Précis méthodologique de la thèse

45
Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 6 Première partie LE CHAMP D’ETUDE ET LES SOURCES DISPONIBLES

description

Précis méthodologique de la thèse

Transcript of Précis méthodologique de la thèse

Page 1: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 6

P r em i è r e p a r t i e

LE CHAMP D’ETUDE ET LES

SOURCES DISPONIBLES

Page 2: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 9

C h a p i t r e 1

DECRIRE LA MIGRATION ET QUALIFIER LE MIGRANT

Délimiter un champ d’étude implique de définir avec précision la thématique et les

concepts abordés. Aussi avons-nous souhaité présenter dans ce premier chapitre la thématique de

la recherche, de la « fuite des cerveaux » à la circulation de compétences, ainsi que deux notions

essentielles autour desquelles notre problématique s'articule : la migration et la qualification.

.

Page 3: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 10

1. DE LA « FUITE DES CERVEAUX » A LA CIRCULATION DES C OMPETENCES

Le thème des migrations internationales de populations suscite un intérêt croissant dans le

domaine des sciences humaines. Si la multiplication actuelle des travaux français de géographie et

de sociologie des migrations laisse présager une diversification des champs d’investigation, il

apparaît que les travaux relatifs à l’émigration des Français restent peu nombreux, et souvent

focalisés sur le débat relatif à une éventuelle « fuite des cerveaux » français. Dans la mesure où

l’un des objectifs de cette recherche doctorale est d’apporter de nouveaux éléments au thème de la

présence française à l’étranger, en nous focalisant à la fois sur une population précise, les

travailleurs français hautement qualifiés, et sur une destination spécifique, New York, il est donc

important de présenter les tenants et les aboutissants de la thématique de la « fuite des cerveaux ».

1.1 La notion de cerveaux

Qui sont les cerveaux ? Ce terme relève d'une réalité à la fois floue et complexe, un

cerveau étant simplement défini comme "une personne exceptionnellement intelligente"

(Larousse). S’il paraît difficile de déterminer si un individu peut être qualifié de cerveau, tant le

niveau d'éducation ou de formation, la culture, voire même le quotient intellectuel d'une personne

ne constituent que des indications de ses aptitudes et de ses connaissances, nous avons cependant

voulu présenter l'usage fait de ce concept dans des travaux et des enquêtes étroitement liés à notre

recherche. Ainsi, afin de déterminer quelle population pouvait être qualifiée de cerveaux, nous

avons choisi d'analyser des rapports officiels établis sur la fuite des cerveaux et concernant

presque exclusivement les migrations françaises vers les Etats-Unis {Bensimon, 1998 #142;

Térouanne, 1997 #143; François-Poncet, 2000 #424; Ministère des Finances, 2000 #429;

Térouanne, 1998 #436; François-Poncet, 2000 #445; Ferrand, 2001 #446; Gérard, 2004 #447}.

Le concept de cerveaux correspond dans ces rapports à deux profils d'individus, qui ne se

recoupent que partiellement : le statut de cerveaux est attribué d'une part aux “jeunes diplômés

français récemment arrivés” [Ministère des Affaires Etrangères, Bensimon Emmanuelle, 1998], et

Page 4: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 11

d'autre part aux “cadres expatriés” et "entrepreneurs" disposant de visas de travailleurs

"hautement qualifiés” {Ministère des Finances, 2000 #429}. Par leur éducation et leur formation,

certains migrants sont qualifiés de cerveaux. En effet, dans les quatre rapports cités, une grande

attention est portée aux départs des jeunes Français hautement diplômés vers les Etats-Unis,

notamment les ingénieurs de Grandes Ecoles telles que l'Ecole Politique, Centrale, l'ENA,

Sciences Politiques, H.E.C., ou des universités prestigieuses, comme La Sorbonne ou Dauphine.

Dans une enquête du Ministère des Affaires Etrangères relative à la présence de scientifiques

français aux Etats-Unis, les cerveaux sont présentés comme des “jeunes chercheurs qui ont fait la

preuve de leurs capacités intellectuelles de haut niveau au cours de leur cursus universitaire [et

qui] constituent la principale manifestation de ce que l’on appelle communément la fuite des

cerveaux." [Ministère des Affaires Etrangères, Terrouane Damien, 1997, page 3] Il semble

cependant qu’en se focalisant sur le départ des jeunes diplômés vers l’étranger, les autorités

françaises perdent de vue des acteurs essentiels des migrations de compétences, et restreignent le

champs de la mobilité des travailleurs français hautement qualifiés à la fuite de jeunes cerveaux

fraîchement diplômés. Cette focalisation sur les diplômés est également sensible dans le rapport

réalisé par la commission sénatoriale qui s’était rendue à New York en janvier 2001. Ces

conclusions mettent en évidence une spécificité française : elles tendent à prouver que les

compétences professionnelles et intellectuelles d’une personne restent encore essentiellement

évaluées dans le système français par le niveau d’étude atteint, le diplôme constituant le garant de

la capacité intellectuelle de la personne, alors que dans le système anglo-saxon, à quelques

exceptions près, le diplôme n’a pas la même valeur symbolique : les compétences d’un travailleur

sont constamment réévaluées en fonction de son aptitude à réaliser une tâche spécifique à un

moment donné.

Le statut de cerveaux est également attribué dans ces rapports aux acteurs détenteurs de

visas spécifiques. Il s'avère en effet que la terminologie de cerveaux désigne dans un rapport établi

en 1998 “les jeunes diplômés français récemment arrivés ", c'est-à-dire "les professionnels ayant

un niveau d’études supérieur au diplôme de maîtrise français [correspondant au visa H] […] les

étudiants, chercheurs et professeurs en programme d’échanges [visa J] […] les créateurs

d’entreprises [visa E] […] les personnes disposant d’un très haut niveau dans le domaine des

sciences et de l’éducation [visa O].” [Ministère des Affaires Etrangères, Bensimon Emmanuelle,

Page 5: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 12

1998]. Si les Services de l’Immigration et de la Naturalisation américains, l’INS (Immigration and

Naturalization Service), vérifient effectivement le degré de qualification des migrants avant de

leur attribuer un visa de travail, il semble plus judicieux de les définir comme des travailleurs

hautement qualifiés que comme des cerveaux.

En définitive, sans s'opposer, ces définitions ne font que se recouper : on ne parle pas

strictement de la même population dans ces rapports. En outre, ni le diplôme, ni la formation, ni le

visa détenu par un individu ne sont garants de son statut de cerveau, de ses capacités

intellectuelles élevées. Les définitions de ce concept restent par conséquent trop imprécises et son

usage peut s'avérer délicat dans le cadre d'une démonstration scientifique. Ainsi, la notion de

cerveaux ne permet pas de décrire correctement la population d’étude.

1.2 Un thème politique et médiatique récurrent

Les discussions relatives à la fuite des cerveaux, traduction française du brain drain,

apparaissent de manière récurrente depuis la fin des années 1960, d’abord dans un contexte anglo-

saxon, puis en France. Cette expression évoque en premier lieu l’émigration forcée de personnes

exerçant des professions dites “intellectuelles” (scientifiques, chercheurs, ingénieurs et

professeurs). En effet, ce terme qualifiait à l’origine, selon Ash et Sollner, l’exode des

scientifiques et chercheurs allemands vers les Etats-Unis avant, pendant et après la seconde guerre

mondiale {Ash, 1996 #57}. L’expression est ensuite utilisée de manière officielle lors d’une

assemblée générale des Nations Unies, pour décrire « l’émigration des ingénieurs et des

scientifiques britanniques partis en direction des Etats-Unis dans les années 60 », puis élargie aux

« transferts nets de compétences entre pays » {Glaser, 1978 #197}. Il est important de noter que

les expressions fuite des cerveaux ou brain drain désignaient des flux migratoires transatlantiques.

En effet, polarisant les flux de compétences internationaux, les Etats-Unis ont joué un rôle capital

dans l’émergence du concept de brain drain et dans la mise en place d’un questionnement autour

du phénomène de migration internationale des travailleurs hautement qualifiés.

L’intérêt actuel des médias {Auteurs associés, 1998 #111; Galus, 1998 #139;

Fauconnier, 1999 #202; Discazeaux, 1998 #404; Lampière, 1998 #405; Gonzague, 2005 #459 ;

Page 6: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 13

Perez, 2007 #481} et du gouvernement français pour les migrations des cerveaux illustre à la fois

une prise de conscience tardive de l’importance de l’émigration française mais également une

inquiétude, peut-être injustifiée, face à une éventuelle perte des acteurs économiques les plus

compétents au profit d’autres pays développés. La France est traditionnellement présentée comme

un pays d'immigration {Noiriel, 1988 #426} mais l'on assiste à l'heure actuelle à la mise en place

d'un nouvel équilibre migratoire en France. Si l’accueil des ressortissants étrangers reste

numériquement supérieur au départ des Français vers l’étranger, il n'est plus possible d'ignorer

l'importance de l'émigration française {O.C.D.E., 1997 à présent #430}.

Lorsque l’on parle de fuite des cerveaux, on sous-entend par l’usage du mot fuite la perte

d’un potentiel intellectuel par un pays en faveur d’un autre. Ainsi, envisager ces flux migratoires

comme une perte ou un gain permet de comprendre la dimension politique du débat sur la fuite des

cerveaux, et l’intérêt qu’il peut susciter auprès des gouvernements concernés et des médias. La

plupart des analyses axées sur les notions de brain drain, de brain gain et de brain loss visent en

effet à évaluer qui est perdant et qui est gagnant dans le phénomène de migrations de personnes

très qualifiées {Prah, 1989 #55; Glaser, 1978 #197; Logan, 1992 #331; Cervantes, 2002 #457;

Auteurs associés, 2004 #458}. Le terme brain gain désigne l’arrivée de personnes disposant d’un

haut niveau de qualification dans un pays, du point de vue du pays d’accueil, alors que l’usage du

concept de brain loss exprime le départ d’une population hautement qualifiée du pays d’origine.

Il s’agit d’un calcul très difficile à effectuer, tant les données concernant les flux de

compétences sont disparates. La définition même de la compétence professionnelle varie d’un

pays à l’autre, ce qui signifie que les données statistiques du pays d’origine et du pays d’accueil ne

peuvent la plupart du temps pas être comparées. D’autre part, seuls les flux entrants sont

généralement mesurés : il est alors pratiquement impossible de déterminer si les départs sont

définitifs, ou si les retours sont au contraire importants. Anne-Marie et Jacques Gaillard, auteurs

d’un récent ouvrage sur les migrations de compétences, se sont par exemple interrogés sur les

conséquences scientifiques et économiques de ces flux humains pour le pays d’origine et

d’accueil. Ils affirment en effet que « s’il est patent que, dorénavant, on puisse compter certains

pays d’origine parmi ceux qui bénéficient d’effets positifs des migrations internationales, il nous

semble difficile d’affirmer que la fuite des cerveaux n’est plus un handicap pour les pays qui

Page 7: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 14

voient partir leurs élites, bien que l’on n’ait jamais résolu de façon convaincante la question de

savoir qui, des pays exportateurs de talents ou des pays importateurs perdait à terme ou

gagnait. » {Gaillard, 1999 #428}

L’expression fuite des cerveaux reflète en fait une vision incomplète des flux de

compétences : la migration de compétences n’est pas nécessairement et uniquement une perte pour

le pays d’origine et un gain pour le ou les pays d’accueil, mais bien un ensemble de dynamiques et

d’échanges complexes qui participent de l’intégration croissante des économies et des marchés de

l’emploi de ces pays. Au demeurant, le capital humain et les compétences professionnelles

constituent les ressources les plus recherchées dans un marché de l’emploi à envergure

internationale. Aussi, si le départ de travailleurs français qualifiés et hautement qualifiés vers

l'étranger relève d'une longue histoire d'émigration, elle ne suscite que depuis peu l'intérêt du

gouvernement français. Lorsqu'il est fait allusion, au travers de rapports et d'enquêtes officiels, à la

fuite des cerveaux, c'est pour évoquer la crainte suscitée par l'émigration de jeunes diplômés, en

particulier vers les États-unis, comme l'illustre le témoignage de Serge Plattard, conseiller pour la

science et la technologie à l’ambassade de France à Washington en 1998 : « Même si parler de

fuite de cerveaux est excessif, le phénomène préoccupe les autorités françaises qui redoutent le

départ des meilleurs. On observe une accumulation tranquille de Français aux États-unis. On ne

pourra parler de fuite que s’ils ne rentrent pas. Il est trop tôt pour le dire » {Mission scientifique

et technologique, 1998 #145}

La multiplication récente des enquêtes officielles sur la fuite des cerveaux illustre la

persistance de cette inquiétude. Ainsi, un rapport du sénateur Jean François-Poncet présente

l'émigration de travailleurs français hautement qualifiés vers l'étranger en la réduisant

implicitement aux seuls départs des jeunes travailleurs, comme "une hémorragie qu'il est essentiel

d'arrêter parce qu'elle pénalise gravement un secteur stratégique de l'économie." Sans être

condamnée, cette migration reste présentée comme une dynamique négative et défavorable pour la

France : "Positif en première analyse, l'exode des jeunes cadres et entrepreneurs porte gravement

atteinte au développement en France de la nouvelle économie." {François-Poncet, 2000 #424} Le

sénateur André Ferrand prolonge un an plus tard la réflexion sur cette « crainte de voir notre pays

se vider, à un rythme qui s’accélérait, de ses talents, de ses capitaux, qu’il s’agisse de patrimoines

Page 8: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 15

privés ou d’investissements industriels, et de ses entreprises » en rédigeant un nouveau rapport sur

« l’expatriation des compétences, des capitaux et des entreprises ». Celui-ci confirme l’essor

important de « l’expatriation des cerveaux, souvent les meilleurs, vers les États-unis, pôle

d’attractivité sans équivalent au monde pour les entrepreneurs de la nouvelle

économie,[…] dans les entreprises et les universités où on sait les attirer par un environnement

de travail largement plus propice et plus international, des conditions financières supérieures,

[…] conséquence de la mondialisation où le modèle américain est dominant.» Toutefois, si le

sénateur et M. Claude Allègre déplorent dans ce rapport « l’exode des compétences », notamment

celui des « jeunes chercheurs », ils identifient également les atouts de la France pour « freiner »

cette dynamique, « assurer le retour », voire tirer parti d’une « bonne expatriation », une

« mobilité internationale » permettant aux « plus jeunes [de] s’aguerrir à

l’international »{Ferrand, 2001 #446}

Enfin, l’étude réalisée par M. Jacques Gérard Jacques du Conseil économique et social sur

« les entreprises créées par les Français établis hors de France » {Gérard, 2004 #447} s’appuie

sur les rapports précédents mais parvient à faire émerger une nouvelle vision de « la fuite des

cerveaux », plus précise et plus optimiste, car elle repose sur le postulat suivant : « L’international

est un secteur vital pour la France [pour] tirer le meilleur profit de la « mondialisation ». Il est

générateur d’emplois, de revenus, de devises. Il fait connaître nos technologies, notre langue

comme notre culture. Et c’est en raison de ses retombées économiques et sociales que nos

pouvoirs publics ont, élaboré un système d’aides, conseils, études, prospection, assurances,

financements… afin d’encourager nos entreprises à exporter ou à s’exporter. Cependant, les

sources relatives à ces opérateurs économiques, sont extrêmement rares. En conséquence, le

Conseil économique et social devra […] établir une banque de données.» Monsieur Bernard

Gentil, ancien administrateur de l’INSEE et actuel responsable du service statistique du Ministère

des Affaires Étrangères, précise en effet dans ce rapport qu’ « on ne connaît pas la mesure (stock

et flux) de ce qu’on appelle « la fuite des cerveaux », s’appuyant sur une mission conduite par

l’INSEE en 2001 sur « la connaissance statistique de la population française à l’étranger » qui

souligne « une absence de données, un champ d’étude quasi vierge. » Fort de ce constat, le

Conseil économique et social réalise en 2004 une étude auprès de 258 créateurs d’entreprises

françaises répartis sur 4 continents et 45 pays afin de « dénoncer un certain nombre d’idées reçues

Page 9: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 16

à leur sujet et formuler des recommandations ». Cette enquête met en évidence la difficulté à

cerner la « fuite des cerveaux », présente sous un jour nouveau le phénomène migratoire de

« fuite », tente d’identifier les « cerveaux » et souligne en particulier la nécessité d’établir « de

véritables recensements périodiques et d’enquêtes thématiques ciblées et régulièrement

renouvelées [qui] permettront de bien connaître ce réseau d’entrepreneurs créateurs français à

l’étranger. » A POURSUIVRE

Ainsi, entre la formule journalistique et la réalité du phénomène migratoire, il est donc

important de se demander en quelle mesure l’évocation d’une « fuite des cerveaux » est pertinente.

Ne constitue-t-elle pas en elle-même l’expression implicite d’une condamnation de ce départ de

ressortissants hautement qualifiés vers l’étranger ?

1.3 Entre mythe et réalité

S’il était pertinent de parler de fuite des cerveaux pour désigner l’exode de savants juifs

d’Allemagne, de l’ancienne Union Soviétique et de France vers la Grande-Bretagne et les Etats-

Unis dès 1933, la question se pose de savoir si l’usage actuel de cette expression est toujours en

accord avec la dynamique initialement décrite. En effet, si le « mythe » de la fuite des cerveaux

s’est construit à partir d’un phénomène réel, le concept qui se perpétue ne fait plus référence à la

réalité de cette situation antérieure, comme le souligne le géographe britannique Allan Findlay :

« Dans les années 60 et 70, on utilisait souvent, pour qualifier les migrations de main d’œuvre

qualifiée, l’expression de « fuite des cerveaux ». Il convient à présent de se demander en quoi

consistait, ou en quoi consiste encore, cette fuite des cerveaux, et si cette notion est toujours

adaptée aux caractéristiques et aux modalités de transferts de compétences qui se produisent

maintenant. » { O.C.D.E., 1990 #103}. Sylvie Chédemail précise effectivement que cette notion

désigne un phénomène qui a évolué : « Le brain drain , la fuite des cerveaux, a inquiété les pays

européens après la deuxième guerre mondiale. Si le terme n’est plus utilisé de façon systématique,

cette émigration persiste, mais sous une forme plus diversifiée. Les départs ne sont d’ailleurs plus

aussi définitifs qu’autrefois ; des échanges temporaires les remplacent de plus en plus. »

{Chédemail, 1998 #67}.

Page 10: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 17

C’est pourquoi il convient de réserver le terme de fuite à une migration d’un grand

nombre d’individus liée à une situation de crise ou de fragilité économique ou politique du pays

d’origine. Celle-ci peut en effet contraindre certains ressortissants disposant de compétences

professionnelles rares ou recherchées à immigrer vers une nation offrant un système plus stable ou

plus proche de leurs attentes. Les Etats-Unis assument pleinement la fonction de pays de refuge

puisqu’elle constitue le premier pays d’accueil des demandeurs d’asile et de réfugiés dans le

monde à l’heure actuelle{O.C.D.E., 1997 à présent #430}.

C’est pour cette raison que, d’une manière globale, les flux de travailleurs hautement

qualifiés absorbés par les Etats-Unis sont majoritairement constitués de populations issues des

pays du « sud », comme le précisent Stephen Castles {Castles, 1994 #62}, Allan Findlay {Findlay,

1982 #362; Findlay, 1984 #363; Findlay, 1986 #361}, Charles Halary {Halary, 1992 #108} ou

encore John Salt {Salt, 1987 #371; Salt, 1989 #95; Salt, 1989 #368; Salt, 1996 #396}. Ces

analyses sont corroborées par un rapport récent de la division des ressources statistiques de la

National Science Foundation {Kannankutty, 2007 #482} qui met en évidence qu’il s’agit avant

tout de chercheurs et scientifiques asiatiques (indiens, chinois, philippins), même si les flux de

travailleurs hautement qualifiés en provenance d’Amérique latine (Amérique centrale, Amérique

du sud et les Caraïbes) étudiés dès les années 1980 par Marks et Vessuri {Marks, 1983 #61} sont

aujourd'hui en essor (Cuba, Argentine) {Kannankutty, 2007 #482}.

Ainsi, le mouvement migratoire étudié n’entre pas réellement dans cette logique de

« fuite » pour deux raisons. Tout d’abord, notre population d'étude n’entre pas dans le cadre des

traditionnels échanges « nord-sud ». Les migrations s’opèrent entre deux espaces économiques

puissants, les Etats-Unis et la France au sein de l’Union Européenne : on ne peut donc pas imputer

la majorité des migrations de ressortissants français hautement qualifiés vers les Etats-Unis à une

situation de crise économique, sociale ou politique dans leur pays d’origine. Il s’agit bien d’une

des particularités du mouvement migratoire étudié : les migrants français hautement qualifiés

partent car ils sont en mesure de le faire, attirés par un environnement différent. De plus, comme

le souligne Sylvie Chédemail {Chédemail, 1998 #67}, rien n’indique a priori que le départ de ces

Français soit définitif. C’est seulement par l’analyse des motivations des migrants, dans la

troisième partie de la thèse, que l’on trouvera des éléments de réponse.

Page 11: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 18

Le terme fuite est donc doublement inadapté pour décrire ces migrations. Il est par

conséquent nécessaire d'envisager la mobilité des Français très qualifiés comme des flux

complexes, bilatéraux, en se plaçant aussi bien du point de vue du pays d’accueil (le départ et

l’installation) que de celui du pays d’origine (la question du retour). Cela implique d’utiliser une

terminologie différente pour décrire ce phénomène. Comme nous ne pouvons préjuger que la

mobilité géographique des travailleurs français hautement qualifiés vers l’étranger constitue une

fuite généralisée, il semble plus pertinent de préférer l’expression circulation de compétences à

celle de fuite des cerveaux. L’usage du terme circulation permet en effet d’envisager les

migrations comme des échanges plutôt que comme des départs définitifs.

En définitive, le thème de la fuite des cerveaux ne sera pas développé plus avant dans

cette étude dans la mesure où cette notion ne permet plus de décrire les flux de compétences outre

Atlantique. L’usage de cette expression semble aujourd’hui en décalage avec la réalité, du fait

d’un glissement sémantique. Ainsi, notre recherche doit s’efforcer de dépasser le débat sur la fuite

des cerveaux, en s'appuyant sur d'autres définitions, d’autres questionnements et d’autres données,

afin de proposer une approche originale et pertinente de la mobilité internationale des travailleurs

français hautement qualifiés.

Page 12: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 19

2 LES VISAGES D’UNE MIGRATION TRANSATLANTIQUE

La notion de migration transatlantique relève d’une réalité multiple. Afin de présenter ses

différents visages et d’éclairer le sens des termes utilisés pour la décrire, la réflexion débute sur le

concept de migration, pour se focaliser par la suite sur sa forme transnationale, et se centrer

finalement sur les deux pôles du mouvement migratoire qui fait l’objet de cette étude, la France et

New York.

2.1 Qu’est-ce que la migration ?

La migration, c’est-à-dire « la traversée de la frontière d'une entité politique ou

administrative pour un minimum de temps » {Castles, 2000 #423}, revêt de nombreuses

dimensions et implications. Sur le plan spatial, il s’agit d’un déplacement impliquant le

changement du lieu de résidence habituel, une phase d’installation au sein du nouvel espace

d’accueil et le maintien ou la rupture des contacts avec la société de départ. Du point de vue

social, la migration constitue dans une large mesure l’expression des attentes personnelles des

individus, concrétisant la recherche d’un environnement de vie ou de travail plus favorable. S’il

s’agit souvent d’un simple acte d’émancipation vis-à-vis d’un milieu social, il peut également

s’agir d’une fuite de la société d’origine, pour des motifs économiques, politiques, religieux ou

affectifs. Enfin, la venue ou le départ d’individus implique, d’un point de vue économique,

l’apport ou la perte de capitaux ou de potentiels financiers.

Ce phénomène peut être envisagé de diverses manières, dans la mesure où il met en

relation des espaces, des hommes, des cultures et relève de logiques aussi bien économiques que

sociales et politiques. Ces mouvements de populations, qui impliquent un changement de

résidence peuvent tout d'abord être envisagées du point de vue du pays d'origine ou d’accueil.

Ainsi, si les termes émigration et immigration évoquent deux aspects d’un même phénomène, il

est important de distinguer les problématiques que le premier terme soulève des dynamiques mises

en évidence par le second. Il convient en outre de préciser en quels termes le migrant doit être

décrit, dans la mesure où cette migration remet en perspective l'identité française.

Page 13: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 20

2.1.1 Quitter le pays d'origine

Afin de comprendre pourquoi certains Français décident de partir à l'étranger, il est tout

d'abord d'envisager la migration du point de vue du pays d'accueil, comme une émigration, c'est-à-

dire un « mouvement de personnes quittant un pays ». {Brunet, 1993 #30}. Parler d'émigration

permet d'évoquer un phénomène migratoire en se focalisant sur les modalités du départ des

migrants. Il est alors judicieux d'analyser les flux de ressortissants quittant un pays : il s'avère qu'il

existe en général moins de données quantitatives relatives aux départs qu'aux arrivées de migrants.

En effet, comme le précisent deux spécialistes des migrations, membres de l'O.C.D.E., "les pays

d'émigration […] cherchent rarement à contrôler les sorties de leurs ressortissants. Lorsqu'ils le

font, les résultats ne sont pas toujours à la hauteur des objectifs escomptés. La fuite des cerveaux en

est une excellente illustration. Du point de vue des Etats dont sont originaires ces migrants qualifiés,

c'est une perte théorique considérable […] mais pour les migrants concernés, c'est une chance de

pouvoir utiliser leurs compétences et de mieux les valoriser." {Garson, 1998 #88} Toutefois,

l'émigration des Français vers les Etats-Unis peut être connue indirectement par l'analyse du nombre

de visas accordés. Les migrations clandestines n'apparaissent bien évidemment pas dans ces chiffres.

Procéder à une analyse de l'émigration des Français hautement qualifiés suppose

également d'analyser les parcours de ces acteurs, d'identifier précisément leurs origines

géographiques et de dégager les principales raisons qui les poussent à partir. Il est enfin pertinent

de s'interroger sur l'impact et les conséquences de ces départs pour la société d'origine. Ces départs

sont-ils ressentis comme un échec pour la France ? Est-ce que cette émigration peut au contraire

s'avérer positive et contribuer au rayonnement économique et culturel de la France ? A quelle

image est renvoyé cet émigrant lorsqu'il revient en France ?

La migration peut certes être tout d'abord perçue et décrite comme un départ. On peut

effectivement chercher à quantifier cette émigration, à identifier les raisons qui poussent des

compatriotes à s'expatrier, et à évaluer l'impact que peut avoir cette dynamique migratoire pour la

France. Mais il est également indispensable d'envisager cette dynamique migratoire du point de

vue du pays d'accueil.

Page 14: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 21

2.1.2 Arriver et s'installer dans le pays d'accueil

Procéder à une analyse de l'immigration des Français à New York va nous permettre de

cerner les problématiques soulevées par la vie dans un autre pays. Du point de vue des Etats-Unis,

l'arrivée et l'installation des Français est perçue comme une immigration. Pour ce pays, qui doit

absorber d'importants flux migratoires, l'immigration cristallise un ensemble de problèmes liés à

l'accueil des migrants, comme celui du logement par exemple. Evoquer l'immigration des Français

à New York permet également d'envisager une phase cruciale de la migration : l'installation dans

le pays d'accueil. Les modalités de cette installation peuvent être identifiées par le biais

d'informations diverses, tant quantitatives que qualitatives. Une analyse diachronique du nombre

d'immatriculés au consulat français de New York permet par exemple de connaître l'évolution de

la présence française depuis une dizaine d'années. Pour comprendre comment l’espace

géographique pratiqué par les travailleurs français hautement qualifiés s’organise au fur et à

mesure de leur séjour à l’étranger, il est important de connaître la durée de leur séjour, ou encore

la manière dont ils choisissent leurs lieux de résidence successifs.

Mais c'est uniquement en s’appuyant sur les témoignages des acteurs que nous pouvons

démontrer qu'ils mettent en place des territoires spécifiques. En effet, entre le lieu de travail et le

logement, les acteurs pratiquent un espace géographique plus ou moins large, fonction de leurs

temps libre, de leur perception de l’espace (lieux dangereux ou libre pratique de l’espace urbain),

de leurs envies, de leurs relations avec le reste de la société ou avec la ou les communautés

immigrées, avec d’autres professionnels, de leurs loisirs et de leur situation familiale. Parmi cette

diversité de facteurs, nous devons déterminer quels sont ceux qui jouent un rôle essentiel dans la

territorialisation de l’espace urbain.

Dans la mesure où chaque acteur a, bien évidemment, une pratique personnelle de la

ville, nous tenterons systématiquement d’établir des parallèles entre les pratiques spatiales des

acteurs exerçant des activités similaires et partageant un espace social comparable. En d’autres

termes, nous désirons savoir si les professionnels français exerçant des activités comparables et

Page 15: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 22

/ou fréquentant le même milieu social, vont avoir une même pratique de l’espace, vont adopter et

ont adopté des stratégies migratoires et résidentielles comparables.

2.2 Une migration internationale

Il est indispensable de recadrer la migration que nous étudions dans sa dimension

internationale. En effet, le déplacement de ressortissants français vers les Etats-Unis implique le

franchissement d'une ou plusieurs frontières, soumettant ce mouvement de populations à la

législation de l'immigration américaine. Nous présenterons séparément la situation des doubles

nationaux compris dans la population d'étude.

2.2.1 Franchir les frontières

La migration internationale consiste en un « déplacement de populations avec transfert

de résidence d’un Etat à un autre » {Simon, 1995 #77} L’obligation pour le migrant de franchir

une ou plusieurs frontières politiques va jouer un rôle primordial dans l’analyse du phénomène,

puisque les conditions de migration de chaque individu seront directement fonction du statut

juridique dont le migrant pourra bénéficier dans le pays d’accueil. L’accès de la population

d’étude sur le territoire américain est facilitée par la politique migratoire actuelle des Etats-Unis,

qui accorde la priorité aux migrants qualifiés et hautement qualifiés.

Nous appuyant sur des recherches antérieures {Valadeau, 1999 #242}, nous avons choisi

de centrer notre étude sur la migration de travailleurs hautement qualifiés français, et franco-

américains nés en France, vers New York. Seules les personnes effectuant un séjour de plus de

trois mois à New York font partie de notre population d'étude. Si le séjour à l'étranger est

temporaire, moins de trois mois, les individus effectuant un séjour court aux Etats-Unis doivent

être considérées comme des voyageurs et non comme des migrants. Les services de l'immigration

américaine ne leur délivrent en effet que le visa B1, qui attribue un droit de séjour limité : d'une

validité de trois mois, ce visa est destiné aux non migrants. Nous estimons en outre que les

Franco-Américains nés en France font partie de la population d’étude dans la mesure où ils

bénéficient de la nationalité française, sont nés et ont vécu en France, pour migrer par la suite aux

Etats-Unis, à New York.

Page 16: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 23

Ainsi, le fait de devoir franchir une frontière confère à la migration internationale la

dimension d'acte social aux implications juridiques et politiques. Paradoxalement, migrer à New

York implique à la fois de devenir étranger et d'être renvoyé au statut de Français.

2.2.2 Devenir étranger, immigrant ou immigré

Que ressent le migrant lors de ce déplacement et de l’installation dans le pays d’arrivée ?

Troque-t-il son identité de citoyen Français pour celle de migrant, définie par un statut juridique ?

Comment est-il perçu et décrit par la société d’accueil ?

C’est en fait dans le contexte de la migration internationale qu’un individu est amené à

s’interroger sur son identité. En effet, la migration internationale implique « le changement de

statut juridique de la population concernée. » {Simon, 1995 #77}. Amené à remettre en

perspective sa nationalité française puisque confronté à son nouveau statut juridique d’étranger, le

migrant doit se recréer une identité dans le pays d’accueil. La définition de cette nouvelle identité

repose autant sur la perception qu’à le migrant de sa propre situation que sur l’image que la société

d’accueil lui renvoie.

Pour comprendre comment les migrants français se définissent et sont perçus, il est

important de présenter les différentes terminologies utilisées pour les qualifier. Pourquoi les Français

interrogées se définissent-ils rarement comme immigrant, et jamais comme immigré ? Qu’implique

le fait d'être Français à l'étranger ?

2.2.2.1 L'immigrant

Décrits par John Fitzgerald Kennedy comme une "nation d'immigrants", les Etats-Unis

constituent encore à l'heure actuelle le premier pôle d'immigration dans le monde. Ce pays s'est

intéressé très tôt aux questions relatives à l'accueil de populations exogènes et au rôle des migrants

dans la constitution de l'identité états-unienne. La figure de l'immigrant est par conséquent au

centre des discussions sur l'homogénéité ou la diversité du peuple américain, son unité ou les

risque de son éclatement. Dans la mesure où le mot immigrant revêt par ailleurs plusieurs

Page 17: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 24

acceptions, suivant le contexte dans lequel il est utilisé, peut-il définir notre population d'étude ?

Un Français se rendant aux Etats-Unis pour y travailler quelques mois, quelques années, voire

plus, peut-il être considéré comme un immigrant ?

La définition juridique du terme immigrant utilisée par les services de l'immigration

américaine se fonde sur le droit de résidence permanent : "Immigrants, as defined by U.S.

immigration law, are persons granted legal permanent residence in the United States. They either

arrive in the United States with immigrant visas issued abroad, or may just adjust their status in

the United States from temporary to permanent residence… A non-immigrant is an alien admitted

to the United-States for a specified temporary period but not for permanent residence." {Bureau

of the Census, 2007 #156}. En effet, la politique américaine d’immigration distingue deux types

de personnes émigrant aux Etats-Unis : les « immigrants », pouvant résider de manière

permanente aux Etats-Unis, et les « non-immigrants », aux Etats-Unis pour un séjour temporaire

La définition du terme immigrant par les Nations Unies se rapproche de celle des Etats-Unis,

puisque l’intention du migrant de s'installer pour une durée plus ou moins longue dans le pays

d'accueil est déterminante : "Un « immigrant » (à long terme) est une personne qui entre dans le

pays et projette d’y résider pendant une période supérieure à une année, après avoir résidé hors

du pays pendant une période supérieure à un an." {Simon, 1995 #77} Défini par les lois

d'immigration américaines comme une personne bénéficiant du droit de résidence permanent aux

Etats-Unis, il a pu d'une part arriver aux Etats-Unis avec un visa délivré à l'étranger, ou d'autre

part faire évoluer son statut d'un droit de résidence temporaire aux Etats-Unis à un droit de

résidence permanent. Un non-immigrant est un étranger admis aux Etats-Unis pour une période

temporaire spécifique qui ne bénéficie du droit de résidence permanent.

Selon Madame Body-Gendrot1, spécialiste de l'immigration vers les Etats-Unis, il est par

conséquent nécessaire de recadrer le terme immigrant dans son contexte pour en saisir le sens

exact. Dans un contexte français, le terme immigrant désigne une personne qui est encore inscrite

dans le processus d’installation dans le pays d’accueil, qui serait "en train d’immigrer" : le migrant

1 Madame Sophie Body-Gendrot enseigne à l'université Paris IV-Sorbonne, ainsi qu'à l'institut d'études politiques de

Paris. Elle étudie notamment les questions relatives à l’immigration aux Etats-Unis. {Body-Gendrot, 1988 #354; Body-Gendrot, 1990 #114; Body-Gendrot, 1990 #205; Body-Gendrot, 1991 #63; Body-Gendrot, 1992 #356; Body-Gendrot, 1992 #358; Body-Gendrot, 1993 #215; Body-Gendrot, 1994 #235; Body-Gendrot, 1998 #93; Body-Gendrot, 1992 #355; Body-Gendrot, 1998 #359}

Page 18: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 25

est ainsi renvoyé à son statut précaire d’étranger, alors qu'aux Etats-Unis, le terme relève d'une

autre logique et désigne une population sensiblement différente : « le terme immigrant réfère soit

pour les Français à un processus en train de se produire, soit pour les Américains à la

construction d’une nation qui serait formée par des immigrants […] Immigrant en ce sens réfère à

une immigration de peuplement, constitutive de la nation […] fondée sur le mythe du melting-pot

et de la Terre promise. » {Body-Gendrot, 1992 #356} De fait, l’immigrant désigne aux Etats-Unis

une personne qui a exprimé le souhait de s’installer dans le pays d’accueil, puisque le statut

d'immigrant est conditionné par l'obtention du droit de résidence permanent aux Etats-Unis. Selon

la démographe et sociologue Michèle Tribalat, il faut d'ailleurs réserver le terme d’ immigrant à

toute personne détentrice d’un titre de séjour d’une durée supérieure ou égale à un an {Tribalat,

1994 #201}.

Il est également intéressant d’envisager le point de vue des acteurs interrogés, afin de

savoir ce qu’évoque pour eux le mot immigrant. Nombreux sont ceux qui se présentent comme

« de passage », n’envisageant pas que leur séjour puisse s’inscrire à terme dans la longue durée.

Ce terme est, en outre, souvent lié dans le discours des acteurs au thème de l’emploi. Pour Mlle C.

D., une journaliste travaillant pour un magazine américain, "le critère d’être immigrant ne rentre

pas tellement en compte dans le recrutement si l’anglais est parlé. En tant qu’immigrant, il y a

une remise en question constante au niveau des compétences, et c’est positif car cela nous pousse

à faire plus de travail. »" [Entretien réalisé le 8 janvier 1999]. Mlle H. B., cartographe aux Nations

Unies, nous précise que "le départ, pour la plupart des immigrants, se fait pour trouver un

premier boulot." [Entretien réalisé le 11 janvier 1999]. Madame S. K., journaliste pour un

quotidien français, distingue quant à elle le statut d’expatrié à celui d’immigrant : "Quand vous

êtes expatrié, vous avez les moyens de faire face, la vie d’expatrié français n’est pas du tout

pareille que celle de l’immigrant qui arrive aux Etats-Unis." [Entretien réalisé le 3 février 1999].

Selon elle, il faut distinguer les Français bénéficiant du statut juridique d’expatriés, disposant d’un

salaire et d’autres avantages financiers importants, pour qui l’installation aux Etats-Unis se fait

sans trop de difficultés car ils sont pris en charge, et les autres Français immigrant aux Etats-Unis,

confrontés quant à eux à de nombreuses difficultés, pour la plupart financières (prix des loyers,

entre autres) et juridiques (la question du visa revient souvent).

Page 19: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 26

Dans toutes ces définitions, le sens du mot immigrant est directement lié au projet

migratoire, au motif que sous-tend l’acte migratoire, à savoir l’intention (ou non) de s’implanter

de manière permanente aux Etats-Unis, en lien avec le thème de l’emploi. Ainsi, ce terme désigne

à la fois la façon dont la société désigne l’immigrant, la façon dont les chercheurs le désigne, et la

manière dont l’immigrant perçoit sa condition. Mais il est délicat de statuer entre la définition

française et la définition anglo-saxonne, dans la mesure où le contexte de vie est anglo-saxon et la

population d’étude est française. S'il s'avère possible de désigner chaque membre de la population

d'étude comme une personne qui s’est déplacée d’un pays vers un autre, traversant une ou

plusieurs frontière(s), dans le but de s’établir dans le pays d’arrivée pour une durée supérieure à

trois mois et d’y exercer un emploi, le terme immigrant au sens américain introduit une autre

condition : le droit de résidence permanent aux Etats-Unis. Sans ce droit de résidence permanent,

le migrant reste une non-immigrant au sens américain. Seuls certains travailleurs français

hautement qualifiés résidant à New York peuvent donc être considérés comme immigrants au sens

américain.

2.2.2.2 L'immigré

Selon le ministère de l’intérieur français, "toute personne étrangère qui séjourne en

France pour un délai supérieur à trois mois " (durée du séjour en tant que touriste) est considérée

comme immigrée. Mais au-delà de cette définition officielle, le concept d’immigré, comme celui

d'immigrant d'ailleurs, nous informe sur la perception par la société d’accueil du migrant et des

conditions de son séjour. Utilisé en France, ce terme n'a pas d'équivalent américain. Véronique De

Rudder explicite dans la Revue « Pluriel » la distinction qu’il faut faire entre immigré et

immigrant : "Ce n’est guère qu’en France, du moins jusqu’à aujourd’hui, que s’est vulgarisée la

désignation d’immigré, à l’inverse des Etats-Unis où les émigrés sont des immigrants, vocable

rare en Français. Ce terme d’immigré est censé correspondre à un statut et permettrait

d’identifier un groupe de population alors qu’immigrant indique un mouvement et donc un

moment. Dire « immigrant », comme aux Etats-Unis, c’est reconnaître que ces arrivants sont

susceptibles d’entrer dans la société américaine qui est donc pensée comme formant une nation

par immigration… En assignant à un état, immigré(s) en Français pérennise la précarité de la

Page 20: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 27

condition immigrante, entretenant l’idée que les immigrés restent à part de la société nationale."

{De Rudder, 1993 #1}.

Dans cette optique, le terme immigré ne peut être utilisé pour désigner les élites

françaises ayant immigré à New York et à Londres,. puisqu'il fixe ad vitam aeternam le migrant

dans sa situation précaire : il est désigné comme celui qui a immigré, en marge vis-à-vis de la

population autochtone. Ce terme assigne de manière définitive le migrant à son statut d'étranger

dans le pays d’accueil alors qu'une partie de la population d'étude est double nationale ou souhaite

le devenir, comme l’explique Abdelmalek Sayad dans ses recherches sur les souffrances de

l’intégration pour les populations migrantes{Sayad, 1992 #210; Sayad, 1994 #214; Sayad, 1999

#483}. En outre, comme le souligne Madame Body-Gendrot, l'usage de ce terme est péjoratif

puisqu'il évoque en France « une main d’œuvre d’appoint, destinée à repartir dans le pays

d’origine. » (Body-Gendrot 1992) C'est sans aucun doute pour cette raison qu'aucune des

personnes interrogées ne s'est définie comme immigré.

Il convient par conséquent d’utiliser le terme “immigrer” avec précaution. Nous

emploierons ce terme pour désigner le fait de se rendre dans un nouvel espace, une nouvelle entité

politique, avec franchissement d’une ou plusieurs frontières, pour une durée supérieure à 3 mois

(en deçà, il s’agit d’un séjour assimilé à du tourisme).

2.2.3 Etre Français hors de France

2.2.3.1 Nationalité et citoyenneté

Si en France les notions de nationalité et de citoyenneté sont étroitement liées, il n’en va

pas de même aux Etats-Unis. Si la citoyenneté est « la qualité d’un membre d'un État considéré du

point de vue de ses devoirs et de ses droits civils et politiques » (Larousse), la nationalité renvoie

au concept de nation, « un groupement d'individus de même origine ou partageant une histoire et

des traditions communes, mais qui n'est pas constitué en État. » (Larousse). Il faut par conséquent

distinguer le fait d'être citoyen américain de celui d'être effectivement membre de la nation

américaine. Celle-ci est souvent décrite comme une mosaïque de populations d'origines

géographiques les plus diverses, notamment par Sophie Body-Gendrot dans son ouvrage intitulé

Page 21: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 28

"Les Etats-Unis et leurs immigrants. Des modes d'insertion variés." {Body-Gendrot, 1991 #63}.

Léon Bouvier présente également dans un article de la Revue Internationale des Migrations

Européennes l'impact de l'immigration sur la structure démographique de la population américaine

{Bouvier, 1990 #99}. Pour noircir le trait, on pourrait même dire que le fait de résider aux Etats-

Unis pendant une longue période soit un critère suffisant pour être considéré comme Américain, la

citoyenneté paraissant alors secondaire. Ce constat s'appuie sur deux éléments : les régularisations

accordées de manière récurrente aux immigrants clandestins résidant depuis plus de cinq ans aux

Etats-Unis, et le fait que le seul document officiel attestant de la citoyenneté américaine soit le

passeport, le concept de carte d'identité n'existant pas aux Etats-Unis. En France, chacun peut à

tout moment et en toute occasion être amené à présenter sa carte d'identité attestant de sa

citoyenneté française. La distinction entre citoyenneté et nationalité aux Etats-Unis est d'autant

plus importante qu'à New York, on peut réellement se sentir et être considéré comme Américain

sans en posséder la citoyenneté. En effet, lorsqu'on vit depuis de nombreuses années dans une

métropole américaine où le mélange de populations atteint un paroxysme, on se sent aussi

Américain qu'un enfant de Porto-Ricains né dans le Queens, qu'un Haïtien ou un Polonais vivant à

Brooklyn depuis vingt ans, parce qu'on partage avec eux des repères spatiaux et culturels new

yorkais. Sophie Body-Gendrot met d'ailleurs en évidence l'importance de cette diversité

géographique au travers de l'exemple new yorkais {Body-Gendrot, 1994 #235}.

2.2.3.2 Français de l’étranger et Français à l’étranger

Une question se pose : comment se définir comme Français dans un contexte anglo-saxon ?

Pour répondre à cette interrogation, il faut tout d'abord faire la distinction entre les expressions

Français de l’étranger et Français à l’étranger. Si l’on en croit les travaux de Béatrice Verquin, la

nuance tiendrait à la durée du séjour. « Entre ces deux appellations généralement admises, une

nuance apparaît dans l’usage. L’expression « Français de l’étranger » est souvent employé lorsque

l’on parle du ressortissant résidant à l’étranger pour une longue durée tandis que l’expression

« Français à l’étranger » de plus en plus utilisé, fait couramment allusion aux Français en mission

de courte durée.» {Verquin, 1995 #26} En outre, une expression plus globale permet de définir

l'ensemble de la population française établie à l'étranger, celle de Français hors de France. En nous

basant sur toutes ces distinctions, il paraît plus pertinent d'utiliser l’expression Français de New York

Page 22: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 29

que l’expression Français à New York, puisque nous ne nous intéressons pas simplement aux

personnes résidant pour une courte période à New York.

2.2.3.3 Le rôle des autorités françaises à l’étranger

Les Français de New York bénéficient de plusieurs interlocuteurs français lors de leurs

séjours à l'étranger. Il est en effet indispensable de mettre en avant le rôle de représentation de l'Etat

que doivent assumer l'Ambassade et les consulats français aux Etats-Unis. Une brochure disponible

dans l’ensemble des consulats français à l’étranger, ainsi qu’à la Maison des Français de l’Etranger,

au Ministère des Affaires Etrangères, précise ainsi le rôle du consulat : « Résidant dans un pays

étranger, vous êtes automatiquement soumis à sa législation. Mais vous restez un Français à part

entière sous la protection de la France, représentée par son consul. Le consul et ses collaborateurs

peuvent vous conseiller dans les démarches que vous avez à accomplir et vous assister en cas de

difficulté. Le rôle du consul est aussi de vous protéger contre les éventuels abus, exactions ou

discriminations dont vous pourriez faire l’objet. ». Ainsi, les consulats permettent d'assurer un

soutien et un lien administratif avec la France, mais une de leurs principales tâches consiste

également à recenser le nombre de ressortissants rattachés chaque année à un consulat.

L’immatriculation consulaire permet ainsi aux autorités françaises de conserver un contact

avec les ressortissants français établis dans la circonscription, mais celle-ci n’est malheureusement

plus obligatoire depuis 1961. Un extrait de la brochure citée précédemment indique avec précision le

rôle de l’immatriculation : « Vous avez le plus grand intérêt à vous faire immatriculer au consulat.

Cette démarche se matérialisera par la remise d’une carte d’immatriculation consulaire, gratuite,

valable 5 ans, avec possibilité de renouvellement.. Lorsque vous êtes immatriculé, le consul vous

connaît et sait que vous êtes en situation régulière. Il peut vous venir en aide lors d’évènements

susceptibles de menacer votre sécurité ou en cas de problème avec les autorités locales.

L’immatriculation est en outre indispensable pour l’inscription sur une liste électorale en France,

pour donner procuration de vote valable plus d’un an, pour obtenir la délivrance d’une carte

nationale d’identité ainsi que pour effectuer une demande de bourse scolaire. Dans tous les cas,

votre immatriculation au consulat facilite et accélère les formalités administratives. » .

Page 23: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 30

Dans le cadre de cette recherche, il s’avère que l’immatriculation reste de toute évidence un

des seuls outils statistiques permettant de mesurer l’évolution de la présence française aux Etats-

Unis. Précisons que la population consulaire ne recouvre absolument pas l'ensemble de la population

française établie à New York : les estimations du consulat de New York prennent en compte le

nombre d’immatriculés mais ne font qu'évaluer le nombre de non immatriculés. En effet, pour

l'ensemble des circonscriptions consulaires françaises dans le monde, le rapport entre population

consulaire et population réelle est arbitrairement fixé, de manière plus ou moins formelle, à un pour

trois. Lors d’un entretien avec monsieur le consul Duquet, il apparaît que « si l’on compte environ

20000 immatriculés, le nombre de Français à New York est en réalité trois fois supérieur, même si

personne n’est allé les compter. Cependant, le recensement de l’administration américaine permet

de connaître le nombre de Français détenteurs de la Green Card ou de tel ou tel visa ainsi que le

nombre de doubles nationaux. » [R. Duquet, 13 décembre 2000] Ces propos sont corroborés par

ceux du monsieur le vice-consul Roland Menu, chef de Chancellerie, notamment responsable de

l’établissement et de la mise à jour annuelle des données statistiques relatives à la population

française et double nationale immatriculée dans la circonscription consulaire de New York.

Monsieur Menu affirme en effet que « on estime à 70 à 80000 la population française dans la

circonscription. On estime à 50000 les non immatriculés, mais c’est impossible de savoir,

notamment parce que les illégaux ne se font pas connaître. En plus, 300000 Français viennent à

New York chaque année, et on ne sait pas combien reste. Sur 60 à 80000 Français, on compte un

tiers d’immatriculés par rapport au nombre total. » [R. Menu, 13 décembre 2000] Il est par

conséquent fortement probable que la proportion de Français non immatriculés soit supérieur à deux

tiers de la population totale. Par conséquent, les données consulaires ne sont strictement valables que

pour les Français immatriculés de New York, et pas forcément l'ensemble des Français de New

York.

2.2.4 Les Franco-Américains nés en France

Nous estimons que les Franco-Américains hautement qualifiés nés en France font partie de

la population d'étude dans la mesure où ils sont détenteurs de la nationalité française, ont effectué

une migration pour se rendre à New York, et disposent d'un haut niveau de qualification

professionnelle. Ils sont nés en France d'un parent américain et d'un parent français, ou nés en

Page 24: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 31

France de parents français et ont par la suite accédé à la double nationalité, par naturalisation ou par

mariage avec un ressortissant américain.

Cependant, les problématiques que peuvent susciter le départ et l'installation des Français

hautement qualifiés à New York doivent être envisagées sous un jour sensiblement différent. En

effet, le fait de se rendre aux Etats-Unis ne signifie pas forcément pour ces personnes de quitter le

pays d'origine pour s'installer dans un pays d'accueil. La France et les Etats-Unis peuvent

représenter, à des degrés divers suivant l'éducation et les expériences vécues par chaque individu,

deux "chez soi". La migration vers New York représente alors un passage d'une patrie à un e autre.

En effet, une grande partie de ces acteurs témoigne d'un profond attachement pour les Etats-Unis

sans pour autant rejeter leur identité française. Qu'ils soient nés de parents américains ou qu'ils aient

acquis la citoyenneté américaine ultérieurement, nombre de Franco-Américains nés en France que

nous avons interrogés affirment se sentir à la fois "100% Français et 100% Américains".

En outre, d'un point de vue purement administratif et juridique, le franchissement de la

frontière et l'arrivée aux Etats-Unis ne rencontrent aucune contrainte particulière. Au contraire du

reste de la population d'étude, ils ne sont pas confrontés au problème de visas de travail et de séjour

aux Etats-Unis, dans la mesure où ils disposent d'un passeport américain et sont par conséquent

considérés comme des ressortissants des Etats-Unis à part entière. Il s'avère que la très grande

majorité des Franco-Américains que nous avons interrogés voyagent uniquement avec leur passeport

américain parce qu'ils rencontrent généralement moins de problèmes administratifs pour pénétrer

dans un autre pays.

Une autre thématique doit également être abordée différemment, celle du statut du double

national en France et aux Etats-Unis. Pour le reste de la population d'étude, l'installation dans le pays

d'accueil soulève la question du changement de statut juridique, les ressortissants français étant alors

renvoyés à leur situation de migrants et d'étrangers. Pour les Franco-Américains, la question ne se

pose généralement pas en ces termes : bilingues, ils seront perçus comme des Américains, et ne

seront ni considérés comme étrangers, ni comme migrants. Mais nous avons également rencontré

des doubles nationaux ne disposant pas d'un très bon niveau d'anglais, et dans ce cas de figure, ils

peuvent être considérés comme Français aux Etats-Unis, même s'ils ne revendiquent pas

ouvertement leur identité française. Leur faible niveau de locution en anglais interfère alors avec la

reconnaissance de leur citoyenneté américaine.

Page 25: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 32

2.3 De la France vers New York

Un des objectifs de cette étude est de rendre manifeste la spécificité de cette migration

vers New York, de montrer le rôle unique de cette métropole américaine dans la dynamique de

départ des compétences françaises vers l’étranger. Nous souhaitons mettre en évidence les raisons

qui poussent les Français à choisir cette destination privilégiée.

2.3.1 Un parcours migratoire

Pour rendre compte de la dynamique migratoire qui amène des ressortissants Français et

Franco-Américains à quitter la France pour partir travailler à New York, il est nécessaire de définir

avec précision les conditions dans lesquelles cette migration s'est déroulée pour être représentative

du phénomène que nous souhaitons présenter. Nous nous intéressons donc aux déplacements de

travailleurs français et Franco-Américains hautement qualifiés du territoire français, la France

métropolitaine et les Départements et Territoires d’Outre-Mer, vers l’aire métropolitaine de New

York (voir carte n°2). En outre, l’analyse de ce déplacement porte sur l’itinéraire complet suivi par

les migrants entre la France et New York, et peut évidemment être ponctué d’étapes dans des lieux

et pour des durées variables. Les personnes ayant vécu dans un autre pays étranger avant de se

rendre à New York font par conséquent partie de la population d'étude.

2.3.2 Une destination spécifique : New York

Comme l'explique Saskia Sassen, New York revêt la particularité d'être un métropole

globale {Sassen, 1994 #233; Sassen, 1996 #231}. Elle constitue avec Tokyo et Londres un des

trois pôles de la Triade, les trois principaux centres de la finance internationale, et pèse donc très

fortement sur le monde de la finance internationale. Sa population est cosmopolite, globalement

qualifiée voire très qualifiée. L'importance de l'immigration y permet un brassage de populations

d’origines sociales et géographiques diverses. D'un point de vue spatial, la métropole new

yorkaise fait partie d’une nébuleuse urbaine plus vaste, la mégalopole du nord-est des Etats-Unis,

qui s’étend de Boston au nord, à Washington au sud (voir carte n° 1).

Page 26: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 33

Carte n°1

Carte n°2

Page 27: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 34

S'il est primordial de connaître le parcours migratoire suivi par les acteurs, nous

souhaitons également étudier les modalités de leur installation à New York. C'est pourquoi l’aire

métropolitaine de New York constitue notre échelle de référence : regroupant plus de huit millions

d’habitants, elle comprend selon l'organisme responsable de l’aménagement et du développement

de l’espace urbain métropolitain, le City Planning of New York, les cinq divisions administratives

suivantes, appelées Boroughs : Manhattan, Brooklyn, Queens, Staten Island, Bronx. New York est

située sur la côte atlantique des Etats-Unis, au sud-est de l’Etat portant le même nom, à

l’embouchure de l’Hudson river. Ses quartiers centraux sont délimités physiquement par les rives

de l’île de Manhattan, et les différents quartiers périphériques sont associés à des entités

topographiques distinctes : à l’est de l’East River, sur la partie occidentale de l’île de Long Island,

les quartier de Brooklyn et du Queens. Au sud de Manhattan et de la baie de New York, l’île de

Staten Island. Enfin, séparé physiquement de l’île de Manhattan et du Queens par l’Harlem River

et l’East River, le quartier du Bronx, limité au nord par la province du Westchester.

Néanmoins, cette définition administrative ne reflète que partiellement l’étendue de la

ville de New York, et certaines données porteront sur un cadre plus large que cette échelle de

référence. En effet, l’ile de Long Island, le comté du Westchester ainsi que les côtes du New

Jersey font partie intégrante de la métropole, dans la mesure où le tissu urbain y est continu et

dense et que l’économie des quartiers centraux et des espaces périphériques sont intimement liés,

comme en témoigne l’importance des migrations pendulaires quotidiennes. Cet ensemble urbain

regroupe plus de 10 millions d’individus en l’an 2000, selon le City Planning of New York. Le

recensement mené en 1990 dénombrait plus de 7,3 millions pour Manhattan et les cinq quartiers

proches, plus de 8,8 millions pour l’aire métropolitaine new yorkaise et près de 19,2 millions pour

la Greater Metropolitan area. Le Grand New York, représenté sur la carte n°3, correspond à une

aire urbaine étendue, ou Tri State Area, qui regroupe plus d’une vingtaine de millions d’habitants

et comprend les cinq boroughs ainsi que la partie orientale du New Jersey, le sud-est de l’Etat de

New York et le sud du Connecticut.

Page 28: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 35

Carte n°3

Dans cette optique, si nous avons choisi de mener principalement nos recherches de

terrain à partir des quartiers centraux, des centres financiers et commerciaux, des pôles d’emplois

de cette métropole, nous avons mené aussi mené des enquêtes dans les quartiers périphériques.

Ainsi, les investigations ont tout d’abord débuté à New York sur l’île de Manhattan, en particulier

dans Midtown, le Upper East Side et le Upper West Side. Puis nous avons interrogés des

personnes dans le reste de l’île de Manhattan, mais également dans le Westchester et à Brooklyn,

dans le New Jersey et dans le Queens.

Page 29: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 36

2.3.3 Un champ migratoire transatlantique

Il est indispensable de réinscrire cette migration dans un contexte plus large du point de

vue spatial et temporel, celui des relations et des échanges transatlantiques. Depuis près de deux

siècles, les Etats-Unis et l'Europe entretiennent des liens constants de tout point de vue. Les

échanges économiques et culturels, les alliances politiques ont entraîné la constitution progressive

de véritables filières migratoires transatlantiques : jusqu'au début du vingtième siècle, les

ressortissants européens constituaient la plus grande partie de l'immigration vers les Etats-Unis,

New York constituant une porte d'entrée de première importance.

C'est dans cette logique qu'il faut envisager les migrations actuelles, qui bénéficient des

jalons fixés par les générations précédentes de migrants. Les flux et les échanges de travailleurs

français vers les Etats-Unis s'appuient donc en partie sur des filières organisées de longue date.

Cette circulation des compétences constitue une des principales dynamiques animant à l'heure

actuelle le champ migratoire transatlantique.

2.4 En résumé, une migration à plusieurs facettes

En définitive, le regard porté sur le migrant est directement fonction de la manière

d'appréhender le fait migratoire. La migration des travailleurs français hautement qualifiés à New

York présente en effet différents visages. Vécue comme un départ par le pays d'origine ou perçue

au contraire comme une arrivée par le pays d'accueil, cette migration est alternativement le fait

d'émigrés ou d'immigrants. Faisant figure d'étranger dans ce nouveau cadre de vie, le Français

vivant hors de France est amené à lentement reconstruire son identité. Mais ces Français hors de

France présentent une autre caractéristique qui les distingue des autres migrants : leur haut niveau

de qualification professionnelle.

Page 30: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 37

3 DES MIGRANTS HAUTEMENT QUALIFIES

Afin de déterminer qui peut être considéré comme hautement qualifié parmi les Français

ayant migré à New York, il est nécessaire de proposer une définition du concept de qualification

professionnelle, centrale dans cette recherche. Le concept de travailleur hautement qualifié relève

en effet de réalités diverses : il convient par conséquent de préciser les critères sur lesquels nous

nous basons pour déterminer si un acteur peut ou non être considéré comme hautement qualifié,

voire comme une élite professionnelle.

3.1 Une définition consensuelle difficile à atteindre

Difficile à cerner, c’est un concept très large, qui repose sur un ensemble de données liées

à des expériences, des connaissances, des savoir-faire divers, rares et recherchés, et qui évoque des

réalités différentes en France, aux Etats-Unis et à l'échelle internationale.

Dans un dossier du Monde consacré à la notion de qualification professionnelle, la

compétence professionnelle est présentée comme un concept ne faisant pas l'objet d'un consensus

au niveau international {Bellier, 1998 #348}. Si le Bureau International du Travail définit le

travailleur migrant comme toute « personne qui émigre d'un pays vers un autre pays en vue

d'occuper un emploi autrement que pour son propre compte; il inclut toute personne admise

régulièrement en qualité de travailleur migrant. » [Lien Internet : Convention révisée de 1949 sur

les travailleurs migrants], il n'apporte pas une définition universelle de la notion de qualification

internationale. En effet, si l'Annuaire des statistiques du travail du B.I.T. "catégorise l'emploi sur

la base de la Classification internationale type, par industrie, de toutes les branches d'activité

économique (CITAE),", cette base commune n'est pas utilisée par l'ensemble des nations dans le

monde : "la plupart des pays utilisent cette classification, mais il arrive que la teneur des groupes

d'industrie varie d'un pays à l'autre." D'une manière plus globale, il s'avère que chaque Etat

adopte sa propre définition de la notion de qualification ou de compétence professionnelle,

reconnaissant d'une manière spécifique les savoir-faire, les connaissances et les aptitudes

professionnelles des individus. Du Japon à la Mauritanie, de la Malaisie à la Nouvelle Zélande et

du Mexique à la France, le travailleur qualifié ou très qualifié ne présente jamais le même profil.

Page 31: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 38

Il est cependant nécessaire de s'appuyer sur une définition théorique précise et pertinente

du concept de qualification professionnelle. Nous retiendrons par conséquent les définitions de

trois géographes anglo-saxons. L’approche d’Allan M. Findlay, géographe britannique, consiste à

analyser les flux migratoires de travailleurs hautement qualifiés en s’appuyant sur des données

statistiques relatives au nombre de permis de travail accordés au Royaume-Uni. Ainsi, lorsque

Findlay évoque l’importance économique des travailleurs hautement qualifiés, ou « highly skilled

workers », il fait référence au « professional and managerial staff », des travailleurs disposant de

permis de travail attestant de leur statut de dirigeant ou de cadre d’entreprise {Findlay, 1993

#104}. Un autre géographe britannique, Stephen Castles, étudie depuis de nombreuses années les

migrations internationales de main d’œuvre {Castles, 1994 #62}, mais c’est dans une publication

récente qu’il définit de la manière la plus précise le migrant hautement qualifié. Selon lui, il s’agit

de « personnes possédant des qualifications en tant que directeurs, cadres, spécialistes,

techniciens ou autres, qui se déplacent sur le marché du travail interne d'entreprises

transnationales et d'organisations internationales, ou qui cherchent un emploi par l'intermédiaire

des marchés du travail internationaux où se négocient les compétences rares. » {Castles, 2000

#423}. Enfin, la définition la plus large est proposée par un géographe américain, Peter Stalker,

qui présente les travailleurs hautement qualifiés comme des « personnes qui possèdent un haut

niveau d’instruction ou de formation et dont les compétences se transfèrent aisément d’un pays à

l’autre. Beaucoup travaillent pour des sociétés multinationales et passent d’une filiale à l’autre,

la plupart en tant que cadres techniques ou administratifs, certains en tant que stagiaires. Dans

cette catégorie, on peut aussi ranger les universitaires et les étudiants. ». {Stalker, 1993 #107}

Cette vision de la migration de compétences est à mettre en parallèle avec la notion de « migration

fine », qui concerne un nombre limité de migrants, mais dont « la « valeur ajoutée» en termes de

savoir–faire, d’expérience professionnelle, de créativité, est par contre élevée. » {Simon, 1995

#77}.

Si ces définitions fournissent un cadre théorique satisfaisant pour définir la notion de

qualification professionnelle, il reste indispensable de préciser l'usage que nous faisons de ce

concept dans le cadre de notre recherche, tant il est central dans notre problématique. Il est par

conséquent indispensable de présenter les critères que nous avons utilisés pour identifier les

travailleurs hautement qualifiés parmi la population française ayant migré à New York.

Page 32: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 39

3.2 Des caractéristiques communes à l'ensemble des acteurs

Avant de proposer notre définition du travailleur hautement qualifié, nous désirons

présenter les critères que nous avons adoptés pour mettre en place notre échantillon d'étude. C'est

en discutant avec les acteurs rencontrés à New York que nous avons pu affiner ces critères, qui

permettent d'identifier les travailleurs hautement qualifiés.

Il faut souligner l'importance du statut juridique, de l’emploi exercé, mais d'autres critères

entrent en compte, comme les responsabilités assumées, les compétences professionnelles réelles,

mais aussi le créneau économique exploité dans le marché local. Amené à diversifier la population

interrogée lors de la seconde enquête, nous avons notamment interrogés des restaurateurs, des

artistes, des commerçants et chefs d’entreprise, notamment dans les Start-ups.

3.2.1 L'importance du statut juridique

Si l’on en croit Gildas Simon, « le degré de qualification, le niveau de compétence

constitue l’un des caractères les plus discriminants sur le plan migratoire dans la mesure où le

niveau professionnel influe non seulement sur le montant de la rémunération, sur le statut social

afférent à la profession exercée, mais aussi sur l’attitude du pays d’emploi à l’égard du migrant et

la protection que les autorités sont prêtes à lui accorder ou non. » {Simon, 1995 #77} La barrière

administrative constitue un facteur de sélection migratoire, facilitée pour les travailleurs

hautement qualifiés. Nous faisons cependant exception des Franco-Américains dans cette partie,

dans la mesure où ils sont considérés comme américains par les services de l'immigration. Dans le

cas des Etats-Unis ou de la France, l’obtention d’un visa de travail s’effectue selon des modalités

différentes mais nécessite toujours des efforts, des démarches administratives fastidieuses, de

nombreux documents administratifs à fournir. Les gens les plus éduqués sont favorisés, sont plus à

même de gérer et de remplir ces formalités.

Le statut juridique du migrant peut constituer une bonne indication de ce haut niveau

d’expertise dans la mesure où l’attribution des visas de séjour et de travail des immigrants, au sens

américain, c'est-à-dire des migrants ayant obtenu un droit de résidence permanent aux Etats-Unis,

est notamment fonction, depuis l’IMMACT de 1990, du niveau de formation et de qualification

professionnelle atteinte par le migrant. L’IMMACT, ou Immigration Act de 1990, correspond à la

Page 33: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 40

politique migratoire mise en place par les services de l’immigration américains, ou I.N.S.

(Immigration and Naturalization Service) deux ans plus tard, en 1992. Les quotas d’immigration

liés à l’origine géographique des migrants sont remplacés par le système des préférences, qui se

fonde sur des critères professionnels et familiaux, favorisant notamment les entrées de travailleurs

qualifiés et hautement qualifiés sur le territoire américain. Il s'avère que la politique migratoire

américaine actuelle est intimement liée, voire orientée, par les besoins du marché de l'emploi, et il

est par conséquent indispensable de recadrer le phénomène que nous étudions dans ce contexte

juridique. La question du visa de travail et de séjour du migrant s'avère donc cruciale dans la

réflexion globale sur le pourquoi de cette migration. Le tableau n°1 présente les principaux visas

dont sont détenteurs les acteurs interrogés.

Tableau n°1

Les visas de la population d’étude D’après {Livio, 1994 #17}

Organismes et entreprises internationales A Diplomatie Ambassadeurs, ministres, diplomates,

fonctionnaires internationaux G Organisation internationale Représentants et fonctionnaires

L Détachement dans une filiale américaine

Dirigeants et employés

Investissement commercial E Investissement E-1, négociants

E-2, créateurs d’entreprises Education et communication J-1 Programme d’échange Etudiants, chercheurs et professeurs, coopérants

du service national I Média Journalistes, représentants de la presse

Haute qualification professionnelle H Professionnels ayant un niveau

d’études supérieur au diplôme de maîtrise français

H-1B, employés hautement qualifiés étrangers travaillant pour un employeur américain

O Personnes disposant d’un très haut niveau dans le domaine des sciences et de l’éducation

Artistes, scientifiques, hommes d’affaires, de haut niveau

De fait, le type de visa dont est détenteur un individu constitue sans aucun doute une des

marques les plus objectives de sa compétence professionnelle, dans la mesure où les Services de

l'immigration américains, ou I.N.S. (Immigration and Naturalization Service), imposent à chaque

migrant d'apporter la preuve de sa qualification, notamment du point de vue des expériences

professionnelles et du niveau de formation et d'éducation reçu.

Page 34: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 41

Cependant, nous ne limitons pas notre population d’étude aux seuls détenteurs de visas de

travailleurs hautement qualifiés, H (employés hautement qualifiés) et O (personnes disposant de

compétences exceptionnelles), puisque d’autres migrants correspondent à notre population

d’étude. Il peut en effet s’agir de membres d’organisations internationales, disposant de visas A

(diplomates), G (organisations internationales) et L (personnel détaché ou expatrié de

multinationales), mais aussi d’investisseurs avec un visa E (négociants et créateurs d’entreprises),

de professeurs et de stagiaires avec un visa J, ou de membres de la presse avec un visa I

(journalistes). En outre, certaines personnes interrogées ont changé de type de visa depuis leur

arrivée aux Etats-Unis, sans que cela ne puisse remettre en cause leur haut niveau de qualification.

Enfin, la population d’étude comprend également des personnes hautement qualifiées sans visa de

travail, qui bénéficient soit de la double nationalité, soit du droit de résidence permanente grâce à

la carte verte.

En outre, nous avons rarement été en mesure de connaître à l'avance les visas des

interlocuteurs. Il est en effet impossible de connaître l'identité des Français disposant des visas

présentés plus haut (A,G,L,E,I,J,H,O) puisqu'il n'existe aucune liste nominative précisant le type

de visa détenu par le migrant français à son arrivée aux Etats-Unis. C'est pourquoi nous n'avons

pas pu établir notre échantillon d'étude en fonction des visas dont les individus étaient détenteurs,

mais en nous basant sur d'autres critères pour déterminer de manière indirecte leur niveau de

compétences. Pour apprécier le haut niveau de qualification et de compétences professionnelles,

nous avons parfois pu nous baser sur le statut juridique dont le travailleur français bénéficiait à

New York, qu'il était plus facile d'établir a priori. Nous nous sommes intéressés à quelques profils

d’acteurs, détaillés par la suite.

3.2.1.1 L’employeur américain en contrat local

Un Français ne peut être employé en contrat local que si l’employeur apporte la preuve

que son job ne peut être fait par un Américain. Il s’agit donc d’un travailleur bénéficiant de savoir-

faire rares et recherchés. Parmi les acteurs interrogés bénéficiant d’un contrat local, l’analyse des

questionnaires a révélé que la majorité (83%) disposait d’un visa de type H1B, qui permet à une

entreprise américaine, française ou internationale d’engager un travailleur migrant hautement

Page 35: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 42

qualifié aux Etats-Unis pendant une période donnée, à savoir 3 ans renouvelable une fois. Sur

l’ensemble des acteurs engagés localement, 69% travaillaient pour un employeur américain. Parmi

ces Français hautement qualifiés pouvant bénéficier d’un contrat local avec un employeur

américain, on dénombre également quelques artistes interrogés lors des enquêtes, bénéficiant du

visa O1, délivré aux artistes et sportifs de haut niveau.

3.2.1.2 L’employeur français expatrié et détaché

Nous avons également cherché à rencontrer des travailleurs expatriés ou détachés, parce

qu’ils correspondent à un des profils du travailleur hautement qualifié. L’expatrié ou le détaché a

pu présenter spontanément sa candidature pour un poste à l’étranger, avoir accepté une offre qu’il

a jugée intéressante, ou plus rarement être contraint à une mutation professionnelle dans une filiale

à l’étranger. Dans tous les cas de figures, le système de sélection s’opère avant l’immigration. Les

personnes sont notamment choisies pour leurs compétences professionnelles, qui sont adaptées à

des tâches locales. Selon le Livret du Français à l’étranger, si pour le détaché « l’employeur a seul

l’initiative des formalités à remplir [et] doit s’engager à verser l’intégralité des cotisations dues

en France », pour l’expatrié « qui ne remplit pas (ou plus) les conditions pour bénéficier du

régime français en tant que détaché, la situation de l’expatrié dépend du pays dans lequel il

exerce une activité professionnelle. » {Ministère des Affaires Etrangères, 2002 #431} Ainsi le

départ à l’étranger ne s’opère pas de la même manière pour les expatriés et les détachés : il

convient par conséquent de distinguer ces deux statuts.

Par abus de langage, toute personne travaillant dans une filiale étrangère d’une société ou

d’une organisation française est communément appelée « expatrié ». Or, il s’avère que le statut

d’expatrié est aujourd’hui bien différent de celui de détaché. La distinction entre ces deux termes a

récemment été réaffirmée lors d’un forum sur l’expatriation au Royaume-Uni organisée par la

Maison des Français de l’Etranger au Ministère des Affaires Etrangères. Organisé le 10 avril 2002

au centre de Conférences Internationales du ministère des Affaires Etrangères, le forum, présidé

par Monsieur Evain, directeur de la Maison des Français de l’Etranger, avait plusieurs objectifs :

afin d’accompagner le départ d’éventuels candidats à l’émigration, ont été présentés

successivement le rôle du consulat à l’étranger, la nature de la protection sociale dont un Français

peut bénéficier à l’étranger, les formalités fiscales, douanières et administratives à remplir au

Page 36: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 43

départ et au retour, et surtout le contexte de l’emploi au Royaume-Uni. Un représentant du Centre

Charles Péguy de Londres, chargé de l’insertion professionnelle des jeunes français (18-25 ans) à

Londres, opposait ainsi les deux notions : « Un détaché est une personne qui travaille pour le

compte d’un employeur français à l’étranger pendant au moins deux ans et qui bénéfice de la

sécurité sociale française. Au contraire un expatrié, c’est une personne qui est sous contrat local

résident. Son contrat français est suspendu pour ensuite passer sous contrat local. L’expatrié ne

bénéficie pas de la couverture sociale française. » [Forum sur l’expatriation au Royaume-Uni, 10

avril 2002]. Ainsi, la distinction majeure à opérer entre le détaché et l’expatrié réside dans la

nature de son contrat de travail, et par conséquent au type de visa dont l’un et l’autre peuvent

bénéficier. Si le premier est couvert par la sécurité sociale, l’adhésion du second aux régimes

français de retraite, de sécurité sociale et d’assurance chômage est facultative. En effet, comme le

précise le Livret du Français à l’étranger « étant réputé résider et travailleur en France, le détaché

est maintenu à l’ensemble de la protection sociale française y compris donc la vieillesse, les

retraites complémentaires et le chômage. » {Ministère des Affaires Etrangères, 2002 #431}

L’expatrié est au contraire amené à souscrire spontanément à la C.F.E., la Caisse des Français de

l’Etranger. Le Livret du Français à l’étranger stipule que « en principe, vous relevez du régime de

sécurité sociale du pays d’accueil […] Si vous le souhaitez, vous pouvez également adhérer au

régime des assurance volontaires des travailleurs salariés expatriés. » {Ministère des Affaires

Etrangères, 2002 #431}

Il va sans dire que le coût pour l’entreprise ou l’organisme français d’une expatriation est

bien moindre que celui d’un détachement. Si les détachés restent plus nombreux que les expatriés

au sein de la population d’étude (12,3% contre 11,2%), les discussions avec de nombreux acteurs

permettent d’affirmer que les détachements de personnels dans une filiale étrangère se raréfient au

profit d’une embauche locale, d’une part d’expatriés français engagés sous contrat local, et d’autre

part, et de plus en plus, d’employés américains et internationaux, représentant un moindre coût

pour l’employeur. Les expatriés français engagés localement représentent en fait 31% des

détenteurs de contrats locaux au sein de la population d’étude. Il s’avère que parmi les expatriés

interrogés, si 62% d’entre eux peuvent bénéficier d’un contrat local grâce au visa H1B, 29% sont

en mesure d’être employés localement car ils disposent de la carte verte, et 9% parce qu’ils sont

franco-américains nés en France.

Page 37: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 44

3.2.1.3 Les travailleurs indépendants et les créateurs d’entreprises

Un critère pertinent pour évaluer les compétences professionnelles est la capacité

d’adaptation au marché économique et professionnel local. La réussite professionnelle démontre la

capacité à s’adapter, apporte la preuve que le travailleur est parvenu à acquérir ou à exploiter des

compétences professionnelles adaptées au monde du travail anglo-saxon. La terminologie

"travailleurs indépendants" concerne en fait les travailleurs exerçant des professions dite libérales,

qui ne sont pas employés par une entreprise mais qui exercent soit en Free Lance, soit dans leur

propre entreprise ou cabinet. Il peut s'agir notamment de photographes, de médecins ou de

psychologues, de danseurs ou chanteurs. Il est délicat de les dénombrer au sein de la population

d'étude dans la mesure où il s'agit d'une catégorie d'acteurs transversale du point de vue du statut

juridique, qui concerne à la fois une partie des résidents permanents interrogés, des journalistes et

des artistes.

Nous avons cherché à rencontrer des créateurs d'entreprise lors de nos enquêtes. Si l'on

compte de nombreuses personnes souhaitant fonder leur propre entreprise parmi les "travailleurs

indépendants", notamment par la création de Start-Ups dédiées au e-business entre 1999 et 2001, il

s'avère que la création d'entreprise reste principalement le fait de grandes sociétés françaises qui

souhaitent créer une filiale américaine aux Etats-Unis : si les détachés détenteurs de visas L1

peuvent être notamment chargés de l'administration ou de la gestion d'un filiale nouvellement

créée, représentant 11% de la population d'étude, ce sont d'autres catégories de détachés qui sont à

même de créer une filiale à l'étranger, disposant alors d'un statut spécifique, celui d'investisseur

créateur d'entreprise, voire d'investisseur commercial. Ils sont titulaires d'un visa E1 pour les

premiers, et E2 pour les seconds, mais ne représentent que 2% de la population d'étude.

Toutefois, d'autres travailleurs français hautement qualifiés ont été en mesure de créer

une entreprise. Ils ne sont pas détenteurs d'un visa spécifique lié à la création d'entreprise, mais

bénéficient d'un meilleur atout : le droit de résidence permanent, soit par la double nationalité

franco-américaine, par le mariage avec un conjoint américain, ou l'obtention de la carte verte. Les

exemples ne manquent pas au sein de la population d'étude, et de nombreux travailleurs hautement

qualifiés, auparavant employés sous contrat local par une entreprise américaine, expatriés ou

Page 38: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 45

encore détachés ont décidé de franchir le pas après l'obtention du droit de résidence permanent en

créant leur propre entreprise.

3.2.2 L'emploi

Hormis la focalisation sur ces trois grands profils, la connaissance de la branche d'activité

et du métier exercé par les acteurs ont constitué des indicateurs essentiels de la haute qualification.

Cependant, force est de constater que la reconnaissance des compétences professionnelles ne

semble pas être la même d’un pays à l’autre, suivant le secteur d’emploi concerné. Si l’on en croit

Sylviane Diouf Kamara, « c’est plutôt le bon Chef et le coiffeur plein d’idées que les Etats-Unis

recherchent » {Diouf-Kamara, 1992 #11}, des professions qui, bien qu’appréciées en France,

n’ont pas le prestige dont elles jouissent aux Etats-Unis. La « French Touch » s’applique aux

Etats-Unis à des professions reconnues comme typiquement françaises par le marché de

consommation américain. C'est pourquoi nous nous sommes systématiquement basés sur le

définition que nous avions retenue du travailleur hautement qualifié pour déterminer si tel ou tel

acteur entrait dans notre population d'étude : "Est-ce que cette personne exerce une activité

nécessitant la maîtrise de savoir-faire ou de compétences professionnelles rares ou recherchées

sur le marché de l’emploi new yorkais ?"

Il peut alors s’agir aussi bien d’un universitaire effectuant un stage post-doctoral

rémunéré par un organisme français ou américain, qu’un cadre supérieur transféré dans une filiale

établie aux Etats-Unis d’une société française, mais il peut également être question d’un Chef

français, un cuisinier dont le niveau de compétences professionnelles est reconnu comme

supérieur aux Etats-Unis. Sur ce principe, le tableau n°2 présente un aperçu des professions et des

professionnels retenus comme hautement qualifiés lors de nos enquêtes new yorkaises.

Page 39: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 46

Tableau n°2

Secteurs d'activités et emplois de la population d' étude Enquêtes menées de 1999 à 2001

Secteurs d'activité Emplois exercés

Agroalimentaire Responsables d'entreprises import-export (P.D.G. et cadres supérieurs)

Artisanat Ouvriers hautement qualifiés (compagnons serruriers et ébénistes)

Artistes Sculpteur, photographes, musiciens, chanteuses, danseurs et danseuses

Secteur bancaire et financier, expertise comptable et assurance

Très nombreux banquiers, consultants et analystes financiers, experts-comptables, cadres supérieurs commerciaux et techniques dans le domaine des assurances

Cabinet de recrutement Chasseur de têtes

Diplomatie Diplomates, Fonctionnaires internationaux des Nations Unies et membres des Consulats

Enseignement et formation

Responsables d’établissements d’enseignements français, professeurs du Lycée français de New York, professeurs d’université

Immobilier Agents immobiliers, architectes

Industrie automobile Responsable de filiales françaises (cadres supérieurs)

Industrie du luxe Responsables d'entreprises de textiles, cosmétiques, et décoration d’intérieur (P.D.G. et cadres supérieurs)

Justice Avocat

Média Travailleurs indépendants dans le journalisme, le cinéma, la production et la programmation musicale, graphistes et commerciaux dans le secteur de la publicité.

Nouvelles technologies Informaticiens (cadres et techniciens supérieurs), créateurs d’entreprises spécialisées dans le commerce électronique

Restauration et hôtellerie

Patrons et responsables financiers de grands restaurants français, maîtres d'hôtel

Santé Psychologues et médecins

Page 40: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 47

Afin de proposer une définition encore plus précise des domaines d'activité des acteurs

concernés, nous avons utilisé la grille internationale établie par le Bureau International du Travail.

Les secteurs d'activités des acteurs interrogés lors des enquêtes de terrain, présentés dans le

tableau n°3, correspondent à la catégorie 1, les cadres supérieurs et dirigeants administratifs ou de

société, et à la catégorie 2, les professions "intellectuelles" et scientifiques. Quelques acteurs

exerçaient un emploi dans d'autres catégories, notamment les employés du secteur bancaire et

financier ne disposant pas du statut de cadre supérieur, en catégorie 3, mais aussi les membres de

la restauration, tels les responsables de restaurants réputés et leurs chefs de rang, dans la catégorie

5, et enfin les Compagnons, ouvriers spécialisés en Serrurerie, ferronnerie et métallurgie d'art ou

en ébénisterie, en catégorie 7.

3.2.3 Le degré de spécialisation et le niveau de responsabilité

Si le secteur d'activité et l'emploi exercés peuvent donner une bonne indication du niveau

de qualification atteint, la connaissance du degré d'expertise nécessaire pour accomplir une tâche

ou l'importance des responsabilités assumées constituent également de bons indicateurs d'une

haute qualification.

Nous nous sommes par conséquent adressés aux Français exerçant un métier requérant des

compétences rares ou recherchées et/ou occupant des postes de hautes responsabilités. Il s'agit ainsi

de P.D.G. [ou C.I.O.] et de cadres supérieurs au sein de grandes entreprises françaises ou

américaines, de diplomates et de hauts fonctionnaires travaillant pour l'Etat Français (Consulat,

services de l'Ambassade, représentants des différents ministères) ou des Organisations

Internationales (ONU, Unesco). Les créateurs et responsables de petites et moyennes entreprises

entrent également dans la population d'étude lorsque leur emploi implique d'assumer de grosses

responsabilités, ou requiert un haut niveau de spécialisation. Compte tenu de la spécificité des

compétences requises dans des domaines tels que les Nouvelles Technologies, le secteur bancaire et

financier, l'Assurance, notre population d'étude comprend également des postes de "techniciens

supérieurs" (informaticiens et analystes financiers par exemple). En suivant ces critères, d'autres

professionnels peuvent correspondre aux profils recherchés dans des domaines divers, tels que l'art,

l'éducation, la justice et la santé par exemple.

Page 41: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 48

Tableau n°3

Code Activité

Secteurs d'activités et intitulés des professions des personnes interrogées

BIT Source : Organisation Internationale du Travail, OIT, BIT, 2001

1 Membres de l'exécutif et des corps législatifs, cad res supérieurs de l'administration publique, Dirigeants et cadres supérieurs d'entreprise

11 Membres de l'exécutif et des corps législatifs, et cadres supérieurs de l'administration publique

111 Membres de l'exécutif et des corps législatifs

112 Cadres supérieurs de l'administration publique

114 Dirigeants et cadres supérieurs d'organisations spécialisées

12 Directeurs de société

121 Directeurs

122 Cadres de direction, production et opérations

123 Autres cadres de direction

13 Dirigeants et gérants

131 Dirigeants et gérants

2 Professions intellectuelles et scientifiques

21 Spécialistes des sciences physiques, mathématiques et techniques

211 Physiciens, chimistes et assimilés

212 Mathématiciens, statisticiens et assimilés

213 Spécialistes de l'informatique

214 Architectes, ingénieurs et assimilés

22 Spécialistes des sciences de la vie et de la santé

221 Spécialistes des sciences de la vie

222 Médecins et assimilés (à l'exception des cadres infirmiers)

23 Spécialistes de l'enseignement

231 Professeurs d'université et d'établissements d'enseignement supérieur

232 Professeurs de l'enseignement secondaire

233 Instituteurs de l'enseignement primaire et préprimaire

235 Autres spécialistes de l'enseignement

24 Autres spécialistes des professions intellectuelles et scientifiques

241 Spécialistes des fonctions administratives et commerciales des entreprises

242 Juristes

244 Spécialistes des sciences sociales et humaines

245 Ecrivains et artistes créateurs et exécutants

3 Professions intermédiaires

34 Autres professions intermédiaires

341 Professions intermédiaires des finances et de la vente

342 Agents commerciaux et courtiers

7 Artisans et ouvriers des métiers de type artisanal

73 Artisans et ouvriers de la mécanique de précision, des métiers d'art, de l'imprimerie et assimilés

731 Mécaniciens de précision sur métaux et matériaux similaires

Page 42: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 49

3.3 Une élite professionnelle ?

Si nous retenons la terminologie travailleur hautement qualifié pour décrire la population

d’étude, nous avions d’abord utilisé au début de l’enquête le terme d’élite professionnelle. Nous

sommes effectivement en droit de nous demander si cette migration ne concerne qu’une élite.

Mais que recouvre la notion d’élite ? Peut-on présenter la population d’étude comme une élite

professionnelle ?

3.3.1 La polysémie du terme élite

Le terme élite ne désigne pas une population précise, suscitant auprès des personnes

interrogées de nombreuses remarques :

« Estimez-vous faire partie des élites professionnelles résidant à l’étranger ?

_ Eh bien, ça dépend de ce que vous entendez par “élites”. Pour moi, quelqu’un qui a

fait une Grande Ecole et qui ne réussit pas, ce n’est pas une élite. Peut-être qu’il pense que oui,

mais je crois que quelqu’un sans formation supérieure qui vient à New York et qui devient Chef

pâtissier chez [un grand restaurateur] fait, quant à lui, vraiment partie des élites. » [Entretien

avec Monsieur O. P., 17 janvier 2001].

La polysémie du terme élite rend en effet son utilisation délicate, pouvant entraîner la

confusion entre les notions d’élites sociales, d’élites éducatives, de cerveaux ou de riches

entrepreneurs. Lorsqu’on évoque la notion de hiérarchie tant au niveau social qu’au niveau

politique, il est alors question de l’élite sociale. Le terme élite renvoie dans ce cas de figure aux

notions de rang et de pouvoir au sein d’une société, thèmes développés dans les travaux de Marc

Martiniello. Dans un article intitulé « Elites, leadership et pouvoir dans les communautés

ethniques d’origine immigrée. Vers une approche théorique. » {Martiniello, 1988 #259}, Marc

Martiniello s'intéresse à la notion d'élites dans le contexte des migrations, et précise qu’il est

nécessaire de comprendre la place et l’influence des élites immigrées non seulement dans la

société d’accueil, mais également au sein de la population migrante, pour connaître les

caractéristiques de ce groupe social. En outre, cette même notion peut également faire référence,

au niveau éducatif et intellectuel, à la matière grise ou au quotient intellectuel, au niveau d’étude

Page 43: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 50

atteint ou aux diplômes obtenus : les cerveaux ou l’élite éducative. Enfin, il peut s’agir de la

réussite professionnelle, liée à l’esprit d’entrepreneur : les élites professionnelles.

Nous nous sommes basés lors d'une première enquête menée à New York sur une

définition de la population d'étude proche de celle d'élite éducative. En effet, nous fondant sur le

niveau de formation des individus, nous avons établi l'échantillon d'étude parmi les listings des

anciens élèves de Grandes Ecoles, ainsi que dans des secteurs d’activités ou dans des entreprises

françaises où l’éducation et le caractère élitiste du recrutement semblent liés : même si cette

population fait réellement partie de la population d’étude, elle n’en représente qu’une partie. De

fait, ce n’est pas seulement l’éducation qui peut faire les travailleurs hautement qualifiés, et ce

n’est pas non plus une nécessité, mais il se trouve que les savoirs acquis permettent pour la

majorité de disposer de hautes compétences professionnelles. La formation ne s'avère d'ailleurs

efficace que lorsque les individus savent exploiter les savoirs acquis dans une perspective

professionnelle.

Nous avons par conséquent élargi par la suite notre échantillon pour être plus

représentatif de la population d'étude, en nous inspirant de la vision d'Alain Tarrius. Lorsque

celui-ci s’intéresse à la « circulation des élites professionnelles », il s’adresse en fait « aux

personnes de haute qualification (bac+5) ou de grandes responsabilités, ayant une capacité de

prise de décision dans l’exercice des fonctions à l’étranger, de préférence occupant des emplois

créés ces vingt dernières années (sur-représentation d’informaticiens, d’ingénieurs aéronautiques

et chimistes, de juristes internationaux, de cadres financiers, de fonctionnaires internationaux,

d’organisateurs de foires commerciales). » {Tarrius, 1992 #326}

Cependant, si la notion d’élite peut nous permettre d'aborder des thématiques

intéressantes et promptes à éclairer notre recherche lorsqu'elle est définie de manière précise et

pertinente, elle reste mal accueillie par les personnes interrogées

3.3.2 Un concept mal accueilli

Le terme élite a interpellé de nombreuses personnes interrogées, et quelques-uns le

trouvent inadapté pour décrire la population d’étude. Celui-ci renvoie pour les acteurs à la notion

Page 44: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 51

de hiérarchie, c'est pourquoi ils opposent à cette notion celle de réussite professionnelle. Certains

estiment en effet que les Français qui réussissent professionnellement à New York ne sont pas

forcément des élites, associant plutôt le terme aux plus grands chefs d’entreprise, mais aussi aux

“stars du show business” [sic]. Il est vrai que si certains individus ne correspondent pas au pseudo

profil type de l'élite professionnelle française, le cadre supérieur de 30 à 35 ans disposant d'une

formation d'ingénieur, ils peuvent néanmoins être très reconnus professionnellement par le marché

économique local, comme l'exprime monsieur L. P. dans ce témoignage : “En France, le terme

élite est lié au niveau d’étude, un chef est tout de suite classé comme cuistot.[…] Aux Etats-Unis,

ce sont les savoir-faire qui sont reconnus, un chef est une star, il occupe un haut niveau dans la

hiérarchie sociale, au même rang qu’un banquier ou un avocat.”[Entretien réalisé le 18 décembre

2000]

Ce concept est imposé aux acteurs, qui se voient désignés comme élites professionnelles

lors des premiers entretiens, et peut ne pas correspondre à leur propre conception du terme élite, ce

qui peut les amener à s’interroger sur la nature de la population d’étude et du domaine

d’investigation : “Vous allez rencontrer des élites professionnelles, mais de qui s’agit-il ? Je vous

avoue que je ne pensais pas pouvoir vous aider, dans la mesure ou, pour moi, les élites ce sont des

personnes comme le patron de Saint Gobain ou de Rhône Poulenc, ou encore les stars du Show

Business.” [Entretien avec Serge Bellanger, date ?] Le concept d’élite professionnelle provoque

des réactions diverses parce qu’il n’entre pas forcément en adéquation avec la conception

personnelle qu’ont les acteurs du terme. Mais cela signifie-t-il pour autant que cette expression ne

permet pas de cerner clairement et précisément la population d’étude ? L’expression élites

professionnelles ne décrit-elle pas correctement les acteurs ?

3.3.3 Un concept inadapté à la population d'étude

Si des critères objectifs sont utilisés pour déterminer le niveau de compétences

professionnelles d’une personne, comme le niveau d’étude atteint, l’expérience professionnelle

dans le secteur d’activité, la demande du marché local pour le secteur d’activité ou, plus

spécifiquement, pour l’emploi exercé, mais aussi la nature du visa ou le statut juridique dans le

pays d’accueil, le statut d’élite professionnelle ne repose pas sur ces critères : il s'agit en partie

d'une construction mentale faite a posteriori par l’enquêteur. Bien que la notion recoupe en grande

Page 45: Précis méthodologique de la thèse

Le champ d’étude et les sources disponibles, chapitre 1, page 52

partie la population d’étude, nous ne pouvons utiliser cette terminologie qu'à l'issue de nos

investigations. Comment les désigner comme élites professionnelles sans connaissance préalable

de leur place et leur rôle au sein de la collectivité française établie à l’étranger, et qui plus est au

sein de la société d’accueil ?

En définitive, nous avons du écarté cette notion dans la mesure où elle ne permettait pas

de définir avec précision la population d’étude. Ne recouvrant pas entièrement la population que

nous souhaitons atteindre et étudier, cette terminologie présentait également une dimension

quelque peu emphatique selon certains acteurs interrogés.

3.4 Qui sont les Français hautement qualifiés à New York ?

En définitive, sont considérés comme travailleurs français hautement qualifiés à New York

les travailleurs français ou doubles nationaux résidant aux Etats-Unis, pour une période supérieure à

trois mois, disposant d’un visa temporaire de travail ou du droit de résidence permanente (carte verte

ou citoyenneté américaine), exerçant un emploi ou une fonction rémunérée qui nécessite la maîtrise

de connaissances, de compétences ou de savoir-faire professionnels rares ou recherchées sur le

marché de l’emploi new yorkais, impliquant souvent un haut niveau de responsabilités. Le marché

de l’emploi new yorkais revêt en effet la particularité d’être multiscalaire, répondant à des besoins

spécifiques au niveau local, régional, national et international.

Ainsi, ce premier chapitre visait à définir les limites thématiques de cette recherche. En

cherchant à qualifier le mouvement migratoire étudié et à identifier les acteurs concernés par cette

enquête, de nombreux concepts ont été abordés et définis. Dans cette même perspective

méthodologique, il convient maintenant de présenter les sources statistiques utilisées.