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POÉTIQUE DU FANTASTIQUE TORRENTIEN : LE PARADOXE DE LA FICTION ET SON DÉPASSEMENT PAR LE TRAITEMENT NARRATIF DE LA CATÉGORIE DU VIRTUEL EMILIE GUYARD-CARTIER Université de Bourgogne Quel est le statut ontologique de l'être de fiction? Quel type d'acte œ langage est accompli dans le discours de fiction ? La fiction est-elle un mensonge? Autant de questions qui sont encore à ce j our des énigmes pour les théoriciens de la littérature, les logiciens et les philosophes. Les tentatives de résolution du paradoxe de la fiction narrative sont nombreuses et pourtant inlassablement reprises et réfutées. Preuve, s'il en était besoin, que l'énigme du statut de la fiction reste à ce j our irrésolue. Pourtant , il nous a semblé voir dans l'analyse du linguiste Robert Martin une possibilité de résolution du paradoxe de la fiction narrative. C'est donc selon cette perspective que nous nous proposons d'arder ici La isla œ los jacintos cortados de Torrente Ballester. I. POUR UNE DÉFINITION DU STATUT DES ÉNONCÉS DE FICTION: L'HYPOTHÈSE SÉMANTICO-LOGIQUE DE ROBERT MARTIN « Les affirmations qui sont ites dans la fiction sont, comme telles affirmations, données pour vraies ; or nous savons qu'elles ne correspondent à rien ; et pourtant, nous n'avons pas le sentiment d'ê trompés. On y parle d'êtres dont nous sommes conscients qu'ils n'existent pas ; mais d'aucune manière la pensée ne nous effleure qu'il y a HISP. XX - 19 - 200/ 125

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POÉTIQUE DU FANTASTIQUE TORRENTIEN : LE PARADOXE DE LA FICTION ET SON DÉPASSEMENT PAR LE TRAITEMENT

NARRATIF DE LA CATÉGORIE DU VIRTUEL

EMILIE GUYARD-CARTIER

Université de Bourgogne

Quel est le statut ontologique de l'être de fiction? Quel type d'acte œ langage est accompli dans le discours de fiction ? La fiction est-elle un mensonge ? Autant de questions qui sont encore à ce jour des énigmes pour les théoriciens de la littérature, les logiciens et les philosophes. Les tentatives de résolution du paradoxe de la fiction narrative sont nombreuses et pourtant inlassablement reprises et réfutées. Preuve, s'il en était besoin, que l'énigme du statut de la fiction reste à ce jour irrésolue. Pourtant, il nous a semblé voir dans l'analyse du linguiste Robert Martin une possibilité de résolution du paradoxe de la fiction narrative. C'est donc selon cette perspective que nous nous proposons d'aborder ici La isla œ los jacintos cortados de Torrente Ballester.

I. POUR UNE DÉFINITION DU STATUT DES ÉNONCÉS DE

FICTION: L'HYPOTHÈSE SÉMANTICO-LOGIQUE DE ROBERT

MARTIN

« Les affirmations qui sont faites dans la fiction sont, comme telles affirmations, données pour vraies ; or nous savons qu'elles ne correspondent à rien ; et pourtant, nous n'avons pas le sentiment d'être trompés. On y parle d'êtres dont nous sommes conscients qu'ils n'existent pas ; mais d'aucune manière la pensée ne nous effleure qu'il y a là

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supercherie » 1• Ainsi se trouve résumé par Robert Martin, dans son

ouvrage Pour une logique du sens, le paradoxe de la fiction narrative qui a

fasciné Torrente et continue de fasciner aujourd'hui logiciens,

philosophes, théoriciens de la littérature et écrivains eux-mêmes.

1. TENTATIVES DE RESOLUTION DU PARADOXE DE LA FICTION

Martin nous expose en premier lieu les différentes voies d'analyse qui

ont été explorées. Purement littéraires d'abord, comme celle empruntée par

Kate Hamburger dont le postulat est le suivant : « La fictivité (de la

chose racontée), c'est-à-dire sa non-réalité, signifie qu'elle n'existe pas

indépendamment du fait de sa narration, qu'elle en est le produit »2. Dès

lors que la réalité de la fiction n'existe qu'à l'intérieur d'elle-même, le

problème de sa vérité se trouve évacué : ne reposant pas sur une

correspondance avec un état du monde, la vérité de la fiction ne tire son

origine que de la fiction elle-même. Cette solution, tout en plaçant la

question du statut des énoncés de fiction en dehors d'une relation

mimétique avec le monde réel, pose cependant, comme le fait remarquer

Robert Martin, un problème : elle ne rend pas compte de l'essentiel du

paradoxe qui nous occupe, celui de l'illusion de réalité des affirmations qui

sont faites dans la fiction. Car si les énoncés de fiction ne réfèrent pas

ipso facto, ne se présentent-ils pas tout de même comme référant?

C'est ensuite à l'analyse du philosophe et théoricien de l'esthétique

Nelson Goodman que Martin s'intéresse. Pour Nelson Goodman, les

énoncés de fiction peuvent être définis comme des représentations sans

dénotation. Les êtres de la fiction représentent des êtres, mais ne dénotent

rien dans la réalité. Selon Martin, cette analyse présente l'inconvénient

d'être trop vaste puisqu'applicable aux fictions non-verbales. Par là même,

elle ne peut rendre compte de la particularité de la fiction narrative.

Enfin, c'est la théorie searlienne selon laquelle la fiction narrative

pourrait être définie comme un acte illocutoire feint qui retient l'attention

de Robert Martin. Searle s'interroge sur le statut des énoncés de fiction en

tant qu'actes de langage. Selon lui, l'acte de langage susceptible de définir

au mieux le statut des énoncés de fiction est celui de l'assertion, mais

d'une assertion non-sérieuse, c'est-à-dire une assertion dans laquelle les

1 Martin, Robert, Pour une logique du sens, Paris : PUF, 1992, p. 274. 2 Hamburger, Kate, Logique des genres littéraires, Paris : Seuil, 1986, p. 126.

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engagements illocutoires habituels (règle de sincérité) se trouvent

suspendus. C'est donc en recourant à la notion de feinte que Searle

parvient à expliquer le statut paradoxal des énoncés de fiction. On voit

donc que la spécificité du discours de fiction reposerait ici dans la capacité

de l'auteur à feindre des assertions qu'il sait ne pas être vraies sans avoir

l'intention de tromper. Or la théorie de Searle ne résout qu'en partie, selon

Martin, le paradoxe de la fiction. En effet, Martin pose deux objections à

la théorie searlienne. Il commence par rappeler que « par son caractère

performatif, l'affirmation n'existe pas en dehors de l'acte qui

l'accomplit» et suggère ainsi que « ce qui est feint c'est tout au plus la

prise en charge de ce qui est dit» et non pas l'affirmation en elle-même.

Il en vient alors à nous faire remarquer que le phénomène de feinte, loin Œ

caractériser exclusivement le discours de fiction, est à l'œuvre dans

beaucoup d'autres types d'énoncés complexes tels que l'ironie par

exemple. Pour rendre la théorie de Searle pertinente, conclut Martin, il

conviendrait donc de parvenir à expliquer en quoi consiste la feinte

fictionnelle et en quoi elle se distingue de tout autre type de feinte.

Chacune de ces analyses cherche donc à éclairer le paradoxe de la

fiction sans y parvenir de façon entièrement satisfaisante.

2. L'HYPOTHÈSE DE ROBERT MARTIN

Le linguiste commence par constater qu'il existe deux sortes

d'inexistants. D'une part, ceux que l'on peut rencontrer dans des

propositions contrefactuelles du type « Si la fille de Napoléon avait existé, elle aurait été féministe » : les êtres référés ici sont donnés pour

inexistants par le locuteur lui-même. D'autre part, ceux que l'on rencontre

dans les énoncés de fiction tels que « Candide embrassa tendrement Melle

Cunégonde» dont l'existence est nécessairement présupposée par le

locuteur. Sous peine d'absurdité, dans un énoncé de ce type, la

présupposition d'existence doit être remplie. A l'inverse de la proposition

contrefactuelle qui marque linguistiquement l'inexistence de l'être dont elle

parle, l'énoncé de fiction place l'action à un moment déterminé du temps,

la présente comme ayant eu lieu et implique de ce fait même l'existence Œ

ceux qui la réalisent. Si jugement d'inexistence il y a, il n'appartient pas

au locuteur mais à moi même : je sais que Candide n'existe pas. C'est

pourquoi, selon Robert Martin, l'idée d'inexistence des êtres de fiction doit

être envisagée en termes d'univers de croyance. Pour moi qui sais que

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Candide n'existe pas, l'énoncé est forcément référé à une image d'univers, celle du locuteur qui l'a produit. Dans mon propre univers de croyance, cet énoncé n'a pas de statut de vérité. Se pose alors la question de l'attribution de cet univers de croyance. « L'auteur, nous rappelle-t-il, qui crée ses personnages, et qui sait donc mieux que personne qu'ils n'existent pas, ne saurait sans tromperie se porter garant de ce qu'il dit »3

. Martin, reprenant les théories de Genette, affirme que c'est au narrateur et non à l'auteur que nous devons attribuer l'énoncé fictionnel. Le mécanisme de la fiction peut donc être décrit en termes de sémantico-logique de la façon suivante : « L'auteur ne cherche pas à imposer comme réel ce qu'il imagine. Il cède la parole à un narrateur, lieu d'une image d'univers où se trouve prise en charge la vérité de ce qui est dit »4

. C'est en combinant la notion d'univers de croyance à la distinction narratologique entre auteur et narrateur que Martin résout Je paradoxe de la fiction.

3. CONSÉQUENCES

La conséquence la plus évidente de cette hypothèse concerne directement la question de la réception des énoncés de fiction. Car selon Robert Martin, si l'on admet que l'énoncé fictionnel appartient à l'image d'univers d'un narrateur, sorte de medium qui évolue avec la fiction littéraire elle-même, on comprend dès lors que l'auteur-créateur puisse dire ce qu'il dit sans qu'il en naisse aucune impression de mensonge. Ce sont là des considérations d'ordre pragmatique que nous aborderons à la fin œnotre communication, mais nous pouvons d'ores et déjà constater que l'hypothèse des images d'univers nous permet bien d'envisager sous un jour nouveau le contrat littéraire qui lie l'auteur de fiction à son lecteur.

Mais c'est une autre conséquence de l'hypothèse des univers œ

croyance qui doit retenir tout particulièrement notre attention ici. Martin clôt son chapitre en affirmant que l'univers de la fiction n'est autre que la vision subjective de la réalité que procure le narrateur et que cette réalité, telle que Je narrateur la voit, peut être fort éloignée de l'image que s'en fait le lecteur. C'est Je pouvoir dont il se trouve investi par l'auteur qui lui permet d'imposer une image d'univers très éloignée de l'univers œ croyance du lecteur. Il suffit par exemple qu'un personnage de Ionesco

3 Martin, Robert, Op. cit., p. 284.

'Ibid.

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évoque le « doctorat total » et, immédiatement, ce doctorat est censé exister. Dans le roman réaliste ou psychologique, cette distance est minimale. Dans un roman fantastique, en revanche, cette distance est maximale.

Il. FANTASTIQUE ET MÉTA-FICTION DANS LA ISLA DE LOS

JACINTOS fORTADOS

1. FANTASTIQUE ET IMAGE D'UNIVERS

Cette dernière conclusion de Robert Martin ouvre, selon nous, une perspective d'analyse inédite du fantastique littéraire qui nous semble particulièrement à même de rendre compte de la singularité du fantastique torrentien. Il nous faut tout d'abord admettre que la fiction fantastique se distingue fondamentalement de la fiction réaliste par la distance qui sépare l'univers de croyance du narrateur de l'univers du lecteur. En effet, à l'inverse de la fiction réaliste qui met en scène un univers dont la ressemblance avec le monde réel est la garantie de la lecture réaliste cè l 'œuvre, les êtres et les événements qui sont représentés dans la fiction fantastique sont principalement des êtres inédits, manifestations d'une surnature que le lecteur ne peut en aucun cas identifier avec sa réalité quotidienne. On peut alors conclure sans risque que l'enjeu principal de la stratégie du roman fantastique réside dans sa capacité à imposer son image d'univers, aussi éloignée soit-elle de l'univers de croyance du lecteur. Loin de contredire les conclusions des analyses de la critique littéraire sur Je fantastique, la perspective proposée par Robert Martin nous permet cè reconsidérer les enjeux de la narration fantastique. Si le propre du fantastique est de nous présenter un univers soumis à d'autres lois que celles qui régissent notre réalité tout en cherchant à poser la vraisemblance des événements mis en scène - puisque, rappelons-le, c'est précisément l'ancrage mimétique du récit fantastique dans la réalité quotidienne qui le distingue du récit merveilleux - il est possible de considérer ces données en termes d'univers de croyance et de proposer le postulat suivant : l'enjeu principal de la fiction fantastique serait alors d'imposer à son lecteur une image d'univers improbable, autrement dit de créer une distance entre son univers de croyance et celui du narrateur tout en cherchant simultanément à réduire ou à abolir cette distance, qui l'éloigne des univers merveilleux.

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C'est La. isla de los jacintos cortados, dernier volet de la trilogie

fantastique de Torrente, que nous avons choisi d'analyser ici selon la

perspective de Robert Martin. Le roman est une lettre d'amour que le

narrateur écrit à Ariadna, étudiante et maîtresse de son ami le Professeur

d'Histoire Alain Sidney qui vient de publier un ouvrage dans lequel il

affirme que Napoléon n'a jamais existé. Incapable de fournir des preuves à

l'appui de cette thèse, le professeur Sidney est désavoué par ses pairs et

s'enfuit. Le narrateur, qui vient d'emménager avec Ariadna sur l'île des

jacinthes coupées, sait qu'elle veut aider Alain à prouver l'authenticité œ

sa thèse dans le but de le reconquérir. Il se propose donc de lui offrir lui­

même ce cadeau destiné à Alain tout en espérant que son talent pour

imaginer et raconter des histoires aura pour effet de la détourner de son

rival. Ainsi, chaque soir, il raconte à Ariadna l'histoire de l'île de la

Gorgone qu'il feint de lire dans les flammes de la cheminée parce que le

Grand Cophte lui aurait révélé que l'énigme de l'invention de Napoléon

trouverait sa résolution dans cette île perdue de la Méditerranée. Mais ce

n'est que dans l'épilogue de la lettre, alors qu' Ariadna a quitté l'île et que

la tentative de séduction a de toute évidence échoué, que le narrateur

parvient à apprendre que c'est Chateaubriand, Mettemich et Nelson qui ont

inventé Napoléon afin de donner une tête pensante à la politique de la

France de la Terreur.

Certes, un certain nombre de thèmes explorés par ce roman peuvent

être envisagés comme relevant de la sémiotique propre au fantastique :

c'est le cas, par exemple, du temps qui, comme dans un grand nombre œ

récits fantastiques, cesse d'être le cadre du récit pour subir lui-même les

modifications imposées par une sumature toute-puissante. Dans La. isla, le

narrateur apprend par l'intermédiaire du Grand Cophte que le temps n'est

pas linéaire et qu'il n'est en réalité que pur présent. Selon ce personnage

énigmatique, la division du temps en trois catégories obéit à une nécessité

de l'esprit humain de structurer l'univers pour l'appréhender. « Al tiempo

como experiencia y como realidad, lo sostienen las palabras en cuanto

expresi6n de un modo de estar organizada la mente »5, prétend-il. Le

temps linéaire et successif est en réalité comparable à un livre ouvert que

l'on peut consulter à tout moment et choisir de lire de gauche à droite,

mais également dans un ordre totalement arbitraire. « La anulaci6n del

tiempo beneficia al espacio » assure le Grand Cophte et c'est lorsque le

'Torrente Ballester, Gonzalo, La isla de los jacintos cortados, Madrid: Alianza, 1998, p. 48, (!'"

ed. 1980).

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Poétique du fantastique t01Tentien : le paradoxe de la fiction

narrateur fait lui-même l'expérience de cette abolition du temps que nous

entrons de plain-pied dans le fantastique6. Le narrateur démontre à

plusieurs reprises que le temps n'est pas une contrainte et qu'il peut en

remonter le cours à loisir. Ainsi, alors que le jour vient de se lever sur

] 'île de La Gorgone, le narrateur décide de faire avancer le temps pour

arriver directement au soir et permettre à Ariadna d'assister au rituel

mystificateur quotidien du Général Della Porta qui ne se montre à ses

sujets que du haut de sa terrasse, à l'heure du coucher du soleil. « Si ahora

apresuramos el tiempo y hacemos que transcurran las horas de la jornada »

propose-t-il tout simplement à Ariadna, lui démontrant ainsi que le Grand

Cophte avait raison et que Je temps n'est que pur présent dans lequel on

peut aller et venir à volonté7.

Lorsque Les Trois Sœurs Fatidiques inventées par le narrateur font

irruption dans l'univers du récit cadre, donné comme réel, nous assistons

de nouveau à une modalité de manifestation du surnaturel récurrente dans

les récits fantastiques. La disparition de la limite qui sépare deux niveaux

diégétiques, et que Genette nomme métalepse, est une modalité

particulière du thème de la disparition des frontières constitutif du genre

fantastique, qui se manifeste le plus souvent par l'irruption du plan du

rêve ou de l'art dans le plan de la réalité. Par la seule irruption des Trois

Parques dans l'île des jacinthes coupées sous les yeux ébahis du narrateur

et d' Ariadna, La isla s'inscrit dans les canons du genre fantastique dont le

propre est, comme s'accordent à le dire tous les théoriciens du genre, œ

mettre en scène l'irruption de l'insolite dans l'inaltérable réalité

quotidienne. En termes d'univers de croyance, l'exemple que nous venons

de fournir illustre la façon dont le narrateur de La isla, comme tout

narrateur de fiction fantastique, crée simultanément une image d'univers

éloignée au maximum de l'univers de croyance du lecteur tout en créant

les conditions nécessaires à la disparition de cette distance.

Mais cet aspect de La isla ne nous semble rendre compte que

partiellement des caractéristiques du fantastique torrentien. A ce titre, il

convient de remarquer que l'irruption de l'insolite dans l'univers quotidien

du narrateur ne constitue qu'un apax dans le roman. C'est ailleurs qu'il

nous faut chercher les particularités du fantastique dans La isla.

6 Ibid., p. 49.

7 Ibid., p. 128.

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2. FANTASTIQUE ET MÉTA-FICTION

Si les Trois Parques font irruption dans l'univers quotidien du narrateur, elles n'en demeurent pas moins, à l'image de tous les êtres qui peuplent l'île de la Gorgone, une invention de celui qui tente de séduire Ariadna par son talent d'affabulateur. La dimension imaginaire et, par là même irréelle, de cette histoire constitue selon nous la particularité et la caractéristique essentielle du fantastique dans ce roman de Torrente. Le fantastique torrentien est un fantastique conscient de la fausseté de ses prémisses et qui, au lieu de les dissimuler, choisit de les thématiser. Le fantastique torrentien ne cesse de nous rappeler sa nature d'artifice verbal. Il est, selon nous, éminemment méta-fictionnel.

C'est la définition proposée par Robert Alter que nous utiliserons ici pour délimiter ce que nous entendons par méta-fiction8

. Nous exposerons par la suite dans quelle mesure La isla nous semble être un roman méta­fictionnel, mais nous souhaitons dans un premier temps mettre le phénomène de méta-fiction en relation avec notre problématique d'univers de croyance. Bien qu'il n'en soit pas question dans la théorie de Robert Martin, il nous semble que le phénomène de méta-fiction possède - et cette coïncidence ne peut que nous surprendre agréablement - la même caractéristique que l'univers fantastique: celle d'instaurer une distance entre l'image d'univers du narrateur et l'univers de croyance du lecteur. En effet, lorsqu'une fiction se plaît à rappeler à son lecteur qu'elle n'est qu'un artifice verbal et qu'elle souligne sans cesse son appartenance à l'univers de la littérature, toute confusion entre l'univers décrit et l'univers du lecteur est rendue impossible. La distance entre la réalité des mots donnée pour telle et la réalité empirique interdit toute identification entre l'univers du lecteur et celui de la fiction.

Il convient à présent de revenir sur le phénomène de méta-fiction en lui-même et sur ses différentes modalités dans le roman de Torrente qui nous occupe. Est méta-fictionnel tout roman qui se plaît à rappeler à son lecteur sa nature d'artifice verbal, de pur produit de l'imagination. La nature méta-fictionnelle d'un roman nous est indiquée par la présence, à l'intérieur du discours de fiction, d'éléments renvoyant à ses conditions œ

8 "A self-conscious nove!, briefly, is a nove! that sisternatically flaunts its own condition of artifice

and that. by so doing. probes into the problernatic relationship between real-seerning artifice and

reality'". Alter, Robert, Partial magic. The nove/ as a selj-conscious genre, Los Angeles, University

of California Press, 1975, p. x.

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production ou de réception, à son statut de réalité verbale et d'acte

imaginaire.

Ainsi, dès les premières pages du roman, l'histoire elle-même de La

Gorgone et de l'invention de Napoléon se trouve frappée d'irréalité. Loin

de revendiquer la réalité des événements décrits, le narrateur déclare

ouvertement leur nature imaginaire. Car s'il prétend au départ ne pas être

l'auteur de l'histoire de La Gorgone et ne faire que la lire dans les flammes

de la cheminée, cet alibi est très vite abandonné. Mais c'est surtout son

but avoué de séduire Ariadna par son talent d'affabulateur et le récit de la

mise en scène quotidienne de leur rituel devant la cheminée qui constituent

selon nous un indice éminemment méta-fictionnel. Cette représentation à

l'intérieur du roman de l'acte de narration, la convocation du pouvoir de la

fable, et la volonté affirmée de séduire par l'art d'inventer des histoires

délibérément imaginaires peuvent être considérés - pour reprendre les

termes de Dominique Maingueneau- comme un miroir légitimant des

conditions de production et de réception du roman que nous sommes en

train de lire. Nous sommes de toute évidence en face d'une sorte œ

réduplication de la situation énonciative du roman à l'intérieur du roman

lui-même et les prescriptions de lecture que le narrateur fournit à Ariadna

sont autant d'indications adressées au lecteur sur la possible réception œ

l'histoire qu'il est en train de lire. Ainsi, lorsqu'il dit à Ariadna« yo no te

comprometo a admitir que sea cierto, sino solo a que escuches un

relato »9 ou encore « Te confieso que intento fascinarte, atraerte,

mantenerte pendiente de mf, pero tu te resistes, como si lo que te digo

pasase por un filtro que lo retiene todo, menos la mera historia : que

aprisione lo que de mf otras veces te atrafa y sujetaba, la voz, la

fantasia», les indications fournies par le narrateur nous semblent

fonctionner comme un miroir de la situation énonciative du roman lui­

même. Ces adresses à Ariadna sont, pour le lecteur, autant de rappels de la

nature du texte qu'il est en train de lire. Le lecteur se voit invité à

considérer le récit dans son ensemble comme une fantaisie qui ne cherche

en rien à revendiquer la réalité des événements décrits mais à le séduire, à

l'enchanter par le pouvoir des mots. Par l'intermédiaire de la

représentation à l'intérieur du roman de l'acte de raconter une histoire

purement imaginaire, le roman nous rappelle sans cesse sa nature d'artifice

verbal et nous invite à le considérer comme tel.

9 Torrente Ballester, Gonzalo, Op. cit., p. 65 et p. 133.

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C'est dans cette perspective également qu'il faut comprendre le jeu

d'opposition récurrent entre la méthode utilisée par le narrateur pour

découvrir les circonstances de ! 'invention de Napoléon et celle de son

rival, l'historien Alain Sidney. Le discours scientifique sur l'histoire

représenté par Claire (qui n'est autre qu'Alain Sidney) sert d'anti-miroir au

discours imaginaire et fantastique du narrateur. Puisque tous les deux

prétendent atteindre le même objectif, il s'agit pour le narrateur de parvenir

à découvrir qui a inventé Napoléon avant son rival afin de démontrer la

supériorité de sa méthode. « Lo que yo quiero, a lo que aspiro, es a

levantar, es a oponer a ese mamotreto de Claire, razones sobre

documentos, un mamotreto distinto, palabras que encierran hechos y

figuras » déclare t-il ouvertement10• Discours poétique contre discours

scientifique, pouvoir de l'imagination contre pouvoir des documents

historiques,placere contre docere, tel est le véritable enjeu de l'entreprise

menée par le narrateur. Par ailleurs, cette opposition récurrente entre les

méthodes respectives de Claire-Alain Sidney et du narrateur se trouve

paradoxalement renforcée par les propos élogieux du narrateur à l'égard du

livre de son rival. En effet, son ouvrage sur l'invention de Napoléon

suscite l'admiration du narrateur pour ses qualités éminemment

romanesques. Il se lit comme « una novela fascinante » et sa lecture

suscite un enchantement comparable à celui d'un roman : « Aquella

noche, Ariadna -tû lefas- fuimos progresivamente ganados por un

discurso de estructura rigurosamente matematica y por una palabra

rigurosamente poética, de modo que el resultado fue la mas perfecta

embriaguez »11• Nous voyons donc que l'opposition de départ entre les

deux types de discours n'est en aucun cas réduite à une simple dichotomie

irrévocable. Bien au contraire, le discours de l'historien sert habilement et

simultanément d'anti-miroir et de miroir légitimant au discours poétique

du narrateur.

Par ailleurs, et à plusieurs reprises, la nature romanesque du discours

se trouve déclarée, non plus comme nous l'avons vu précédemment par un

discours ouvertement auto-référentiel, mais de façon indirecte par des jeux

de langage, des faux syllogismes qui, tout en introduisant dans le roman

une dimension ludique chère à Torrente, invitent le lecteur à ne jamais

oublier qu'il est en train de lire une fiction. Lorsque, par exemple, le

narrateur affirme « de ponerme a escribir una novela, serfa un poco mas

'° Ibid., p. 71.

" Ibid., p. 34 et p. 36.

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Poétique du fantastique torrentien : le paradoxe de la fiction

prolijo. Asî, por ejemplo, te hubiera contado que a Flaviarosa ... » et se met alors à raconter l'histoire de Flaviarosa qu'il vient prétendument œ s'interdire d'écrire, le narrateur affirme de nouveau par ce jeu paradoxal que ce qu'il est en train d'écrire est bel et bien un roman 12

• Le lecteur est invité à déduire de façon ludique la nature romanesque du discours du narrateur.

Mais lorsque c'est l'auteur lui-même qui fait irruption dans le récit pour en souligner la fausseté et la littérarité, nous franchissons un pas supplémentaire dans le processus de méta-fiction. En introduisant en note de bas de page la filiation de son texte avec l'une des Leyendas de Bécquer, « El Misserere », et en affirmant que les ressemblances entre les deux textes ne sont pas des coïncidences fortuites mais « una imitaci6n deliberada y si se quiere, plagia », Torrente inscrit son œuvre dans la tradition littéraire dont elle est issue et revendique ouvertement son statut de fiction littéraire 13.

Enfin, c'est par un autre jeu intertextuel que nous achèverons ce recensement non exhaustif des indices de méta-fiction présents dans La

isla. Nous avons parlé plus avant de la rencontre du narrateur avec un personnage énigmatique qu'il nomme tour à tour Le Grand Cophte, Ashverus et Cagliostro. Le nom d' Assuérus, personnage biblique nous intéresse moins ici que celui de Cagliostro dont l'appartenance à l'histoire de la littérature vient, selon nous, confirmer à nouveau le caractère méta­fictionnel du roman. Un certain nombre d'auteurs du XIXème siècle tels que Alexandre Dumas, Nerval, Schiller et Goethe ont eu recours au personnage historique du comte Alexandre de Cagliostro. Or, il nous semble que Torrente convoque ce personnage moins pour son authenticité historique qu'en tant que figure d'une tradition littéraire. Le fait même d'ailleurs que le narrateur le nomme indifféremment Cagliostro et Grand Cophte nous renvoie ouvertement à la comédie de Goethe consacrée à Cagliostro intitulée Le Grand Cophte. La dimension intertextuelle de ce personnage possède selon nous deux fonctions essentielles : elle vient tout d'abord souligner à nouveau la littérarité du roman ; mais, en instaurant une relation entre le personnage du roman que nous sommes en train de lire et celui de la pièce de Goethe, elle a également pour fonction de conférer indirectement au personnage le statut de charlatan. Ainsi, l'épisode tout entier dans lequel Cagliostro parvient à démontrer au

12 Ibid., p. 110.

13 Ibid., p. 331.

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Emilie GUYARD-CARTIER

narrateur que le temps n'existe pas se trouve placé, par la biais œ

l'intertextualité, sous le signe de la suspicion. L'auteur semble ici entrer

en connivence avec le lecteur, lui faire signe par-dessus le narrateur.

L'ensemble des procédés que nous venons de signaler et qui ne

constituent qu'une infime partie de ceux qui, sont à l'œuvre dans le roman

peuvent donc être qualifiés de procédés méta-fictionnels. Ils rappellent sans

cesse au lecteur qu'il est en train de lire une fiction et que les énoncés qui

la constituent n'ont de réalité que verbale. C'est donc cette distance,

combinée à celle qu'engendre déjà la représentation d'un univers

fantastique, que nous devons interroger à présent et, plus précisément, les

effets de lecture qu'elle est susceptible de provoquer.

Ill. POUR UNE PRAGMATIQUE DU FANTASTIQUE

TORRENTIEN

1. lNTERPRÉT ATION DES ÉNONCÉS DE FICTION

Robert Martin clôt son chapitre sur le paradoxe de la fiction par un

bref exposé des conséquences pragmatiques qu'implique le statut

sémantico-logique des énoncés de fiction. Ainsi le mécanisme œ

l'interprétation des énoncés de fiction relève-t-il de la réinterprétation

véridictionnelle. La vérité d'un énoncé de fiction, à l'image de tout

énoncé, est relative. De par son inscription inévitable dans un univers œ

croyance, la vérité d'un énoncé peut être définie de la sorte: est vrai ce qui

est déclaré comme tel par le locuteur. Son interprétation réside dans la

définition des conditions de sa vérité dans un univers de croyance

déterminé. Or, dans la fiction, c'est l'univers de croyance du narrateur,

auquel l'auteur a délégué son pouvoir, qui détermine la vérité des énoncés

et par là même leur sens. En effet, un énoncé a du sens dès lors qu'il est

possible d'énumérer les conditions dans lesquelles il peut être déclaré vrai.

Pour comprendre le sens des énoncés de fiction, le lecteur, informé de la

nature du texte par l'indication paratextuelle genenque (roman,

nouvelle ... ), devra donc référer les énoncés à une image d'univers précise :

l'image d'univers du narrateur. Les conditions de succès de l'interprétation

des énoncés de fiction résident donc dans leur attribution par le lecteur à

l'image d'univers à laquelle ils appartiennent. Si ce processus est

nécessairement à l'œuvre dans l'acte de lecture de tout énoncé de fiction,

quel que soit le genre auquel appartient le roman, nous pouvons nous

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Poétique du fantastique torrentien : Je paradoxe de la fiction

interroger sur les particularités interprétatives qu'impliquent des énoncés

relevant du fantastique, de la méta-fiction rencontrés dans Je roman œ

Torrente. En d'autres termes, dans quelle mesure une fiction fantastique et

méta-fictionnelle se différencie t-elle d'une fiction de type réaliste dans les

processus d'interprétation qu'elle engage?

Nous avons remarqué précédemment que le phénomène de méta-fiction

et l'univers fantastique avaient pour effet identique d'éloigner au

maximum l'image d'univers du narrateur de l'univers de croyance du

lecteur. Il s'agit donc à présent de s'interroger sur le rôle de cette distance

dans l'interprétation des énoncés. Il nous semble tout d'abord qu'elle a

pour effet de souligner la différence fondamentale entre la fiction et la

mystification. En effet, tandis que le mystificateur cherche à abuser et à

tromper son interlocuteur, Je créateur de fiction entreprend de raconter une

histoire qu'il ne cherche pas à imposer comme réelle. Les indications

paratextuelles suffisent à garantir la réception par le lecteur de la fiction

comme histoire dont la vérité n'est en aucun cas assumée par l'auteur. Or,

Je phénomène de méta-fiction, dont le propre est d'intégrer au sein de la

fiction des données que le paratexte se charge généralement de signaler, a

pour effet, selon nous, de maintenir une distance suffisante et constante

entre l'univers de croyance du lecteur et l'univers de la fiction afin

qu'aucune confusion entre les deux univers ne soit possible et que la

fiction ne se confonde pas avec une mystification. Thème cher à Torrente

que celui de la mystification dont il a exploré et dénoncé les rouages œ

façon récurrente dans ses écrits théoriques aussi bien que dans ses romans.

Mais, paradoxalement, cette double distance, méta-fictionnelle et

fantastique, a également pour effet, en portant le paradoxe de la fiction à

son comble, d'asseoir Je pouvoir qu'a le narrateur d'imposer son image

d'univers. En effet, si le paradoxe de la fiction réside, comme le propose

Robert Martin, dans Je fait que « les affirmations qui y sont faites sont,

comme toutes les affirmations, données pour vraies, que nous savons

qu'elles ne correspondent à rien et que pourtant nous n'avons pas Je

sentiment d'être trompés», il nous semble que la fiction fantastique, dont

les propositions ne réfèrent à aucune réalité extra-textuelle, a la propriété

de mettre en évidence et de porter à son comble le paradoxe de la fiction

pour finalement mieux le dépasser. Si Je lecteur parvient à adhérer à

l'image d'univers que lui propose Je narrateur et s'il est arrivé à accepter

que ces êtres délibérément irréels et éloignés de son propre univers œ

croyance ont une existence dans l'univers de croyance de ce même

narrateur, le pouvoir du langage fictionnel est indéniablement affirmé. La

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distance créée par le phénomène de méta-fiction opère de façon semblable

dans le processus d'interprétation des énoncés. Dès lors qu'un discours qui

ne cesse de rappeler au lecteur qu'il est pur discours, qu'il n'a de réalité que

verbale parvient toutefois à imposer le présupposé d'existence des êtres

dont il parle, le paradoxe de la fiction qui s'était trouvé dans un premier

temps accentué, aggravé, voit finalement se confirmer à travers la

possibilité de sa résolution l'affirmation de son pouvoir. Il nous suffira

d'un exemple pour illustrer la façon dont le discours méta-fictionnel

réussit à démontrer le pouvoir actualisateur dont le narrateur investit le

langage. La mise en scène d'un personnage tel que Cagliostro que le

lecteur reconnaît en tant qu'inexistant, personnage de fiction repéré comme

tel, constitue selon nous un défi au pouvoir du narrateur à imposer au

lecteur son image d'univers. Si, comme le dit Genette, le narrateur

parvient à nous faire croire qu'il côtoie réellement un personnage tel que

Cagliostro, à rendre actuel un être purement virtuel, le pari de la fiction

est gagné. En parvenant à remettre en scène de purs personnages de fiction

reconnus comme tels par le lecteur et surtout à imposer la présupposition

de leur existence dans l'univers de croyance du narrateur, la fiction nous

fait la démonstration de son pouvoir. Sorte de défi au pouvoir du langage

fictionnel, le phénomène de méta-fiction, lorsque, de surcroît, il apparaît

dans une fiction fantastique, nous semble créer simultanément des

obstacles à la réception des énoncés pour ensuite, lorsqu'il est parvenu à

les dépasser, mieux démontrer la toute-puissance de la fable.

2. POUR UN CONTRAT DE LECTURE SINGULIER

Ce que nous venons de dire nous semble rejaillir sur un aspect

fondamental de la pragmatique du discours littéraire : le contrat littéraire

tacite qui unit l'auteur de fiction à son lecteur. Fasciné par cet aspect de la

réception de l' œuvre littéraire, Torrente y revient de façon récurrente dans

ses écrits théoriques sur la littérature. Ce contrat, fondé, selon les termes

de Coleridge, sur la « suspension of disbelief » et qui ne constitue

finalement qu'un aspect du paradoxe de la fiction, exige du lecteur qu'il

oublie, le temps de la lecture, que tout y est invention ; en termes œ

pragmatique, la condition indispensable du succès de la réception des

énoncés de fiction réside dans la reconnaissance de la part du lecteur que

certaines lois du discours, telles que la loi de sincérité, se trouvent

suspendues. Pour recevoir correctement l'œuvre de fiction, le lecteur doit

admettre que l'auteur ne se porte pas garant de la vérité des énoncés. Or, ce

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Poétique du fantastique torrentien : le paradoxe de la fiction

principe, à l'œuvre dans la lecture de toute fiction narrative, nous semble revêtir un aspect singulier dans l'œuvre qui nous occupe. En effet, tandis que le pacte de lecture se trouve généralement inscrit de façon tacite dans la fiction, Torrente en fait une règle du jeu explicite, thématisée à l'intérieur de la fiction par le rappel récurrent de l'irréalité des êtres qu'il décrit et la littérarité du discours qui les met en scène. Le discours de fiction se charge ainsi, tout au long du récit, de rappeler au lecteur l'avertissement que l'auteur lui adressait dans le prologue : « como irreal te ofrezco [esta historia] » 14.

Torrente fait du pacte de lecture tacite un jeu explicite et restitue ainsi au texte littéraire son statut de discours fictionnel, dont la fictionalité a pour effet majeur de le situer au-delà des considérations de vérité et œfausseté. C'est, paradoxalement, par le rappel incessant de la virtualité des univers imaginaires que Torrente parvient à affirmer le pouvoir actualisateur du discours narratif. Et c'est par la thématisation à l'intérieur même du récit des catégories du virtuel et de l'actuel, de l'imaginaire et du réel que Torrente parvient à nous faire la preuve du pouvoir de la fable. En se faisant le lieu d'incessants rappels de la fausseté du discours, œ

l'affirmation de l'irréalité des objets qui peuplent l'univers de la fiction, La isla de los jacintos cortados nous semble particulièrement exemplaire de la démarche littéraire de Torrente qu'il résumait lui-même en ces termes : « Ecrire, c'est transformer la réalité en art et cet art provient œl'irréalité de la vision » 15

"Ibid., p. 16.

"Entretien avec Catherine Argand, Lire, mars 1992, n° 198, p. 38.

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