Premiers Montrealais

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Yvon Sicotte

LES PREMIERS MONTRALAIS

1: FONDATION

2012 Yvon Sicotte

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Evelyne Pascale Genevive et Michel Vincent et Kaisa Thomas Mathilde Jacquie Juliette

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TABLE DES MATIRES

Prologue 1 - La Plaine du Saint-Laurent 2 - La nouvelle Tribu et le contact avec les Indiens 3 - La folle Aventure (1635 - 1645) 4 Un bon rglement et du pain blanc (1645-1647) 5 La terre en censive (1648 - 1651) 6 - La Furie des Iroquois (1647 - 1653)

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PROLOGUE

On raconte normalement lhistoire des grandes familles, celles qui ont fait lHistoire, familles royales, familles dargent, familles de robe ou dpe, qui ont laiss des marques trs visibles, qui ont acquis la puissance et la gloire et qui les ont conserves au moins durant un certain temps. Il y a aussi les autres familles, les familles trs modestes, avec peu darchives et peu de hauts faits, dont linfluence sest limite trs courte distance et trs peu de gens. Mais un peuple est fait de ces familles ordinaires, bien plus que des autres. Cest lhistoire de lune de ces familles ordinaires, la mienne, que jai entrepris de raconter. Javais peut-tre douze ans lorsque je demandai ma mre de mnumrer, pour que je puisse les noter, les adresses des diffrents logements que notre famille avait occups Maisonneuve. Je trouvais tout fait normal que lon dmnage pratiquement chaque anne. Il est fascinant de raliser que lon peut de cette faon parcourir en une dcennie un itinraire trs complexe, tout en restant dans un quadrilatre de quelques rues: Ontario, Adam, Letourneux et William-David. Sur ce jeu dchelles et de serpents stalaient non seulement les logements que nous avions habits, mais aussi

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des immeubles autrement plus impressionnants qui tranchaient sur la pauvret du quartier. Beaucoup plus tard, je raliserai que lglise du Trs-Saint-Nom-de-Jsus avait t pour moi une cathdrale; lancien htel de ville, un temple grec; le march, un chteau de la Loire; sa fontaine, une fontaine romaine. Je trouvais grande allure au boulevard Morgan souvrant devant le march et bord darbres, avec un terre-plein central, et allant jusqu la rue Notre-Dame prs du Fleuve. L, un vulgaire poste de pompier avait un campanile auquel me fera penser celui de Venise. Dans toute famille, si humble soit-elle, il y a des objets que lon se transmet de gnration en gnration, des photos de famille, des bibelots, quelques vieux livres, des lettres, des cartes postales, de vieux contrats passs devant notaire, des documents de toutes sortes, quelques pices de monnaie ancienne, quelques bijoux, un col de dentelle. Ce sont ces objets que les parents racontent aux enfants. Cest ainsi que lon commence apprendre lhistoire de la famille. La version des grands-parents est parfois un peu diffrente de celle des parents. Un oncle pourra ajouter des dtails encore inconnus. Dans cette tradition orale, chaque personnage a sa vision propre des vnements quil raconte, ceux quil a vcus et ceux quon lui a raconts. Et pourtant ce sont les mmes vnements quils racontent tous, en les situant dans le calendrier interne de la famille, naissances, mariages, dcs, dmnagements, incendies, maladies, inondations, etc. Mais les accents se dplacent. Certains passent vite l o dautres vont stendre. Les confidences sur lhistoire de la famille me sont venues surtout de ma mre qui accepta volontiers de se confier moi lorsquelle ralisa que je my intressais et que javais le got de lcrire, ce que je ne commencerai pourtant faire quen 1990. Ma sur

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Thrse, qui avait une mmoire inpuisable et qui tait trs prs de maman, a combl bien des trous qui seraient autrement rests compltement dans lombre. Dautres confidences me sont venues de ma grand-cousine Franoise lorsque les deux branches de la famille eurent refait jonction. Autre source importante dimages; mon frre Marcel, lan des garons, a rdig des Contes pour mes enfants et mes petits enfants, dont certains se rapportent son enfance. Il ma permis de les photocopier. Un de ces contes a t reproduit dans le numro 11, printemps 1995, de la revue Lustucru de la Socit dHistoire des les-perces, de Boucherville. Des images me sont aussi venues de Pierre et de mes autres frres, un peu de mon pre qui se rappelait de tout mais en parlait peu, et, pour lpoque plus rcente, de mes souvenirs personnels et de ceux de mon frre cadet Bernard. Tout cela forme un ensemble trs riche mais, mme remis dans lordre chronologique, ne fait que lquivalent dun album de photos. Il faut imaginer ce qui sest pass dun instantan lautre. Il y a dnormes trous dombre. Des personnages, qui apparaissent et semblent importants un moment donn, disparaissent tout coup sans que lon nen entende plus jamais parler. Frustrant pour celui qui veut raconter. Mais sils ont t l et quils ny sont plus cest peut-tre quil sagissait de personnages priphriques dans le tableau, comme dans la Ronde de nuit de Rembrant, telle quelle apparaissait autrefois, o seuls les personnages du centre taient clairs. Les personnages des bords du tableau sont l, mais ils ny sont que pour mettre les autres en valeur. Il a fallu remplir les temps vides, et lever les contradictions qui deviennent de plus en plus importantes dans la tradition orale mesure que lon remonte dans le temps. Pour faire les ponts entre les images que

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jai, je suis retourn aux endroits o la famille a vcu et o les personnages ont travaill, dans lespoir de les faire revivre. Il faut alors parvenir gommer du dcor ce qui sy est ajout depuis. Il faut reconstruire ce qui a t dtruit. Habiller les passants comme ils ltaient lpoque. Heureusement vous trouvez toujours quelquun pour vous y aider. Un spcialiste au Service des Archives de la ville de Montral. Une vieille dame qui se promne sur le square de lglise de Boucherville. Un vieil homme daffaires la retraite qui a voulu raconter sa vie et dont vous trouvez le livre au March du Livre, rue Berri. Un historien qui accepte de vous emmener au lieu et dans le temps o vous voulez aller. Le temps a pass. On craint quil nait effac toute trace, comme un glacier. Mais on saperoit que le temps est aussi un alli pour celui qui veut raconter. Le temps finit toujours par dcouvrir les mystres, comme lrosion dcouvre petit petit les structures antrieures. Il finit aussi par faire tomber les inhibitions et par faire avouer les petits secrets. Et lauteur finit par connatre lensemble des secrets connus chacun par un des membres de la famille, et inconnus des autres. Tout cela amne une technique dcriture en petites touches et retouches superposes au gr des dcouvertes, pour laquelle le traitement de texte lordinateur est un instrument presque irremplaable. En quelques minutes, une page rature, pleine dajouts, de retraits et dinversions, redevient une belle page nette, prte limpression. Mme si elle doit repasser encore bien des fois par le mme cycle. Vous disiez vingt fois, monsieur Boileau. Cinquante ne me suffisent pas. Le 6 juin 1916, mes parents, Ernestine Charbonneau et Albert Sicotte se sont pouss lglise SainteFamille, de Boucherville.

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Je ne connais pratiquement pas Boucherville. Jy suis all quelques fois avec la famille, mais je nen ai rapport que trs peu dimages. Mon pre, ma mre, ma sur, mes frres ans, sy sentaient tous chez eux, mais les plus jeunes comme moi navions pas ce privilge. Nous ne faisions pas partie de la bande. Jy suis retourn beaucoup plus tard. Boucherville est sur la rive droite du SaintLaurent, face au quartier montralais de Maisonneuve. Les Montralais ont pris lhabitude de nommer rive sud ce ct du Fleuve. Mais, cet endroit, le Fleuve coule du sud au nord. La rue du bord de leau porte maintenant le nom de boulevard Marie-Victorin. Au centre, une belle glise, sur un square intressant. Du ct sud un ancien couvent des Dames de la Congrgation Notre-Dame. Du ct nord, un presbytre presque aussi imposant que lglise. En face de lglise, un parc avec un monument discret Pierre Boucher, 16221717, fondateur de Boucherville. loccasion du tricentenaire de la Paroisse Sainte-Famille, 1978. Au del du parc, une marina, et ensuite des les plates, les lesperces, par-del lesquelles on aperoit Montral. Derrire lglise, tout un ddale de petites rues troites, Saint-Sacrement, Saint-Louis, de la Perrire, Saint-Charles, o les maisons semblent avoir t jetes sans ordre, sans respect de lorientation des autres maisons. Des bouts de trottoirs ici et l quand lespace libre le permet. Pelouses soignes et potagers. Beaucoup de fleurs. Les rues tournent angle droit, apparemment sans raison, sauf au gr des maisons rejoindre. Touche plus moderne: des terrasses avec parasols, tables et chaises de matriaux polymres. Je massoie la terrasse de la Vieille Forge. Je suis dabord seul. Cest dimanche, quatorze heures. Une faune tonnante et jeune vient rapidement remplir la terrasse et demande une classique ou un verre de Muscadet bien froid.

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- Cest Andre Lachapelle qui ta amen la classique? - lance un des clients. Un quartier qui me rappelle maintenant certains coins des villes de la cte est des tats-Unis. Cape Cod peut-tre. La bire pression est 2,75$. Le quartier deviendrait-il chic? - Cest lancien pavillon de la France lExpo! Tout le monde se parle. Tout le monde travaille Montral et parle de son travail. - On ne tourne plus cette scne jeudi. Il y a eu des changements dans le scnario. On la tourne vendredi! Cest peut-tre une star. On la rassure. On passe du franais langlais et de langlais au franais, non seulement sans accent, mais avec une belle langue dans les deux cas. La star semble rassure; la scne modifie la mettra encore davantage en valeur. Elle ne veut pas de sauce. Elle prendra un suprme de poulet grill au citron! Le patron, avec sa rondeur et son accent du sud de la France, semble tout fait en mesure de satisfaire ses clients. Boucherville est peut-tre devenue un villedortoir chic pour la faune artistique de Montral, ou un endroit o on va prendre le djeuner du dimanche presque la campagne. Mais aujourdhui je recherche autre chose. Je veux oublier que ces petites rues ne sont plus habites par les paysans trop vieux pour cultiver leur terre, par le forgeron qui desservait la campagne environnante, par le mdecin qui prsidait aux naissances et aux morts, par le notaire qui enregistrait les ventes, les contrats de mariage et les testaments. Je veux oublier

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que le couvent, o ma mre a tudi, est devenu une rsidence pour personnes ges et que le presbytre est devenu le Centre culturel Mgr-Poissant. Pour retrouver le Boucherville de mes parents et de mes grands parents, je reviens lextrmit sud de la ville, qui tait aussi lentre du village. Par un ponceau, le boulevard Marie-Victorin enjambe le ruisseau Sabrevois. Un pan de mur, quelques restes de fondations et des moellons pars: ce sont les vestiges du manoir Sabrevois, construit ici pour une des filles de la ligne seigneuriale de Boucherville. Cest sous le nom de La Broquerie que javais connu cette demeure, dans les annes 1940. Elle avait alors t transforme par les Jsuites en maison de retraites fermes pour les jeunes. Elle a brl depuis. Un peu au nord, dans un grand parc, la maison Louis-Hippolyte-Lafontaine. En fait ce nest que rcemment que lon y a transport cette maison. De l, vers le nord, le ct est du boulevard Marie-Victorin est parsem de belles demeures bourgeoises: danciennes maisons de ferme restaures, de belles maisons de style victorien, ainsi que les nombreux manoirs de la famille Boucher de Boucherville, dont chaque gnration semble avoir voulu construire sa propre demeure. De lautre ct de la route, sur la rive du Fleuve, le quai den haut, do les barges font encore le service avec les les, mais do partaient aussi autrefois les traversiers allant Montral, au quai Hochelaga et au quai Victoria. On traverse ensuite la rue des Seigneurs, puis la rue Pierre-Boucher. Et on arrive par la rue Notre-Dame au centre de lancien village o lon voit la maison du notaire, la maison du capitaine, le pilote du vapeur Boucherville qui a fait la navette avec Montral de 1907 1918. Puis la maison du docteur. On dbouche alors sur le square de lglise.

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Cest dans cette glise que mes parents, Ernestine Charbonneau et Albert Sicotte, se sont pouss, le 6 juin 1916. Ils auront huit enfants, Thrse, Marcel, Louis, Pierre, Germaine, Georges, moi et Bernard. Lglise est vraiment superbe. Dlicatement dpose sur sa pelouse. Ct est, une abside parfaite sur laquelle se greffent des excroissances qui nen brisent pas lharmonie. lextrmit de labside, un petit btiment carr. Au bout du petit btiment carr, une autre abside, minuscule, modle rduit de labside du chur. Je verrai tout lheure que le petit btiment carr est la sacristie et que labside miniature est le baptistre. Cest dans ce baptistre que mon pre a t baptis, comme son pre, comme son grand-pre, et ainsi de suite depuis bien des gnrations. Je contourne lglise et je rve quelques minutes sur le parvis qui domine la place, qui domine le Fleuve, qui domine les les. Malgr la transition davec le soleil de juillet dehors, lintrieur de lglise est clair. De grands vitraux avec beaucoup despaces non-colors. Des bleus clairs, des ors. Le chur, avec sa grande coupole surbaisse, presque complte, peine coupe vers la nef. Les bleus clairs partout, dans les vitraux, sur les murs. Derrire le matre-autel, la sacristie, puis, en enfilade, le baptistre. Un peu au nord de lglise, la rue de Montbrun, qui longe le cimetire et devient plus loin le chemin de Montbrun et va rejoindre les rangs en leur milieu. La dernire rue de la ville actuelle dans cette direction sappelle la rue de la Rivire-aux-Pins. Ce que, de ce ct-ci, du ct village, on appelle la rivire aux Pins est un chapelet de mares stagnantes. De lautre ct, du ct paroisse, on lappelait autrefois le Lac. Cest lui qui a donn son nom au deuxime rang de Bou-

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cherville, le rang du Lac. La partie sud sappelle encore le chemin du Lac. La partie nord sappelle le chemin du Gnral-Vanier. Cest sur les quelques kilomtres de la partie nord du rang du Lac que va se jouer une partie de lhistoire de la famille. lentre une croix de chemin, qui a encore fire allure. Ma sur Thrse et mes frres ans se rappellent tre venus y aider grand-mre entretenir le carr de fleur et y prier. Ensuite les terres qui aujourdhui ont t charcutes, en deux parties chacune, par une autoroute secondaire qui permet de contourner Boucherville pour rejoindre Varennes. Mais dans le temps, ctaient les terres Charbonneau, Sencal, Sicotte, Lalumire, Bissonnette, des noms tous relis la famille. Plusieurs des maisons sont encore l, avec des btiments de ferme dpoque aussi. Cest ici que mes grands-parents Znade Normandin et Louis Sicotte ont vcu. Cest ici que mon pre est n, quil a pous Ernestine Charbonneau, la fille dun voisin, mon grandpre lie Charbonneau. Cest sur ce rang que tous mes frres et surs ans sont venus au monde. Cest sur ce rang que se sont drouls beaucoup des vnements que tous ces personnages mont raconts ou quils ont raconts dautres qui me les ont raconts. Avec les lments dont je dispose, jcris un premier canevas qui remonte un peu au-del de 1870: lhistoire de mes grands-parents et celle de mes parents. Cest peu prs la limite de la tradition orale. En raction mon canevas, Ginette, la fille de ma grandcousine Franoise, ainsi que mon oncle Jean Charbonneau mindiquent des points corriger et me font part dun nombre incroyable de faits et de dtails que jignorais. Jentreprends de les incorporer mon canevas qui samplifie. Mais, en mme temps, je ralise les dangers de pallier par mon imagination la faiblesse de mes informations sur la priode la plus ancienne. Avant

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mme darriver la limite de la tradition orale, javais fait des erreurs grossires. Je ne connais mme pas bien mes grands-parents, et je ne sais pratiquement rien de mes arrire-grands-parents, et rien de leurs parents. Et la tradition orale ne me fournit plus que des bribes dinformation, parfois contradictoires. Pourtant, bien au-del du XIXe sicle, jai quelques informations sur les dbuts de la Famille en Nouvelle-France. Dans les annes 1940, notre an, Marcel, comme Frre des coles chrtiennes, enseignait la physique Lachine. Il venait manger la maison le dimanche midi. Au dessert, nous avions droit des dmonstrations de physique amusantes. Luf dur qui senfonce dans la carafe chaude, pendant quelle refroidit. Ou le rcipient de fer blanc, rempli de vapeur chaude, qui collapse sous un jet deau froide. Marcel sintressait aussi lHistoire. Et, entre deux expriences, il nous avait racont le scalp de notre anctre Jean Cicot. Mais, entre notre anctre et nos grands-parents, il y avait plus de deux sicles: un trou noir! Je mapercevrai que mon frre Pierre a les mmes proccupations que moi. Entre autres, il veut mieux connatre notre grand-mre Znade Normandin qui exerce sur lui une vritable fascination; qui taient ses parents? o a-t-elle vcu? Je me laisse entraner par Pierre dans une remonte du temps. Il existe des informations trs abondantes qui vont bien au-del de la tradition orale. Pierre me fait dcouvrir la revue de la Socit dHistoire des les-perces de Boucherville: le Lustucru. Il me prsente Gilles Vronneau qui me montre une copie du contrat dachat, par la fabrique de Boucherville, de lactuel cimetire. Mon grand-pre en est lun des signataires, titre de marguillier! Je nai pas connu mon grand-pre Louis. Mais il mavait toujours t racont comme un homme trs timide, compltement effac par sa femme Znade Normandin. Et pour-

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tant il avait t marguillier. Vronneau me montre sa copie du recensement de 1861, o on peut voir un nombre incroyable de Sicotte sur les terres de Boucherville. Pierre me prsente galement Jacques Dunant, lexpert de la cartographie de Boucherville, des origines nos jours. Sur ses cartes, la famille apparat trs tt. Je mets mon premier canevas de ct, jy reviendrai en son temps. Pierre sest mis frquenter les Archives nationales du Qubec sur la rue Mullin, la Pointe-Saint-Charles. Le Qubec est un des rares pays o la richesse des archives permet une telle aventure. Pierre minitie au dpouillement des archives paroissiales sur microfilms. quelques exceptions prs, les registres paroissiaux, qui feront office dtat civil au Qubec jusquau premier janvier 1994, sont assez bien conservs, malgr des bouteilles dencre renverses qui ont pntr quelques pages, et des problmes dhumidit qui ont permis ici et l le dveloppement de moisissures. La reproduction qui en a t faite sur microfilms les rend maintenant accessibles. Pierre et moi passons des heures, cte cte, chacun son projecteur nos machines remonter dans le temps chacun sa bobine, faire la gnalogie de la famille, et changer nos dcouvertes. Le patronyme subit des mutations surprenantes: Cico, Cicau, Cicot, Cicotte, Chicot, Chiquot, Chicote, Chicotte, Chiquot, Chiquotte, Cigot, Sigo, Sigault, Sigaud, Sico, Sicot. Ce nest que vers 1850 que lusage se gnralise dutiliser Sicotte, lorsque Louis-Victor n Cicot, premier ministre de lUnion du Haut et du Bas-Canada, changera son nom en Sicotte. Il y a des personnages auxquels je voudrais marrter. Je le ferai sur le chemin du retour. Pour le moment, le temps remonte son cours. Nous comparons nos trouvailles aux travaux connus, limportant ensemble des Mariages de la paroisse de ..., que nous consultons la collection Gagnon de la bibliothque

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municipale de Montral, ainsi quaux incontournables et remarquables travaux de lInstitut gnalogique Drouin. Nous prenons la moindre rectification pour une victoire. Pour la priode plus ancienne, nous comparons au Dictionnaire gnalogique des familles du Qubec, de Ren Jett et au Rpertoire des actes de baptme, mariage, spulture et des recensements du Qubec ancien de Hubert Charbonneau et Jacques Lgar du dpartement de Dmographie de lUniversit de Montral. Assez facilement nous rtablissons toute la chane jusquau premier maillon de la famille ici. Le 6 juin 1916, nos parents, Ernestine Charbonneau et Albert Sicotte se sont pouss lglise SainteFamille, de Boucherville. Ernestine Charbonneau tait la fille dlie Charbonneau n Sainte-Julie et de Znade Jett de Boucherville. Albert tait le fils de Louis Sicotte et de Znade Normandin, fille de Franois Normandin et de Henriette Bachand, qui staient pouss Boucherville, le 22 janvier 1873. Ce Louis tait fils dun autre Louis dit Louison et de Catherine Daigneau, fille de Toussaint Daigneau et dArchange Viau-Lesprance, qui staient pouss Longueuil le 28 septembre 1841. Ce Louis dit Louison tait le fils dun autre Louis et de Pauline Huet, fille de Pierre Huet et de Desanges Dubuc, qui staient pouss Boucherville le 25 octobre 1802. Ce Louis tait le fils dun autre Louis et de Marguerite Foran, fille de Joseph Foran et de Thrse Bricot, qui staient pouss Saint-Mathias le 8 fvrier 1779.

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Ce Louis tait le fils dun autre Louis et de Marie-Amable Marcille, fille dAndr Marcille et de Jeanne Campeau, qui staient pouss Boucherville le 5 juillet 1751. Ce Louis tait le fils de Jean et de MarieMadeleine Lamoureux, fille de Louis Lamoureux et de Franoise Boivin, qui staient pouss Boucherville le 20 mars 1697. Ce Jean tait le fils dun autre Jean, que nous appellerons lanctre, et de Marguerite Maclin, qui staient pouss Montral le 23 octobre 1662. Lanctre Jean Cicot, le premier du nom ici, tait le fils de Guillaume Cicot et de Jeanne Fafart, qui staient probablement pouss Dolus, sur lle dOlron, en France. Sur le coup, nous avons t trs fiers davoir ainsi reconstitu notre gnalogie et de raliser que nous tions donc la neuvime gnration de Sicotte, en Amrique. Mais une telle liste de noms dit fort peu de choses en fait. Qui taient tous ces gens? Comment vivaientils? Les manuscrits de lpoque, les registres paroissiaux et les contrats de notaires vont nous apprendre beaucoup leur sujet. Malgr lassociation que je faisais de la famille avec Boucherville, lanctre Jean Cicot ny a jamais vcu. Il y a un grand pan de lhistoire de la famille qui se droule dabord Montral, aprs son arrive de lle dOlron. Peu aprs son arrive, lanctre Jean Cicot a t scalp par les Iroquois en 1651 et sera soign par Jeanne Mance. Jean Boudart, pour qui il travaillait, sest fait couper la tte par les Iroquois, et sa femme a t emmene en captivit et massacre. Jean Cicot avait avec lui un jeune neveu, Michel Guibert, qui assistera au mariage de son oncle avec Marguerite Maclin en 1662. Cest Marguerite Bourgeois qui avait amene Marguerite Ma-

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clin avec elle sur la recrue de 1659. Nous nous attaquons galement la lecture des contrats. 1715, concession dune terre Jean Cicot fils Boucherville, par Pierre Boucher. Puis finalement, 1665, contrat de concession par Maisonneuve dune terre Jean Cicot, lanctre, et une autre Michel Guibert. Devant ces contrats de concession, nous prouvons un choc. Nous nous tions habitus lire les actes de baptme, de mariage ou de spulture rdigs par les curs. Le vocabulaire tait trs limit, les faits rapports taient sans surprise. Dautant plus que nous allions contretemps. La langue voluait tout doucement en remontant le temps. Des expressions bizarres apparaissaient, mais nous savions comment la mme expression, dans le mme contexte, allait scrire vingt ou cinquante ans plus tard. Mais, dans les contrats, mme la graphie de certaines lettres est surprenante. Pour connatre les dtails quils contiennent, il nous aura dabord fallu apprendre lire la langue de ces contrats. La lecture du franais du XVIIe sicle, surtout en manuscrit, prsente des problmes pour les profanes que nous sommes. Et, mme une fois dcrypt, le texte des contrats de concession contient une foule de dtails relevant du droit fodal, dont on crit quil est rgi ici par la Coutume de Paris. Cens et rentes seigneuriales non rachetables, lods et ventes, saisine, dfauts et amendes, droit de retrait, etc., sont des expressions dont nous saisissons bien mal le sens. Montral, la terre de Jean Cicot et celle de Michel Guibert ont droit de commune sur une prairie appele la prairie Saint-Pierre, dont je nai jamais entendu parler. Plus nous en apprenons, plus nous nous apercevons que nous sommes dans un monde dont beaucoup de cls nous manquent. Qutait ce Montral des dbuts? mesure que jen apprends davantage, je dveloppe une vritable

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passion pour cette ville que jaimais pourtant dj, et pour les gens qui lont btie. Jamais plus je ne me promne Montral de la mme faon. Jai limpression de me ltre rapproprie. La Maison Saint-Gabriel me semble toujours tout aussi riche, mais si mal nomme. La chausse de la Place dYouville sonne diffremment sous mes talons depuis que je sais quelle recouvre la Petite Rivire que Champlain avait nomme en 1611 et sur les rives de laquelle va natre Montral. Jai fait le rve fou du jour o la Place dYouville serait excave et laisserait voir couler la Petite Rivire quelle recle. Et plus loin, vers Verdun, la rivire Saint-Pierre, en partie recouverte, en partie utilise pour le canal de laqueduc, et dont le reste a disparu par le creusage du canal Lachine. Que de choses recouvertes quil faut dcouvrir! Cest sur cette rivire Saint-Pierre que Jean Cicot a reu sa concession. Et cest au-del, Verdun, qui sappelait encore cette poque la cte aux Argoulets, que Michel Guibert a reu la sienne. Quest-ce qui a amen des Franais comme Jean Cicot, Michel Guibert et Marguerite Maclin venir sinstaller ici? Quelle tait leur vie en France? Comment ont-ils vcu ici? Dans quel environnement physique et social? Pourquoi les enfants de Jean Cicot et de Marguerite Maclin ont-ils quitt lle de Montral pour aller stablir Boucherville? Pourquoi dautres gnrations reviendront-elles dans lle de Montral? En fait, comme beaucoup dautres, la famille fera partie des grands mouvements, quasi-respiratoires, de Montral vers sa couronne, puis de la couronne vers le centre. Bizarrement les structures politiques et administratives ne parviendront toujours suivre ces mouvements de population quavec des retards surprenants et une inefficacit remarquable. La premire raction sera toujours de chercher les contrer plutt que den canaliser lnergie. Modestes au dbut, ces mouvements vont prendre

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de plus en plus dimportance. la fin du XVIIe sicle, les autorits auront d sy rsigner, et le gouvernement de Montral (Adhmar 1698.03.25,4046) comprendra non seulement lle elle-mme, mais galement toute la rgion depuis le lac Saint-Pierre en montant le long du fleuve Saint-Laurent, nord et sud, jusques aux habitations franaises les plus loignes. Dans ce contexte, Montral est indissociable de sa rgion. Plusieurs ont tabli des listes dImmigrants pour la Nouvelle-France, et pour la rgion de Montral en particulier, avec plus ou moins dinformations sur chacun deux. Je reprends les travaux des Jett, Auger, Debien, Godbout, Massicotte, Mondoux et Trudel. Je collige, et complte quand je le peux, les informations disponibles dans ces listes et jen tire pour chacun des premiers Montralais une notice biographique que les informations ultrieures continueront denrichir. En accumulant de linformation sur les premiers Montralais, je maperois quel point des liens se sont tisss entre eux. Quand Marguerite Maclin, notre anctre fminine du ct des Sicotte, est arrive ici en 1659, sur le mme bateau il y avait Olivier Charbonneau et Marie Garnier, les anctres paternels de notre mre. Toujours sur le mme bateau, il y avait galement Catherine Charles qui ici pousera Urbain Jett, les anctres maternels de notre mre. Dautres viendront. Mathurin Normandin dit Beausoleil et sa femme Jeanne Dodier, dabord de Qubec et des Trois-Rivires, viendront faire souche Boucherville. Ce sont les anctres maternels de notre pre. En fait nous sommes tout aussi Charbonneau par notre mre que Sicotte par notre pre. Et tout autant Jett et Normandin par nos grands-mres. Jean Cicot et Marguerite Maclin sont loin dtre nos deux seuls anctres. Nous avons 2 parents, 4 grandsparents, et 256 anctres la neuvime gnration. La

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gnalogie par les mles ne reprsente quune bien petite partie de la ralit. Et il faut bien tenir compte des relations collatrales, et des ajouts qui se sont greffs cet ensemble au cours du temps. Boyer, Huet, Campeau, Boivin, Daigneau, Dubuc. Puis LAuvergat, Le Picard, Bourguignon, Poitevin, Le Breton, Avignon, Le Parisien, Champagne, Languedoc, lAngoumois, Le Normand, se rencontrent ici et dcident dy prendre racine. Puis viennent sy joindre Flamand, Portugais, LItalien, Langlais, LEspagnol. Puis Murray, Horth, Johnson, Reid, Kabayama, Ho Duc, Pham Tong, Muchett, Seymour, Tikkanen, Diouf, Dieudonn. Ce nest plus un arbre gnalogique que jai affaire, cest une fort o non seulement les racines, mais les branches de tous les arbres sont greffes celles des arbres voisins. Javais commenc crire lhistoire des Sicotte. Je me retrouve en train dcrire lhistoire dune famille autrement plus considrable, celle des habitants de la rgion de Montral. De gnalogiste amateur, je suis pass historien amateur. Quest-ce qui a amen des Franais comme Jean Cicot, Michel Guibert et Marguerite Maclin venir sinstaller ici? Et dans le contexte des guerres iroquoises en plus? Et pourquoi ces guerres? Est-ce que les Franais avaient dpossd les Iroquois de leur territoire? Jai dj tudi, en Histoire du Canada, la priode des guerres iroquoises. Mais elles prennent une coloration moins scolaire quand on apprend que des membres de sa propre famille en ont t victimes. Quel tait ce pays avant larrive des Franais? Qui taient ces Franais qui viennent sy installer? Prenaient-ils la place dautres populations? Quelle sera leur vie ici?

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Quelles seront leurs relations avec les autres Habitants de la Nouvelle-France? Beaucoup des informations ncessaires pour rpondre ces questions se trouvent dans des documents du XVIIe sicle, dont plusieurs nexistent encore quen manuscrits. Aprs des annes defforts, je suis parvenu lire les documents manuscrits du XVIIe sicle, dits, contrats, ordonnances, sentences judiciaires, mme si parfois je dois encore remplacer par un point dinterrogation certains mots qui mont rsist. Je peux donc en citer des passages dans mon rcit. Je prends lhabitude de transcrire en franais moderne sur mon ordinateur les textes manuscrits que je consulte, ou du moins les parties que jen utilise. Et je maperois que, de transcrire un texte mot mot, men rvle bien plus quune simple lecture. Et les informations contenues dans ces manuscrits enrichissent videmment mes notices biographiques des premiers Montralais. Encore ici, lordinateur savre un outil prcieux pour lutilisation de ces informations selon les exigences du rcit. En quelques clics bien choisis, on a au bout des doigts les noms et le nombre de meuniers ou de charpentiers qui ont exerc leur mtier Montral. Combien y avait-il de tailleurs dhabits Montral en 1662? Y avait-il alors un chapelier? Est-ce quil y avait beaucoup de nouveaux-ns qui mouraient au berceau? On peut videmment ainsi retrouver le nombre de gens qui vivaient Montral chaque anne, qui partaient, qui mouraient. Et on peut galement reconstituer le plan terrier de Montral au fil du temps loccupation que feront du sol de lle ces Immigrants, puis leurs enfants aussi bien la ville qu la campagne. Mais, aprs quelques tentatives de mise en forme, je maperois que lensemble devient vite norme. partir du moment o les notices biographiques, les tran-

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sactions immobilires, ou les transcriptions de manuscrits se sont mises se compter non plus en centaines, mais en milliers, il est vite devenu vident que lutilisation du papier comme support pour cette base de donnes savrait impraticable. Non seulement cause de son volume, mais surtout cause de la difficult den extraire les informations la mitaine. Le traitement de texte lordinateur facilite grandement lcriture. Mais si on veut en plus que le texte salimente une base de donnes de ce genre, le traitement de texte lordinateur devient un outil essentiel et la numrisation simpose pour une telle banque de donnes. Dans certains cas, les informations ainsi recueillies permettront de rpondre sur le mode historique aux questions que je me pose. Dans dautres cas, mme parfois malgr labondance des informations, il y a des raccords qui manquent entre elles. Pour les rendre cohrentes, il faudra faire appel limagination et passer de lhistoire au roman. Pour viter toute ambigut, ces transitions seront marques par le passage une nouvelle fonte de caractres dimprimerie. tant arriv lHistoire par la petite porte de lamateurisme, je nai pas avoir de scrupules mler ainsi les genres. Une autre ralit qui simpose rapidement quand on veut crire lhistoire des premiers Montralais, cest que cette histoire ne peut pas faire abstraction du cadre beaucoup plus vaste dans lequel elle sinscrit. Un premier chapitre portera donc sur la gologie, la flore et la faune de la plaine du Saint-Laurent, ainsi que sur les premiers peuplements humains des environs. Un deuxime chapitre portera sur les aspects de lHistoire de France qui semblent avoir eu le plus

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dimportance dans la fondation de Montral. Ce deuxime chapitre portera galement sur les premiers contacts entre les Franais et les Indiens.

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1 LA PLAINE DU SAINT-LAURENT

Depuis les Grands Lacs, o il prend sa source, le fleuve Saint-Laurent coule dans une grande plaine alluviale de prs de 40 000 kilomtres carrs, de forme triangulaire, borde par deux chanes de montagnes: les Laurentides au nord et les Appalaches au sud-est. En descendant le Fleuve, les deux chanes de montagnes se rapprochent lune de lautre. De plus, alignes douest en est, en passant par Montral, une srie de collines isoles dpassent de la plaine. Ce sont les Montrgiennes auxquelles le Mont Royal a donn son nom. Pour voir comment ces lments se sont mis en place, il faut remonter trs loin dans le temps (Encyclopedia Britannica) (Dars 1992) (Keyser 1965) (Sguin 1976) (Cloutier 2001). On sait maintenant que la surface du globe terrestre est compose dune douzaine de plaques rocheuses, dont certaines, les moins denses, correspondent aux continents et dautres, les plus denses, aux fonds des ocans. Ces plaques flottent sur le manteau une couche de matriaux beaucoup moins rigides, semi-liquides en fait sur lequel elles peuvent se dplacer. Lorsquil y a collision entre deux plaques lchelle des vitesses gologiques, faut-il dire le sol peut se plisser et des

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chanes de montagnes peuvent surgir. Si les densits des deux plaques sont assez diffrentes, la plaque la plus dense peut pntrer sous lautre et retourner en partie dans le manteau. Cest le phnomne de subduction. Dans lautre sens, de la matire peut aussi passer du manteau vers la crote terrestre par les volcans, aussi bien terrestres que sous-marins. On appelle tectonique des plaques ce que nous venons de voir en le simplifiant lextrme. Cette thorie dcrit la situation actuelle. Mais elle peut galement nous aider comprendre lvolution de notre Globe. La Terre sest forme il y a quatre milliards et demi dannes. Dabord entirement gazeuse, certains constituants sen sont ventuellement condenss par abaissement de la temprature. un moment de son volution, la Terre a t une boule liquide haute temprature, entoure dune atmosphre trs dense. Quelques centaines de millions dannes plus tard, la Plante stait suffisamment refroidie en surface, vers 2 000C, pour quapparaissent les premiers cristaux, flottant sur le magma liquide. Pendant longtemps, ces roches vont continuer de grossir et vont progressivement sagglomrer pour former des masses de plus en plus considrables en tendue et en profondeur. Au cours de cette solidification de la crote terrestre, se sont formes les roches les plus dures que lon connaissent, les roches cristallines: granit, anorthosite, feldspath, quartz, corindon, gneiss, grenat. Cest ce quon appelle la couche prcambrienne. Les microcontinents qui se formaient alors pouvaient se dplacer, entrer en collision et ainsi sunir les uns aux autres. Des chercheurs qubcois (Calvert 1995) ont pu tudier avec beaucoup de prcision la soudure de deux de ces microcontinents, lAbitibi et lOpatica la rgion actuellement au nord de lAbitibi il y a 2,7 milliards dannes. Le microcontinent le plus dense ici lAbitibi

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a pntr sous lOpatica, qui sest alors soulev, assurant ainsi une soudure un peu la manire dune fermeture glissire. Dautres microcontinents vont venir sajouter ces deux-l pour former ventuellement le Bouclier laurentien qui, par additions successives dautres microcontinents en priphrie, va donner naissance lAmrique du Nord. Chaque continent sest ainsi construit autour dun bouclier, qui, normalement, se trouve maintenant grande profondeur, recouvert par les couches gologiques plus rcentes. Exceptionnellement, en Amrique du Nord, le Bouclier est dcouvert. Il comprend une partie des Laurentides et tout le terrain plus au nord jusqu la mer Arctique. Il dborde au Groeland lest et jusquen Alberta vers louest. Mais nous sommes pass par-dessus un phnomne de premire importance dans lHistoire de la Terre: lapparition de leau liquide. Labaissement progressif de la temprature la surface du Globe amne en effet la vapeur deau de latmosphre se condenser plus ou moins 100C, selon la pression atmosphrique. On croit que leau liquide existe sur la Terre depuis quatre milliards dannes (Nature 11 janvier 2001:175). La quantit deau prsente sur notre Plante est considrable. Si la Terre tait une sphre rgulire, on peut calculer que, compte tenu de la quantit deau qui y existe, elle serait entirement recouverte par une mer de 2 700 mtres de profondeur. Mais les mouvements des continents, comme nous lavons vu plus haut, rendent le fond de cette mer trs irrgulier en y crant des crevasses et des chanes de montagnes et en laissant schapper dans leau dincroyables quantits de matriaux. Leau va en plus roder les surfaces irrgulires qui se forment. Dans le mme temps, les volcans sous-marins vont crever la crote terrestre et faire remonter au fond de cette mer des matriaux du magma. Cest dans cette soupe dalluvions marines poussires de continents qui

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seffritent, poussires drosion et poussires volcaniques que la vie apparat. Il y a 400 millions dannes, lEurope et lAmrique du Nord entrent en collision. Les deux continents se soudent lun lautre; certains parlent de lEuramrique. Lors de la collision apparaissent les montagnes scandinaves. Il nest pas impensable que les Laurentides soient apparues en mme temps. Au rythme des priodes dactivits telluriques intenses, le fond de cette mer primaire devient de plus en plus irrgulier, crevasses abyssales certains endroits, chanes de montagnes normes dautres. Les alluvions marines se dposent partout. Des hauts fonds vont apparatre qui vont finir par merger. Cest ce qui arrive, il y a 390 millions dannes, lAmrique du Nord et la plaine du Saint-Laurent en particulier. La mer y aura laiss une couche de sdiments que lon estime 2 600 mtres dpaisseur certains endroits. Au cours du temps, soumise la pression de la mer, cette boue avait progressivement expuls leau quelle contenait et les grains sen taient agglutins et transforms en roche sdimentaire. On distingue encore aujourdhui les strates successives de sa dposition au fond de la mer. Ces roches stratifies sont prsentes dans toute la plaine du Saint-Laurent. Ce sont essentiellement des calcaires, mais aussi des grs et des schistes, o apparaissent occasionnellement des couches de dpts volcaniques. Cette structure du sol se voit bien ciel ouvert le long des voies daccs au pont-tunnel Louis-HippolyteLafontaine quand on quitte Montral. En plus, lorsquon a creus le mtro, on a eu lheureuse ide de pratiquer des fentres qui montrent de lintrieur ce roc sur lequel repose Montral. La mer sous laquelle lAmrique du Nord aura t submerge pendant des milliards dannes tait une mer tropicale que les gologues appellent locan R-

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ique. Le Qubec tait alors un peu au sud de la ligne dquateur. Non loin de la plaine du Saint-Laurent, Miguasha en Gaspsie, le sol ne semble pas avoir t trop modifi par les vnements ultrieurs. On y retrouve encore les 2 600 mtres de sdiments. Plus on sapproche de la surface, plus ces roches sdimentaires contiennent de fossiles dtres vivants et dtres vivants de plus en plus volus. Sur la rive, on trouve des fossiles datant de 370 millions dannes. Il sagit de poissons trs volus qui ont lquivalent de pattes qui vont leur permettre de devenir des animaux terrestres. Et ces poissons, selon les scientifiques du muse de Miguasha, taient des poissons tropicaux! Un peu plus haut sur la rive, on trouve dailleurs des fossiles de plantes des climats chauds et humides. cause de son importance dans ltude de lvolution des tres vivants, le site de Miguasha a t inscrit au Patrimoine Mondial de lUnesco. Le changement par rapport la situation actuelle du Qubec montre bien que les dplacements relatifs des continents taient alors loin dtre termins. Laxe de rotation de la terre, et par consquent la position de lquateur, vont galement subir des modifications. Comme nous lavons vu, lEurope tait alors soude lAmrique du Nord. Mais, il y a 240 millions dannes, vers lest, collision cette fois entre lEurope et la Sibrie, et par l soudure lAsie, Lensemble des continents que lon retrouve maintenant dans lhmisphre nord, Amrique du Nord, Europe et Asie, sont ainsi runis et forment un supercontinent que lon appelle la Laurasie. De faon similaire, lensemble des continents que lon retrouve maintenant dans lhmisphre sud se soudent progressivement les uns aux autres et forment un deuxime supercontinent que lon appelle le Gondwana comprenant lAmrique du Sud, lAfrique, lInde, lAustralie et lAntarctique.

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LAfrique, qui faisait partie du Gondwana, tait alors trs proche de lAmrique du Nord, qui faisait partie de la Laurasie. La distance entre les deux diminue progressivement et, il y a 240 millions dannes, culmine une trs lente collision entre lAfrique et lAmrique du Nord, qui va crer les Appalaches, de la Gorgie jusqu Terreneuve, en passant par les Cantons de lEst et par la Gaspsie. La cration des Appalaches par collision avec lAfrique semble avoir laiss une zone de faiblesse entre les Appalaches et le Bouclier laurentien, et dont on verra de multiples effets; on lappellera la faille de Logan. Par cette soudure de lAmrique du Nord et de lAfrique, lEurasie est maintenant relie au Gondwana. lautre extrmit, lAsie et lInde sont galement soudes. On arrive ainsi la Pange: le continent unique runissant pratiquement toutes les terres merges. Cest la situation qui prvalait il y a plus de 200 millions dannes, date laquelle la Pange va commencer se disloquer. Aprs sa collision avec lAmrique du Nord, lAfrique amorce un mouvement de retrait vers le sud-est. Il y a 180 millions dannes, elle tait proche de lEurope et commenait alors sen loigner. Lautre point de contact entre les deux supercontinents se rompt galement: lAsie et lInde sloignent lune de lautre. On appellera mer de Thtis lespace est ouest ainsi cr entre lEurasie et le Gondwana. Pendant ces mouvements plantaires des continents, des vnements plus locaux, mais quand mme importants pour nous, se produisaient galement. Il y a une centaine de millions dannes, une monte de lave importante se produit dans la plaine du Saint-Laurent. Elle donne naissance aux Montrgiennes, qui traversent la plaine partir de la rgion de Montral jusque dans la chane des Appalaches: une extrmit la Montagne dOka, lautre le Mont Mgantic. Ce sont main-

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tenant des collines dont les sommets les plus importants, dans la plaine elle-mme, sont le Mont Royal, SaintBruno, Saint-Hilaire, Saint-Grgoire et Rougemont. Aucune des Montrgiennes ne semble avoir t un volcan ouvert sur latmosphre. Lnorme paisseur de sdiments qui recouvrait le sol 2 600 mtres offrait une rsistance telle la monte de la lave que lon peut penser quil existait une faille latrale constituant un chemin de moindre rsistance par lequel la lave se serait panche pour aller reproduire le mme phnomne un peu plus loin, rptition. Les collines qui en rsultent aujourdhui sont essentiellement constitues de la lave cristallise qui na jamais fait surface. Cest lune de ces montes de lave qui a donn naissance non seulement au Mont Royal mais galement lle Sainte-Hlne prs de Montral. une chelle plus globale pendant ce temps, les deux supercontinents amorcent un rapprochement, comme si la Pange tait en train de se reconstituer. Et la mer de Thtis va rtrcir. lest, il y a entre 120 et 50 millions dannes, le fond de la mer de Thtis passe par subduction sous lAsie du sud. Lors de la collision entre lInde et lAsie, se forme la prodigieuse chane himalayenne. louest, il y a 100 millions dannes, lAfrique cesse de sloigner de lEurope, pour commencer sen rapprocher nouveau. Entre il y a 45 et 35 millions dannes, la partie ouest du fond de la Thtis passe par subduction sous lItalie du nord. Se produit alors une collision entre lEurope et lAfrique qui comprenait alors lItalie. La collision produit les Alpes et la disparition de la partie ouest de la Thtis. Lactuelle Mditerrane est tout ce qui reste de la mer de Thtis. Pendant que se produisaient les mouvements essentiellement nord sud que nous venons de voir, apparaissait galement un gigantesque mouvement est ouest. Il y a 130 millions dannes, le Gondwana va se fractu-

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rer entre lAmrique du Sud et lAfrique. La fracture de la Laurasie entre lAmrique du Nord et lEurope, commence il y a plus de 90 millions dannes, sera complte il y a 55 millions dannes. Ces deux crevasses en ligne vont alors se remplir deau et donner naissance locan Atlantique. lextrmit est des deux supercontinents, un mouvement similaire va donner naissance locan Indien. Cette expansion est ouest des continents va videmment comprimer locan Pacifique, jusquici exempt de continents, et va faire apparatre toute une srie de chanes de montagnes sur son pourtour par subduction du fond du Pacifique sous les continents qui savanaient. Plusieurs des lments du dcor sont maintenant en place. Mais un vnement, trs rcent sur lchelle gologique, va encore venir modifier considrablement le paysage. Il y a 75 000 ans croit-on, commenait la dernire grande glaciation. son maximum, une couche continue de glace couvre le nord de lEurope, GrandeBretagne, Allemagne, pays scandinaves. En Amrique du Nord, le glacier recouvre presque tout le Canada, lexception du Yukon et des Rocheuses, et recouvre galement une partie du nord-est des tats-Unis. Il aurait atteint 3 000 mtres dpaisseur dans la rgion des Laurentides. Lnorme poids des couches suprieures fait fondre en partie les couches les plus prs du sol. La pression abaisse la temprature de fusion de leau. Gigantesque fleuve semi-liquide, le glacier coule vers le sud. Il nivelle les montagnes sur son passage, gratte et creuse le sol jusque dans ses couches les plus dures et les plus anciennes et fait finalement rapparatre en surface le sol dil y a des milliards dannes, le Bouclier laurentien de roches cristallines, qui constitue plus de la moiti du Canada. Par ailleurs lnorme poids du glacier a fait senfoncer la crote terrestre et a littralement fait se

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casser le continent la limite entre la plaine du SaintLaurent et les Appalaches, le long de la faille de Logan qui agit comme une vritable charnire. partir de la faille, pendant la glaciation, le sol est inclin vers le nord denviron soixante centimtres par kilomtre par rapport lhorizontale (Brown-Macpherson 1967). Il y a 12 000 ans, le glacier avait commenc fondre. La partie sud du Qubec est progressivement libre de ses glaces. Au sud, le glacier navait plus la puissance quil avait plus au nord. Il a rabot et arrondi les sommets des Laurentides et des Montrgiennes, beaucoup moins ceux des Appalaches. Les Laurentides et les Montrgiennes sont maintenant rduites leur cur rocheux le plus dur, mais elles sont encore l. Le glacier na pas racl aussi profondment la plaine. Dans la rgion de Montral, les couches suprieures ont t emportes, mais il reste encore prs de 1 000 mtres des 2 600 mtres des vieilles formations rocheuses sdimentaires stratifies. Et cest par-dessus ces formations que le glacier dpose maintenant des dizaines de mtres de sable et de pierres de toutes tailles quil a charris sur des centaines de kilomtres. Cest ce que lon appelle la moraine du glacier. Le retrait du glacier ne rend pas pour autant la rgion plus hospitalire. Aussitt le glacier fondu dans cette rgion, linclinaison du sol vers le nord amne lAtlantique sengouffrer dans la dpression et sinstaller le long du glacier. Cest ce que lon appellera la mer de Champlain, qui sera son maximum il y a 11 400 ans, allant des Appalaches aux Laurentides et jusquaux Grands Lacs. Lactuelle le de Montral repose alors par deux cents mtres de fond. Le Mont Royal, dont le sommet est actuellement 233 mtres au-dessus du niveau de la mer, est un lot rocheux mergeant de quelques dizaines de mtres au-dessus de leau sale. On a retrouv des coquillages marins cette hauteur sur

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le Mont Royal. La fonte du glacier se poursuit au nord. La crote terrestre, libre de ce poids immense, se relve petit petit. Prs de sept mtres par sicle au dbut, puis de plus en plus lentement, et par saccades, ensuite. La mer de Champlain se retire progressivement. Les gographes parviennent retracer son contour au fil du temps mesure quelle rtrcit. Il y a 8 500 ans, elle formait encore un immense triangle allong entre les Grands Lacs, le lac Champlain et lactuel golfe Saint-Laurent. Une le de Montral existait dj autour du Mont Royal dont le sommet dpassait maintenant les cent cinquante mtres au-dessus de la mer. La mer de Champlain, son tour, laisse des sdiments, essentiellement de largile avec un peu de sable. certains endroits Montral, cette couche atteint trente mtres. La poursuite du relvement de la crote terrestre accentue lcoulement des eaux vers lAtlantique, qui entranent avec elles une partie des sdiments laisss par le glacier et par la mer de Champlain. Les plages sablonneuses du Golfe se forment. Des archipels entiers y apparaissent, comme les les de la Madeleine. Ce qui tait la mer de Champlain devient progressivement le fleuve Saint-Laurent, qui dessine en surface la faille de Logan que reclent les profondeurs. Dans les sdiments encore meubles, des rivires, qui du nord qui du sud, se frayent un chemin vers le nouveau Fleuve. Le rseau daffluents prend sa forme actuelle depuis les Grands Lacs et la rivire des Outaouais jusquaux rivires Richelieu et Saint-Maurice. Et le cas bien particulier du Saguenay, un fjord qui dbouche sur le Fleuve, mais un fleuve que beaucoup appellent dj la mer. Le SaintLaurent nest pas un long fleuve tranquille. Dj les Grands Lacs, qui constituent sa source, se dversent les uns dans les autres par des rapides et des chutes remarquables. partir du lac Ontario, o le fleuve prend son

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nom, il reste encore soixante-quinze mtres de dnivellation avant datteindre le niveau de la mer. Montral, il en reste encore trente-cinq. Sur une grande partie de son parcours, le fleuve est constitu dune srie de plans deau en dnivellation lun par rapport lautre, lac Saint-Franois, lac Saint-Louis, lac Saint-Pierre, en plus du lac des Deux-Montagnes qualimente la rivire des Outaouais. Ces lacs se dversent les uns dans les autres par des Saults et des rapides importants causs par la prsence du vieux fond rocheux sdimentaire dil y a des milliards dannes qui affleure ces endroits et qui a rsist lrosion. Ces Saults dun lac lautre vont profondment marquer lexploration du Saint-Laurent et son utilisation comme voie navigable. Durant le retrait de la mer de Champlain, de Sault en Sault, leau sale est progressivement chasse par leau douce. Il y a 6 000 ans, la plaine du Saint-Laurent commenait ressembler ce quelle est maintenant. Le sol tait redevenu horizontal. Il y a 5 000 ans, le glacier semble avoir compltement disparu sur tout le Qubec. Mais il a laiss derrire lui un incroyable rseau de lacs et de rivires qui constitueront pour les millnaires venir les voies de communications de ce pays et qui, encore aujourdhui, reprsentent plus du quart des rserves deau douce de la Terre. Paradoxalement, le glacier aura fait natre au sud un des bassins hydrographiques les plus jeunes de la Plante, alors quau nord il aura fait rapparatre les terres les plus vieilles de la Plante. Alors que, plusieurs endroits dans le monde, taient en place quelques-uns des lments qui allaient donner naissance aux premires grandes civilisations, ici tout recommenait comme au premier matin du monde. Le Nouveau Monde mritait ici doublement son nom. Le glacier avait pratiquement effac des centaines

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de millions dannes de vie sur cette terre. Mais contrairement la premire fois, la vie allait cette fois sy dvelopper en acclr. Dj, avec la mer de Champlain, la vie marine tait revenue. Avec son retrait, toute la plaine du Saint-Laurent est maintenant couverte des sdiments quelle a dposs par-dessus ceux que le glacier a laisss. Le sol y sera trs fertile. mesure que la mer de Champlain se retire, la fort sinstalle. Dans son style imag, Marie-Victorin imagine ce retour de la fort. Arrtons-nous un instant imaginer la silencieuse remonte des units militantes de la fort canadienne vers le nord. Cest un grand tableau biologique dploy sur le mur des temps rvolus. Dabord parurent, sombres et drus, ces rudes pionniers: lpinette noire et lpinette blanche, le Sapin baumier et le Mlze, et plus tard, beaucoup plus tard, la majest myriadaire des Pins. Puis suivirent les Peupliers et les Bouleaux, les Aulnes et les Viornes, les Cornouillers et les Airelles. Et lrable sucre prit possession des moraines bien draines sur les flancs des collines; lrable rouge se fixa sur les alluvions fraches des valles, et lrable argent se pencha sur la course des fleuves. Si bien quaprs des sicles et des sicles, la constitution dfinitive de la fort dans ses diffrents climax fit de notre pays une grande masse de verdure continue (Marie-Victorin 1964:73). Lvolution dans le temps que Marie-Victorin vient de dcrire de la fort qubcoise est aussi la variation que lon observe du nord au sud dans ltat de la fort. Plus on est au sud, plus la composition de la fort qubcoise se situe loin dans cette squence dappari-

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tion des espces qunumre Marie-Victorin. La fort la plus nordique en est une dpinettes noires, qui senrichit dautres conifres plus au sud. Puis devient une fort mixte accueillant certains feuillus mesure que la latitude augmente et finit par se stabiliser, dans la zone laurentienne, en une fort feuillue, quon appelle lrablire caryer. Suite un feu de fort ou une coupe blanc, cest cette mme squence que lon observe encore aujourdhui dans la rgnration de la fort, des conifres jusquaux feuillus quand la latitude le permet, et qui stale videmment sur des dcennies. Mais au terme des quelques dcennies qui suivent un feu de fort ou une coupe blanc, a-t-on vraiment atteint un tat permanent? Ou y a-t-il dautres cycles, beaucoup plus long terme? Lrablire caryer est-elle vraiment ltape ultime dfinitive dit Marie-Victorin de la fort laurentienne? Mme si ctait videmment la seule qui soffrait son observation. Les travaux de Marie-Victorin datent du milieu du XXe sicle. cette poque, pourtant pas si lointaine, lactivit humaine ntait pas une variable couramment utilise pour analyser les phnomnes dits naturels. Pourtant, en botanique, Marie-Victorin a vite ralis limportance de ce quil appelle le facteur humain. La flore dAmrique, spare de la flore europenne durant le Tertiaire, lui a t de nouveau runie par lintermdiaire de lhomme blanc, et les migrations de celui-ci ont toujours t accompagnes de migrations vgtales correspondantes. (...) Des centaines despces eurasiatiques, mditerranennes surtout, ont franchi lAtlantique et se sont trs vite acclimates, quelques fois au point de dplacer la flore indigne et de devenir de vritables flaux (Marie-Victorin 1964:77).

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Tout au long de son livre Marie-Victorin prendra bien soin de distinguer les plantes indignes de celles qui ont t apportes ici par les colons et dont certaines semblent, nos yeux de profanes, faire maintenant partie intgrante de la flore laurentienne. Mais le facteur humain nest pas responsable que de laccroissement du nombre des espces vgtales de la plaine du Saint-Laurent. En 2003, Andr Bouchard, directeur de linstitut de recherche en biologie vgtale de lUniversit de Montral, qui avait voulu donner un prolongement historique ses travaux, se confie au journaliste scientifique Mathieu-Robert Sauv, qui rsume ainsi son entretien. Au terme dune recherche qui la men dans les filires poussireuses des archives municipales et nationales, le botaniste a dmontr que la fort climax de cette rgion ntait pas lrablire caryer, comme tout le monde le croyait, mais une rablire beaucoup plus riche o on trouvait du chne, du bouleau jaune et du noyer. Les premiers arbres tre abattus taient ceux-l, et on a rpt lopration pendant plusieurs dcennies. Cest grce aux actes rdigs par des notaires la demande de Canadiens franais illettrs que le chercheur a retrac les peuplements dorigine (Qubec Science septembre 2003:18). Bouchard pense donc que, si on remonte dans le temps, on trouverait que la fort laurentienne aurait dj t beaucoup plus riche que ne le croyait Marie-Victorin en espces dont on a depuis normment abaiss limportance relative en en faisant la cueillette systmatique, chne, bouleau jaune et noyer. Mais quelle fort utiliser comme dcor notre Histoire? Jusquo, mesure que lon remonte dans le temps, sloigne-t-on de lrablire

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caryer que lon retrouve actuellement au sud du Qubec. Avec cette grille danalyse, consultons les tmoins oculaires qui nous la dcriront dans ses diffrents tats. Dans son deuxime voyage en 1535, Jacques Cartier remonte le fleuve Saint-Laurent depuis son embouchure jusquaux rapides de Lachine. Dans son rcit, il dcrit plusieurs reprises la fort quil voit. Il retrouve ici de nombreux arbres qui se rencontrent aussi en France et parle de cette aussi bonne terre quil soit possible de voir, et bien fructifrante, pleine de moult beaux arbres, de la nature et sorte de France, comme chnes, ormes, frnes, noyers, pruniers, ifs, cdres, vignes, aubpines (J.C.:124). Il en fera cette description non seulement dans la rgion de Qubec (J.C.:124 et 126), mais galement pour le lac Saint-Pierre (J.C.:144). Jusque-l ces descriptions confirment de faon assez vidente les conclusions de Bouchard. Mais arriv Montral, ce nest plus cette fort mixte que Jacques Cartier dcrit. Et nous, tant en chemin, le trouvmes aussi battu quil soit possible de voir, et la plus belle terre, et meilleure quon saurait voir, toute pleine de chnes, aussi beaux quil y ait en forts de France, sous lesquels tait toute la terre couverte de glands (J.C.:153). Cest une fort homogne quil dcrit, une chnaie, comme celles que lon retrouve en Europe, o la douceur du climat permet aux chnes, dans des environnements qui leur sont favorables, de devenir dominants jusqu des latitudes passablement nordiques.

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Au dbut du XVIIe sicle, Samuel de Champlain crira aussi le rcit de ses voyages en Nouvelle-France. La description quil en fait est trs dtaille certains gards, mais sa description de la fort des rives du Saint-Laurent est relativement sommaire. Dans la rgion de Tadoussac, il mentionnera les sapins et les bouleaux (SC:287 et 291). Dans la rgion de lle dOrlans et de Qubec, les chnes et les noyers (SC:295 et 296). Sur lle de Montral, il se contentera dune description beaucoup plus globale en disant quil y a de toutes les sortes de bois quavons en nos forts de France (SC:391). Plus tard au milieu du XVIIe sicle, dans son Histoire vritable et naturelle des murs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada, Pierre Boucher mentionne une vingtaine despces darbres, avec cependant assez peu dindications de leur importance relative. Une exception pour le chne. Non seulement crit-il quils viennent hauts, gros et droits, et surtout vers le Montral (P.B.:46), mais il termine son Histoire naturelle sur le paragraphe suivant. Au lac Saint-Franois, qui est environ quatorze ou quinze lieues au-dessus du Mont-Royal, il se trouve une des belles chnaies qui soit dans le monde, tant pour la beaut des arbres, que pour sa grandeur: elle a plus de vingt lieues de long, et lon ne sait pas combien elle en a de large (P.B.:168). Cette chnaie, de plus de cent kilomtres de long et qui senfonce dans les terres jusquon ne sait o, montre bien limportance quavait pris le chne dans le sud du Qubec. son arrive en Nouvelle-France, Jean Talon voit les usages que lon peut faire du merrain le bois

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duvre tir du chne surtout pour la construction navale, et il se propose de faire de trs rigoureuses dfenses de couper, non seulement ce qui se trouvera en corps de chnaie, mais mme les arbres qui seront pars dans ltendue des concessions (RAPQ 1931:80). Il veut galement semer des glands sur tout le rivage du fleuve, l o il ny a pas encore de chnes (RAPQ 1931:111), dautant plus que lon en brle beaucoup dans les dserts [les terres que lon dboise] et les dfrichements que font les Habitants (RAPQ 1931:123). Talon ralise donc rapidement que les chnes ne sont pas une ressource inpuisable. Le dfrichement en a dj suffisamment fait disparatre pour quil dcide de protger ceux qui restent, mme les individus isols, et denvisager le reboisement, pour bnficier de lexploitation de cette prcieuse ressource. En 1815, selon Joseph Bouchette, les environs de Montral comptent de nombreux moulins scie et lexploitation de la fort y va bon train. Il parle par exemple de la rivire Baudet, au lac Saint-Franois, o on fait flotter jusquau Saint-Laurent une grande quantit de merrain et dautre bois quon coupe dans le voisinage (J.B.:92). lvidence, on exploite encore la grande chnaie dont Pierre Boucher parlait. proximit immdiate de la ville par contre, la situation est diffrente. La-Prairie-de-la-Madeleine les lots sont presque entirement dpourvus de bois, ou daucune espce darbres propres la construction, ny en restant sur pied prsent que trs peu dune bonne dimension (J.B.:130). Sur lle Jsus, comme presque tous les points en sont employs lagriculture, il ny reste que trs peu de bois, except pour lornement des diffrentes fermes (J.B.:168). Sur lle de Montral elle-mme, tout est dfrich, seul le haut [du Mont Royal] est couvert de bois (J.B.:162). Aujourdhui, le chne est pratiquement disparu de

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la fort laurentienne. Le dboisement et lexploitation en sont videmment la cause. Sur une base purement naturelle, et si on lui en laissait le temps, la fort laurentienne serait une fort de chnes, comme le sont depuis des millnaires les forts europennes, mieux conserves et surtout dont le climat permet la rgnration plus rapidement. Malgr quil nen existe plus gure, Marie-Victorin indique tout de mme que lon retrouve le chne rouge jusqu Qubec, qui peut atteindre 30 mtres, le chne gros fruits jusquaux Trois-Rivires, qui peut atteindre 55 mtres, le chne blanc jusqu Montral et dans la valle du Richelieu, qui peut atteindre 50 mtres (Marie-Victorin 1964:154-155). La fort feuillue qui doit nous servir de dcor lHistoire du sud du Qubec est donc non seulement une rablire riche en chne, en bouleau jaune et en noyer, mais carrment une fort o le chne est devenu compltement dominant certains endroits, alors quailleurs, ml aux autres arbres, les cimes des chnes mergent du reste de la vgtation. La disparition quasi totale des chnes nous aura laiss en prix de consolation la multiplication des rables rouges et leurs spectaculaires changements de couleurs lautomne, dont jai vainement cherch des descriptions dans les crits des sicles passs, o il tait vraisemblablement moins dominant. Aprs le retrait de la mer de Champlain et mesure que la fort se reconstitue, les oiseaux reviennent. Tourtes, perdrix, bcasses, canards, oies, trouvant une nourriture abondante sur le pourtour des lacs et sur les battures des rivires, remontent de plus en plus vers le nord pour leur priode de nidification. Reviennent galement les mammifres. Loutres, renards, chevreuils, orignaux, caribous, ours noir. Et le castor. Le castor sans lequel lHistoire du Canada est in-

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comprhensible. la frontire du glacier, il y avait aussi des Humains. Ceux que nous appelons maintenant les Humains Homo sapiens seraient apparus en Afrique de lEst il y a plus de 100 000 ans. Des migrations les auraient amens en Europe de lOuest il y a 40 000 ans et en Asie, o ils auraient atteint la Sibrie, il y a de 35 000 20 000 ans (Lewin 1993). Les premires traces doccupation humaine de la plaine du Saint-Laurent ne remontent pas au del de 11 000 ans, mme si le peuplement des Amriques est vraisemblablement plus ancien que cela. son apoge, il y a 18 000 ans, le glacier contenait une telle quantit de glace que le niveau des ocans de la Plante avait baiss croit-on de lordre de cent mtres, faisant apparatre de nombreuses terres jusque-l submerges. cette occasion apparat dans le dtroit de Bring, entre la Sibrie et lAlaska, rgions pargnes par le glacier, une bande de terre ferme quauraient emprunte des nomades venant dAsie. Ctaient les premiers Immigrants en Amrique. Lvnement nest pas rgional. Labaissement du niveau des ocans expliquerait galement le premier peuplement de lAustralie cette poque partir du sud de lInde. Les experts ne sentendent pas sur la date du dbut de la migration vers lAmrique que, jusqu assez rcemment on faisait souvent remonter 25 000 ans. Lvolution des techniques de datation a progressivement ramen ce chiffre une date plus rcente. On retrouve maintenant de plus en plus souvent le chiffre de 13 000 ans (Diamond 2000:45) (Qubec Science juillet-aot 2003:36). Ces populations immigrantes, au cours de leurs prgrinations auraient progressivement occup tout le territoire, jusquau bout de lAmrique du Sud. Certaines de ces populations nomades sont peut-tre alors venues dans la plaine du Saint-Laurent. Nous ne le saurons vraisemblablement jamais. Toute trace de leur passage est dispa-

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rue. Il y a 12 000 ans, ce pont entre lAsie et lAmrique est submerg, probablement un effet combin de lenfoncement du continent sous le poids du glacier et de la hausse du niveau de leau dans les ocans suite la fonte du glacier. Ce sera la fin de la premire vague dimmigration vers lAmrique. On appellera Indiens les habitants de lAmrique, aprs que Christophe Colomb aura ralis quil ntait pas en Chine comme il lesprait. Il se persuadera quil tait au moins aux Indes. Ces Indes-l, on les appellera Occidentales et le nom dIndiens persistera. Les Franais les appelleront aussi Sauvages, sans la connotation pjorative que le mot a prise depuis. On ira mme plus loin. Au XVIIIe sicle, avec Voltaire et surtout avec JeanJacques Rousseau, le mot Sauvage dsignera celui qui na pas t perverti par la civilisation. La prhistoire des habitants du nord-est de lAmrique du Nord a longtemps t prsente de faon trs simpliste, avec des prjugs sans fondements aussi bien trs favorables que trs dfavorables, dcrivant ces peuples comme foncirement bons ou foncirement mauvais. En 1985, Bruce G. Trigger publie un livre o il fait une synthse critique des connaissances scientifiques acquises sur le sujet, de mme que des renseignements contenus dans les documents crits dont nous disposons depuis la priode historique, en proposant de considrer ces peuples sur le mme pied que tous les autres peuples qui recherchent essentiellement leurs intrts propres. Les travaux de Lo-Paul Desrosiers (Desrosiers 1998), de J.V. Wright (Wright 1979), ceux de Norman Clermont et Claude Chapdelaine (Clermont et Chapdelaine 1982) ainsi que ceux de Roland Viau (Viau 1997) contiennent galement des renseignements trs prcieux sur les premiers habitants de cette rgion. Le volume 15 du Handbook of North American Indians (HNAI) contient une norme quantit dinformations et

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de conclusions sur ce sujet. Il nen demeure pas moins cependant que les Relations des Jsuites (R.J.) crites au e XVII sicle, constituent le document anthropologique le plus prs des sources et le plus important dont nous disposions sur les Indiens du nord-est amricain, bien que cela nen ait videmment pas t lobjectif premier. Lorsque le glacier eut commenc se retirer et que la mer de Champlain se fut vide de ses eaux, le territoire au sud du glacier tait occupe par une population trs clairseme, constitue de petites bandes. Avant la fin de la glaciation, cette population vivait essentiellement, lore de la banquise, de la chasse au caribou. Le retrait continu du glacier va faire se dplacer le caribou vers le nord et, avec lapparition de la fort, va faire venir du sud le cerf de Virginie, cest--dire le chevreuil. Selon Trigger, et beaucoup dautres anthropologues, ce serait cette population nomade, vivant de pche, de chasse et de cueillette, qui va ventuellement donner naissance aux peuples que lHistoire va nous faire dcouvrir beaucoup plus tard dans cette rgion. Contrairement ce que lon a longtemps pens, les dcouvertes scientifiques rcentes semblent montrer en effet que le dveloppement des peuples indignes sest fait gnralement partir des populations dj installes et non par migration et conqute. Cette thorie ne nie pas les mouvements de populations, mais ces dplacements se seraient faits sur des distances relativement faibles, pouvant videmment, de faon cumulative, devenir importantes au fil des sicles. Ladaptation de cette population son nouvel environnement va lui faire faire la dcouverte de plusieurs des technologies empiriques qui semblent intervenir indpendamment sur tous les points du globe, mais dont lordre dapparition varie dun endroit lautre. Les Indiens vont utiliser la pierre, le matriau le plus dur quils connaissent, pour en faire toutes sortes darmes et

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doutils manche de bois: le javelot, le harpon pour la pche, la hache, le marteau, le couteau, etc. Ils inventent une tente facile monter et dmonter, le wigwam, armature de branches darbres soutenant une surface dcorces. Ils inventent galement le canot dcorce de bouleau, qui leur permet de se dplacer sur les voies deau mme de faible profondeur et que sa lgret permet de portager le long des rapides. Dans le mme temps, ils trouvent des usages aux restes des btes quils chassent pour se nourrir: leur peau pour se vtir en hiver ou se faire des bottes, leurs os pour en faire des outils, leurs boyaux pour fabriquer des raquettes leur permettant de marcher sur la neige. Les boyaux sont galement utiliss pour fabriquer larc qui, avec la flche, va devenir leur arme principale. Ils ont galement matris le feu, qui leur permet de se rchauffer durant la saison froide et de cuire le gibier et le poisson. Ils schent et fument le poisson et le gibier aux fins de conservation. Il y a 3 000 ans, grce au feu, ils apprennent galement fabriquer des poteries. Il sagit dargile faonne la main, sche au soleil puis cuite sur feu ouvert. Cest une technique trs difficile utiliser sans que lobjet ne se brise en morceaux au refroidissement. Mais les femmes y deviennent trs habiles et vont faonner toutes sortes dobjets, dont certains ont une valeur esthtique qui transcende leur usage utilitaire. Les recherches archologiques sont particulirement difficiles au Qubec cause de lacidit du sol qui dissout les ossements. La dcouverte de la poterie, en plus de son utilit pour ceux qui en fabriquaient, va beaucoup aider les archologues. La poterie, mme une fois brise lusage, va rsister au temps et permettre aux archologues dtudier les populations laide de lvolution de la poterie, de ses signes distinctifs et mme de labsence de son utilisation par certaines tribus. Dans une des grilles danalyse que lon utilise

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pour toutes les autres civilisations, les Indiens sont alors lge de pierre. En fait, dune certaine faon, ils sont au dbut de lge du cuivre. Ils nont pas appris extraire ce mtal de ses minerais. Mais, prs du lac Suprieur, on trouve des ppites de cuivre natif. Cest le seul mtal que les Indiens connaissent. Ils apprennent le travailler. Par martelage, recuisson et abrasion, ils parviennent rassembler les ppites en morceaux plus gros, quils utilisent comme couteaux ou pointes de flche (Wright 1979:35). On serait port penser que cette population trs dissmine, mais partageant le mme territoire, les mmes contraintes climatiques et les mmes ressources alimentaires, allait finir par former la longue un seul peuple o langue et coutumes allaient tre relativement uniformises. Il nen est rien. Ces bandes appartenaient en fait des groupes ethniques trs diffrents qui vont ventuellement donner naissance aux peuples algonquiens dune part et aux peuples iroquoiens dautre part, en plus des Inuits qui vivent lextrme nord. Les archologues, dans leurs fouilles, identifient trs facilement ces trois grands groupes ethniques que nous connaissons encore aujourdhui. Chaque groupe a une langue propre, avec ses variantes locales, et prsente un mode vie et des traditions relativement homognes. Jusque vers lan 500, le mode de vie que nous venons de voir va tre celui aussi bien des Iroquoiens que des Algonquiens. louest, le territoire des Iroquoiens part du lac Huron, englobe la rive nord du lac ri et la partie est de sa rive sud ainsi que les deux rives du lac Ontario, et recouvre la plaine du Saint-Laurent jusquaux environs de Matane. Le territoire iroquoien comprend en plus une bande nord sud relativement troite, dune centaine de kilomtres de largeur, traversant les tats de New York, Pennsylvanie, Maryland, Virginie et Caroline du Nord.

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Les Algonquiens occupent alors un territoire qui part des Rocheuses, englobe les Prairies et une partie des tats centraux du nord des tats-Unis jusquau Michigan et une partie de lOhio, passe au nord des Grands Lacs, puis longe le Saint-Laurent jusquau Golfe et aux Maritimes et dborde en Nouvelle-Angleterre. Au nord, ce territoire stend jusqu la Baie James et au Labrador, Ce territoire immense comprend plusieurs tribus dans le nord-est qui nous intresse plus particulirement. Les Cris occupent le pourtour de la baie dHudson, juste au sud des Inuits. Les Puants ou Gens-de-Mer sont louest du lac Michigan. Les Nez-Percs sont entre le lac Suprieur et le lac Huron, vers le Sault-SainteMarie. Les Outaouais occupent les les du nord du lac Huron. Les Npissingues au nord du lac Huron, autour du lac Npissingue. Les Algonquins proprement dits vont de la rivire Outaouais la rivire Saint-Maurice sur la rive nord du Saint-Laurent. Les Attikamgues ou Poissons-Blancs occupent la valle suprieure de la Saint-Maurice. Les Montagnais vont de la SaintMaurice jusquau golfe Saint-Laurent. Les Malcites ou Etchemins sont en partie dans le Maine et en partie au Nouveau-Brunswick. Les Micmacs ou Souriquois occupent le reste des Maritimes. Les Abnaquis sont dans le Maine. Les Socoquis sont au Vermont et au New Hampshire. Les Mohicans, ou Loups, sont dans ltat de New York. Sur une longue bande, ces deux territoires se chevauchent dans le sud de lOntario, dans la plaine du Saint-Laurent et dans ltat de New York. Dans cette bande de recouvrement, les deux peuples vont sinterpntrer et coexister sur le mme territoire. La trs faible densit de population explique videmment en bonne partie cette situation. Par contre, entre 500 et 600, les Iroquoiens semblent avoir compltement remplac les Algonquiens dans le sud de lOntario et dans ltat de

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New York, et vraisemblablement aussi dans la plaine du Saint-Laurent, cest--dire dans toute lancienne zone de recouvrement des deux territoires (Trigger 1985:118). Les Algonquiens ont-ils tout simplement abandonn cette zone? y ont-ils t assimils par les Iroquoiens? ou en ont-ils t chasss par une guerre? Les recherches archologiques ne permettent encore de retenir aucune de ces hypothses. Durant le millnaire suivant, les territoires des deux peuples ne semblent pas avoir subi dautres modifications importantes. Une phrase des Relations dcrit bien lensemble des deux territoires algonquien et iroquoien, en appelant huronne la langue iroquoienne. Quoique la langue huronne ait une trs grande tendue et soit commune quantit de peuples que la foi na jamais clairs, elle se trouve toutefois tellement ramasse au milieu dune infinit de Nations rpandues a et l lOrient, lOccident, au Septentrion, au Midi, qui toutes ont lusage de la langue algonquine, quil semble que les peuples de la langue huronne ne soient quasi que comme au centre dune vaste circonfrence remplie de peuples algonquins (R.J.1644:102). Les Algonquiens vont conserver leur culture ancestrale et leur mode de vie traditionnel de chasseurspcheurs-cueilleurs pratiquement sans changement, dressant leurs wigwams dcorce, de campement en campement, en suivant les saisons et les dplacements du gibier. Les Iroquoiens vont par contre progressivement modifier leur mode de vie. Pour le comprendre, il faut tenir compte de la domestication des plantes et des animaux qui, au fil du temps, est apparue de faon indpendante chez plusieurs populations et que les populations environnantes ont adopte ou non selon toute une srie de facteurs quanalyse Jared Diamond (2000).

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Par slection, lhomme va progressivement russir modifier plantes et animaux de faon satisfaire ses besoins mieux que ne le faisaient ces espces alors quil les cueillait ou les chassait ltat sauvage. La plupart de ces tentatives seront videmment infructueuses, mais quelques-unes donneront des rsultats: des graines deviendront plus grosses, des fruits plus charnus, des animaux donneront davantage de chair, de gras, de lait, voire de laine. Contrairement au grand singe qui passe la plus grande partie de son temps manger des pousses de bambou pour obtenir lnergie alimentaire qui lui est ncessaire, lhomme va apprendre produire des aliments haute teneur nergtique qui ne requerront quune fraction de son temps produire. Le premier site de domestication est reconnu comme ayant t le Croissant fertile, en Asie du sud-ouest, commenant avec Isral et le Liban et se poursuivant en Syrie et en Iraq jusquau Golfe persique. Vers 8500 av. J.-C., on y avait domestiqu, entre autres, le bl, lorge et le seigle, les pois et les olives, de mme que le mouton et la chvre. Un millnaire plus tard, apparaissaient en Chine, entre autres, le riz, le millet et le soja, ainsi que le porc et le ver soie. Dautres foyers dagriculteurs et de pasteurs vont apparatre ailleurs, certains de faon indpendante, dautres par transmission du savoir partir des foyers dj productifs. En Amrique, nous nous intresserons essentiellement deux cas dont on sait que la domestication y a t indpendante. Le premier cas est la Msoamrique, le sud du Mexique et le nord de lAmrique centrale. Vers 3500 av. J.-C., on y avait domestiqu, entre autres, le mas, les haricots et plusieurs varits de courges, ainsi que le dindon. Le deuxime cas est celui de la valle du Mississipi, lest des tats-Unis, o vers 2500 av. J.-C. apparaissent, entre autres, la culture du tournesol, de la renou (de la famille du sarrasin), ainsi que du

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topinambour et de courges. Le mas a probablement t le cas o la transformation de la plante sauvage en plante domestique a t la plus longue. Lanctre probable du mas, une plante sauvage connue sous le nom de tosint, () tait moins productif ltat sauvage que le bl sauvage, il produisait beaucoup moins de grains que le mas finalement mis au point partir de lui et il enfermait ses grains dans des enveloppes dures et non comestibles. Pour devenir une culture utile, il dut subir des changements radicaux dans sa biologie reproductrice afin daccrotre considrablement son rendement en graines et perdre la duret de ses enveloppes. Les archologues dbattent encore de la question de savoir combien de sicles ou de millnaires de culture aux Amriques ont t ncessaires pour que les anciens pis de mas passent de leur minuscule taille primitive celle dun pouce humain, mais il parat clair quil a fallu plusieurs milliers dannes pour quils atteignent leur taille moderne (Diamond 2000:141-142). Pendant que la Mzoamrique dveloppait ses cultures, la valle du Mississipi en faisait autant, et indpendamment, pour les siennes propres. Les cultures mexicaines ont fini par atteindre lest des tats-Unis par les routes commerciales aprs lan 1 de notre re. Le mas y arriva autour de lan 200, mais son rle demeura trs mineur pendant plusieurs sicles. Enfin, vers lan 900 apparut une nouvelle varit de mas adapte aux ts courts de lAmrique du Nord tandis que, vers 1100, larrive des haricots complta la trini-

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t des cultures mexicaines : mas, haricots et gourdes. Avec la forte intensification de lagriculture dans lest des tats-Unis, se formrent le long du Mississippi et de ses affluents des chefferies densment peuples. Certaines rgions conservrent les plantes locales domestiques en sus de la trinit mexicaine beaucoup plus productive; ailleurs, la trinit les clipsa totalement (Diamond 2000:156-157). Le Mississipi prend sa source prs des Grands Lacs, la limite ouest du territoire des Iroquoiens. Et par l, les ides nouvelles sur la culture du sol vont leur parvenir. Par cette voie, vers 600, ils reoivent le mas, que les Franais appelleront videmment le bl dInde, qui prendra beaucoup dimportance dans lalimentation des Iroquoiens. Ils en faisaient scher les grains qui pouvaient alors se conserver et tre entreposs. la mesure des besoins, ils pouvaient casser ces grains assez grossirement entre deux pierres (R.J.1635:25), ou les rduire en farine laide dun mortier et dun pilon faits de bois dur (R.J.1648:48). Ils en faisaient ensuite une bouillie laquelle ils ajoutaient du poisson sch rduit en poudre et, loccasion, des morceaux de gibier. Ctait la sagamit. Ils faisaient aussi cuire le mas en galettes sur des pierres chaudes ou sous la cendre. Pendant les sicles suivants les Iroquoiens recevront galement les haricots, les courges, la citrouille et le tournesol, toutes plantes qui viennent trs bien ici, mais qui, comme le mas, ne sont pas indignes. Toujours par le mme couloir de communication, les Iroquoiens apprendront lever un grand oiseau de basse-cours que les Franais appelleront videmment le coq dInde ou plus simplement le dindon ou la dinde. Au dindon, il faudrait probablement ajouter le chien, dont les spcialistes semblent prouver de la difficult

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suivre lhistoire depuis son anctre le loup. Pourtant on sait que, chez les Aztques du Mexique, on levait le chien comme nourriture (Diamond 2000:175-176). Il en tait de mme chez les Iroquoiens, o le festin du chien revtait par contre un trs fort symbolisme (Viau 1997:90-93). Ce couloir qui va stablir de la Msoamrique jusquau nord va mettre la disposition des Indiens du nord-est de lAmrique des ides et des pratiques nouvelles que les Iroquoiens vont adopter progressivement, alors que les Algonquiens, qui sont pourtant leurs voisins immdiats, nadopteront pratiquement pas. Une fois lagriculture implante chez eux, les Iroquoiens vont domestiquer au moins une plante indigne. Le tabac le ptun tait rpandu ltat sauvage sur la rive sud-est de la baie Gorgienne. Mais, contrairement aux autres plantes qui seront cultives par les femmes, ce sont les hommes qui vont cultiver le tabac, qui va prendre une grande importance. Durant les annes 1950, jai vu mon pre utiliser une pipe faite dun bout dpis de mas vid, dans lequel tait fich un roseau creux. Il ne sagissait videmment pas l dune invention europenne. Cest srement ce genre de pipe que les Iroquoiens, hommes ou femmes, devaient utiliser tous les jours. Mais les archologues ne peuvent videmment pas retrouver un tel objet qui ne rsiste pas au temps. Par contre, pour les grandes occasions, les Iroquoiens inventent le calumet de poterie, dont les archologues ont retrouv de nombreux chantillons, dont la faon diffre beaucoup dun groupe lautre. Non seulement ce sont les hommes qui vont cultiver le tabac, mais ce sont eux galement qui vont fabriquer les calumets de poterie (P.B.:101). la longue, la pratique de lhorticulture, et la scurit quelle apporte en approvisionnement alimentaire, va considrablement modifier le mode de vie des Iroquoiens. Progressivement, pour pratiquer cette activit,

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ils vont devenir davantage sdentaires et construire des villages permanents au lieu de campements temporaires. Aprs des millnaires de nomadisme, ils vont devenir des Agonnonsioni ou btisseurs de cabanes. La sdentarisation des Iroquoiens va mme favoriser leur diffrenciation interne. Vers lan 1000, dans la rgion qui nous intresse, on identifie trois groupes distincts. Les Iroquoiens du Saint-Laurent, le long du Fleuve partir du lac Ontario. Les Iroquoiens du sud de lOntario, entre les lacs Huron, ri et Ontario. Les Iroquois proprement dits dans ltat de New York, le long du lac Ontario, entre les lacs ri et Champlain. Il ne faut pas voir une cassure complte entre les modes de vie sdentaire et nomade. Par exemple, il pourra arriver loccasion que les nomades Algonquiens cultivent aussi le mas. De la mme faon, les Iroquoiens, sdentaires, continueront leurs expditions, parfois lointaines, de chasse et de pche. Les Iroquoiens de Stadacon (Qubec) iront jusque sur les ctes du Golfe pour y pcher lextraordinairement abondant capelan. Ils ly faisaient scher et le rapportaient chez eux. En plus, les groupes ne sont pas ferms les uns aux autres. Par exemple, le long de la rivire Outaouais, des Iroquoiens taient voisins dAlgonquiens et les fouilles archologiques montrent que des changes ont pris place entre les deux groupes durant des sicles, malgr la diffrence de langue et de mode de vie. Dans certains cas, les Algonquiens, dont les dplacements sont restreints durant lhiver, semblent mme avoir pass la saison froide dans des campements rigs prs des villages iroquoiens (Wright 1979:76). Ces derniers changeaient leur mas et leur filet poisson contre la viande et la fourrure des Algonquiens. Les Algonquiens pchaient au harpon. Mais les Iroquoiens avaient appris faire des filets partir du chanvre sauvage. Ces relations dchanges vont amener des mariages inter-

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groupes qui expliquent la prsence de poterie faon iroquoienne chez les Algonquiens; les femmes transportaient alors leurs techniques de fabrication des poteries. Il y avait galement (Wright 1979:16) des changes de biens prcieux qui se faisaient beaucoup plus longues distances Le cuivre natif du Lac Suprieur atteignait ainsi Tadoussac. Les cristaux de quartz de lUngava se retrouvaient sur tout le territoire; le silex venait de Gaspsie; le jaspe des environs de lactuelle Philadelphie. Les Indiens faisaient aussi des colliers que les Franais dcriront comme tant faits de grains de porcelaine. En fait les grains en question taient des morceaux de coquillages (M.L. III:707) provenant de la cte de lAtlantique et qui se rpandront trs loin lintrieur du continent. Les colliers que lon en fera auront une grande importance dans les ngociations de paix entre tribus. Les changes de ces biens se faisaient de proche en proche, et les prix augmentaient videmment mesure que les marchandises sloignaient de leur lieu dorigine. Vers 1300, le passage lhorticulture semble gnralis chez les Iroquoiens et saccompagne dun regroupement des petites bandes en units plus considrables, jusqu constituer des tribus. Vers 1400 dj, on identifie en Ontario les populations qui deviendront les tribus huronnes, ainsi que celles qui deviendront les tribus des Ptuns et celles des Neutres. Dans ltat de New York, on identifie entre autres les tribus qui deviendront les Cinq Nations iroquoises. Au sud des Cinq Nations, on identifie celles qui deviendront les Andastes. Au sudest du lac ri, les tribus qui deviendront les ris. Le long du Saint-Laurent, les recherches archologiques sont beaucoup moins avances (Trigger 1985:141), mais certains travaux sont prometteurs et permettent desprer que cette lacune sera comble (Clermont et Chapdelaine 1982).

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Les cabanes des Iroquoiens deviennent immenses. Wright (1979:72) reproduit, daprs un site prhistorique prs des Trois-Rivires, une maison de six mtres par vingt-neuf pouvant accueillir dix familles. Le chauffage et la cuisson des aliments taient assurs par une srie de feux ouverts dans laxe central de la cabane, dont le toit comportait une ouverture servant la fois lvacuation de la fume et lclairage. Les villages deviennent plus importants, certains rassemblent cinquante, soixante et cent cabanes, cest--dire trois cents et quatre cents mnages (R.J.1636:118). Certains villages sont entours dune triple palissade avec galerie surleve pour en assurer la dfense. Par ailleurs, les villages, auparavant construits le long des cours deau ou sur la rive des lacs, sont maintenant construits en retrait. Ces changements tmoignent dune autre volution importante dans le mode de vie des Iroquoiens: limportance prise par les activits guerrires. Dans la mesure o lapprovisionnement alimentaire des Iroquoiens est de plus en plus assur par lhorticulture, pratique par les femmes, la cueillette, la chasse et la pche, sans tre abandonnes, vont subir une diminution importante. Les hommes seront plus libres et prouveront le besoin de montrer leur courage autrement quen abattant des btes sauvages pour nourrir leur famille. Les petites bandes vont entrer en conflit les unes avec les autres. Il ne semble pas quil se soit agi dexpditions de conqute territoriale. Un groupe de guerriers, par besoin de pr