Pour la Poetique

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Henri Meschonnic Pour la poétique In: Langue française. N°3, 1969. La stylistique. pp. 14-31. Citer ce document / Cite this document : Meschonnic Henri. Pour la poétique. In: Langue française. N°3, 1969. La stylistique. pp. 14-31. doi : 10.3406/lfr.1969.5430 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1969_num_3_1_5430

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Henri MESCHONNIC, 1969

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Henri Meschonnic

Pour la poétiqueIn: Langue française. N°3, 1969. La stylistique. pp. 14-31.

Citer ce document / Cite this document :

Meschonnic Henri. Pour la poétique. In: Langue française. N°3, 1969. La stylistique. pp. 14-31.

doi : 10.3406/lfr.1969.5430

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1969_num_3_1_5430

Henri Meschonnic, Paris-Vincennes.

POUR LA POÉTIQUE

S'il est encore des critiques pour douter de la compétence de la linguistique en matière de poésie, je pense à part moi qu'ils ont dû prendre l'incompétence poétique de quelques linguistes bornés pour une incapacité fondamentale de la science linguistique elle-même. Chacun de nous ici, cependant, a définitivement compris qu'un linguiste sourd à la fonction poétique comme un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques sont d'ores et déjà, l'un et l'autre, de flagrants anachronismes.

Roman Jakobson, Linguistique et poétique, Essais de linguistique générale, éd. de Minuit, p. 248.

La poétique

La linguistique moderne a changé les conditions d'étude de la littérature, irréversiblement. Et depuis les formalistes russes, les structuralistes de Prague et le New-Criticism, la théorie de la littérature est allée plus profond que pendant toute l'ère aristotélicienne. Mais les rapports entre linguistique et littérature sont aujourd'hui un lieu de malentendus; tout est dans ce et qui les confronte, et ne peut pas ne pas les transformer; c'est que ce lieu est encore en voie d'exploration, alors que le rendement de la linguistique dans l'enseignement des langues (dans la rénovation de la pédagogie du français par exemple), ne rencontrant comme obstacle qu'une ignorance dénuée de doctrine, est déjà assuré du succès, malgré la résistance de la routine.

Cette exploration en cours, qui n'avance pas sans divergences, régressions, elle devrait au plus tôt éliminer ses faiblesses, s'assurer de son but et de ses méthodes pour vaincre une résistance plus têtue que dans l'étude de la grammaire. Car il y a des honnêtes gens qui, au moment de parler ou d'écrire sur la littérature, au moment de l'enseigner, se vantent encore

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de n'avoir pas de méthode. Comme si absence de méthode était présence humaine. Leur « sensibilité » aux textes montre combien leur culture générale est un héritage passif et non une création (et la preuve en est qu'ils sont bien démunis devant la modernité); leur libéralisme est un ethnocentrisme et un logocentrisme étouffants sous son allure aimable, et c'est eux qui crient au terrorisme totalitaire, à la « déshumanisation ». Ils ne se sont jamais posés les quelques questions premières qui les auraient inquiétés sur leur rôle. Ils sont éclectiques. Ils posent que toute méthode tue son objet : puisqu'elle le crée, et qu'elle vous donne toujours raison; ils posent avec assez d'ignorance qu'une structure est un squelette, et avec assez de confusion que le langage n'a presque rien à voir avec la littérature; que la formalisation est impossible dans ce qui relève de l'axiologie et de l'arbitraire, mais ils croient en une vérité du texte, puisqu'ils accusent certains de contresens. Il est d'ailleurs difficile parfois de comprendre leur grief, parce que les termes dont ils se servent sont un brouillage, ainsi le mot selon eux est trompeur. Au vrai, ils l'avouent, ce sont des hédonistes. Ils pensent beau, ils pensent moi. On les comprend mal à l'aise de ne pas être leurs propres contemporains.

Pourtant, on ne peut éviter la linguistique. L'étude du langage ne peut pas ne pas interroger la littérature, qui est langage, et communication. Et si elle est langage, une première illusion serait de poser un privilège exclusif de la linguistique sur la littérature. Jusqu'à l'illusion des modèles qui épuiseraient l'œuvre. Tout ne se réduit pas à du linguistique. Le texte est un rapport au monde et à l'histoire. Une illusion inverse serait de prendre la linguistique pour une auxiliaire, qui procurerait un matériau à élaborer ensuite, une étape en somme avant de parvenir aux constituants fondamentaux de la littérature (la connaissance psychologique, sociologique...), et c'est le dualisme des « littéraires ». La linguistique est en fait le point de départ d'une rigueur et d'un fonctionnalisme qui permettent de poser, en termes ni esthétiques ni réducteurs (sociolo- gisme, biographisme, expérience du temps ou de l'imaginaire, psycho- critique...), poser en termes synthétiques à la littérature la question de son être, éliminant ainsi tout dualisme, évitant le faux dilemme de l'analyse formelle ou de la thématique (qui toutes deux tuent l'écrit), et toute démarche qui traverse l'œuvre.

L'étude des œuvres est alors une poétique. Elle n'élimine pas les autres procédures exploratrices, encore faut-il viser la découverte et non la tautologie. Elle ne tend qu'à bien penser à sa question. Une question qui ne semble qu'aux historicistes ou sociologisants une chose d'esthète. Elle vise la forme comme vécu, le « signe » se faisant « texte 1 ». Elle n'est pas separable d'une pratique de l'écriture : elle en est la conscience. Ce n'est pas une théorisation dans l'abstrait. Cette question est une attitude envers l'écrit, une conséquence d'une philosophie et plutôt d'une

1. Voyez les Propositions pour un glossaire, par Jean-Glaude Chevalier, Claude Duchet, Françoise Kerleroux et Henri Meschonnic.

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pratique matérialiste de l'écrit, qui peuvent ne pas intéresser également d'autres lectures, comme du texte dans la société, la littérature comme document, — lectures poussées par d'autres philosophies de l'écrire. On ne saurait juger une démarche supérieure aux autres, ni exclusive. Seul semble insoutenable l'empirisme d'un moi vibratile. Il n'y a pas de « vérité » objective, éternelle, ni de l'œuvre ni du lire. Il n'y a pas de complémentarité des lectures. Mais il serait souhaitable pour tous que chaque méthode fût explicitement liée à la philosophie, à l'idéologie qu'elle implique. On ne peut séparer l'étude d'un objet de l'étude de la méthodologie à la découverte de cet objet; et on ne peut séparer savoir d'épisté- mologie, l'étude de l'écrit d'une réflexion sur les conditions d'étude de l'écrit.

Pour beaucoup encore, poétique n'est qu'un adjectif ou même, s'il est substantif, n'évoque guère que la poésie, le versifié. Sans doute, c'est quelque ignorance de la réflexion contemporaine. Mais cette réflexion elle-même, partie de la poésie vers l'étude de tout discours littéraire, du discours littéraire spécifiquement, n'a pas fait disparaître cette ambiguïté, et les exemples sont pris dans la poésie seulement, ou encore la poésie est traitée comme un langage limite. L'incertitude s'installe sur l'orientation de la poétique, si l'on considère des recherches récentes. Mais l'apport le plus fort déjà est bien l'indistinction formelle entre « prose » et « poésie », qui n'apparaissent plus que comme les outils conceptuels les plus mal faits pour saisir la littérature, et survivances longues à chasser, mais certes plus opératoires, devant la notion de texte. Or le livre de Jean Cohen 2 n'aura pas contribué à dissiper l'équivoque, réduisant par régression et confusion la poétique à une science de la poésie. Ces problèmes de la constitution d'une poétique se situent à la fois sur le plan de la critique du langage critique, et sur celui de la conception même de ce qu'est poésie, œuvre, texte. Et ils se redonnent d'actualité 3. Bâtissant une science, Jean Cohen 4 étudie et classe même ce qui n'existe pas (« dresser a priori le tableau des formes poétiques virtuelles »), et comme il a tout le possible, « le problème de vérification ne se pose donc pas ». L'ange du bizarre est pour lui la poésie, « réalisation de toutes les combinaisons possibles, à l'exception précisément de celles qui sont permises ». C'est toujours l'« antiprose ». Et pour N. Ruwet encore : « La poésie se caractérise couramment par la violation de certaines règles

2. Jean Cohen, Structure du langage poétigue, Flammarion, 1966. Sa diffusion lui faisant jouer un rôle vulgarisateur, on n'a pas encore empêché de nuire ce manuel d'erreurs et de vieilleries, en le dénonçant. Seul, je crois, Michel Deguy (dans la revue Promesse, 18, été 1967) a montré son désaccord. Les autres comptes rendus étaient dupes.

3. Par l'article de Julia Kristeva, « Poésie et négativité », dans L'Homme (VIII, 2) avril-juin 1968; le numéro Linguistigue et littérature de la Nouvelle Critique, novembre 1968; le numéro Linguistigue et littérature de Langages, 12, décembre 1968; la section Poétique par Todorov dans Qu'est-ce que le structuralisme?, éd. Seuil, 1968; le livre de G. Mounin, La Communication poétique, Gallimard, 1969.

4. « La comparaison poétique, essai de systématique », dans Langages, 12.

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normalement obligatoires 5. » En communion avec Todorov, quand celui-ci analysait la poésie 6. Mais une incompréhension individuelle de la poésie peut-elle constituer un courant de pensée? Tout au plus des apparences d'un moment. C'est dans une direction inverse que Todorov semble récemment orienter la poétique, en la restreignant à une grammaire du récit 7. C'est un rétrécissement à une syntagmatique qui fait partie de la poétique mais n'en est pas le tout. C'est surtout une attention abstraite au modèle, qui se désintéresse des œuvres : « La poétique ne traite que des virtuels, et non des réels 8. » L'œuvre est « une manifestation plus ou moins « impure 9 », glissement révélateur du discours scientifique au discours normatif : « L'œuvre particulière se soumet (...) aux lois du discours littéraire10 », au point que dans son abstraction cette recherche du genre vide l'œuvre, alors que c'est l'œuvre qui vide le genre. Cette poétique plie les œuvres à sa théorie, au lieu de se plier aux œuvres. Elle le sait : « Le genre n'offre pas de réalité en dehors de la réflexion théorique », mais elle avance quand même que « toute œuvre peut être considérée comme une instance particulière par rapport à un genre général (sic), même si celui-ci ne doit contenir que cette œuvre-là u ». Je dis alors que le particulier, le « concret non-individuel 12 », il ne peut le connaître et que le genre seul l'intéresse, même si le genre n'existe pas. On conçoit que le problème de la valeur soit alors éludé 13. Ainsi, tirée vers la poésie ou tirée vers la grammaire du récit, la poétique en est encore à se définir. Son objet, dit Todorov, « c'est précisément sa méthode 14 ». Mais pour parler des textes, non pour parler d'elle-même. Elle ne peut se chercher qu'en cherchant ce

5. « Limites de l'analyse linguistique en poétique », dans Langages, 12. 6. Dans <t Les anomalies sémantiques », Langages, 1, mars 1966. Il y donnait la

« violation du langage » comme « dénominateur commun de toutes les anomalies, de tous les procédés poétiques », faisant de la poésie une limite au lieu d'un langage, par la raison peu convaincante que le langage serait senti comme un interdit à enfreindre. Et sinon anomalie, le poétique y était trouvé dans « l'ambiguïté », l'homonymie, la « faible liaison sémantique entre les phrases qui se suivent » donc le difficile : « Nous comprenons difficilement le message poétique. » Todorov extrayait de tout contexte, et de leur fonctionnement, des « traits de la langue poétique », et s'il reconnaissait que « toutes les anomalies expliquées ne nous amènent guère à la compréhension des œuvres d'Artaud, de Breton ou de Michaux », s'intéressant peu à « la valeur des œuvres littéraires », il amenait justement à une existence fictive cette « langue poétique » tirée des œuvres. Exemples dénaturés par ceci même qu'ils devenaient exemples. Leur anomalie, il le dit, n'était plus une anomalie dans son contexte : « Beaucoup de phrases que nous avons citées étaient les premières phrases d'un paragraphe; ce qui suit, explique d'une façon ou d'une autre, la singulière impression que la première phrase nous a laissée... » Ce n'est donc pas au niveau des universaux, mais des œuvres, qu'il faut les prendre.

7. « La grammaire du récit », dans Langages, 12; Poétique, dans Qu'est-ce que le structuralisme?; « La quête du récit », dans Critique, 262, mars 1969.

8. Poétique, p. 163. 9. Id., p. 105. 10. Id., p. 147. 11. Id., p. 154. 12. Julia Kristeva, « Poésie et négativité », p. 41. 13. Poétique, pp. 157-163. 14. Id., p. 163.

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qu'est une œuvre. Iouri Lotman, bien que plus sous forme de programme que de réalisation 15, est le seul qui semble tracer à la poétique un champ d'exploration qui soit tout le fait littéraire, vers une nouvelle méthodologie des sciences humaines, répétant ce qui demeure jusqu'ici une profession de foi banale au point de paraître platitude, mais enfin nul n'y conforme sa pratique : « A la différence des systèmes sémiotiques de type linguistique, l'étude séparée du plan du contenu et du plan de l'expression en art est impossible 16. » D'où les délimitations à établir avec la linguistique, la stylistique, les études littéraires.

La poétique est essentiellement liée à la pratique de l'écriture. De même que cette pratique est conscience du langage 17, la poétique est la conscience de cette conscience : « Parler de la poésie nous est une part, une extension de l'expérience que nous avons d'elle 18. » Et T. S. Eliot ajoute : « La critique, comme toute activité philosophique, est inévitable et ne requiert nulle justification. Demander « Qu'est-ce que la poésie? », c'est situer la fonction critique 19. » D'où le lien entre un tel mode de réflexion et une pratique de l'écriture contemporaine, — il ne peut mieux s'exercer qu'en synchronie 20. Tous deux sont le commun laboratoire de la modernité. Cette limitation première n'est pas un appauvrissement. Elle mène au problème de la relativité des esthétiques, ainsi des conceptions et des pratiques de la métaphore; et, plus loin, à celui de la portée d'une poétique moderne même pour des textes d'autres ères métaphoriques. La poétique a cette supériorité sur l'ancienne pensée aristotélicienne de la littérature, qu'elle prend l'écrit au sérieux : comme un vécu. C'est l'exemple de Kafka 21. Non ornement mais vivre. La poétique a peut-être pour tâche, après sa période formaliste, de créer un langage critique qui soutienne la tension du conflit qu'est un texte, sans rien en réduire. De la contradiction de la poésie comme générique concret22

15. Iouri Lotman, Lektsii po struktur al' no i poetike, Vvedenie, teoria stikha, Brown Univ. Press, Providence, Rhode Island, 1968 (réimpression photomécanique de l'éd. de Tartu, 1964).

16. Id., p. 43. 17. T. S. Eliot, dans The Use of Poetry and the Use of Criticism (Faber, 1964;

première éd. 1933), écrivait : « La poésie d'un peuple prend sa vie dans le parler du peuple et à son tour lui donne vie; et représente son plus haut point de conscience, son plus grand pouvoir et sa plus délicate sensibilité » (p. 15).

18. Id., p. 18. 19. Id., pp. 19-20. 20. Et c'est Eliot qui notait : « J'affirme seulement qu'il y a une relation signi

ficative entre la meilleure poésie et la meilleure critique d'une même époque. Le siècle de la critique est aussi siècle de la poésie critique. Et quand je parle de la poésie moderne comme étant extrêmement critique, je veux dire que le poète contemporain, qui n'est pas simplement un compositeur de vers gracieux, est forcé de se poser des questions telles que : « A quoi bon la poésie? »; pas simplement : « Que dois-je dire? », mais plutôt : « Gomment et à qui dois-je le dire? » (Id., p. 30.)

21. J'ai tenté de le montrer dans « La parabole ou Kafka », Commerce, 13, printemps 1969.

22. Espace paragrammatique, tel que commençait à l'analyser Saussure, et que Julia Kristeva (art. cité) définit bien comme un fonctionnement et non une limite. Cette notion fait paraître un peu court le rationalisme de Georges Mounin, qui parle

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à sa propre contradiction comme science du particulier — et c'est une seule et même contradiction, un seul et même mouvement de création critique — -, la poétique ne doit rien éluder, car elle se trouverait immédiatement répéter les démarches anciennes si satisfaisantes pour l'esprit. A l'abandon moderne de l'ethnocentrisme par la linguistique commence à correspondre l'abandon du logocentrisme par la poétique, — - et c'est le même logocentrisme qui chez Platon chassait le poète de la cité, et chez Aristote faisait de la poésie une figure.

Élaborer un langage critique moniste et non-dualiste, contre deux mille ans de pensée dualiste et spiritualiste, semble la tâche de cette poétique. La pratique de l'écriture, quelle qu'en soit l'idéologie, est un monisme. Il faut que la critique soit homogène à son objet, un objet non- objet, puisqu'il est le lieu de la valeur. Situer ainsi la poétique élimine le scientisme, scientisme qui n'est qu'une face (révulsée) du subjecti- visme. Il s'agit de trouver des concepts opératoires pour l'analyse du fonctionnement de la connotation 23, concepts qui comprennent le texte comme forme-sens, de la prosodie-métaphore à la composition-syntaxe, sens dans tous les sens et sans hiérarchie du sens, hors des catégories anciennes de « prose » ou « poésie ». On fait ainsi disparaître toute distance entre description et interprétation. Il n'y a pas de description innocente. La visée n'est pas la réduction de l'œuvre en formules. Mais la relation homo- logique des grandes aux petites unités, et le transport au niveau de ces unités de la notion d'embrayeurs (shifters), la projection du paradigma- tique sur le syntagmatique au niveau de ces unités 24 définissent une procédure. Il faut développer l'étude de la prosodie, même et surtout dans la prose, pour mieux établir les conditions d'une forme-sens. L'affinement du langage de la poétique devrait éviter le métaphorisme 25. Cette exigence moniste mène la poétique à être une étude de la littérarité dans des œuvres, non dans des virtualités. Ce qui n'a de réalité que dans chaque œuvre, et ce qui n'a de réalité que dans la pensée sur les œuvres : deux types de réalité, deux statuts du langage critique, confrontés, réagissant l'un sur l'autre. Il ne faut pas les mêler comme s'ils étaient homogènes. La réalité de l'œuvre réalise, celle du modèle virtualise. Aller analyser la littérature là, c'est se détourner de la littérature en travail, ne voir que l'acquis : c'est la sécurité et l'attitude professorale. Une « poétique générale », se prenant pour une science, redevient l'ancienne rhétorique, théorisation

encore de « lecture univoque du texte » (La Communication poétique, p. 281), parle de « garantir la lecture juste » (pp. 279, 284), et croit à la complémentarité des lectures (p. 285).

23. La connotation a un fonctionnement autre que la dénotation, mais ne s'y oppose pas. Dire, comme Mounin (livre cité, p. 25), qu'elle s'y oppose c'est se condamner à la rhétorique ancienne, au style-écart, déviation.

24. Ainsi le soleil, le rire des marchandes de fleurs, entre la sentence et les juges, entre les jurés et la pierre, dans Le Dernier Jour d'un condamné de Hugo.

25. Comparer la poésie à la mécanique ondulatoire est-il scientifique? (Julia Kristeva, « Poésie et négativité », p. 48.) Ribemont-Dessaignes l'avait déjà fait et Aragon en avait bien ri.

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de modèles simplistes, prenant appui sur des idées reçues. Mais la poétique n'est pas enfermée dans une œuvre. Elle est la pensée des formes dans une œuvre. Son langage transcendantaliste doit sans cesse être corrigé, recréé par l'étude immanente pour n'être pas vérification, ou taxinomie, les formes de la vieille incompréhension dualiste de l'écrire.

La poétique devrait mener vers une pédagogie nouvelle de la littérature : celle que prévoit Ezra Pound dans Comment lire et dans L'ABC de la lecture, — de l'écrit comme un des fonctionnements du langage et non activité esthétique (du « beau », du « difficile »), pratique de l'écrivain homogène au vivre, critique homogène à l'écriture. Un enseignement matérialiste du dire et du lire comme forme du vécu pourrait vérifier le mot de l'autre : « La poésie doit être faite par tous, non par un », — une culture homogène à la vie. Cet enseignement de la littérature, en continuité avec un enseignement de la langue comme production et non grammaire abstraite, intégrant les textes passés comme productions et non modèles sacralisés, ferait de la culture une création critique. Mais l'enseignement régnant n'est que l'exercice et l'induration d'une schizophrénie culturelle : le livre à côté du vivre, et même opposé. L'homogénéité d'un moyen âge, des civilisations orales ou initiatiques n'est plus à notre portée. L'abandon du folklore par la culture savante (de Nerval à Van Gennep, histoire d'une spécialisation qui est une mort), et le folklore aujourd'hui, déjà même pour les cultures africaines, est un faux, — cet abandon est un des signes du vivre double. Un effort d'unification va peut-être contre deux mille ans présents de civilisation occidentale doublement dualiste, chrétienne et aristotélicienne. D'où le sens critique de cette étude et de cet enseignement de la littérature.

Le système.

Le principe de travail qui de plus en plus se dégage des recherches, des succès et des échecs, mais qui, bien que l'on commence à l'énoncer, n'est guère appliqué intégralement nulle part encore est : ne plus partir du style comme écart, choix dans la langue, originalité, partir de l'œuvre tout entière comme système générateur de formes profondes, fermeture et ouverture, comme elle vient d'être définie. La vision de Jakobson est transcendantaliste. La seule démarche fructueuse est la démarche immanente, pour pénétrer un acte poétique constitué, pour parler brièvement en termes pris à Chomsky, en performance et en compétence. C'est la compétence en tant que système qui crée la forme, donc l'impossibilité alors de séparer la « forme » du « fond 26 ». C'est une démarche immanente qui fait la critique d'écrivain, celle de Proust par exemple, analysant dans sa lettre à Thibaudet, en 1920, le style de Flaubert. L'étude des

26. Voir aussi Pierre Francastel, « Art, forme, structure », Revue internationale de Philosophie, 1965, fasc. 3-4, nos 73-74 : « La notion de structure ».

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niveaux différents ne peut être séparée, et non seulement il n'y a d'autre hiérarchie, entre les réseaux, que celle du sens ou des sens de l'œuvre, mais l'œuvre n'est pas linéaire, et les correspondances s'y font « hors de l'ordre dans le temps qu'ont les éléments 27 ».

La stylistique et la poétique ont pourtant surtout jusqu'ici été fondées sur la différence, sur la surprise, — le style conçu comme renouvellement de l'information, déplacement d'une attente : c'est le concept de dépaysement (ostranenie) des formalistes 28 et de désautomatisation de l'École de Prague, malgré le caractère empirique et vague ainsi donné à une notion référée à une norme inconnaissable scientifiquement 29. Avant de « dépasser » la notion statique du système saussurien, encore faut-il l'intégrer dans une linguistique dynamique et non la lâcher pour une ombre. Or, c'est ce que font la plupart des linguistes qui récemment se sont occupés de textes poétiques. Fonagy 30 voit dans le style une distorsion du « message naturel », c'est « ce qui échappe à la convention », et il recommence le vieux contresens sur le mot de Buffon, faisant du style le caractère, Г « homme même 31 ». Riffaterre comprend le « stimulus stylistique » comme l'élément « imprévisible » qui brise l'attendu, — nommé « contexte 32 », — d'où le seul repérage possible de procédés et après un lourd apparat de critique et d'expérimentation, la médiocrité du résultat, la seule saisie des apparences, — de la langue et non du style. Ainsi fait P. Guiraud 33. C'est encore cette conception de la poésie comme

27. J. Starobinski, « Les anagrammes de F. de Saussure », Mercure de France, février 1963. Julia Kristeva en développe les conséquences dans « Pour une sémiologie des paragrammes, » Tel Quel, n° 29, printemps 1967, en même temps qu'elle conçoit, avec pénétration et sens poétique, le langage du poème non comme déviation mais comme « totalité » du code.

28. D'abord chez Ghklovski, « L'art comme procédé », Poetika, Petrograd, 1919, repris dans Théorie de la littérature, Paris, Édition du Seuil, 1965. où priom ostranenija, « procédé de dépaysement », est traduit pat Todorov « singularisation »; encore chez Jan Mukarovsky, Standard Language and Poetic Language, p. 19, dans A Prague School Reader on Esthetics, Literary Structure, and Style, by P. L. Garvin, Georgetown Un. P., 1964; chez d'autres, ainsi chez Kolchanski, « O prirode Konteksta », Voprosy Iazykoznania, 1959, 4; chez W. Gorny, « Text Structure against the back-ground of language Structure », Poetics, Poety ka, Varsovie, 1961.

29. J. Cohen, livre cité, p. 23, tranquillement tranche : « chaque usager étant juge qualifié de ce qu'est l'usage », — ce qui est bien dire que la norme n'est pas ici un concept « scientifique ».

30. Fonagy, « L'information du style verbal », Linguistics, 4. 31. Malgré la mise au point de Gérald Antoine, « La stylistique française, sa défi

nition, ses buts, ses méthodes », Revue de l'Enseignement supérieur, n° 1, 1959, p. 53, citant Max Jacob.

32. Art. cité, « Vers la définition linguistique du style,», et les articles de Word de 1959 et 1960 : « C'est le contexte, chaque contexte qui est la norme. » Riffaterre est critiqué par Jean Mourot dans « La Stylistique littéraire est-elle une illusion? » C.R.A.L., Nancy, 19G7. Il n'y a pas à opposer une « stylistique des intentions » à une « stylistique des effets » : elles sont également partielles, et manquent chacune une part différente de leur « objet ». Poussée dans sa logique, cette « stylistique des effets » ferait de Jean Lorrain le plus grand écrivain; elle ne peut qu'être orientée vers l'écriture artiste et l'identification du beau à l'étrange ou au bizarre.

33. P. Guiraud, Linguistique et critique littéraire, Université de Bucarest, Sinaia, Cours d'été et colloques scientifiques, 25 juillet-25 août 1967 : « La langue de l'œuvre, qu'on la conçoive du point de vue générique ou fonctionnel, se présente comme un

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écart, déviation, qui prévaut dans tous les travaux jusqu'ici inspirés de la linguistique generative. C'est le présupposé fondamental de Levin M : libertés ou restrictions (2 . 3), la poésie est comprise comme une différence, et tout se ramène à une spécialisation (au plan de la syntaxe et de la syntagmatique) du vieil écart35. Un simplisme primaire et hâtif est ainsi le vice fondamental de la « normalisation » des poèmes et des « transformations », sur quoi la notion de « couplage » et quelques études sur la position n'apportent en soi rien de neuf à la poétique syntagmatique de Jakobson. Voici comment Levin justifie l'usage des transformations : « L'usage des transformations dans cette analyse — qui implique essentiellement que l'on compare quelque chose dans le poème avec quelque chose que le poète aurait pu écrire mais n'a pas fait — peut se justifier a priori sur la raison que deux phrases, qui sont des transformations l'une de l'autre, sont reliées strictement et intégralement » (p. 37, note 7. Voir aussi p. 54, 6-3). Ainsi le raisonnement peut porter sur une normalisation du poème et non sur le texte lui-même : encore une fois on saisit de la langue et non le secret de l'œuvre 36. Il est vrai qu'on n'y visait pas. Ainsi fait N. Ruwet 37. Ainsi fait Walter A. Koch 38 : « There is agreement in that « style » is somehow connected with deviation » (p. 44), et son analyse de la topique (il traduit le vers de Shelley Doucement va sur la vague au couchant, Esprit de la Nuit! par son résultat en Moi (auteur) J'aime la nuit, plus des critères métalinguistiques, tels que la personnification, la concrétisation, etc.), révèle une conception indé-

écart par rapport à la norme collective et ne peut donc être définie que par opposition à cette norme » (p. 4).

34. Samuel R. Levin, Linguistic Structures in Poetry, Mouton, 1962. Celui-ci écrit p. 16 : « Par avoir un style, nous voulons dire d'habitude qu'un texte d'une certaine manière dévie des normes statistiques de la langue. Les normes, bien sûr, seront déterminées par une étude préliminaire du langage ordinaire. » On a déjà vu que cela n'est pas si simple. Ainsi une liste de fréquence de mots comme celle de Vander Веке n'est en rien un critère d'appréciation des statistiques des Index du symbolisme de P. Gui- raud. Le débat est vieux et déjà jugé. On s'étonne qu'une « avant-garde » linguistique traîne encore ces idées mortes.

35. Jakobson, qui a, ce que n'ont pas ses disciples, le sens de la poésie, n'oppose à aucun moment la grammaire de la poésie à la grammaire du langage courant, dans Poesija grammatiki i grammatika poesii.

36. Sans compter que le sens même et la configuration métaphorique n'entrent en compte que dans le cadre étroit d'une démonstration d'équivalences (6.1). C'est à la fois trop et trop peu d'ambition — et révéler qu'on n'a guère le sens de ce qu'on manipule — , la cohérence du code propre au poème. Pourtant Levin écrit (p. 41) : « Le poème engendre son propre code, dont le poème est le seul message. » Du Bellay prescrivait à certains « de ne traduire les poètes ». On peut ajouter : « de ne commenter les poètes ». La vérité est que ces textes poétiques ne sont ici qu'un matériel exemplaire (un cas- limite) pour la linguistique, et que ces gens ne construisent pas une poétique, mais vérifient une grammaire et non la « littérarité » d'un texte.

37. N. Ruwet. « L'analyse structurale de la poésie », Linguistics, 2, 1963; « Analyse structurale d'un poème français : un sonnet de Louise Labé », Linguistics, 3, 1964; « Sur un vers de Charles Baudelaire », Linguistics, 17, 1965.

38. Walter A. Koch, Recurrence and a tree-Modal Approach to Poetry, Mouton, 1966. « Le plaisir du style dépend de la tension entre l'attente (expectation ) et l'événement (occuirence) et — avec un style déterminé par la topique — - de la possibilité d'une information supplémentaire » (p. 47).

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racinablement ornementale du style, et n'atteint qu'un niveau appauvri de la communication propre à l'œuvre.

Il était inévitable que des notions (d'origine diverse) du style comme déviation (frustration ou récompense, qu'importe) aboutissent à la déviation quantitative (pour parler comme les formalistes de 1923 accusant Grammont de « déviation émotionnaliste »). On n'a pas à refaire les critiques de Gérald Antoine 39 sur les conclusions de Guiraud dans son livre ancien Les Caractères statistiques du vocabulaire. Le mot est contexte, et l'on ne saurait confronter que des ensembles 40. En termes de linguistique generative compter des mots ainsi revient à confondre la performance et la compétence. Or c'est celle-ci qui compte. L'engouement pour la fréquence, le goût facile de l'effraction par les mots-thèmes et les mots- clés, avait aussi caché l'importance du critère de la distribution, sans parler de celui de position. P. Guiraud lui-même est revenu sur l'utilisation des statistiques pour en montrer la quasi-vanité : « Sans me renier, je dois insister sur l'extrême complexité du problème; la plupart des nombreuses études, faites en divers lieux, des mots clés ou des écarts dans l'emploi des formes et des constructions, sont en général de simples inventaires, passifs, et débouchant sur des conclusions vaines ou tautolo- giques 41. » Autre attitude probabiliste chez Max Bense 42. Fonagy fonde des analyses phonématiques sur des statistiques, ce que conteste Bresson 43. La statistique ignore la valeur. Mais seuls les enthousiasmes maladroits, périmés aujourd'hui, ont accablé un usage primaire du quantitatif **. Baudelaire avait montré dès son article sur Th. de Banville, avec virtuosité, le maniement et l'interprétation du critère de fréquence. De même que la valeur n'est pas nombrable, elle n'est pas saisissable par sondages : puisqu'elle est fonctionnement dans un tout organique. Le sondage ne peut appréhender qu'une information en coupe, il méconnaît la nature pluridimensionnelle du fait littéraire, qui est valeur et non information. L'exhaustivité, si elle était possible, la méconnaîtrait également : elle nivelle forcément le pertinent au ras du non-pertinent, elle ne correspond à aucun type de lecture. Seul le faisceau des traits pertinents,

39. Revue de l'Enseignement supérieur, 1959, art. cité. 40. Et R.-L. Wagner dans « Le langage des poètes », (Mélanges Bruneau, 1954)

écrivait : « Autant que la fréquence, la rareté fait marque » et « Les significations d'un poème — je ne dis pas son contenu notionnel définissable, bien secondaire — naissent d'un jeu plus ou moins subtil d'ambiguïtés successives ». On ne peut donc rien fonder sur ces comptes.

41. Conf. citée (p. 8). 42. Max Bense, Théorie der Texte, Cologne, 1962. Voir le compte rendu de Todorov,

« Procédés mathématiques dans les études littéraires », Annales, n° 3, mai-juin 1965 : Todorov écrit « approche rationaliste, de haut en bas, qui part de théories aprioristes pour les appliquer aux faits ».

43. Bresson, « Langage et communication », Traité de psychologie expérimentale, VIII, P.U.F., 1965, pp. 71 et 81.

44. Ainsi chez J. Cohen, dont les tableaux statistiques ne donnent qu'une information illusoire, par la constitution des corpus, leur hétérogénéité, les critères choisis et leurs comparatisme même.

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qui relèvent de la découverte et non de l'invention (sauf pour le scientiste naïf qui voudrait éliminer l'observateur), par leur convergence même dans un tout délimité, révèlent l'œuvre.

Le leurre serait un usage métaphorique du mot système, pris dans un sens par Saussure et dans un autre pour l'œuvre. La langue est un système : elle est un code stable, transmis, fait de réseaux interdépendants. L'œuvre en relève, elle relève du collectif parce qu'elle est signification, communication; et par un autre côté (celui des valeurs), elle a son code 45 — « la révélation de l'univers particulier que chacun de nous voit et que ne voient pas les autres », dit Proust. Mais les différences, dans l'œuvre comme dans la langue, ne portent pas sur ce qui est extérieur au système (ce ne serait dire rien d'autre qu'Un Tel est différent d'un autre, et retrouver la relation « langue et style ») — ce qui frappe tant les « déviationnistes » — , elles sont intérieures au système, oppositions et relations fonctionnant des grandes aux petites unités, automotivées, autodéterminées, parce qu'elles sont l'œuvre, et non le fragmentaire et l'indéterminé. Il y a transfert de domaine et non transfert de sens : la langue est système dans l'information, l'œuvre est système dans la valeur. Une valeur à la fois au sens de principe d'organisation du monde (un sens qui a créé sa forme) et au sens saussurien d'une réciprocité interne infinie. Le système- langue repose sur un code établi, transmis. Le système-œuvre aussi. Mais à l'inverse de la langue, que caractérise une stabilité, une communauté relative des valeurs-différences, la valeur-œuvre ne vit que du conflit entre la nécessité intérieure du message individuel (qui est créativité) et le code (genre, langage littéraire d'une époque, etc.), commun à une société ou à un groupe, code qui est l'ensemble des valeurs usées, existantes, — « lieux communs ». Est mort l'écrivain qui parle code : il est transitoire comme lui. Le « vrai » parle valeur. Et le message n'a plus chez l'un ou chez l'autre le même sens. Il ne faudrait en poétique utiliser le mot « message » que si une valeur est imposée, non une information ou de la signification : dans le message littéraire, et non linguistique, le contenu notionnel (le message au sens courant) ne peut se séparer de la valeur, significative du système — , on ne peut étudier le message hors du système, ni le système sans son message (c'est l'erreur de ceux qui définissent aujourd'hui la poésie au seul niveau syntagmatique). Tout cela pose le problème du mode d'existence de la valeur dans le code (de l'œuvre dans, disons le « genre ») et de son abord.

45. La spécificité du fait littéraire impose les cadres naturels de l'étude : l'œuvre et les œuvres dans toute une œuvre, — ni des fragments (« extraits » pour « explications de textes ») ni des abstractions (thèmes ou procédés) — , qui ne peuvent donner lieu qu'à une recherche partielle. Les livres d'un écrivain sont des vases communicants, ouverts et fermés l'un sur l'autre. Le « système » de l'auteur est en évolution. Il contient des sous-systèmes, — qui n'ont rien à voir nécessairement avec ce qu'on appelle des genres.

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L'œuvre et le mot poétique.

Le fond de cette intuition naïve de l'écart (qu'il n'est pas question de récuser : certainement Lamartine n'est pas Musset, et tous deux s'écartent de la prose du Moniteur, et de beaucoup d'autres choses), c'est non seulement la conscience admirative et humiliée de l'originalité (originalité fuyante, qui toujours existe par rapport aux autres, sa poursuite est une fuite hors de l'œuvre, d'où la fureur ultime des clés que dénonçait Julien Gracq, ironisant sur ceux qui n'ont de cesse qu'ils aient transformé les œuvres en serrures), si cette intuition commune prolifère en tentatives pour étudier les « déviations », c'est qu'elle opère une double réduction, réalise une double tentation (et une facilité) : elle ramène le style au style, à rien que du style, à rien que du linguistique, et elle ramène l'écrivain à un être circonscrit dans le langage —, ainsi elle n'est pas isolée mais participe d'une philosophie implicite du dire et du lire.

Pragmatiquement, l'originalité doit être à l'arrivée et non au départ. L'originalité ne peut fonder une méthodologie 46. On ne peut restreindre l'œuvre au linguistique : elle est une valeur dans le monde. Le style est l'œuvre même 47. Sa fermeture, marquée par Max Jacob dans la préface du Cornet à dés (mais il n'avait pas à extraire de ses paroles aiguës une méthode), est ce qui situe et organise cette enquête de correspondances des grandes aux petites unités, des structures du récit aux structures prosodiques, faisceaux de convergences singulières, langage et vision 48, où il est capital de ne pas abstraire un formel quelconque d'un thématique quelconque. C'est retrouver Flaubert : « La continuité constitue le style 49. »

II est notable que presque toute la réflexion des formalistes a porté sur des œuvres individuelles, dont ils ont dégagé les problèmes de l'écriture ou du genre. Mais l'on trouve déjà chez eux une tendance à l'abstraction, qui chez certains aujourd'hui prévaut. Ainsi S.L. Levin écrit : « Puisque nous sommes intéressé, dans la présente étude, par la description de la structure en poésie, non dans l'œuvre de poètes individuels... » (p. 16-17). La conséquence inévitable, générale, Levin la donne dans le deuxième pan de la phrase : « L'ensemble de la discussion concer-

46. Pour des raisons qui devraient maintenant être banales. Voir l'art, cité de Jean Mourot.

47. Richard A. Sayce (« The Définition of the Term Style », Actes du IIIe Congrès de l'Ass. Inter, de Litter, comparée, 1962) le dit en y donnant le sens insuffisant de structure artistique.

48. Ce que j'ai tenté de faire dans l'analyse du Dernier Jour d'un condamné, de Hugo, parue dans l'étude Vers le roman poème, éd. des Œuvres complètes de V. Hugo, Club Français du Livre, 1967, t. III. On le montrerait aussi aisément dans Finnegan's Wake de Joyce. C'est le propre de l'œuvre totale.

49. Lettre à Louise Colet (18 décembre 1853), Extraits de la correspondance, Seuil, 1963, p. 159.

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пега les relations entre des éléments linguistiques dans des poèmes. » II dit bien ne saisir que du linguistique, au mieux de la rhétorique. Paradoxe d'une critique (il est vrai qu'elle ne se veut pas critique, mais science) qui retrouve une poétique des genres au moment où la littérature s'en est dépouillée. Elle ne saurait bien s'appliquer qu'à une tradition littéraire fondée sur les genres; beaucoup moins pour la modernité 50. En fait, non seulement l'œuvre moderne, mais l'œuvre (au sens absolu : l'œuvre forte, marquante) ne « remplit » pas une forme prédéterminée, préexistante, elle la crée. Quelle poésie peut-il y avoir hors de « l'œuvre des poètes individuels »? Et surtout quelles structures? On ne retiendra que des conventions. Il n'y a pas le langage poétique, mais celui d'Éluard, qui n'est pas celui de Desnos, qui n'est pas celui de Breton... Et pourtant là, dans ce groupe surréaliste, les conditions d'une écriture étaient uniques... Quelle confusion, qui tient «prose» et «poésie» pour des genres51! Confusion entre une topique et une écriture. Ce qui est visé est une écriture, ainsi qu'une rhétorique — , des universaux de l'écriture. Ainsi Todorov écrit : « On étudie non pas l'œuvre mais les virtualités du discours littéraire 52. » Jean Cohen cherche « un opérateur poétique général dont toutes les figures ne seraient qu'autant de réalisations virtuelles particulières 53 ». Mais l'œuvre, et toute la littérature, n'est qu'actualisation. Où est le virtuel? L'œuvre est Г antiécriture, l'antigenre. Chaque œuvre modifie en les actualisant l'écriture et le genre, ils n'existent qu'en elle. Dès que le genre à la même réalité que l'œuvre, c'est la tragédie selon l'abbé d'Au- bignac. Chklovski dans une interview récente déclarait que le roman avait toujours été l'antiroman. Le genre n'est donc alors qu'un portrait- robot; la réunion par leur dénominateur commun des romans de Balzac, de Stendhal, de Hugo, de Zola, de Dostoïevski, de Tolstoï, des autres. Il permet de ne rien comprendre aux romans de Hugo en les lisant à travers Balzac ou Flaubert (qui ne comprenait rien aux Misérables). L'écriture sera par exemple le style substantif dans la poésie moderne, rien qu'on ne sût déjà. Le problème est la possibilité ou non d'une poétique des genres ou de l'écriture. C'est une illusion que de donner à l'écriture la même réalité qu'à l'œuvre... D'une part, les questions théoriques et pratiques posées par une telle poétique sont d'une relative complexité. La démarche transcendantaliste demande une certaine maîtrise, par

50. Raymond Jean note en effet (« Lautréamont aujourd'hui », L'Arc, n° 33, 4e trim. 1967) : « Les Chants de Maldoror sont-ils roman, récit, poème? La question... est sans objet. »

51. Todorov, littérature et signification, p. 116. : « Ensuite il y a les genres : la prose et la poésie... », « puis les grands genres de l'époque classique... », c'est-à-dire les genres proprement dits, comédie, tragédie, etc. J. Gohen fait la même erreur dans Structure du langage poétique, se proposant l'étude « du langage poétique en tant que genre » (p. 14). Une abstraction plus proche de la réalité linguistique se trouve dans la répartition des trois « grands genres » (lyrisme, drame, épopée) selon les trois personnes (je, tu, il) et les trois fonctions, émotive, conative, référentielle du langage. Voir Edm. Stan- kiewicz, « Poétic and Non Poetic Language », Poetics, Poetyka, Varsovie, 1961.

52. « Les catégories du récit littéraire », Communication, n° 8, p. 125. 53. Structure du langage poétique, p. 50.

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exemple pour ne pas confondre la poésie et l'état poétique, le vers et la poésie, le vers dramatique et le vers lyrique; registre, écriture et style; prose, langage courant et prose scientifique; sens et dénotation, signifié et réfèrent..., — ce que fait Jean Cohen. D'autre part, et c'est le vrai terrain du problème, une telle étude — « La poétique est une science dont la poésie est l'objet », affirme Jean Cohen — ressortit au réalisme métaphysique de la controverse médiévale entre réalistes et nominalistes (d'où la confusion des plans diachronique et synchronique dans son livre) — et l'on ne saisit plus que des êtres de raison : « Le style poétique sera l'écart moyen de l'ensemble des poèmes, à partir duquel il serait théoriquement possible de mesurer le taux de poésie dans un poème donné » (p. 15). Cela à partir d'un corpus hétérogène, en diachronie et en « genres » justement, en raisonnant sur des vers isolés ou des poèmes isolés (ce qui révèle déjà une conception vieillie et source d'erreurs et mène à la poésie pure); par échantillons et sondages dont la procédure même est parfois fautive; à l'aide d'une analyse quantitative dont la vanité est notoire. Il y a là (sans parler de l'illusoire « involution » de la poésie moderne), un idéalisme dont la logique devait mener à une démarche non linguistique : pousser une telle poétique à loger la poésie dans les choses. Ce qu'elle fait : « La poésie se résigne mal à n'être qu'une forme de langage » (p. 47) et, page 206, il réserve « la possibilité d'une poétique des choses ». Le paradoxe d'une poétique du langage poétique en général est qu'elle ne peut saisir la spécificité de ce langage, elle est vouée à l'abstraction, ne surmontant pas la contradiction d'une rhétorique aristotélicienne et d'une métaphysique substantialiste. Il est significatif qu'une telle poétique formelle montre de l'incompréhension envers le surréalisme. Encore une fois, et non du seul point de vue pragmatique, mais parce que cela correspond à l'expérience de la création littéraire, la poétique ne peut, au moins provisoirement, réussir dans son projet avec quelque rigueur que si elle est, en même temps que linguistique, participation à un tout, elle-même un tout (et non pas une «science» : « non critique et naïve54 »); et si elle se donne pour objet une œuvre précise, et non la poésie.

Les poètes et les linguistes n'approchent pas du même côté une définition opératoire de la poésie. Et les définitions des poètes sont d'abord un refus de la « manière professorale », — Aragon écrit : « L'examen des

54. Le but ici poursuivi, la méthode pratiquée ne peuvent s'accorder avec l'interprétation de la « poétique » ou « science de la littérature » de Tzvetan Todorov, dans Littérature et signification (Larousse, 1967, pp. 7-9). Étude qui se veut des « possibles » et non des « réels » (« pas les œuvres mais le discours littéraire »), elle n'en passe pas moins par une œuvre réelle, Les Liaisons dangereuses pour réaliser une contribution à ce qui est en fait une rhétorique des grandes unités, et ce serait le plus intéressant. Mais qu'est-ce que « l'étude des conditions qui rendent possible l'existence de ces œuvres »? Ce qui aurait pu impliquer une sociologie de l'écriture s'oriente vers une plus douteuse abstraction normative, qui se sert des œuvres « pour parler d'elle-même ». C'est toujours le rêve de l'épuisement du possible (cette fois sur le plan des genres littéraires) par le modèle structural. Le pouvoir de découverte de cette formalisation semble illusoire : une « typologie » des récits littéraires n'est qu'une taxinomie.

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images d'Éluard ne peut se concevoir en les considérant professoralement comme des images 55. » Refus qui prend l'apparence d'une Terreur contre les rationalisations : « Expliquer quoi? Il n'y a pas à expliquer en poésie, il y a à subir. La poésie est unique, entière, ouverte à tous. A toi de la subir. Il n'y a pas de règles, de lois, il y a le fonctionnement réel de la pensée 56. » Les définitions des poètes protestent contre le formalisme. Claudel écrit à l'abbé Bremond : « Un poème n'est pas une froide horlogerie ajustée du dehors. » Les poètes lient la poésie à l'état poétique 57, ils l'enracinent dans un vécu dont elle est une forme, forme profonde comme Baudelaire parle de la « rhétorique profonde », d'où ce contact avec la fable 58, la mise en évidence des choses cachées 59 (qu'un peu profond poète va seulement chercher dans le passé des mots), qui fait que la poésie est une ethnologie de l'individu : « La poésie vit dans les couches les plus profondes de l'être, alors que les idéologies et tout ce que nous appelons idées et opinions forment les strates les plus superficielles de la conscience. Le poème se nourrit du langage vivant d'une communauté, de ses mythes, de ses rêves et de ses passions, c'est-à-dire de ses tendances les plus fortes et les plus secrètes 60. » Et c'est pour cela que des ethnologues brûlent, et que des linguistes ou les historiens de la littérature ne trouvent pas 61. Il ne faut pas séparer des textes leur intention- nalité. Comme le dit Tristan Tzara : « La poésie n'est pas uniquement un produit écrit, une succession d'images et de sons, mais une manière de vivre 62. » Pourtant, la poésie est langage, et la linguistique y voit justement une virtualité de tout langage 63. L'erreur des uns ou des autres est seulement de tronquer l'acte poétique. Mais il n'y a là que des incompétences particulières, balançant en vanité le charabia critique dénoncé par Georges Mounin. Aujourd'hui, la linguistique et la logique 64 sont indispensables, à une juste appréciation des problèmes de la poésie et de la rhétorique. Ainsi pour la notion capitale de mot poétique.

Le linguiste rencontre le poète, quand celui-ci voit dans la poésie une exploration des possibilités de la langue, incluant la technique dans le « contenu », l'identifiant au contenu. Et ici le « problème du langage

55. Aragon, L'Homme communiste, I, 147. 56. Propos de Robert Desnos rapporté par P. Berger, « Pour un portrait de Max

Jacob », dans Europe, avril-mai 1958, p. 58. 57. Ainsi Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge : « Gar les vers ne sont

pas, comme certains croient, des sentiments... Ce sont des expériences... » 58. Ce que j'ai voulu montrer dans « Apollinaire illuminé au milieu d'ombres »,

Europe, novembre-décembre 1966. 59. « II y a de grandes étendues de nuit. Le raisonnement n'a que le mérite de

s'en servir. Dans ses bons moments, il les évite. La poésie les dissout. Elle est l'art des lumières » (Paul Éluard, Donner à voir, p. 132).

60. Octavio Paz, L'Arc et la lyre, N.R. F., p. 47. 61. Poésie, ethnologie, sont des vases communicants : que l'on songe à Michel

Leiris, à Miguel Angel Asturias et à la collaboration de Cl. Lévi-Strauss et Roman Jakobson.

62. T. Tzara, Le Surréalisme et l'après-guerre, Paris, Nagel, 1948, p. 14. 63. Georges Mounin, Poésie et société, P.U.F., 1962, p. 104. 64. Ainsi chez Max Black, l'auteur de Models and Metaphors, New York, 1962.

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poétique » ne peut se situer sur un seul plan 65. Si le contexte joue le rôle de régulateur de la polysémie (l'isotopie de Greimas), il ne suffît pas à dépasser une représentation bien vague si le mot à comprendre est un terme, — qui se situe non comme un signe dans un énoncé mais comme une pièce d'un système notionnel. Et si un énoncé n'est plus terminologique mais littéraire, la monosémie est le fait d'un système de rapports linguistiques et extra-linguistiques, — l'histoire, l'œuvre. Le mot dans une œuvre est à la fois sur plusieurs plans. Un mot riche de sens n'a pas plusieurs sens, mais un sens sur plusieurs plans. La structure verbale complexe est le perçu d'une pensée complexe, inégalement, fragmentaire- ment organisée dans le langage de la communication, — fortement organisée dans une œuvre : cette organisation est alors à la fois le but et le contenu. La linguistique seule ne peut saisir tout le fait littéraire, mais la poétique ne peut s'en passer non plus.

Les mots poétiques sont pour Yves Bonnefoy les mots qui nomment des « essences m », boire, pierre, non ces mots qui « prennent trop clairement de l'extérieur l'acte humain, ne font que le décrire, n'ont pour contenu qu'un aspect », siroter, brique. Et définissant la poésie l'intériorisation du réel, il note le piège du français, qui fait nommer « trop aisément » l'arbre, l'eau, le feu, la pierre, — des absolus, des abstractions. La « beauté des mots » n'est plus que « le fantôme des choses ». Le mot poétique est pour lui le mot non comme notion mais comme présence, « comme un dieu, actif, doué de pouvoirs ». Il est vrai, nomen égale numen. Mais parce qu'il n'a qu'une idée taxinomique de la langue et de la linguistique, il refuse de considérer la poésie comme un « emploi » de la langue, tout juste « une folie dans la langue. Mais qu'on ne peut comprendre en ce cas que par ses yeux de folie ». Pourtant, il voit dans Г « expérience de l'absolu » et le « pressentiment de métamorphose » qu'est pour lui la poésie « avant tout une expérience de langage ». La grille n'a pas attrapé l'oiseau. Le mot poétique n'est pas défini. L'usage quotidien, tout fragmentaire, utilitaire, connaît ces mots — présences, puissances, dieux abâtardis parfois, certains toujours actifs, et de ces dieux il s'en crée toujours. L'euphémisme sans eux n'existerait pas. Chacun en est habité, et n'en est pas poète. La démarche d'Yves Bonnefoy reste métaphysique et non linguistique. Il attribue des vertus à certains mots, et à la langue française, mais « cette existence par soi » qu'il y sent n'est pas dans les mots. Il n'y a qu'un pouvoir d'intériorisation variable, diversement orienté, selon les poètes. Lui-même dit que « tous les mots d'une langue ne se prêtent pas au même degré à l'intention poétique ». C'est bien ďinten-

65. Gomme le montre Iouri Lotman, dans « La délimitation de la notion de structure en linguistique et en théorie de la littérature », Voprosy Iazykoznania, 1963, III, pp. 44-52.

66. Yves Bonnefoy, « La poésie française et le principe d'identité », Revue d'Esthétique, n08 3-4, 1965; « Esthétique de la langue française », pp. 335-354 — « et par là j'entends simplement ces choses ou créatures qui semblent exister par soi pour notre conscience naïve dans le pays de nos mots » (p. 342).

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tion poétique qu'il s'agit, — le « pays de nos mots » n'est pas limité, ni uniforme. L'approximation et les dangers notés sont une description d'abord du pays de Bonnefoy : le sacré, et l'usage ou le piège des définis singuliers, — exorcisme. L'opposition des mots de l'aspect aux mots de l'essence a une vérité toute variable, ouverte : puisque « il aura suffi que nous ayons tant soit peu vécu avec ces réalités » pour que l'aspect devienne essence. Chaque vie poétique a ses mots. Tout mot de l'aspect peut devenir essence. Où est le mot poétique? Les mots d'une tradition, avec leur syntaxe, ne tracent qu'une rhétorique. Un poème est l'exercice (et s'il est réussi, la preuve) de — ce qui reste la remarque la plus juste d'Yves Bonnefoy — « l'amour de la chose la plus quelconque ». R.-L. Wagner avait aussi noté que «le français poétise les mots communs, les mots de tous les jours67».

Le mot poétique n'est pas un beau mot, — ni essence, ni Idée. C'est un mot comme tout mot, d'abord doublement lié, par une chaîne horizontale au contexte proche, par une chaîne verticale aux lointains, — sa mémoire. Chaînes associatives de sens et de sons indissolubles 68, chaînes plus ou moins perçues, chargées. Les plus poétiques ne sont pas nécessairement ceux qui ont le plus de mémoire, les plus chargés. Le mot poétique est un mot qui appartient à un système fermé d'oppositions et de relations, et y prend une valeur qu'il n'a nulle part ainsi, qui ne peut se comprendre que là : chez tel écrivain, dans telle œuvre, et par quoi l'œuvre, l'écrivain, se définit. Tout mot peut être poétique, un même peut l'être diversement. C'est donc un mot déformé — reformé : enlevé au langage puis travaillé, toujours le mot de la communication, en apparence, mais différent, d'une différence qui ne s'apprécie pas par un écart mesurable, mais par une lecture immanente 69. Ainsi noir et grand ou puisque chez Hugo 70, blanc ou abeille chez Apollinaire (« On a brûlé les ruches

67. R.-L. Wagner, « Langue poétique », Studia Romanica, « Gedenkschrift fur Eugen Lerch », Stuttgart, 1955. « A partir d'ici, évidemment, aucune statistique n'est du moindre secours. Quand tout mot peut être ainsi transformé, des catalogues sont mutiles. La tâche nécessaire est de chercher le point où les moins aptes, apparemment, à s'insérer dans le vers deviennent soudain poésie. » De telles remarques condamnent d'avance l'idée d'un dictionnaire de la « langue poétique » qui réapparaît de temps à autre, et tout récemment. Il n'y a pas de « langue poétique ».

68. T. S. Eliot notait dès 1942, dans The music of poetry, que la « musique » d'un poème est celle de ses images autant que celle des sons, et que la « musique d'un mot » est sa richesse d'association. L'étude des contextes immédiats ne peut qu'être décevante si elle ne part pas du système de l'œuvre. Elle ne peut non plus séparer la syntag- matique de la prosodie et du rythme.

69. Mais cela ne fait pas du « langage poétique » d'un poète ou d'une œuvre une « langue poétique », faux concept qui mène à des énoncés comme celui de Todorov (« Les poètes devant le bon usage », Revue d'Esthétique, nos 3-4, 1965, « Esthétique de la langue française ») : « La langue poétique est non seulement étrangère au bon usage, elle en est l'antithèse. Son essence consiste dans la violation des normes du langage. » Simplification qui ne voit qu'une partie du phénomène, la première, — la seconde est un retour au langage, communication approfondie sur plusieurs plans: l'œuvre n'est pas Г « antithèse » de l'usage, elle est autre et non contraire. Tout cela est vu à un niveau étroitement syntagmatique et n'est que la saisie superficielle d'une rhétorique, confusion du style et de l'écriture.

70. Ce que j'ai essayé de suivre dans une série d'études sur la poésie de Hugo

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blanches... », « Te souviens-tu du jour où une abeille tomba dans le feu 7l », réglé, ou doublé chez Éluard. Cette étude des champs lexicaux (et prosodiques, rythmiques, métaphoriques) de certains mots dans l'œuvre rejoint la recherche des principes d'identification du monde chez un écrivain 72, images mères, formes (et non principes simplement formels) profondes, contribution à la connaissance de la création littéraire, qu'il faudrait que soit la poétique. C'est parce qu'une œuvre est faite de ses mots poétiques qu'elle a sa densité (Ezra Pound dit : « Charger les mots de sens jusqu'à l'extrême degré possible. »). Et ces mots poétiques (la beauté, étant leur rapport intime, ne peut être que tardive) ne sont une exploration du langage que parce qu'ils sont recherche d'un homme.

Ainsi la visée d'une telle poétique est l'œuvre, dans ce que son langage a d'unique. C'est l'œuvre comme double articulation, jeu de deux principes constructifs — l'unité de vision syntagmatique et Г unité de diction rythmique et prosodique — , système et créativité, objet et sujet, forme-sens, forme-histoire.

avant l'exil, éd. des Œuvres complètes de V. Hugo, Club français du Livre, 1967-1968. Ainsi ombre change de valeur selon les recueils et se pénètre tant de lumière que Hugo doit écrire « ombre obscure », — apparente et fausse redondance.

71. Exemples pris dans « Apollinaire illuminé au milieu d'ombres », Europe, novembre-décembre 1966.

72. En « prose » comme en « poésie » : Hugo travaille et voit avec les mêmes mots dans ces deux types d'écriture. Le vrai terrain est la vision du monde, ni l'écriture, ni le genre : même traitement du mot étoiles en fin de chapitre dans Les Misérables ou dans des fins de poèmes. La différence est de densité, non de nature, et due à l'espace rythmique. La définition de Rifïaterre (« La poétisation du mot chez V. Hugo », dans Cahiers de l'Assoc. intern, des Études françaises, n° 19, mars 1967, p. 178) est à la fois tautologique et étroite, définissant la poétisation : « le processus par lequel, dans un contexte donné, un mot s'impose à l'attention du lecteur comme étant non seulement poétique, mais encore caractéristique de la poésie de l'auteur ». Car le « poétique » n'est pas défini. Et le mot en question est propre à l'œuvre plus largement qu'à l'espace versifié. Enfin la « stylistique des effets » (psychologie de la lecture plus que de la créa- tion littéraire) malgré ses bonnes intentions, dénature ici la littérarité : il ne s'agit pas d'un processus exotérique d'imposition sur « l'attention du lecteur », mais d'un travail de vision par le langage.

• Cet article est extrait d'un livre à paraître chez Gallimard, dans la collection « Le chemin » .

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