans la valise, le cache spontanment avant l'entre des deux gardes du corps de Hoederer venus fouiller leur chambre et formule mme deux fois prophtiquement l'avenir en indiquant que le revolver partira tout seul : Je te dis que le revolver va partir ! Attention ! Attention ! Le revolver va partir ! (9). En laissant de ct les trs nombreuses intuitions justes de Jessica qui se succdent dans la pice, je mentionnerai seulement le moment o elle dit Hugo :

    (...) je sais quelle est ta matresse, ta princesse, ton impratrice. Ca n'est pas moi, a n'est pas la louve, c'est toi mon chri, c'est toi-mme. (p. 69).

    Il faut encore ajouter que si elle protge Hugo par des interventions presque miraculeuses tant qu'elle se rend compte qu'il n'y a pas de risque srieux que l'assassinat s'accomplisse, elle sentira immdiatement le moment o le danger devient rel et prviendra Hoederer.

    Quant l'action elle-mme, elle est assez simple. Hugo, sous l'influence de la personnalit de Hoederer, hsite quelque temps accomplir sa mission. Jessica, qui peroit ses hsitations, va jusqu' lui porter le revolver dans la chambre de Hoederer pour les renforcer et l'obliger en prendre conscience. Mais voil qu' l'extrieur Louis et ses amis, impatients, souponnent Hugo de les avoir trahis et d'avoir renonc son projet. Pour le sauver, Olga escalade elle-mme le mur et jette un ptard qui ne tue cependant personne. L'humiliation pour Hugo est si forte qu'il est sur le point de se trahir en parlant devant les gardes de ses responsabilits et de la mfiance de ses amis. Jessica leur fait croire qu'elle est enceinte, et que Hugo parle d'elle et de l'enfant venir ; mais elle comprend aussi que l'humiliation de Hugo a cr un danger rel et provoque tout d'abord une explication politique entre lui et Hoederer, aprs laquelle elle fera comprendre son mari que non seulement Hoederer a raison sur le plan politique mais que lui-mme en est de plus en plus convaincu. Finalement, elle prvient Hoederer et celui-ci, assumant le risque de se faire tuer, dsarme Hugo et russit renverser compltement les

    (9) Les Mains sales, Gallimard, 1948, p. 70 et p. 121.

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    positions de celui-ci. Hugo dcide d'abandonner son projet de tuer Hoederer qu'il admire, et de travailler avec lui. Boulevers, il sort dans le jardin alors que Hoederer donne l'ordre aux gardes de le laisser revenir sans frapper. C'est ce moment qu'arrive Jessica. Elle fait comprendre Hoederer qu'elle l'aime, et celui-ci l'embrasse. Hugo, qui revient, les trouve dans les bras l'un de l'autre, remet brusquement ses convictions en doute, croit avoir t jou par sa femme et son amant, prend le revolver pos sur la table et tue Hoederer.

    Le premier tableau de la pice et le tableau final, qui encadrent le rcit, se passent deux ans plus tard. La guerre est finie, les armes russes sont entres dans le pays et ont propos aux rvolutionnaires une politique nouvelle : prcisment celle qu'avait jadis prconise Hoederer, et que Louis avait combattue tant qu'il n'avait pas encore reu de directives, en sens contraire ; maintenant c'est lui, devenu chef du parti, qui prconise et ralise cette politique. Dans ces conditions, l'acte de Hugo, le meurtre de Hoederer, constitue un souvenir gnant. Hoederer, devenu une gloire du parti, ne doit aucun prix avoir t assassin par ce dernier. On a essay de tuer Hugo dans sa prison en lui envoyant des chocolats empoisonns ; mais il a vit le pige et vient d'tre libr. Les hommes de Louis sont sur ses traces pour le tuer. Lorsqu'il arrive chez Olga, celle-ci obtient un sursis jusqu' minuit pour essayer de le rcuprer . Elle informe Hugo du changement de la ligne du parti et lui propose d'admettre que la jalousie a t le mobile du crime, de renier son acte donc, de changer de nom (pendant la rsistance il s'appelait Raskolnikoff), et de ne plus jamais en parler. C'est ce moment que Hugo devient un homme authentique et comprend rellement l'alternative devant laquelle il se trouve. Il lui est impossible de dire objectivement s'il a tu Hoederer par jalousie, ou pour des raisons politiques ; le sens de ce meurtre, c'est maintenant qu'il le donnera, par ce qu'il va faire dans l'instant mme. La solution politique - celle qu'aurait certainement prconise Hoederer est de se soumettre au parti, de tout faire pour effacer le souvenir d'un simple meurtre passionnel, et de rejoindre sa place parmi les combattants qui luttent maintenant pour la ralisation des ides dfendues par l'homme qu'il a tu. Mais cette attitude, qui se situe je le rpte dans la ligne politique de Hoederer, implique le fait de fausser la vrit, de renier la figure humaine du mort, de rduire celui-ci un cadavre anonyme :

    Vous avez fait d'Hoederer un grand homme. Mais je l'ai aim plus que vous ne l'aimerez jamais. Si je reniais mon acte, il deviendrait un cadavre anonyme, un dchet du parti: {L'auto s'arrte) Tu par hasard. Tu pour une femme. Olga : Va-t'en. Hugo : Un type comme Hoederer ne meurt pas par hasard. Il meurt pour ses ides, pour sa pohtique ; il est responsable de sa mort. Si je revendique mon crime devant tous, si je rclame mon nom de Raskolnikoff et si j'accepte de payer le prix qu'il faut, alors il aura eu la mort qui lui convient.

    On frappe la porte. Olga : Hugo, je...

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    Hugo, marchant vers la porte : Je n'ai pas encore tu Hoederer, Olga. Pas encore. C'est prsent que je vais le tuer et moi avec. (p. 259.)

    Entre la politique et la morale, Hugo choisit cette dernire, bien qu'il soit parfaitement conscient que ce choix ne lui permet pas de vivre. Sachant que les meurtriers attendent derrire la porte pour savoir s'il va rintgrer le parti ou s'il doit tre limin, il l'ouvre d'un coup de pied et crie : Non rcuprable (p. 260).

    Dans Les Mains sales, Sartre choisit la morale contre la politique. Mais j'ai dj dit que la prdominance de la prsence scnique de Hoederer par rapport au Hugo de la fin indique l'importance capitale et peut-tre dj inconsciemment prpondrante qu'il accorde la politique. Par la suite il a, on le sait, rejoint d'assez prs le parti communiste (sans en devenir membre), et rdig un texte jadis clbre intitul Les communistes et la paix.

    C'est dans cette perspective que s'insre Le Diable et le Bon Dieu, pice centre autour du mme problme que Les Mains sales, mais qui se termine par le choix oppos : celui de la politique contre la morale. Il est cependant significatif et important de souligner que si, au moment o Sartre prconisait le choix moral, le personnage politique de Hoederer prenait tant d'importance dans la pice, maintenant qu'il prconise le choix pohtique c'est au contraire le hros obsd par la morale (le Hugo de la fin des Mains sales) dans le cas prcis Gtz qui occupe la plus grande part de l'action. Par ailleurs, comme le choix moral dans Les Mains sales, le choix politique dans Le Diable et le Bon Dieu ne se prsente que trs brivement dans la scne finale.

    La pice est l'histoire de Gtz, l'homme qui agit non pour ses semblables mais pour un seul et unique juge, Dieu, et qui, en procs avec ce dernier, n'agit que de manire absolue et par lois gnrales. Cette tentative, il la fait successivement de trois manires diffrentes : tout d'abord en essayant de faire toujours le mal ; ensuite en essayant de faire toujours le bien ; enfin en essayant de s'abstenir de toute action. Ce faisant, il est oblig de constater que le rsultat est toujours diffrent de celui qu'il voulait atteindre, et qu'en agissant de manire absolue et par lois gnrales il cre simplement le dsordre et favorise les riches et les possdants. Il finira par reconnatre l'impossibilit de ce type d'action et l'inexistence du procs avec Dieu, comprenant que le seul procs authentique dans lequel on peut s'engager est le procs normes et sentences relatives et plein de compromis avec les autres hommes : la lutte des classes, la politique. Il acceptera alors de s'enrler dans l'organisation rvolutionnaire des paysans que dirige Nasty le boulanger, et qui est de toute vidence l'quivalent du parti communiste.

    En ce qui concerne les personnages, il y a tout d'abord bien entendu Gtz le moraliste, et son double, sa conscience, incarn sur scne par le prtre btard et ambigu, Heinrich. Comme Gtz, btard d'une aristocrate et d'un manant, qui trahit son frre Conrad, l'Archevque, les Barons et le peuple, Heinrich est un btard du peuple et de l'Eglise, toujours ballot entre l'un et l'autre, qui ne peut jamais prendre une dcision sans la regretter aussitt. A leur premire rencontre, Gtz le reconnat d'ailleurs :

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    J'ai eu cette gueule de faux-jeton. C'est toi que je regarde et c'est de moi que j'ai piti : nous sommes de la mme espce. (10) Salut, petit frre ! salut en btardise ! Car toi aussi tu es btard ! Pour t'engendrer, le clerg a couch avec Misre ; quelle maussade volupt ! (p. 64).

    Ce quoi Heinrich avait dj rtorqu :

    Tu n'existes pas. Tes paroles sont mortes avant d'entrer dans mes oreilles, ton visage n'est pas de ceux qu'on rencontre en plein jour. Je sais tout ce que tu diras, je prvois tous les gestes. Tu es ma crature, et je te souffle tes penses. Je rve, tout est mort et l'air a le got de sommeil . (p. 60.)

    Nasty le politique correspond bien que beaucoup moins prsent au personnage de Hoederer des Mains Sales. Et enfin nous retrouvons le personnage de la femme-juge, ddoubl ici : Catherine dans la premire et la seconde parties de la pice, et Hilda, qui reprend son me et la continue aprs sa mort.

    Dans la premire partie, Gtz est en procs avec Dieu :

    (...) que me font les hommes. Dieu m'entend, c'est Dieu que je casse les oreilles et a me suffit, car c'est le seul ennemi qui soit digne de moi. Il y a Dieu, moi et les fantmes. (p. 105.)

    Il a dcid de faire le mai toujours et partout. Aprs avoir trahi son frre Conrad il assige Worms, en rvolte contre son archevque, avec la ferme intention de la dtruire et de tuer tous ses habitants. Pour faire face la fois aux citoyens insurgs et Conrad, l'archevque a fait alliance avec Gtz. Conrad est vaincu et tu. Le Banquier craint que l'archevque ne punisse trop svrement la ville, principale source de ses revenus, et vient plaider l'indulgence auprs de lui, mais il apprend que l'archevque n'a aucune autorit sur Gtz. Dans la ville, o le peuple a arrt les prtres, les riches bourgeois s'apprtent ngocier avec Gtz. Nasty, qui voit le danger, dcide de les compromettre dfinitivement en poussant le peuple, tant qu'il en est temps encore, un acte irrmdiable : le meurtre d'un vque. Heinrich, seul prtre libre il n'a pas t arrt cause de sa sympathie pour le peuple se trouve en porte--faux, dchir entre son amiti pour les pauvres et son appartenance l'Eglise. En lui indiquant qu'il devra la remettre Gtz en change de la vie sauve pour les prtres prisonniers, l'vque agonisant en partie pour se venger de lui - lui confie la cl d'un souterrain qui devrait permettre Gtz d'entrer dans la ville.

    Le troisime tableau se passe au camp de Gtz qui assige Worms et o arrivent Heinrich et Nasty. Le premier oscille en permanence entre donner ou ne pas donner la cl : il la remettra finalement Gtz, pour s'en repentir immdiatement et esprer qu'un miracle se produira qui l'empchera de l'utiliser. Le second lui demande de rallier les paysans rvolutionnaires. Sont

    (10) Le Diable et le Bon Dieu, Gallimard, 1951, p. 57.

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    prsents aussi Catherine, qui aime Gtz mais n'ose le lui avouer car il ne veut pas tre aim ; et le Banquier qui essaie en vain de le convaincre, soit en lui offrant de l'argent, soit en faisant appel aux principes . Gtz ne veut rien entendre : il va dtruire la ville, tuer Nasty et Heinrich, et abandonner Catherine aux soldats. Cependant, au cours du dialogue, il apprend de Nasty et d'Heinrich que faire le mal n'est pas un exploit si difficile : beaucoup de gens le font avec moins de prtention et de bruit ; qu'en agissant comme il le fait, il cre simplement un dsordre qui favorise les possdants ; et qu'en revanche le bien est extrmement difficile faire. Cest alors que se produit le miracle. Gtz engage avec Heinrich le pari de faire le bien :

    Tu as tort ; tu m'apprends que le Bien est impossible, je parie donc que je ferai le Bien : c'est encore la meilleure manire d'tre seul. J'tais criminel, je me change : je retourne ma veste et je parie d'tre un saint. Heinrich : Qui en jugera ? Gtz : Toi, dans un an et un jour. Tu n'as qu' parier. Heinrich : Si tu paries, tu as perdu d'avance, imbcile ! Tu feras le Bien pour gagner un pari. Gtz : Juste ! Eh bien, jouons aux ds. Si je gagne, c'est le Mal qui triomphe. Si je perds. Ah ! Si je perds, je ne me doute mme pas de ce que je ferai. (pp. 119-120.)

    Il joue aux ds et perd, non par hasard mais parce qu'il a trich. Il dcide de lever le sige de Worms ; Nasty et Heinrich ont la vie sauve, Catherine une bourse d'argent pour partir.

    Gtz aborde seul la deuxime partie de sa vie. Il est maintenant dcid faire le bien et commence par distribuer ses terres aux paysans. Il se heurte cependant non seulement l'opposition de certains nobles qui voient dans cet acte un exemple dangereux et une incitation la rvolte pour leurs propres paysans, mais aussi l'hostilit du gauchiste Karl qui ne veut rien accepter d'un noble, et enfin aux paysans eux-mmes qui ne comprennent rien son geste et ne songent nullement quitter leurs anciennes croyances et leur ancienne mentalit : au programme novateur de Gtz et son hostilit vis--vis des mensonges de l'Eglise, ils prfrent les indulgences que leur vend le moine Tetzel ; mme le lpreux les prfre au baiser sur la bouche que lui donne courageusement Gtz pour lui tmoigner sa solidarit. Mais, ce qui est beaucoup plus grave, Nasty, le dirigeant de l'organisation rvolutionnaire, partant de la mme analyse que les seigneurs, lui demande de renoncer son projet car la distribution des terres dclencherait un mouvement rvolutionnaire prmatur parmi les paysans qui aboutirait un massacre. Il lui explique qu'il a besoin de sept ans de rpit, pendant lesquels les terres de Gtz si celui-ci ne les distribue pas pourraient abriter l'organisation. Malgr ces rsistances, Gtz persiste.

    Mais voil qu'il rencontre dj les consquences de sa nouvelle attitude sur le plan de sa vie personnelle. Tant qu'il avait gard Catherine de force prs de lui et l'avait traite en putain, il lui avait inspir un amour profond et l'avait rendue heureuse. En lui donnant de l'argent et en la quittant pour se

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    consacrer au bien, il l'a au contraire rendue profondment malheureuse, tourmente de remords pour sa vie passe, et pousse aux dernires extrmits. Il apprend par Heinrich qu'elle se meurt sur ses propres terres, mais celui-ci ne voulant pas lui dire o, il part sa recherche. D'autre part Heinrich, tourment lui aussi de remords, propose Nasty de supprimer les offices divins dans toutes les glises afin d'effrayer les paysans et d'empcher l'explosion rvolutionnaire. Ceux-ci s'enferment dans une glise sans prtre, terroriss par l'absence d'espoir. Nasty, qui a accept en dsespoir de cause et pour des raisons d'efficacit le projet d'Heinrich, est profondment dprim de briser leur dignit d'homme. Au milieu d'eux vit Hilda qu'ils aiment profondment et qui ils font confiance car ils sentent sa solidarit avec les pauvres et les opprims. Elle a veill Catherine et, travers l'esprit de celle-ci, qui l'a pntre, elle a appris connatre Gtz et l'aimer. Heinrich et Nasty amnent dans l'glise Catherine mourante, en proie au remords et dsespre de ne pas avoir trouv de prtre pour lui donner l'absolution. Prfiguration de la fin de la pice, pour rparer le mal qu'a caus sa nouvelle attitude, Gtz est oblig d'accepter ce qu'il a le plus combattu, le recours au mensonge et l'imposture : il va se blesser, prtendre faussement qu'il a les stigmates, que Dieu lui a accord la prtrise, pour permettre Catherine de mourir apaise et heureuse dans ses bras.

    Sur le plan social cependant, Gtz poursuit ses projets. Il va construire la Cit du Soleil : un village de paysans masculs, pacifique, s'isolant volontairement de l'ensemble des luttes sociales, dveloppant une sorte d'amour mutuel goste et ferm sur eux-mmes qu'ils veulent prsenter en exemple au reste du pays. Bien qu'aimant Gtz, Hilda les dsapprouve. Nasty vient annoncer que la cration de ce village a finalement dclench la rvolte des paysans, que ceux-ci se sont fait massacrer dans une premire bataille, mais que la guerre n'est pas encore finie. Il demande Gtz, qui est le plus grand capitaine d'Allemagne, de prendre la direction des combats. Gtz, qui refuse la violence par principe, lui propose d'essayer de convaincre les paysans d'arrter le combat. Hilda, par amour pour lui, reste la Cit du Soleil. En s'adressant aux paysans, Gtz se heurte Karl, l'extrmiste qui veut continuer le combat et qui, usant du mensonge et de l'imposture, obtient la confiance de la foule. L'chec de Gtz oblige Nasty qui avait d'abord soutenu Gtz se rallier Karl :

    Va-t'en, Gtz ; va-t'en vite ! Gtz : Nasty ! Nasty ! pourquoi m'as-tu abandonn ? Nasty : Parce que tu as chou. Gtz : Nasty, ce sont des loups. Comment peux-tu rester avec eux ? Nasty : Tout l'amour de la terre est en eux. (pp. 223-224.)

    Entre-temps les paysans rvolts, furieux contre Gtz, ont dtruit la Cit du Soleil, runissant tous les habitants dans une maison laquelle ils ont mis le feu. Seule Hilda qui voulait encore de toutes ses forces revoir Gtz a russi s'chapper.

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    Sur le plan individuel (dans l'pisode Catherine), comme sur le plan social (avec la Cit du Soleil), l'chec de Gtz est total. Il va se retirer dans la solitude, renonant toute activit dans le monde et essayant seulement de se mpriser et de se dtruire lui-mme. Hilda, qui le dsapprouve encore, le suit nanmoins pour l'empcher de pousser bout son projet.

    Le dlai d'un an convenu avec Heinrich arrive expiration. Celui-ci se prsente pour juger l'action de Gtz, le procs contre Dieu. C'est au cours de cette discussion que Gtz dcouvre qu'il n'y a pas de procs, que tout son comportement tait illusoire, car Dieu n'existe pas, et que le seul procs dans lequel on est rellement engag est celui avec les hommes, dans le combat non pas thique mais politique, plein de mensonges et de compromis, contre l'oppression, pour la libert. D'accord cette fois avec Hilda, il attend les paysans qui, furieux de son refus de les aider, veulent le tuer, pour leur annoncer sa dcision d'adhrer leur organisation et de combattre avec eux :

    J'ai besoin de vous. {Un temps.) Je veux tre un homme parmi les hommes. Nasty : Rien que a ? Gtz : Je sais : c'est le plus difficile. C'est pour cela que je dois commencer par le commencement. Nasty : Quel est le commencement ? Gtz : Le crime. Les hommes d'aujourd'hui naissent criminels, il faut que je revendique ma part de leur amour et de leurs vertus. Je voulais l'amour pur : niaiserie ; s'aimer, c'est har le mme ennemi : j'pouserai donc votre haine. Je voulais le Bien : sottise ; sur cette terre et dans ce temps, le Bien et le Mauvais sont insparables : j'accepte d'tre mauvais pour devenir bon. (pp. 275-276.)

    Mais Nasty n'a pas besoin d'un simple soldat une poque o chaque jour il en perd cinquante. Il demande, il ordonne mme Gtz, en tant que chef politique, de prendre le commandement des armes. Celui-ci accepte en commettant son premier acte d'homme politique : un meurtre. Il poignarde un chef qui refuse de lui obir.

    Voil le rgne de l'homme qui commence. Beau dbut. Allons, Nasty, je serai bourreau et boucher.

    Il a une brve dfaillance. Nasty, lui mettant la main sur l'paule : Gtz... Gtz : N'aie pas peur, je ne flancherai pas. Je leur ferai horreur puisque je n'ai pas d'autre manire d'obir, je resterai seul avec ce ciel vide au-dessus de ma tte, puisque je n'ai pas d'autre manire d'tre avec tous. Il y a cette guerre faire et je la ferai. (p. 282.)

    Contrairement Hugo, Gtz a trouv sa voie en renonant la morale pour se conduire en politique, en acceptant l'engagement rel, avec les mensonges, les compromis et mme les meurtres qu'il implique.

    Le choix de Gtz correspondait plus ou moins celui qu'avait fait, dans la vie et dans la politique relles, Sartre lui-mme en s'engageant dans une alliance assez troite avec les communistes. On aurait donc pu s'attendre ce

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    que les pices suivantes nous prsentent le personnage du Gtz final, le hros engag dans la politique communiste. Or, il est, une fois de plus, hautement caractristique que cette pice n'a jamais t crite. A sa place, Sartre crit Nekrassov, une comdie, et Kean, une adaptation d'Alexandre Dumas, deux pices qui, travers des diffrences considrables, ont cependant un thme commun : celui de l'homme qui, escroc (dans la premire) ou comdien (dans la seconde), se fait passer pour autre chose que ce qu'il est en ralit. Le vritable problme de l'engagement dans ou avec le parti communiste ne sera trait que bien plus tard, dans la troisime pice du cycle que je suis en train d'examiner, Les Squestrs d'Altona, dont la premire reprsentation eut lieu en 1959. Entre-temps avait eu lieu le XXme Congrs du Parti Communiste sovitique, et les dbuts d'une dstalinisation qui, malheureusement, semble considrablement ralentie aujourd'hui.

    Avant de passer l'analyse de la pice, je voudrais ne serait-ce qu'en passant et schmatiquement dire quelques mots sur le second grand ouvrage thorique de Sartre, crit probablement pendant cette priode bien que publi quelque temps aprs, la Critique de la raison dialectique. Il me semble premire lecture car l'analyse srieuse du livre demanderait une tude autrement approfondie que le mot dialectique y a un sens trs diffrent de celui qu'il a chez Hegel et chez Marx. Pour ces derniers, il signifie en effet tout d'abord la runion et l'interdpendance des contraires, notamment du bien et du mal, de l'esprit et de la matire, de l'action et de la passivit, du positif et du ngatif. Pour Sartre au contraire il semble caractriser un seul lment de la contradiction, l'humain, le projet, le valable (en un mot le bien et le positif), oppos son contraire, le pratico-inerte, qui dsigne l'inertie, la difficult, la non-valeur. C'est l'ancienne opposition du pour-soi et de l'en-soi, modifie et insre dans un cadre bien entendu diffrent. La Critique de la raison dialectique me parat tre l'esquisse schmatique d'une histoire conue comme celle de la lutte des hommes qui restent toujours des sujets individuels, organiques - pour la communaut, pour les valeurs, contre les rsistances de l'inertie, des institutions, du pratico-inerte. Pour que l'activit de ces sujets individuels puisse se constituer en lutte commune, Sartre ne peut plus se contenter de la dualit de L'Etre et le Nant et a besoin, au minimum, d'un triangle : celui de deux individus isols et d'un tiers qui les regarde et les organise. Ce triangle que nous avons connu sous son aspect ngatif dans Huis Clos se prsente ici avec, en plus, ses virtualits positives en tant que structure de la lutte commune des hommes pour la communaut et la libert.

    Le XXme Congrs et la dstalinisation avaient pos des problmes graves la plupart des intellectuels communistes ou allis de prs ou de loin l'action du communisme stalinien. Il serait intressant d'entreprendre une tude psychologique et sociologique d'un phnomne au premier abord difficilement explicable, savoir : comment un certain nombre d'intellectuels forms l'esprit critique de la philosophie cartsienne et de l'universit librale ont pu tre si profondment branls par la rvlation - venant il est vrai d'une autorit laquelle ils faisaient confiance - de faits dont ils

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    pouvaient facilement avoir connaissance depuis des annes par la lecture d'crits opposs leurs propres convictions antistaliniens, tant de gauche que de droite. Toujours est-il que le fait est l, et il est incontestable que la crise qu'ont traverse beaucoup d'intellectuels communistes parmi les plus connus se retrouve aussi dans l'uvre de Sartre, bien qu'il n'ait jamais adhr au parti communiste.

    Les Squestrs d' Altona est un drame centr sur le problme de la torture, insr dans la double problmatique de Sartre pendant cette troisime priode, celle des rapports entre l'individu et la communaut, et celle des rapports entre la morale et la politique.

    Il faut suivre l'action de cette pice pleine de rsonances contemporaines un triple niveau de la ralit sociale, savoir, en allant du plus superficiel au plus profond : la torture hitlrienne, la torture en Algrie, la torture dans les prisons et les camps staliniens. Bien que je ne me sois jamais jusqu'ici intress la relation - qui reste toujours douteuse entre un crivain et un personnage, il me semble pertinent d'indiquer, ne serait-ce qu' titre d'hypothse, que Sartre a pu crire cette pice parce qu'il se sentait responsable en tant qu'homme de la torture hitlrienne, en tant que Franais des tortures pendant la guerre d'Algrie bien qu'il les ait radicalement et farouchement combattues, et avant tout parce qu'il se sentait responsable de la torture stalinienne dans la mesure o avait appuy les organisations qui en avaient la responsabilit et s'tait troitement associ leur action politique. Ce triple niveau du rattachement de l'action aux vnements contemporains se manifeste d'ailleurs dans un dtail secondaire, le nom du hros : Frantz von Gerlach qui est, dans la pice, un officier allemand ralli Hitler, mais dont le prnom Frantz voque aussi le mot Franzose , le Franais, et dont le nom von Gerlach tait celui d'un combattant anti-fasciste allemand notoire (Sartre nous dit dans une note prliminaire qu'il le savait mais l'avait oubli). ,

    Frantz von Gerlach, issu d'une famille de gros industriels allemands, revenu du front, s'est, la fin de la guerre, enferm dans une chambre au premier tage de la maison familiale et n'en est plus sorti depuis treize ans. Les personnages de la pice se divisent en deux groupes nettement distincts et opposs : d'une part le Pre, Frantz, sa sur Lni et sa belle-sur Johanna, les tres valables, les forts ; de l'autre Wemer, son frre, le faible, la non-valeur, rong de sentiments d'infriorit, du dsir de se faire aimer par son pre, de jalousie envers Frantz, du besoin de se faire reconnatre. Parmi les forts, les Gerlach incarnent trois types d'engagement diffrents ; Johanna, trangre la famille, incarne le juge. Enfin, ct de ces personnages humains, un autre actant (pour employer un terme utilis par les structuralistes) : les faux-juges, les crabes que nous connaissions dj dans les pices prcdentes sous la forme de Dieu et qui incarnent ce qui, dans Le Diable et le Bon Dieu, devait se substituer de manire valable la divinit : l'Histoire, maintenant mise en question.

    Le Pre tait jusque rcemment un grand industriel intress avant tout par sa puissance, par l'accomplissement de son individualit ; indiffrent tant

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    la morale qu' la politique, il n'envisageait cette dernire que comme une force qui existe, avec laquelle il faut composer et qu'il faut utiliser pour le dveloppement de ses entreprises. De ses deux fils, Werner et Frantz, il mprisait le premier et ne s'intressait qu'au second dont il voulait faire un prince, un futur roi non couronn, en un mot son continuateur. Aujourd'hui a un cancer la gorge et sait que sa mort est imminente. Ce cancer comme dans beaucoup d'uvres littraires n'est pas un simple accident : il signifie que les espoirs et les illusions du pre sont anantis, que malgr sa puissance et sa richesse il sait qu'il n'est plus qu'un rouage peu important dans un norme organisme industriel o les dcisions sont devenues automatiques et anonymes. Mort depuis longtemps, le grand chef l'individualit puissante va maintenant mourir aussi physiquement. Son seul souci est d'viter avant sa mort la dchance et le malheur du fils qu'il aime, qu'il a lev pour lui ressembler et qui, enferm dans sa chambre, refuse de le voir. Entre lui et Frantz se dresse une barrire puissante : Lni, sa fille, de la mme race qu'eux. Elle aime Frantz, avec lequel elle a une liaison incestueuse, l'aide et s'oppose tout contact entre les deux hommes. Pour parvenir ses fins, le Pre a fait revenir Werner et Johanna et espre manuvrer par l'intermdiaire de celle-ci. Il convoque un conseil de famille, dont le but apparent est d'assurer aprs sa mort l'entretien de la maison et la protection de Frantz par Werner et Johanna. En ralit, il s'agit d'informer Johanna de l'existence et de la personnalit de Frantz, et de l'intresser celui-ci.

    Nous apprenons au cours de cette scne que le premier vnement pertinent dans la formation de Frantz fut la rvolte morale et la prise de conscience de sa faiblesse et de sa vanit. Pendant la guerre, le Pre avait vendu Himmler un terrain pour y faire un camp de concentration. Rvolt la vue des prisonniers, Frantz, pour racheter son pre et les Gerlach, avait abrit dans sa chambre un juif polonais vad. Malheureusement, un chauffeur, membre du parti national-socialiste, l'avait vu et avait quitt l'usine au volant de son camion. Frantz en avait inform son pre. Il y avait une chance sur deux pour que le chauffeur soit parti les dnoncer. Aprs avoir promis son fils qu'il le protgerait, ainsi que le prisonnier, le Pre avait pris les devants et inform les autorits. Les rouages n'avaient pas fonctionn parfaitement et, lorsque les S. A. taient arrivs, ils avaient matris Frantz et tu le juif sous ses yeux. Bien entendu, grce aux relations de son pre, Frantz ne fut pas inquit. Il avait fait ainsi l'exprience de la vanit de l'action morale et pris conscience du fait que lorsqu'on est le fils von Gerlach on peut prendre des risques car on ne compte pas : ce qu'on risque ce n'est pas sa propre vie mais celle des autres. Schmatiquement, et travers toutes les transpositions, c'est l'exprience mme de Gtz. Frantz en tira les mmes conclusions et s'engagea dans l'arme qui, ici, se confond avec la politique nazie.

    Comme l'avaient dj annonc Gtz et Nasty dans Le Diable et le Bon Dieu la politique implique la discipline, le mensonge, et surtout le meurtre prsent en vue de la libert future. Dans le cas de Frantz, l'engagement sur le

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    front de l'est impliquait la torture des prisonniers, le meurtre pour la ralisation de ce monde idal qu'Hitler, annonant le royaume millnaire, promettait l'Allemagne. Mais voil que l'Allemagne est vaincue ; la torture, les mensonges ont t vains ; la justification historique, le tribunal des hommes du XXXme sicle s'vanouit sous les pieds de ceux qui l'avaient pris comme fondement de leur pense et de leur action. ,11 n'y a pour eux et dans le cas prcis pour Frantz que deux possibilits : admettre qu'ils s'taient tromps, que la dfaite n'est pas une catastrophe, que la vie continue, que leurs actes ont t objectivement criminels, quelle qu'ait t la raison psychologique et historique par laquelle ils croyaient les justifier ; ou bien fermer les yeux devant la ralit et affirmer, malgr et contre les vidences, que la dfaite est une catastrophe irrmdiable et irrparable et que leur comportement tait la seule tentative possible de sauver les valeurs historiques. C'est cette dernire solution qu'a choisie Frantz. Il s'est squestr lui-mme dans sa chambre, affirmant et croyant, de plus ou moins bonne foi, que l'Allemagne a t dtruite par les vainqueurs, que le pays n'est plus que ruines, que des milliers d'orphelins meurent de faim dans les villes et qu'ainsi son comportement tait justifi (11). .

    Le procs, que le moraliste Gtz plaidait contre Dieu, le politique Frantz ne peut le plaider que devant l'Histoire, devant les tres qui vivront au XXXme sicle. Ces tres, qu'une perspective historique optimiste voyait comme des hommes, il les voit maintenant, aprs la dfaite, comme des crabes. Plaidant son propre procs, c'est aussi celui de l'Allemagne nazie et de l'homme du XXme sicle, condamns injustement selon lui Nuremberg, qu'il plaide devant les crabes du XXXme sicle.

    Le seul tre qu'il laisse pntrer dans sa chambre est sa sur Lni, une Gerlach l'ancienne manire, qui essaie en vain de le convaincre de renoncer aux crabes, leur tribunal, toute justification morale ou historique, et de s'accepter tel qu'il est. N'y parvenant pas, elle se contente d'empcher tout lien entre lui et les gens du rez-de-chausse.

    C'est dans ces conditions que, manuvre par le Pre, intervient Johanna. Elle est de la mme race que Frantz. Elle aussi avait espr donner un sens sa vie en tant star de cinma. Elle en avait pay le prix et, aprs son chec, s'tait rfugie dans quelque chose de semblable la chambre o s'enferme Frantz : le mariage avec le mdiocre Werner. Elle monte pour convaincre Frantz de revenir une vie normale, ce qui lui permettrait, elle, de retourner avec son mari Hambourg. Frantz la laisse entrer, bloui par sa beaut. Et, bien entendu, les deux tres forts se reconnaissent et s'aiment. Pour mnager Frantz, Johanna entre dans son mensonge et sa folie. Le Pre, revenu de voyage, lui demande d'intervenir auprs de son fils pour obtenir une entrevue, mais elle refuse pour protger Frantz. Le Pre la menace alors de prvenir Lni. Pour rsoudre son dilemme, Johanna propose son mari de quitter la maison et lui avoue ses liens avec Frantz. Jaloux et humili, Werner refuse son tour. Johanna revient alors vers Frantz et l'informe de la

    (11) A l'poque, les communistes dfendaient - contre l'vidence - la thorie de la pauprisation absolue de la classe ouvrire.

  • 32 LUCIEN GOLDMANN

    situation. Il n'y a plus qu'une seule issue : renoncer aux crabes, accepter la vrit, l'essor de l'Allemagne vaincue, la richesse des Allemands, et revenir la vie. Frantz accepte de reconnatre que les crabes du XXXme sicle seront des hommes, mais dclare qu'il n'aura plus se soucier de leur jugement si seulement Johanna veut bien se substituer eux, le juger, l'accepter et l'absoudre. Il compte bien tricher un peu, ne pas lui dire la vrit ou bien la lui dire seulement petites doses. Mais le Pre, qui ne peut plus attendre, a prvenu Lni. Celle-ci arrive et oblige Frantz avouer la vrit tout entire, le fait qu'il a tortur. C'est une chose que Johanna ne saurait accepter. Comme Jessica dans Les Mains Sales, elle s'loigne dfinitivement de Frantz. Celui-ci accepte alors l'entrevue avec son pre et constate qu'ils se ressemblent, qu'il n'y a plus aucune place pour eux dans un monde o on ne saurait plus choisir de manire valable ni l'individualisme, ni la morale, ni la pohtique, dans un monde o il n'y a plus que l'exploitation, l'oppression et la haine. Ils prennent la Porsche et vont se jeter ensemble dans le prcipice.

    Sur scne Johanna et Lni, qui s'enfermera dans la chambre la place de Frantz, coutent encore le dernier enregistrement, le meilleur, de ce dernier, dans lequel il explique pourquoi on ne peut pas vivre dans un monde o un et un font un , dans un monde o lorsqu'un homme en rencontre un autre il y a toujours un mort et un seul survivant :

    Sicles, voici mon sicle, solitaire et difforme, l'accus. Mon client s'ventre de ses propres mains ; ce que vous prenez pour une lymphe blanche, c'est du sang : pas de globules rouges, l'accus meurt de faim. Mais je vous dirai le secret de cette perforation multiple : le sicle et t bon si l'homme n'et t guett par son ennemi cruel, immmorial, par l'espce carnassire qui avait jur sa perte, par la bte sans poil et maligne, par l'homme. Un et un font un, voil notre mystre. La bte se cachait, nous surprenions son regard, tout coup, dans les yeux intimes de nos prochains ; alors nous frappions : lgitime dfense prventive. J'ai surpris la bte, j'ai frapp, un homme est tomb, dans ses yeux mourants j'ai vu la bte, toujours vivante, moi. Un et un font un : quel malentendu ! De qui, de quoi, ce got rance et fade dans ma gorge ? De l'homme ? De la bte ? de moi-mme ? C'est le got du sicle. Sicles heureux, vous ignorez nos haines, comment comprendriez-vous l'atroce pouvoir de nos immortelles amours. L'amour, la haine, un et un... Acquittez-no