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AdulteMaïna, coll. Tous Continents, 1997, nouvelle édition, 2014.Marie-tempête, coll. Tous Continents, 2012.Là où la mer commence, coll. Tous Continents, 2011.Au bonheur de lire, Comment donner le goût de lire à son enfant de 0 à 8 ans,

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Projet dirigé par Pierre Cayouette et Myriam Caron BelzileConception graphique : Nathalie Caron Mise en page : Julie Larocque Révision linguistique : Eve Patenaude et Chantale Landry En couverture : © Dave Fleetham/Design Pics/Corbis

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Demers, Dominique Pour que tienne la terre (Tous continents) ISBN 978-2-7644-1241-1 (Version imprimée) ISBN 978-2-7644-2677-7 (PDF) ISBN 978-2-7644-2678-4 (ePub) I. Titre. II. Collection : Tous continents. PS8557.E468P678 2014 C843’.54 C2013-942334-6 PS9557.E468P678 2014

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À mon ami Guy Cantin, pêcheur de gros saumons

et de toutes petites baleines

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ThomasLa mer est quasiment étale, à peine frangée de vagues, un brin huileuse, plus noire que bleue. Je m’y fie pas. Je la connais. En moins de temps qu’il faut pour tirer une barque jusqu’à l’eau, elle peut fabriquer une de ces tempêtes qui avale les hommes et charrie les goélettes jusque sous les fenêtres des maisons.

C’est arrivé du temps que j’habitais plus bas sur la côte. Ligori, un des meilleurs chasseurs de loups-marins entre Rivière-au-Tonnerre et Kegaska, a perdu son bâtiment d’eau qui est allé s’échouer devant la porte de son voisin. Un pareil emportement de mer a volé à Baptiste son plus jeune fils, Fabien, qui comme nous tous maîtrisait bien des arts de survie mais avait jamais appris à nager.

J’ai connu tant de jours en mer dans ma vie que souvent des scènes de toutes sortes, des moments de grâce ou d’effroi et d’autres tout simples, frappés d’ordinaire, se confondent dans mon esprit. Des odeurs s’y mêlent, avec des souffles, des cris, des apparitions magnifiques ou monstrueuses venus du passé et parfois aussi, faut que j’admette, de quelque part ailleurs.

Comme ce matin. J’étais à deux miles de la côte, vis-à-vis la première pointe, à l’est des dunes. J’attendais depuis une grosse heure, assis bien droit dans ma barque, scrutant la

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surface de l’eau un brin ridée par le vent à cette heure. J’ai cru tout à coup apercevoir un souffle au loin mais c’était rien qu’un fou de Bassan crevant l’eau en faisant jaillir une pluie de gouttelettes. Un peu après, sans que rien l’annonce, l’horizon et la côte ont disparu dans un banc de brume.

Je me suis pas laissé émouvoir. J’en ai vu d’autres. C’était pas la première fois que je me retrouvais aussi seul en plein océan. Quand tout paraît bouché, il faut chercher les maigres indices éparpillés dans le ciel et en mer. Il en reste toujours. Trop d’hommes paniquent. Ils figent raide ou partent dans n’importe quelle direction. Pas moi.

J’ai attendu. Longtemps. Le temps écoulé se mesure pas toujours. Malgré ce brouillard, j’espérais. C’est normal. J’espère toujours. Ma vie est un grand filet d’espérance.

Elle a surgi dans un fracas de tonnerre à trois pieds de moi. Son jet m’a éclaboussé le visage de petites perles d’eau. Ma vieille amie, ma Belle Bleue. Elle s’est arrachée à ses occupa-tions mystérieuses dans les entrailles du monde pour remon-ter jusqu’à moi.

Si j’ai pas bougé, c’est moins pour pas l’effrayer que par grand respect. Depuis nos premières retrouvailles, il y a plus d’un quart de siècle maintenant, j’ai jamais tenté de m’impo-ser. Je la laisse gouverner nos rencontres, satisfait de vivre dans l’attente de ses surgissements glorieux. J’engouffre ces minutes de bonheur comme elle engouffre le krill. Pour la survivance. Et pour la suite du monde.

Elle a rien fait d’autre qu’apparaître ce matin. Un bref pas-sage. Une salutation amicale. Elle s’est pas arrêtée pour conver-ser en silence, ses mouvements et mes pensées remplaçant les paroles. Elle a simplement émergé, soufflé avec toute la puis-sance de son corps gigantesque, puis elle m’a laissé contempler

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pendant quelques secondes l’île sombre de son dos à la surface de l’eau avant de repartir farfouiller dans les profondeurs.

C’est ce qui s’est passé ce matin. J’en suis presque certain. Mais la réalité peut être trompeuse. Il arrive que le vrai semble imaginé. Et que l’imaginé paraisse vrai. Ma Bleue était dispa-rue depuis plusieurs minutes quand un soleil brutal a déchiré la brume. Des quantités inouïes de sang se sont répandues, rougissant la mer sous mes yeux. J’ai attendu, glacé d’effroi. Lorsque ma Bleue est remontée pour respirer, de longues minutes plus tard, une lance était plantée dans son dos. J’ai vu son évent se dilater, son souffle, aussi fort qu’un coup de canon, exploser dans l’air tiède. Un jet écarlate a fusé en répan-dant une pluie sanglante. C’est là qu’elle a poussé un beugle-ment de douleur à scier les jambes et arracher le cœur du plus dur des hommes. Un de ces cris si déchirant qu’il vous pour-suit toute la vie.

De la berge où je suis maintenant installé, devant la mer redevenue étale, j’entends encore ses mugissements désespé-rés. Je reste là, confus de douleur et d’impuissance, pendant que le soleil meurt lentement à l’horizon comme à chaque soir.

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Gabrielle

Il pleuvait à Montréal hier après-midi lorsque le taxi m’a déposée à l’embarcadère Victoria où un chasseur en livrée s’est emparé de ma valise sans que j’aie à prononcer une parole. Je me suis laissé guider. C’était la première fois de ma vie que je montais sur un bateau blanc.

J’ai grandi à Tadoussac, à deux pas du quai où les calèches attendaient les riches clients du célèbre Hôtel Tadoussac. Cent fois, mille fois lorsque j’étais petite, j’ai rêvé de descendre moi aussi d’un de ces bateaux à vapeur géants, nommés Québec, Richelieu, Tadoussac ou St Lawrence, vêtue d’une robe légère et de souliers fins, élégamment coiffée, délicatement maquil-lée, accompagnée d’un beau grand jeune homme d’allure distinguée.

J’ai trente ans. Bientôt trente et un. Je me nomme Gabrielle Deschamps. Le vent du large a emmêlé mes cheveux courts et de longues nuits d’insomnie cernent mes yeux. Au lieu d’une robe vaporeuse, je porte un pantalon marine, un chemisier sans garnitures et de simples escarpins.

Je suis seule.

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Même si j’ai longtemps rêvé de cette croisière, ni le luxe, ni les passagers, ni le menu princier n’ont réussi à m’émouvoir. Je m’y attendais. Mon cœur a fini de faire des cabrioles. J’ai quitté il y a déjà longtemps les rivages enchantés de l’enfance pour m’enfoncer dans un territoire où, de jour en jour et d’an-née en année, le ciel s’est progressivement assombri. Tant et tellement qu’il fait nuit désormais dans ma vie. Le soleil ne s’y lève plus. Ou si peu souvent…

C’est quand même arrivé aujourd’hui, juste avant que le grand vapeur atteigne le quai à deux pas de là où je suis née. On aurait dit une aube brusque, déclenchée en moi par les cris des goélands et l’air salin lourd de souvenirs. Je les avais oubliés. Du coup, j’ai perdu mes défenses. Le ciel et l’eau m’ont happée sans que j’y sois préparée. Alors que les collines de Tadoussac ourlaient l’horizon, la splendeur des lieux m’a sai-sie avec tant de force que pendant un moment j’en ai oublié de respirer.

J’ai eu l’impression de renaître, éblouie de beauté, émer-geant d’une sordide torpeur comme d’un mauvais rêve. Je ne me souvenais plus de la dernière fois où je m’étais sentie aussi effrontément et merveilleusement vivante. On aurait dit que la rivière Saguenay coulait dans mes veines, que la lune soule-vait ses marées dans mon ventre et que la baie de Tadoussac creusait son rivage entre mes reins.

Treize lourdes années de vie s’effaçaient. J’existais à nou-veau. J’étais redevenue la petite lutine de l’Anse à l’Eau, espiè-gle et gaie, formidablement heureuse de sautiller sur les berges au gré des marées. J’existais à nouveau jusqu’à ce qu’un chiffre malheureux, une simple date anniversaire, ravage tout.

— Dad ? Are we the twenty-fifth or the twenty-sixth ? a demandé une jeune fille appuyée à la balustrade du pont du Richelieu.

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Je n’ai pas entendu la réplique du père. La date d’aujourd’hui est tatouée sur mon cœur. Nous sommes le 24 juin 1950. Il y a un an moins un jour que c’est arrivé. Un an moins un jour que je ne vis plus. J’avale de l’air, je bois de l’eau, je mange, j’éli-mine, je dors un peu parfois. J’existe mais je ne suis plus vivante. Le ciel de Tadoussac peut me le faire oublier pendant quelques instants, mais l’épouvantable réalité qui est la mienne me rattrapera toujours.

— Good afternoon. May I help you ?

— Je voudrais une chambre s’il vous plaît.

— Bien sûr. Vous avez une réservation à quel nom ?

— Je n’ai pas de réservation.

Silence.

— Ça ne cause pas de problème. La saison débute, nous n’affichons pas complet ce soir. Ce sera pour… deux personnes ou davantage ?

— Je suis seule.

Un mouvement de sourcil à peine perceptible.

— Bien… Bienvenue. Je peux vous offrir une chambre…

— Avec vue sur le fleuve. La mer, comme on dit ici.

Pincement de narines compensé par un demi-sourire.

— Malheureusement, les chambres avec vue sur le fleuve sont toutes réservées. Je suis désolé.

Je l’ai regardé droit dans les yeux. J’avais l’impression de le connaître même si je ne l’avais jamais rencontré. Un étudiant de l’Université McGill. Parfaitement bilingue. Parfaitement

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poli. Mais incapable de dissimuler son étonnement teinté d’un brin de condescendance devant une femme seule, franco-phone en plus, débarquée sans avertissement.

— Je voudrais une chambre avec vue sur l’eau, osai-je de nouveau.

J’avais appris de ma mère, de ma cousine Luvina, de Gordon, l’assistant-jardinier, et de Fernande Chiasson, qui travaillait avec maman à la buanderie à l’époque, que les Anglais ont l’habitude d’insister, d’un ton ferme et assuré, pour obtenir ce qu’ils souhaitaient.

Il me fallait une fenêtre sur le fleuve. Sinon, mon pèlerinage n’avait plus de sens. Le préposé à la réception est resté impas-sible, visiblement peu impressionné par ma détermination.

— C’est important…

Ma voix s’est cassée sur le dernier mot. J’ai eu envie de fuir. Oublier cette folle équipée. Trouver une caverne. Une grotte. Un trou. Quelque part. N’importe où. M’y enfouir. Et mourir.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Le jeune homme s’est éclipsé. J’ai attendu, debout devant le comptoir de bois verni de la réception en jetant un regard de biais au vaste salon lumineux où d’élégants clients pre-naient le thé dans un décor de luxe. Quelques minutes plus tard, le préposé est réapparu et il m’a tendu une clé.

— Permettez-moi de vous donner quelques renseigne-ments sur notre établissement. Nous disposons d’une piscine, d’un terrain de tennis, d’une salle…

— Merci. C’est inutile… Je connais bien l’Hôtel Tadoussac.

Le chasseur a pris mon unique valise et m’a guidée à l’étage. Je n’étais jamais entrée dans une chambre de l’Hôtel Tadoussac,

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ce lieu magique vers lequel convergeaient tant de mes rêves de petite fille et d’adolescente. La porte s’est ouverte. Le chasseur a reculé d’un pas pour me laisser passer. J’ai découvert une chambre de dimension presque modeste, sobrement meublée bien qu’avec goût. J’avais imaginé un décor digne d’une prin-cesse de conte de fées. Le papier peint à la mode anglo-saxonne et les lourdes tentures conféraient à la pièce un air aristocrate plus sévère que romantique.

— La chambre vous convient ?

Quelques secondes se sont écoulées.

— Oui.

La porte s’est refermée derrière moi. J’ai marché lentement vers la fenêtre et j’ai tiré les rideaux. Le soleil a inondé la pièce. Ce qui s’offrait à ma vue était encore plus beau que tout ce que j’avais pu imaginer. J’avais eu raison de croire que les cham-bres de l’Hôtel Tadoussac étaient aux premières loges de ce spectacle unique d’eau, de ciel, de sable et de roc.

D’illustres voyageurs ont écrit que la baie de Tadoussac est une des plus splendides du globe. En l’apercevant du promon-toire où a été construit l’hôtel, on voudrait spontanément l’étreindre et on a l’impression qu’en ouvrant bien grand les bras on y parviendrait peut-être. Si Dieu existe, il ne s’est pas satisfait d’y dérouler un bord de mer et de l’entourer de mon-tagnes ondulant à perte de vue, ni d’y faire se rencontrer de fabuleux courants d’eau douce et salée, remuant les fonds grouillants de poissons pour mieux exciter les oiseaux et les grandes créatures des mers. Cette baie semble avoir été décou-pée sur mesure pour offrir au regard un espace idéal de beauté. Après s’être repu sur le rivage, au lieu de se perdre comme en mer, il glisse à la surface de l’eau, erre et dérive doucement avant de trouver refuge sur la bande de terre que dessine au

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loin l’autre rive. C’est un paysage noble et imposant mais sans prétention, depuis la hauteur des caps environnants jusqu’à l’architecture du clocher de bois de la vieille chapelle qui sem-ble veiller sur l’Hôtel Tadoussac, protégeant ses fantômes et pardonnant ses péchés.

J’ai reculé de quelques pas sans détacher mon regard de la fenêtre et me suis écroulée sur le lit. J’ai pleuré jusqu’à ce que l’épuisement m’entraîne dans un sommeil agité.

À mon réveil, le jour était tombé. J’ai pris une douche rapide en songeant que ma hâte était ridicule. J’aurais dû étirer le temps, rester de longues minutes sous le jet d’eau chaude, les yeux fermés pour mieux profiter de cette caresse sur ma peau, mais j’en étais incapable. J’ai enfilé une robe de coton grège agrémentée d’un peu de dentelle et des souliers de cuir souple avant de descendre à la salle à dîner.

Je savais que des souvenirs de cette unique autre fois où j’ai pris un repas dans la salle à dîner du chic Hôtel Tadoussac, à l’été de mes seize ans, risquaient d’affleurer, mais ils se mani-festèrent à peine. La date anniversaire du 25  juin occupait entièrement mon esprit. Je me suis installée devant une des grandes fenêtres ouvertes sur la baie, satisfaite de remplir la promesse que je m’étais faite de m’offrir ce repas en hommage à mes rêves d’enfance, seule et brave, attablée devant la nuit noire. J’aurais espéré pouvoir contempler les étoiles, mais la galerie ceinturant l’hôtel me cachait le ciel. J’ai commandé une surprise du chef en entrée et du saumon grillé pour la suite.

Le garçon de table avait une tignasse blonde, une peau claire, des yeux pâles. S’il avait été plus robuste, la ressem-blance avec Philippe m’aurait bouleversée. Elle m’a juste assez

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Chacun a ses raisons de passer l’été 1950 à Tadoussac.

Pour le Dr Beattie, médecin psychiatre, c’est l’occasion d’un pèlerinage dans une campagne qu’il a connue enfant. Thomas, lui, n’a pas le choix : on ne voulait plus du vieux fou des baleines du côté des Escoumins, où il dérangeait trop les chasseurs de marsouins. Mais Gabrielle, pourquoi est-elle revenue après 15 ans d’exil dans la grande ville ? Elle-même ne le sait plus trop au moment de descendre du bateau à vapeur…

Rongée par son passé, incapable de faire face à l’avenir, la jeune femme dépose sa valise à l’Hôtel Tadoussac, lieu somptueux où s’ébattent chaque été de riches touristes anglais. Au hasard d’une promenade sur la grève, elle qui ne cherchait plus rien trouvera enfin un sens, une raison de continuer.

Et s’il était possible de laisser reposer notre douleur au fond des océans, de la confier aux baleines, pour mieux vivre parmi les hommes ?

Dominique Demers

Sous la plume de Dominique Demers, des personnages hors de l’ordinaire prennent vie : que l’on pense à Marie-Lune, à Maïna ou à la mystérieuse Mademoiselle Charlotte, ses héroïnes marquent des générations entières de lecteurs. C’est en découvrant l’histoire de la chasse à la baleine dans le Saint-Laurent que l’auteure a senti germer en elle Pour que tienne la terre, un récit de résilience, de

pardon et d’amour qui nous fera rencontrer la « petite lutine de l’Anse à l’Eau », Gabrielle Deschamps.