Pour les besoins de ce livre, trente-sept pho

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Pour les besoins de ce livre, trente-sept pho-tographies ont été choisies, non comme illustra-tions des haïku, mais comme complémentsindépendants. Si plusieurs photographies traitentdu même sujet, chacune d’entre elles n’en consti-tue pas moins une expression artistique à partentière au même titre que chaque haïku, resti-tuant le jeu des lignes, la répartition des masseslumineuses, l’équilibre entre le détail et l’ensem-ble. Elles expriment une perception picturale cor-respondant, à une autre échelle, au langage duhaïku qui fonctionne en images.

ProloguE

C’est à l’automne 1959 que DagHammarskjöld écrivit les cent dix haïku qui furentintégrés à Jalons (Vägmärken), son journalintime, publié en 1963, deux ans après sa mort. Safascination pour la forme courte de ce genre poé-tique japonais fut l’une des grandes surprises deJalons. Ces poèmes avaient été évoqués dans plu-sieurs ouvrages consacrés à Hammarskjöld, maisn’avaient jamais été présentés et analysés en tantque genre littéraire à part entière. Cinquantepoèmes ont été sélectionnés ici, avec des commen-taires réalisés à partir du point de vued’Hammarskjöld, et à partir des haïku eux-mêmes.

Dag Hammarskjöld était un photographepassionné. Où qu’il aille, il emportait toujours sonappareil photo, et même dans les périodes où ilétait très mobilisé par son travail, il essayait tou-jours de trouver le moyen de s’adonner à sonpasse-temps. Il fit des agrandissements de sesmeilleurs clichés et les plaça dans des albums,une photographie sur chaque page. Ses dix-septalbums de photos se trouvent à la BibliothèqueRoyale de Suède, avec le manuscrit de Jalons etsa correspondance, le tout étant conservé dans lacollection Dag Hammarskjöld.

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à Stockholm. À trente ans, il devint sous-secré-taire du ministère des finances, et exerça concur-remment les fonctions de président desgouverneurs de la banque de Suède.

En 1947, il devint sous-secrétaire au minis-tère des affaires étrangères, chargé des questionséconomiques, et en 1949, à quarante-quatre ans,il fut nommé secrétaire d’État aux Affaires étran-gères. Deux ans plus tard, il fut nommé ministred’État, membre du Cabinet, se considérant lui-même comme un fonctionnaire non affilié à unparti politique.

Comme secrétaire d’État et ministre, ilreprésenta la Suède dans la période où se consti-tuait l’Organisation pour la Coopération Écono-mique Européenne à Paris, et au Conseil del’Europe. Parlant couramment anglais, françaiset allemand, il représenta également son pays auxsessions de l’Assemblée Générale des NationsUnies à New York.

Les compétences diplomatiques de Ham -marskjöld durant les négociations à Paris attirè-rent l’attention des diplomates français etbritanniques, qui suggérèrent son nom commesecrétaire général des Nations Unies au prin-temps 1953, après que la recherche d’un candi-dat eût conduit à une impasse. En avril 1953, à

Dag HammarskjölD

Dag Hammarskjöld naquit le 29 juillet 1904à Jönköping, en Suède. Son père, HjalmarHammarskjöld, fut successivement gouverneur ducomté d’Uppsala en 1907, premier ministre de 1914à 1917, et à nouveau gouverneur du comtéd’Uppsala en 1930. Sa mère, Agnès Hammarskjöld,était née Almquist.

Issu d’une lignée de militaires et de fonc-tionnaires du côté de son père, DagHammarskjöld disait en avoir reçu la convictionqu’aucune vie n’est plus satisfaisante que cellequi se met au service de son pays ou de l’huma-nité de façon désintéressée.

Il avait hérité de sa mère dont la familleétait issue de plusieurs générations de savants etde prêtres une lecture véritablement radicale desévangiles, à savoir que tous les hommes sontégaux comme enfants de Dieu, et en tant que tels,nous devons les traiter comme nos maîtres et sei-gneurs en Dieu. (Déclaration faite au cours del’émission de radio d’Edward R. Murrow : Ce queje crois).

Hammarskjöld grandit à Uppsala, étudia lefrançais, l’économie et le droit à l’université, etreçu le titre de docteur ès sciences économiques

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Hammarskjöld mais il refusa, dans l’intérêt detous les autres États membres qui avaient besoindes Nations Unies.

C’est lors d’une mission de paix en vued’une réconciliation des parties en conflit auCongo que Hammarskjöld mourut, quand sonavion s’écrasa à Ndola, juste après minuit, le 18septembre 1961.

À titre posthume, Hammarskjöld reçut lePrix Nobel de la Paix 1961. Du manuscrit deJalons, trouvé dans sa chambre à coucher de NewYork, il disait que c’était une sorte de journal,avec des éléments fournissant le seul vrai por-trait pouvant être fait de lui. Les différentes par-ties de ce journal, aux environs de six cents,consistent en courtes phrases traitant de thèmesliés à la morale, l’esthétique ou la spiritualité.Chacune de ces phrases est le fruit d’une sévèreintrospection et d’un profond examen deconscience. Les haïku représentent le sixième ducontenu de ce journal. D’autres poèmes, d’ungenre différent, apparaissent aussi, surtout aucours de ses dernières années.

Les textes de Jalons reflètent l’intérêt portépar Dag Hammarskjöld aux arts et à la littérature,avec des références aux grands auteurs de la lit-térature mondiale, notamment les mystiques de

quarante-sept ans, il est élu secrétaire général desNations Unies. L’élection s’effectuait sur fond deguerre froide entre l’est et l’ouest, et les grandespuissances souhaitaient trouver un fonctionnairecivil apolitique issu d’un pays neutre.Hammarskjöld se distingua bientôt comme véri-table homme d’état, et il donna aux Nations Uniesun rôle pilote dans les affaires du monde.

Sa première percée notoire sur le plan inter-national eut lieu en janvier 1955, quand il se ren-dit à Pékin pour négocier avec les dirigeants dela Chine communiste la libération de onze pilotesaméricains abattus durant la guerre de Corée etemprisonnés en Chine. Après leur libération, sixmois plus tard, le « compromis de Pékin » et « ladiplomatie tranquille » devinrent des expressionsattachées au nom de Ham marskjöld.

En 1956, il se dressa contre l’invasion del’Égypte par les troupes franco-britanniquesdurant la crise du canal de Suez, et organisa lespremiers contingents des Nations Unies pour laprotection de la paix, en remplaçant les troupesd’invasion. Les soldats des Nations Unies furentégalement envoyés au Congo en 1960 pour res-taurer la paix, et pour prévenir toute implicationde la guerre froide dans le conflit africain.L’Union Soviétique réclama la démission de

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lE PHoTograPHE

L’appareil photo m’a appris à voir écrivitHammarskjöld dans un article du magazine sué-dois Tidningen Foto, en 1958. Il s’agit là du résul-tat le plus significatif de son intérêt persistantpour la pratique de la photo.

Il conclut l’article en déclarant qu’il vautmieux apprendre par soi-même à regarder qued’avoir le regard formé par d’autres. Si médiocreque puisse paraître notre propre productioncomparée à celle des autres, en dernière analyse,nous apprenons davantage de nos propres tra-vaux que de nombre de photos réalisées par devrais artistes, quelle que grande que soit notredette de reconnaissance pour l’exemple qu’ilsnous donnent.

Le même magazine avait demandé àHammarskjöld de présenter ses « meilleurs cli-chés », ce qui lui fit feuilleter quelques vieillesphotos. Il était évident pour lui qu’aucune d’entreelles ne pouvait être qualifiée de « meilleurephoto », ou même de « bonne photo ». Trop decritères entrent en jeu pour dégager un significa-tion cohérente, disait-il.

Il commenta quelques clichés auxquels ilétait attaché, par exemple une scène d’un soir de

la période médiévale. Lui-même travaillait à destraductions littéraires exigeantes, à partir de l’an-glais avec Djuna Barnes, du français avec Saint-John Perse et de l’allemand avec Martin Buber. Ilavait été élu pour succéder à son père commemembre de l’Académie Suédoise en 1954.

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figure un sentier le long d’Abiskojokk (p.80 ) quidivulgue peut-être son message au seul observa-teur pour qui le jeu des lumières caractéristiquesde ce paysage reflète une expérience personnelleface à cet univers hors du temps.

Les taches blanches que fait la neige dansle paysage et l’écume des vagues sont dans cer-tains clichés des reflets de pans de nuages au fir-mament, de telle sorte que sol, mer et ciel flottentensemble sans limites.

Ces photos révèlent un œil ouvert sur lanudité des arbres et les branches sans feuille enune dialectique des contraires où un jeu de lignesreflète l’équilibre entre puissance et sensibilité,jeu si souvent présent dans les créations de lanature elle-même. Une photographie montre untronc flétri (p.73 ), avec une extrémité stérile, quiescalade l’air comme un lézard préhistorique au-dessus d’un paysage aride. Ces photos rappellentla prédilection japonaise pour les transitions sai-sonnières, quand la nature change de couleurs.

D’une autre manière aussi, les sujets choisispar Hammarskjöld évoquent le Japon. Lors -qu’excep tionnellement une photo représente unêtre humain, celui-ci émerge comme un élémentprovisoire dans un paysage, à l’exemple du mon-tagnard (p.129) ou de l’homme à l’aviron (p.82).

ciel d’orage au-dessus de la plaine dans les envi-rons de Chartres (p.57). Techniquement, c’est dis-cutable, écrit-il, mais la photographie est malgrétout « naturelle », car elle montre le jeu desforces autour de la cathédrale, qui diminue jusqu‘à n’être qu’un détail dans l’ombre des nuages,malgré sa masse imposante à l’échelle humaine.La sombre configuration de la plaine et la cathé-drale se dressent face à un trait de lumière sous ladomination de nuages noirs.

Il évoqua une autre photo prise lors d’unvoyage dans le sud-est asiatique. Elle montre enBirmanie une pauvre femme en prières devant unBouddha allongé, tandis que sa fille suit avec inté-rêt le travail du photographe (p.85). C’est unephoto très impressionnante, avec la mère de doset le visage de l’enfant illuminé par le flash, tan-dis que celui du Bouddha, de grande dimension,sourit à l’arrière plan où tombe la nuit.

Les photos du Bouddha faites parHammarskjöld, toutes d’ombres, de lumières etde nuances suggestives, se distinguent comme lesplus fascinantes de ses collections. Elles révèlentun œil d’artiste qui tend à restituer les atmo-sphères au-delà du jeu des formes.

Beaucoup de photographies montrent l’uni-vers des montagnes suédoises, et sur l’une d’elles

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bole de la roue du temps, saisi à un moment où lepromeneur s’arrête et que l’œil de son appareilphoto fait revivre ces vestiges du labeur humain.

L’ombre frêle d’un arbre vulnérable proje-tée sur la plage dévoile un entrelacs de lignes quiexprime le pouvoir de la patience qui a donné cerésultat (photo de couverture). Cet arbre consti-tue le symbole de ce que Hammarskjöld appellel’ultime nudité.

Il y a dans les photographies deHammarskjöld un sens de l’humilité devant unefleur à la lisière des arbres qui ouvrent la routede la montagne. Le photographe se garde de latentation d’une appropriation de la beauté encueillant la fleur au lieu de la considérer commel’expression d’une nature inaccessible au contactphysique. En prenant une photo de la fleur, il seraau contraire doublement associé à cette expé-rience de beauté. Tout d’abord en voyant la fleuret en décidant de la photographier, et puis en lafaisant revivre, lors du développement du cliché,quand elle aura été métamorphosée en souvenirsur le papier.

Hammarskjöld se demande pourtant quelleest la valeur photographique des images qu’ilprend. Il ne nie pas la satisfaction d’atteindre unesorte d’accomplissement de soi sur le plan à la

On y reconnaît facilement cette figure familièredes tableaux japonais à l’encre de Chine, cepêcheur solitaire comme un point dans sabarque, ou sous un arbre du rivage. Le paysagene constitue pas un arrière plan pour les êtreshumains, mais fonctionne comme un motifcentral.

Dans les photographies, les gros plans et leslarges panoramas sont traités avec la mêmeacuité. L’arrière plan ne disparaît pas dans unebrume légère derrière le sujet du premier plan.Hammarskjöld crée un effet dramatique par uneffet de contrastes.

Entre deux murs sombres comme desfalaises, figées dans la lumière, six colonnesgrecques se tiennent comme autant de défis del’homme face aux forces primitives de la nature(p.76). Ces piliers furent érigés pour les dieuxdans l’étroite ouverture de ce qui était possiblede construire à cet endroit.

Cinq fleurs blanches sur un étang paisibleet sombre, protégées du grand large derrière desolides rochers (p.109). Une image saisissante decontrastes et de similitudes.

Des roues de charrette ensablées, à moitiéenterrées, témoignent d’un temps ancien où cesroues couraient sur la terre ferme (p.51). Un sym-

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lE PoèTE DE Haïku

Le 4 août 1959, Dag Hammarskjöld com-posa le poème suivant dans Jalons :

Sjutton stavelseröppnade dörrenför minnet och dess mening

Dix-sept syllabesont ouvert une porteà la mémoire et à ce qu’elle signifie.

Ces trois lignes constituent une descriptiondu haïku, le court poème japonais dontHammarskjöld ne mentionne jamais le nom. Cestrois lignes sont l’introduction aux 110 poèmes enforme de haïku qu’il écrivit entre août et novem-bre 1959.

Les poèmes sont répartis en quatrerubriques : D’Uppsala ; Été ; Au loin ; Vallée del’Hudson. La première partie est faite de souve-nirs de son enfance à Uppsala ; la seconde ras-semble des haïku de ses étés en Suède ; latroisième s’inspire de voyages lointains et le qua-trième ensemble fut composé dans sa retraite deBrewster, dans la vallée de l’Hudson à l’extérieurde New York, quand il était Secrétaire Général

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fois technique et esthétique en prenant des pho-tos. Mais il est conscient du risque d’un esthé-tisme creux si la photo n’a pas la marque d’uneexpérience spirituelle des cinq sens.

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Il semblait naturel que Ham marskjöldconnût le haïku au vu de sa grande curiosité litté-raire, tout particulièrement parce que les poètesde sa jeunesse, comme Ezra Pound ou PaulÉluard, avaient fait des tentatives du côté duhaïku au début du siècle.

L’intérêt bien connu de pour les arts et lesphilosophies d’Asie s’était nourri de ses voyagesdans ces régions au cours des années cinquante.Ce qui explique son attirance pour le haïku,quoiqu’il n’ait jamais visité le Japon, à l’excep-tion d’une courte escale à Tôkyô sur sa route pourle Laos, en novembre 1959.

Il est aussi difficile de définir le meilleur cli-ché que de préciser ce qu’est un haïku, parce quece genre est aussi riche de possibilités d’expres-sions, que variable dans son contenu. Som -mairement, on peut définir le haïku comme uncourt poème transcrivant une expérience parti-culière qui a fortement impressionné un poète,dans un contexte humain ou en contact avec lanature. Quelques mots choisis de façon la plusjuste possible expriment cette expérience, et endonnent une image concrète, dont le but est detransmettre au lecteur la même émotion. Un bonhaïku n’est pas statique, mais témoigne d’unemétamorphose, d’une transformation, si possible

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des Nations Unies. La majorité des haïku futécrite dans la vallée de l’Hudson (46), et àUppsala (40), les deux ensembles les moins nom-breux venant de ses voyages lointains (8) et deses étés suédois (16).

De quelle manière précise la forme du haïkua pu ouvrir les portes de la mémoire deHammarskjöld ? Au cours de l’été 1959, il passaquelque temps en Suède pour les vacances, et serendit même jusqu’à Uppsala. Et là, des imagesde ses jeunes années ont dû lui revenir enmémoire, l’amenant à les évoquer. Et pourquoipas sous une autre forme poétique, ou dans uncourt essai, comme il le fit durant l’été 1961, avecColline du Château ?

Le haïku n’était pas très connu en Suèdedans les années cinquante. Par contre aux États-Unis le bouddhisme zen japonais avait commencéà attirer l’attention, conséquence de la présenceaméricaine au Japon après la guerre. Sur la tablede chevet de Ham marskjöld, on trouva après samort le livre de Harold G. Henderson intituléIntroduction au haïku. Publié en 1958, il consti-tuait une anthologie commentée des poètes dehaïku japonais, de Bashô (1644~1694) à MasaokaShiki (1867~1902).

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défenseurs des dix-sept syllabes réparties en troisparties de cinq-sept-cinq pieds, et les tenants duvers libre, dépassant cependant rarement les dix-sept syllabes.

La langue courte et précise du haïku avaitdû séduire Hammarskjöld, dont le style person-nel était déjà sobre et concentré. L’exemple d’unpoème composé en 1951, huit années avant qu’ilécrive des haïku , témoigne des dispositionsqu’avait son style à se rapprocher de cette formepoétique :

Knapp kost, fast formKort lust, få ord.En låg stjämai sval rymd -en morgonstjäma.

Peu de substance, forme fermeDésir éphémère, quelques mots.Une étoile sur l’horizondans l’air frais -une étoile du matin.

Hammarskjöld débuta Jalons avec une cita-tion attribuée au poète suédois Bertil Malmberg :

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avec une chute inattendue. Ceci constitue le cœurdu haïku, celui qui s’est répandu à travers lemonde dans la deuxième moitié du siècle dernier,et qui est aujourd’hui composé dans une soixan-taine de langues.

À la fin des années cinquante, le poète BoStterlind et Dag Ham marskjöld commencèrent àcomposer des haïku en suédois. Ces deux poètesreprésentaient deux manières différentes :Setterlind utilisait une forme libre, tandis queHammarskjöld suivait la tradition japonaise desdix-sept syllabes. La règle prescrit de décomposerle haïku en trois parties de cinq-sept-cinq syl-labes, mais Hammarskjöld ne tenait pas comptede cet ordre, et de poème en poème, il disposaitces trois parties de façon différente.

Toutefois, ses haïku se tenaient toujours àl’intérieur de ces trois parties disposées en troislignes, ce qui en dehors du Japon correspond auxtrois parties traditionnelles de cinq-sept-cinq syl-labes. Il estimait que le choix des mots était plusimportant que le nombre de syllabes, et pourtantplusieurs de ses poèmes étaient encombrés demots inutiles, mais nécessaires au respect desdix-sept syllabes. Il est intéressant de noter queles poètes de haïku suédois contemporains sontplus ou moins divisés en deux camps, celui des

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Des poèmes purement intellectuels ne peu-vent être considérés comme des haïku, parcequ’on ne peut en faire clairement des imagesconcrètes. Dans ce cas, c’est la forme et non lecontenu qui est empruntée au haïku, si bien quecette catégorie de poèmes peut être décritecomme de la poésie utilisant les trois vers surtrois lignes propres à ce genre, sans être d’au-thentiques haïku. Appartiennent aussi à cettecatégorie des poèmes mixtes, c’est-à-dire avecune image concrète se terminant en idée abs-traite, et vice-versa. Trente cinq des compositionsde Hammarskjöld se trouvent dans cette catégo-rie, et ce type de haïku est très populaire chez lespoètes de haïku en Suède.

Les lecteurs japonais sont souvent embar-rassés devant ce genre de haïku. Même s’ils sonten accord avec une chute adroite du poème, ilsacceptent avec réticence de le considérer commeun haïku. Ils expliquent que l’image doit être suf-fisamment explicite sans qu’il soit nécessaire deformuler clairement la pensée qui la sous-tend.Un bon haïku fonctionne avec des éléments capa-bles de donner plusieurs niveaux de lecture. Siune signification à caractère spirituel ou philoso-phique est ouvertement exprimée dans unpoème, celui-ci peut être considéré comme suffi-

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Seule la main qui efface peut écrire des chosesjustes.Trouver les mots exacts en trois lignes pourexprimer une expérience implique d’examineravec soin la valeur de chacun et leur combinai-son pour une efficacité maximum.

La plupart de ceux qui ont lu Jalons n’ontprêté que peu d’attention au fait que les cent dixpoèmes composés à partir de 1959 étaient deshaïku. Ils les ont ignorés en tant que tels, pour n’yvoir qu’un élément accidentel. En réalité, ces haïkureprésentent plus du sixième du contenu de ce livre,et sont le résultat d’un travail rigoureux et patient.

La moitié de ces cent dix poèmes décriventdes images précises et concrètes, selon la règleprescrite par le haïku d’origine, tandis qu’un tiersdes autres poèmes relève de l’abstraction, et quele reste est un mélange de poèmes à la fois abs-traits et concrets. Les plus précises de ces imagessont celles qui restituent les souvenirs de sonenfance à Uppsala, tandis que la plupart despoèmes abstraits se retrouvent dans la partieconcernée par la « Vallée de l’Hudson », oùHammarskjöld passait ses week-ends, et avait dutemps pour réfléchir à des sujets où il se sentaitprofondément concerné. Ses thèmes récurrentsétaient le choix entre devoir et plaisir, vie et sacri-fice, bien et mal, création et destruction.

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compositions poétiques à partir des deux pointsde vue de l’auteur et du poème lui-même.

Le premier de ces deux points de vue estbien sûr limité et relatif, car je ne connaisHammarskjöld que par ses discours, ses déclara-tions publiques, ses textes et les témoignages deses amis. Le deuxième point de vue est plus fiable,puisque j’ai derrière moi quarante ans de fré-quentation du haïku.

Quand Jalons fut publié en 1963, j’étaisattaché à l’ambassade de Suède à Tôkyô, et avaisété intéressé par le haïku. J’avais lu à l’époque,en anglais et en japonais, les ouvrages deR.H.Blyth sur le sujet. La publication des haïkude Hammarskjöld en Suède avait donc été pourmoi une expérience surprenante. Au-delà desannées me voici à nouveau lisant ses haïku. Entravaillant à la publication du présent livre, j’airedécouvert plusieurs haïku dont je n’avais passaisi la profondeur. Plusieurs haïku disposésensemble sur une même page ont tendance às’annihiler les uns les autres, c’est pourquoi descommentaires entre chaque poème facilitent unemeilleure lecture, et favorisent une plus grandeattention à leur contenu.

Le haïbun est l’appellation d’un genre litté-raire japonais qui mêle haïku et prose, originelle-

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sant et sentencieux, ce qui repoussera le lecteur.Des poèmes de ce type doivent plutôt se retrouverdans la catégorie des épigrammes ou des apho-rismes, où ils seront appréciés en tant que tels.

Les haïku japonais décrivent principale-ment la nature, ce qui a dû attirer Hammarskjöld,lui qui par écrit ou oralement évoquait souventl’amour qu’il éprouvait pour la nature suédoise.La plupart de ses haïku sont d’expressives des-criptions de la nature, qui surprennent le lecteurpar la richesse des noms d’arbres, d’insectes etd’herbes, souvent peu usités, comme nattglini(silène noctiflore), kråkris (camarine), ouisra-nunkel (renoncule des glaciers), et autres motsdifficiles à trouver dans le dictionnaire.

Les dix-sept syllabes ont pourHammarskjöld ouvert la porte des souvenirs etde leur signification. Cela veut dire qu’avec lehaïku, ses souvenirs ont trouvé une forme d’ex-pression adaptée. Cette forme poétique était pourlui un moyen d’expression lui permettant de res-ter discret et de garder ses distances, ce qui esttout à fait dans l’esprit du haïku.

Plusieurs de ses poèmes sont mystérieux etsibyllins. Ils exigent explications et interpréta-tions. Dans ce livre, j’ai essayé de fournir lecontexte indispensable pour appréhender ces

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proche ou lointain. Mais l’actualité du poèmedemande à ce que l’essence de cette expériencesoit revécue et restituée au présent, de façon à encommuniquer les sensations dans l’instant.

Le jour même où Hammarskjöld écrivit sonpremier haïku Dix-sept syllabes, le 4 août 1959, ilconsigna une autre réflexion qui annonçait le haïkuen des termes qui pourraient servir de principephilosophique au genre. La simplicité consiste àavoir une expérience de la réalité non par rapportà soi-même, mais en toute indépendance. La sim-plicité consiste à voir, juger et agir à partir d’uneattitude de recentrage sur soi-même. De cettefaçon, le monde se manifeste à soi comme une réa-lité où chaque chose est centrée sur elle-même.Ainsi, l’arbre devient un mystère, le nuage unerévélation, l’homme un cosmos dont nous ne pou-vons entrevoir qu’une partie des richesses.

De cette richesse, Hammarskjöld nousdonne un aperçu dans ses haïku et ses photogra-phies. Ils sont le fruit d’une manière de regarderqui ne s’approprie ni ne s’empare d’une réalité,mais qui nous révèle ce qu’un moment peut enoffrir. Ils sont aussi le résultat de sa capacité àexprimer ce moment avec des mots et des photo-graphies, à la plus grande satisfaction du poète etle plaisir de ses lecteurs.

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ment une relation de voyage émaillée de poèmes,ceux-ci considérés plus tard comme des haïku indé-pendants. Les quatre premiers haïku deHammarskjöld, regroupés sous le titre : Au loin,sont devenus plus faciles à comprendre quand on alu le récit de son voyage (p.86~100) au Népal parudans son essai : Un nouveau regard sur l’Everest,publié dans le magazine National Geographic.

Fondamentalement, les haïku de Ham -mars kjöld constituent un véritable journal devoyage traversant toute sa vie, depuis son enfanceà Uppsala, jusqu’à sa rencontre avec le « derniermiracle » que fut sa mort. Ces 110 images de sou-venirs forment une sorte d’autobiographie minia-ture d’un genre jusque là inconnu en Suède. Dansce domaine comme dans beaucoup d’autres, DagHam marskjöld était un précurseur.

Une sélection de ses haïku réalisée en vuede reconstituer une histoire de sa vie étaitlogique, car chaque haïku est l’annotation d’unsouvenir. À chaque composition, que ce soitimmédiatement après avoir vécu une expérience,lorsque l’émotion est encore intense et le souve-nir vif, ou que ce soit plusieurs dizaines d’annéesaprès, comme dans le cas qui nous intéresse, ils’agit toujours d’une description de quelque chosequi est arrivé dans le passé, que celui-ci soit

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Haiku et pHotograpHies

Slättnatt.En öde sal.Kvinnan i fönsterenischenväntar solen.

Nuit sur la plaine. Salle désertée.La femme blottie à la fenêtreattend le soleil.

Il s’agit s’un souvenir d’enfance à Uppsala.Les premiers mots du poème nous présentent laplaine d’Uppsala dans l’obscurité de la nuit.S’agit-il bien de « montrer » ? On ne distinguepas la plaine dans les ténèbres, mais on l’imagine.Ou plutôt, on la devine vaguement à l’aube, à lalecture de la troisième ligne qui nous parle d’unsoleil levant attendu.

De l’image d’une plaine, on passe sans tran-sition dans le premier vers à celle d’une salledésertée. Et la perspective change, la plainen’étant pas vue de l’extérieur, mais de l’intérieurde cette salle. L’image de la plaine et celle de lasalle ont une certaine similarité, et l’adjectifdésertée agrandit encore cette salle.

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Träden flämtar.Tystnad.En droppe fårar tveksamtrutans dunkel.

Les arbres halètent. Silence.Une goutte creuse en hésitantle crépuscule du carreau.

Le premier vers décrit une situation quin’est pas facile à interpréter. Nous y voyons desarbres, mais sans en connaître l’essence, le nom-bre, ni la lumière dans laquelle ils se dressent.Ils sont dépeints avec des sons, rien de plus. Cehalètement est une respiration lourde et sacca-dée. Ce doit être les feuilles qui sont animées dece mouvement. Mais nous ne les entendons pas,parce que le mot suivant qu’appelle le poète, c’estcelui de silence. La scène laisse présager de l’ap-préhension.

Le second vers renforce ce sentiment d’ap-préhension. Une goutte creuse… Est-ce unelarme ? Elle est hésitante, ce qui introduit l’idéede lenteur dans cette scène. Nous voyons alorsune larme couler sur une joue ridée, et qui hésitesur la ride dans laquelle couler.

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Le poète a présenté la scène où se déroulel’action à la première ligne, et à la seconde. Il pré-sente l’acteur : une femme. Ce pourrait être samère, Agnès, décrite comme romantique et reli-gieuse. Dag, le plus jeune des enfants, était trèsproche d’elle, ses trois autres frères étant beau-coup plus âgés. La mère, si c’est elle, a quitté lachambre à coucher du château d’Uppsala, où sonépoux Hjalmar résidait comme gouverneur, etelle s’est blottie dans l’encoignure d’une fenêtrepour voir le soleil se lever.

Le premier mot du poème original en sué-dois est slättnatt, qui est composé de slätt, plaine,et natt , qui signifie nuit. C’est une trouvaille deHammarskjöld, qui souvent combine les motsdans des contextes nouveaux. Ce mot bref avecces quatre « t » provoque une assonance, et cetterépétition de sons donne beaucoup d’effet,comme des trompettes qui retentissent quand lerideau se lève.

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Lyktskenets kon i diset.Frostfjärilslekkring den blanka stolpen.

Cône lumineux dans la brume.Jeu d’un phalène d’hiverautour du pied luisant du réverbère.

Voici un élégant tableau composé de formeset de luminosité. La lumière du réverbère fait untriangle avec une base circulaire sur un arrière-plan brumeux. À l’intérieur de ce cône de lumièrevole un phalène d’hiver – ou plusieurs – autourdu pied du lampadaire. Il s’agit d’une vision àcaractère géométrique, avec une longue verticaleet un foyer de lumière formé d’un cône dont leslignes sont interrompues par les mouvements cir-culaires de l’insecte.

Le mot frostfjäril – le jeu d’un papillon d’hi-ver – révèle le talent de Hammarskjöld à combi-ner les mots pour en créer de nouveaux, porteursde nouvelles significations. Nous sommes en pré-sence d’un mot chargé de lyrisme, difficile à ren-dre en d’autres langues sans en perdrel’atmosphère.

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Mais si cette image prend forme, c’est quenotre imagination nous joue des tours : la troi-sième partie nous révèle que c’est une goutte depluie faisant son chemin sur un carreau.L’appréhension première est confirmée ici parune information nouvelle, à savoir que la lumièredu carreau est crépusculaire.

La perspective a changé. De l’extérieur oùnous étions, nous passons désormais à l’intérieurpar le carreau. De l’intérieur de la pièce, nousvoyons le lent cheminement de la goutte de pluiesur la vitre. Et au-delà du carreau, nous voyons lesfeuilles des arbres frissonner dans le crépuscule.

Cette technique qui consiste à décrire unesensation avec les mots d’un autre organe senso-riel est pratique courante dans les haïku. AinsiBashô (1644-1694) composa-t-il ce fameuxpoème : Silence / perçant le roc / la voix descigales. Un son ne peut percer le rocher, maisl’image visuelle renforce le caractère strident duchant des cigales.

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Slätthorisontenoch murens lodstreckkorsas som ödeslinjer.

Horizon sur la plaineet verticale du murse croisent comme les lignes du destin.

Voici un autre haïku constitué de lignesgéométriques. Il s’agit ici de la base horizontaled’une plaine rencontrant le ciel, et de la diago-nale d’un mur. Les lignes sont souvent présentesdans Jalons, exprimant la sensibilité esthétiquede Hammarskjöld, ainsi que ses connotationsphilosophiques.

Les lignes du destin font référence à la pra-tique consistant à prédire l’avenir en lisant dansles lignes de la main, pratique connue commeétant de la chiromancie ou de la divination. Laligne principale et la ligne de cœur traversent lapaume de la main, et la ligne du destin les croi-sent du poignet jusqu’à l’index.

Hammarskjöld avait souvent évoqué lethème du destin dans Jalons, mais le concept delignes du destin est quelque chose d’inhabituel.

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Au début, je pensais que frostfjäril était unpapillon surpris par les premières gelées d’au-tomne. Mais l’encyclopédie consultée m’a faitsavoir que c’était le nom d’un papillon de nuitappartenant à la famille des « géométridés », quicomprend 15 000 espèces à travers le monde,dont 322 en Suède. La plupart sortent la nuit ouau crépuscule, et cherchent peut-être la lumière,comme dans ce haïku de Hammarskjöld.

Le phalène d’hiver est-il un mot de saison ?Dans les haïku japonais, il y a toujours un motqui indique la saison du poème. Dans l’AlmanachPoétique International de William Higginson,qui s’intitule Haiku World, l’expression Fuyu nochô, le papillon d’hiver en japonais, est un motde saison. L’image la plus caractéristique dupapillon d’hiver est en japonais itechô, c’est-à-dire : « papillon transi de froid », celui qui a aban-donné son cocon au cours d’une journée d’hiver àla douceur inhabituelle, et qui étale ses ailes pourprofiter de la chaleur du soleil.

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Lors du Noël de 1956, il note dans son journalintime que les jalons sont posés quand vous avezatteint un stade où ils deviennent nécessaires, ilssont alors un point fixe que vous ne devez pasperdre. Ces notes avaient un caractère personnel,mais sa vie ayant pris un autre tour, il pouvait dèslors compter sur d’éventuels lecteurs. Peut-êtresouhaitez-vous lire mes notes ? Elles peuventavoir une signification pour quelqu’un qui yverra un destin, mais l’homme qui le vit ne sou-haite pas en parler tant qu’il est vivant.

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Pojke i skogen.Kastande söndagsstassenLeker han naken.

Un garçon dans la forêt.Rejetant ses habits du dimanchenu, il joue.

Ce haïku est l’un des plus puissamment évo-cateur de Hammarskjöld. Le début du poèmedévoile une vision féerique, un peu à l’image dePeter Pan : un garçon seul au milieu des arbres.La seconde ligne introduit un geste inattendu etplutôt dramatique : le garçon rejette ses habitsdu dimanche. Le lecteur l’imagine habillé avecsoin par sa mère pour ce jour de fête, et lui lesarrache en une attitude de rébellion qui est aussiune libération, car il joue nu.

Des photos montrent Dag enfant habillé enfille. Sa mère avait trois fils déjà, et elle espéraitune fille. Il n’était pas rare pour les mères de cetteépoque d’habiller leurs petits garçons en filles.Cela devait rendre ces enfants rebelles, commeDag qui dut s’enfuir dans la forêt après un officeà la cathédrale, ou après le trop long repas du

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I slottets skugga slöto sig blommornalångt före aftonen

Dans l’ombre du châteaules fleurs se sont ferméesbien avant le soir.

Le château de son enfance sur la collinedominait la ville. Les rayons du soleil à l’aube tou-chaient d’abord la forteresse d’Uppsala avantd’atteindre les toits de la ville, et au couchant,l’ombre immense du château recouvrait le jardinbien avant la tombée de la nuit.

Cette ombre pourrait avoir une interpréta-tion symbolique, celle de l’ombre du père sur sonfils. Hjalmar Hammarskjöld avait déjà quarante-trois ans quand Dag naquit, et ce plus jeune filsmit de la distance entre ce père autoritaire et lui-même. Il n’est jusqu’à la tombe de DagHammarskjöld qui ne soit aujourd’hui dans l’om-bre du monument funéraire de sa famille du côtépaternel, au cimetière d’Uppsala.

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dimanche midi. Il put finalement jouer comme ille souhaitait. Cette image d’un jeune garçon soli-taire jouant nu au milieu des arbres exprime aussiun sentiment de sécurité et de communion avecla nature.

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Mer än åren skilde demdenna kvällsturi den öde allén.

Plus que les ans les séparaientlors de leur promenade du soir dans l’allée déserte.

Ici, la distance entre père et fils est doulou-reusement visible. L’adjectif déserte accentue lesentiment de désolation de cette scène, assom-brie par la nuit tombante. Père et fils sont enca-drés par une allée avec des alignements d’arbresse tenant comme des sentinelles en uniforme lelong de leur marche silencieuse.

Dag Hammarskjöld avait un grand respectpour le sens du devoir de son père, tout entier auservice de son pays et de la législation internatio-nale. Mais en même temps, il était en conflit per-manent avec ce patriarche, dont il haïssait lapression quand il sentait son poids s’exercer surlui, comme il le disait dans un courrier à son amiBo Beskow.

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tique de ses parents, il pourrait donc s’agir d’unenseignant.

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Örfilen lärde pojkenatt hans faders nammvar dem förhatligt

Le coup à l’oreille apprit au garçonque le nom de son père leur était odieux.

Ce pénible souvenir évoque l’impopularitéde son père, à partir de la guerre 14-18, quand ilmena comme premier ministre du gouvernementsuédois une politique inflexible de neutralité, quientraîna des disettes et lui valut le surnom deBoucher de la Faim (Hungerskjöld)

Cette scène est dramatique, et c’est le seulhaïku que je connaisse où est évoqué un coup àl’oreille. Après cette introduction pleine de vio-lence, l’explication de ce geste est donnée parodieux, le dernier mot du poème qui est le pen-dant de l’expression un coup à l’oreille, apparued’entrée de jeu.

Le poème ne dit pas qui a donné le coup. Ilsemble improbable qu’un camarade de classe aitporté ce coup sous l’influence de l’opinion poli-

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Han var ej önskad.När han likväl komfick han blott se dem leka.

Il n’était pas accepté.Et quand il venait quand mêmeil ne pouvait que les regarder jouer.

Ce garçon qui venait jouer n’était pas accueillidans les jeux des autres. Encore une image de rejet.Ce n’était pas seulement une différence sociale, nicelle de la réputation de son père qui l’isolaient deses condisciples. Il y avait aussi ce qu’un ami luiavait écrit : Vous avez un grave défaut : vous pre-nez tout trop au sérieux. Hammarskjöld admet parailleurs dans un courrier que ce doit être un granddéfaut de perdre son sens de l’humour vis-à-vis desautres et de soi-même, mais aussi de ne plus pren-dre les chose comme elles viennent.

Ce poème est plus une versification dans laforme du haïku qu’un haïku en soi. La premièreligne est abstraite, la deuxième part d’une abs-traction et la fait évoluer vers une image concrète,ce qui est rendu encore plus visible avec le derniermot du dernier vers, jouer.

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Han föll i volten.Alla kunde skrattaåt en som var så feg.

Saut périlleux raté.Chacun put rired’une telle poule mouillée.

Encore un souvenir d’école difficile. Ham -marskjöld était excellent en gymnastique, maisici il se ridiculise en chutant lorsqu’il exécute unsaut périlleux, par excès de prudence. Être l’objetde moqueries à cause de son manque apparentde détermination, et être traité de poule mouil-lée devait être un coup terrible, surtout pour ungarçon fier comme l’était Dag Hammarskjöld.

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Skolan slutat. Gården tömts.Dem han söktefunnit nya vänner.

L’école était finie. La cour vide.Ceux qu’il cherchaitavaient trouvé de nouveaux amis.

Ce haïku est une variante du précédent.Mais ici, le poème se présente de façon immédia-tement concrète, avec l’image d’une cour d’écolevide. Une fois de plus, l’auteur tente de venirjouer avec des camarades de classe, mais il com-prend qu’ils ont quitté la cour, et qu’ils jouent ail-leurs avec d’autres compagnons de jeux. Lespectacle de la cour d’école pleine de bruits et devie il y a quelques instants et maintenant vide etsilencieuse, est lourd de symbole, car il exprimeaussi le sentiment d’abandon et de solitude del’auteur.

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Vid syrenhäcken,fri från « plikterna »,återfann hon ungdomslandet.

Près de la haie de lilas,libérée de ses « obligations »,elle retrouve le pays de sa jeunesse.

Une évocation de cette nature dont l’in-fluence libère l’homme des conventions sociales.Ce n’est plus ici le garçon qui rejette ses habits dudimanche, mais sa mère qui retrouve sa jeunesseau bord d’une haie de lilas, oubliant tous lesdevoirs et les obligations sociales qu’elle se devaitd’accomplir en tant qu’épouse du gouverneur. Lesdevoirs qu’impliquait une position sociale privilé-giée étaient souvent un sujet de conversation ausein de la famille. Et le fils se souvient avec émo-tion de ce moment où sa mère Agnès qui avait unequarantaine d’années à sa naissance, se métamor-phose soudain en jeune fille libre et sans soucidans les odeurs et les couleurs de cette haie de lilas.La floraison des lilas qui a lieu en Juin, libère l’undes parfums les plus entêtants de l’été suédois,inspirant les émotions les plus romantiques.

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Paketet föll i moddenmen hon log bort oronefter fallet

Le paquet est tombé dans la bouemais elle en sourit dissipanttout sentiment d’inquiétude.

Voici une scène où mère et fils marchentdans un chemin boueux. Et soudain le garçonlaisse tomber le paquet de sa mère dans la boue.Mais sa confusion et son inquiétude s’évanouis-sent devant le tendre sourire de sa mère.

Les poèmes relatifs à la mère du poète sontd’un tout autre ton que ceux inspirés par son père.On a ici un exemple de la capacité du haïku à restituerla profondeur des sentiments qui lient les personnes,à l’échelle réduite de quelques mots. Le haïku est sou-vent critiqué pour son inaptitude à décrire les senti-ments, mais ces trois lignes évitent le verbiage desdescriptions directes qui caractérisent les autresgenres poétiques. Au lieu de cela, le haïku se contentede décrire une situation qui évoquera indirectementce qu’éprouvent les personnages du poème, situationoù se reconnaîtront aussi les lecteurs.

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Kaprifolium.I den grå skymningenvaknade han till sitt kön.

Chèvrefeuille.Dans le gris du demi-jouril sut qu’il était un garçon.

Depuis son enfance, Dag Hammarskjöldavait toujours été intéressé par la nature et lesanimaux. Il ramenait souvent à la maison fleurs,herbes et insectes dans des petites boîtes. Il étaitgrand admirateur de Linné, (1707–1778), LePrince des Terres de l’Éternel Été, comme il l’ap-pelle dans une adresse au grand naturaliste,lorsqu’en 1957 le Roi des Fleurs est célébré pourle 250e anniversaire de sa naissance. CommeLinné, Hammarskjöld aimait connaître le nom detout ce qu’il voyait dans la nature. Plus les nomslui paraissaient étranges, plus il se réjouissait deles intégrer dans ses poèmes du recueil Jalons, etdans les articles qu’il écrivait pour le magazine del’Asso ciation Suédoise de Tourisme. Ces dénomi-nations invitent le lecteur à découvrir d’autresmondes : « bonnet-de-singe », « fleurs alpines

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Pingula », « tiges de grandes fleurs d’épilobes »,diverse sortes de « saxifrages »…

Lorsque dans la région méridionale deSkåne il voit la profusion des « houx maritimes »ou des « lis blancs des sables », son intérêt pourla botanique le reprend, surtout devant la floreordinaire de sa province natale. La riche variétédes plantes de la province septentrionale deLapland lui apparaît comme un concentré de lavie de la montagne suffisamment dense pourattirer toute notre attention et nous mettre enrelation avec les pulsions mêmes de la vie .

Et les haïku de Hammarskjöld sont en effetà l’image de ce concentré de nature, reflétantdans leur forme même la densité et la richessed’un paysage ou d’une atmosphère.

Chèvrefeuille. Un simple mot introduit lelecteur dans la scène. Le chèvrefeuille appartientà la famille des Caprifoliacées, comme le chèvre-feuille des bois et la vigne vierge. Ces plantes sontcaractérisées par des fleurs rouges ou jaunes bila-biées, qui exhalent leur parfum en particulier lesoir. C’est dans les senteurs capiteuses de cesfleurs que le garçon, qui a atteint l’âge de lapuberté, s’éveille à la sexualité.

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Denna stenålderskvällstod kyrkspiran på slättensom en fallos.

Un soir d’âge de pierrela flèche de l’églisesexe dressé dans la plaine.

Cette scène est une image à plusieursdimensions. Il y a d’abord le premier vers qui faitréférence à une époque où les hommes avaientles mêmes pulsions sexuelles qu’aujourd’hui. Ences temps reculés, des pierres levées étaient lesymbole phallique d’un culte de la fertilité. C’estici la flèche de l’église dans la plaine d’Uppsalaqui inspire cette image à Hammarskjöld.

Alors que l’obscurité tombe sur la plaine, laflèche de l’église devient plus effilée. Et l’imageexprime alors une pulsion et un appétit qui gran-dissent avec la nuit tombante, pulsions que lasainteté du symbole chrétien ne peut ni rejeter,ni satisfaire.

Cette provocation délibérée du poème nousapprend que l’inhibition sexuelle chrétienne netient pas devant l’irrépressible poussée de ces

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pulsions. Nul doute que ce poème soit le plusanti-puritain de son recueil Jalons.

La métaphore est clairement exprimée quimet en parallèle la flèche de l’église et un phal-lus. Les métaphores sont rares dans l’art duhaïku, parce que chaque mot est utilisé pour lui-même, et non pour une comparaison qui altére-rait sa signification propre. Mais ici, les motseux-mêmes acquièrent dans le jeu métaphoriqueune force qui accentue encore le choc et l’audacede ce poème.

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Slottsfönstren såg dem.I gråblåst och snöfilmades Karl den Tolfte

Les fenêtres du fort les ont vus.Dans le vent gris et la neigeils tournaient un film sur Charles XII

Charles XII (1682-1718) fut roi de Suède àpartir de l’âge de quinze ans. Tout comme Ham -marskjöld, il se sentait prisonnier de son château,et souhaitait partir à bride abattue découvrir lemonde et le conquérir. Il envahit la Russie, maisfut finalement défait par Pierre le Grand àPoltava, et partit pour l’Empire Ottoman, d’où ilrégna sur la Suède pendant cinq ans. Il retournaensuite dans son pays et fut tué au cours du sièged’une forteresse en Norvège.

Hammarskjöld fait une autre référence àCharles XII dans ses notes .En 1951, il écrit à pro-pos du couronnement du roi : Son immensevanité le conduit à prendre la couronne lui-même, et à la poser sur son front de ses propresmains.Le jeune roi s’était en effet couronné lui-même, se croyant désigné comme roi par une

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Svarta stjärnskott.Svalornas gälla skrinnär de paras i rymden.

Sombres étoiles filantes.Cris stridents des hirondellesquand au ciel les couples se forment.

Les étoiles filantes brillent dans l’espace etlaissent des traînées de feu lorsqu’elles semblenttomber. Mais ici elles sont noires au moment deleur chute. Lors des feux d’artifice, il y a aussi dela fumée noire au départ des fusées.

Les hirondelles mâles, au cours de leur vol,émettent des cris stridents que l’on peut perce-voir comme des jaillissements lumineux encontraste avec le vol de leurs ailes sombres.

Bashô avait évoqué le même choc des sen-sations dans un célèbre poème : La mer est obs-cure / le cri du canard sauvage / vaguementblanchit. Ham marskjöld perçoit les hirondellescomme autant d’étoiles filantes. À la vue de ceshirondelles cherchant une partenaire, le poètesait combien ce désir brûle le corps et l’esprit.

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grâce divine. Hammarskjöld écrit encore : Onraconte que la couronne était si imposantequ’elle ne pouvait être portée que par un souve-rain ignorant les honneurs et la munificence desa charge.À plusieurs reprises, Hammarskjölds’exprime sur l’importance d’agir et de vivre enfaisant abstraction du prestige de sa positionsociale et professionnelle.

La première partie de ce poème est intéres-sante, parce que les fenêtres de la forteresse sontles badauds qui assistent au tournage du film, etnon Hammarskjöld lui-même regardant par lesvitres. Ici le poète est dépersonnalisé, ce qui seproduit souvent comme un procédé familier auhaïku.

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Han sänkte blickenför att ej se kroppentill att begarä den.

Il baissa les yeux pour éviter de voir ce corpsobjet de désir.

Après le premier vers, le lecteur se demandepourquoi le poète baisse les yeux. À la secondeligne, nous voyons ce que ses yeux veulent évi-ter : un corps. La troisième partie donne l’expli-cation : il souhaite se préserver du désir quil’assaille à la vue de ce corps féminin.

Dans un passage de Jalons, DagHammarskjöld admet qu’il va jusqu’à être inti-midé par sa propre nudité, et que sans désiraveugle, sans le sentiment d’avoir le droit d’in-trusion dans une autre vie, il avait des difficultésà atteindre la complète harmonie qu’il recher-chait dans une vie à deux.

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Mais ma détermination était la plus forte, et c’estmoi qui l’ai épousée ! Dans ses mémoires, il notequ’alors Dag se retira avec générosité.

J’ai questionné récemment Staffen Stolpe,le fils de Sven et Karin, sur cet épisode de la vie deses parents. Il me dit que sa mère avait toujoursune photographie d’Hammarskjöld dans sonbureau, même lorsqu’il fut nommé SecrétaireGénéral des Nations Unies. Elle avoua une fois àson fils qu’à son regret, elle n’avait pas bien saisil’importance et la signification des attentions quelui portait Dag.

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Vägrad den söktaville han förtjänaatt själv bli den sökte

Éconduit par celle qu’il recherchaitil aspira à devenircelui que l’on recherche.

Dans ce poème, Dag Ham marskjöld évoqueun épisode de sa vie sentimentale. Il recherchait lacompagnie d’une jeune fille et il fut éconduit, cequi le blessa au point de décider que désormais, ilserait celui dont on rechercherait la compagnie !

Plusieurs rumeurs ont couru à propos del’identité de la femme en question. C’était proba-blement une jeune fille de l’Université d’Uppsalaqui était courtisée par Dag Hammarskjöld et sonami Sven Stolpe, un jeune écrivain au talent pro-metteur. Son nom est même connu, ce serait celuide Karin von Euler-Chelpin, et c’était quelqu’unde sérieux, dont les centres d’intérêt allaient plu-tôt aux sujets intellectuels.

Plusieurs années après, j’ai eu l’occasiond’interroger Sven Stolpe sur cette rumeur, et iladmit volontiers que Dag aussi courtisait Karin.

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Hemmet sände migtill öde rymder.Få söker mig.Få hör mig.

Les miens m’ont envoyédans des espaces déserts.Peu me cherchent. Peu m’entendent.

Ce poème est remarquable à bien deségards. Entre les miens » et les espaces déserts, ily a de larges distances, des sentiments et dutemps qui vont s’étirant de plus en plus. Lorsquel’on sait qui est le poète, on comprend mieux laportée de son expérience, qui le fit accéder auposte de responsabilité d’une organisation mon-diale.

Le dernier vers est par contre plus difficileà saisir. Comment cet homme toujours entouréput-il imaginer que peu de personnes recher-chaient sa compagnie, et que peu l’écoutaient ?L’expression espaces déserts traduit un senti-ment de solitude. Cela doit signifier que ceux qu’ilaurait souhaité voir rechercher sa compagnie etl’écouter ne le faisaient pas.

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L’expression espaces déserts évoque Saint-John Perse dont le grand poème Chronique futtraduit en suédois par Hammarskjöld sous le titreKronika. Dans Jalons, il y a plusieurs référencessous-jacentes aux thèmes favoris de Saint-JohnPerse, comme par exemple le passage suivant :Les flûtes de l’exil. Toujours parmi ceux qui sontétrangers à ce qui vous a formé – seul. Toujoursassoiffé de l’eau venue de la source – captif, paslibre de les chercher. » (1957)

Alexis Léger, (Saint-John Perse), diplomatefrançais de renom, avait fui la France envahie parl’Allemagne et trouva refuge aux États-Unis. C’estalors qu’il écrivit Les flûtes de l’exil dont la« musique » le poursuivait sans cesse.

Il y a des points de similarité entre ce sen-timent de solitude et d’étrangeté, et l’expressionespaces déserts propre à Hammarskjöld. Perseaussi évoqua les endroits déserts, où la soif degrandeur demeure. Et la phrase d’HammarskjöldPeu m’entendent… fait penser à celle de Perse àpropos des Princes de l’exil , qui n’ont nul besoinde mon chant. Après la guerre, les poèmes deSaint-John Perse composés en exil furent publiésen France. Au milieu des étrangers de la Terre duCouchant, la langue française était devenue sonvéritable foyer.

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être de toutes les potentialités des origines ( 1951). Les flûtes de l’exil de Perse sont la pure originede nos rêves.

Pour Hammarskjöld, ce quelque chose venud’ailleurs a plusieurs noms, parmi lesquelsL’Homme à la fronde, également utilisé parPerse. Et Hammarskjöld nous dit ainsi : Un jourtu m’as saisi, toi l’Homme à la fronde, je suismaintenant dans tes orages. Je suis maintenanten route vers le but fixé par toi. (1957)

Un autre nom donné à ce quelque chosevenu d’ailleurs, c’est l’Un, qui termine le passagede Jalons concernant Les flûtes de l’exil : Laréponse – la dure, claire et pesante réponse :Vous n’êtes jamais seul dans l’Un, dans l’Un vousêtes toujours chez vous. (1957)

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Pour Hammarskjöld aussi, la langue mater-nelle devint sa véritable demeure, au milieu despersonnes étrangères à ce qui l’avait formé. Peude lecteurs comprirent la profondeur et la finessede la langue qu’il maniait, et dont Jalons avaitbénéficié.

Il était toujours assoiffé de cette eau venuede la source.Ce qui signifie qu’il éprouvait un vifbesoin de sa langue maternelle, mais aussi d’unesource spirituelle, dont il avait le désir commed’une force vivifiante lui donnant l’énergie d’assu-mer des responsabilités qui le prenaient toutentier, et le privaient de liberté. Dans le poèmede Saint-John Perse, L’Étranger reçoit de l’eaufraîche : Je prédis pour vous un temps de grandejoie et le bonheur des sources dans vos rêves.

Un autre texte de la même année (1957)donne de Saint-John Perse la phrase suivante,sans que Ham marskjöld cite sa source : Il n’estd’histoire que de l’âme, il n’est d’aisance que del’âme.

Dans cette perspective, le terme les miensprésent dans ce haïku prend une autre significa-tion : ce qui l’envoya dans les espaces déserts, cene sont pas seulement les personnes du foyer deson enfance qui l’avaient formé, mais aussiquelque chose venu d’ailleurs qui remplit mon

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Du återvänder aldrig.En annan manfinner en annan stad.

Nul retour pour toi.C’est un autre hommequi découvre une autre ville.

Le thème du haïku est celui des transforma-tions. Celle d’un homme, celle d’une ville. L’un etl’autre ne retrouvant plus ce qui les avait unis.

Il fut composé après la visite deHammarskjöld à Uppsala durant l’été 1959. Ilavait cinquante-quatre ans et avait été SecrétaireGénéral pendant six ans. Il regardait la ville avecdes yeux qui n’étaient plus ceux de l’enfant ou del’étudiant qu’il avait été. Les souvenirs surgissentet Hammarskjöld souhaite les évoquer avec sonregard d’homme mûr. C’est sans doute à cetteépoque qu’il décide d’utiliser la forme du haïkucomme étant la plus adaptée pour écrire ses «mémoires ».

Le caractère philosophique du poème relèveautant de son contenu que du ton général .Nulleimage concrète ici, et même lorsqu’on sait que

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Nordsångarens första drill.Över bleka isar tinar rymden.

Première trille de la fauvette du nord.Sur les pâles champs de glacel’espace dégèle.

Voici un haïku classé dans la série Été quicomprend seize poèmes, la plupart évoquant lesarbres et les fleurs estivales. Mais ici, il s’agitd’une rencontre avec les premières trilles d’unoiseau migrateur au cours d’un début d’été dansle Lapland. La fauvette du nord passe l’hiver enAsie du sud-est et l’été dans les zones septentrio-nales de l ’Europe, de l’Asie et de l’Alaska. Quandelle arrive en Suède, la glace couvre encore leslacs, mais elle devient pâle au dégel, sous l’actiondes rayons du soleil. Hammarskjöld avait cou-tume de faire des marches au mois de juin,d’abord avec son père, plus tard avec ses amis.

Ce haïku décrit les transformations de lanature lors du passage de l’hiver à l’été. Cesimages du passage d’une saison à l’autre sontfamilières aux poètes de haïku japonais. Les sub-

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cette ville fait référence à Uppsala, il n’est paspossible d’imaginer l’écart entre ce qu’était res-tée cette ville dans les souvenirs d’Hammarskjöld,et ce qu’elle était devenue en cet été 1959. Cepoème n’est donc pas vraiment un haïku, maisplutôt une épigramme ou un aphorisme de dix-sept syllabes , c’est-à-dire un poème ayantemprunté la forme du haïku.

Ceci n’exclut pas l’émotion, en particulierun sentiment de mélancolie que le poète sembleavoir éprouvé : Ici, je me suis promené, là, j’aivécu d’intenses émotions liées à l’amitié et à lasolitude, à l’autoritarisme de mon père aussi,aux préoccupations de ma mère au regard de sesobligations, à son sourire qui pardonnait tou-jours… Et puis, revient ce contrôle de soi-même,et la conclusion terre-à-terre que le passé nerevient jamais.

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tils changements de couleurs de la nature nousrenseignent sur les métamorphoses qui s’accom-plissent, et ici, c’est la couleur pâle de la glace quiest le signe du dégel.

Le poème prend son envol avec un son brefet vibrant venu du ciel. Et du ciel les regards setournent vers les champs de glace et à nouveauvers l’espace. En trois vers, ce haïku est une suc-cession vive d’instants en mouvement, suivis d’unmoment de repos et de vastes visions, avec unebrève remarque sur la débâcle de l’hiver. Il s’agitlà d’une composition au rythme enlevé qui est untémoignage réussi des beautés de la nature sué-doise.

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pour atteindre son but. Mais le sentier aux fraisiers sau-vages peut être aussi interprété comme l’accès au para-dis, et la vipère comme une intruse.

La vision de cette vipère fascine le lecteur, qui enoublie les deux premières scènes. Elles sont laissées decôté, parce qu’elles paraissent inutiles dans ce contexte.C’est comme si Hammarskjöld avait inséré ces deuxscènes pour satisfaire la règle des dix-sept syllabes. Cehaïku illustre la contradiction entre les exigences declarté et de cohérence, et la nécessité de respecter unerègle métrique. Il est parfois préférable qu’un haïkuperde quelques syllabes plutôt que d’introduire des élé-ments inutiles, qui alourdissent l’ensemble, pour destrictes raisons de nombre de syllabes.

Ce haïku révèle une autre difficulté bien connuedes poètes. C’est le désir de faire d’un haïku le reflet leplus complet et le plus riche possible d’une expériencepoétique vécue. Il est difficile de supprimer des faitsou des circonstances qui étaient importantes pour lepoète , au moment où il a vécu cette émotion, mais unvéritable haïku doit être débarrassé de tout élémentqui ne soit pas indispensable pour déclencher l’effetrecherché.

Les deux premiers mots du poème original ensuédois illustrent la capacité de Hammarskjöld à com-biner des mots pour créer des expressions nouvelles.Cela est possible en suédois, mais difficile dans d’au-tres langues. Ce qui favorise la création de haïku ensuédois.

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Myggdans.MasugnsrökHuggormen sov på stigentill smultronstället.

Danse des moustiques. Fumées des hauts fourneaux.

Une vipère assoupie sur le sentiermène aux fraisiers sauvages.

Il est tout à fait rare qu’un haïku comporte qua-tre images. Souvent, le contraste de deux images amé-nage un effet de surprise, comme ici le spectacle de lavipère associé à celui du sentier aux fraisiers sauvages.Il est difficile de donner cohérence et vie à un poèmeoù se retrouvent trois ou quatre images à la fois.

Il est tout aussi rare de marquer un arrêt aumilieu d’un vers avec un point. Au premier vers de cehaïku, il y a déjà deux images différentes, séparées parun point, mais reliées par le même mouvement denuage de moustiques et de fumée vomie par les hautsfourneaux. Mais de cette dynamique commune, onpasse ensuite à la vision d’une vipère sur un sentier.Cette vipère est la gardienne du sentier aux fraisierssauvages. C’est cette image centrale qu’Hammarskjöldsouhaite nous transmettre. Le reptile dangereux l’em-pêche d’atteindre les fruits sucrés qu’il désire cueillir.Cette scène évoque celle du dragon et de la jeune fillecaptive. Et le héros doit rassembler tout son courage

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des forges sont décédés depuis longtemps, etreposent au pays des ombres et de la mort.

On imagine très bien ce haïku comme uneséquence tirée d’un film d’Igmar Bergman. Cepourrait être ce garçon prudent et vigilant dans« Le Silence », qui s’avance dans le corridor téné-breux d’un vieil hôtel au cœur d’une ville incon-nue. Ou encore, on imagine le personnagecraintif traversant les pièces fantômatiques dufilm « Fanny et Alexandre » au milieu d’une nuitd’hiver.

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Vid blixtnedslagenträdde bruksherrarnaned ur porträttens skuggland

Quand la foudre a frappéles maîtres de forges sont descendusdu sombre pays de leur portrait.

Ce haïku est lumineux et pénétrant, avecune chute inattendue. Quand les maîtres deforges apparaissent au deuxième vers, ils sontvivants dans l’esprit du lecteur. Et puis, ilsdeviennent des portraits accrochés à un mur,mais reviennent soudain à la vie à la lueur de lafoudre.

Dans la version originale, le dernier mot dudernier vers, skuggland (sombre pays, ou paysdes ombres), est particulièrement bien venu, caril possède plusieurs significations. Ces portraitssont accrochés dans une pièce obscure, ou un cor-ridor. Les portraits peuvent aussi être de couleursombre, ce qui était l’usage à leur époque. Lesportraits sont encore considérés comme les dou-bles de personnes vivantes. Ou bien les maîtres

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celui d’un garçon assis à côté du cocher, et quiobserve les mouvements du cheval pour monterla côte, dans la sueur et le rythme des sabots.Cette scène exprime un sentiment d’admirationpour la force du cheval, autant que de compas-sion pour l’animal.

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Branta svenska backar.Framför kuskenryckte hästländen svettig.de la croupe en nage du cheval.

Collines escarpées de Suède.Devant le cocher les soubresautsde la croupe en nage du cheval.

Cette composition aussi pourrait être lascène d’un film. Le premier vers ouvre la largeperspective d’un paysage de collines. Et puis,nous voyons un cocher et devant lui, nous imagi-nons les rênes qu’il a en mains. Un autre grosplan montre la croupe d’un cheval qui soubre-saute et sue, dans son effort pour hisser la car-riole en haut de la colline.

Ces trois vers montrent combien il estimportant de jouer sur les changements de pers-pectives dans un haïku. La technique qui consisteà opérer un déplacement allant du vaste paysageau cocher, puis de celui-ci à la croupe de cheval,crée un glissement d’images qui renforce l’idéeprincipale du poème, à savoir les efforts d’un atte-lage pour gravir une colline. Le point de vue est

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Vallfartsårens österlandvid denunder lindarna.

L’Orient des années de pélerinage près du noir cours d’eausous les tilleuls.

Hammarskjöld fait ici allusion à une sériede poèmes de l’écrivain suédois Verner vonHeidenstam intitulée : Pèlerinage et années d’er-rance (1888).La première partie de ce recueilcomprend des souvenirs et des mythes venusd’Orient.

Ce haïku met en évidence un fort contrasteentre l’image pleine de couleurs de l’Orient et unsombre cours d’eau sous les tilleuls où le jeuneHammarskjöld est allongé, plongé dans une lec-ture qui lui parle de pays lointains. Le ton duhaïku est celui des poèmes romantiques dans lestyle de Shelley ou de Byron, exaltant la nostalgiesensuelle d’une autre vie.

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Solflimrandenår flöjttonen gudarnai födelsens grotta.

Le soleil vacilleles notes de la flûte atteignent les dieuxdans la grotte où tout reprend vie.

Ce poème ouvre un nouveau chapitre deshaïku de Hammarskjöld, avec des souvenirsregroupés sous le titre Au loin. Voici une imageenchanteresse et mystérieuse, où se mêlent sonset lumières. Les notes d’une flûte sont perçuescomme les scintillements du soleil avec des varia-tions lumineuses et des points sombres. Quandles sensations auditives ou visuelles se rejoignentou se déplacent, la perception logique du réelcesse et la poésie prend le relais.

Ce haïku comporte des éléments venusd’Asie, mais il est difficile de les comprendre sansquelques explications. Lors d’un voyage au Népal,en mars 1959, Hammarskjöld rendit visite augrand temple bouddhiste de Swayambhunat surune hauteur à l’extérieur de Kathmandou. Ildécrivit cette visite dans un article qui fut publié

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dans National Geographic Magazine : … Puisnous empruntâmes un chemin étroit et circulairequi escaladait une colline escarpée. Sur son som-met, un stoupa rêvait son rêve d’un monde au-delà de la souffrance et des vicissitudes, àl’ombre de montagnes hors du temps… Nousn’étions pas loin du lieu de naissance duBouddha.

Cet endroit s’appelait Kapilavastu, et actuel-lement Lumbini. Il se trouve au pied del’Himalaya, à la frontière de l’Inde. Un stoupa(mot qui signifie point élevé) est un tertre enforme de cône utilisé comme sanctuaire boud-dhique qui contient souvent les reliques d’unsaint. Dans la profonde grotte où tout reprendvie, qui pour Hammarskjöld symbolise les forcesen devenir de toute origine, voici que pénètrentles notes d’une flûte chargées d’un message derenaissance.

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Apor. Månen väckt dem-Kring världsnavelnvredos stegens bönkvarnar.

Des singes. Réveillés par la lune-Autour du centre du monde tournaientles moulins à prières à chaque marche.

Montant par la route vers les hauteursescarpées jusqu’au sanctuaire de Swayambhunat,le silence et le calme furent brisés par des cris etdu vacarme, et bientôt nous fûmes entourés desinges. Ils étaient eux-mêmes surpris, mais sem-blaient ravis d’avoir cette visite inattendue à uneheure si tardive, écrivit plus tard le poète.

Dans cette explication, Hammarskjöld utiliseune technique particulière au haïku. Le lecteur entendles cris et le vacarme, et pense qu’il s’agit d’êtreshumains. Puis, il découvre que les exclamations pro-viennent de singes. Le fil de la pensée est pris audépourvu, et le lecteur doit en modifier le cours. Ceteffet de surprise, de chute décalée relève de l’expres-sion du haïku. Hammarskjöld n’a jamais pensé qu’ilentendait des voix humaines , mais ce qui est certain,c’est qu’il ignorait quelle était la cause de ces vociféra-tions. Il fut lui-même étonné à la vue des singes, et asu transmettre cet effet de surprise au lecteur.

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ciel nocturne, enveloppé dans un silence seulementinterrompu par le bruit métallique que faisaientles moulins à prières. Il s’agit de boîtes cylindriques,dont le pourtour est couvert de prières gravées dansle métal, et qui sont particulièrement utilisées dansle bouddhisme tibétain. L’atmo sphère dépeintedans cette composition exprime bien l’idée deretour sans fin des cycles de l’univers et du temps,conception du monde chère au bouddhisme.

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Dans le haïku, l’auteur a préféré présenter lessinges d’une manière peu ordinaire, c’est-à-dire enintroduction à ce poème, en un seul mot, ce qui estun procédé assez peu utilisé dans ce genre. Et latechnique s’avère réellement efficace, parce que lascène est inattendue et sans explication, ce qui sti-mule l’imagination. Après les singes, une autreimage est proposée au lecteur : il s’agit de la lune,autre surprise. Car la lune a réveillé les singes. Enréalité, il est plus vraisemblable que ce soitHammarskjöld et ses compagnons qui réveillèrentles singes, mais en mettant l’accent sur la lune, lepoète nous informe qu’il faisait noir, et que la lunebrillait. Ce genre d’information indirecte est typiquedu haïku.On peut rapprocher ce phénomène de l’il-lumination spirituelle que propose le bouddhisme,en particulier celui de l’école zen. Et cet éveil sou-dain fait accéder le fidèle à une autre conscience.La pleine lune est d’ailleurs un symbole de cet éveil.

Le concept de centre du monde restituel’émotion suscitée par le lieu de naissance duBouddha, et les moulins à prières à chaque marchesont une référence élégante et pleine de vie auxmoines déambulant autour du stoupa dans le sensde la course du soleil, tout en faisant tourner lesmoulins à prières. Dans son article, Hammarskjölddécrivit la scène : Le stoupa se dressait contre le

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l’œuvre des hommes et le paysage alentour.Ce texte est à la fois très visuel et philoso-

phique. Car après cette description concrète et cedéveloppement historique et culturel apparaîtVishnou : À côté de cette rampe se trouvait unétang carré en pierre, usé par le passage des eauxet le gel, dans lequel s’enfonçaient des marches.Au fond reposait une statue de Vishnou, dontseule émergeait la partie supérieure. Le clair delune jouait sur la surface humide de cette statue,contrastant avec le rougeoiement de feux brûlantnon loin de là. Le silence était de ceux que l’ontrouve dans les montagnes… un silence que l’onpouvait presque qualifier d’audible.

Des foyers se consumaient près du lieu derepos, et autour de ces feux se regroupaient lespèlerins en route pour Swayambhunat, occupésà préparer leur repas du soir, sans un regardpour les étrangers qui passaient. Ces pèlerinsétaient moines bouddhistes, et Hammarskjöldnote à ce sujet : Cette divinité hindoue qui dor-mait et ces moines silencieux symbolisaient deuxdes grands courants spirituels nés de la rencon-tre entre l’homme et la montagne. Ils étaientissus de la montagne et ne faisaient qu’un avecelle. Mais en même temps, leur âme et leurhumanité étaient présentes dans le paysage, et

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Rastplats.Koleldar tändas-Sänkt i spegeldammenvilar Vishnu.

Lieu de repos. Le charbon brûle -Plongé dans le miroir de l’étang Vishnou se repose.

Cette image de charbon brûlant près d’unétang où la divinité hindoue qu’est Vishnou se trouveplongée est forte et mystérieuse. Hammarskjöldapporte des informations complémentaires dans unarticle du National Geographic : Juste à l’extérieurde la ville de Kathmandou se trouve une prairieentourée d’arbres de haute taille. Avec une vue surla vallée de Swayambhunat, ce lieu est appelé celuides Vingt-Deux Fontaines, car à l’endroit précis oùune colline escarpée interrompt l’horizontalité dela prairie, s’élève une longue rampe de pierre danslaquelle passent les eaux glacées de la montagnequi débouchent sur plusieurs ouvertures. C’est unendroit qui montre, dans un environnement mon-tagneux mais déjà marqué du sceau d’une antiqueet prestigieuse civilisation, un goût artistique aussisûr qu’une capacité à créer une harmonie entre

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sans cela, nos sentiments envers la natureauraient été d’un esthétisme stérile et vide.

Ces images fascinent parce qu’elles sont exo-tiques, mais elles élèvent aussi nos pensées vers denouvelles révélations à caractère spirituel. QuandHammarskjöld décide d’exprimer ses sensations etde traduire son émotion sous forme de haïku, iléprouve un certain désarroi, celui de tout poète dehaïku qui doit se délester au maximum pour ne gar-der que l’extrême substance de ce qu’il souhaitetransmettre de son expérience poétique. Son poèmeest centré sur l’essentiel : le feu, l’eau et Vishnou. Lemot spegeldamm (miroir de l’étang) utilisé dans lehaïku original suggère que les feux se reflètent dansl’eau, mais il n’y a pas de place dans les trois lignesdu poème pour le clair de lune, ni pour la partiesupérieure du corps de Vishnou émergeant de l’eau.

Dans ces quatre derniers poèmes regroupéssous le titre Au loin, Hammarskjöld évoque troisgrandes religions, de la même façon que dans la Sallede Méditation des Nations Unies, les grandes reli-gions du monde sont symbolisées par un bloc deminerai de fer, éclairé par un faisceau de lumière. Ils’y trouve aussi un autel dépouillé, parce que dédié àce Dieu que les hommes vénèrent sous différentsnoms et sous des formes variées.

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Himalayas isbranterbortom kullarnai påskens Vézelay.

Parois de glace de l’Himalayaau-delà des collinesde Vézelay du temps de Pâques.

Cette double expérience a fait égalementl’objet d’un article : … L’air avait la fraîcheurd’une nuit de printemps à l’époque de Pâques enBourgogne. Cette association des deux lieuessemble hasardeuse, mais les hauteurs alentourconduisaient mes pensées vers la campagne deVézelay, où, de la même façon que dansl’Himalaya, un sanctuaire se dresse comme lebut ultime d’un pèlerinage.

Ce sanctuaire est à Vézelay la basilique his-torique de Sainte Marie-Madeleine, que Ham -marskjöld avait découverte en 1948, alors qu’ilconduisait la délégation suédoise qui se rendaità Paris aux négociations du plan Marshall pourla reconstruction de l’Europe. Ses collaborateurset les membres de sa famille avaient remarquéson intérêt pour la basilique, et parmi ceux-ci, sonneveu Knut Hammarskjöld. Un dimanche, Dag

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voulut me montrer une découverte qu’il avaitfaite à quelques 224 kilomètres au sud de Paris.Nous y vîmes un amoncellement de maisons quiformait un village avec une église au sommetd’une colline. Il s’agissait, m’expliqua-t-il, deVézelay, d’où Richard Cœur de Lion et Bernardde Clairvaux lancèrent la deuxième croisadevers Jérusalem. Dag était très attaché à cettedécouverte, et tandis que nous arpentions lesvenelles étroites du village, il me dit qu’il aime-rait avoir une maison à l’ombre de cette églisepour y méditer et écrire. (Extrait de son livre : Letintement des mots, publié en 2005).

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Palmers sus och vågslagblandades med psalmsångenfrån snölandet.

Ressac et chant des palmiersmêlés aux psaumes du pays des neiges.

Durant l’hiver 1959-1960, Hammarskjöldentreprit un long voyage à travers vingt-trois payset territoires d’Afrique. Ce haïku est le reflet d’unemission suédoise en Guinée, en Afrique del’Ouest, où il passa Noël. Ici, comme lorsqu’ilévoque l’Himalaya et Vézelay, il combine uncontraste géographique entre une plage africaineavec des palmiers et le pays des neiges qu’est laSuède.

Visuellement, la scène produit de l’effet,mais le plus intéressant réside dans la suggestiondes sons : murmure du vent, rythme lancinantdes vagues, chants. Le poète entend les bruits dela nature, mais aussi les cantiques de Noël, lesuns et les autres se mêlent harmonieusement.

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de Hammarskjöld .Quand ces notes sont en rela-tion avec la naissance du Christ comme ici, ellessont l’écho d’une phrase notée en avril 1953 aprèsson élection comme Secrétaire Général desNations Unies. : « Un appel finit sur la croix, telleest la conviction de celui qui a accepté son destin.Même lorsque cet appel l’a mené de l’euphoriedes guérisons de Génézareth à l’entrée triom-phale dans Jérusalem. »

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Mässoffret i julnattenbebådades demav trumpetstötar.

Le sacrifice de la messe de minuitleur fut annoncépar des trompettes célestes.

Ce haïku est également construit sur uneréalité sonore : celle des trompettes de la nuit deNoël. Ce poème nous entraîne vers cette imagedes anges soufflant dans des trompettes pourannoncer le divin message aux hommes. La nuitde Noël est celle de la naissance du fils de Dieu. Etdans le poème de Hammarskjöld, il s’agit dusacrifice de la messe célébré cette nuit-là.

Sacrifice, car la messe est la commémora-tion chrétienne du dernier repas de Jésus. Cettecélébration est interprétée comme un sacrifice,celui du Christ qui meurt en croix pour que res-suscite ensuite avec lui le genre humain. Sonsacrifice est invoqué dans les prières pour lesvivants et les morts.

Le thème du sacrifice est récurrent dansJalons depuis les premières notes de la jeunesse

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Kropparnas urladdningi den varma nattensflämtande åsklus.

Libération des corpsdans les lueurs intermittentesd’une tiède nuit d’orage.

Juste après les poèmes sur Noël et l’Afriquede l’Ouest, viennent deux haïku qui exprimentliberté des corps et désir sexuel. Dans le premierd’entre eux, les forces humaines et celles de lanature explosent à la lueur des éclairs. Le secondest une sublimation du désir dans le soleil et lesflots.

Med en ilning av lustsjönk kroppen soltungi dyningens sälta.

Les frissons du désirque noient le soleilet le sel de la houle.

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Ce poème sur l’union charnelle des corps etde la nature est le reflet d’un texte paru en 1951dans Jalons : Ainsi le ciel repose sur la terre. Ausein d’un sombre et paisible petit lac de mon-tagne, s’ouvrent les entrailles de la forêt. Etquand l’homme enlace le corps de la femme desa tendresse toujours renouvelée, la nudité de laterre et des arbres reçoit l’étreinte de la lumièredu matin. Cette scène d’union amoureuse a lesaccents douloureux d’un désir personnel inas-souvi, comme dans le passage suivant : J’éprouvemoi-même la douleur d’une frustration amou-reuse, celle d’un désir d’union, de don, d’échange.Cette douleur est comparable à un désir d’amourde la nature, de la terre, de l’eau, du ciel, enréponse au murmure des arbres, aux parfumsdu sol, aux caresses du vent, à l’étreinte de lalumière et de l’eau. Satisfait ? Non, non, non,mais rafraîchi, reposé – toujours en attente.

La prose de Hammarskjöld est pleine depoésie et de rythme chantant, à l’exemple de cettedernière phrase qui sublime un élan de tendresse.

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jaunes. La surprise aurait été plus forte si la pre-mière ligne avait été placée en fin de poème.

Pour un lecteur suédois, l’image d’un passe-reau, appelé cardinal dans le texte original, quicherche refuge sous un arbrisseau, est insolite. Cemot évoque en effet spontanément l’image d’unprélat en soutane rouge. Cet oiseau, d’une espècecommune le long des côtes du Nord-Est améri-cain, est inconnu en Suède. Son apparition ici estpeut-être due à l’auteur qui s’amuse à entraîner lelecteur suédois dans un jeu de mots à plusieurssignifications.

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Snö in april.Kardinalen sökt skyddi den vita Forsythian.

Neige en avril.Le passereau rouge cherche refugesous le blanc forsythia.

Le premier vers peint une scène plutôtinhabituelle : de la neige en avril. Tout est blanc,même si l’époque suggère l’apparition dequelques bourgeons printaniers.

Avec le second vers apparaît l’acteur – unpassereau – qui est, quant à lui, rouge.

Le vers final revient au blanc, qui recouvreles branches et les fleurs d’un forsythia.

Le forsythia ayant des fleurs jaunes, on l’ap-pelle aussi cloche d’or. Chez certaines espèces, lafloraison se fait avant les feuilles, au tout début duprintemps. Le qualificatif blanc devant le motforsythia pourrait étonner le lecteur qui n’auraitpas su qu’il neigeait.

Mais cette scène exprime l’idée de méta-morphose, et le lecteur peut imaginer cette cou-leur blanche recouvrant les fleurs qui étaient

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livre. Cet ouvrage de valeur n’était pas, selon lepoète, au bon endroit, et n’était qu’un ornement.

Ce haïku fait écho à la sévérité de Ham -marskjöld vis-à-vis de la vie mondaine et frivole.Des lettres écrites dans sa jeunesse, et des pas-sages de Jalons expriment son dégoût pour lesbavardages et les jacasseries qui dégradent la réa-lité de la vie. Il éprouve pour lui-même ce dégoûtquand il parodie son propre rôle pour attirer l’at-tention d’une personne dont il n’osait pas sonderles sentiments en se révélant lui-même. (1950)

Il s’accuse de faiblesse par moments,lorsqu’il préfère se distraire plutôt que d’être seul.Et quand enfin il retrouve la solitude, las de lacompagnie des hommes, il se plaint souventd’être trop fatigué pour apprécier cette solitude àsa juste mesure.

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På salongsbordetblev boken solkigoch gick texten förlorad.

À la table du salonle livre était souillé et son contenu perdu.

Voici une image concrète dont le contenu aun caractère plutôt philosophique. Salongsbordetfait référence en suédois à la table de la plus bellepièce de la maison, là où précisément se trouveun livre abîmé. On peut se demander pourquoi. Àcause des escarbilles et des cendres du foyer ? Ilsemble probable que ce livre, entouré de respectà la place d’honneur dans cette pièce qui reçoitdes hôtes de choix comme Hammarskjöld, avaitune couverture pleine de poussière.

Au dernier vers, le mot souillé prend uneautre signification, puisque son contenu aussiétait perdu. La couverture du livre n’était pas sale,c’est le livre lui-même qui n’était pas à sa placedans cet environnement. Son contenu n’était pasaccessible à ceux qui vivaient dans cette demeureélégante, car ils ne lisaient ni ne comprenaient ce

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När gudar spelarsöker de en strängsom ej rörts av människor

Quand les dieux jouentils cherchent une cordejamais touchée de main d’homme.

Une des premières pages de Jalons évoquela tension des cordes de l’âme qui frissonnentquand elles sont frôlées par la beauté .La beautéest ce vent qui rafraîchit le voyageur. Dans unpremier texte, Hammarskjöld écrit déjà : Aucontact du vent / né d’une cible inconnue / lescordes frissonnent / dans l’attente.

Ainsi, ce qui touche les cordes, c’est le vent.On peut sentir le vent vous toucher, mais on nepeut pas le voir. Et le vent vient d’une cibleinconnu, déjà perçue dans sa jeunesse, mais qu’ilreconnaîtra dans son âge mûr comme étant Dieu.

Pour pouvoir rendre cette cible visible, lesdieux sont à la recherche d’une corde jamais tou-chée de main d’homme dit le haïku. Pour quecette opération soit efficace, il y a une conditionpréalable, qui doit être la pureté spirituelle. Déjà,

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Guden tog mandomi den offradenär han valde att offras.

Dieu prit une forme humainequi soit offertequand il choisit d’être l’offrande.

Le précédent poème était partiellement concretet imagé, tandis que celui-ci, inspiré du même thème,exprime une idée abstraite, ce qui en fait une compo-sition empruntant la forme du haïku sans en être un.

Le poème définit l’incarnation, c’est-à-dire lamanière dont Dieu devient homme pour servir d’of-frande. L’allusion historique est celle de Jésus, mais peuttout aussi bien concerner Hammarskjöld lui-même, don-nant à ce poème un éclairage en liaison avec le précédent.

Au début de son livre Jalons, Ham marskjöldévoque déjà l’idée de sacrifice, celui d’un jeunehomme prêt à faire de chaque chose un sacrifice.Le traducteur W.H.Auden s’interroge dans sonintroduction à la version anglaise de Jalons,(Markings) : Je ne peux croire qu’à l’âge de vingtans, Hammarskjöld pensait déjà à cela dans lesmêmes termes que trente ans plus tard. Auden pré-

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à la sixième page de son journal intime,Hammarskjöld déclare qu’il doit oser être lui-même .Ce qu’il y gagne, c’est que la grandeur del’existence se reflète en vous en fonction de votrepureté.

Cela signifie qu’au plus profond de lui-même, il reconnaît qu’il existe une fibre de silenceet de paix qui doit rester intacte pour les dieux,pour Dieu, afin qu’elle rende une note claire etdépouillée au cœur du silence. Cette note possèdela pureté libératrice et l’acuité nécessaire à unerévélation, toutes qualités qui font que les genspeuvent l’entendre.

Le caractère incertain et vague de l’expres-sion dans l’attente citée plus haut, devient certi-tude lorsque, nommé Secrétaire Général desNations Unies, il reconnaît qu’il est consacré –parce que, dit-il c’est mon destin que d’être utilisésuivant votre volonté – . Ayant passé l’épreuve, ila donc répondu : Oui à Dieu, oui à sa volonté, età la vôtre.

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Ensam i sin dolda växtfann han gemenskapmed allt växande

Seul avec sa croissance intimeil découvrit une solidarité avec tout ce qui croît.

Seul – parce que, tant qu’il vivait, il ne vou-lut pas parler de ce à quoi il voulait consacrer savie – donc, dans l’intimité. Croissance : avec sonoui au destin, il grandit comme un homme nonseulement lui, mais Dieu en lui.

Dans sa solitude au milieu des autres, ildécouvrit la solidarité avec tout ce qui croît. Cesentiment peut être interprété comme une unionpanthéiste avec tout ce qui se développe dans lanature, y compris une union sensuelle avec laterre, la mer, les vents. Mais cela signifie aussiune communion avec toute progression spiri-tuelle, que ce soit l’écriture de textes de poésie,de musique, d’art, ou à caractère mystique.

Hammarskjöld s’inspirait des idées dedéveloppement créatif professées par HenriBergson, le philosophe français. La force conduc-

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sume que Hammarskjöld n’aurait pas écrit ce texteni ceux inspirés du même thème à l’époque de sajeunesse, mais les aurait rajoutés plus tard.

Les bénéficiaires suédois de ses droits d’au-teur protestèrent contre ces allégations, et demandè-rent à Auden de retirer ces affirmations fantaisistesde son introduction, mais Auden maintint ce qu’ilavait écrit.

La découverte de la correspondance de jeu-nesse de Hammarskjöld avec ses amis d’Uppsaladans les années vingt a prouvé depuis qu’il pensaitvraiment de cette manière à l’époque. Dans uncourrier daté de 1928 à Jan Waldenström, il parlede sacrifice jusqu’à la mort comme ultime offrandeà la vie. C’est le sacrifice de ce qui est extérieur pouratteindre une perfection intérieure et pour l’accom-plissement de ce qui a été entrepris.

De toute évidence, Hammarskjöld étaitinfluencé par les fortes convictions religieuses de samère, et les sentiments paternels de dévouement aupays, sans considération de bénéfice personnel.

Les années passèrent et Hammarskjöldétait à la recherche d’une raison de vivre suffi-samment forte pour qu’on puisse mourir pourcela. Il fait cet aveu en 1952, soit un an avant sanomination aux Nations Unies.

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trice de toute croissance, tout développement,réside pour Bergson dans une énergie vitale inté-rieure qui rend possible de nouvelles formes devie et explique les avancées successives dans leprocessus de création. La vie est essentiellementde la liberté, qui se manifeste déjà dans les orga-nismes élémentaires comme une aptitude fonda-mentale au changement.

Henri Bergson était bien connu en Suèdedepuis qu’il avait reçu le Prix Nobel de Littératureen 1927. Il avait exercé une certaine influence surNathan Söderblom, archevêque d’Uppsala, etétait devenu un grand ami de la familleHammarskjöld. Dag Hammarskjöld s’inspira desthéories de Bergson sur l’évolution pour plusieursde ses interventions officielles aux Nations Unies.En particulier, il s’inspira de l’idée que la réalitéest d’essence spirituelle, et que le temps est portépar le passé, source féconde de toute évolution.

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ter. Salaire régulier, compte en banque, porte-document sous le bras, vous considérez tout celacomme allant de soi, et vous-même comme uneévidence .Ce que vous êtes réellement est peut-être intéressant, mais non le fait que vous exis-tiez. Vos revenus – et non votre disparition –sont l’unique objet de vos préoccupation, tantque dure le jour.*

Ce texte est plein d’ironie et de méditationexistentielle. Comme tout le monde, il s’estconformé à la logique de sa carrière profession-nelle, et n’a de consistance sociale qu’en fonctionde ses relations avec les autres, du fait de son rôle,et non du fait de son existence en tant qu’êtrehumain. La vie active se termine avec une pen-sion de retraite, tandis que le mystère de la mortne préoccupe personne. La grande question surlaquelle Hammarskjöld estime important deméditer ne semble préoccuper personne.

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Detta tillfälligamöte av möjligheterkallar sig Jag.

Cette rencontre fortuiteriche de mille possiblesse nomme elle-même Je

Ce poème abstrait de dix-sept syllabes estloin de la réalité concrète du haïku. Il est égale-ment éloigné du concept de destin cher àHammarskjöld. Il est le reflet de la penséed’Henri Bergson et de sa conception de dévelop-pement, fait d’une chaîne de rencontres et dechoix accidentels. Cette conception a été confir-mée par la recherche scientifique, qui a décou-vert qu’un seul spermatozoïde sur des millionsatteint l’ovule et le féconde. Se nommer soi-mêmeJe avec une lettre majuscule peut sembler pré-somptueux de la part de Hammarskjöld, car desmillions d’autres Je auraient pu être issus desmêmes enchaînements du hasard.

Dans un passage de son recueil Jalons datéde 1951, le poète écrit, sous le coup d’une sou-daine révélation : Vous auriez pu ne jamais exis-

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* Référence au Nouveau Testament : « Il faut que je fasse, tant quedure le jour, les œuvres de celui qui m’a envoyé. » (Jean, IX, 4 )

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Träden, vatten, månskäran –allt denna kvälli skälvande osmos.

Arbres, eaux, lune montante – tout est ce soirfrémissante osmose.

Le phénomène de l’osmose décrit une pro-priété des corps fluides qui, séparés par unemembrane perméable ou poreuse, passent à tra-vers pour une diffusion et une répartition égalepartout. Les arbres, les eaux, la lune montante,bien que séparés, s’interpénètrent sous l’effet dusoir, en une interaction vibrante et unie.Visuellement, l’arrière-plan de cette image s’ex-plique peut-être par l’ombre des arbres et le refletde la lune sur la surface ondoyante de l’eau.

Comme souvent, Hammarskjöld part d’uneobservation concrète pour s’élever vers une abs-traction philosophique ou spirituelle. Son mot-clef, c’est l’intégrité, ce qui signifie sincéritéabsolue entre action et pensée, mais aussi inter-pénétration des parties et du tout.

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mesurez la hauteur d’une montagne que lorsquevous en aurez atteint le sommet. Vous vous ren-drez compte alors combien elle était basse !

En avant ! En avant ! s’exclamera-t-iltrente ans plus tard, en 1951.

La distance déjà parcourue ne me donnepas le droit de m’arrêter, disait-il encore. Chaquenouveau sommet était pour lui objet d’attirance etfacteur de résistance.

Dans cette lutte, il y a toujours le risque dela chute, mais ce risque fait partie du défi à rele-ver. Sans risque, il n’y aurait pas sentiment devictoire et de joie profonde.

C’est un sentiment d’absolue pureté quenote toujours Hammarskjöld dans sa relationavec la montagne, où le silence et les vastes éten-dues favorisent un état d’esprit libérant des fron-tières terrestres et de son moi socialisé. Là, il peutvivre l’expérience d’une nature grandiose au-delà de l’humain. (1951)

Cette perspective constitue l’essence suprêmedu poème : dépasser les contingences humainespour se fondre dans le monde extra-humain.

Hammarskjöld a souvent été qualifié deromantique de la montagne ou d’alpinisteromantique, mais ces qualificatifs sont limités, etne traduisent pas réellement son aptitude à conce-

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Risk och renhet –i denna kamp mot fjälletmed mig själv som motstånd.

Risque et pureté –combat contre la montagnerésistant contre moi-même.

Au cœur d’un poème si abstrait, voici une scèneconcrète où l’on voit le poète lui-même dans la mon-tagne. C’est la description d’une lutte contre celle-ci,et l’on imagine le grimpeur escaladant une paroiabrupte. Mais la troisième ligne donne une informa-tion surprenante : ce n’est pas la montagne qui offrede la résistance, mais le grimpeur lui-même.

Cette lutte contre la montagne est en réalitéun combat contre son propre confort, sa paresse,sa faiblesse, la tentation d’abandonner avantd’avoir atteint le but. Si vous baissez les brasdevant la moindre résistance, vous n’aurez jamaisla satisfaction de la victoire. Et vous vivrez votremanque de détermination comme une trahison.

Toutefois, il y a dans cette expérience de lamontagne un enseignement que Hammarskjöldavait déjà tiré à l’époque de ses vingt ans : Ne

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voir sur les hauteurs des pensées d’une hautetenue sur le plan philosophique ou spirituel .

Dans un article sur l’Himalaya écrit pour leNational Geographic Magazine, le poète précise sapensée : Pour quelqu’un qui a appris à aimer la mon-tagne, et à considérer l’escalade comme l’une desmanières les plus satisfaisantes de tester nos capaci-tés à affronter la nature, ou même d’offrir un tributdû à la nature, il assez indigne d’approcherl’Himalaya en avion, comme je l’ai fait. J’ajouteraiquelques mots à propos de notre pilote, qui fit sontravail avec finesse et un grand amour de la mon-tagne, attitude qui caractérise les vrais monta-gnards. Il sut au moins transmettre à ses passagersun peu de ce sentiment de liberté, de force et d’harmo-nie que nous atteignons dans notre corps à corpsavec la montagne, dans un affrontement où nousn’avons que notre corps et notre esprit.

Une fois encore revient l’idée que l’affronte-ment avec la nature est un tribut qui lui est payé, enmême temps qu’un révélateur de nos valeurs entant qu’être humain, à savoir notre pureté d’espritet notre force morale. Dans la phrase suivante, ils’élève encore plus haut : Le contraste entre la paixsouveraine des sommets et les étendues sauvagesqui s’étendent à leurs pieds ajoute au sentimentd’être dans un autre monde, et d’avoir pénétrédans un univers aux dimensions cosmiques.

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le temps présent, cette image se serait prolongéeà l’infini.

Ännu långt från strandenlekte havets friskheti bronsblanka löv.

Encore loin du rivagela fraîcheur de la mer jouaitsur le bronze luisant de feuilles.

Cette scène, reflet de la nature, a beaucoupde ressemblance avec les photos prises parHammarskjöld, faites de lignes épurées et devastes perspectives se terminant par des grosplans de feuilles et de branches.

À la première ligne, nous voyons un rivaged’assez loin.

À la seconde, la scène change avec la mer etles vagues jouant au soleil .

À la troisième, nous retournons à terre, aumilieu des arbres aux feuilles luisantes.

Le vent qui souffle de la mer a apporté lesfraîcheurs de la mer aux feuillages loin du rivage.Avec le vent, le lecteur lui aussi fait un périple àtravers rivage, océan et terres.

Le mot lekte (jouait) nous indique que cettescène n’est qu’un souvenir. Si le poète avait utilisé

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När den ej fann en makakallade manenhörningen pervers.

Quand elle ne trouvait pas de mâleon traitait la licorned’animal dépravé.

Ce poème traite de sujets mythiques. Ham -marskjöld aimait beaucoup l’image de la licorne,un animal que personne n’a vu, mais que tout lemonde a peint. Personne non plus ne connaissaitla vie intérieure de Hammarskjöld telle qu’il l’adécrite dans Jalons, recueil où son véritable por-trait psychologique fut découvert après sa mort.Sur son bureau, il gardait une petite licorne enargent montée sur une pièce de bois sombre, queBill Ranallo, son garde du corps, lui avait offertepour son anniversaire. Après l’accident d’avion oùHammarskjöld et Bill Ranallo perdirent la vie,c’est l’épouse de ce dernier qui conserva la licorne.

Hammarskjöld était certainement conscientde l’origine orientale de la licorne. Un des plusanciens contes de l’Inde raconte comment unegazelle femelle boit l’eau d’une rivière tout près de

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Denna morgonfyllde fågelsången sinnetmed nattens svala ro.

Ce matin les chants d’oiseauxont rempli mon espritdes fraîches quiétudes de la nuit.

Ce haïku n’appelle aucun commentaire. Ilparle de lui-même, comme doit le faire un bonhaïku.

Je voudrais cependant faire remarquer latransition délicate entre la nuit et le matinqu’opèrent les chants d’oiseaux. Quand on lesentend le matin, cela signifie généralement leréveil, la lumière et le retour de l’activité. Maisici, ces chants d’oiseaux sont un prolongement dela nuit. On dirait une transition musicale, aprèsun long silence. Derrière les mots, il y a cepen-dant un sentiment d’inquiétude, qu’apaisent leschants d’oiseaux, porteurs de paix nocturne.

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la hutte d’un ermite. Elle avale le sperme de celui-ci, et c’est ainsi que naît Rsyasrnga, autrement ditla licorne. Cette gazelle est un animal sacré séduitpar une princesse dans un pays frappé de séche-resse. Leur amour provoque le retour de la pluie etla terre reverdit. La licorne est symbole de fertilitémais c’est aussi l’image de la lune sur son déclinqui annonce l’arrivée de la mousson.

La légende de la licorne se retrouve en Chineet au Japon, mais aussi au Moyen-Orient et enEurope. En Chine, la licorne sort du Fleuve Jauneportant sur son dos les premiers caractères chi-nois, qui arriveront ensuite en Corée et au Japon.

Dans le monde chrétien, la licorne symbo-lise l’incarnation du Christ ainsi que l’amourcourtois. La licorne ne peut être capturée qu’enexposant une jeune vierge dans la forêt. Séduitepar sa pureté, la licorne s’approche d’elle et s’en-dort dans son giron. C’est alors que les chasseursbondissent sur leur proie.

Hammarskjöld s’amusait du symbole uni-versel de la licorne, de son caractère divin, et toutparticulièrement de sa représentation souventreproduite avec des yeux bleus.

Si Hammarskjöld fut charmé par de chastesbeautés, nul ne le saura probablement jamais,mais il décrivit son attirance pour les femmes

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Skapar du ? Förintar du ?Detta är frågornaför din järnbörd.

Êtes-vous créateur ? Ou destructeur ?Voilà des questionspour votre épreuve du feu.

Le mot järnbörd désigne un morceau de métalincandescent sur lequel on marchait pour prouver soninnocence. Hammarskjöld lui-même aurait dû mou-rir dans une mer en feu, mais il fut éjecté de l’avion aumoment du choc, et fut ainsi la seule victime à ne pasêtre brûlée.

Ce poème, où seul le terme järnbörd » (quisignifie ordalie par le feu) décrit quelque chose deconcret, fut écrit à l’automne 1959, soit un an avant lesdébuts de la crise du Congo, et deux ans avant sa mortà Ndola, en Afrique, dans la nuit du 17 au 18 septem-bre. Cette crise congolaise l’avait désespéré, en particu-lier lorsque les troupes des Nations Unies, les soldatsde la paix, avaient été mêlés à des engagements mili-taires, contrevenant ainsi aux instructions duSecrétaire Général, et allant à l’encontre de ses pro-pres convictions. Dans un poème libre daté de 1961, ilexprime une angoisse déjà présente dans le haïku :

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dans plusieurs passages de Jalons. Il évoque ainsila douloureuse beauté d’un décolleté, et dans unecorrespondance, il évoque une femme qui avaitles plus beaux yeux qu’il ait jamais vus.

Quand Hammarskjöld se réfère au mythede la licorne que l’on dit dépravée quand elle netrouve pas de partenaire, il fait aussi allusion àdes rumeurs le concernant. Brian Urquhartdonne dans son importante biographie deHammarskjöld les explications suivantes : Desgens mal intentionnés firent courir le bruit quen’étant pas marié, il devait être homosexuel, cequ’aucune personne le connaissant bien ou tra-vaillant avec lui ne pensait. Quand il futconfronté à cette rumeur, lancée par son prédé-cesseur, le premier mois de sa prise de fonctionaux Nations Unies, il fit remarquer que si cetterumeur avait été un tant soit peu fondée, il n’au-rait jamais accepté cette charge, au vu de l’étatde l’opinion public sur ce sujet. De temps entemps, cette rumeur réapparaissait du côté deses détracteurs, lorsqu’il était l’objet d’attaques àcaractère politique. (1972, page 27).

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Medan skotten ekadesökte han ordens livför livets skull.

Quand résonnaient les coups de feuil cherchait la vie des motspour sauver la vie.

Le Secrétaire Général des Nations Unies cher-chait les mots justes pour mettre en place un pro-cessus de paix qui favoriserait les négociations entreles deux camps armés. En réalité, ces mots exis-taient déjà dans la Charte des Nations Unies, quechaque membre avait promis de respecter. Maisquand ses principes ne sont pas respectés, leSecrétaire Général doit intervenir et redonner réa-lité à ces mots, de façon à ce que chaque partie lesreprenne à son compte à nouveau, au lieu de régres-ser à une réalité verbale précédente. Redonnerconsistance et vie à ces mots, c’est redonner prioritéà la vie, et intervenir pour sauver la vie.

Hammarskjöld était connu pour son respectdes mots, qu’il utilisait avec un soin rigoureux, etun attachement sans concession à la vérité. Il s’enexplique dans Jalons : Le respect à l’égard des

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Sena nattimmarssömnlösa frågor :Handlade jag rätt ?och varför handlade jagsom jag gjorde ?

Dernières heures de la nuittourmentée de questions :ai-je agi correctement ?Pourquoi ai-je agicomme je l’ai fait ?

Il se sentait cible sans défense, et entendait lesifflement des flèches.

Vad fruktar jag ?Om de träffaoch döda,vad är detta att begråta ?

Que craindre ?S’ils frappentet tuent, sur quoi se lamenter ?

Andra ha gått före.Andra följa -

D’autres sont partis avantD’autres viendront derrière –

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mots est la première condition qui favorise chezl’homme maturité intellectuelle, émotionnelle etmorale. Pour lui, ce respect constituait égalementla condition pour qu’une société progresse.

Ce poème peut être aussi interprété commel’expression de l’échange verbal, qu’il affection-nait. C’était aussi une nécessité pour lui, aumoment où les échanges de coups de feu faisaientrage. C’était pour lui une manière d’opposer la viecachée dans les mots à l’œuvre de mort qu’accom-plissent les hommes et leurs armes.

On ne peut s’empêcher d’évoquer, à la lec-ture de ce poème, Hammarskjöld dans son avionau-dessus du Congo, alors qu’en ce derniervoyage, il tentait une médiation de paix entre legouvernement central de Léopoldville et la pro-vince rebelle du Katanga. Il était au mêmemoment en train de traduire de l’allemand ensuédois l’ouvrage philosophique de MartinBubers Ich und Du. Au milieu des débris del’avion qui s’était écrasé, on retrouva dans sesbagages la Charte des Nations Unies, une bibleen anglais dans la version de Saint Jacques, l’ou-vrage de Bubers et un cahier avec des textes tra-duits comme celui-ci : Extrême et douloureusemélancolie, c’est notre destin que chacun dans cemonde y soit tout entier (…) Même l’amour ne

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Arsareths morgonljuslånga vårkvällarsom sökte sin mening.

Lumière du matin d’Arzarethles longs soirs de printempsà la recherche d’une signification.

Arzareth est un nom hébreux qui signifieune autre terre. Il est intéressant de noter que lapremière et la dernière partie de Jalons décriventune terre inconnue. Au tout début de ce recueil, en1927, Hammarskjöld a vingt ans quand il écrit :

Je suis mené plus loin encorevers une terre inconnue.Le sol devient plus duret l’air froid plus stimulant.Agitées par le vent venu de ce vers quoi je vaisles cordes frissonnentdans l’attenteToujours me posant des questions

j’arriveraiquand la vie sonnera la sortie –

une simple et fraîche notedans le silence.

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peut demeurer dans une relation immédiate ; ilsubsiste cependant, mais en en passant de réalitéà potentialité.

Dans une interview au magazine français LeFigaro Littéraire, Hammarskjöld déclaraitconsacrer au moins deux heures par jour à des «choses sérieuses », c’est-à-dire à la littérature.Cela révèle bien quelles étaient ses priorités.

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dix tribus furent miraculeusement transportéesdans ce pays, d’où elles reviendront à la fin destemps.

L’Éternel les a arrachées de leur pays aveccolère, avec fureur, avec une grand indignation,et il les a jetées sur autre terre, comme on le voitaujourd’hui. (Deutéronome, XXIX, 28)

Le jeune Hammarskjöld éprouvait-il le sen-timent d’appartenir à une tribu déracinée et loindu pays où elle retournerait un jour ?Réfléchissait-il à ces questions durant les longssoirs de printemps évoqués dans ce poème ?L’homme mûr découvrit plus tard que ce n’étaitpas une nouvelle terre où il s’était retrouvé, maisle même pays, même s’il lui présentait une nou-velle réalité.

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Les cordes vibrent tandis que le jeunehomme est dans l’attente, mais elles n’émettrontpas cette simple et fraîche note avant la fin de sonchemin.

La dernière partie de son recueil, datée du24 août 1961, soit vingt quatre heures avant samort, commence par ces mots :

Est-ce un nouveau paysdans une autre réalitéque celle du jour ?Ai-je vécu làavant le jour ?

Après une description d’images oniriques,de paysages de montagnes en différentes saisons,le poème et le livre se terminent comme suit :

Mais c’est la même terreje commence à en connaître la carteet les moindres point de compas.

Ce haïku est compréhensible lorsqu’on enconnaît l’arrière-plan culturel. Il s’agit d’un pas-sage de la bible qui cite le prophète Esdras expli-quant sa vision d’un messie à venir : Il y avait untrès long chemin à parcourir à travers cettecontrée, un voyage d’une année et demie, et cepays avait nom Arzareth. (XIII, 4) .Il est dit que

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Depuis, j’ai acquis la certitude que mon existenceest pleine de sens, et que ma vie a un but.

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För den som trorskrall det sista undretbli större än det första

À celui qui croitle dernier miracle plus grand que le premier

Il s’agit ici du dernier poème abstrait durecueil de haïku de Hammarskjöld datant de1959. Le texte suivant date de Pâques 1960, il yévoque les thèmes du pardon et de sacrifice. Cepoème-ci par contre parle de foi et de miracle.

Le dernier miracle doit faire référence àcelui que le croyant doit rencontrer à l’heure dutrépas. Aucun vivant n’en connaît l’expérience,mais Hammarskjöld a la conviction qu’il sera leplus grand.

Mais le premier, quand a-t-il eu lieu ? Est-ce le miracle d’être né humain, d’exister et d’enêtre conscient ? Est-ce le fait que Dieu prit formehumaine ? Quand cela serait-il arrivé ?

La réponse est peut-être à lire dans ce pas-sage de Jalons daté de la Pentecôte 1961 : J’ai unjour répondu ‘oui’ à quelqu’un ou quelque chose.

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une simple forme

Dyningenmuskeln när den spänneslyder samma lag

La houle qui se brisele muscle qui se tendobéissent à la même loi

Linjens lätta bojningsamlar kroppens kraftspeli en djärv bazlans

L’arrondi léger d’un galbeconcentre le jeu des forces du corps en un équilibre audacieux

Skall mitt sinne finnadenna stränga kurvapå sin väg till form

Mon esprit trouvera-t-ilcette courbe austèrequi deviendra forme ?

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ÉPiloguE

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Le premier contact entre Dag Hammarskjöldet Barbara Hepworth avait eu lieu en 1956. Il étaitalors en train de chercher une sculpture digne despeintures de son bureau, signées Picasso et Matisse,et qui étaient prêtées par le Musée d’Art Moderne.Il choisit une œuvre de Hepworth, et le jour de Noël1956, il lui écrivit : c’est une joie inépuisable d’avoirune de vos œuvres devant les yeux. C’était la pre-mière lettre d’une correspondance qui allait durerjusqu’à sa mort, en septembre 1961.

Les lettres d’Hammarskjöld expriment unegrande admiration pour l’esthétique des œuvresde Hepworth, et celle-ci lui voue la même admi-ration pour une éthique qui le conduit àconstruire un monde de paix et d’équilibre. Ils serencontrèrent et leur correspondance prit un tourplus intime, manifestant dès lors tous les signesd’une passion contenue.

Ils avaient une même conception de labeauté et de l’éthique, et ils découvrirent qu’ilsappartenaient à la même génération d’optimistesactifs qui voulaient construire un monde nouveausur les ruines du précédent, dévasté matérielle-ment et moralement par deux guerres mondiales.

Ils étaient semblables et avaient la mêmeretenue au cours de leurs rencontres person-nelles. Aussitôt après une de ces rencontres,

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Ce poème, extrait de Jalons, qui parut en1958, contient trois strophes composées chacunede trois vers de dix-sept syllabes, disposés en troislignes. Même si les deux premières strophescontiennent des images indépendantes, il n’estpas possible de les définir comme des haïku, carelles se présentent plutôt comme une observationde phénomènes, et non comme la description demétamorphoses aux phases inattendues. C’estdonc avec raison qu’Hammarskjöld n’a pas inté-gré ces strophes dans son ensemble de haïku, carelles constituent un tout cohérent en soi, avectrois parties dépendantes les unes des autres. Deplus, cet ensemble possède un titre, ce qui estinaccoutumé dans les règles du haïku, surtoutparce que le titre peut déjà révéler une part ducontenu, ce qui amoindrit l’effet de surprise.

Le titre Une simple forme est aussi celuid’une sculpture de Barbara Hepworth érigée en1964 devant le siège des Nations Unies à NewYork, à la mémoire de Dag Hammarskjöld. Deson vivant, cette artiste avait réalisé une sculp-ture de bronze de trois mètres et demi de haut.Le poème est un hommage à une femme et à uneforme d’expression artistique qui avaient pris unegrande importance pour Hammarskjöld.

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Hepworth était reconnaissante de ce que sonœuvre fût constamment sous le regard dequelqu’un de l’immense intégrité d’Ham -marskjöld. Celui-ci avait écrit votre œuvre intitu-lée Une simple forme se tient comme unesentinelle qui représente l’intégrité de l’artiste etde son travail. Il avait ajouté : Ma premièreimpression devant votre oeuvre fut celle de metrouver devant quelque chose d’une grandebeauté, mais aussi empreint d’un sens aigu de cedrame qu’est l’actuel combat entre un chaos bes-tial et une harmonie féconde et humaine. Cettelettre fut écrite en octobre 1960, en pleine crised’un Congo traversé de graves tensions politiques.

La dernière lettre d’Hammarskjöld à BarbaraHepworth est datée du 11 septembre 1961, la veillede son départ de New York pour le Congo. Il y faitréférence à une nouvelle sculpture qu’elle lui avaitenvoyée. Je l’ai maintenant devant moi depuisdeux semaines, et vis avec elle toutes les nuancesde la lumière, physiquement et mentalement, etvoici mon commentaire : cette œuvre est d’unecompagnie exigeante et forte, et en même tempsdonne de l’espace intérieur une perception horsdu temps et d’une paix profonde. Vous allez réagirau mot exigeant, mais une telle œuvre d’art créeses propres critères d’intégrité et rappelle sans

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Barbara Hepworth lui écrivit pour s’excuserd’avoir été pratiquement muette : J’avais tant àvous dire, et je n’ai rien dit. Je vous prie vrai-ment de me pardonner. Je ne vous remercieraijamais assez pour ces derniers instants,dimanche soir – le temps s’est arrêté de manièreinespérée, et vous l’avez investi d’une grâce par-ticulière – derniers instants pour lesquels j’ai àvotre égard une dette de reconnaissance, dont jesouhaite m’acquitter.

Après une visite à l’une de ses expositions,qui eut lieu à Londres en juin 1961, Hammarskjöldécrivit : Ce fut un moment lumineux, riche d’im-pressions de beauté parfaite, d’une beauté utiliséecomme moyen d’accès à des expériences fonda-mentales, et, si je puis m’exprimer ainsi, à deexpériences touchant à la spiritualité. La lettre seterminait avec la promesse que nous continueronspour notre part, autant que nous le pourrons, àprendre pour modèle en parole et en action ce quevous avez le privilège d’exprimer à la perfection,de façon visible et tangible.

Le nous utilisé ici désigne les Nations Unies,ou plus exactement Hammarskjöld incarnantl’organisation mondiale. Mon esprit trouvera-t-il / cette courbe austère / qui deviendra forme ?

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termes : Pour chaque action, de moins en moinsde barrière autour de votre nom, pour chaquepas, un foulée toujours plus légère. (1956 ) Ouencore : Vous n’êtes jamais seul dans l’Un, dansl’Un vous êtes toujours chez vous. (1957)

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cesse que le temps de l’accomplissement arrivepour toute chose. Six jours plus tard, il était mort.

Hammarskjöld avait trouvé en BarbaraHepworth une compagne exigeante qui répondaità sa nature profonde qui était toute de passion.Lorsque fut dévoilée la sculpture intitulée Unesimple forme devant le siège des Nations Unies le11 juin 1964, Barbara Hepworth déclara : DagHammarskjöld avait une perception précise desprincipes esthétiques, aussi précise que dans lesdomaines de la morale et de l’éthique. Je croisque pour lui, tous ces principes n’étaient qu’uneseule et même chose, et il demandait à chacun denous qu’il donne le meilleur de lui-même.

Leur échange de correspondance témoignede ce que pour Hammarskjöld, l’émotion étaitaussi un élément de ce principe universel d’inté-grité qui, selon sa vision des choses, animait déjàles domaines intellectuel , éthique et esthétique.

La sculpture intitulée Une simple formepossède une base étroite, ce qui lui donne uneassise légère sur le sol, et aussi une cavité circu-laire près du sommet qui l’intègre harmonieuse-ment à l’environnement. Un éclairage au sol etun autre dans la cavité favorisent l’intégration del’être humain dans l’espace. Dans « Jalons », DagHammarskjöld déclare, selon ses propres

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