Pouchkine - Le Negre de Pierre Le Grand

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Alexandre Pouchkine (Пушкин Александр Сергеевич) 1799 — 1837 LE NÈGRE DE PIERRE LE GRAND (Арап Петра Великого) 1837 Traduction de Jean-Michel Deramat, Paris, Charpentier, 1964. Ce texte est publié avec l’accord des héritiers de J.-M. Deramat ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite. LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE LITTÉRATURE RUSSE

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Le Ngre de Pierre le Grand

Alexandre Pouchkine

( )

1799 1837LE NGRE DE PIERRE LE GRAND

( )

1837

Traduction de Jean-Michel Deramat, Paris, Charpentier, 1964.

Ce texte est publi avec laccord des hritiers de J.-M. Deramat; le tlchargement est autoris pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.TABLE

3I

II11III19IV29V38VI46VII53

I

Lun des jeunes gens envoys ltranger par Pierre le Grand pour acqurir les connaissances ncessaires un pays en cours de rorganisation tait son propre filleul, le ngre Ibrahim. Ibrahim tudia lcole militaire, Paris, en sortit avec le grade de capitaine dartillerie, se distingua dans la guerre dEspagne et, ayant t grivement bless, revint Paris. Au milieu de ses volumineux travaux, le tsar ne manquait jamais de prendre des nouvelles de son favori et recevait toujours des rapports flatteurs sur les progrs et la conduite dIbrahim. Pierre tait extrmement content de lui et le rappela plus dune fois en Russie, mais Ibrahim ntait pas press. Il trouvait des excuses varies pour ne pas revenir: tantt ctait sa blessure, tantt le dsir de parfaire son ducation, tantt le manque dargent, et Pierre exauait ses requtes avec indulgence, le priant de prendre soin de sa sant, le remerciant pour le zle quil manifestait dans la poursuite de la connaissance et bien quil ft trs conome pour ses propres dpenses il ne mnageait pas ses caisses en ce qui concernait son favori et adjoignait aux ducats des conseils paternels et des paroles de prudence.

en croire les tmoignages de tous les crits historiques, rien ne pouvait galer la frivolit, la folie et le luxe des Franais cette poque. Les dernires annes du rgne de Louis XIV, qui staient distingues par la pit stricte, la gravit et le dcorum de la cour, navaient laiss aucune trace. Le duc dOrlans, qui alliait des nombreuses et brillantes qualits toutes sortes de vices, ne possdait malheureusement pas une ombre dhypocrisie. Les orgies du Palais-Royal ntaient un secret pour personne Parais; lexemple tait contagieux. Cest cette poque que Law apparut sur la scne; lavidit pour largent sunit la soif de plaisir et de dbauche; des domaines disparaissaient; la morale tait branle; les Franais riaient et spculaient, et ltat allait sa ruine au joyeux refrain des vaudevilles satiriques.

En mme temps, la socit prsentait un spectacle fort remarquable. La culture et le dsir de distraction avaient rapproch les diffrentes classes. La richesse, le charme, le renom, le talent, ou la simple excentricit, tout ce qui piquait la curiosit ou promettait de lamusement tait accueilli avec une gale faveur. Les crivains, les savants et les philosophes dlaissaient la paix de leurs tudes et paraissaient dans la haute socit pour rendre hommage la mode et pour la diriger. Les femmes rgnaient, mais nexigeaient plus dadoration. La galanterie superficielle tait venue remplacer le profond respect quon leur tmoignait nagure. Les frasques du duc de Richelieu, lAlcibiade de la moderne Athnes, appartiennent lhistoire et donnent quelque ide sur la moralit de lpoque.

Temps fortun marqu par la licence,

O la folie, agitant son grelot,

Dun pied lger parcourt toute la France

O nul mortel ne daigne tre dvot,

O lon fait tout, except pnitence.

Larrive dIbrahim, son apparence, sa culture et son intelligence naturelle suscitrent une grande attention Paris. Toutes les dames brlaient de voir le ngre du Tsar dans leurs salons et rivalisaient pour obtenir ses bonnes grces. Plus dune fois, il fut invit aux joyeuses soires du rgent; il assista des soupers rehausss par la prsence du jeune Arouet et du vieux Chaulieu, par les conversations de Montesquieu et de Fontenelle; il ne manquait pas un seul bal, fte ou premire thtrale; et il sabandonnait au tourbillon gnral avec toute lardeur de sa jeunesse et de son temprament. Mais ce ntait pas seulement la perspective dchanger cette dissipation, ces brillants passe-temps pour la simplicit de la cour de Ptersbourg qui effrayait Ibrahim: dautres liens plus puissants lattachaient Paris. Le jeune Africain tait amoureux.

Bien que ntant plus dans la toute premire fleur de lge, la comtesse D*** tait encore rpute pour sa beaut. En quittant le couvent lge de dix-sept ans, elle avait t donne en mariage un homme de qui elle navait pas eu le temps de tomber amoureuse et qui, par la suite, navait fait aucun effort pour gagner son affection. Les potins lui attribuaient plusieurs amants, mais grce lattitude tolrante de la socit, elle jouissait dune bonne rputation, car on ne pouvait lui reprocher aucune aventure ridicule ou scandaleuse. Sa maison tait trs la mode et la meilleure socit parisienne aimait sy retrouver. Ibrahim fut prsent la comtesse par le jeune Merville que lon tenait gnralement pour son dernier amant et qui usait de tous les moyens pour confirmer ce bruit.

La comtesse reut Ibrahim avec courtoisie, mais sans aucune marque dattention particulire: ceci le captiva. De faon gnrale, les gens considraient le jeune ngre comme une sorte de phnomne et faisaient cercle autour de lui pour laccabler de questions et de compliments; et cette curiosit, malgr ses dehors daffabilit, blessait sa fiert. La douce attention des femmes objectif presque unique de nos efforts loin de lenchanter, lemplissait damertume et dindignation. Il sentait que, pour elles, il tait une sorte danimal rare, une crature bizarre, un tranger tomb par hasard dans leur monde et nayant rien de commun avec elles. Il se prenait envier les hommes qui navaient rien de remarquable et les considraient comme bienheureux de leur insignifiance.

La pense que la nature navait pas prvu pour lui les joies des passions payes de retour laffranchissait de toute prsomption et de tout vain amour-propre, et ceci donnait un charme rare sa manire dtre avec les femmes. Sa conversation tait simple et srieuse; elle plut la comtesse D*** qui tait lasse des pompeuses plaisanteries et des subtiles insinuations de lesprit franais. Ibrahim lui rendit de frquentes visites. Peu peu, elle shabitua lapparence du jeune ngre et finit mme par trouver quelque chose dagrable cette tte boucle, toute noire parmi les perruques poudres de son salon. (Ibrahim avait t bless la tte et portait un bandeau au lieu dune perruque). Il avait vingt-sept ans, il tait grand et bien proportionn, et plus dune beaut de la socit le regardait avec des sentiments plus flatteurs que la simple curiosit; mais avec ses prjugs, Ibrahim ou bien ne remarquait rien ou bien le mettait sur le compte de la coquetterie. Mais lorsque ses yeux rencontrrent ceux de la comtesse, sa mfiance svanouit. Son regard exprimait une bont si aimable, ses manires avec lui taient si simples, si spontanes, quil tait impossible de la souponner de la moindre ombre de coquetterie ou de moquerie.

Lide quil pt sagir damour ne lui tait pas encore entr dans la tte, mais il tait dj devenu pour lui une ncessit de voir la comtesse tous les jours. Il cherchait toujours un moyen de la rencontrer et chaque rencontre avec elle lui semblait tre un don inespr du ciel. La comtesse devina ses sentiments avant quil ne le ft lui-mme. Quoi que les gens puissent dire, lamour sans espoir et sans exigences touche le cur dune femme bien davantage que toutes les ruses dun sducteur. Lorsque Ibrahim tait prsent, la comtesse observait chacun de ses mouvements et buvait chacune de ses paroles; lorsquil ntait pas l, elle restait pensive et retombait dans sa distraction habituelle. Merville fut le premier remarquer leur inclination mutuelle et en fliciter Ibrahim. Rien nenflamme davantage lamour quune remarque encourageante dun tranger: lamour est aveugle et, se dfiant de lui-mme, il se raccroche prcipitamment tout encouragement. Les paroles de Merville rveillrent Ibrahim. La possibilit de possder la femme quil aimait navait jamais effleur son imagination; lespoir illumina soudain son me; il tomba follement amoureux. En vain, la comtesse, alarme par la frnsie de sa passion, essaya de la combattre par des exhortations amicales et des sages conseils; elle commenait elle-mme faiblir. Les encouragements imprudents se succdrent. Et finalement, emporte par la force de la passion quelle avait inspire, la comtesse, succombant son pouvoir, se donna Ibrahim ravi...

Rien ne peut tre dissimul aux yeux vigilants du monde. La nouvelle aventure amoureuse de la comtesse fut bientt connue de tout le monde. Certaines dames stonnrent de son choix, dautres le trouvrent parfaitement naturel. Certaines sourirent, dautres trouvrent sa conduite dune impardonnable imprudence. Dans les premires ivresses de la passion, Ibrahim et la comtesse ne remarqurent rien; mais bientt les plaisanteries quivoques des hommes et les remarques caustiques des femmes arrivrent jusqu leurs oreilles. Jusque-l, les manires distantes et froides dIbrahim lavaient protg contre de telles attaques; il les supporta avec impatience et ne sut pas comment sen dfendre. La comtesse, accoutume au respect de la socit, ne pouvait se voir avec quanimit lobjet de la calomnie et du ridicule. Les larmes aux yeux, elle se plaignit Ibrahim, tantt lui faisant damers reproches, tantt limplorant de ne pas essayer de la dfendre de crainte que, par quelque tapage inutile, il la ruine dfinitivement. Une circonstance nouvelle rendait maintenant sa situation encore plus difficile: la consquence de leurs imprudentes amours commenait devenir apparente. Consolations, conseils, suggestions, tout fut puis et repouss. La comtesse vit que sa ruine tait invitable et lattendit dans le plus profond dsespoir.

Ds que la situation de la comtesse fut connue, les ragots reprirent avec une vigueur nouvelle; des dames sentimentales poussrent des exclamations deffroi; les hommes engagrent des paris sur la couleur de lenfant que la comtesse mettrait au monde. Il y eut un dluge dpigrammes aux dpens du mari, qui tait la seule personne de tout Paris qui ne savait ni ne souponnait rien.

Le moment fatal approchait. Ltat de la comtesse tait effroyable. Ibrahim venait la voir tous les jours. Il voyait ses forces physiques et mentales faiblir graduellement. Ses larmes, son dsespoir croissaient dinstant en instant. Enfin, elle sentit les premires douleurs. Des mesures furent prises la hte. On trouva des moyens dloigner le comte. Le docteur arriva. Quelques jours plus tt, une pauvre femme avait t persuade dabandonner son enfant nouveau-n aux mains dtrangers et une personne de confiance avait t le chercher. Ibrahim se tenait dans un cabinet ct de la chambre o reposait la malheureuse comtesse. Nosant pas souffler, il coutait ses gmissements touffs, les chuchotements de la femme de chambre et les ordres du docteur.

Son agonie dura plusieurs heures. Chacun de ses gmissements dchirait lme dIbrahim; chaque intervalle de silence lemplissait de frayeur... Soudain, il entendit le faible cri dun enfant et, incapable de contenir sa joie, il se rua dans la chambre de la comtesse: un bb noir tait couch sur le lit ses pieds. Ibrahim sapprocha. Son cur battait violemment. Dune main tremblante, il bnit son fils. La comtesse eut un faible sourire et tendit vers lui une main lasse... Mais le docteur, redoutant trop dmotions violentes pour la malade, carta Ibrahim du lit. Lenfant nouveau-n fut plac dans une corbeille couverte et emport hors de la maison par un escalier drob. Lautre bb fut apport et on installa son berceau dans la chambre de la comtesse. Ibrahim partit, un peu rassur. On attendit le comte. Il revint tard, apprit lheureuse dlivrance de sa femme et fut trs satisfait. De la sorte, le public qui attendait un scandale fut du dans ses esprances et dut chercher une consolation dans dautres potins. Tout reprit son cours normal.

Mais Ibrahim sentit que sa bonne fortune ne pouvait pas durer et que sa liaison avec la comtesse parviendrait tt ou tard aux oreilles de son mari. Dans cette ventualit, quelles que soient les circonstances, la perte de la comtesse tait invitable. Ibrahim aimait avec passion et tait pay de retour, mais la comtesse tait capricieuse et lgre. Ce ntait pas la premire fois quelle aimait. Le dgot et la haine pouvaient remplacer dans son cur les plus tendres sentiments. Ibrahim prvoyait dj linstant o elle commencerait montrer de la froideur. Jusquici, il navait pas connu la jalousie, mais il en ressentait maintenant avec horreur le pressentiment. Pensant que la douleur de la sparation serait moins terrible, il rsolut de rompre cette aventure amoureuse si mal commence, quitter Paris et rentrer en Russie o Pierre et un vague sens du devoir lappelaient depuis longtemps.

II

Les jours, les mois passrent, et le pauvre Ibrahim transi damour ne pouvait se dcider quitter la femme quil avait sduite. Dheure en heure, la comtesse sattachait davantage lui. Leur fils tait lev dans une lointaine province. Les potins staient calms et les amants commenaient jouir dune plus grande tranquillit, se rappelant en silence la tourmente passe et essayant de ne pas penser lavenir.

Un jour, Ibrahim se trouvait une soire du duc dOrlans. Comme il passait devant lui, le duc sarrta et lui tendit une lettre, en le priant de prendre le loisir de la lire. La missive tait de Pierre Ier. Ayant devin la vritable cause de labsence de son filleul, le tsar avait crit au duc quil nentendait exercer aucune pression sur Ibrahim, quil le laissait libre de dcider son gr sil voulait revenir en Russie ou non, mais quen tous les cas il nabandonnerait jamais son protg. Cette lettre toucha Ibrahim jusquau fond du cur. Ds cet instant, son destin fut dcid. Le lendemain, il informa le rgent de son intention de regagner la Russie sans dlai.

Rflchissez ce que vous faites, lui dit le duc. La Russie nest pas votre pays natal. Je ne pense pas que vous reverrez jamais votre torride patrie; mais votre long sjour en France vous a rendu galement tranger au climat et aux coutumes semi-barbares de la Russie. Vous ntes pas n sujet de Pierre. Suivez mon conseil: profitez de sa gracieuse autorisation, restez en France pour laquelle vous avez dj vers votre sang et soyez assur quici aussi vos services et vos talents seront dment rcompenss.

Ibrahim remercia sincrement le duc, mais sen tint sa rsolution.

Je regrette, lui dit le rgent, mais je reconnais que vous avez raison.

Il promit de lui accorder sa dmission et crivit en dtail au tsar de Russie.

Ibrahim fut bientt prt partir. Le jour prcdant son dpart, il passa comme laccoutume la soire chez la comtesse D***. Celle-ci ne savait rien. Ibrahim navait pas le courage de lui dire la vrit. La comtesse tait calme et gaie. Plusieurs fois, elle lappela ses cts et le railla pour son humeur maussade. Aprs le souper, les invits prirent cong. La comtesse, son poux et Ibrahim restrent seuls dans le grand salon. Le malheureux jeune homme aurait tout donn pour pouvoir tre en tte--tte avec elle; mais le comte D*** semblait si confortablement install auprs du feu quil ny avait aucun espoir quil quitte la pice. Tous trois se taisaient.

Bonne nuit! dit enfin la comtesse.

Le cur dIbrahim chavira et il ressentit soudain toute la douleur de la sparation. Il resta immobile.

Bonne nuit, messieurs! rpta la comtesse.

Il ne bougeait toujours pas... Puis ses yeux se voilrent, sa tte se mit tourner; il eut tout juste la force de quitter la pice. En arrivant chez lui, il crivit dans un tat presque inconscient la lettre suivante:

Je pars, chre Lonora; je te quitte pour toujours. Je tcris parce que je nai pas le courage de te le dire autrement. Mon bonheur naurait pas pu durer; jen ai joui contre le destin et la nature. Invitablement, tu aurais cess de maimer; lenchantement serait pass. Cette pense ma toujours hant, mme dans les moments o je paraissais avoir tout oubli, lorsqu tes pieds je menivrais de ton dvouement passionn, de ton infinie tendresse... Le monde frivole perscute sans piti ce quen thorie il autorise: sa drision glace taurait vaincue tt ou tard, elle aurait humili ton me ardente, jusqu ce que tu finisses par avoir honte de ta passion... Et que serait-il alors advenu de moi? Non! mieux vaut mourir, mieux vaut te quitter avant ce moment terrible...

Ta srnit mest plus prcieuse que tout au monde: tu ne connatrais aucune paix avec les yeux du monde fixs sur nous. Souviens-toi de tout ce que tu as souffert, toutes les insultes ta fiert, tous les tourments de la peur; rappelle-toi la naissance terrible de notre fils. Rflchis: est-il juste que je texpose plus longtemps langoisse et au pril? Pourquoi sefforcer dunir la destine dune crature aussi belle et dlicate que toi au sort malheureux dun ngre, pitoyable crature que les gens daignent peine reconnatre comme humain?

Adieu, Lonora; adieu, ma chre, ma seule amie. En te quittant, je quitte la premire et la dernire joie de mon existence. Je nai ni patrie ni famille; je vais en Russie o mon extrme solitude sera ma seule consolation. Les tches pnibles auxquelles je me consacrerai dornavant sauront, sinon touffer, du moins me distraire des torturants souvenirs dextase et de flicit... Adieu, Lonora! Je marrache cette lettre comme si ctait de tes bras. Adieu, sois heureuse et pense parfois au pauvre ngre, ton fidle

Ibrahim.

Le soir mme, il partit pour la Russie.

Le voyage ne lui parut pas aussi terrible quil lavait redout. Son imagination russit triompher de la ralit. Au fur et mesure que Paris sloignait, il se reprsentait plus clairement et plus proches les choses quil quittait pour toujours.

Avant quil en ait pris conscience, il avait atteint la frontire russe. Ctait juste lautomne, mais malgr le mauvais tat de la route, il tait pouss la vitesse du vent et le matin du dix-septime jour de son voyage, il arriva Krasno Silo, par o passait la grandroute cette poque.

Il restait encore vingt-huit verstes jusqu Ptersbourg. Pendant quon changeait les chevaux, Ibrahim pntra lintrieur du relais de poste. Dans un coin, un homme de grande taille vtu dun cafetan vert de paysan et fumant une pipe en terre tait assis les coudes sur la table et lisait les journaux dHambourg. En entendant quelquun entrer, il leva la tte.

Ah! Ibrahim! scria-t-il en se levant du banc. Bonjour, mon filleul!

Reconnaissant Pierre, Ibrahim se prcipita joyeusement vers lui, mais il sarrta respectueusement. Le tsar sapprocha, le prit dans ses bras et lembrassa sur la tte.

Jai t inform de ton arrive, dit Pierre, et je suis venu ta rencontre. Je tattends ici depuis hier.

Ibrahim ne pouvait trouver des mots pour exprimer sa gratitude.

Ordonne ta voiture de suivre derrire, poursuivit Pierre, et toi-mme monte avec moi, nous rentrerons ensemble.

On avana la calche du tsar; il sinstalla avec Ibrahim ses cts et ils dmarrrent au galop. Une heure et demie plus tard, ils taient Ptersbourg. Ibrahim regardait avec curiosit la nouvelle capitale qui avait jailli des marcages sur lordre du tsar. Des digues grossires, des canaux sans quais, des ponts de bois tmoignaient partout de la rcente victoire de lhomme sur les lments adverses. Les maisons semblaient avoir t bties la hte. Dans toute la ville, il ny avait rien de magnifique, lexception de la Neva qui navait pas encore reu sa charpente de granit, mais abritait dj des vaisseaux de guerre et des navires marchands. Le carrosse imprial sarrta devant le palais qui portait le nom de Jardin Tsaritsine.

Sur les marches, Pierre fut accueilli par une belle femme de quelques trente-cinq printemps, vtue la dernire mode parisienne. Aprs lavoir embrasse, Pierre prit Ibrahim par la main et dit:

Reconnais-tu mon filleul, Katinka? Aime-le, je te prie, et sois bonne avec lui comme tu le fus jadis.

Catherine regarda Ibrahim de ses yeux noirs pntrants et lui tendit la main dun geste amical. Deux jeunes beauts qui se tenaient derrire elle, grandes et fraches comme des roses, sapprochrent respectueusement de Pierre.

Liza, dit-il lune dentre elles, te souviens-tu du petit garon noir qui volait pour toi mes pommes Oranienbaum? Cest lui: permets-moi de te le prsenter.

La grande-duchesse sourit et rougit. Ils se rendirent dans la salle manger. La table avait t dresse pour le retour de Pierre. Celui-ci sinstalla pour dner avec toute sa famille et invita Ibrahim se joindre eux. Au cours du repas, le tsar conversa avec lui de sujets varis, linterrogea sur la guerre dEspagne, sur les affaires intrieures de la France et sur le rgent quil aimait fort, bien quil le dsapprouvt sur de nombreux points. Ibrahim tait dou dun esprit pntrant et observateur. Pierre fut trs satisfait de ses rponses; il rappela quelques incidents de lenfance dIbrahim et il les narra avec une telle gaiet et une telle gentillesse que personne net souponn que ce matre de maison aimable et hospitalier tait le hros de la Poltava et le puissant et formidable rformateur de la Russie.

Aprs le dner, le tsar suivit la coutume russe et se retira pour se reposer. Ibrahim se retrouva seul avec limpratrice et les grandes-duchesses. Il fit de son mieux pour satisfaire leur curiosit et dcrivit la vie parisienne, les ftes que lon donnait dans la capitale et les caprices de la mode. Entre temps, plusieurs personnes parmi les intimes et les proches du tsar avaient fait leur apparition au palais. Ibrahim reconnut le magnifique prince Menchikof qui, voyant un ngre en train de converser avec Catherine, lui jeta un arrogant regard de ct; le prince Yakof Dolgorouky, le svre conseiller de Pierre; lrudit Bruce que les gens appelaient le Faust russe; le jeune Ragouzinsky, son ancien camarade; et dautres qui venaient chez le tsar pour faire leurs rapports et recevoir des ordres.

Quelques heures plus tard, le tsar rapparut.

Voyons si tu nas pas oubli tes anciens devoirs, dit-il Ibrahim. Prends une ardoise et suis-moi.

Pierre senferma dans son bureau et soccupa des affaires de ltat. Il travaillait tour de rle avec Bruce, avec le prince Dolgorouky et avec le chef de la police, le gnral Deviere, et dictait divers oukases et dcisions Ibrahim. Ibrahim ne pouvait suffisamment admirer la clart et la rapidit de son jugement, la puissance et la souplesse de son esprit et le vaste ventail de ses activits. Lorsque leurs travaux furent termins, Pierre sortit un carnet de notes pour vrifier si tout ce quil dsirait faire ce jour avait t accompli. Puis, comme ils quittaient la pice, il dit Ibrahim:

Il est tard; jimagine que tu es fatigu. Passe la nuit ici comme tu le faisais jadis. Je te rveillerai demain matin.

Rest seul, Ibrahim eut du mal reprendre ses esprits. Il tait Ptersbourg; il voyait de nouveau le grand homme auprs de qui il avait pass son enfance, sans connatre alors encore sa valeur. Presque avec remords, il dut savouer que, pour la premire fois depuis leur sparation, la comtesse D*** navait pas t lunique objet de ses penses tout au long de la journe. Il se rendit compte que le nouveau genre de vie qui lattendait lactivit et loccupation constante saurait peut-tre faire revivre son me puise par la passion, loisivet et la mlancolie secrte. La pense dtre le collaborateur dun grand homme et, ses cts, dinfluencer une grande nation, fit natre en lui pour la premire fois, un sentiment de noble ambition. Cest dans cet tat desprit quil se coucha sur le lit de camp quon avait prpar pour lui, puis le rve familier le ramena vers le lointain Paris dans les bras de sa chre comtesse.

III

Le lendemain matin, Pierre rveilla Ibrahim comme promis et lui confra le grade de lieutenant-capitaine dans la compagnie des Grenadiers du rgiment Probrajensky. Les courtisans firent cercle autour dIbrahim, chacun essayant sa manire de se montrer charmant lgard du nouveau favori. Larrogant prince Menchikof lui serra amicalement la main; Cheremetyef linterrogea sur ses connaissances parisiennes et Golovine linvita dner. Lexemple de ce dernier fut suivi par les autres, si bien quIbrahim reut assez dinvitations pour au moins un mois.

Ibrahim passait des journes monotones, mais actives; en consquence, il ne souffrait pas de lennui. Chaque jour, il sentait crotre son attachement au tsar et russissait mieux comprendre son esprit sublime. Suivre les penses dun grand homme est lune des tches les plus absorbantes qui soient. Ibrahim voyait Pierre au Snat discuter dimportantes questions de lgislation avec Boutourline et Dolgorouky; lAmiraut, en train de poser les fondations de la puissance navale russe; il le voyait avec Fofane, Gavril, Boujinsky et Kopivitch, examinant durant ses heures de repos des traductions de publications trangres ou visitant la fabrique dun marchand, latelier dun artisan ou le cabinet dun savant. La Russie semblait Ibrahim tre une immense usine, o seules des machines se dplaaient et o chaque ouvrier sabsorbait sa tche suivant un plan prtabli. Il sentait que, lui aussi, devait travailler la tche qui lui tait assigne et essayait de regretter aussi peu que possible les divertissements de la vie parisienne. Il trouvait plus difficile de bannir de son esprit cet autre souvenir cher: il pensait souvent la comtesse D***, imaginait sa juste indignation, ses larmes et son chagrin... Mais parfois une terrible pense oppressait son cur: les distractions de la haute socit, une nouvelle intrigue, un autre amant heureux; il frmissait: la jalousie commenait bouillonner dans son sang africain et des larmes brlantes taient prtes rouler le long de ses joues noires.

Un matin, alors quil tait assis dans son bureau, entour de journaux daffaires, il entendit soudain une salutation sonore en langue franaise. Ibrahim pirouetta vivement, et le jeune Korsakof quil avait laiss Paris dans le tourbillon de la vie mondaine, le serra dans ses bras avec de joyeuses exclamations.

Je viens darriver linstant, dit Korsakof, et je suis venu tout droit te voir. Toutes nos connaissances parisiennes tenvoient leurs salutations et regrettent beaucoup ton absence. La comtesse D*** ma pri de te dire que tu devais revenir tout prix et voici une lettre delle pour toi.

Ibrahim sen saisit avec des doigts tremblants et regarda lcriture familire sur lenveloppe, nosant en croire ses yeux.

Comme je suis heureux que tu ne sois pas encore mort dennui dans cette ville barbare de Ptersbourg! poursuivit Korsakof. Que font les gens ici? Comment passent-ils leur temps? Qui est ton tailleur? Y a-t-il au moins un opra?

Ibrahim lui rpondit dun ton absent que probablement le tsar devait tre en ce moment en train de travailler aux chantiers navals. Korsakof se mit rire.

Je vois que je suis de trop pour linstant, dit-il. Une autre fois, nous prendrons le temps de bavarder tout notre sol. Je vais aller me prsenter au tsar.

ces mots, il pivota sur ses talons et sortit de la pice.

Une fois seul, Ibrahim sempressa douvrir la lettre. La comtesse lui faisait de tendres reproches, laccusant de dissimulation et de manque de confiance.

Tu dis, crivait-elle, que ma srnit test plus prcieuse que tout au monde. Ibrahim, si cela tait vrai, maurais-tu mise dans la situation dans laquelle ma jete la nouvelle inattendue de ton dpart? Tu avais peur que je te retienne; crois-moi, en dpit de mon amour, jaurais su le sacrifier ton bonheur et ce que tu considres comme ton devoir.

La comtesse terminait sa lettre par des assurances passionnes de son amour et le suppliait de lui crire au moins de temps en temps, mme sil ny avait aucun espoir quils se revoient jamais.

Ibrahim relut la lettre vingt fois, baisa les lignes chres avec ravissement. Il brlait dimpatience davoir des nouvelles de la comtesse et sapprtait se rendre lAmiraut, dans lespoir dy trouver encore Korsakof, lorsque la porte souvrit et Korsakof apparut de nouveau en personne. Il avait dj prsent ses respects au tsar et paraissait, comme laccoutume, trs content de lui-mme.

Entre nous, dit-il Ibrahim, lempereur est un homme trs trange. Imagine-toi, je lai trouv, vtu dune sorte de veste de toile, juch sur le mt dun nouveau navire, que jai d escalader avec mes dpches. Je me tenais sur une chelle de corde, sans avoir la place pour faire une rvrence convenable, et je me suis trouv compltement dconcert, ce qui ne mtait encore jamais arriv de ma vie. Pourtant, aprs avoir lu mes papiers, le tsar ma regard de haut en bas et il a t sans doute agrablement impressionn par le got et llgance de ma mise, en tout cas, il ma souri et il ma invit lassemble de ce soir. Mais je suis un parfait tranger Ptersbourg: pendant mes six ans dabsence, jai compltement oubli les coutumes locales. Je ten prie, veux-tu tre mon mentor, passe me prendre et prsente-moi.

Ibrahim accepta et se hta de dtourner la conversation vers un sujet qui lui tenait plus cur.

Eh bien, comment va la comtesse D***?

La comtesse? Naturellement, elle a tout dabord t trs chagrine par ton dpart; puis, bien entendu, elle sest peu peu console et elle a pris un nouvel amant. Tu sais qui? Cette grande perche de marquis R***. Pourquoi me regardes-tu comme cela avec tes gros blancs dyeux globuleux? Cela te parat trange? Ne sais-tu pas quil est dans la nature humaine, et particulirement dans la nature fminine, de ne pas se lamenter longtemps? Rflchis-y pendant que je vais me reposer de mon voyage; sois gentil, noublie pas de venir me prendre.

Quels sentiments emplirent le cur dIbrahim? La jalousie? La rage? Le dsespoir? Non: mais un abattement profond et irrsistible. Il ne cessait de se rpter: Je lavais prvu, cela devait arriver. Puis, il ouvrit la lettre de la comtesse, la relut une fois encore, courba la tte et pleura amrement. Il pleura longtemps. Les larmes lui soulagrent le cur. Jetant un coup dil lhorloge, il vit quil tait temps de partir. Ibrahim aurait t trs heureux de pouvoir rester seul chez lui, mais lassemble tait quelque chose dobligatoire et le tsar tait trs strict en ce qui concernait la prsence de ses proches. Il shabilla et se rendit chez Korsakof.

Korsakof tait en robe de chambre en train de lire un roman franais.

Si tt? dit-il en voyant Ibrahim.

Mais, mon cher, rpondit Ibrahim, il est dj cinq heures et demie. Presse-toi de thabiller et partons.

Korsakof se leva et agita nergiquement la sonnette; ses domestiques arrivrent en courant; il commena shabiller la hte. Son valet franais lui tendit des chaussures talons carlates, des culottes de velours bleu et un habit rose brod de paillettes. Sa perruque fut rapidement poudre dans lantichambre et on lui apporta. Korsakof en coiffa son crne aux cheveux ras, demanda son pe et ses gants, virevolta une demi-douzaine de fois devant le miroir, et annona Ibrahim quil tait prt. Les laquais leur tendirent des pelisses en peau dours et ils partirent pour le Palais dHiver.

Korsakof bombarda Ibrahim de questions: qui tait la beaut numro un de Ptersbourg? Qui considrait-on comme le meilleur danseur? Quelle tait la danse actuellement la mode? Ibrahim satisfit sa curiosit de trs mauvaise grce. Entre temps, ils avaient atteint le palais. Un grand nombre de traneaux longs, calches dmodes et carrosses dors taient dj stationns sur lherbe devant lentre. Sur les marches se htaient des cochers en livre et moustaches; des laquais presss et rutilants avec des plumes et portant des masses; des hussards, des pages, des heiduques maladroits, embarrasss par les pelisses et les manchons de leurs matres, toute une suite indispensable aux yeux des nobles de lpoque. la vue dIbrahim, un murmure gnral sleva de leurs rangs: Le ngre, le ngre, le ngre du tsar! Il conduisit rapidement Korsakof travers cette foule bigarre. Un laquais du palais ouvrit toutes grandes les portes pour eux et ils pntrrent dans le grand vestibule. Korsakof fut frapp de stupeur... Dans la grande salle claire par des chandelles de suif qui brlaient dune lueur blafarde dans la fume du tabac, des hauts dignitaires, les paules ornes de rubans bleus, des ambassadeurs, des marchands trangers, des officiers de la Garde dans leurs uniformes verts, des constructeurs maritimes en jaquette et pantalons rays, allaient et venaient au son ininterrompu de la musique dinstruments vent. Les dames taient assises le long des murs, les plus jeunes dentre elles pares avec toutes les splendeurs de la mode. Leurs robes tincelaient dor et dargent; leurs sveltes silhouettes slevaient de leurs monstrueuses crinolines, telles des fleurs au bout de leur tige; des diamants scintillaient leurs oreilles, dans leurs longues chevelures et autour de leur cou. Elles jetaient des coups dil droite et gauche en attendant leurs cavaliers et le dbut de la danse. Les dames plus ges avaient fait des prodiges dingniosit pour combiner la mode nouvelle au style du pass dsormais interdit: leurs bonnets ressemblaient la coiffure de zibeline de la tsarine Natalia Kirilovna et leurs robes et mantilles rappelaient dans une certaine mesure les sarafanes et les douchgrky. Elles semblaient prouver plus dtonnement que de plaisir en prsence de ces divertissements nouveaux et regardaient avec dpit les femmes et les filles des capitaines hollandais, avec leurs jupes empeses et leurs corsages rouges, qui tricotaient leurs bas, tout en riant et bavardant entre elles, comme si elles taient chez elles.

Korsakof narrivait pas reprendre ses esprits. Ayant remarqu les nouveaux arrivants, un serviteur sapprocha deux avec de la bire et des verres sur un plateau. Que diable est-ce que tout cela? demanda Korsakof mi-voix Ibrahim. Ibrahim ne put sempcher de sourire. Limpratrice et la grande-duchesse, resplendissantes de beaut et dlgance, allaient parmi les invits et bavardaient gracieusement avec eux. Le tsar tait dans la pice voisine. Korsakof, impatient de lui prsenter ses respects, eut du mal se frayer un chemin parmi cette foule qui ne cessait de remuer. La pice voisine tait occupe en grande partie par des trangers fumant solennellement leurs pipes en terre tout en vidant des pots de grs. Sur les tables, il y avait des bouteilles de vin et de bire, des blagues tabac en cuir, des verres de punch et des chiquiers. lune des tables, Pierre tait en train de jouer aux checs avec un capitaine anglais large dpaules. Ils se saluaient consciencieusement lun lautre coups de bouffes de fume et le tsar semblait tellement interdit devant la manuvre imprvue de son adversaire, quil ne remarqua pas Korsakof malgr toutes les gesticulations de celui-ci. Au mme moment, un petit homme trapu, la poitrine orne dun norme bouquet, fit irruption dans la pice et annona dune voix de stentor que la danse tait commence. Il ressortit immdiatement et un grand nombre dinvits, parmi lesquels Korsakof, le suivirent.

La scne inattendue lestomaqua. Les dames et les messieurs se tenaient en deux ranges se faisant face tout le long de la salle de bal; au son dune musique des plus lugubres, les cavaliers sinclinaient, les dames faisaient une rvrence encore plus profonde, dabord en avant, puis droite, et ainsi de suite. Korsakof observait avec des grands yeux cette faon particulire de passer le temps et se mordait les lvres. Les rvrences et les courbettes continurent pendant une bonne demi-heure; enfin, elles sarrtrent et le petit homme au bouquet annona que les danses crmoniales taient termines et il commanda aux musiciens de jouer un menuet.

Korsakof fut enchant et sapprta briller. Parmi les jeunes dames, il y en avait une qui lui plaisait particulirement. Elle avait environ seize ans, elle tait vtue avec luxe mais bon got, et tait assise ct dun homme dge mr lallure svre et imposante. Korsakof fona vers elle et lui demanda de lui faire lhonneur daccepter cette danse. La jeune beaut le regarda avec une vive confusion et ne sut vritablement pas quoi rpondre. Lhomme qui tait assis ct delle frona les sourcils encore davantage. Korsakof attendait quelle prenne une dcision, mais le petit homme au bouquet sapprocha de lui, le conduisit au milieu de la salle et dclara dun ton pompeux:

Mon seigneur, tu as commis une faute. En premier lieu, tu as approch cette jeune personne sans lui faire les trois rvrences rglementaires et, en second lieu, tu as pris sur toi de linviter, alors que dans le menuet, ce privilge revient la dame et non au cavalier. Pour ces raisons, tu dois tre svrement puni: tu devras boire le gobelet du grand aigle!

Korsakof tait de plus en plus bahi. Les autres invits firent immdiatement cercle autour de lui, exigeant grands cris lexcution immdiate du chtiment. Entendant des cris et des rires, Pierre sortit de la pice voisine, car il assistait avec un grand plaisir ce genre de punitions. La foule scarta pour le laisser passer et il entra dans le cercle au centre duquel se tenait le coupable et, devant lui, le marchal de lassemble avec un norme gobelet rempli de vin de mauve. Il essayait vainement de persuader le dlinquant de se conformer de bonne grce au rglement.

Ah, ah! dit Pierre en voyant Korsakof. Tu es pris, frre. Allons, monsieur, buvez-nous cela et pas de grimaces!

Il ny avait rien faire: le malheureux dandy vida le gobelet jusqu la dernire goutte et le rendit au marchal.

Fais bien attention, Korsakof, lui dit Pierre, tu as des culottes de velours comme je nen porte pas moi-mme, et je suis beaucoup plus riche que toi. Cest de lextravagance; prends bien garde ce que je ne me querelle pas avec toi.

En entendant cette rprimande, Korsakof voulut sortir du cercle, mais il trbucha et faillit tomber, la joie indescriptible du tsar et de toute la joyeuse compagnie. Non seulement cet pisode ne rompit pas lambiance, mais il lui donna un nouveau regain. Les cavaliers tranaient les pieds et sinclinaient, tandis que les dames faisaient la rvrence et claquaient des talons avec plus de zle que jamais, ne se souciant mme plus de garder la cadence. Korsakof tait incapable de prendre part la gaiet gnrale. La jeune dame quil avait choisie sapprocha dIbrahim sur les ordres de son pre, Gavril Afanassivitch Rjevsky et, baissant les yeux, lui donna timidement la main. Ibrahim dansa le menuet avec elle et la raccompagna sa place; puis, ayant trouv Korsakof, il lemmena de la salle de bal, le mit dans sa voiture et le reconduisit chez lui. Pendant le trajet, au dbut, Korsakof ne cessait de marmonner indistinctement: Maudite assemble!... Maudit gobelet du grand aigle!... Mais bientt il dormit poings ferms et ne se rendit pas compte quil tait arriv et quon le dshabillait pour le mettre au lit. Il se rveilla le lendemain matin avec un affreux mal de tte et un vague souvenir des courbettes, des rvrences, de la fume du tabac, du petit homme au bouquet et du gobelet du grand aigle.

IV

Je dois maintenant prsenter mon aimable lecteur Gavril Afanassivitch Rjevsky. Il tait issu dune vieille famille de boyards, possdait de vastes domaines, tait trs hospitalier, avait une passion pour la chasse au faucon et il avait un grand train de maison. En bref, ctait un vritable noble russe. Il ne pouvait pas souffrir lesprit allemand, comme il disait, et luttait pour conserver dans sa maison les vieilles coutumes qui lui taient chres. Sa fille avait seize ans. Elle avait perdu sa mre alors quelle tait encore enfant. Elle avait t leve lancienne mode, cest--dire entoure de nourrices, bonnes denfant, compagnes de jeux et femmes de chambre; elle faisait de la broderie dor et ne savait ni lire ni crire. Malgr son aversion pour tout ce qui venait de ltranger, Gavril Afanassivitch navait pu sopposer son dsir dapprendre les danses allemandes avec un officier sudois prisonnier qui vivait dans leur maison. Ce valeureux matre danser avait quelque cinquante ans; sa jambe droite avait t transperce par une balle la bataille de Narva et, en consquence, il ntait pas particulirement qualifi pour le menuet et pour la courante, mais sa jambe gauche compensait cela en excutant les pas les plus difficiles avec une habilet et une lgret extraordinaires. Son lve faisait honneur ses efforts. Natalia Gavrilovna tait considre comme la meilleure danseuse des assembles, et ceci tait en partie la raison de la faute de Korsakof. Celui-ci tait venu le lendemain prsenter ses excuses Gavril Afanassivitch, mais la dsinvolture et llgance du jeune gandin navaient pas trouv faveur auprs du fier vieillard, qui lavait spirituellement surnomm le singe franais.

Ctait jour de fte. Gavril Afanassivitch attendait quelques parents et amis. Une longue table avait t dresse dans la vieille salle manger. Les invits arrivaient avec leur femme et leurs filles, enfin dlivres de leur squestration domestique par les dcrets du tsar, ainsi que son propre exemple. Natalia Gavrilovna passait aux invits un plateau garni de tasses dor et chaque homme, en vidant la sienne, regrettait que le baiser donn autrefois en une telle occasion ne soit plus la mode. Ils se mirent table pour dner. La place dhonneur ct du matre de maison tait occupe par son beau-pre, le prince Boris Alexvitch Lykof, un vieillard de soixante-dix ans; les autres invits se rpartirent suivant lanciennet de leur famille, rappelant ainsi les temps heureux du droit de prsance. Les hommes taient assis dun ct de la table, les femmes de lautre. La dame du seigneur, avec sa chasuble dmode et sa coiffure paysanne, la naine, une petite de trente ans, guinde et ratatine, et le prisonnier sudois avec son uniforme bleu dcolor taient assis au bout de la table leur place habituelle. La table couverte dune norme quantit de plats tait entoure par toute une foule de serviteurs, parmi lesquels le majordome se distinguait par son expression austre, son gros ventre et sa sublime impassibilit. Les premiers moments du repas taient consacrs exclusivement dguster les plats traditionnels russes: seul le bruit des assiettes et des couverts rompait le silence gnral. Enfin, jugeant le moment venu de distraire ses htes par une conversation agrable, le matre de maison regarda autour de lui et dit:

Mais o est Yekimovna? Quon la fasse venir!

Plusieurs domestiques sapprtaient courir dans toutes les directions, mais au mme moment une vieille femme maquille et poudre, vtue dune robe de soie dcollete et pare de fleurs et de clinquant, pntra dans la pice en chantant et en dansant. Son apparition fut accueillie avec joie par tout le monde.

Bonjour toi, Yekimovna, dit le prince Lykof. Comment vas-tu?

On ne peut mieux, compre, dansant, chantant et cherchant un soupirant.

O tais-tu, pronnelle? demanda le matre de maison.

Je me faisais belle, compre, pour nos chers invits, pour le jour de fte, par dcret du tsar, sur ordre de mon matre, la manire allemande, pour faire rire tout le monde.

ces mots, il y eut un gros clat de rire gnral et la bouffonne vint prendre sa place, derrire la chaise de son matre.

Notre bouffonne dit beaucoup de btises, mais parfois elle dit aussi la vrit, observa Tatiana Afanassivna, sur ane du matre de maison, pour qui ce dernier avait beaucoup de respect. En vrit, la mode daujourdhui a bien de quoi faire rire tout le monde. Mais, puisque vous, les hommes, vous avez coup vos barbes et mis des jaquettes triques, ce nest pas vous de parler des vtements fminins; pourtant, cest rellement dommage pour le sarafane, les rubans des jeunes filles et les coiffures des femmes! Voyez donc les belles dames daujourdhui; cela suffit pour rire et pleurer la fois: les cheveux gonfls comme du feutre, graisss, couverts de poudre franaise; la taille si serre quon se demande comment elle ne se rompt pas; les dessous distendus par des cerceaux, si bien quelles doivent se mettre de travers pour sasseoir dans une voiture et se baisser pour franchir une porte. Elles ne peuvent ni rester debout, ni sasseoir, ni respirer, de vritables martyres, les pauvres colombes!

Oh! petite mre Tatiana Afanassivna, dit Kirila Pitrovitch T*** (ancien gouverneur de Riazan, o il avait acquis, par des moyens pas toujours honntes, trois mille serfs et une jeune pouse), ma femme peut bien porter ce quelle veut, pourvu quelle ne commande pas de nouvelles robes chaque mois et jette les autres qui sont encore pratiquement neuves. Dans lancien temps, le sarafane des grand-mres faisait partie de la dot des petites-filles, mais maintenant, la robe que porte la matresse aujourdhui, vous la verrez demain sur le dos de sa servante. Que faire? Cest la ruine de la noblesse russe! Hlas! trois fois hlas!

En disant ces mots, il regarda avec un soupir sa femme, Maria Ilyinitchna, qui ne semblait gure plaire tous ces loges du pass et critiques du prsent. Dautres beauts partageaient son mcontentement, mais elles ne disaient rien car, en ce temps, la modestie tait considre comme un attribut essentiel dune jeune femme.

Et qui est responsable? dit Gavril Afanassivitch en se remplissant un bol de soupe la choucroute. Nest-ce pas notre faute? Les jeunes femmes font des folies, mais nous les encourageons.

Mais que pouvons-nous faire, puisque nous ne sommes pas libres? rtorqua Kirila Pitrovitch. Plus dun mari serait seulement trop heureux denfermer son pouse dans lappartement des femmes tout en haut de la maison, mais on vient la chercher grands renforts de tambour pour la convoquer lassemble. Le mari va chercher le fouet, mais la femme est trop occupe shabiller. Ah! ces assembles! Elles sont la punition de Dieu pour nos pchs.

Maria Ilyinitchna tait au supplice; sa langue lui dmangeait. Finalement, elle ne put se retenir davantage et, se tournant vers son mari, elle lui demanda avec un sourire acide ce quil trouvait de mal aux assembles.

Ce que jy trouve de mal? rpondit lpoux excit. Cest que depuis quelles ont t institues, les maris ne peuvent plus venir bout de leur femme. Les femmes ont oubli les paroles de laptre: La femme doit craindre son mari; leur esprit nest plus occup par les choses du mnage, mais par des nouvelles robes; elles ne pensent pas plaire leur mari, mais attirer lattention de quelque cervel dofficier. Et est-il dcent, madame, pour une noble dame russe, dtre dans la mme pice que des Allemands fumant du tabac et leurs femmes de mnage? Et de danser et bavarder avec des jeunes gens jusquau milieu de la nuit, nest-ce pas inou? Et encore si ctait avec des parents, mais avec des trangers, des inconnus!

Dirais-je la vrit, bien que je ferais mieux de tenir ma langue? dit Gavril Afanassivitch. Javoue que ces assembles ne sont pas non plus mon got: si lon ny fait pas attention, on risque tout moment de rencontrer une personne ivre, ou mme de se faire enivrer soi-mme pour le divertissement des autres. Puis il faut garder lil ouvert de peur que quelque polisson ne fasse des folies avec votre fille; et les jeunes gens daujourdhui sont tellement gts que cela ne ressemble rien. Tenez, par exemple, la dernire assemble, le fils de feu Ivgraf Serguvitch Korsakof a caus un tel scandale propos de Natacha, que jen ai proprement rougi. Le lendemain, je vois une voiture entrer dans ma cour. Je pense en moi-mme, qui, au nom du ciel, cela pourrait-il bien tre?... Le prince Alexandre Danilovitch, peut-tre? Pas du tout, ctait Ivan Ivgrafovitch! Il naurait pas pu, sil vous plat, laisser sa voiture la grille et venir jusquau perron pied, mais non, voyons!... Le voil! Il entre en coup de vent! Il fait la rvrence, il bavarde!... Yekimovna limite de faon trs drle: ici, bouffonne, imite le singe tranger.

Yekimovna saisit le couvercle de lun des plats et, le prenant sous son bras comme si ctait un chapeau, elle se mit se tortiller, faire des rvrences et des courbettes dans toutes les directions, rptant: Moussi... mamzelle... assemble... pardon. Le rire gnral et prolong tmoigna nouveau de lapprciation des invits.

Limage vivante de Korsakof, dit le vieux prince Lykof tout en essuyant des larmes de rire, une fois le calme revenu. Mais pourquoi ne pas le reconnatre? Il nest pas le premier et il ne sera pas le dernier revenir de ltranger en Sainte Russie transform en bouffon. Quapprennent nos enfants ltranger? faire des ronds de jambe, jacasser dans Dieu sait quel jargon, traiter irrespectueusement leurs ans et courir aprs les femmes des autres. De tous les gens qui ont t duqus dans les pays trangers Dieu me pardonne! le ngre du tsar est bien davantage un homme que la plupart dentre eux.

Certainement, observa Gavril Afanassivitch, cest un homme srieux et convenable, pas comme cet tourneau... Mais qui vient donc dentrer dans la cour en voiture? Ce ne peut quand mme pas tre encore ce singe tranger? Que faites-vous l biller, bande dimbciles? poursuivit-il en se tournant vers les domestiques. Allez vite, arrtez-le, et qu lavenir...

Dlirerais-tu, vieille barbe? coupa la bouffonne Yekimovna. Ou serais-tu aveugle? Cest le traneau imprial; le tsar arrive.

Gavril Afanassivitch se leva de table prcipitamment; tous les invits se rurent aux fentres et, effectivement, ils virent le tsar qui montait les marches appuy sur lpaule de son ordonnance. Il y eut un tohu-bohu gnral. Le matre de maison se hta daller la rencontre de Pierre; les domestiques se mirent courir dans tous les sens comme sils taient devenus fous; les invits saffolrent, certains mme se demandrent comment ils pouvaient rentrer chez eux le plus vite possible. Soudain, la voix sonore de Pierre rsonna de lautre ct de la porte, tout le monde se tut, et le tsar entra, escort par le matre de maison, muet de joie.

Je vous salue, mesdames et messieurs! dit gaiement Pierre.

Tous firent une profonde rvrence. Les yeux perants du tsar cherchrent dans la foule la fille de la maison et il lappela auprs de lui. Natalia Gavrilovna savana assez hardiment, bien quelle ft toute rouge, non seulement jusquaux oreilles, mais jusquaux paules galement.

Tu embellis de jour en jour, lui dit le tsar en lembrassant sur la tte comme il en avait lhabitude.

Puis, se tournant vers les invits, il ajouta:

Mais, je vous ai drangs? Vous tiez en train de dner? Je vous en prie, rasseyez-vous; et pour moi, Gavril Afanassivitch, donne-moi de lanisette.

Le matre de maison se prcipita vers son digne majordome, lui arracha le plateau des mains et, ayant rempli un gobelet dor, il le tendit lui-mme lempereur avec une rvrence. Aprs avoir bu, Pierre mangea un biscuit sec et invita de nouveau la compagnie continuer de dner. Tout le monde reprit sa place, sauf la naine et la dame du seigneur qui nosrent pas rester une table honore par la prsence du tsar. Pierre sassit ct de Gavril Afanassivitch et demanda de la soupe au chou. Son ordonnance lui tendit une cuiller de bois sertie divoire et un couteau et une fourchette manche dos vert, car Pierre ne mangeait jamais avec dautres couverts que les siens. Le dner qui, un instant auparavant, tait anim de rires et de conversations, se poursuivit dans le silence et la contrainte.

Le matre de maison, par respect et joie, ne mangeait rien; les invits faisaient galement des crmonies et coutait avec dfrence lempereur parler en allemand au prisonnier sudois de la campagne de 1701. La bouffonne Yekimovna, qui lempereur stait adress plusieurs reprises, rpondait avec une sorte de froideur timide, qui soit dit en passant ntait nullement un signe de stupidit naturelle de sa part. Enfin, le dner fut termin. Le tsar se leva de table et les autres invits limitrent.

Gavril Afanassivitch, dit-il au matre de maison, jaimerais avoir avec toi quelques mots en particulier.

Et, le prenant par le bras, il le conduisit au salon et referma la porte derrire eux.

Les invits restrent dans la salle manger, changeant des chuchotements sur cette visite inattendue et, craignant dtre indiscrets, ils se retirrent bientt lun aprs lautre, sans avoir remerci le matre de maison pour son hospitalit. Le beau-pre, la fille et la sur de celui-ci les raccompagnrent silencieusement la porte et se retrouvrent seuls dans la salle manger, attendre que lempereur sorte.

V

Une demi-heure plus tard, la porte souvrit et Pierre sortit. Dune grave inclinaison de la tte, il rpondit aux salutations du prince Lykof, de Tatiana Afanassivna et de Natacha, et il se dirigea tout droit vers lantichambre. Le matre de maison laida passer son manteau rouge en peau de mouton, laccompagna son traneau et, du perron, le remercia une fois encore du grand honneur quil lui avait fait. Pierre se mit en route.

son retour dans la salle manger, Gavril Afanassivitch paraissait trs proccup; il ordonna dun ton courrouc aux domestiques de se hter de dbarrasser la table, envoya Natacha dans sa chambre, annona sa sur et son beau-pre quil avait leur parler et les conduisit dans la chambre o il avait coutume de se reposer aprs le dner. Le vieux prince stendit sur le lit en chne; Tatiana Afanassivna sinstalla dans un vieux fauteuil de dames et tira un tabouret sous ses pieds; Gavril Afanassivitch ferma toutes les portes, sassit au pied du lit prs du prince Lykof et commena voix basse:

Ce nest pas pour rien que lempereur ma fait la grce de venir chez moi: devinez de quoi il dsirait me parler?

Comment pouvons-nous savoir, mon cher frre? dit Tatiana Afanassivna.

Le tsar ta-t-il nomm gouverneur quelque part? dit le beau-pre. Il serait grand temps. Ou bien ta-t-il offert une ambassade? Pourquoi pas? Il ny a pas que les secrtaires du gouvernement que lon envoie auprs des souverains trangers, mais aussi les personnes de qualit.

Non, rpondit Gavril Afanassivitch en fronant les sourcils. Je suis un homme de la vieille cole et on na plus besoin de nos services, maintenant, encore quun noble russe orthodoxe vaille sans doute aussi bien que tous ces arrivistes, marchands de crpes et paens. Mais ceci est une autre histoire.

Alors de quoi a-t-il donc bien pu te parler pendant tout ce temps? demanda Tatiana Afanassivna. Se pourrait-il que quelque malheur te frappe? Dieu nous aide et nous protge!

Ce nest pas exactement un malheur, mais javoue que jai t plutt pris de court.

Mais quest-ce donc, mon frre? Que sest-il pass?

Il sagit de Natacha; le tsar est venu ici pour la marier.

Dieu soit lou! dit Tatiana Afanassivna en se signant, la fille est dge se marier et tel marieur, tel mari. Que Dieu leur accorde amour et conseil! Cest un grand honneur. Et qui le tsar veut-il la marier?

Hum!

Gavril Afanassivitch sclaircit la gorge.

Avec qui? Cest justement cela, avec qui!

Avec qui donc? rpta le prince Lykof qui commenait sassoupir.

Devinez! dit Gavril Afanassivitch.

Mon cher frre, rpliqua la vieille dame, comment pouvons-nous deviner? Il ne manque pas de jeunes gens marier la cour et nimporte lequel dentre eux serait trop heureux de prendre ta Natacha pour femme. Est-ce Dolgorouky?

Non, ce nest pas Dolgorouky.

Cest aussi bien: il est trop orgueilleux. Est-ce Schein? Ou bien Troykourof?

Non, ni lun ni lautre.

Non, ils ne sont dailleurs pas mon got non plus: ils sont trop cervels, trop contamins par lesprit allemand. Alors, serait-ce Miloslavsky?

Non, ce nest pas lui.

Cest aussi une bonne chose; il est riche et stupide. Mais qui est-ce alors? Yletsky? Lvof? Srement pas Ragouzinsky? Non, jabandonne. Pour qui le tsar veut-il Natacha?

Pour le ngre Ibrahim.

La vieille dame poussa un cri et joignit les mains. Le prince Lykof souleva sa tte des coussins et rpta avec stupfaction:

Pour le ngre Ibrahim?

Mon cher frre, dit la vieille dame, des larmes dans la voix. Ne fais pas le malheur de ta propre enfant, ne livre pas la pauvre petite Natacha aux griffes de ce diable noir!

Mais comment puis-je refuser lempereur, objecta Gavril Afanassivitch, lorsquil nous promet ses faveurs, moi et toute notre famille?

Quoi! scria le vieux prince, qui tait maintenant compltement veill, donner Natacha, ma petite-fille, un esclave ngre?

Il est de bonne naissance, dit Gavril Afanassivitch. Il est le fils dun sultan ngre. Les Turcs lont fait prisonnier et lont vendu Constantinople, et notre ambassadeur la rachet et prsent au tsar. Le frre an dIbrahim est venu en Russie avec une norme ranon et...

Mon cher Gavril Afanassivitch! linterrompit sa sur. Nous connaissons la lgende du prince Boga et de Yerouslan Lazarvitch! Tu ferais mieux de nous raconter ce que tu as rpondu lempereur.

Je lui ai dit quil tait notre matre et que ctait le devoir de ses serviteurs de lui obir en toutes choses.

ce moment, il y eut un grand bruit de lautre ct de la porte. Gavril Afanassivitch alla ouvrir, mais sentit quelque chose qui bloquait la porte. Il donna une pousse plus nergique: la porte souvrit et ils virent Natacha tendue sans connaissance sur le sol ensanglant.

Son cur avait cess de battre lorsque lempereur stait enferm avec son pre; quelque obscur pressentiment lui murmurait quil sagissait delle et, lorsque son pre lavait envoye dans sa chambre en disant quil avait parler sa tante et son grand-pre, elle navait pu rsister linstinct fminin de curiosit et, se faufilant sans bruit jusqu la porte de la chambre, elle navait pas perdu un seul mot de toute la terrible conversation. Lorsquelle avait entendu la dernire phrase de son pre, la pauvre fille stait vanouie et, en tombant, sa tte avait heurt lune des ferrures du coffre o tait serre sa dot.

Les domestiques accoururent en toute hte; ils ramassrent Natacha, la portrent dans sa chambre et retendirent sur son lit. Au bout dun moment, elle reprit connaissance et ouvrit les yeux, mais elle ne reconnut ni son pre, ni sa tante. Une forte fivre se dclara et, dans son dlire, elle ne cessa de rpter des phrases incohrentes au sujet du ngre du tsar et du mariage, et elle scria soudain dune voix aigu et pitoyable: Valerian, cher Valerian, ma vie! Sauve-moi: ils arrivent, ils arrivent... Tatiana Afanassivna regarda avec inquitude son frre, qui devint ple, se mordit les lvres et quitta la chambre sans rien dire. Il rejoignit le vieux prince qui, incapable de monter les marches, tait rest en bas.

Comment est Natacha? demanda-t-il.

Au plus mal! rpondit le pre en dtresse. Pire que je ne pensais: elle dlire et parle de Valerian.

Qui est ce Valerian? demanda le vieil homme alarm. Serait-ce cet orphelin, le fils de ce Strlitz que tu as recueilli chez toi?

Lui-mme, pour mon malheur! rpondit Gavril Afanassivitch. Son pre ma sauv la vie durant la rvolte des Streltzy et le diable ma inspir de prendre ce jeune louveteau dans ma maison. Lorsquil sest engag dans larme, il y a deux ans, de sa propre volont, Natacha a clat en sanglots en lui disant au revoir, tandis que lui restait l, ptrifi. Cela ma sembl suspect et jen ai parl avec ma sur. Mais depuis ce temps, Natacha na jamais fait allusion lui et on na plus entendu parler de Valerian. Jai pens quelle lavait oubli, mais ce nest apparemment pas le cas... Mais cest dcid: elle pousera le ngre.

Le prince Lykof nessaya pas de le contredire: cet t inutile; il rentra chez lui. Tatiana Afanassivna resta au chevet de Natacha; aprs avoir fait appeler le mdecin, Gavril Afanassivitch allt senfermer dans sa chambre, et le silence et laffliction se refermrent sur la maison.

Ce projet de mariage inattendu surprit Ibrahim presque autant que Gavril Afanassivitch, sinon davantage. Les choses staient passes ainsi. Alors quils taient en train de travailler ensemble, Pierre dit soudain Ibrahim:

Je remarque, frre, que tu es triste. Dis-moi franchement, que te manque-t-il?

Ibrahim assura le tsar quil tait content de son sort et quil ne souhaitait rien de mieux.

Bon! dit le tsar. Si tu te languis sans raison, je sais un moyen de te rendre ta belle humeur.

Le travail termin, Pierre demanda Ibrahim:

Elle te plat, cette fille avec qui tu as dans le menuet la dernire assemble?

Elle est trs charmante, sire, et elle semble tre une fille bonne et modeste.

Alors, je vais taider faire mieux sa connaissance. Veux-tu lpouser?

Moi, sire?

coute, Ibrahim, tu es un homme solitaire, sans famille ni ligne, un tranger pour tout le monde except pour moi. Si je mourais aujourdhui, que deviendrais-tu demain, mon pauvre ngre? Il faut que tu ttablisses pendant quil est encore temps, que tu trouves un appui dans de nouveaux liens, que tu entres en contact avec la noblesse russe.

Sire, je suis heureux dtre sous la protection de Votre Majest et davoir ses faveurs. Dieu fasse que je ne survive pas mon tsar et bienfaiteur, cest tout ce que je souhaite. Mais mme si je pensais au mariage, est-ce que la jeune fille et sa famille accepteraient? Mon apparence...

Ton apparence? Quelle btise! Quas-tu donc de mal? Une jeune fille doit obir ses parents et nous verrons ce que dira le vieux Gavril Afanassivitch quand je viendrai en personne lui demander la main de sa fille pour toi!

ces mots, le tsar ordonna quon amne son traneau et il laissa Ibrahim plong dans ses penses.

Me marier! pensait lAfricain. Pourquoi pas? Dois-je tre condamn passer ma vie dans la solitude, ne connaissant rien des plus grandes joies et des devoirs les plus sacrs dun homme, simplement parce que je suis n sous les tropiques? Je ne puis esprer tre aim: objection purile! Comme si lon pouvait croire lamour! Comme si le cur frivole des femmes tait capable damour! Jai renonc jamais de si charmantes illusions et choisi la place dautres attractions plus pratiques. Le tsar a raison: je dois penser mon avenir. Un mariage avec la fille de Rjevsky munira la fire noblesse russe et je cesserai dtre un tranger dans ma nouvelle patrie. Je nattendrai pas damour de la part de ma femme, mais je me satisferai de sa fidlit; et je gagnerai son affection par ma tendresse constante, ma sincrit et mon dvouement.

Ibrahim essaya de continuer travailler comme dhabitude, mais son esprit tait distrait. Il abandonna ses papiers et alla errer sur les bords de la Neva. Soudain, il entendit la voix de Pierre; il se retourna et vit le tsar qui avait renvoy son traneau et courait vers lui avec un air radieux.

Tout est rgl, frre! lui dit Pierre en le prenant par le bras. Jai arrang ton mariage. Va rendre visite demain ton futur beau-pre, mais prends soin de flatter sa fiert: laisse ton traneau la grille et traverse la cour pied, parle-lui de ses mrites et de sa noble ligne, et il raffolera de toi. Et maintenant, poursuivit-il en agitant sa badine, emmne-moi chez cette canaille de Menchikof. Il faut que je le voie au sujet de ses dernires frasques.

Ayant cordialement remerci Pierre pour sa sollicitude toute paternelle, Ibrahim laccompagna jusquau somptueux palais du prince Menchikof, puis il rentra chez lui.

VI

Une petite lampe brlait dune lueur blafarde devant la vitrine contenant les vieilles icnes de famille avec leurs tincelantes enluminures dor et dargent. Sa flamme vacillante projetait une faible clart sur le lit rideaux et la table couverte de flacons de mdicaments. Prs du pole, une servante tait assise devant son rouet et le lger ronronnement de son fuseau tait le seul bruit qui troublait le silence de la pice.

Qui est l? demanda une faible voix.

La servante se leva immdiatement, alla vers le lit et souleva dlicatement le rideau.

Fera-t-il bientt jour? demanda Natacha.

Il est dj midi pass! rpondit la servante.

Ah! mon Dieu, mais pourquoi fait-il si sombre?

Les volets sont ferms, mademoiselle.

Aide-moi mhabiller, vite!

Je ne peux pas, mademoiselle. Ce sont les ordres du mdecin.

Je suis donc malade? Depuis longtemps?

Cela fait dj deux semaines.

Est-ce possible? Et il me semble que ctait hier que je me suis mise au lit...

Natacha se tut; elle essayait de rassembler ses penses parses: il lui tait arriv quelque chose, mais elle ne pouvait se rappeler exactement quoi. La servante tait toujours l, attendant ses ordres. ce moment, un bruit sourd se fit entendre au-dessous.

Quest-ce que cest? demanda la malade.

Ils ont fini de dner et ils se lvent de table, rpondit la servante. Et Tatiana Afanassivna va venir vous voir.

Natacha eut lair contente; dun faible geste, elle renvoya la servante. Celle-ci tira le rideau du lit et retourna sasseoir devant son rouet. Quelques minutes plus tard, une tte coiffe dun large bonnet blanc orn de rubans sombres fit son apparition dans lembrasure de la porte et demanda voix basse:

Comment va Natacha?

Bonjour, petite tante, dit calmement la malade. Et Tatiana Afanassivna accourut son chevet.

Notre jeune demoiselle a repris connaissance, dit la servante en avanant avec prcaution un fauteuil.

La vieille dame, les larmes aux yeux, embrassa le ple visage languissant de sa nice et sassit ct delle. Un mdecin allemand, vtu dun habit noir et coiff dune perruque de savant, entra dans la chambre et, ayant tt le pouls de Natacha, il dclara, dabord en latin, puis en russe, quelle tait hors de danger. Ayant demand du papier et de lencre, il crivit une nouvelle ordonnance, puis se retira. La vieille dame se leva, embrassa encore Natacha, et se hta de descendre pour annoncer la bonne nouvelle Gavril Afanassivitch.

Dans le salon, le ngre du tsar, en grand uniforme, lpe au ct et le chapeau la main, parlait respectueusement avec Gavril Afanassivitch. Korsakof, tendu sur un divan, coutait distraitement leur conversation tout en taquinant un vnrable lvrier. Bientt, fatigu de cette occupation, il alla vers le miroir, habituel recours de son dsuvrement, et il y vit Tatiana Afanassivna qui se tenait dans lembrasure de la porte et essayait vainement dattirer lattention de son frre.

On vous demande, Gavril Afanassivitch, dit Korsakof en se tournant vers lui et en interrompant Ibrahim.

Gavril Afanassivitch alla immdiatement rejoindre sa sur et referma la porte derrire lui.

Jadmire ta patience, dit Korsakof Ibrahim. Cela fait plus dune heure que tu coutes ces idioties sur lanciennet des familles Lykof et Rjevsky, en y ajoutant mme tes propres observations morales. ta place, jaurais plant l le vieux hbleur et toute sa famille, y compris Natalia Gavrilovna qui se donne des airs en faisant semblant dtre malade, une petite sant! ... Dis-moi franchement, tu nes tout de mme pas amoureux de cette petite mijaure? coute-moi, Ibrahim. Suis mon conseil pour une fois: je tassure que je suis plus raisonnable quon ne pourrait le croire. Abandonne cette ide insense, ne te marie pas! Je ne pense pas que ta fiance ait quelque penchant particulier pour toi. Toutes sortes de choses arrivent, en ce bas monde, tu sais. Prends-moi, par exemple: je suis tolrablement bien de ma personne, bien sr, mais il mest arriv de tromper des maris qui ne mtaient en rien infrieurs, je tassure. Et toi-mme... rappelle-toi notre amie parisienne, la comtesse D***? On ne peut pas compter sur la fidlit des femmes: heureux ceux qui ne sen soucient pas. Mais toi... avec ta nature passionne, rveuse et souponneuse, avec ton nez aplati, tes lvres paisses et tes cheveux crpus, te lancer dans les dangers du mariage!...

Je te remercie pour ce conseil amical, linterrompit froidement Ibrahim, mais tu connais le dicton: Ce nest pas toi de bercer les enfants dautrui...

Prends garde, Ibrahim, rpondit Korsakof en riant, que tu naies pas un jour vrifier la vrit de ce dicton au sens littral...

Mais, dans lautre pice, la conversation devenait anime.

Tu la tueras, disait la vieille dame. Elle ne peut supporter sa vue.

Mais rflchis donc un peu, rtorqua son frre obstin, cela fait maintenant quinze jours quil vient dans cette maison titre de fianc, et il ne la pas encore vue une seule fois. Il va finir par croire que sa maladie est une pure invention et que nous cherchons simplement gagner du temps pour nous dbarrasser de lui dune manire ou dune autre. De plus, que va dire le tsar? Il a dj envoy trois fois prendre des nouvelles de la sant de Natacha. Excuse-moi, mais je nai aucune envie de me quereller avec lui.

Seigneur Dieu, dit Tatiana Afanassivna, que va devenir la pauvre enfant! Laisse-moi au moins aller la prparer cette visite.

Gavril Afanassivitch y consentit et il retourna dans le salon.

Dieu soit lou, elle est hors de danger! dit-il Ibrahim. Natalia va beaucoup mieux; si je ne craignais pas de laisser seul notre cher hte Ivan Ivgrafovitch, je te conduirais tout de suite son chevet pour que tu la voies.

Korsakof congratula Gavril Afanassivitch pour la gurison de sa fille, le pria de ne pas sinquiter pour lui et lassura quil devait partir immdiatement de toutes faons, et il se prcipita dans le vestibule, sans laisser le temps son hte de le reconduire.

Entre temps, Tatiana Afanassivna stait hte de prparer la malade la terrible visite. Arrive dans la chambre, elle sassit toute essouffle ct du lit et prit la main de Natacha, mais avant quelle eut pu dire un mot, la porte souvrit.

Qui est-ce? demanda Natacha.

La vieille dame se glaa et resta muette. Gavril Afanassivitch souleva le rideau, regarda froidement la malade et lui demanda comment elle se sentait. Natacha essaya de lui sourire, mais elle ne put. Elle tait frappe par lexpression svre de son pre et un vague sentiment dangoisse se fit jour en elle. ce moment, il lui sembla quil y avait quelquun la tte du lit. Avec effort, elle leva la tte et reconnut soudain le ngre du tsar. Alors, elle se rappela tout, et toute lhorreur de ce qui lattendait simposa elle. Mais sa nature puise nen reut aucun choc perceptible. Elle laissa retomber sa tte sur loreiller et ferma les yeux... son cur battait douloureusement. Tatiana Afanassivna fit signe son frre que la malade voulait dormir et ils sortirent tous discrtement de la chambre, lexception de la servante qui se remit devant son rouet.

La malheureuse jeune fille ouvrit les yeux et, ne voyant personne son chevet, elle appela la servante et lui demanda daller chercher la naine. Mais au mme moment, une vieille petite silhouette ronde comme une boule sarrta devant son lit. Lastotchka ctait le nom de la naine tait monte derrire Gavril Afanassivitch et Ibrahim avec toute la force de ses petites jambes courtes et, ne dmentant pas la curiosit propre au beau sexe, elle stait cache derrire la porte. Lapercevant, Natacha renvoya la servante et la naine sassit sur une chaise son chevet.

Jamais si petit corps navait recel une telle activit mentale. Elle mettait son nez partout, savait tout et soccupait de tout. Par ses manires ruses et insinuantes, elle avait russi gagner laffection de ses matres et la haine du reste de la maisonne, quelle dominait compltement. Gavril Afanassivitch coutait ses histoires, ses plaintes et ses requtes. Tatiana Afanassivna lui demandait sans cesse son opinion et suivait ses conseils, tandis que Natacha avait pour elle une affection sans limite et lui confiait toutes les penses et motions de son cur de seize ans.

Tu sais, Lastotchka? dit-elle. Mon pre me marie au ngre.

La naine poussa un profond soupir et son visage rid se rida plus encore que dhabitude.

Ny a-t-il aucun espoir? continua Natacha. Mon pre naura-t-il pas piti de moi?

La naine secoua sa tte coiffe dun bonnet.

Est-ce que grand-papa ou petite tante nintercderont pas pour moi?

Non, petite demoiselle. Pendant que tu tais malade, le ngre a russi ensorceler tout le monde. Le matre raffole de lui, le prince ne jure que par lui et Tatiana Afanassivna ne cesse de dire: Dommage que ce soit un ngre, on ne pourrait rver meilleur prtendant.

Oh! mon Dieu, mon Dieu! gmit la pauvre Natacha.

Ne tafflige pas, ma jolie, dit la naine en embrassant ses faibles mains. Mme si tu dois pouser le ngre, tu conserveras quand mme ta libert. Les choses ne sont plus ce quelles taient autrefois: les maris ne gardent plus leur femme sous cl. On dit que le ngre est riche: ta maison aura tout ce que tu peux rver, tu seras heureuse comme un coq en pte...

Pauvre Valerian! dit Natacha, mais si doucement que la naine ne put que deviner les mots quelle navait pas entendus.

Cest justement, petite demoiselle, dit-elle en baissant la voix dun ton mystrieux. Si tu avais moins pens ce garon, tu naurais pas parl de lui pendant que tu dlirais et ton pre ne se serait pas mis en colre.

Quoi? scria Natacha affole. Jai parl de Valerian? Pre a entendu? Il sest mis en colre?

Voil justement le malheur, rpondit la naine. Si tu demandes maintenant ton pre de ne pas pouser le ngre, il croira que cest cause de Valerian. Il ny a rien y faire: soumets-toi la volont de ton pre, et ce qui doit tre sera.

Natacha ne rpondit pas. La pense que le secret de son cur tait connu de son pre la troublait profondment. Un seul espoir lui restait: mourir avant cet odieux mariage. Cette ide la rconforta. Le cur triste et impuissant, elle se rsigna son sort.

VII

Dans la maison de Gavril Afanassivitch, droite du vestibule dentre, il y avait une petite pice avec un minuscule vasistas. Dans la pice, il y avait un lit simple avec une couverture de bayette; devant le lit, il y avait une table de sapin sur laquelle taient poss une chandelle de suif et des partitions de musique. Un vieil uniforme bleu et un tricorne tout aussi vieux taient suspendus au mur sous une image dpinal, fixe par trois clous, reprsentant Charles XII cheval. Les sons dune flte provenaient de cette humble chambre. Son occupant solitaire, le matre danser captif, en bonnet de nuit et robe de chambre de coton, essayait de meubler lennui dune soire dhiver en jouant des vieilles marches sudoises. Ayant consacr deux heures cet exercice, le Sudois dmonta sa flte, la rangea dans sa bote, et commena se dshabiller.

ce moment, le pne de sa porte se souleva et un beau jeune homme de haute taille, en uniforme, entra dans la chambre.

Le Sudois, tonn, se leva avec effarement.

Tu ne me reconnais pas, Gustav Adamytch, dit le jeune visiteur dune voix mue, tu ne te rappelles pas le petit garon qui tu apprenais les articles sudois, avec qui tu as failli mettre le feu cette mme chambre en tirant avec des canons pour enfant?

Gustav Adamytch le scruta attentivement du regard...

Mais... mais, scria-t-il enfin, bonchourr, cela fait si lontang! Assieds-toi, cherr polissong, et rracongte-moi!

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Texte tabli par la Bibliothque russe et slave; dpos sur le site de la Bibliothque le 16 juin 2013.

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