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Présentation de l'éditeur

Les « traditions populaires juives » constituaient pour lestenants de la science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums)un domaine marginal en comparaison des études historio-graphiques, philosophiques et littéraires juives érudites. Lessavants allemands entreprirent néanmoins un vaste travail decollecte, d’analyse et de réflexion théorique autour du folklorejuif qui contribua à jeter les bases de la discipline. Du XIXe sièclejusqu’à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, rabbins, folk-loristes amateurs, artistes, collectionneurs et érudits nouèrent

ainsi, autour d’enquêtes, de questionnaires, d’inventaires, d’éditions critiques etde l’analyse des sources, de nombreux contacts scientifiques à travers l’Europe, deParis à Berlin, de Vienne à Budapest…Cet ouvrage éclaire cette histoire, trop peu étudiée, du folklore juif à travers lesétudes ethnographiques, les collections privées, la création de musées, les œuvreslittéraires dans le cadre de la naissance des « littératures nationales » et descombats identitaires.

Jean Baumgarten, directeur de recherche au CNRS et au Centre de rechercheshistoriques de l’EHESS, est spécialiste de la littérature yiddish ancienne et del’histoire culturelle du judaïsme ashkénaze.

Céline Trautmann-Waller est professeur en études germaniques à l’UniversitéSorbonne Nouvelle-Paris 3. Ses recherches portent sur l’histoire des scienceshumaines dans l’espace germanique au XIXe siècle.

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Sous la direction deJean Baumgarten et Céline Trautmann-Waller

Rabbins et savantsau village

L’étude des traditions populaires juivesXIXe-XXe siècles

CNRS EDITIONS15, rue Malebranche – 75005 Paris

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© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2014

ISBN : 978-2-271-08235-0

Sommaire

Introduction (Jean Baumgarten et Céline Trautmann-Waller)......... 7

MODÈLES-ESPACES-INSTITUTIONS

Anne-Marie Thiesse : Science du Peuple, science des peuples :l’étude des traditions populaires, un modèletransnational ............................................................................................................. 21

Krzysztof Pomian : Le musée juif en Europe centrale et orientaleavant la Première Guerre mondiale .......................................................... 43

Perrine Simon-Nahum : Folklore, tradition et francité : le MoyenÂge de la science du judaïsme (1870-1900)...................................... 51

VIENNE :PREMIERS JALONS D’UNE ETHNOGRAPHIE DES JUIFS

Dominique Bourel : Max Grunwald et la sciencedes superstitions .................................................................................................... 67

Carsten L. Wilke : L’ethnographie juive d’Adolf Jellinek, 1861-1870 : un projet précoce................................................................................... 77

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BUDAPEST: DES TRADITIONS RABBINIQUESAUX ÉTUDES FOLKLORIQUES

Csaba Tibor Tóth : Savants et comédiens. L’intérêt pour la cultureyiddish à Budapest au tournant du XXe siècle .................................. 101

Celine Trautmann-Waller : Immanuel Löw (1854-1944) :un folklore savant ? ............................................................................................. 113

Jean Baumgarten : Bernard Heller (1871-1943) et l’étude dufolklore juif ............................................................................................................... 139

EMPIRE RUSSE : EXPÉDITIONS, COLLECTES ET ENQUÊTES

Claire Le Foll : La première étude ethnographique sur les juifsde Russie : science juive ou science impériale ?.............................. 159

Kerstin Armborst-Weihs : Entre culture populaire juive,anthropologie et statistique : les travaux ethnographiques de laSociété historico-ethnographique juive de Saint-Pétersbourg-Petrograd-Leningrad ........................................................................................... 183

Nathaniel Deutsch : Collecter la Torah du peuple : la théorie dufolklore juif dans l’expédition ethnographique de An-Sky ...... 209

DE L’EUROPE ORIENTALE AUX AMÉRIQUES : PRÉSERVATIONET RECONFIGURATION D’UN PATRIMOINE ENGLOUTI

Judith Lindenberg : Les recueils de chants et d’histoirespopulaires dans la collection Dos poylishe yidntum :Une entreprise de sauvegarde mémorielle ........................................... 227

Carole Ksiazenicer-Matheron : Folklore et littérature chez IsaacBashevis Singer : Rencontres du troisième type.............................. 249

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Introduction

Le terme de « folklore » introduit en 1846 par l’anglais WilliamThoms connut une carrière rapide et impressionnante. C’est sousl’égide de cette étiquette que l’étude des traditions populaires sedéveloppa durant la deuxième moitié du XIXe siècle et au début duXXe siècle dans toute l’Europe, devenant un champ de recherche à partentière et donnant lieu à la création de sociétés savantes, de revues, decongrès, de musées. Les injonctions étaient généralement les mêmes :sauver ce qui était condamné à disparaître avec l’avènement de lamodernité et étudier dans les vestiges collectés les particularités de lamentalité populaire, voire celles de différents « esprits nationaux ».

S’intéresser à la manière dont s’est développée l’étude des tradi-tions populaires juives suppose donc au moins deux choses : premiè-rement, étudier la manière dont ce champ disciplinaire s’est articulé parrapport à différentes traditions d’études juives (l’érudition tradition-nelle ou encore laWissenschaft des Judentums, inspirée par la traditionhistorico-critique) ; deuxièmement étudier la manière dont ce champ ainteragi avec le modèle international évoqué plus haut, tout en étantmarqué par certaines spécificités. Autant en raison d’une très fortemobilité sociale des juifs à cette époque, que de la pression exercéepar de nombreux gouvernements pour inciter les juifs à se détournerd’une religion et d’une culture jugées dépassées et parfois menaçantes.L’angoisse de la disparition et les débats provoqués par une modernitéenvisagée sous l’angle de l’assimilation pouvaient prendre dans ce cas

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spécifique des formes pour ainsi dire paroxystiques. Ici comme ailleurs,il s’agissait donc de préserver, c’est-à-dire de constituer en patrimoineet de monumentaliser, des pratiques et des objets qui avaient fait partiede l’environnement quotidien et de la vie courante, mais aussi de seressourcer auprès de traditions dont on avait pourtant souvent tout fait,à peine quelques décennies auparavant, pour se démarquer et sedistancier.

De manière générale la redécouverte des cultures « populaires »se concevait souvent à l’époque de la vogue du « folklore » comme enopposition à des pratiques scientifiques plus anciennes et plus nette-ment philologiques. L’idéal consistait ainsi à aller puiser directement« dans le peuple » les témoignages de traditions toujours pratiquéeset vécues. Contre des traditions plus livresques centrées selon cescritiques sur des sources avant tout textuelles et anciennes, les folklo-ristes estimaient ainsi être « en contact » avec le présent, la viepratique, le peuple, en oubliant tout ce que ce type d’enquêtedevait au romantisme, précisément très philologique, d’un JacobGrimm. Un enthousiasme un peu naïf pour le folklore et son étudemasquait ainsi un champ de théories et de méthodes étonnammentplus complexe et plus riche qu’on ne le croit souvent, dans sestentatives d’analyser et de modéliser le « populaire », d’interrogerles circulations entre cultures d’« élite » et cultures populaires,entre l’oral et l’écrit. L’intérêt pour les traditions populaires neconstitua donc nullement une exclusivité du romantisme, même sice dernier l’exacerba, en fit un de ses enjeux centraux et le marquapour ainsi dire idéologiquement de son sceau. Ce qui étonne aucontraire c’est la grande diversité des sources auxquelles une étudedes traditions populaires pouvait puiser. Envisager l’émergence d’unintérêt pour les traditions populaires, de méthodes spécifiques dansune extension temporelle large, et en intégrant des figures souventoubliées au profit des seuls frères Grimm puis de la vogue folkloristede la seconde moitié du XIXe siècle, permet en même temps de revoirles oppositions simplistes entre l’« archaïque » et le « présent vivant »,le « populaire » et le « lettré ».

Les traditions populaires furent longtemps considérées comme undomaine mineur au sein des études juives. On pourrait citer en guised’illustration deux remarques du mentor de la Science du judaïsme,Leopold Zunz. En 1820, il pouvait comparer les Hassidim de Pologne à

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des « sauvages de Nouvelle Zélande1 ». Pour lui, les récits hassidiquesne sont que des légendes fantaisistes, fruit de l’imagination de discipleségarés par la mystique et les superstitions et dont la science n’a pas àtenir compte. De même, nous pourrions citer cet autre extrait concer-nant les légendes créées autour du personnage de Rashi2 :

Un groupe de menteurs malveillants apparut qui inventa toutes sortes demiracles autour du saint homme, autant de remarques qui ne peuventconvenir qu’aux amateurs de mensonges, qui n’ont aucun sens de laréflexion... L’un le décrit comme un faiseur de miracles devant le ducGodefroy de Bouillon, un autre le fait se réveiller de sa mort éternellepour revenir parmi les vivants ou pour parler en rêve avec un ami. Unautre le fait errer dans différents pays, pour diffuser ses livres dans lessynagogues et les écoles, un autre encore enlève ses os de France pourles enterrer dans son tombeau à Prague... Finalement, tout ceci n’est quenon-sens et seuls les gens qui aiment les merveilles et ceux qui croienten la magie peuvent s’en servir.

Ces deux opinions témoignent de l’attitude négative des savantsjuifs allemands qui prévalait au XIXe siècle, lorsqu’on évoquait soit lejudaïsme d’Europe de l’Est, soit lorsque des érudits étaient confrontésà des textes relevant de la « culture populaire juive ». Parallèlement auxsources à partir desquelles fonder une science du judaïsme « sérieuse »– au premier chef, la philosophie, l’archéologie, les commentaires rab-biniques, l’histoire et la philologie –, Leopold Zunz circonscrit, pourmieux les maintenir à distance, voire les stigmatiser, les « balivernes ousornettes rabbiniques » qui ne constituent qu’une partie infime d’unvaste continent marginal, hybride, sauvage, infantile, tissé de croyances

9Introduction

1. Cité par Steven E. Ascheim, Strangers and Brothers, The East European Jewin German and German Jewish Consciousness (1800-1923), Madison, Universityof Wisconsin Press, 1982, p. 14 ; voir également Barbara Kirshenblatt-Gimblett,« Folklore, Ethnography and Anthropology », The Yivo Encyclopedia of Jews inEastern Europe, Gershon D. Hundert (éd.), New York, Yivo, New Haven, YaleUniversity Press, 2010 : http://www.yivoencyclopedia.org/article.aspx/Folklore_Ethnography_and_Anthropology (consulté le 14 avril 2014).2. Leopold Zunz a rédigé une étude sur Rashi et son commentaire de la Bible :« Salomon ben Issac, genannt Raschi », in Zeitschrift für die Wissenschaft desJudentums, 1, 1822, p. 277-384. Pour Zunz, les légendes médiévales nées autourdu personnage n’ont rien à voir avec l’œuvre et la personnalité de Rashi. Ceslégendes nées de l’imagination populaire doivent être exclues de l’étude scienti-fique prônée par les savants de la Wissenschaft des Judentums.

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irrationnelles, de rituels bizarres, de superstitions exotiques et de créa-tions tératologiques conservées et transmises par le peuple3.

En l’espace d’un demi-siècle, environ entre 1850 et 1900, s’opèreune sorte de renversement, marqué par le « retour du refoulé » et la lenteredécouverte des traditions populaires juives. Monde dangereux, trou-blant, fascinant qui forme la part nocturne, cachée, archaïque dujudaïsme, qui vient jeter le trouble et s’inviter à la table du mondeacadémique pour en perturber les règles et les classifications. Que fairede ce refoulé « populaire », de ce qui, jusqu’alors, n’avait pénétré quepar effraction dans le discours scientifique, rationnel et éclairé ?Comment l’intégrer dans le cadre théorique et méthodologique quise constitue autour de la science du judaïsme ? Quels modèles etméthodes utiliser pour domestiquer et apprivoiser ce continent indisci-pliné que constitue la « culture populaire juive ».

Dès le début du XIXe siècle, dans les écoles juives proches de laHaskalah, une place est réservée à la statistische Geographie quicomprend la description des modes de vie des peuples et la descriptiondes us et coutumes (Sitten, Gebrauche, Lebensart). Mais, ce sontsurtout les savants juifs allemands qui furent parmi les premiers àdonner, dans leur classification des savoirs, une petite place aux tradi-tions populaires juives. En 1822, Immanuel Wolf, dans sa brochureprogrammatique sur laWissenschaft des Judentums, décrit la disciplinedes Statistiken : « étude statistique du judaïsme en relation avec les Juifsdu temps présent dispersés dans les pays du monde4 ». Dénominationreprise par Leopold Zunz qui ajoute le concept de Tradition, compre-nant, entre autres, les anecdotes, proverbes, récits, contes et légendes. Ilutilise deux autres termes qui s’imposeront : Volkskunde ou Völker-kunde5. Le regard distancié, mêlé d’ironie condescendante, permet debrider cette matière intrigante, débordante et irrationnelle, tout en

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3. Sur la représentation du folklore et des traditions populaires juives auXIXe siècle, voir Barbara Kirschenblatt-Gimblett, « Problems in the EarlyHistory of Jewish Flokloristics », Proceedings of the Tenth World Congress ofJewish Studies, vol. 2, 10D2, 1989, p. 21-31 ; id. « Folklore, Ethnography andAnthropology », op. cit.4. Immanuel Wolf, «Über den Begriff einer Wissenschaft des Judentums », inZeitschrift für die Wissenschaft des Judentums (ZWJ), 1, 1823, p. 1-24.5. Leopold Zunz, «Grundlinien zu einer künftigen Statislik des Juden », in ZWJ,1.3, 1823, p. 523-532.

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rendant possible un discours scientifique qui participe à la reconnais-sance du domaine. Les savants oscillent entre l’émerveillement devantles « trésors du patrimoine populaire juif » et le souci de classification,de rationalisation, nécessaire pour tenir en respect cette part obscure dupassé lointain du judaïsme. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les tradi-tions populaires sont définies comme des « survivances », des« restes », des « vestiges » d’une époque primitive du peuple juif, quise perpétue dans des coutumes « barbares », des croyances insensées etdes récits abracadabrants, qu’il faut à la fois tenir à distance et réper-torier. On ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec la conceptiondes représentations populaires chez Freud, assimilées, comme il le ditdans Moïse et le monothéisme, à des « traces mnésiques inconscientesdes impressions du passé6 ». Un pont est ainsi jeté entre la psychologieindividuelle et la psychologie collective, entre les symptômes et lescroyances populaires.

C’est une nouvelle génération de savants, entre la fin du XIXe et ledébut du XXe siècle, à travers toute l’Europe, de Vienne, Budapest,Paris à Londres qui posera les fondements de l’étude scientifique destraditions populaires juives. L’épicentre de cette transformation cultu-relle se situe tout d’abord à Hambourg (puis à Vienne) où, en 1898, lerabbin Max Grunwald, fonde la Gesellschaft für Jüdische Volkskunde,et, l’année suivante, les Mitteilungen der Gesellschaft für JüdischeVolkskunde ; puis, au début du XXe siècle, le musée juif de Hambourg.La discipline du folklore juif se développe et se ramifie dans lesprincipales capitales d’Europe, alors que se multiplient les revues,musées, sociétés ethnographiques et que se crée une sorte de « répu-blique des folkloristes juifs » à travers l’Europe. Il s’agissait de col-lecter, d’étudier le maximum de traces de modes de vie traditionnels entrain de se transformer, d’enrayer la vague d’assimilation, en montrantla beauté, la richesse et la pérennité des coutumes juives, mais aussid’appliquer les méthodes de la science du judaïsme à des sources(orales, écrites) qui avaient été longtemps négligées et, par le biaisdu comparatisme, d’entrevoir la tradition juive dans une relation decomplémentarité, de réciprocité, dans un jeu de miroirs avec lescultures majoritaires qu’elles soient chrétienne ou musulmane, au fildes médiations, des influences et des échanges.

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6. Sigmund Freud,Moïse et le Monothéisme, Paris, Gallimard, 1948, p. 126, 136.

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Un autre foyer se créa, à la même époque en Europe orientale – àVarsovie, Vilna, Saint-Pétersbourg –, en réaction aux conceptions de laWissenschaft des Judenthums7. La culture populaire juive n’est plusconsidérée comme un simple objet d’étude, laissant sous-entendre unappauvrissement, un dessèchement, voire une disparition du judaïsme,mais comme une force créatrice, un des moteurs de la renaissance cultu-relle juive8.Les savants d’Europeorientale sont influencés par l’idéologiedu Bund, du Folkspartei et du populisme russe, qui enjoignait « d’allervers le peuple9 ». Ce mot d’ordre qui, par un étrange rapprochement,fait penser à l’injonction des rabbis du Talmud lorsqu’ils disaient, àpropos de l’observance des coutumes (Minhagim) : « va et observe ceque le peuple dit ou fait » (voir Talmud de Jérusalem, Préah, 7, 5 ; 20 c).

Alors que l’antisémitisme tendait à réduire la culture juive à unamas hétéroclite de coutumes hybrides, les savants juifs d’Europeorientale assignent au folklore une place centrale, non seulementpour la connaissance du passé juif, mais aussi dans la perspective ducombat pour l’obtention des droits civiques et du renouveau culturel.Comprendre, étudier et présenter le passé juif n’est pas considérécomme une activité d’antiquaires, de collectionneurs ou d’entomolo-gistes, mais dans la perspective de la construction de la culture juivemoderne. L’expédition ethnographique de S. An-Sky en 1912 et lacréation du YIVO (Institut scientifique juif) en 1925 à Vilna, institutiondans laquelle existait une section consacrée à l’étude du folklore juif,constituent deux des temps forts de cette redécouverte des traditionspopulaires juives en Europe orientale.

Il serait toutefois limitatif de ne présenter ce domaine qu’en termesd’opposition entre deux conceptions dominantes, l’une centrée surl’Europe occidentale, l’autre sur l’Europe orientale. La circulationdes savoirs, la mobilité des savants, l’influence des traditions éruditeslocales, l’institutionnalisation du folklore juif dans des contextes géo-graphiques variés nécessitent d’éclairer une pluralité de modèles, certesinterconnectés. Ainsi en est-il des pôles culturels et des capitales situéesdans l’espace culturel européen. On pense au centre viennois où, à la fin

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7. Delphine Bechtel, La Renaissance culturelle juive en Europe centrale etorientale, 1897-1930, Paris, Belin, 2002.8. Nokhem Stiff, Vegn a yidishn akademishn institut, Berlin, Yivo, 1925.9. Nathaniel Deutsch, The Jewish Dark Continent, Life and Death in the RussianPale of Settlement, Cambridge, Harvard University Press, 2011.

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des années 1890, l’étude des traditions populaires juives prend un essorimportant avec la création, par le rabbin viennois Max Grunwald (1871-1953), d’une société savante (Gesellschaft für Jüdische Volkskunde),d’une revue (Mitteilungen (der Gesellschaft) für Jüdische Volkskunde(1898-1929) et d’un musée (Museum für Jüdische Volkskunde). Onpense aussi, entre autres, à Budapest où, au sein du séminaire rabbi-nique, travaillèrent quelques-unes des plus grandes figures de la sciencedu judaïsme en Europe, dont Ignác Goldziher. Mais tous les savants quitravaillèrent au sein de ces institutions nouèrent des liens avec deschercheurs, des institutions, des musées, des sociétés savantes créantainsi un vaste réseau européen des études folkloriques.

L’histoire de l’étude des traditions populaires juives, telle qu’elleest souvent vue aujourd’hui, obéit à un schéma narratif assez simple,construit autour d’oppositions telles que bourgeois/populaire, Est/Ouest, patrimoine passé/patrimoine vivant, déployées sur un axe tem-porel : face à un monde juif d’Europe occidentale cédant aux sirènes dela modernité – en voie d’assimilation, d’embourgeoisement, de plus enplus détaché du judaïsme traditionnel –, les Juifs d’Europe de l’Est,issus majoritairement des couches populaires et restés pour cette mêmeraison fidèles aux traditions juives, auraient préservé un judaïsme à lafois populaire et vivant. Du côté occidental, la science elle-même,objectivante et historicisante, n’aurait donc fait que creuser le fosséet « enterrer » le judaïsme. Le monde d’Europe orientale servit nonseulement de « conservatoire » des traditions, mais également desource d’inspiration pour une nouvelle génération d’intellectuels juifsqui opérèrent, à l’Est comme à l’Ouest, au début du XXe siècle uneréévaluation de traditions auparavant jugées arriérées, superstitieuses, etdéveloppèrent, contre la science du judaïsme, une pratique scientifique,en prise avec la vie, qui au lieu de se distancier de son objet par saméthode même (« occidentale », rationaliste, historico-critique) auraitredécouvert les potentialités d’un monde injustement dénigré. Cetteredécouverte se voulait souvent fécondée et inspirée, dans sa pratiquesavante elle-même, par les formes traditionnelles de l’étude. L’anéan-tissement des traditions juives dites populaires par la Shoah a ajouté unestrate supplémentaire – évidemment terrible –, à ce drame de la dispa-rition, contribuant logiquement à une idéalisation à la fois des traditionselles-mêmes et de l’étude qui en avait été développée dans différentscontextes au tournant des XIXe et XXe siècles.

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Ce récit contient évidemment une part de vérité mais par soncaractère unilatéral, il masque une étonnante complexité de l’histoirede l’étude des traditions populaires juives et de sa géographie, descirculations de modèles et de concepts qui l’ont marquée. Ce volumesouhaiterait contribuer à ouvrir l’éventail des récits et à remettre enquestion certains schémas trop simplistes. Ainsi une certaine historio-graphie de l’émergence des études folkloriques juives reste prise dansles paradigmes de la fin du XIXe et du début du XXe et, lorsqu’elle veutcritiquer les clichés qui ont longtemps relégué dans les marges del’étude scientifique – voire de la culture tout court –, les culturesjuives populaires, elle perpétue parfois une dichotomie Est/Ouest,née du mépris d’une bonne partie des juifs assimilés pour leurs core-ligionnaires, ne faisant qu’en inverser les valorisations positive etnégative et restant ainsi sans le vouloir tributaire d’un romantismequi, au nom de l’idéalisation du « peuple » comme entité ethnique, afourni certains de ses modèles à l’antisémitisme. Cette perspectiveempêche souvent aussi d’interroger véritablement l’élaboration destraditions populaires juives comme patrimoine et de se demanderconcrètement qui construisit quel type de patrimoine, pour quelpublic et dans quel but. La réponse à ces questions ne peut pas êtrela même dans tous les cas et nous oblige à entrer dans le détail deconfigurations locales, particulières tant du point de vue culturel que dupoint de vue socio-politique.

En ce qui concerne la Russie, on peut souligner pour commencerqu’elle connut le déploiement d’une pratique d’enquête et d’enregis-trement des traditions juives dans un contexte impérial, avant même lapériode de la Société historico-ethnographique juive de Saint-Péters-bourg (Claire Le Foll). Cette dernière, fondée en 1908, se révèle elle-même (Kerstin Armborst-Weihs) comme un espace bien plus divers etconflictuel que la mise en avant de la seule figure d’An-Sky et de sesoptions politiques et méthodologiques ne le laisse supposer. L’expédi-tion de ce dernier n’en constitue pas moins un moment tout à faitessentiel dans l’histoire de l’étude des traditions populaires juives(Nathaniel Deutsch). Demanière générale, il importe aussi de soulignercombien certaines des théories et des pratiques développées au seinde la Société historico-ethnographique juive de Saint-Pétersbourgsont marquées par un nationalisme méthodologique qui n’est guèreoriginal. Inversement un rabbin autrichien comme Adolf Jellinek(Carsten Wilke) défendait dans une étude au titre pourtant ethnicisant,

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La tribu juive, un espoir presque messianique dans une associationcosmopolite des peuples. En France les savants juifs nourrissent uneméfiance viscérale à l’égard de thèmes susceptibles d’alimenter unmysticisme des origines, ce qui apparaît notamment dans leur diver-gence par rapport à une interprétation racialisée duMoyen Âge françaisaprès 1870 (Perrine Simon-Nahum). Réfutant l’idée que la littératurepopulaire témoignerait à elle seule de la résurgence de l’âme despeuples, ils refusent en même temps de voir dans les légendes médié-vales autre chose que des productions culturelles analogues à unelittérature de lettrés.

Le cas de Max Grunwald (Dominique Bourel), fondateur à la findu XIXe siècle d’une revue et d’un musée dédiés aux traditions popu-laires juives, invite à s’interroger sur l’émergence d’un nouvel intérêtpour le monde populaire, précisément dans un contexte de très forteassimilation, selon une logique propre à l’ensemble du champ (Anne-Marie Thiesse). Plus largement, c’est le lien entre muséification dumonde juif et l’Europe centrale qui demande à être étudié (KrzysztofPomian). Toujours en Europe centrale, la Hongrie, abordée ici à traversles figures de Bernhard Heller (Jean Baumgarten) et d’Immanuel Löw(Céline Trautmann-Waller), se révèle un contexte où érudition clas-sique et intérêt pour les traditions populaires pouvaient se compléter etse féconder mutuellement, poussant à découvrir – derrière le « présent »des traditions populaires – des liens avec des sources archaïques quin’étaient pas forcément classifiables comme « populaires » ; ainsi qu’àouvrir l’étude des cultures « classiques » à des aspects que l’on avaitlongtemps trouvé commode de reléguer au domaine du « populaire » –le corps, la sexualité, les pratiques magiques, etc. Une étude de laprésence du yiddish à Budapest autour de 1900 (Csaba Tibor Tóth)oblige quant à elle à distinguer le « folklorique » du « populaire » et àenvisager autant l’intérêt des milieux savants juifs hongrois pour lefolklore yiddish, que celui d’une partie importante de la populationjuive pour la culture populaire des cabarets et des théâtres de variété.Cette situation annonce aussi les échanges importants qui existèrentaprès 1945 entre folklore et littérature et qui à dire vrai étaient présentsau moins depuis l’époque de Peretz et d’An-Sky. Le cas d’IsaacBashevis Singer (Carole Ksiazenicer-Matheron) nous invite à nousinterroger sur les mutations du lien au folklore juif, notamment dansun contexte post-génocidaire et américain. Sonœuvre littéraire, nourriepar le folklore mais proscrivant toute mythification idéalisante de ce

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dernier, ne cherche pas à en dépasser l’étrangeté radicale – commec’était généralement le cas dans les démarches ethnographiques –, maisinvite le lecteur à la rejoindre dans un monde où les normes collectivessont brouillées par l’imagination fictionnelle et la fusion des tempora-lités. L’histoire d’une entreprise comme «Dos poylishe yidntum »(Judith Lindenberg), cent soixante-quinze volumes publiés à BuenosAires de 1946 à 1966, montre quant à elle combien après 1945 lacollection, sous la forme de rééditions, dans le même temps prolongeun geste de l’histoire des savoirs dans le monde yiddish – celui de lacollecte –, et lui confère un sens nouveau – celui de la commémoration.

L’objet du présent volume est donc d’éclairer cette histoire, lanaissance d’une discipline – l’étude des traditions populaires juives –en axant la réflexion autour de quelques axes.

D’abord une dimension théorique, concernant les méthodes et lesprésupposés de ce champ de savoir. À une extrémité, on distingue dessavants qui englobent le folklore juif au sein du vaste ensemble descultures européennes, à la recherche de matrices universelles, dethèmes récurrents qui constituent les fondements des mythologiesdes peuples d’Europe. Le peuple juif n’est qu’un rameau d’un vasteensemble de cultures, de pratiques, de coutumes, de traditions orales etécrites interconnectées, partagées. Friedrich Salomon Krauss10, spé-cialiste du folklore érotique dont les écrits alimentèrent les discussionspréparatoires à la fondation de la Société psychanalytique de Vienne,correspondant de Freud et rédacteur du Am Ur-Quell,Monatschrift fürVolkskunde, considérait ainsi que le folklore juif faisait partie intégrantedu folklore allemand. À l’opposé, pour d’autres savants, il s’agissait– sans nier les passages, les transferts, la circulation des artefacts, laporosité entre les peuples et les cultures – de dégager les formes et lesingrédients constitutifs de la culture juive. S. An-Sky reste, sans doute,le représentant le plus remarquable de cette approche, lui qui, l’un destout premiers, a défini les traits structurels des traditions folkloriquesjuives11.

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10. Ines Köhler-Zülch, « Friedrich Salomo Krauss », in Enzyklopädie des Mär-chens. Handwörterbuch zur historischen und vergleichenden Erzählforschung,vol. 8, De Gruyter, 1996, p. 352-358.11. Sur les écrits folkloriques de S. An-Sky, voir S. An-Sky, Gezamlte shriftn,New York, Varsovie, Verlag An-Sky, tome 15, 1928.

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Une deuxième dimension du volume concerne la circulation dessavoirs et les liens intellectuels qui unissent les savants (folkloristes)juifs dans l’espace culturel européen. Un subtil maillage se tisse entreVarsovie, Saint-Pétersbourg, Berlin, Budapest, Vienne et Paris,ponctué de correspondances privées, d’échanges intellectuels, devoyages de savants, de rencontres, d’analyses croisées de traditionsorales populaires juives. Si cette greffe prit relativement rapidement,c’est suite à l’institutionnalisation du domaine du folklore juif, avec lacréation concomitante (dans les dernières années du XIXe et le début duXXe siècle à travers l’Europe) de sociétés savantes, de revues ethno-graphiques, d’universités populaires, de collections privées, de muséesqui s’érigent en espace culturel, identitaire et en lieux de mémoire. Ils’agit de conserver, exposer, mettre en scène le passé juif et montrer lesformes vivantes de la culture juive au présent.

Le volume s’applique parallèlement à mettre en lumière la vie etl’œuvre de quelques personnalités marquantes qui ont participé à lafondation et à la reconnaissance du domaine des traditions populairesjuives. Savants qui jalonnent cette aventure intellectuelle, commeautant de bâtisseurs, de fondateurs, de créateurs d’histoire et demémoire.

Nous n’avons pas oublié, enfin, de montrer combien la littératureapparaît, à partir du XIXe siècle, comme un remarquable vecteur dedonnées ethnographiques et d’informations folkloriques. Nombred’écrivains, taraudés par le sentiment obsédant d’une fin prochaine,sont animés par une pulsion presque obsessive de décrire, de sauver del’oubli. D’où ce « vertige de l’inventaire » qui traverse nombre defictions hantées par l’urgence de raconter la civilisation juive à uneépoque de mutation irréversible. L’angoisse de la disparition pousse lesécrivains à inventorier, engranger, nommer tous les éléments éparpillésde la culture populaire juive et à en intégrer les ingrédients commefondement d’une esthétique moderne.

17Introduction

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