Pour une sociologie « constructiviste » de l'architecture

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POUR UNE SOCIOLOGIE « CONSTRUCTIVISTE » DEL'ARCHITECTURE Christophe Camus ERES | Espaces et sociétés 2010/2 - n° 142pages 63 à 78

ISSN 0014-0481

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2010-2-page-63.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Camus Christophe, « Pour une sociologie « constructiviste » de l'architecture »,

Espaces et sociétés, 2010/2 n° 142, p. 63-78. DOI : 10.3917/esp.142.0063

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Distribution électronique Cairn.info pour ERES.

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Christophe Camus, docteur en sociologie, maître assistant à l’ENSA de Bretagne et cher-cheur au [email protected]

Peut-on parler aujourd’hui d’une sociologie de l’architecture au même titrequ’une sociologie de l’art, du travail ? Sociologue, enseignant et chercheurdans un établissement d’enseignement supérieur de l’architecture depuis denombreuses années, il est tout naturel que je reprenne cette question qui meconduit à m’interroger sur la spécialisation ou la thématique que je porte ouincarne – parfois malgré moi, dans le regard ou le jugement de collèguessociologues en poste à l’université – ou que je contribue à faire exister à tra-vers mon enseignement et mes travaux. Mon article tentera donc de répondreà cette question avec la scientificité requise par l’exercice, mais égalementavec la conviction que nous pouvons parler aujourd’hui d’une sociologie del’architecture en la construisant épistémologiquement et en la revendiquantavec une bonne dose de volontarisme.

Tout d’abord, il s’agira de distinguer l’arrivée des sciences humaines etsociales dans l’enseignement et la recherche architecturale, de l’émergence

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Christophe Camus

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d’une sociologie de l’architecture qu’on pourrait définir, provisoirement,comme liant acteurs, pratiques et productions. Les conditions de possibilitéd’une sociologie de l’architecture ne découlent pas automatiquement du pro-cessus historique, politique et social qui a contribué à réformer l’enseigne-ment de l’architecture au cours des années 1960, en tenant compte despréoccupations urbaines et sociales ou en y convoquant des spécialistes deces questions (Camus, 2007). Au contraire, nous verrons que l’émergence decette nouvelle préoccupation sociale des étudiants en architecture et de cer-tains architectes peut conduire à investir d’autres terrains et objets d’étude.

Il s’agira notamment d’interpréter cette situation en insistant sur lamanière dont elle a pu retarder le développement d’un questionnement socio-logique de l’architecture. C’est ce que nous essaierons de faire en question-nant la sociologie des usages de l’habitat et de l’architecture et, surtout, enrepartant des perspectives laissées ouvertes par Raymonde Moulin à l’issuede son étude sur la profession d’architecte (Moulin, 1973). Nous faisons l’hy-pothèse que ces pistes de travail apportent un début de définition utile mêmesi elle s’est arrêtée au seuil d’une sociologie de l’architecture. Nous poursui-vrons alors ce travail de définition en franchissant ce seuil et en examinantnotamment les nouvelles pistes de recherche poursuivies depuis les années1980. Analysant la manière dont certains sociologues tentent de dépasser leprogramme de recherche en termes de sociologie de la profession d’archi-tecte, initié par R. Moulin, nous montrerons que la prise en compte du renou-veau de l’architecture française et de son inévitable médiatisation peutconstituer une étape nécessaire et un levier pragmatique essentiel pour allervers une sociologie de l’architecture. Enfin, en conclusion nous proposeronsdes pistes de recherche contribuant à définir et à indiquer quelques orienta-tions à une telle sociologie constructiviste de l’architecture. En effet, il appa-raît clairement que les nouvelles sociologies de l’architecture doivent, à lafois, analyser l’architecture telle qu’elle se fait, dans une société résolumentouverte et médiatique, sans oublier de tenir compte des définitions de cequ’est l’architecture ou de ce que fait l’architecte.

L’ARCHITECTURE, SES SOCIOLOGUES ET SES SOCIOLOGIES

Vu de loin, un sociologue qui enseigne et mène des recherches dans unétablissement d’enseignement supérieur d’architecture développe forcémentquelque chose qui pourrait s’apparenter à de la sociologie de l’architecture,devenant un « sociologue d’objet » (Chadoin, 2009). Il est toujours possibled’expliquer que la plupart des enseignements dispensés dans ce type d’éta-blissement relèvent des « savoirs pour l’architecture » ou que les recherchesmenées dans ce cadre sont plutôt destinées à apporter des informationsdirectes ou indirectes sur le contexte de la commande, de la pratique ou de la

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production architecturale, etc. Il n’empêche que tout cela pourrait être aisé-ment assimilé à une sociologie de l’architecture qui tairait son nom, qui n’as-sumerait pas totalement son terrain ni ses objets d’étude.

Cette difficulté à énoncer et assumer une sociologie de l’architecture ren-voie certainement à un héritage et des références. Se poser la question de sapossibilité près de quarante ans après que les sciences sociales, et notammentla sociologie, eurent trouvé leur place dans l’enseignement et la recherchearchitecturaux, revient à se demander implicitement si cette sociologie secto-rielle a une histoire et une légitimité aussi établie que celle qui caractérisel’analyse sociologique du travail, de l’art ou du fait urbain. Autrement dit,une sociologie du domaine architectural aurait encore à faire ses preuvesquant à ses théories, ses méthodes ou ses publications de référence. En effet,s’il est possible d’identifier quelques références communes à traversquelques grands sociologues français de l’espace urbain (et architectural)comme Henri Lefebvre ou Raymond Ledrut, il est beaucoup plus difficile des’entendre sur quelques figures emblématiques d’une sociologie française del’architecture (Henri Raymond ou Raymonde Moulin).

De même que les grandes références semblent faire défaut, il n’existequ’un seul usuel couvrant cette spécialité. Cet ouvrage relève ingénumentque les « sociologues se sont jusqu’à présent peu intéressés à l’architecture »(Champy, 2001, p. 6). Cette analyse de la situation découle d’une rhétoriquehabituelle puisqu’il s’agit d’introduire le premier manuel français portant surce sujet. Il reste que ces propos – émanant d’un continuateur de la sociologiede la profession d’architecte inspirée par R. Moulin – viennent révéler unerelative absence de visibilité des recherches sociologiques développées dansles écoles d’architecture.

Cet héritage problématique nous invite à revenir sur l’arrivée et l’implan-tation de la sociologie dans l’enseignement et la recherche architecturaux. Ilne s’agit pas de refaire l’histoire d’un processus qui se déroule au cours desannées 1960, sur fond de relative démocratisation de l’enseignement supérieurmais aussi de profonde remise en question des professions auxquelles ilpermet d’accéder (Violeau, 2005). Ce mouvement affecte particulièrement laprofession d’architecte (Moulin, op. cit.), et conduit ses futurs ou jeunes pro-fessionnels à remettre en question leur pratique en se tournant vers la théorieet la recherche (Raymond, 1984). Pluridisciplinaire, la jeune recherche archi-tecturale mobilise des sociologues au côté de chercheurs issus de diversesautres disciplines dans un mouvement où le doute lié à la crise se transmuteen une critique politique, démocratique et urbaine, de l’architecture.

S’engouffrant dans l’enseignement et la recherche dans un contexte decrise d’identité de la profession d’architecte et de remise en question desmodèles (des grands ensembles et de leur logique technocratique), cessociologues investissent ou poursuivent un large champ de problématiques

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urbaines (Camus, 2007). Ce questionnement de l’urbain peut aussi s’ex-pliquer par la continuité entre une sociologie urbaine, spécialité universi-taire plus structurée et dynamique (Lassave, 1997), et les nouveauxenseignements ou recherches sociologiques qui se développent dans lesécoles d’architecture.

Ainsi la polarisation sur l’urbain peut être assez consensuelle en infor-mant les producteurs d’espaces que sont les architectes, sans questionnertrop frontalement leurs pratiques ou leurs idéologies. Mais il est indéniableque l’arrivée des sciences sociales dans les écoles d’architecture coïncideavec un fort questionnement des modèles et des pratiques professionnelles(Violeau, op. cit.). Différents sociologues venus à la rencontre du monde del’architecture font ce même constat que les architectes revendiquent unlégitime « souci de tout ce qui est humain » (Raymond, op. cit., p. 7-14),qui prolonge ainsi une longue tradition (Ringon, 1997). Mais ce souci, quipeut être utile à la pratique de l’architecture en société, peut également serigidifier et donner lieu à une critique de sa rhétorique ou de son idéologie :« Artiste, l’architecte est aussi psychologue, spécialiste de l’Humain. Maisl’homme dont il parle est toujours abstrait : l’architecte traditionaliste a uneidée de l’homme comme il a une idée de l’architecture. » (Moulin, op. cit.,p. 249). Saisi de cette manière, dans le cadre d’une recherche fondatrice surla profession, l’architecte semble porteur d’une sociologie spontanée quipourrait sembler idéologique, moins scientifique ou, d’une certainemanière, concurrente.

Cette situation a certainement retardé l’émergence d’une sociologie del’architecture. Les recherches et les enseignements des sociologues ont privi-légié des connaissances scientifiques s’appliquant aux mondes sociaux ren-contrés par les pratiques architecturales. L’amélioration et l’accumulation deconnaissances sur les usages de l’espace, de la ville ou de l’habitat, ou encore sur les politiques urbaines, les grandes évolutions des modes de vie,de la société contemporaine ayant une incidence sur l’espace, constituent unprogramme qui va dans ce sens. La sociologie informe l’architecture encontribuant à la démythification de ses connaissances sociales a priori. Demême, la référence à d’autres acteurs destinataires voire producteurs d’archi-tecture, comme les habitants pavillonnaires, dans une étude fondatrice réali-sée en 1965-1966 (Haumont, 2001), ou les personnels d’entreprises (Évette,1985), contribue à complexifier et enrichir le point de vue des architectes touten relativisant leur rôle dans la production d’espace. La critique de l’idéolo-gie ou, plus pragmatiquement, des moyens ou méthodes employés par lesarchitectes motive ces recherches. Pour trouver et conforter sa place, la socio-logie oscille donc entre critique de la pensée et des pratiques de certainsarchitectes et l’exploration de domaines situés aux marges de la maîtrised’œuvre. Si l’architecture telle qu’elle se fait peut être approchée par

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1 . Sans tous les nommer, nous pensons notamment aux travaux de B. Haumont qui s’inté-resse au métier d’architecte dans sa diversité ou dans la comparaison des modes d’exercicesen pensant l’objet architectural ainsi produit, à ceux de M. Eleb qui questionne l’architec-ture entre histoire des mentalités, sociologie des usages ou de l’habitat en prise sur les pra-tiques ou projets contemporains, ou encore aux recherches de T. Évette qui part d’analysesdes espaces de travail et l’architecture d’entreprise avant de s’intéresser plus largement auxacteurs et aux processus de conception architecturale ou urbaine, cela sans omettre le rôledes images dans la communication architecturale.

quelques sociologues inscrits dans ce domaine1, l’étiquette sociologie de l’ar-chitecture n’a pas à être nécessairement mobilisée.

À côté des changements en cours dans les écoles d’architecture, a pu sedévelopper une étude de la profession d’architecte sous la direction deRaymonde Moulin, sociologue venant de la sociologie de l’art. Élaborée dansun cadre universitaire, cette recherche fera date, constituera une référenceincontournable, citée par la plupart des sociologues travaillant sur ces ques-tions, et jouera un rôle auprès des autorités de tutelle ou des institutions pro-fessionnelles.

« AU SEUIL D’UNE SOCIOLOGIE DE L’ARCHITECTURE »Des écoles d’architecture à l’université, il ne semble pas y avoir émer-

gence d’une sociologie de l’architecture énoncée comme telle, affirmée etrevendiquée. Tout un pan de la recherche architecturale à dominante sociolo-gique s’intéresse aux usages de l’architecture et, par conséquent, à d’autresacteurs que les architectes : « Ainsi, depuis 1966 au moins, les sociologuespoussent infiniment leur rocher de Sisyphe : analyser et décrire les pratiquessociales de l’habiter, en construire le modèle théorique, en expliquer les effetspratiques et l’importance. » (Shapiro, 1996, p. 14). Dans le prolongement descritiques de la technocratie et de l’élitisme de certaines générations d’archi-tectes, les sociologues restituent la parole et réhabilitent symboliquement lacompétence des habitants dans une démarche caractéristique de l’après-1968.Le choix de donner la parole aux usagers répond à un programme idéolo-gique qui prolonge certaines thématiques de la recherche urbaine. Cettesociologie des usages de l’architecture fait ressortir la tension qui existe entreles discours ou les pratiques des concepteurs et les attentes des destinatairesde leurs réalisations ; ce qui préfigure une sociologie s’intéressant auxmanières de faire et de parler d’architecture en société.

Parallèlement à ces préoccupations, la sociologie de la profession d’ar-chitecte de R. Moulin et son équipe étudie minutieusement la situation desprofessionnels de la maîtrise d’œuvre confrontés aux évolutions de l’organi-sation du travail ou de la production et à la concurrence dans un monde où lalogique capitaliste devient dominante. Mais cette contribution fondamentale

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admet qu’elle « s’arrête au seuil d’une sociologie de l’architecture » (Moulin,op. cit., p. 10), tout en définissant précisément son périmètre : « une interro-gation qui pourrait s’exprimer ainsi : quels sont les voies et moyens par les-quels l’objet construit accède au statut et à la dignité d’œuvre architecturaleet, finalement, qu’est-ce que l’architecture si elle ne peut être définie, dansune démarche sociologique sommaire et réductrice, par ce que font les archi-tectes ? La sociologie de l’urbanisme et de l’architecture ne saurait s’épuiserdans une sociologie de la consommation d’une part, de la production d’autrepart qui, l’une et l’autre, mettraient entre parenthèses les produits concrets. Ilreste la place d’une étude essentielle que nous avons volontairement, encoreque provisoirement, exclue » (p. 11). Cette sociologie de l’architecture, surlaquelle R. Moulin revient assez longuement en conclusion de son étude surla crise et la mutation de la profession, mérite toute notre attention quant auxpistes qu’elle nous indique.

L’enjeu est alors de comprendre si l’architecte, défini comme « spécia-liste de la beauté », a encore sa place dans les nouvelles structures de pro-duction ? Cette interrogation se décline de différentes manières puisqu’ils’agit également d’examiner si l’idéologie du professionnel indépendant« entretenant un colloque singulier avec son client » est encore tenable ensituation de concurrence avec d’autres métiers ou, encore, si la représentationclassique de l’architecte « chef d’orchestre » a encore un sens en régime derationalisation et de division du travail. L’enjeu est considérable puisque celarevient à se demander si le maître d’œuvre ne se trouve pas « dépossédé dupouvoir de décision » par les technocrates, en n’ayant plus à assurer « d’autrefonction que symbolique ? » (Moulin, op. cit., p. 279). Cette fonction sym-bolique, qui apparaît comme une réduction dans cette analyse de la dépro-fessionnalisation, nous semble essentielle d’un point de vue pragmatique.Elle consiste, pour l’architecte, à être celui « qui confère à un objet quel-conque le label architectural à seule fin de lui donner un surplus de valeuréconomique ». Mais cette fonction ne peut s’exercer pleinement qu’au seind’une société qui valorise cette opération, ce qui suppose deux conditions :que l’architecte dispose d’un minimum de reconnaissance (« nom reconnupar la communauté internationale des connaisseurs », p. 279) et que le maîtred’ouvrage accorde une certaine confiance en sa valeur ou sa compétence spé-cifique. C’est à ces conditions qu’on a affaire à une véritable performancearchitecturale plutôt que sa réduction à un discours de l’illusion susceptibled’être démasqué, critiqué et, surtout, totalement inefficace.

En dehors de ces conditions exceptionnelles, l’architecte peut aussi« fournir des services sans gloire » (p. 280), plus ordinaires ou techniques.Rationalisant son approche issue de la sociologie de l’art, R. Moulin est donctentée d’identifier une « expertise rare » (p. 282) qui éviterait à l’architecturede se dissoudre dans la nouvelle organisation de la production de bâtiments.

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Cette interprétation est étayée par les témoignages d’autres professionnels dela maîtrise d’œuvre qui insistent sur la spécificité d’une approche architectu-rale qualifiée d’« insubstituable ».

Mais faute d’emprunter une nouvelle direction, cette enquête sur la pro-fession d’architecte en temps de crise fait référence aux travaux de PhilippeBoudon qui montrent comment : « L’architecte dispose d’une pensée archi-tecturale de l’espace. » Cette compétence s’inscrit dans une culture profes-sionnelle acquise à travers l’enseignement mais également produite par uneimage de la profession diffusée par divers médias. Sans avoir cherché àexplorer systématiquement cette voie, R. Moulin repère quelques indices decette culture dans « le mode d’exposé des livres dus à des architectes »(p. 288). Ainsi, la sociologie de la profession d’architecte explore laconstruction, notamment médiatique, d’une compétence spécifique, en rele-vant que : « Les auteurs s’appuient constamment sur l’analyse de réalisationsconcrètes et, se mouvant dans une dimension qui est celle de leur discipline,différente du temps chronologique, procèdent à des rapprochements fran-chissant les siècles, mais destinés à faire ressortir soit la parenté d’essence desolutions incomparables pourtant au regard des matériaux et des techniquesmis en œuvre, soit l’identité de l’objectif poursuivi, par-delà la variété desaspects formels » (p. 288). On devine que cette piste pourrait nous conduireà une sociologie constructiviste de l’architecture même si cet objectif n’étaitabsolument pas inscrit au programme de R. Moulin.

Il faut relever les similitudes qui existent entre la sociologie des usagesde l’architecture et celle de la profession d’architecte quant à leur manièred’envisager un questionnement plus fondamental de l’architecture. Avec despoints de vue et des approches très éloignés, H. Raymond et R. Moulin serejoignent dans leur référence commune aux travaux architecturologiques deP. Boudon. Relativement proche de la sociologie dans ses premières « étudessocio-architecturales » (Boudon, 1969), cet architecte développe uneapproche théorique qui interroge la pratique et la conception architecturales.Ainsi, cette piste prometteuse paraît dispenser ces sociologues d’entreprendreleur propre sociologie de l’architecture capable de saisir simultanément lesacteurs, les pratiques et les objets produits. Ils refusent ainsi d’ouvrir cetteboîte noire qu’ils abandonnent, d’une certaine manière, à l’architecturologienaissante.

Mais cette situation ne peut pas durer indéfiniment et un nouveau thèmefinit par s’imposer comme le souligne un état de la recherche architecturaleà la fin des années 1990 : « alors qu’il y a quelques années l’accent dans lessciences sociales était mis sur l’usage, c’est désormais un deuxième domained’investigation qui s’affirme, modeste encore. Comment expliquer le regaind’intérêt pour la production de l’architecture chez les chercheurs ? »(Shapiro, op. cit., p. 17). Avec divers retards ou lacunes relevés par M. Callon

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(1996), le questionnement de l’architecture en train de se faire, de l’objet oude la production et, plus encore, de l’entredéfinitition de l’architecte et de sonarchitecture devient progressivement un objet d’étude sociologique.

ANNÉES 1980, MÉDIATISATIONET NOUVELLES SOCIOLOGIES DE L’ARCHITECTURE

Si l’appellation sociologie de l’architecture et même la référence au pro-gramme de recherche ouvert par R. Moulin ne semblent pas avoir été littéra-lement revendiquées, il reste que les recherches prenant pour objetl’architecture et ses professionnels se sont développées et ont contribué àdéfinir implicitement une telle sociologie. Nous l’avons vu, l’appellationn’est pas complètement ignorée puisqu’elle est revendiquée par F. Champy(2001), qui intitule ainsi un petit usuel semblant occuper une place laisséevide par les principaux contributeurs de la recherche sociologique architectu-rale. C’est ce vide relatif qui incite cet auteur à stigmatiser le manque d’inté-rêt des sociologues pour ce domaine. Pourtant, comme un bon nombred’autres spécialistes de ces questions, F. Champy a participé à un numéro quela revue de référence de ce champ de recherche, Les cahiers de la recherchearchitecturale et urbaine, a consacré aux « Métiers » de l’architecture en1999.

Sans pouvoir discuter toutes les contributions de cette publication, il estintéressant d’y repérer d’indéniables pistes pour une nouvelle sociologie del’architecture. À première vue, la référence aux travaux de R. Moulin et sur-tout aux questionnements dans lesquels ils se sont inscrits en période de criseou de changement affectant la profession d’architecte semble toujours d’ac-tualité sur fond de nouvelle réforme des études (Licence-Master-Doctorat) etd’ouverture à la concurrence européenne. Mais deux contributions nous per-mettent de mesurer le passage d’une sociologie de la profession d’architecteà d’autres manières d’envisager le rapport entre les architectes, leur métier etce qu’ils produisent en société. Les articles de F. Champy et de V. Biauouvrent ce numéro de la revue institutionnelle de la recherche architecturaleen adoptant des perspectives intéressantes mais totalement opposées quant aupoint de vue qui nous intéresse.

Dans une continuité de pensée avec les travaux de R. Moulin et sonéquipe, F. Champy (1999) s’intéresse à la « professionnalisation » du métierqui s’est plus ou moins bien traduite en France par la reconnaissance parl’État du titre d’architecte et par l’instauration d’un relatif monopole. Maiscette action de l’État est jugée insuffisante et surtout les architectes ne sontpas d’accord sur « le contenu de leur expertise » (p. 28). On peut imaginerun lien entre ces deux constats qui affaiblissent la position sociale des inté-ressés. Ce rôle particulier de l’État incite le sociologue à se centrer sur la

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maîtrise d’ouvrage publique. Il insiste notamment sur la politique architec-turale de l’État qui va du productivisme de la Reconstruction (avant lesannées 1960) à sa remise en question avec une réorganisation de la com-mande (années 1970) et, enfin, à une politique de communication architec-turale qui se met en place dans les années 1980. Cette périodisation luipermet de baliser les étapes d’un processus de déprofessionnalisation quiculmine dans la dernière phase.

En effet, la nouvelle politique de l’architecture joue la carte de la visibi-lité, de la modernité ou de « l’architecture comme une fin en soi », c’est-à-dire se détachant de la « prise en compte de la future utilisation desbâtiments » (p. 31). Cette politique se traduit également par le recours à dejeunes architectes généralistes alors qu’un certain nombre de commandespubliques antérieures s’appuyaient sur les capacités et les compétences tech-niques des maîtres d’œuvre. Ainsi, cette nouvelle politique a « bouleversé deplusieurs façons la hiérarchie des valeurs des compétences professionnelles »(p. 32). Dans ce contexte, les architectes doivent mobiliser de nouvelles com-pétences. Non seulement, il leur faut concevoir des bâtiments « plus soignésesthétiquement » (p. 34), mais aussi anticiper leur médiatisation immédiateen soignant les images et les discours qui en facilitent la réception auprès desmédias et des jurys.

Pour F. Champy, cette politique de l’architecture redéfinit une compé-tence qui n’est plus encadrée par des mécanismes académiques ou par desprocédures étatiques mais par un champ médiatique qui se caractérise par son« incertitude », son « opacité », alors même qu’il institue un modèle pour lesnouveaux entrants des écoles d’architecture. Abandonnant les règles oul’ordre rationnel, l’architecte doit « séduire, convaincre, rallier (…), créer unmouvement de sympathie » (p. 35), jugé plus irrationnel. Ce processusconduit à une situation de déficit où, contrairement à d’autres professions, lesarchitectes « n’ont pas réussi à imposer une définition univoque et stable descompétences sur lesquelles fonder leur professionnalisation » (p. 35). Ledéficit par rapport au modèle antérieur ou à d’autres professions (médecins)dévalorise donc les architectes aux yeux de cette analyse sociologique quiconclut à la déprofessionnalisation. Celle-ci doit se comprendre comme unerupture avec les compétences techniques autrefois « certifiées par l’inscrip-tion sur les listes d’aptitude » au profit de qualités formelles plus directementaccessibles à un public sensible aux effets de la médiatisation. En conclusion,les analyses de F. Champy en appellent évidemment à une reprofessionnali-sation qui implique que les architectes prennent en compte « dans leur travailtant les contraintes fonctionnelles et constructives que les ambitions esthé-tiques de leur client et la réalité urbaine » (p. 37).

Portant un regard sur l’architecture et les architectes sous l’angle d’unesociologie des professions, F. Champy analyse précisément les changements

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qui ont affecté ce domaine depuis la grande étude fondatrice menée parR. Moulin. Le renouveau ou le tournant médiatique de l’architecture entaméà partir des années 1980 y est alors décrit en termes de déficit de compétenceet de professionnalisme auquel il faudrait remédier. Cette approche distanciéedu monde de l’architecture idéalise quelque peu le rôle de l’État, la fonctiondes titres ou le modèle de la profession établie. Idéalisation qui se fait audétriment des grands changements politiques ou culturels mais aussi de l’in-ventivité que les architectes appliquent, non seulement à leur production,mais également à leur pratique et à sa définition.

Il est intéressant de confronter ces analyses à celles de Véronique Biau,architecte et sociologue, qui développe au sein de cette même publication desinterrogations semblables portant sur la même période mais avec un point devue assez différent (Biau, 1999). Partant du même constat, d’un renouveau del’architecture au tournant des années 1980, V. Biau note l’existence de juge-ments divergents mais qui s’accordent tous à décrire l’architecture commedominée par une sorte de « star system » composé d’une « cinquantaine denoms » présents dans la presse spécialisée, dans l’édition de monographiesd’architectes, l’organisation d’expositions ou dans l’attribution de prix. Cequi lui fait admettre que ce « groupe professionnel ait vu se constituer en sonsein une nouvelle élite symbolique, tout à la fois délimitée et relativementconsensuelle » (Biau, 1999, p. 15). Sans chercher à revenir à un état antérieurde la société médiatique et du champ professionnel ou culturel de l’architec-ture, cette sociologue entreprend donc de questionner précisément « lesmarques et instances contribuant à la consécration architecturale » (p. 16).Ainsi, il s’agit de recenser les différentes « modalités de consécration », enen dénombrant 85 qui seront regroupées en quatre catégories : les publica-tions, les expositions, les prix et, enfin les « postes-clés » dans le système deformation, d’évaluation ou de promotion des autres architectes. L’ordre deprésentation des différents ensembles est important puisqu’il entérine unesituation contemporaine où la médiation, sinon la médiatisation, précèded’autres formes d’actions comme celle de l’État ou la participation à ungroupe professionnel.

Détaillant le fonctionnement de ces instances, V. Biau s’intéressed’abord au système de la critique architecturale forcément « positive », dansce qu’on pourrait qualifier de condition postmoderne (Lyotard, 1979), oùseule compte la publication des « œuvres consensuellement appréciées »(p. 19). Ainsi ce système médiatique s’auto-justifie par une convergence d’in-térêts où la notoriété est construite et entretenue autour de quelques figuresqui attirent le lectorat. Dans ce système, le rôle de l’État n’est pas oublié sansêtre pour autant surévalué. Toute la politique de promotion de l’architectureest mentionnée en relevant que certaines instances étatiques sont spéciale-ment créées à cet effet alors que leurs actions s’inspirent directement des

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modèles médiatiques (Albums de la jeune architecture). En dernier lieu, lecorps d’architectes présent au sein de l’administration démontre, s’il en étaitbesoin, que les mécanismes plus classiques ne sont pas délaissés par la nou-velle politique médiatique. De même le rôle des organisations représentativesde la profession n’est pas oublié puisqu’il apporte du pouvoir, par la partici-pation aux instances, et une certaine distinction, non négligeable bien quecontestée après 1968. Cela sans oublier que ces organisations consacrent éga-lement quelques architectes par des prix dont le prestige s’émousse et quiinterviennent en fin de carrière, soit à contre-courant d’une époque qui adulela jeunesse et le renouvellement. Dans cette période de médiatisation mas-sive, l’approche n’oublie pas les supports d’information destinés au grandpublic même si l’architecture y est encore un phénomène assez marginal.

Prenant soin de mesurer statistiquement le rôle de ces différentesmarques et instances de consécration dans la désignation des élites de l’ar-chitecture, cette recherche fait ressortir une très nette augmentation de la« part prise par le système de la critique architecturale », notamment dans lesannées 1990-1995 et, même, une nette augmentation de la part des médiasgrand public alors que le rôle des instances étatiques, primordial au momentdu lancement de la nouvelle architecture française, années 1980-1984, reculepar la suite.

La médiatisation devient donc un élément essentiel du dispositif deconstruction de la notoriété des architectes : « Les formes de consécration quicontribuent le plus fortement à la notoriété globale et mettent les architectesau plus haut niveau de visibilité sont les articles de presse et les monogra-phies » (p. 23). Dépassant les propos de l’auteur de ces analyses, on pourraitadmettre que la médiatisation participe pleinement à la construction de l’ar-chitecture française au tournant des années 1980. Mouvement qui semble sepoursuivre au-delà de cette période inaugurale.

Sans nostalgie ou regrets pour une époque antérieure de l’architecturefrançaise, cette sociologie inscrite dans son époque et en prise avec le mondesocial qu’elle décrit, souligne que ses conclusions viennent contredire lesanalyses de R. Moulin et de son équipe qui attachaient plus d’importance auxtitres et postes dans leur description des architectes au tournant des années1970. Les travaux de V. Biau montrent comment l’architecture et les archi-tectes sont devenus une affaire et une construction médiatiques où l’État etles institutions jouent un rôle décroissant.

Le processus de consécration des architectes et de leur architecture ainsianalysé ne semble pas se réduire à un effet de la déprofessionnalisation ou àun ultime avatar de la médiatisation mais participe pleinement à la structura-tion des pratiques, du mode de production et des produits de cet univers. Pourautant, tout occupée à défricher les mécanismes sociaux qui organisent lemonde social de l’architecture, cette approche compréhensive ne s’envisage

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2 . Poscritique : « au sens du passage d’une critique surplombante et dénonciatrice à une cri-tique compréhensive des rapports de pouvoir et des transformations historiques et anthro-pologiques qui se jouent au sein de la sphère publique » (Macé, 2006, p. 13).

pas et ne se revendique pas comme une sociologie de l’architecture (contrai-rement à Champy, 2001). C’est néanmoins la contribution décisive de cetterecherche, parmi d’autres, à une sociologie de l’architecture que nous avonssouhaité réaffirmer.

Sans s’énoncer et s’assumer comme telle, une sociologie de l’architec-ture a finalement pu se développer dans les écoles d’architecture et les struc-tures de recherche qui en dépendent. Cela des années 1980 à aujourd’hui,c’est-à-dire en accompagnant, reconnaissant et interprétant le renouveau et lamédiatisation de l’architecture française qui doivent être pensés comme uneultime forme de socialisation, comme une réponse aux critiques adresséesdans les années 1960 aux architectes et à l’architecture, autrement dit, commeune manière définitivement postmoderne de faire de l’architecture en société.

PISTES POUR UNE SOCIOLOGIE « CONSTRUCTIVISTE » DE L’ARCHITECTURE

Au terme de ce parcours à travers une sociologie de l’architecture encours de structuration, en guise de conclusion, nous souhaitons ouvrirquelques pistes de définition d’une approche de l’architecture que nous avonschoisi de qualifier de « constructiviste », dans un dialogue mesuré avec lestravaux et réflexions de B. Latour.

Reprenant certaines pistes suivies par cet auteur, notre sociologie del’architecture accepte sa condition postmoderne voire postcritique2, notam-ment pour tout ce qui concerne la médiatisation architecturale. Il ne s’agitplus simplement de « fournir une ‘explication sociale’ à un état de chosesdonné », pour reprendre les termes de Latour (2006, p. 8), mais de com-prendre comment l’architecture et ses architectes fonctionnent, tiennent etproduisent en société. Sans pouvoir préciser et discuter dans le cadre de cetarticle toutes les questions théoriques ou méthodologiques que soulèvel’approche latourienne de la sociologie, nous empruntons, a minima, sadémarcation par rapport au constructivisme « social » et sa défense d’uneposture constructiviste : « Lorsque nous disons qu’un fait est construit,nous voulons simplement dire que nous rendons compte d’une réalitéobjective solide en mobilisant diverses entités dont l’assemblage pourraitéchouer – c’est le social n° 2. Le ‘constructivisme social’, en revanche,implique de remplacer ce dont cette réalité est constituée par un autre maté-riau, en l’occurrence le social n° 1, dont elle serait ‘véritablement’ compo-sée » (Latour, 2006, p. 131-132). Adoptant cette définition constructiviste,plutôt que strictement latourienne (définie comme « sociologie de l’acteur-

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réseau »), mais également en prise sur les démarches de conception ainsique sur la pratique et le travail des architectes maître-d’œuvre, une tellesociologie de l’architecture est conduite à privilégier la manière dont cesconcepteurs font exister leur projet.

Remarquons que Latour emprunte un exemple architectural lorsqu’ilrelocalise cette notion de « construction » ; partant de l’amphithéâtre danslequel se déroule un cours et pour lequel on peut penser qu’un architecte « adéterminé au centimètre près les spécifications de ce lieu ». Cet espace archi-tectural fonctionne ainsi comme le reste du monde : « Rien d’étonnant à ceque, quinze ans plus tard, lorsque vous pénétrez sur cette scène, vous ayez lesentiment que vous ne l’avez pas totalement créée et que la plupart deschoses dont vous avez besoin pour agir se trouvent déjà sur place. Riend’étonnant puisque cet espace a bien été conçu à ‘vos’ mesures – un ‘vous’générique, certes, mais n’est-ce pas quand même une large partie de vous ? »(Latour, 2006, p. 285). Mais cette illustration constructiviste s’intéresse à unearchitecture redécouverte puisque la qualité architecturale de l’amphithéâtrene saute pas aux yeux de ses utilisateurs mais doit être recherchée « dans lesarchives de l’université », nous dit le professeur.

Privilégiant, pour notre part, l’architecture en train de se faire, nous pou-vons admettre que la plupart des projets architecturaux doivent subir une séried’épreuves avant de se concrétiser en étant acceptés, bâtis, appréciés sinonmédiatisés. Ce qui peut être étudié aussi bien à travers le travail d’une agenced’architecture ou d’un concepteur isolé, qu’à travers le suivi d’une réalisationarchitecturale ou sa communication auprès d’un plus large public. Ayant prati-qué ces différents types d’approches dans plusieurs recherches (Camus, 1998),nous voudrions en tirer quelques principes susceptibles d’organiser un ques-tionnement plus systématique de la construction de l’architecture.

Nous avons montré que les approches sociologiques classiques de l’ar-chitecture avaient tendance à séparer une sociologie de la profession d’archi-tecte d’une éventuelle sociologie de la production architecturale (voire d’unesociologie de la réception de l’architecture). Au-delà de ces découpages, lasociologie constructiviste nous aide à penser les définitions imbriquées del’architecte et de son architecture. En effet, l’architecte se définit commecelui qui conçoit des projets d’architecture (qui permettront d’édifier desbâtiments) mais aussi comme celui qui se produit comme architecte à traversdes objets reconnus et des performances désignées comme relevant de l’ar-chitecture. De même, on définit comme architecture (en fait une œuvre ou unobjet architectural) un bâtiment ou un espace conçu par un architecte maisaussi reconnu comme tel par le monde social de l’architecture (les pairs maisaussi les médias).

Au-delà de cette consubstantialité de l’acteur professionnel et de sa pro-duction, du sujet et de l’objet, il devient indispensable de préciser ce que pro-

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duisent les architectes en distinguant projet ou objet architectural. Ces deuxtermes ne sont pas équivalents. Le mot « projet » appartient au vocabulairearchitectural et surtout joue un rôle essentiel dans l’histoire culturelle de cetteprofession, avant d’influencer un certain nombre d’autres secteurs de la vieéconomique et sociale (Boutinet, 1992). Par contre, les architectes ne parlentpas d’objet architectural mais préfèrent parler d’une « architecture » ou évo-quer la « construction » ou la « réalisation » (de leur « projet »), alors que lesprofanes penseront et s’exprimeront en termes de « bâtiment », de« maison », etc. (Camus, 2003). Il faut comprendre que l’architecte produitun projet d’architecture, matérialisé au moyen de diverses inscriptions (des-sins, plans, maquettes, textes), et destiné à se réaliser à travers un processuscomplexe qui mobilise divers acteurs et réseaux. Là encore, le paradigmeconstructiviste peut servir à décrypter le processus tout en faisant ressortir lasituation paradoxale de professionnels qui se distinguent en produisant desartefacts et qui se légitiment en en revendiquant la construction, au sens deréalisation ou de fabrication.

Ce passage du projet architecturalement identifié à un objet dont lecaractère architectural est beaucoup moins évident, car donnant lieu à unenégociation, permet d’envisager les architectes comme producteurs d’unequalité ou d’une valeur architecturale spécifique. En effet, dans le processusde production d’un objet (espace ou bâtiment) évoqué ci-dessus, il est essen-tiel d’étudier la manière dont cet objet est distingué. La maison d’architecteou la réalisation architecturale se distinguent des autres produits du secteuréconomique de la construction ou du bâtiment par une série d’opérationsqu’il importe d’analyser précisément. Ainsi, la compréhension du processusconstruction de l’architecture passe par une analyse des modes de distinctiond’une architecturalité. Notion que nous calquons sur celle de littéraritéempruntée à la théorie de la littérature : « L’objet de la science de la littéra-ture n’est pas la littérature mais la « littérarité », c’est-à-dire ce qui fait d’uneœuvre donnée une œuvre littéraire » (Jakobson, 1974, p. 15). Tout comme unroman doit donner des gages de son caractère littéraire (de sa littérarité), unbâtiment ou divers autres produits doivent être étiquetés comme architectu-raux par des moyens adéquats et des discours autorisés ou reconnus par lemonde de l’architecture.

Si cette notion d’architecturalité emmène l’objet architectural vers lemonde culturel et professionnel des architectes, il faut penser l’activité de cesderniers comme étant tiraillée entre des dimensions artistiques ou concep-tuelles (faire œuvre, créer, innover) et des logiques fonctionnelles, écono-miques, symboliques ou esthétiques plus ou moins définies, proliférantes etparfois même contradictoires. Il est particulièrement intéressant d’analysercomment l’architecte parvient à faire tenir ensemble ces différents impératifsou ces logiques parfois contradictoires.

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Au milieu de ces contradictions ou de ces négociations, il semble quel’architecte agit souvent comme un sociologue. Bien que profondément atta-ché aux dimensions techniques et artistiques de sa pratique, l’architecte(comme les scientifiques étudiés par Latour, 1984) se fait sociologue pourconcevoir, remporter et mener à bien un projet d’architecture. Au-delà de lasociologie spontanée des architectes (dénoncée par divers sociologues ou cri-tiques de l’idéologie des architectes), il est intéressant de revenir sur lesmanières d’imaginer (et de mettre en image) les acteurs, les mondes sociauxsinguliers ou la société globale, etc., qui sont utilisées par les architectes pourfaire de l’architecture.

Enfin, la pratique de l’architecture en société implique évidemment unebonne maîtrise des images et des discours sociaux. Et là encore, l’architecte sedistingue par sa culture, sa compétence et sa pratique d’une imagerie destinéeà concevoir, négocier, séduire et valoriser ses projets. Mais contrairement à cequi existe dans d’autres domaines de création artistique, l’architecte doit expli-quer et justifier ces productions visuelles afin de les faire passer d’un mondeidéel ou virtuel à un monde vécu et habité. Sans négliger le pouvoir des images,nous avons montré une intrication et une redondance des discours et des imagesau service des projets d’architecture et plus largement dans le processus deconstruction de l’architecture (Camus, 1996).

C’est en invitant à suivre et discuter ces pistes que nous pensons pouvoirformuler une nouvelle sociologie de l’architecture qui soit, tout à la fois, unecontribution théoriquement satisfaisante d’un point de vue sociologique maiségalement une invitation à penser les manières de faire de l’architecture ensociété.

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