préface Mnémosyne1 préside depuis la nuit des temps aux fragiles ...

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préface Mnémosyne 1 préside depuis la nuit des temps aux fragiles émulations entre mémoire et création, connaissance et poésie, sciences et arts. C’est sous son signe que les Arts de la Mémoire ont initié, il y a déjà vingt-sept siècles, dans la Grèce de l’Antiquité, un chemin vers un art global, en associant pour la première fois, lieux et mémoire, espace et temps, représentation et mouvement, image et pensée. C’est sous son signe que se sont déployées dans le temps les diverses modélisations des connaissances. C’est sous son signe que se place l’idée même d’une pensée visuelle, d’une pensée en images. C’est en référence à Mnémosyne qu’au début du xxe siècle, Aby Warburg poursuit ses ultimes recherches d’une sorte de théâtre de la mémoire, faisant ainsi revenir au premier plan les inventions plusieurs fois millénaires des antiques Arts de la Mémoire. Le mythe de Mnémosyne place donc la mémoire au commencement, fait d’elle la matrice où s’inventent tous les arts et les savoirs humains. Si la mémoire recueille et transmet toutes les traces de la vie du monde, elle n’est pas seulement archive et agrégat, elle est aussi instrument d’invention et de méditation. Pour Frances Amalia Yates, qui nous a sorti les arts de la Mémoire de l’oubli, « peu 1 Mnémosyne, fille de Gaia et d’Ouranos, est déesse de la Mémoire. De son aventure avec zeus, naissent les neuf Muses - l’éloquence, l’histoire, la poésie, la musique, la tragédie, la pantomime, la danse, la comédie, l’astronomie. Inspiré par les neuf muses, directement placé sous le souffle divin, le poète révèle l’invisible, donne un sens au monde. ars Magna – raymond Lulle – Espagne 1272 ars Magna On peut penser en images depuis que Mnémosyne nourrit les arts de la représentation du monde de la pensée du monde. Les Arts de la Mémoire ont introduit une excitation de la pensée, qui est devenu art, cet Ars Magna rêvé de raymond Lulle, élevé par Giordano Bruno au rang de Lien, où “apprendre des pensées” a progressivement glissé vers “apprendre à penser”, pour nourrir aujourd’hui la culture numérique.

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préface

Mnémosyne1 préside depuis la nuit des temps aux fragilesémulations entre mémoire et création, connaissance et poésie,sciences et arts. C’est sous son signe que les Arts de la Mémoire ontinitié, il y a déjà vingt-sept siècles, dans la Grèce de l’Antiquité, unchemin vers un art global, en associant pour la première fois, lieux etmémoire, espace et temps, représentation et mouvement, image etpensée. C’est sous son signe que se sont déployées dans le tempsles diverses modélisations des connaissances. C’est sous son signeque se place l’idée même d’une pensée visuelle, d’une pensée enimages. C’est en référence à Mnémosyne qu’au début du xxe siècle,Aby Warburg poursuit ses ultimes recherches d’une sorte de théâtrede la mémoire, faisant ainsi revenir au premier plan les inventionsplusieurs fois millénaires des antiques Arts de la Mémoire.

Le mythe de Mnémosyne place donc la mémoire aucommencement, fait d’elle la matrice où s’inventent tous les arts et lessavoirs humains. Si la mémoire recueille et transmet toutes les tracesde la vie du monde, elle n’est pas seulement archive et agrégat, elleest aussi instrument d’invention et de méditation. Pour FrancesAmalia Yates, qui nous a sorti les arts de la Mémoire de l’oubli, «peu1 Mnémosyne, fille de Gaia et d’Ouranos, est déesse de la Mémoire. De son aventure avec zeus,naissent les neuf Muses - l’éloquence, l’histoire, la poésie, la musique, la tragédie, la pantomime, ladanse, la comédie, l’astronomie. Inspiré par les neuf muses, directement placé sous le souffle divin,le poète révèle l’invisible, donne un sens au monde.ars Magna – raymond Lulle – Espagne 1272

ars Magna

On peut penser enimages depuis queMnémosyne nourrit lesarts de la représentationdu monde de la penséedu monde. Les Arts de la Mémoireont introduit uneexcitation de la pensée,qui est devenu art, cetArs Magna rêvé deraymond Lulle, élevé par Giordano Brunoau rang de Lien, où“apprendre des pensées”a progressivement glissé vers “apprendre à penser”,pour nourriraujourd’hui la culturenumérique.

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question d’un paysage mental est posée: le lieu devient créationhumaine, celle-ci n’est plus séparable du lieu. D’une manièrenouvelle, des idées s’expriment explicitement par des images, et cesimages ne sont plus pures évanescences, mais outils dans l’exercicede la pensée. Les visions fantasmagoriques qui peuplent lesarchitectures imaginaires sont éprouvées par l’expérimentateurcomme propres à imprimer dans sa mémoire le fil de ses pensées.Comme si l’image, indissociable de la mise en mémoire, en tissait latrame. Ce que les Arts de la Mémoire nous révèlent du lien entrepensée, lieux et images, c’est la fonction privilégiée de ladéambulation dans un paysage imaginaire. La déambulation permet àl’homme de s’abandonner dans un parcours de mémoire, d’abaisserson niveau de conscience et de libérer ainsi l’imagination créatrice pardes correspondances fécondes. La déambulation inscrit l’hommedans ce paysage et met en mouvement l’ensemble du dispositif. Leparcours est découpé en séquences qui se succèdent dans un ordreprécis, où pour mémoriser, il ne suffit plus seulement de placer leséléments à retenir dans un certain ordre, chronologique ou logique,mais d'associer une idée à une image placée dans un ordre particulier.Chaque séquence suscite l’invention de courtes scènes animées,dont les images seront projetées mentalement dans les lieux étapesdu parcours, à chaque nouvelle déambulation. Les Arts de la Mémoirepréfigurent l’arrivée des images en mouvement.

Pourquoi éveiller au présent cette histoire? Parce que les Artsde la Mémoire apparaissent comme un marqueur de la manière depensée de chaque époque, comme une boîte noire des repré -sentations du monde que peuvent inventer les hommes. Mais aussiparce que le mouvement même de l’histoire et ses changements deparadigme éclairent d’un jour nouveau les constructions des Arts dela Mémoire. Les lieux (loci) individualisés et intimes des antiques

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de gens savent que les Grecs ont inventé un art de la mémoire qui,comme les autres, fut transmis à rome, d’où il passa dans la traditioneuropéenne. Cet art vise à permettre la mémorisation grâce à unetechnique de lieux et d’images impressionnant la mémoire. On leconsidère d’habitude comme une mnémotechnique, science qui,aujourd’hui, passe pour une branche relativement secondaire del’activité humaine. Mais avant l’invention de l’imprimerie, il était d’uneimportance capitale d’avoir une mémoire bien exercée.2 »

Dans l’Antiquité, durant cette longue période où il n’existaitaucune possibilité de stocker de la pensée et de reproduire méca ni que -ment des écrits, la transmission des connaissances fut essentielle mentorale. La seule forme de mémorisation était d’apprendre des textes parcœur; et cette mémorisation s’opérait par l’intermédiaire d’un dispositifassociant la pensée à des lieux (loci) et des images (imagines). Les troisprincipes sur lesquels s’appuie ce dispositif de mémorisation sontl’ordre, l’association et la répétition. Pour les mémo riser, idées et textesétaient reliés aux étapes d’un parcours mental en un lieuminutieusement mémorisé au préalable. La liaison pensée- lieu étaitscellée par l’implantation de l’image mentale d’une scène frappantedans ce lieu, telles des statues dans un palais. Le rappel des élémentsde pensée ainsi stockés s’obtenait par une déambulation ordonnéedans le Palais de Mémoire. L’hypothèse d’un tel processus se retrouvedéjà chez Platon, pour qui les images parlent plus directement à l’âmeet sont donc les meilleurs vecteurs de la mé mo ri sation.

Ce lien entre pensée, lieux et images constitue le premierdispositif humain inventé pour recueillir et organiser la mémoire. Il estd’une étonnante modernité, de par le statut qu’il confère,précisément, aux lieux et aux images. Pour la première fois, la

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2 YATES Frances Amelia — l’art de la Mémoire - Paris, Gallimard, 1975

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Palais de Mémoire deviennent collectifs et poreux. Les images(imagines) uniques et secrètes qui nourrissaient ces arts, deviennentmultiples et publiques. À l’image fixe façonnée par un regardantmobile, vient se substituer l’image mobile reçue par un regardant fixe.Les couplages dialectiques lieux-images deviennent intelligencecollective, séquences filmées ou sites interactifs. Les nouvellestechnologies permettent de passer de constructions d’un nombre finide possibilités, à des dispositifs aux combinaisons infinies. Cesdispositifs renouvellent la notion de labyrinthe, comme déambulationriche de sens entre des énigmes symboliques. La déambulation elle-même passe d’un parcours balisé à des parcours connectés. Laréalité augmentée de ces nouveaux paysages virtuels, et les liens quipeuvent s’y tisser, sont aujourd’hui au centre du questionnementartistique et du développement des savoirs.

Dans une époque obscurantiste, pourtant à la frontière destemps modernes, un homme, plus que tout autre, a contribué àtransmettre un lien improbable entre l’antique invention des Arts de laMémoire et les Arts Contemporains. Cet homme, Giordano Bruno,mort sur le bûcher de l’Inquisition en 1600, incarne l’homo nexus (dulatin nexus nœud, lien, connexion), le nexialiste que pourrait devenirl’homme contemporain, en tant que créateur de sens, de formes et deconnexions. Giordano Bruno reprend les éléments de la Cabale et duNéoplatonisme pour impulser une révolution globale dans les modesde pensée de la fin de la renaissance. S’inspirant de raymond Lulleet devançant Copernic, il place les liens, plus exactement la magiedes liens, au centre de son action. «Le personnage faustien deGiordano Bruno, à l’aube de la modernité, me semble être le passeuridéal pour introduire l’artiste contemporain à la magie du lien, c’est-

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la machine à penser

Giordano Bruno combat dès le xVIe siècle, les innébranlablesfrontières qui séparent encoreaujourd’hui science etconscience, science et imaginaire. La prééminence des liensdans les dispositifs deGiordano Bruno, anticipel’importance desinteractions dans ledéveloppementaujourd’hui de lacybernétique

3 BArDINI Thierry — les liens de Giordano Bruno : magie, arts et sciences à l’heure du nexus, inhttp://id.erudit.org/iderudit/45642ac l'homme et le macrocosme - robert Fludd, 1574-1637

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prend-elle forme, lorsque les lieux et les images passent de créationsindividuelles au statut de représentations collectives?

Cet essai mène de la camera obscura au cinéma, descabinets de curiosité aux paysages virtuels, et jusqu’à la culturenumérique qui redonne aujourd’hui vie à l’antique projet deMnémosyne. une grande diversité d’expérimentations forme dansle temps cette histoire. j’ai tenté d’en rassembler4 les élémentsjusqu’ici épars, et d’organiser leur visibilité conjointe et universelle,selon l’idée du bon voisinage d’Aby Warburg, pour qui la solutiond’un problème était contenue non dans le livre qu’il cherchait, maisdans celui qui était situé à côté dans sa bibliothèque. Le toutpourrait ressembler à un puzzle dont les pièces s’imbriqueraient malles unes dans les autres, et dont les limites pourraient indéfiniments’élargir. Car il est difficile d’intégrer les Arts de la Mémoire dans lesdécoupages standards du savoir universitaire. Frances Amelia Yatesavait déjà signalé le problème : on ne sait où classer ce genred’études, quand on ne l’ignore pas totalement. Cet essai est donc unmontage, au sens cinématographique du terme. Le montage estjustement l’organisation ordonnée de la succession des plans d’unfilm. Chaque plan a pu nécessiter plusieurs prises. Chaque prise a pumodifier le scénario. Chaque coupe au montage peut constituer unnouvel embranchement dans le labyrinthe filmique. Les élémentsrassemblés ici sont donc comme les rushes sur une table de montage,et le montage finalement proposé est l’un parmi les innombrablesautres montages possibles.

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4 Les sources de tous les fragments autonomes sont bien sûr toujours données, en notes dans letexte, et/ou en annexe dans la bibliographie présentée. Pour le reste, pour ce travail de maçon quiconstruit l’édifice avec les mille et une briques stockées au fil du temps dans la mémoire, etmétamorphosées dans un nouvel usage, l’exemple suivi est celui de benjamin. Walter benjaminsouhaitait réunir en 1939 dans son livre des Passages, les citations, les matériaux, lesinterprétations et la théorie, dans une constellation de détails où le lecteur devrait faire preuved’imagination, liant par là étroitement, création et montage: «L’art de citer sans guillemets est encorrélation très étroite avec la théorie du montage. » (Walter bENjAMiN, in Paris, capitale du xxesiècle – le livre des Passages, Paris, éditions Cerf, 3ème édition 2006)

à-dire, en fait, à une sagesse pratique de la connexion.3 » GiordanoBruno implante les scènes frappantes des antiques Arts de laMémoire, non pas sur des architectures réelles ou imaginaires, maissur des supports mécaniques totalement dématérialisés, sortes deroues dentées entraînées par des mécanismes complexes. Avec troissiècles d’avance, on pourrait y voir comme une prémonition ducinéma. Les dispositifs de Giordano Bruno fonctionnent commeinstruments heuristiques susceptibles d’actualiser l’infinité descombinaisons composant la trame du réel. Pour lui, le lien entremémoire, langage et image, relève autant de la science que de laMagie, puisqu’il définit les Mages comme «des hommes sages, dotésde la capacité d’agir». De la Magie à l’image, Giordano Bruno tented’établir un lien avec le tout, de créer une véritable anthropologie dulien. Les Arts Numériques pourraient avoir aujourd’hui l’ambition de celien, susceptible de propulser l’humanité vers un savoir global. Ceserait alors le lieu sans lieu d’une expérimentation collective jamaispratiquée à cette échelle, celle de l’expansion à l’infini des mémoiresvirtuelles et de leurs interactions.

Cet essai se propose de questionner la situation de vasescommunicants entre les Arts de la Mémoire et la question de lareprésentation aujourd’hui. Comment la mémoire artificielle a-t-elleconservé dans ses formes successives la mise en relation dynamiquedes idées, des lieux et des images? Que sont ces lieux et ces images,et comment se mettent-ils en mouvement dans la mise en mouvementplus générale de l’univers? Comment la déambulation permet-elled’organiser symboliquement, selon la logique d’un parcours, lesimages fixées sur le support d’une architecture virtuelle? Dans lemême temps où se dessine le projet d’une compréhension totale dumonde, on rêve d’une clef universelle, ouvrant la représentation et latransformation du monde. Comment l’utopie d’un monde dans la tête

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