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Prenez vingt cinq tas de cendres... Texte Hermann Melville Les îles enchantées Photographies Anaïs Boudot

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d'apres les îles enchantées de H.Melville

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PR E M I E R E E S Q U I S SE

L e s I l e s d a n s l e u r e n s e mble

- Alors le Nautonnier : Ceci ne saurait êtreA moins que ne voulions nous perdre sans recours :

Ces î les qui parfois se montrent au regardNe sont point ferme sol ou substance certaine,

Mais terres égarées parmi les eaux nombreusesEt çà et là courant : les Iles Vagabondes.

Maint et maint voyageur ont- e l les su commettreA danger redoutable et mortel le détresse,

Car quiconque a posé le piedDessus leur r ivage trompeur,

Il erre à tout jamais dans l’ insécurité .

Sombre, fatal et morne à l’égal d’un tombeauJamais rassasié de carcasses pourries ,

Ce noir sé jour donnait en son pinacle asi leAu funeste hibou dont les accents lugubres

Bannissent au lointain tout oiseau favorable,Et des spectres errants gémissaient alentour.

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Prenez vingt-cinq tas de cendre déversés ici et là sur un terrain vague à la périphérie, imaginez-en quelques-uns agrandis jusqu’à devenir des montagnes et imaginez que le terrain vague est la mer, vous aurez alors une idée juste de l’aspect général des Encantadas ou Iles enchantées. Plutôt un archipel de volcans éteints que d’îles, ressemblant beaucoup à ce que pourrait être le monde après une conflagration punitive.Il est douteux que, sur terre, un lieu puisse égaler la désolation de ce groupe d’îles. Les cimetières abandonnés des temps révolus, les vieilles cités tombant peu à peu en ruine sont des endroits déjà bien mélancoliques, et pourtant, comme tout ce qui fut autrefois associé à l’humanité, ils continuent à éveiller en nous de la sympa-thie, si triste soit-elle. Ainsi la mer Morte parvient-elle toujours à susciter chez le pèlerin quelques émotions point trop désagréables parmi toutes celles qu’elle peut parfois inspirer.Et quant à l’isolement : pour un observateur humain, il n’existe pas d’endroits plus profondément solitaires que les grandes forêts du Nord, les mers délaissées par les navires, les champs de glace du Groenland ; cependant, la magie de leurs marées et leurs saisons

changeantes atténue la terreur qu’ils provoquent ; car, bien que ces forêts ne soient pas visitées par l’homme, elles sont visitées par le mois de mai ; les mers les reculées reflètent des étoiles familières exactement comme le lac Erié les reflète, et, dans l’air limpide d’une belle journée polaire, l’azur de la glace irisée a toute la beauté de la malachite.Mais, la malédiction particulière, pourrait-on dire, aux Encanta-das, qui rend leur désolation bien supérieure à celle d’Idumée et à celle du Pôle, est de ne jamais subir de changements ; ni ceux des saisons ni ceux des chagrins. Coupées par l’Equateur, elles ne connaissent pas l’automne et ne connaissent pas le printemps ; déjà réduites à la lie du feu, elles sont hors d’atteinte de la ruine elle-même. Les averses rafraîchissent les déserts, mais sur ces îles aucu-ne pluie ne tombe jamais. Pareilles à des gourdes de Syrie éclatées se recroquevillant au soleil, elles sont craquelées par une sécheresse sans fin sous un ciel torride. « Ayez pitié de moi, semble implorer l’esprit plaintif des Encantadas, et envoyez-moi Lazare afin qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, parce que je souffre d’extrêmes tourments dans cette flamme. »

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Ces îles sont en outre caractérisées par leur inhabitabilité foncière. Le désert stérile de Babylone où erre le chacal est le modèle d’une ruine irrémédiable ; mais les Encantadas refusent d’accueillir même les parias parmi les animaux. L’homme et le loup les désavouent. Ici on ne trouve guère qu’une vie reptilienne : - tortues, lézards, immenses araignées, serpents et cette étrange anomalie d’une na-ture excentrique, l’iguana. Aucune voix, aucun meuglement, aucun hurlement ne se fait entendre ; ici la vie s’exprime surtout par le sifflement.Le peu de végétation que l’on trouve sur certaines de ces îles est plus ingrat que les régions désertiques d’Atacama. Des enchevê-trements métalliques de buissons épineux, sans fruit et sans nom, surgissent des profondes fissures des roches calcinées et les dissi-mulent perfidement ; parfois aussi quelque cactus sec et rabougri.Un peu partout la côte est enserrée de rochers ou, plus exactement, de scories ; des éboulis d’un matériau noirâtre ou verdâtre sembla-ble au mâchefer d’un haut fourneau, formant ici et là des failles et des grottes sombres où la mer vient continuellement déverser l’écume furieuse de ses vagues, les nimbant de sinistres tourbillons d’une brume grise traversée par des vols d’oiseaux fantomatiques

dont les criailleries ajoutent au lugubre vacarme. Quand bien même la mer serait calme, il n’y a pas de repos pour cette houle fouaillante ni pour ces rochers fouaillés, et pourtant l’Océan au loin est en paix avec lui-même. Lors des journées nuageuses et oppressantes parti-culières à cette partie maritime de l’Equateur, les masses sombres et vitrifiées, dont beaucoup se dressent, périlleuses et séparées de la côte, au milieu de tourbillons blancs et de brisants, sont au spec-tacle réellement plutonien. De telles terres ne peuvent appartenir qu’à un monde déchu.Les parties du rivage épargnées que le feu n’a pas marquées s’éten-dent en larges plages lisses formées d’une multitude de coquillages morts où l’on trouve, ici et là, des îles de palmiers à l’ouest et au sud et abandonnés sur ce monde sombre et autre ; depuis le Paradis jusqu’au Tartare ; et, mêlés à ces reliques d’une beauté lointaine vous verrez parfois des fragments de bois brûlé et des membrures vermoulues. Et il n’est point surprenant de trouver ces épaves si l’on observe les courants contradictoires dont les remous parcou-rent presque tous les larges chevaux de l’archipel tout entier. Les caprices des marées aériennes s’accordent aux caprices de celles de la mer. Nulle part ailleurs qu’aux Encantadas les vents ne sont aussi

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légers, déconcertants, totalement incertains et aussi enclins à dis-paraître, comme par magie. Il a fallu un mois à un navire pour aller d’une île à une autre, séparées par à peine quatre-vingt-dix miles, car la force du courant est telle que les canots mis à la mer pour remorquer un navire suffisent à peine à l’empêcher d’être entraîné vers les falaises et ne parviennent pas à accélérer sa course. Parfois, pour atteindre l’archipel lui-même, un vaisseau doit tenir compte de la probable dérive bien avant d’être en vue des îles. Et pourtant, à d’autres moments, un mystérieux courant attire irrésistiblement un navire de passage qui ne voulait pas s’y arrêter.Il est vrai qu’autrefois et encore, dans une certaine mesure, aujourd’hui, de grandes flottes de baleiniers, à la recherche de sper-maceti, ont parcouru ces eaux auxquelles certains marins ont donné le nom de Région enchantée. Mais cette région, que je décrirai en son temps, était située au large de la grande île excentrique d’Albermarle, loin du labyrinthe des plus petites îles, à un endroit où les navires ont toute la place nécessaire pour évoluer ; et c’est pourquoi les re-marques précédentes ne s’appliquent pas complètement à ces para-ges, bien que le courant s’y lance parfois avec une force singulière et qu’il change parfois de direction avec un caprice tout aussi singulier.

D’ailleurs, en certaines saisons, les courants règnent de façon incom-préhensible et sur de grandes distances dans tout l’archipel, et ils sont d’une telle force et si peu prévisibles qu’ils peuvent dérouter un navire quand bien même celui-ci avancerait à quatre ou cinq miles à l’heure. Ces courants, ainsi que les vents légers et variables, produi-sent de tels écarts dans les positions estimées que les navigateurs ont longtemps cru à l’existence de deux ensembles distincts d’îles, séparés par une centaine de lieues environ, sur la parallèle des Encantadas. C’était ce que pensaient leurs premiers visiteurs, les boucaniers ; et en 1750 on trouvait encore des cartes du Pacifique qui entretenaient cette étrange illusion. Et cette apparence fugace et irréelle des îles, de leur emplacement, explique sans doute en partie pourquoi les Espa-gnols les ont appelées Encantadas, ou Archipel enchanté.Mais le voyageur moderne, influencé par le caractère de ces îles, et assuré aujourd’hui de leur existence, pensera sans doute que cette appellation vient en partie de cette atmosphère du désert ensorcelé qui les imprègne si profondément. Rien n’évoque autant l’aspect de choses autrefois vivantes dont les couleurs vermeilles auraient été ré-duites en cendres. Ces îles rappellent les pommes de Sodome une fois touchées.

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Même si leurs positions peuvent paraître changeantes du fait des courants, les îles elles-mêmes, du moins pour ceux qui se trouvent sur leurs rives, semblent définitivement immuables : figées, mou-lées, collées au corps même de la mort cadavérique.Et cette appellation d’enchantées, même prise dans un autre sens, est également légitime. Car, en ce qui concerne le singulier reptile qui habite ces espaces sauvages – dont la présence donne au groupe son autre nom espagnol, Gallipagos – en ce qui concerne les tor-tues qu’on y trouve, la plupart des marins ont depuis longtemps nourri une superstition aussi grotesque qu’épouvantable. Ils sont réellement persuadés que tous les officiers de marine cruels, et tout particulièrement les commodores et les capitaines, sont, après leur mort (et dans certains cas, avant leur mort) transformés en tortues et condamnés ensuite à vivre sur ces aridités torrides, uniques et solitaires Seigneurs de l’Asphalte.Sans doute cette idées si bizarrement douloureuse avait-elle été originellement inspirée par la désolation du paysage lui-même, mais plus spécifiquement, peut-être, par les tortues. Car, outre leur aspect strictement physique, on trouve dans l’apparence de ces créatures quelque chose qui, étrangement, suggère qu’elles sont

elles-mêmes responsables de leur condamnation. Nulle autre for-me animale n’exprime à ce point et avec autant de pathétique un chagrin permanent et le désespoir de la punitions ; et l’idée de leur merveilleuse longévité ne peut que renforcer cette impression.Et, même au risque d’être accusé de croire absurdement aux en-chantements, je ne peux m’empêcher d’admettre que parfois, et ré-cemment encore, lorsque je quitte la foule de la ville pour parcou-rir les monts Adirondacks en juillet et en août, loin des influences mystérieuses de la nature ; près des influences mystérieuses de la nature ; lorsque alors je m’assieds au sommet moussu d’une gorge profonde et boisée, entouré par les troncs couchés de pins fou-droyés et que je me remémore, comme dans un rêve, ces autres vagabondages lointains au cœur calciné de ces îles ensorcelées ; et que je me remémore le spectacle inattendu des sombres carapaces et des longs cous languides émergeant des buissons sans feuilles ; quand je revois les rochers vitrifiés à l’intérieur des terres, usés et creusés de profondes ornières par la lente avancée des tortues à la recherche des rares flaques d’eau au cours de siècles et de siècles ; alors je ne peux me défendre de penser que, en mon temps, j’ai vraiment dormi sur une terre malignement enchantée.

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Plus encore, l’acuité de mes souvenirs ou la magie de mon imagi-nation est telle que je me demande si je ne suis pas parfois victime d’une illusion d’optique au sujet des Gallipagos. Car souvent, au cours de scènes de réjouissance collective et tout particulièrement lors de fêtes dans de vieux manoirs éclairés par des bougies, lorsque les ombres projetées dans les recoins éloignés d’une salle spacieuse aux angles compliqués, font penser aux sous-bois hantés d’une fo-rêt solitaire, j’ai attiré l’attention de mes camarades par mon regard fixe et mon expression soudainement transformée car je croyais voir émerger lentement de ces solitudes imaginaires et se traîner lourdement sur le sol le spectre d’une gigantesque tortue sur le dos de laquelle « Memento », brûlait en lettres de feu.

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