Prigogine La Fin Des Certitudes

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    CITATIONS

    La Fin des Certitudes

    Ilya Prigogine

    On sait quEinstein a souvent afrm que le temps est illusion Et en effet,le temps tel quil a t incorpor dans les lois fondamentales de la physique,de la dynamique classique newtonienne jusqu la relativit et la physiquequantique, nautorise aucune distinction entre le pass et le futur. Aujourdhuiencore pour beaucoup de physiciens, cest l une vritable profession de foi:au niveau de la description fondamentale de la nature, il ny a pas de che dutemps.

    [...] au cours des dernires dcennies, une nouvelle science est ne, laphysique des processus de non-quilibre. Cette science a conduit des conceptsnouveaux tels que lauto-organisation et les structures dissipatives qui sontaujourdhui largement utiliss dans des domaines qui vont de la cosmologiejusqu lcologie et aux sciences sociales, en passant par chimie et la biologie.La physique de non-quilibre tudie les processus dissipatifs, caractriss parun temps unidirectionnel, et ce faisant elle confre une nouvelle signication lirrversibilit.

    Lirrversibilit ne peut plus tre attribue une simple apparence quidisparatrait si nous accdions une connaissance parfaite. Elle est une

    condition essentielle de comportements cohrents de milliards de milliards demolcules. Selon une formule que jaime a rpter, la matire est aveugle lquilibre l o la che du temps ne se manifeste pas ; mais lorsque celle-ci semanifeste, loin de lquilibre, la matire commence voir ! Sans la cohrencedes processus irrversibles de non-quilibre, lapparition de la vie sur la Terreserait inconcevable. La thse selon laquelle la che du temps est seulementphnomnologique est absurde. Ce nest pas nous qui engendrons la che dutemps. Bien au contraire, nous sommes ses enfants.

    Le second dveloppement concernant la rvision du concept de temps enPhysique a t celui des systmes dynamiques instables. La science classiqueprivilgiait lordre, la stabilit, alors qu tous les niveaux dobservation nousreconnaissons dsormais le role primordial des uctuations et de linstabilit[...] Mais comme nous le montrerons dans ce livre, les systmes dynamiquesinstables conduisent aussi une extension de la dynamique classique et dela physique quantique, et ds lors une formulation nouvelle des lois de laphysique. Cette formulation brise la symtrie entre pass et futur quafrmait laphysique traditionnelle, y compris la mcanique quantique et la relativit. [...]Ds que linstabilit est incorpore, la signication des lois de la nature prendun nouveau sens. Elles expriment dsormais des possibilits.

    Dautres questions sont directement rattaches au problme du temps.Lune est le rle trange confr lobservateur dans la thorie quantique.

    Le paradoxe du temps fait de nous les responsables de la brisure de symtrietemporelle observe dans la nature. Mais, plus encore, cest lobservateurqui serait responsable dun aspect fondamental de la thorie quantique quonappelle la rduction de la fonction donde. Cest ce rle quelle attribue

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    lobservateur qui, nous le verrons, a donn la mcanique quantique son aspectapparemment subjectiviste et a suscit des controverses interminables. Danslinterprtation usuelle, la mesure, qui impose une rfrence lobservateuren thorie quantique, correspond une brisure de symtrie temporelle. Enrevanche, lintroduction de linstabilit dans la thorie quantiquc conduit une brisure de la symtrie du temps. Lobservateur quantique perd ds lorsson statut singulier ! La solution du paradoxe du temps apporte galementune solution au paradoxe quantique, et mne une formulation raliste de la

    thorie. Soulignons que cela ne nous fait pas revenir lorthodoxie classiqueet dterministe ; bien au contraire, cela nous conduit afrmer encoredavantage le caractre statistique de la mcanique quantique. Comme nouslavons dj soulign, tant en dynamique classique quen physique quantique,les lois fondamentales expriment maintenant des possibilits et non plus descertitudes. Nous avons non seulement des lois mais aussi des vnements quine sont pas dductibles des lois mais en actualisent les possibilits.

    La question du temps et du dterminisme nest pas limite aux sciences,elle est au coeur de la pense occidentale depuis lorigine de ce que nousappelons la rationalit et que nous situons lpoque prsocratique. Commentconcevoir la crativit humaine, comment penser lthique dans un mondedterministe ? [...] La dmocratie et les sciences modernes sont toutes deux leshritires de la mme histoire, mais cette histoire mnerait une contradictionsi les sciences faisaient triompher une conception dterministe de la naturealors que la dmocratie incarne lidal dune socit libre. Nous considrercomme trangers la nature implique un dualisme tranger laventure dessciences aussi bien qu la passion dintelligibilit propre au monde occidental.Cette passion est selon Richard Tarnas [1], de retrouver son unit avec lesracines de son tre. Nous pensons nous situer aujourdhui un point crucialde cette aventure au point de dpart dune nouvelle rationalit qui nidentieplus science et certitude, probabilit et ignorance. En cette n de sicle, laquestion de Iavenir de la science est souvent pose. Pour certains, tel Stephen

    Hawking dans sa Brve histoire du temps [2], nous sommes proches de la n,du moment o nous serons capables de dchiffrer la pense de Dieu. Je crois,au contraire que nous sommes seulement au dbut de laventure Nous assitons lmergence dune science qui nest plus limite des situations simplies,idalises, mais nous met en face de la complexit du monde rel, une sciencequi permet la crativit humaine de se vivre comme lexpression singuliredun trait fondamental commun tous les niveaux de la nature.

    [1]Richard Tarnas The Passion of the Western Mind, New York, Harmony,1991, p443.

    [2]Stephen Hawking, Une brve histoire du temps, Paris, Flammarion,

    Collection Champs, 1991

    Les questions tudies dans ce livre - lunivers est-il rgi par des loisdterministes ? Quel est le rle du temps ? - ont t formules par lesprsocratiques laube de la pense occidentale. Elles nous accompagnentdepuis plus de deux mille cinq cent ans. Aujourdhui, les dveloppements dela physique et des mathmatiques du chaos et de linstabilit ouvrent unnouveau chapitre dans cette longue histoire. Nous percevons ces problmessous un angle renouvel. Nous pouvons dsormais viter les contradictionsdu pass. picure fut le premier dresser les termes du dilemme auquel laphysique moderne a confr le poids de son autorit. Successeur de Dmocrite,il imaginait le monde constitu par des atomes en mouvement dans le vide.Il pensait que les atomes tombaient tous avec la mme vitesse en suivant destrajets parallles. Comment pouvaient-ils alors entrer en collision ? Commentla nouveaut, une nouvelle combinaison datomes, pouvait-elle apparaitre ?

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    Pour picure, le problme de la science, de lintelligibilit de la nature et celuide la destine des hommes taient insparables. Que pouvait signier la liberthumaine dans le monde dterministe des atomes ? Il crivait Mnce :Quant au destin, que certains regardent comme le matre de tout, le sage enrit. En effet, mieux vaut encore accepter le mythe sur les dieux que de sasservirau destin des physiciens. Car le mythe nous laisse lespoir de nous concilierles dieux par les honneurs que nous leur rendons, tandis que le destin a uncaractre de ncessit inexorable. Les physiciens dont parle picure ont beau

    tre les philosophes stoiciens cette citation rsonne de manire tonnammentmoderne ! [...] Mais avons-nous besoin dune pense de la nouveaut ? Toutenouveaut nest-elle pas illusion ? Aussi la question remonte aux origines. PourHraclite, tel que la compris Popper, la vrit est davoir saisi ltre essentiel dela nature, de lavoir conue comme implicitement innie, comme le processusmme.

    Chacun sait que la physique newtonienne a t dtrne au XXme sicle parla mcanique quantique et la relativit. Mais les traits fondamcntaux de la loi deNewton, son dterminisme et sa symtrie temporelle, ont survcu. Bien sr, lamcanique quantique ne dcrit plus des trajectoires mais des fonctions donde(voir section IV de ce chapitre et le chapitre VI), mais son quation de base,lquation de Schrdinger, est elle aussi dterministe et temps rversible. Leslois de la nature nonce par la physique relvent donc dune connaissanceidale qui atteint la certitude. Ds lors que les conditions initiales sont donnes,tout est dtermin. La nature est un automate que nous pouvons contrler, enprincipe du moins. La nouveaut, le choix, lactivit spontane ne sont que desapparences, relatives seulement au point de vue humain.

    Remarque :Le dterminisme est issu de la pense de loutil. Lemploi de loutillage, le

    processus technique est le prototype du dterminisme intellectuel. Comme ilnexiste que trs peu de processus techniques qui font usage de processus de

    type probabilistes, lincertitude napparait pas dans la logique usuelle qui nestque le reet intellectuel de la pratique technique concrte. Mais tout nest pasoutil, il faut comprendre aussi ce que la nature a de naturel. Cest en quoi lepoint de vue de Prigogine est difcile assimiler dans ce monde-ci... Il sagitdune logique qui na pas de prcdent dans la pratique technicienne.

    De nombreux historiens soulignent le rle essentiel jou par la gure du Dieuchrtien, conu au XVII me sicle comme un lgislateur tout-puissant, danscette formulation des lois de la nature. La thologie et la science convergeaientalors. Leibniz a crit : ...dans la moindre des substances, des yeux aussiperants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de lunivers.

    Quae sint, quae fuerint, quae mox futura trahantur (qui sont, qui ont t, qui seproduiront dans lavenir). La soumission de la nature des lois dterministesrapprochait ainsi la connaissance humaine du point de vue divin atemporel. Laconception dune nature passive, soumise des lois dterministes, est unespcicit de lOccident. En Chine et au Japon, nature signie ce qui existepar soi-mme . Joseph Needham nous a rappel lironie avec laquelle les lettrschinois reurent lexpos des triomphes de la science moderne.

    Remarque : Quant lide quune nature passive serait une spcit delOccident, tout dpend de quelle priode de lOccident on parle : ltymologiegrecque du mot physique (physis) par exemple suggre tout le contraire

    Dans lun des ses derniers livres, LUnivers Irrsolu, Karl Popper crit: Jeconsidre le dterminisme laplacien - conrm comme il semble ltre par ledterminisme des thories physiques, et par leur succs clatant - commelobstacle le plus solide et plus srieux sur le chemin dune explication et dune

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    apologie de la libert, de la crativit, et de la responsabilit humaines. PourPopper, cependant, le dterminisme ne met pas seulement en cause la liberthumaine. Il rend impossible la rencontre de la ralit qui est la vocation mmede notre connaissance: Popper crit plus loin que la ralit du temps et duchangement a toujours t pour lui le fondement essentiel du ralisme. DansLe possible et le rel, Henri Bergson demande A quoi sert le temps ?... letemps est ce qui empche quc tout soit donn dun seul coup. Il retarde,ou plutt il est retardement. Il doit donc tre laboration. Ne serait-il pas alors

    le vhicule de cration et de choix ? Lexistence du temps ne prouverait-ellepas quil y a de lindtermination dans les choses ?. Pour Bergson comme pourPopper 1e ralisme et lindterminisme sont solidaires. Mais cette conviction seheurte au triomphe de la physique moderne, au fait que le plus fructueuxet le plus rigoureux des dialogues que nous ayons men avec nature aboutit lafrmation du dterminisme. Lopposition entre le temps rversible etdterministe de la physique et le temps des philosophes a men des conitsouverts. Aujourdhui, la tentation est plutt celle dun repli, qui se traduit parun scepticisme gnral quant la signication de nos connaissances. Ainsi, laphilosophie postmoderne prne la dconstruction. Rorty par exemple appelle transformer les problmes qui ont divis notre tradition en sujets de conversationcivilise. Bien sr, pour lui les controverses scientiques, trop techniques nontpas de place dans cette conversation.

    [...] Mais le conit noppose pas seulement les sciences et la philosophie, Iloppose la physique tous les autres savoirs. En octobre 1994 Scientic Americana consacr un numro spcial La vie dans lunivers. A tous les niveaux, quece soit celui de la cosmologie, de la gologie, de la biologie ou de la socit, lecaractre volutif de la ralit safrme de plus en plus. On sattendrait donc ce que la question soit pose: comment comprendre ce caractre volutif dansle cadre des lois de la physique? Or un seul article, crit par le clbre physicienSteven Weinberg, discute cet aspect. Weinberg crit : Quel que soit notre dsirdavoir une vision unie de la nature, nous ne cessons de nous heurter la

    dualit du rle de la vie intelligente dans lunivers... Dune part, il y a lquationde Schrdinger, qui dcrit de manire parfaitement dterministe comment lafonction donde de nimporte quel systme volue dans le temps. Et puis,dune manire parfaitement indpendante, i1 y a un ensemble de principesqui nous disent comment utiliser la fonction donde pour calculer les probabilitsdes diffrents rsultats possibles produits par nos mesures. Nos mesures?Est-i1 donc suggr que cest nous par nos mesures, qui serions responsablesde ce qui chappe au dterminisme universel, qui serions donc lorigine delvolution cosmique ? Cest le point de vue que dfend galement StephenHawking dans Une brve histoire du Temps. I1 y expose une interprtationpurement gomtrique de la cosmologie : le temps ne serait en quelque sorte

    quun accident de lespace.Dans The Emperors New Mind, Roger Penrose crit que cest notre

    comprhension actuellement insufsante des lois fondamentales de la physiquequi nous empche dexprimer la notion desprit (mind) en termes physiquesou logiques. Je suis daccord avec Penrose : nous avons besoin dune nouvelleformulation des lois fondamentales de la physique, mais celle-ci ne doit pasncessairement dcrire la notion desprit, elle doit dabord incorporer dans noslois physiques la dimension volutive sans laquelle nous sommes condamns une conception contradictoire de la ralit. Enraciner lindterminisme etlasymtrie du temps dans les lois de la physique est la rponse que nouspouvons donner aujourdhui au dilemme dpicure. Sinon, ces lois sontincompltes, aussi incompltes que si elles ignoraient la gravitation oullectricit.

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    13. R. Penrose, The Ernperors New Mind. Oxford, Oxford University Press,Vintage edition, 1990, p. 4-5.

    Au dbut de ce chapitre, nous avons mentionn les penseurs prsocratiques.En fait, les anciens grecs nous ont lgu deux idaux qui ont guid notre histoire: celui dintelligibilit de la nature ou, comme la crit Whitehead, de former unsystme dides gnrales qui soit ncessaire, logique, cohrent, et en fonctionduquel tous les lments de notre exprience puissent tre interprts; et celui

    de dmocratie base sur le prsuppos de la libert humaine, de la crativitet de la responsabilit. Nous sommes certes trs loin de laccomplissement deces deux idaux, du moins nous pouvons dsorrnais conclure qu ls ne sont pascontradictoires.

    La nature nous prsente des processus irrversibles et des processusrversibles, mais les premiers sont la rgle, et les seconds lexception. Lesprocessus macroscopiques, tels que ractions chimiques et phnomnesde transport, sont irrversibles. Le rayonnement solaire est le rsultat deprocessus nuclaires irrversibles. Aucune description de lcosphre ne seraitpossible sans les processus irrversibles innombrables qui sy droulent. Lesprocessus rversibles, en revanche, correspondent toujours des idalisations: nous devons ngliger la friction pour attribuer au pendule un comportementrversible, et cela ne vaut que comme une approximation.

    [...] Aprs plus dun sicle, au cours duquel la Physique a connu dextraordinairesmutations,1interprtation de 1irreversibilit comme approximation estprsente par la majorit des physiciens contemporains comme allant de soi.Qui plus est, le fait que nous serions alors responsables du caractre volutif de1univers nest pas explicit. Au contraire, une premire tape du raisonnementqui doit mener le lecteur a accepter le fait que 1irrversibilit nest rien dautrequune consquence de nos approximations consiste toujours prsenter lesconsquences du second principe comme videntes, voire triviales. Voici par

    exemple comment Murray Gell-Mann sexprime dans The Quark and the Jaguar[17] : Lexplication de 1irrversibilit est quil y a plus de manires pour lesclous ou les pices de monnaie dtre mlangs que tris. I1 y a plus de manirespour les pots de beurre et de conture dtre contamins 1un par 1autre quede rester purs. Et il y a plus de manires pour les molcules dun gaz doxygneet dazote dtre mlanges que spares. Dans la mesure o on laisse aller leschoses au hasard, on peut prvoir quun systme clos caractris par quelqueordre initial voluera vers le dsordre, qui offre tellement plus de possibilits.Comment ces possibilits doivent-elles tre comptes ? Un systeme entirementclos, dcrit de manire exacte, peut se trouver dans un grand nombre dtatsdistincts, souvent appels microtats . En mcanique quantique, ceux-ci sont

    les tats quantiques possibles du systme. Ils sont regroups en catgories(parfois appeles macrotats) selon des proprits tablies par une descriptiongrossire (coarse grained). Les microtats correspondant un macrotat donnsont traits comme quivalents, ce qui fait que seul compte leur nombre. EtGell-Man conclut : Lentropie et 1information sont troitement lies. En fait,lentropie peut tre considre comme une mesure de lignorance. Lorsquenous savons seulement quun systeme est dans un macrotat donn, lentropiedu macrotat mesure le degr dignorance propos du microtat du systme,en comptant le nombre de bits dinformation additionnelle qui serait ncessairepour le specier, tous les microtats dans le macrotat tant considrs commegalement probables. Jai cit longuement Gell-Mann, mais le mme genrede prsentation de la che du temps gure dans la plupart des ouvrages.Or cette interprtation, qui implique que notre ignorance, le caractre grossierde nos descriptions, seraient responsables du second principe et ds lors de lache du temps, est intenable. Elle nous force conclure que le monde paratraitparfaitement symtrique dans le temps un observateur bien inform, comme

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    le dmon imagin par Maxwell, capable dobserver les microtats. Nous serionsles pres du temps et non les enfants de lvolution. Mais comment expliqueralors que les proprits dissipatives, comme les coefcients de diffusion ou lestemps de relaxation, soient bien dnis, quelle que soit la prcision de nosexpriences? Comment expliquer le rle constructif de la che du temps quenous avons voqu plus haut ?

    [17]. M. Gell-Mann, The Quark and the Jaguar, Londres. Little Brown and Co,

    1994, p. 218-220.Remarque: quelle belle image... quel beau parfum de logique quasi raciste.Ce qui nest pas pur est contamin...

    [...] Les dveloppements rcents de la physique et de la chimie de nonquilibre montrent que la che du temps peut tre une source dordre. Il entait dj ainsi dans des cas classiques simples, comme la diffusion thermique.Bien sr, les molcules mettons dhydrogne et dazote au sein dune boite close,volueront vers un mlange uniforme. Mais chauffons une partie de la boite etrefroidissons lautre. Le systme volue alors vers un tat stationnaire danslequel la concentration de lhydrogne est plus leve dans la partie chaude etcelle de lazote dans la partie froide. Lentropie produite par le ux de chaleur,

    qui est un phnomne irrversible, dtruit lhomognit du mlange. Cestdonc un processus gnrateur dordre, un processus qui serait impossible sansle ux de chaleur. Lirrversibilit mne la fois au dsordre et lordre.

    Remarque: et mme encore plus simples - merveilleusement simples - lespots vibrants utiliss dans lindustrie pour trier et mettre en ordre des picessont un autre example du fait quil suft parfois dinjecter un peu dnergiecrer de lordre.

    Retenons ici que nous pouvons afrmer aujourdhui que cest grce auxprocessus irrversibles associs la che du temps que la nature ralise ses

    structures les plus dlicates et les plus complexes. La vie nest possible que dansun univers loin de lquilibre. Le dveloppement remarquable de la physique etde la chimie de non-quilibre au cours de ces dernires dcennies renforce doncles conclusions prsentes dans La Nouvelle Alliance * : 1. Les processusirrversibles (associs la che du temps) sont aussi rels que les processusrversibles dcrits par les lois traditionnelles de la physique ; ils ne peuventpas sinterprter comme des approximations des lois fondamentales. 2.Les processus irrversibles jouent un rle constructif dans la nature. 3.Lirrversibilit exige une extension de la dynamique.

    [*] I. Prigogine et I. Stengers, La Nouvelle Alliance, Paris, Gallimard, 1979

    II y a deux sicles, Lagrange dcrivait la mcanique analytique, o les loisdu mouvement newtonien trouvaient leur formulation rigoureuse, commeune branche des mathmatiques [18]. Aujourdhui encore on parle souventde mcanique rationnelle, ce qui signierait que les lois newtoniennesexprimeraient les lois de la raison et pourraient ainsi prtendre une vritimmuable. Nous savons quil nen est pas ainsi puisque ous avons vu natrela mcanique quantique et la relativit. Mais aujourdhui cest la mcaniquequantique que lon est tent dattribuer une vrit absolue. Gell-Mann critdans The Quark and the Jaguar que la mcanique quantique nest pas, enelle-mme une thorie ; cest plutt le cadre dans lequel doit entrer toutethorie physique contemporaine. En est-il vraiment ainsi ? Comme mon

    regrett ami LonRosenfeld ne cessait de le souligner, toute thorie est fondesur des concepts physiques associs des idalisations qui rendent possible laformulation mathmatique de ces thories ; cest pourquoi aucun concept

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    physique nest sufsamment dni sans que soient connues les limites de savalidit, limites provenant des idalisations mmes qui le fondent.

    [18] J.-L. Lagrange, Thorie des fonctions analytiques, Paris, Imprimeriede la Rpublique 1796.

    [20] L. Rosenfeld, Considrations non-philosophiques sur la causalit, in LesThories de la Causalit, Paris, PUF, 1971, P137.

    La diffrence entre systmes stables et instables nous est familire. Prenonsun pendule et tudions son mouvement en tenant compte de 1existence dunefriction. Supposons-le dabord immobile lquilibre. On sait que son nergiepotentielle y presente une valeur minimale. Une petite perturbation sera suiviepar un retour 1quilibre. Ltat dquilibre du pendule est stable. En revanche,si nous russissons faire tenir un crayon sur sa pointe,1quilibre est instable.La moindre perturbation le fera tomber dun ct ou de Iautre. I1 y a unedistinction fondamentale entre les mouvements stables et instables. En bref,les systmes dynamiques stables sont ceux ou de petites modications desconditions initiales produisent de petits effets. Mais pour une classe trs tenduede systmes dynamiques, ces modications samplient au cours du temps.Les systmes chaotiques sont un exemple extrme de systmes instables carles trajectoires correspondant des conditions initiales aussi proches que Ionveut divergent de maniere exponentielle au cours du temps. On parle alorsde sensibilit aux conditions initiales telle que 1illustre la parabole bienconnue de 1effet papillon: le battement des ailes dun papillon dans le bassinamazonien peut affecter le temps quil fera aux Etats-Unis. Nous verrons desexemples de systmes chaotiques aux chapitres III et IV. On parle souventde chaos dterministe. En effet, les quations de systmes chaotiques sontdterministes comme le sont les lois de Newton. Et pourtant elles engendrent descomportements dallure alatoire ! Cette dcouverte surprenante a renouvel ladynamique classique, jusque l considre comme un sujet clos.

    [...] A la n du XIXme sicle seulement, Poincar a montr que les problmessont fondamentalement diffrents selon quil sagit dun systme dynamiquestable ou non. Dj le problme trois corps [Le Soleil, la Terre et la Lune]entre dans la catgorie des systmes instables. [...]

    Au lieu de considrer un seul systme, nous pouvons en tudier une collection,un ensemble p, selon le terme utilis depuis le travail pionnier de Gibbs etdEinstein au dbut de ce sicle. Un ensemble est reprsent par un nuage depoints dans lespace des phases. Ce nuage est dcrit par unc fonction ro(q,p,t)dont linterprtation physique est simple : cest la distribution de probabilit,qui dcrit la densit des points du nuage au sein de lespace des phases. Le cas

    particulier dun seul systme correspond alors la situation o ro a une valeurnulle partout dans 1espace des phases sauf en un point unique q0, p0. Cecas correspond une forme spciale de ro : les fonctions qui ont la propritde sannuler partout sauf en un seul point not x0 sont appeles fonctions deDirac delta(x-x0). Une telle fonction delta(x-x0) est donc nulle pour tout pointx diffrent de x0. Nous reviendrons sur les proprits des fonctions delta par lasuite. Soulignons dores et dj quelles appartiennent une classe de fonctionsgnralises ou de distributions ( ne pas confondrc avec les distributionsde probabilit). Elles ont en effet des proprits anormales par rapport auxfonctions rgulires car lorsque x=x0, la fonction delta(x-x0) diverge, cest--dire tend vers linni. Soulignons-le dj, ce type de fonction ne peut tre utilisquen conjonction avec des fonctions rgulires, les fonctions test phi(x). Lancessit dintroduire une fonction test jouera un rle crucial dans lextensionde la dynamique que nous allons dcrire. Bornons-nous souligner linversionde perspective qui sesquisse ici : alors que la description dun systmeindividuel semble intuitivement la situation premire, elle devient, lorsquon

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    part des ensembles, un cas particulier, impliquant lintroduction dune fonctiondelta aux proprites singulires.

    Henri Poincar fut tellement impressionn par ce succs de la thoriecintique quil crivit : peut-tre est-ce la thorie cintique des gaz qui vaprendre du dveloppement et servir de modles aux autres... La loi physiquealors prendrait un aspect entirement nouveau... elle prendrait le caractredune loi statistique [21]. Nous le verrons, cet nonc tait prophtique. La

    notion de probabilit introduite empiriquement par Boltzmann a t un coupdaudacc dune trs grande fcondit. Plus dun sicle aprs, nous commenons comprendre comment elle merge de la dynamique travers 1instabilit :celle-ci dtruit 1quivalence entre le niveau individuel et le niveau statistique,si bien que les probabilits prennent alors une signication intrinsque ,irrductible une interprtation en termes dignorance ou dapproximation. Cestce que mon collgue B. Misra et moi avons soulign en introduisant lexpressionintrinsquement alatoire.

    [21] . H. Poincar, La valeur de la science, Paris, Flammarion, 1913, p. 210.

    [...] la distribution de probabilit nous permet dincorporcr dans le cadre de la

    description dynamique la microstructure complexe de lespace des phases. Ellecontient donc une infonnation additionnelle, qui est perdue dans la descriptiondes trajectoires individuelles. Comme nous le verrons au chapitre IV, cest unpoint fondamental : la description probabiliste est plus riche que la descriptionindividuelle, qui pourtant a toujours t considre comme la descriptionfondamentale. Cest la raison pour laquelle nous obtiendrons au niveau desdistributions de probabilit ro une description dynamique nouvelle permettantde prdire lvolution de lensemble. Nous pouvons ainsi obtenir les chelles detemps caractristiques correspondant lapproche des fonctions de distributionvers lquilibre, ce qui est impossible au niveau des trajectoire individuelles.Lquivalence entre le niveau individuel et le niveau statistique est bel et bien

    dtruite. Nous parvenons, pour les distributions de probabilit, des solutionsnouvelles irrductibles, au sens o elles ne sappliquent pas aux trajectoiresindividuelles. Les lois du chaos associes une description rgulire etprdictive des systmes chaotiques se situent au niveau statistique. Cestce que nous entendions lorsque nous parlions la section prcdente dunegnralisation de la dynamique. Il sagit dune formulation de la dynamiqueau niveau statistique qui na pas dquivalent en termes de trajectoires. Celanous conduit une situation nouvelle. Les conditions initiales ne peuvent plustre assimiles un point dans lespace des phases, elles correspondent unergion dcrite par une distribution de probabilit. Il sagit donc dune descriptionnon-locale. De plus, comme nous le verrons, la symtrie par rapport au temps

    est brise car dans la fomulation statistique le pass et le futur jouent des rlesdiffrents. Bien sr, lorsque lon considre des systmes stables, la descriptionstatistique se rduit la description usuelle. On pourrait se demander pourquoi ila fallu tellement de temps pour arriver une formulation des lois de la nature quiinclue lirrversibilit et les probabilits. Lune des raisons en est certainementdordre idologique : cest le dsir daccder un point de vue quasi divin sur lanature. Que devient le dmon de Laplace dans le monde que dcrivent les loisdu chaos ? Le chaos dterministe nous apprend quil ne pourrait prdire le futurque sil connaissait ltat du monde avec une prcision innie. Mais on peutdsormais aller plus loin car il existe une forme dinstabilit dynamique encoreplus forte, telle que les trajectoires sont dtruites quelque soit la prcision dela description. Ce type dinstabilit est dune importance fondamentale puisqu lsapplique, comme nous le verrons, aussi bien la dynamique classique qu lamcanique quantique. ll est central dans tout ce livre. Une fois de plus, notrepoint de dpart est le travail fondamental dHenri Poincar la n du XIXmesicle [23]

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    Nous avons dj vu que Poincar avait tabli une distinction fondamentaleentre systmes stables et systmes instables. Mais il y a plus. Il a introduitla notion cruciale de systme dynamique non intgrable. Il a montr quela plupart des systmes dynamiques taicnt non intgrables. Il sagissait deprime abord dun rsultat ngatif, longtemps considr comme un simpleproblme de technique mathmatique. Pourtant comme nous allons le voir,ce rsultat exprime la condition sine qua non toute possibilit darticuler demanire cohrente le langage de la dynamique ce monde en devenir qui est

    le ntre. Quest-ce en effet quun systme intgrable au sens de Poincar ?Tout systme dynamique pent tre caractris par une nergie cintique,qui dpend de la seule vitesse des corps qui le composent, et par une nergiepotentielle, qui dpend de linteraction entre ces corps, cest--dire de leursdistances relatives. Un cas particulirement simple est celui de particules libres,dnues dinteractions mutuelles. Dans ce cas, il n y a pas dnergie potentiellect le calcul de la trajectoire devient trivial. Un tel systme est intgrable au sensde Poincar. On peut montrer que tout systme dynamique intgrable peuttre reprsent comme sil tait constitu de corps dpourvus dinteractions.Nous reviendrons au chapitre V sur le formalisme hamiltonien qui permet cetype de transformation. Nous nous bornons ici prsenter la dnition delintgrabilit nonce par Poincar: un systme dynamique intgrable est unsystme dont on peut dfmir les variables de telle sorte que lnergie potentiellesoit limine, cest--dire de telle sorte que son comportement devienneisomorphe celui dun systme de particules libres sans interaction. Poincar amontr quen gnral de telles variables ne peuvent pas tre obtenues. Des lors,en gnral, les systmes dynamiques sont non intgrables. Si la dmonstrationde Poincar avait conduit un rsultat diffrent, sil avait pu montrer que tousles systmes dynamiques taient intgrables, jeter un pont entre le mondedynamique et le monde des processus que nous observons aurait t exclu.Dans un monde isomorphe un ensemble de corps sans interaction, il ny a pasde place pour la che du temps ni pour lauto-organication, ni pour la vie. MaisPoincar na pas seulement dmontr que lintgrabilit sapplique seulement

    une classe rduite de systmes dynamiques, il a identi la raison du caractreexceptionnel de cette proprit: lexistence de rsonance entre les degrs delibert du systme. Il a, ce faisant, identi le problme partir duquel uneformulation largie de la dynamique devient possible.

    La notion de rsonance caractrise un rapport entre des frquences. Unexemple simple de frquence est celui de loscillateur harmonique, qui dcritle comportement dune particule lie un centre par une force proportionnelle la distance : si on carte la particule du centre, elle oscillera avec une frquencebien dnie. Considrons maintenant le cas le plus familier doscillateur, celuidu ressort qui, loign de sa position dquilibre, vibre avec une frquence

    caractristique. Soumettons un tel ressort une force extrieure, caractriseelle aussi par une frquence que nous pouvons faire varier. Nous observons alorsun phnomne de couplage entre deux frquences. La rsonance se produitlorsque les deux frquences, celle du ressort et celle de la force extrieure,correspondent un rapport numrique simple (lune des frquences est gale un multiple entier de lautre). Lamplitude de la vibration du pendule augmentealors considrablement. Le mme phnomne se produit en musique, lorsquenous jouons une note sur un instrument. Nous entendons les harmoniques. Larsonance couple les sons. Les frquences, et en particulier la question de leurrsonance, sont au coeur de la description des systmes dynamiques. Chacundes degrs de libert dun systme dynamique est caractris par une frquence.La valeur des diffrentes frquences dpend en gnral du point de lespace desphases. Considrons un systme deux degrs de libert, caractris par lesfrquences w1 et w2. Par dnition, en chaque point de lespace des phaseso la somme n1w1+n1w2 sannule pour des valeurs entires, non nulles de n1et n2 nous avons rsonance, car en un tel point n1/n2=-w2/w1. Or, le calcul

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    de la trajectoire de tels systmes fait intervenir des dnominateurs de type 1/(n1w1+n2w2), qui divergent donc aux points de rsonance, ce qui rend le calculimpossible. Cest le problme des petits diviseurs, dj soulign par Le Verrier.Ce que Poincar a montr, cest que les rsonances et les dnominateursdangereux qui leur correspondent constituaient un obstacle incontournabtesopposant lintgration de la plupart des systmes dynamiques. Poincaravait compris que son rsultat menait ce quil appela le problme gnralde la dynamique, mais ce problme fut longtemps nglig. Max Born a crit:

    Il serait vraiment remarquable que la Nature ait trouv le moyen de rsisterau progrs de la connaissance en ce cachant derrire le rempart des difcultsanalytiques du problme n-corps[...]

    [21] H. Poincar, La valeur de la Science, Paris Flammarion, 1913, P210[22] B Mandelbrot, The Fractal Geometry of Nature, San Francisco, J.Wiley,

    1982[23] H. Poincar, Les mthode nouvelles de la rncanique, Paris, Gauthier-

    Villars 1893 (Dover 1957).Remarque: cest une demie explication car il resterait savoir do vient le dit

    point de vue divin. En fait, ce point de vue divin nest pas celui de nimportequelle religion. Par exemple, ce nest pas celui du taoisme, ni du boudhisme, ni

    mme de lanimisme. Le point de vue divin en question est le point de vue dedieux techniciens, soit Grecs, Hbreux ou drivs [...]

    Nous pouvons dsormais aller au del du rsultat ngatif de Poincar etmontrer que la non-intgrabilit ouvre, comme les systmes chaotiques, la voie une formulation statistique des lois de la dynamique.

    Jai toujours pens que la science tait un dialogue avec la nature. Commedans tout dialogue vritable les rponses sont souvent tre inattendues.

    Adolescent, jtais fascin par larchologie, la philosophie et la musique.

    [...] Les sujets qui intressaient avait toujours t ceux o le temps jouait unrle essentiel, que ce soit lmergence des civilisations, les problmes thiquesassocis la libert humaine o lorganisation temporelle des sons en musique.Mais la menace de la guerre pesait et il semblait plus raisonnable que je me dirigevers une carrire dans les sciences dures. Cest ainsi que jentamai des tudesde Physique et de Chimie lUniversit libre de Bruxelles. Aprs tant dannesje ne peux pas me souvenir prcisment de mes ractions, mais il me sembleque jai ressorti tonnement et frustration. En physique, le temps tait considrcomme un simple paramtre gomtrique. Plus de cent ans avant Einstein etMinkowski, en 1796 dj, Lagrange avait baptis la dynamique une gomtrie 4 dimensions. Einstein afrmait que le temps associ lirrversibilit taitune illusion. tant donn mes premiers intrts, ctait une conclusion quilmtait impossible daccepter, mais mme aujourdhui la tradition dun tempsspatialis reste toujours vivante.

    Je ne suis certainement pas le premier avoir senti que cette spatialisation dutemps tait incompatible tant avec lunivers volutif que nous observons quavecnotre exprience humaine. Ce fut dailleurs le point de dpart du philosopheHenri Bergson, pour qui le temps est invention o il nest rien du tout. Jai djcit larticle le possible et le rel, une oeuvre assez tardive puisque larticlefut crit en 1930 loccasion de son prix Nobel Bergson y parle du tempscomme jaillissement effectif de nouveaut imprvisible dont tmoigne notreexprience de la libert humaine mais aussi de lindtermination des choses.

    En consquence, le possible est plus riche que le rel. Lunivers autour de nousdoit tre compris partir du possible, non partir dun quelconque tat initialdont il pourrait, de quelque manire, tre dduit.

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    Remarque : et mme probablement, comme somme, comme intgrale despossibles

    Comme la crit le grand physicien A.S. Eddington: dans toute tentativepour construire un pont entre les domaines dexpriences qui appartiennentaux dimensions spirituelles et aux dimensions physiques, le temps occupant laposition cruciale.

    Il me semblait que nier toute pertinence de la physique en ce qui concerne letemps tait payer un prix trop lev . Aprs tout, la science tait un exempleunique de dialogue fructueux entre lhomme et la nature. Ntait-ce pas parceque la science classique sest cantonne ltude de problmes simples quellea pu rduire le temps un paramtre gomtrique ? [...] Le temps ne serait-ilpas une proprit mergente? Mais il faut alors dcouvrir ses racines. Jamaisla che du temps nmergera dun monde rgi par des lois temporellessymtriques. Jai acquis la conviction que irrversibilit macroscopique taitlexpression dun caractre alatoire niveau microscopique. Jtais encore trsloin des contributions rsumes au chapitre prcdent, o linstabilit imposeune reformulation des lois fondamentales classiques et quantiques, mme auniveau microscopique.

    Pour la grande majorit des scientiques, la thermodynamique devrait selimiter de manire stricte lquilibre. Pour eux, lirrversibilit associe untemps unidirectionnel tait une hrsie. Lewis alla jusqu crire : nous allonsvoir que presque partout le physicien a puri sa science de lusage dun tempsunidirectionnel ... tranger idal de la physique.

    Aprs mon expos, le plus grand expert en la matire t le commentaire suivant: je suis tonn que ce jeune homme soit tellement intress par la physiquede non quilibre. Les processus irrversibles sont transitoires. Pourquoi alors nepas attendre et tudier lquilibre comme tout le monde ? Jai t tellement

    tonn que je nai pas eu la prsence desprit de lui rpondre : Mais nousaussi nous sommes des tres transitoires. Nest il pas naturel de sintresser notre condition humaine commune ?. Jai ressenti toute ma visite lhostilitque suscite chez les physiciens le temps unidirectionnel. [...] Partout autour denous nous voyons lmergence de structures, tmoignage de la crativit de lanature pour utiliser le terme de Whitehead. Jtais persuad que, dune manireou dune autre, cette crativit tait lie aux processus irrversibles.

    Contrairement aux systmes soit lquilibre soit proches de lquilibre, lessystmes loin de lquilibre ne conduisent plus un extremum dune fonctiontelles que lnergie libre o la production dentropie. En consquence, il nest pluscertain que les uctuations soient amorties. Il est seulement possible de formulerles conditions sufsantes de stabilit que nous avons baptis critre gnraldvolution. Ce critre met en jeu le mcanisme des processus irrversiblesdont le systme est le sige. Alors que lquilibre et prs de lquilibre, les loisde la nature sont universelles, loin de lquilibre elles deviennent spciques,elles dpendent du type de processus irrversibles. Cette observation estconforme la varit des comportements de la matire que nous observonsautour de nous. Loin de lquilibre, la matire acquiert de nouvelles propritso les uctuations, les instabilits jouent un rle essentiel : la matire devientactive.

    La thermodynamique permet de formuler les conditions ncessaires

    lapparition de structures dissipatives en Chimie. Elles sont de deux types: Lesstructures dissipatives se produisant dans des conditions loignes delquilibre, il y a toujours une distance critique en de de laquelle la branchethermodynamique est stable. Les structures dissipatives impliquent lexistence

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    dtapes catalytiques. Cela signie quil existe dans la chane des ractionschimiques une tape dans laquelle un produit intermdiaire Y est obtenu partir dun produit intermdiaire X alors que dans une autre tape X estproduit et partir de Y. Ces conditions, remarquons-le, sont satisfaites partous les organismes vivants. Les enzymes, qui sont codes dans le matrielgntique, assurent une richesse et une multiplicit de ractions catalytiquessans quivalent dans le monde inorganique. Et sans elles, le matriel gntiqueresterait lettre morte.

    La raction de Belousov-Zhabotinski contitue un exemple spectaculairedoscillations chimiques qui se produisent en phase liquide loin de lquilibre. Je nedcrirai pas ici cette raction. Je veux seulement voquer notre merveillementlorsque nous vmes cette solution ractive devenir bleue, puis rouge, puis bleue nouveau... Aujourdhui, bien dautres rcations oscillantes sont connues, maisla raction de Belousov-Zhabotinski garde une importance historique. Elle at la preuve que la matire loin de lquilibre acquiert bel et bien de nouvellesproprits. Des milliards de molcules voluent ensemble et cette cohrencese manifeste par le changement de couleur de la solution. Cela signie que descorrlations longue porte apparaissent dans des conditions de non quilibre,des corrlations qui existent pas lquilibre. Sur un mode mtaphorique, onpeut dire qu lquilibre la matire est aveugle, alors que loin de lquilibre ellecommence voir. Et cette nouvelle proprit, cette sensibilit de la matire elle-mme et son environnement, est lie la dissipation associe auxprocessus irrversibles.

    Lhomognit du temps (comme dans les oscillations chimiques), ou delespace (comme dans les structures de Tring), ou encore de lespace etdu temps simultanment (comme dans les ondes chimiques) est brise. Demme, les structures dissipatives se diffrencient intrinsquement de leurenvironnement.

    A propos des structures dissipatives, nous pouvons parler dauto organisation.Mme si nous connaissons ltat initial du systme, les processus donc il estle sige et les conditions aux limites, nous ne pouvons pas prvoir lequel desrgimes dactivit ce systme va choisir. Les bifurcations ne peuvent elles nousaider comprendre linnovation et la diversication dans dautres domaines quela physique ou la chimie?

    Lactivit humaine, crative et innovante, nest pas trangre la nature. Onpeut la considrer comme une amplication et une intensication de traits djprsents dans le monde physique, et que la dcouverte des processus loin delquilibre nous a appris dchiffrer.

    RAPPORT AUX COMMUNAUTS EUROPENNES

    Dans un rapport rcent aux Communauts europennes, C.K. Biebracher, G.Nicolis et P. Schuster ont crit:Le maintien de lorganisation dans la nature nest pas - et ne peut pas tre -

    ralis par une gestion centralise, lordre ne peut tre maintenu que par uneauto-organisation. Les systmes auto-organisateurs permettent ladaptationaux circonstances environnementales ; par exemple, ils ragissent desmodications de lenvironnement grce une rponse thermodynamique quiles rend extraordinairement exibles et robustes par rapport aux perturbationsexternes. Nous voulons souligner que la supriorit des systmes auto-

    organisateurs par rapport la technologie humaine habituelle qui vitesoigneusement la complexit et gre de manire centralise la grande majoritdes processus techniques. Par exemple, en chimie synthtique les diffrentestapes ractionnelles sont soigneusement spares les unes des autres, et les

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    contributions lies la diffusion des ractifs sont vites par brassage. Unetechnologie entirement nouvelle devra tre dveloppe pour exploiter le grandpotentiel dides et de rgles des systmes auto-organisateurs en matire deprocessus technologiques. La supriorit des systmes auto-organisateurs estillustre par les systmes biologiques o des produits complexes sont formsavec une prcision, une efcacit, une vitesse sans gale.

    C.K. Biebracher, G Nicolis et P. Schuster , Self Organisation in the Physico-

    Chemical and Life sciences, Report EUR 16546, European Commission 1995.

    La nature nous prsente en effet limage de la cration, de limprvisiblenouveaut. Notre univers a suivi un chemin de bifurcations successives : ilaurait pu en suivre dautres. Peut-tre pouvons-nous en dire autant pour la viede chacun dentre nous.

    Lexistence dune che du temps nest pas une question de convenance.Cest un fait impos par lobservation.

    Lapplication de Bernouilli introduit ds le dpart une direction privilgie du

    temps. Si nous prenons lapplication inverse, nous obtenons un point attracteurunique, vers lequel convergent toutes les trajectoires quelle que soit la conditioninitiale. Voici la symtrie du temps est dj brise au niveau de lquation dumouvement. La notion trajectoire nest un mode de reprsentation adquat quesi la trajectoire reste peu prs la mme lorsque nous modions lgrementles conditions initiales. Les questions que nous formulons en physique doiventrecevoir une rponse robuste, qui rsiste l peu prs. La description entermes de trajectoires na pas ce caractre robuste. Cest la signication de lasensibilit aux conditions initiales. Au contraire, la description statistique neprsente pas cette difcult. Cest donc ce niveau statistique que nous devonsformuler les lois du chaos et cest galement ce niveau que loprateur dePerron-Frobenius admet de nouvelles solutions.

    Les systmes non intgrables de Poincar seront ici dune importanceconsidrable. Dans ce cas, la rupture entre la description individuelle (trajectoireou fonction donde) et la description statistique sera encore plus spectaculaire.Avait comme nous le verrons, pour de tels systmes, le dmon de Laplace resteimpuissant, quelle que soit sa connaissance, nie ou mme innie,. Le futurnest plus donn. Il devient, comme lavait prdit le pote Paul Valry, uneconstruction.

    La non-intgrabilit est due aux rsonnances. Or, les rsonnances exprimentdes conditions qui doivent tre satisfaites par les frquences: elles ne sont pas

    des vnements locaux qui se produisent un instant donn. Elles introduisentdonc un lment tranger la notion de trajectoire, qui correspond unedescription locale despace temps.

    La physique de lquilibre nous a donc inspir une fausse image de la matire.Nous retrouvons maintenant la signication dynamique de ce que nous avionsconstat au niveau phnomne logique : la matire lquilibre est aveugle et,dans les situations de non quilibre, elle commence voir.

    Cest parce que, selon les termes dHeisenberg, nous sommes la foisacteurs et spectateurs que nous pouvons apprendre quelque chose de lanature. Cette communication, cependant, exige un temps commun. Cest cetemps commun quintroduit notre approche tant en mcanique quantique queclassique. [...) La direction du temps est commune lappareil de mesure et lobservateur. Il nest plus ncessaire dintroduire une rfrence spcique la mesure dans linterprtation du formalisme. [...] Dans notre approche,

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    lobservateur et ses mesures ne jouent plus un rle actif dans lvolution dessystmes quantiques, en tous cas, pas plus quen mcanique classique. Dansles deux cas nous transformons en action linformation que nous recevons dumonde environnant. Mais ce rle, sil est important lchelle humaine, na rien voir avec celui de dmiurge que la thorie quantique traditionnelle assignait lhomme, considr comme responsable de lactualisation des potentialitsde la nature. En ce sens, notre approche restaure le sens commun. Elle limineles traits anthropocentriques implicites dans la formulation traditionnelle de la

    thorie quantique.La science est un dialogue avec la nature. Mais comment un tel dialogue

    est-il possible ? Un monde symtrique par rapport au temps serait un mondeinconnaissable. Toute prise de mesure, pralable la cration de connaissance,prsuppose la possibilit dtre affects par le monde, que ce soit nous quisoyons affects ou nos instruments. Mais la connaissance ne prsuppose passeulement un lien entre celui qui connait et ce qui est connu, elle exige quece lien cre une diffrence entre pass et futur. La ralit du devenir est lacondition sine qua non notre dialogue avec la nature.

    Comprendre la nature a t lun des grands projets de la pense occidentale.

    Il ne doit pas tre identi avec celui de contrler la nature. Aveugle serait lematre qui croirait comprendre ses esclaves sous prtexte que ceux-ci obissent ses ordres. Bien sr, lorsque nous nous adressons la nature, nous savonsquil ne sagit pas de la comprendre la manire dont nous comprenons unanimal ou un homme. Mais l aussi la conviction de Nabokov sapplique : cequi peut tre contrl nest jamais tout fait rel, ce qui est rel ne peut jamaistre rigoureusement contrl.

    Le dterminisme a des racines anciennes dans la pense humaine, et il at associ aussi bien la sagesse, la srnit quau doute et au dsespoir.La ngation du temps, laccs une vision qui chapperait la douleur du

    changement, est un enseignement mystique. Mais la rversibilit du changementnavait, elle, t pense par personne: Aucune spculation, aucun savoir najamais afrm lquivalence entre ce qui se fait et ce qui se dfait, entre uneplante qui pousse, eurit et meurt, et une plante qui ressuscite, rajeunit etretourne vers sa graine primitive, entre un homme qui mrit et apprend, et unhomme qui devient progressivement enfant, puis embryon, puis cellule.

    A quelque niveau que ce soit, la physique et les autres sciences conrmentnotre exprience de la ralit : nous vivons dans un univers en volution. [...]La dernire forteresse qui rsistait cette afrmation vient de cder. Noussommes maintenant en mesure de dchirer le message de lvolution telquil prend racine dans les lois fondamentales de la physique. Nous sommesdsormais en mesure de dchiffrer sa signication en termes dinstabilitassocie au chaos dterministe et la non-intgrabilit. Le rsultat de notrerecherche est en effet lidentication de systmes qui imposent une rupture delquivalence entre la description individuelle (trajectoires, fonctions donde)et la description statistique densembles. Et cest au niveau statistique quelinstabilit peut tre incorpore dans les lois fondamentales. Les lois de lanature acquirent alors une signication nouvelle : elle ne traitent plus decertitudes mais de possibilits. Elles afrment le devenir et non plus seulementltre. Elles dcrivent un monde de mouvements irrguliers, chaotiques, unmonde plus proche de celui quimaginaient les atomiques anciens que desorbites newtoniennes.