Postures 3 Ecriture Et Musique

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Directeur(s) : Baillie, Jean-Pascal; Mongrain, Daniel Titre de la publication : Dossier littérature et musique Type de publication : Postures Volume de la publication : 03 Date de parution : 2000 Résumé : Recueil d'articles portant sur le thème de l'écriture et de l'imaginaire littéraires dans leurs relations à la musique, du point de vue de la sensibilité qu'elle éveille chez l'auditeur ou dans la perspective de la composition formelle. Pour citer ce document, utiliser l'information suivante : Baillie, Jean-Pascal et Daniel Mongrain (dir.). 2000. Dossier Littérature et Musique. Postures. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. <http://oic.uqam.ca/fr/publications/dossier-litterature-et-musique>. Consulté le 28 mai 2015. Publication originale : (2000. Montréal : Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire. coll. Postures, vol. 03). L’Observatoire de l’imaginaire contemporain (OIC) est conçu comme un environnement de recherches et de connaissances (ERC). Ce grand projet de Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, offre des résultats de recherche et des strates d’analyse afin de déterminer les formes contemporaines du savoir. Pour communiquer avec l’équipe de l’OIC notamment au sujet des droits d’utilisation de cet article : [email protected] Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

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  • Directeur(s) :Baillie, Jean-Pascal; Mongrain, Daniel

    Titre de la publication :Dossier littrature et musique

    Type de publication :Postures

    Volume de la publication :03

    Date de parution :2000

    Rsum :Recueil d'articles portant sur le thme de l'criture et de l'imaginaire littraires dans leursrelations la musique, du point de vue de la sensibilit qu'elle veille chez l'auditeur oudans la perspective de la composition formelle.

    Pour citer ce document, utiliser l'information suivante :

    Baillie, Jean-Pascal et Daniel Mongrain (dir.). 2000. Dossier Littrature et Musique.Postures. En ligne sur le site de lObservatoire de limaginaire contemporain.. Consult le 28 mai2015. Publication originale : (2000. Montral : Figura, Centre de recherche sur le texte etl'imaginaire. coll. Postures, vol. 03).

    LObservatoire de limaginaire contemporain (OIC) est conu comme un environnement de recherches et deconnaissances (ERC). Ce grand projet de Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, offre des rsultatsde recherche et des strates danalyse afin de dterminer les formes contemporaines du savoir. Pour communiqueravec lquipe de lOIC notamment au sujet des droits dutilisation de cet article : [email protected]

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  • Sommaire Dossier Littrature et musique

    Le risque de " motion Jean Fisette...... ........................................ . ...5

    Le signe musical che: Rousseau ef l'arl de la palllomime che;. DiderOI Nova Doyon ......................... . ................................................ 9

    La double apparence de la musiqlle dans La Sonate Kreutzer de Tolsto Stphanie Bellemare-Page .............................................................25

    L'Opra de Paris, la musique et sOllfalllme Nancy Colli n................................................................................ 33

    L'coule de lal1lusique: le 10 11 du Loup des steppes d'Hermarm Hesse Daniel Mongrai n.. ............. . ................................................ .45

    Claude Gatll'reau : musicien malgr lui Vronique Bugeaud ......................................................................55

    L werprrarioll du signe musical dan s L'orange mcanique David Lachance...... .. .. .. ......................... . . .................. 69

    Musique. mo tion, merveille: L'cole du vi nuose de Gert Jonke Patrick Larond ................ ..... ......... ................................................ 79

    Alination et librarioll :la musique dans La jeune fille el la mOrl d 'Ariel Dorfman

    Michel Nareau .... .... ...... .................. ................. . ................... 93

    Autre tude

    4Les IfIOU1'emen1S IlCllio fl alilaire el cOlllre c /llrurel Iral'e rs la chanson qubcoise

    Michle Le Risb ....... ....................... . . ...................... ..... 103

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  • Le risque de l'motion

    Et les dpa rts peine pour de lointaines contres Sourires dans l 'inconnu

    Ou larmes l'DUS si cherches wrmes boire liqueur ellivmllfe du coeur

    Qui coule~ en dedans Jusqu'au lrop l'lei" de ce coeur qui s'croule

    Adorable mine

    El ces fu reurs

    Sai nr-Denys Garne;:lU. Musique

    C'est pour moi un plaisir d 'crire ces quelques mots en tte de ce recue il d 'a rti c les portant sur le th me de l' c riture et de l'imaginaire litt raires dans leurs re lati ons la musique, qu 'e lle soit saisie du point de vue de la sensibi lit qu 'elle veill e chez l'auditeu r ou. de fao n plus rigoureuse, dans la perspecti ve de la compos itio n fo rmell e qui en constitue, pour ains i dire, l' autre orig ine.

    Il y a un peu plus de tro is ans, suite des travaux, assez ex igeants, consacrs la smio tiqu e de C har les S. Pe irce dans ses rapports aux ques tionneme nt s smiotiques tout fait conte mporains portant sur les di vers syst mes de reprsentations dans la cu lture, no tam me nt la litt ra ture, je dgagea is une nouvel le orientati on mes travaux: la no tion centra le de smiose,

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    couple cette reprsentation que donnait la smiotique d'une instabilit fondamentale dans les avances de la signification, me conduisait imaginer le texte littraire non plus comme un ensemble ordonn de constituants possdant l'intrieur de lui-mme sa propre intentionalit, mais plutt comme lieu dynamique de courants ou de tracs qu' ils soient visuels ou sonores, foncirement inachevs et donc constamment l'affut de nouveaux objets crer ou faire ressurgir de l'imaginaire.

    Je compris , comme dans une vidence qui nous est soudainement donne, que ce qui surgissait de mon imagination c'tait l'apparence d'un flot musical qui venait donner forme celle conception de l'criture littraire. Le thme de recherche d'une potique compare musique - littrature s'imposa immdiatement. D'autant plus que la musique a toujours occup une grande place dans ma vie, depuis ma premire formation musicale jusqu'aux habitudes d'coute qui font partie intgrante de ma vie.

    J'ai donc lanc celle recherche allant jusqu' proposer, aprs un premier sminaire au niveau des tudes suprieures, donc trs htivement, un cours de premier cycle sur ce thme. La rponse enthousiaste des tudiants (dont tmoigne celle publication) dpassa mes attentes, venant attester, comme de l'intrieur, du partage de cet imaginaire thorique et de la prsence de celle sensibilit musicale dans la reprsentation que je me faisais de l'uvre littraire.

    La diversit des thmes abords ici autant que celle des uvres lillraires touches viennent tmoigner aussi - et c'est une leon que je tire - de la grande capacit des tudiants renouveler de faon importante le corpus des ouvrages l' tude, du moment o un dplacement, mme lger, est opr dans les dispositions de lecture.

    Car reconnatre la musicalit d'un texte, c'est, par rapport aux habitudes acquises, oprer un dplacement, renoncer des certitudes; la musique faisant appel l'motion, la rveille et aussi la rvle chez l'auditeur; de faon similaire, elle peut (car rien n'est jamais acquis au dpart, si ce n'est des lieux communs)

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    contri buer renouveler l' imag inaire du lecteur, prcisment en mnageant une place l'motion.

    Les tex tes qui suivent, s' intressant Burgess, Diderot, Dorfman, Gauvreau, Hesse, Jonke. Lerou x et Tolsto ouvrent les traces de nouvelles lectures. Je flicite les co llabo rateurs qui je cde la parole. heureux si j 'a i pu ouvrir quelque nouveau territo ire pour la lecture et l' c riture, l' coute et le plaisir, en somme pour le ri sque de la rencontre de l'moi.

    Jean Fisette Le 28 janvier 2000

  • Le signe musical chez Rousseau et l'art de la

    pantomime chez Diderot

    par Nova Doyon

    Au XVIIIe sicle, entre les annes 1752 et 1754, un dbat divisa la royaut et les amateurs de musique en deux clans. [1 aurait pu s'agir d'un dbat simplement culturel ou philosophique puisqu'on se disputait propos des mrites respectifs des opras franais et italien ; il semble toutefois que cela ait tourn en dbat national, voire politique. Nous faisons ici rfrence la clbre Querelle des Bouffons, suscite apparemment par les reprsentations rptes l'Opra de Paris d'un opra bouffe, la Serva Padrona, du compositeur italien Pergolse (1710-1736). [1 en advient que [ ... ] deux partis se forment sous les loges des souverains, dont on a appris les gots opposs: le "coin du roi", nationaliste, et le "coin de la reine", favorable aux Itali ens (Boccadoro, 1997, p. 169). D'un ct donc, le compositeur franais Jean-Philippe Rameau (1683-1764) et une plthore de littrateurs; de l'autre, les philosophes et les Encyclopdistes avec Diderot comme figure de proue.

    Pourtant, d'aucuns prtendent aujourd'hui que cette querelle aurait en fait servi dtourner un autre dbat, celui entre jansnistes et jsuites: En janvier 1753 , [... ] une fracture profonde opposant les jansnistes aux jsuites secoue

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    l'absolutisme monarchique. Il n 'est pas tonnant qu'on en ait profit pour dtourner la discussion sur l'Opra, symbole par excellence du rituel royal. (Boccadoro, 1997, p. 170) En filigrane de tout cela, nous pourrions voir la Querelle des Bouffons - en raison de l'intrt marqu qu'elle a tout coup suscit dans la socit parisienne - comme un signe de l'mergence d ' une opinion publique contrle par les philosophes. En effet, puisque le pouvoir souverain connat une dsacralisation en cette seconde moiti du sicle des Lumires, la recherche d ' un nouveau sacr merge: une grande partie du pouvoir du souverain revient alors aux philosophes (voir Stroev, 1997). Ces derniers apprendront rapidement matriser l'opinion publique, arme redoutable, pour contrer la stabilit de l'ordre social - bas jusqu'alors sur le pouvoir monarchique - et ru ssiront ainsi orienter les dbats selon le rsultat qu'ils souhaitaient obtenir. Tel aurait donc t le cas de la Querelle des Bouffons:

    L'lment instigateur du dbat n'est pas une proprit intrinsque du nouveau genre. Si tel avait t le C3S, les Bouffons n'auraient pas manqu de dclencher la Querelle lors des deux tournes prcdentes. Or en 1729 et en 1746 la fracheur nouvelle des In lennezzi passe inaperue. sans inspirer aux philosophes des vellits de rformer le thtre lyrique. En 1752 la situation a chang. Le rpertoire est le mme. les exploits de la troupe - assez mdiocres. semble-t-i1 - ne doivent pas leur succs aux charmes de ses membres mais aux intrigues et l'loquence de leurs avocats. Le tout dans un concours de circonstances dont les conditions sont runies pour la premire fois en ce moment prcis de l'histoire : levs au rang d'emblmes de la cra tion enthousiaste, du gnie el de la mlodie, les Itali ens finissent par se conformer aux clichs d'un conflit qui intresse tout autant l ' histoire des ides que celle des doctrines politiques et des arts. (Boccadoro, 1997. p. 170)

    Cette Querelle permet de constater un changement dans l'ordre social: grce au contre-pouvoir des philosophes se

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    cre un espace informatif englobant. La critique et l'change d'ides dans les lieux publics tels le caf, le salon, le thtre ou l'auberge tmoignent d'une mutation de l'espace priv en espace public.

    L'histoire du Neveu de Rameau, crite par Diderot entre 1762 et 1777, se droule justement dans un de ces nouveaux lieux de prdilection, soit un caf o dialoguent un philosophe nomm Lui, qui incarne la voix de la Raison, et le neveu dchu du clbre Rameau, nomm Moi, qui, agissant en contre-voix, reprsente plutt celle de la lucidit. Ce rcit cristallise bien, en reprenant de faon satirique la querelle sur la musique, les contradictions sociales surgissant de la rcente transformation de l'ordre social. Parce que le personnage du Neveu a adopt jusqu'alors de multiples positions sociales (selon ses aventures qu'il raconte au Philosophe de faon trs image par le biais de diverses pantomimes) en contrefaisant la vie de ceux qui l'ont entour, il peut tre considr comme le catalyseur des dissonances d'une harmonie sociale en droute.

    Nous chercherons donc dmontrer, en nous appuyant sur la conception de la musique labore par Rousseau, plus prcisment sur ce qui donne lieu au signe musical , que les nombreuses pantomimes du Neveu, notamment parce qu'elles se trouvent faire une imitation de la musique imitative, confrent, par le truchement de leu r fonction de signe, un second niveau de sens au rcit.

    Rameau et son neveu

    S'il est question de Rameau dans Le Neveu de Diderot, c'est parce que le personnage du Neveu, dans le rcit, se positionne contre son oncle Rameau, bien qu'il envie sa popularit. En effet, Jean-Philippe Rameau, compositeur de la chambre du roi ayant contribu fixer la science de l'harmonie (Trait de "harmonie , 1722), fut d'un apport important quant

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    la comprhension qu'on se fai sait de la musique son poque. Le Philosophe, en parlant de manire quelque peu cynique de Rameau dans Le Neveu, embrasse d ' un coup tout le dbat sur la musique qui proccupe philosophes et musiciens durant la seconde partie du XVme sicle:

    [... ] ce musicien clbre qui nous a dli vrs du plain-chant de Lulli que nous psamoldions depui s plus de cent ans; qui a tant crit de visions inintelli gibles et des vrits apocalyptiques sur la thorie de la musique, o ni lui ni personne n'entendit j amais rien, et de qui nous avons un certain nombre d'opras o il y a de l' harmonie, des bouts de chants, des ides dcousues, du fracas, des vols, des triomphes. des lances, des g loires , des murmures, des victoires perte d'haleine, des airs de danse qui dureront ternellement, et qui, aprs avoir enterr le Florentin. sera enterr par les virtuoses italiens, ce qu'il pressentai t et le rendait sombre, triste, hargneux [ .. . 1. (Diderot. 1805, p. 9 - la)

    Notons aussi que Rousseau, tenant de la mlodie, s'opposa it la position formaliste de Rameau qui subordonnait la mlodie l' harmonie. Pour bien saisir le point de vue de Rousseau, il faudra regarder de plus prs sa conception du signe musica l. Auparavant, il nous faut cependant aborder son ide sur l'origine des langues pour nous permettre d'tablir le lien entre la musique et les passions.

    Les passions chez Rousseau

    Dans son Essai sur l'origine et les fondements de l'ingalit parmi les hommes ( 1755), Rousseau soutient que l' homme, dans son tat de nature, c'est--dire avant qu ' il ne ressente la ncessit de se regrouper en communaut, vit dans la pure sensation (la raison ne serait donc pas naturelle l'homme). Ainsi, tant que les besoins naturels de l' homme sont combls ds leur apparition, celui-ci n'a pas prvoir, rflchir; il n' a pas

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    non plus dvelopper le langage. C'est donc seulemenl en crant des liens soc iaux que l'homme a pu constituer conjointement le langage et la pense: Le langage est ce lien social qui permet d'abolir la distance psychologique entre les hommes. l ... ] li n'y a pas de pense sans langage; mais il n'y a pas non plus de langage sans un lien social pralable qui permette de fonder une sorte de pacte linguistique grce auquel les membres de la communaut pensent s' accorder sur le sens des signes institus. (Zerni , 1992, p. 29) Selon Rousseau, le besoin isole l'homme et le confine dans l'exprience de l'ici et du maintenant. Ce sont les passions, comme il l' explicitera dans son Essai sur l 'origine des langues (de publication posthume en 1781), qui runissent les hommes: Toutes les passions rapprochent les hommes que la ncessit de chercher vivre force se fuir. (1993, p. 62) Mais en affirmant que

  • passions arrachrent les premires voix. [ ... ] Voil pourquoi les premires langues furent chantantes et passionnes avant d'tre simples et mthodiques. (Rousseau, 1781, p. 61)

    C'est donc dire que chant et passion ne semblaient former qu ' une seule et mme constituante de la parole l'origine des langues. On peut reconnatre dans ce phnomne l'origine de la musique. En effet, les passions se sera ient transmises par la mlodie prsente d 'abord dans la parole, une parole chantante:

    [ ... lles passions parlrent avant la raison. Il en fut de mme de la musique; il n'y eut point d 'abord d'autre musique que la mlodie, ni d'autre mlod ie que le son vari de la parole ; les accents formaient le chant, les quantits formaient la mesure, et J'on parlait autant par les sons et par le rythme que par les articulations et les voix. Dire el chanter taient autrefois la mme chose [...]. (Rousseau, 1781 , p. 103)

    Sur les accents et les langues musicales

    11 faut noter que, pour Rousseau, les accents d'une langue constituent un lment majeur dans la transmission des passions. C'est notamment sur cette diffrence entre les accents de la langue italienne, qu'i l considre varis, el ceux de la langue franaise, qu'il trouve monotones, que se fonde le dbat qui a cours dans la Querelle des Bouffons sur la supriorit de la musique italienne par rapport la musique franaise. Rousseau considre que la langue italienne, puisqu'elle admet une plus grande variation des accents que la langue franaise, est plus facilement musicable:

    Toute langue o l'on peut mettre plusieurs airs de musique sur les mmes paroles n'a point d'accent musical dtermin. Si l'accent tait drcnnin. J'air le serait aussi. Ds que le chant est arbitraire, l'accent est compt pour rien. [ ... ] La langue italienne, non plus que la langue franaise, n'est

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    point par elle-mme une langue musicale. La diffrence est seulement que "une se prte la musique. et que l'autre ne s'y prte pas. (Rousseau, 178 l, p. 78-79)

    Ce discours, nous le verrons, se retrouve tout fait dans la satire de Diderot.

    La prfrence pour l'opra italien

    Les partisans de la nouvelle musique (ceux du clan des philosophes et des Encyclopdistes) soutiennent que les accents mobiles de la langue italienne rendent mieux la mlodie, et traduisent donc mieux les passions que les accents de la langue franaise; de l, ils conoivent la supriorit de l'opra italien. Telle sera aussi la position, chez Diderot, du Neveu qui explique au Philosophe que l'engouement pour l'opra italien rsulte naturellement de la forme de la langue italienne parvenant rendre les accents de la passion. D'ailleurs, le Neveu est persuad que les Parisiens , ayant got toute la richesse de la musique italienne, ne pourront plus l'occulter ni mme aimer nouveau la musique franaise:

    On nous accoutumera l'imitation des accents de la passion ou des phnomnes de la nature, car voil toute l 'tendue de l'objet de la musique. et nous conserverons notre got pour les vols. les lances. les gloires. les triomphes. les victoires? [... 1 ILes bonnes ge nsl ont imagin qu'ils pleureraient ou qu'ils riraient des scnes de comdie ou de tragdie musique, qu 'on porterait leurs oreilles les accents de la fureur, de la haine. de la jalousie. les vraies plaintes de J'amour. les ironies, les plaisanteries du thtre italien ou franais. et qu'ils resteraient admirateurs de Ragonde ou de Plate . Je t'en rponds: tarare, ponpon; qu'ils prouveraient sa ns cesse avec quelle facili t, quelle flexibilit , quelle mollesse, J'harmonie, la prosodie, les ellipses, les inversions de la langue italienne se prtaient l'art, au mouvement, j'expression, aux tours du chant et la valeur mesure des sons, et qu'ils continueraient

  • d'ignorer combien la leur est roide. sourde, lourde, pesante, pdantesque et monotone. (Diderot, ) 805. p. 72)

    Et si tel es t le cas, c'est sans doute parce que la musique italienne a russi toucher les Parisiens. Pour comprendre cela, voyons comment, selon Rousseau, la musique peut toucher l'homme.

    Le signe musical chez Rousseau

    Les sons dans la mlodie n' agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signe de nos affections, de nos sentiments; c'est ainsi qu ' ils excitent en nous les mouvements qu'ils expriment , et dont nous y reconnai ssons l'image. (Rousseau, 1781, p. III) Ainsi, la musique ag irait sur l'homme en veillant ses passions, et e ll e devient signe pour l'homme lorsque celui-ci y reconnat ses passions. En fait , c'est le souvenir des passions qui colore motivement la musique et vice versa. L' homme reconnat donc, dans ces mou vements expri ms par les sons, l'image de ses sentiments. Nous pourrions mme affi rmer que la musique provoque chez l' homme des sentiments et, ce faisant, devient l'image de ce qu 'elle provoque, d 'o l'ide de signe musical.

    Pour bien comprendre la capacit reprsentative de la musique et, plus prcisment, celle de la mlodie chez Rousseau, il nous faut comprendre sa position sur l'art comme imitation de la nature.

    Nature et imitation

    Selon Rousseau, la musique doit imiter la nature pour susciter en 1 ' homme quelque passion, pour vei ller en lui l' image, le signe de ses passions. Rousseau reprend par l le dbat sur

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    la mlodie et l'harmonie (lei que dvelopp par Rameau), cette dernire n'tant pas naturelle l'oreille de l' homme et ne faisant rsonner en lui aucune passion. Ce sont, rappelons-le, les sons de la mlodie et non de l'harmonie qui, chez Rousseau, constituent le signe des affections de l' homme:

    Non seulement celui qui n'aura jamais entendu ni basse,

    ni harmonie, ne trouvera de lui-m me ni celte harmonie, ni cette basse. mais mme. elles lui dplairont s i on les lui fait entendre. el il aimera beaucoup mieux le simple unisson l ... 1 De quoi J'harmonie est-elle s igne. et qu'y a-t-il de commun entre des accords et nos passions? [ ... J La mlod ie. en imitant les inflexions de la voix, exprime les plaintes. les cri s de douleur ou de joie. les menaces. les gmissements; tous les signes vocaux des pass ions sont de son ressorl. (Rousseau, 1993, p. 109)

    Mais encore, pour que la musique entre en rsonance avec l'auditeur, pour qu'elle veille en lui quelque image, quelque souvenir, il faut que l'imitation fasse plus que reproduire fidlement la nature, elle doit russir transmettre les passions:

    [ ... ] il faut toujours. dans toule imitation, qu ' une espce de discours supple la voix de la nature. Le musicien qui veut rendre du bruit par du bruit se trompe [ ... ] Apprenez-lui qu ' il doit rendre du bruit par du chant 1...1car il ne suffit pas qu'il imil.e, il faut qu'il touche et qu'il plaise [ ... ]. (Rousseau. 1781. p. 110)

    Et c'est grce ce discours qui supple la voix de la nature, que peut circuler dans les imitations du Neveu un second niveau de sens. En effet, le personnage du Neveu , dans ses multiples pantomimes, se positionne en musicien qui contrefait la musique imitative et, par l, offre un second degr dans ses imitations. Le Neveu russit, par son art de la pantomime, veiller des passions chez le Philosophe qui le regarde faire, accompl issant ainsi la mission imitative du musicien, telle que prne par Rousseau:

  • Que toute la nature soit endormie, celui qui la contemple ne dort pas, et l'art du musicien consiste substituer l'image insensible de l'objet ce lle des mouvements que sa prsence excite dans le cur du contemplateur. Non seulement il agitera la mer, animera les flamme s d'un incendie, fer. couler les ruisseaux, tomber la pluie et grossir les torrents; mais il peindra l'horreur d'un dsert affreux, rembrunira les murs d ' une prison souterra ine, ca lmera la tempte. rendra J'air tranquille et serein, et rpandra de l' orchestre une fracheur nouvelle sur les bocages. Il ne reprsentera pas directement ces choses, mais il excitera dans )' me les mmes sentiments qu'on prouve en les voyant. (Rousseau, 178 1, p. 117)

    Voici prcisment ce que le Neveu russ it excuter dans sa pantomime des passions, o il n'est jamais qu'un signe de ce qu ' il imite, o il ne fait qu'voquer, que provoquer ces images chez le Philosophe admiratif. Le Neveu sera tour tour le musicien et la musique, puis il se mettra reprsenter des sentiments, des images, des paysages ... le silence mme:

    [ ... ] s'i l quittait 1. partie du chant, c'ta it pour prendre celle des instruments, qu 'i l laissait subitement pour revenir la voix, entrelaant l'une l' autre de manire conserver les liaisons et l' unit du tout; s'emparant de nos mes et les tenant suspendues dans la situation la plus singulire quefaiejamais prouve [ ... J il contrefaisait les diffrents instruments. Avec les joues renfles et boufnes, et un son rauque et sombre, il rendait les cors et les bassons; il prenait un son clatant et nasillard pour les hautbois [ ... ] crian t, chantant, se dmenant comme un forcen, fai sant lui seul les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, tout un orchestre, tout un thtre lyrique [ ... ] il pleurait, il riait, il soupirait [ ... J c'tait une femme qui se pme de douleur [ ... ] un temple qui s'lve, des oiseaux qui se taisent au soleil couchant; [ ...] c'tait la nuit avec ses tnbres, c'tait l'ombre et le silence, car le silence mme se peint par des sons. (Diderot, 1805, p. 74-75)

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    Pantomime et hiroglyphe

    La sublime pantomime du Neveu a provoqu chez le Philosophe des images de plus en plus complexes, comme s'il les voyait rellement se drouler sous ses yeux, le conduisant du niveau sonore au niveau de l'imaginaire. En effet, lui qui, au cours de ses di scuss ions avec le Neveu , prenait toujours une position plus modre et raisonnable, s'est laiss possder par les pantomimes du Neveu, laissant surgir les images, se reconnaissant sans doute dans cette imitation de la musique imitative. Nous pourrions expliquer la subjugation du Philosophe par ce que Diderot appelle le hiroglyphe musical , qui se rapproche du signe musical de Rousseau :

    La musique a plus besoin de (rouver en nous ces favorables di spositions d'organes. que ni la peinture. ni la posie . Son hiroglyphe est si lger. si fugitif, il est si facile de le perdre ou de le msinterprter, que le plus beau morceau de symphonie ne ferait pas un grand effet, si le plai sir infaillible c l subit de la sensation pure et simple n'tait infiniment au-dessus de celui d' une expression souvent quivoq ue 1.. . 1 Comment se fait-il donc que des trois arts imitateurs de la nature, celui dont l'expression est la plus arbitraire et la moins prcise. parle le plus fortement l'me? Serait-ce que montrant moins les objets, il laisse plus de carrire notre imagination; ou qu 'ayant besoin de secousses pour tre mus, la musique est plus propre que la peinture ct la posie produire en nous cet effet tumultueux ? (Diderot. 1996, p.6O)

    Identifier le hiroglyphe de la musique semble donc impossible, comme s'i l n'avait pas de sens arrt. Toutes les images ou peintures hiroglyphiques qui ont surgi de la pantomime des passions ci-haut voque dans l' esprit du Philosophe se sont enchanes sans jamais s'arrter sur aucune image, jusqu ' ce que le Neveu cesse ses contorsions. Mais il ne faut pas oublier que, pour tre efficace, une imitation doit contrefaire la nature en y ajoutant toutefois un surplus de passion

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    propre veiller les affections de l'auditeur, du contemplateur, propre lui permettre de faire parler l'imitation.

    La pantomime comme second degr du signe musical

    Ce que le Neveu mime, la phrase le mime au second degr ( ... j . (Versini in Diderot, 1996, p. 617) Ainsi, le texte du Neveu de Rameau ne servi rai t pas uniquement discourir de la Querelle des Bouffons. Nous pourrions mme soutenir que la musique imitative, ainsi retourne en objet d'imitation, est ici un prtexte pour rvler plutt quelques dissonances dans l'harmonie sociale. Matre dans l'art de la pantomime musicale, de l'esquisse de hiroglyphes musicaux, de la suggestion des passions des hommes - bien que le Neveu ne fasse qu'voquer, par ses imitation justes, il insuffle suffisamment de mlodie ses contrefaons pour que les hommes, qui croient reconnatre le signe de leurs affections, s'y reconnaissent- , le Neveu ne fait, un second degr, qu'imiter les travers des hommes. Puis, le Philosophe, devenu son tour cynique et lucide suite l'exprience-vrit des pantomimes du Neveu, constate au sujet de ce dernier: Voil, en vrit, la diffrence la plus marque entre mon homme et la plupart de nos entours. Il avouait les vices qu'il avait, que les autres ont; mais il n'tait pas hypocrite. Il n'tait ni plus ni moins abominable qu 'eux, il tait seulement plus franc, plus consquent [ ... j. (Diderot, 1805, p. 82)

    Autrement dit, le Neveu passe sa vie faire des pantomi-mes, reproduire les murs sociales, l' hypocrisie des hommes, chacun excutant en vrit une pantomime pour arriver ses fins, mais dans l'illusion de la biensance. Cependant, le point de vue du Philosophe sur les pantomimes du Neveu laisse prsager que les usages sont sur le point de changer dans la socit. Le Roi lui-mme n'est plus l'abri sous le droit divin, car lui aussi joue la musique du pantomime:

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    LUI [le Neveul- [ ... J " n'y a dans tout le royaume qu ' un homme qui marche, c'est le souverain . Tout le reste prend des positions. MOI [le Philosophe] - Le souverain" Encore y a-t-il quelque chose dire.[ ... ] Quiconque a besoin d'un autre, est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa matresse et devant Dieu; il fait son pantomime. (Diderot, 1805, p. 9 1)

    Ainsi, ce renversement de la musique franaise , d en grande part aux philosophes ayant aliment le dbat et illustr en partie dans Le Neveu de Rameau, ne pouvait que tmoigner des changements dans l'ordre social.

    Julia Kristeva va plus loin quant la signification du second niveau de sens prsent dans le rcit. En fait, elle explique que ce deuxime degr est possible justement parce qu'il y a eu renversement des conventions - mais prcisment dans l'utili sation mme du langage, soit par la musicalisation de celui-ci: Le dbat sur la musique est en somme un dbat sur la censure qui instaure la diffrence signifiant/signifi et qui constitue par l mme le sujet de socit. Revendiquer la musique dans le langage c'est revendiquer la mise en cause de cette censure dans toutes les stabilits (subjectives et sociales) qui la suiven!. (Kristeva, 1977, p. 196)

    Sriation et rvolution

    Kristeva applique ici la sriation - ensemble de procds musicaux - au langage volontairement connot du Neveu. Mais celle sriation ne sert pas tant la multiplication du signifi qu' l'investissement du sujet, du pulsionnel, dans cette ouverture du sens. Elle parle d' une sriation du signifiant o le sens ultime est suspendu (Kristeva, 1977, p. 188). Nous ne sommes pas loin du hi roglyphe, mais surtout, nous nous trouvons dans ce que, nous rapportant Charles S. Peirce, nous pouvons

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    appeler une semiosis ad infinitulll. Ainsi, la littrature musique est hautement connotative, ce qui permet un second niveau de sens.

    Kristeva va jusqu' parler d'une rvolution smiotique: renverser l'ordre du symbolique vers le smiotique; renverser

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    Bibliographie:

    Boccadoro, Brenno (1997) Bouffons (Querelle des> dans Dictionnaire europen des Lumires. Paris: PUF, p. 628-631.

    Charpentier, Michel et Jeanne (1987) Littrature textes et documents, XVIIIe sicle. Paris: Nathan . Coll. Henri Millerand, 495 p.

    Diderot, Denis (1994) Oeuvres. Tome Il: Contes (dition tablie par Laurent Versini). Pari s: Robert Laffont. Coll. Bouquins, 1013 p.

    Diderot , Denis. ( 1805) Le Neveu de Rameau. Paris: Librio, 1995,94 p.

    Diderot, Denis ( 1996) Oeuvres. Tome IV: Esthtique - Thtre (diti on tablie par Laurent Versini) . Paris: Robert Laffont. Coll. Bouquins, 1663 p.

    Fisette, Jean ( paratre , texte prt par l'auteur) L' imaginaire de la musique chez Diderot. Un saut de la rhto rique l'esthtique, 14 p.

    [nnis, Robert E (1985) Charles S. Peirce dans Semiotics, an II/troductory Anth%gy, Bloomington: Indiana U. Press, p. 1-23.

    Kri steva, Julia (1977) La musique parle ou remarques sur la subjectivit dans la fiction propos du Neveu de Rameau dans Duchet, Michle et Michle Jalley (1977) Langue et langages, de Leibniz l'Encyclopdie. Paris: Union gnrale d 'd itions. Coll.

  • 24

    Slroev, Alexandre ( 1997) Les aventuriers des LUII/ires. Paris: PUF. Coll. criture, 349 p.

    Zernik, ric (1992) COII/mentaire sur le Discours sur l'origine elles fondements de l'ingalil parmi les hommes de Rousseau. Paris: Hatier. Coll. Profil philosophique, 159 p.

  • La double apparence de la musique dans La Sonate

    Kreutzer de Tolsto

    par Stphanie Bellemare-Page

    La sonate dite Kreutzeo>, composition de Beethoven pour violon et piano, est l'uvre musicale qui fait office, dans le roman de Tolsto, de dclencheur d'un sentiment dvastateur: la jalousie. Le narrateur du rcit premier voque la rencontre de Pozdnychev qui lui raconte comment son mariage s'est dgrad. La relation adu ltre entre son pouse Vassia et un violoniste a attis la haine entre les deux poux et men au drame final, soit le meurtre de Vassia par Pozdnychev. La musique est au cur du roman sur le plan de l'interprtation musicale, dans la relation qui unit Vassia et le violoniste, mais aussi sur le plan de l'audition en ce qui concerne l'tat de Pozdnychev. La musique occupe un double rle: elle est la fois source de l'alination des personnages et lment librateur.

    Pozdnychev devient le narrateur d ' un rcit enchass qui s'insre dans le dialogue qu'il entretient avec l'homme dans le train . Il peut ainsi valuer avec le recul l'effet que la musique a eu sur lui et tenter d'expliquer ce qui a pu le pousser commettre le crime. Alors qu'il raconte le drame conjuguaI qu'il a vcu, son interlocuteur se Cait pratiquement muet, lai ssant toute la place au rcit de sa folie.

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    Ce fut lui, avec sa musique, qui fut la cause de tout

    Ds l'entre en scne du violoniste, Pozdnychev a des soupons et anticipe la relation qui unira son pouse et cet homme: Mon attitude vis--vis de lui ds le premier jour, ds la premire heure de notre rencontre, fut ce qu'elle et pu tre seulement aprs ce qui est arriv. (Tolsto, 1960, p. 178) Cette anticipation prend tout d'abord la forme de la haine qu'il entretient face sa femme, puis de la jalousie qui s'installe en lui et qu ' il cultive, ne faisant rien pour loigner le musicien de Vass ia. Les sentiments de haine et de jalousie sont donc prsents avant mme que la musique n'entre en scne. Au moment o son pouse et le musicien commencent leur travail, la musique a dj un rle important: elle est l'occasion d ' un rapprochement et du dveloppement d' une complicit entre eux.

    La musique est, pour Vassia et le violoniste, le lieu de partage de leur dsir. Au moment de l' interprtation musicale, ils affichent une complicit similaire celle qui est vcue dans leur relation amoureuse. La musique est, ce niveau, un espace pour le dveloppement de leurs liens affectifs. La premire partie de la sonate, le presto, forme en soi un dialogue entre piano et violon et reprsente bien le lien qui se tisse entre les deux tres . La musique est aussi un lieu de partage et d 'exploration:

  • -- 27

    Le narrateur explique ensuite les effets qu'a eu sur lui et son pouse cette sonate, lors d'une rception o Vassia l'interprtait avec le violoniste. La premire partie, le presto, partie la plus vive et la plus forte de la composition de Beethoven, aura un impact violent sur Pozdnychev et sera un facteur de son alination: [... ] cette gravit dans l'expression pendant qu'elle jouait, cette espce d ' abandon total, ce sourire faible, pitoyable et extasi aprs qu ' ils eurent fini! [ ... ] elle prouvait la mme chose que moi, des sentiments nouveaux, inconnus, avaient surgi devant elle comme devant moi, et c'tait tout. (Tolsto, 1960, p. 190) La musique touche autant l'auditeur que l'excutante. Elle le dcentre, le dpersonnalise: La musique m'oblige m'oublier, oublier ma vraie condition, elle me transporte dans un tat qui n' est pas le mien. (Tolsto, 1960, p. 188) L'effet qu ' elle provoque chez le personnage en est donc clairement un d'alination, puisque par elle, il devient en quelque sorte tranger lui-mme.

    La musique pousse Pozdnychev des actes dont il n' aurait jamais pu se croire capable. Il commence parler de cette force qui l'envahit la troisime personne, montrant qu'elle est extrieure lui : La bte enrage, la jalousie, se mit rugir dans son antre et vou lut bondir, mais j'avais peur d'elle et je l'enfermai au plus vite. (TolstO, 1960, p. 191 ) Toujours dans le rcit enchass racontant l'histoire de Pozdnychev, le bruit du train qui l'emmne chez lui avant le meultre remplit l'univers sonore et joue le mme rle, il a le mme effet que la musique investie d ' une charge motive. ce moment, le narrateur voque la prsence d'un dmon ou encore d'une voix intrieure qui lui suggre des fantasmes. Cela renvoie encore une fois la capacit alinante de la musique, qui le dpersonnalise, l' envahit, et le hante. Il se sent guid par ces voix et ne peut y chapper. C'est ce qui le pousse poser son acte.

    partir de ce moment, le monde sonore prend le dessus sur le monde visuel dans le rcit. Lorsque Pozdnychev arrive la maison pour surprendre son pouse et son amant, il demeure un temps derrire la porte, incapable d'entrer dans la salle. Il porte

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    attention aux paroles qui nourrissent encore son imagination. Il ne peut affronter la ralit, et voir sa femme avec son amant. Le monde sonore est li, selon Quignard, la noirceur. Le narrateur du rcit premier, qui se trouve avec son interlocuteur dans un train - tout comme Pozdnychev avant d'assassiner son pouse, affirme: Dans l'obscurit je ne pouvais voir son visage. J'entendais seulement, mle au bruit de ferraille du wagon, sa voix agrable et convaincante. (Tolsto, 1960, p. 130) Cet extrait rvle aussi le pouvoir du sonore dans l'obscurit, l' homme tant presque forc l'coute par le ton mme de la voix de Pozdnychev.

    Aprs avoir entendu l'interprtation de la Sonate Kreutzer de Beethoven, en particulier le presto, Pozdnychev associe la musique certains affects, et cette union entre son et affects forme le ton. C'est le ton qui sous-tend la dure temporelle de la musique, en nourrissant l'imagination du personnage. C'est ce qui se produit lorsqu'il se trouve dans le train et que son imagination s'emballe. Le narrateur insiste sur le fait que, ds qu'il entre dans le train, il se sent dpossd:

    partir du moment o je pris place dans le wagon. je ne pusplus matriser mon imagination: el celleci me peignait. sans arrt. dans une lumire particulirement vive. l'un aprs l'autre et l'un plus cynique que l'autre, des tableaux qui enflammaient ma jalousie [ ... 1 et je ne pouvais m'en arracher. (Tolsto, t960, p. 195)

    Le ton de la Sonate Kreutzer revient son esprit en prsence du bruit du train et fait surgir ces images; ce bruit a donc, cet gard, le mme effet que la musique.

    Cette bte furieuse qui le poursuit se terre au fond de lui a le pouvoir de le mettre hors de lui, de le dstabiliser. Cette alination poussera Pozdnychev commettre le meurtre de sa femme. C'est seulement la vue de Vassia dans son tombeau que la conscience lui revient, qu'il reprend possession de lui-mme et ralise le geste horrible qu'il a pos.

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    la musique comme libration

    La musique provoque l'alination en dpossdant le personnage principal de lui-mme. Mais elle lve, du mme coup, les barrires. Cette nergie concentre qui est veille par la musique permet le dveloppement de sentiments nouveaux et le dploiement d'une haine contenue. L'explosion de cette haine rvle l'aspect librateur de la musique. C'est cette libration qui lui permettra de tuer froidement son pouse: [ ... ] sous l'influence de la musique, j'ai l'impression que je sens ce qu'en ralit je ne sens pas, que je comprends ce que je ne comprends pas, que je peux ce que je ne peux pas. (Tolsto, 1960, p. 189) Avec le recul, Pozdnychev tente de comprendre cette transformation: [ ... ] pour moi , cela eut un effet dsastreux; c ' tait comme si des sentiments que je croyais tout fait nouveaux, des possibilits que j'ignorais jusqu'alors se rvlaient moi. Oui c'est cela, cela n'a rien voir avec la faon dont je vivais et rflchissais auparavant. (Tolsto, 1960, p. 190) Ce passage dvoile l'aspect a linant de la musique, mais aussi son aspect librateur; a linant parce qu'il devient un autre tre, comme s ' il tait possd, et librateur parce que ce nouvel tre a toutes les possibilits devant lui, comme si le surmoi n'tait plus prsent et que cette haine contenue pouvait enfin clater, sorti r de lui sans contrainte.

    Bien qu'il soit rong par la haine e t par sa bte furieuse, Pozdnychev ressent un bonheur de voir natre en lu i ces sentiments: La conscience de cet tat nouveau me procurait une grande joie . (Tolsto, 1960, p. 190) En effet, alors qu'il se trouve en voiture et qu'il anticipe le geste qu'il posera envers sa femme, Pozdnychev ressent une forme de plnitude, de bien-tre, l' approche de ce moment o sa haine sera consomme, o ses soupons seront dvoils au grand jour: [ .. . ] j'avanais tout en savourant cet instant sans presque penser ce qui m'attendait, ou peut-tre prouvais-je une jouissance d'autant plus vive que

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    je savais ce qui m'attendait et disais adieu aux joies de la vie. (Tolsto, 1960, p. 194)

    Le pouvoir de la musique

    Pascal Quignard voque la puissance de la musique, qui fascine, et sidre: Our, c'est obir. (1996, p. 108) Il insiste sur le fait que l'on ne peut s'en dtourner, qu'on ne peut s'y soustraire, contrairement au visuel. L'audition cre une perte momentane de l'identit, tel que la vit le personnage principal de La Sonate Kreutzer.

    Dans son rcit , le narrateur explique aprs coup le pouvoir de la musique, analysant l' impact qu'elle a eu sur lui et l'effet qu'elle peut avoir sur les gens en gnral. 1\ compare le pouvoir de l' excutant celui d'un hypnoti seur et affirme que n ' importe quel individu ne devrait pas tre en mesure d'utili ser ce pouvoir en n'importe quelle circonstance, puisque cela reprsente un danger: cet appel inopportun une nergie, des sentiments qui n'ont pas lieu de se manifester ne peut avoir qu'un rsu ltat nfaste. (Tolsto, 1960, p. 189) Sa dfinition est comparable celle qu'a labore Pascal Quignard dans La haine de la musique, o il dmontre la toute-puissance de la musique, son pouvoir sur l'humain.

    La Sonate Kreutzer prsente la musique dans son mouvement dialectique entre alination et libration. La musique est d'une part source d'alination chez Pozdnychev, envenimant la haine qu'il a dj envers sa femme et lui faisant perdre le sens. Cette folie prend la forme d'un dmon ou encore d'une voix intrieure qui lui suggre les pires images, les pires penses. D'autre part, la musique est une forme de libration parce qu'elle porte le sentiment de puissance, en levant les barrires de la conscience. Elle lui permet de laisser exprimer cette haine qu'il gardait au fond de lui-mme.

    La musique a un effet direct sur Pozdnychev au moment

  • -- JI

    de l'audition. Mais cet effet a aussi des consquences long terme. Revtant ici la double apparence de l'alination et de la libration, elle exerce sur l'humain un vritable pouvoir motif. En somme, dans le roman de Tolsto, elle aura t la source d ' un rapprochement entre Vassia et le violoniste, l'lment dclencheur d'une sparation entre les deux poux, menant enfin au meurtre. La musique est donc au cur du roman, provoquant la fois la naissance d'une jalousie profonde chez Pozdnychev et la libration de ce sentiment.

  • 32

    Bibliographie

    Beauchamps, Marie-Claude ( 1988) L'esthtique musicale de Tol sto: ses sources et ses dveloppements dans SOllal/CeS, Vol. 8, no l , automne 1988. p. 3-15

    Quignard , Pa sca l (1996) La haine de la musique. Paris : Gallimard. 30 1 p.

    Tolsto, Lon ( 1960) La SOllate Kreutzer. Paris: Gallimard. Coll. Folio classique. 310 p.

  • L'Opra de Paris, la

    musique et son fantme

    par Nancy Collin

    /. .. / s'il est possible. cOll/m e je le pense aprs vous avoir e fll e"du. d'expliquer le d rame par le fantme. je vous en prie. monsieur, reparlez-nous du fantme. Si mystrieux que celui-ci puisse paratre, il sera toujours plus explicable que celte sombre histoire /. .. }

    Gaston Leroux, Lefantme de l 'Opl ra

    Des dbats sur la capacit reprsentative de la musique l 'enqu te concern a nt l' exi stence d ' un fant me l ' Opra de Paris, la problmatique articule est fondamentalement la mme. En donnant pour cadre son roman un li eu investi par la musique, l'auteur du Fantme de l 'Opra ( 19 10), Gaston Leroux, posait les prmisses d ' un questi onnement qui s'applique au fait musical. Mtaphoriquement, ce questionnement prend la forme d ' une in vestigation archivi stique propos d'un drame inex plicable.

    La cantatrice Christine Daa, en pleine ascension vers la g lo ire, est di sparue un so ir de reprsentation, dans le mme temps o l'on parlait de la prsence d ' un fantme l'Opra

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    de Paris. De multiples dpositions retrouves par un narrateur qui tente de reconstituer les vnements portent croire que le fantme joue un rle central dans un drame qui s'est droul trente annes auparavant. Immerge dans le chant, obnubile par la Voix et l'Ange de la musique, Christine Daa se montre dans le roman comme personnage idal la reprsentation du fait musical. Le retour rcent de Raoul, jeune homme connu dans ses annes d'enfance, fait ressurgir son pass et la confronte ainsi divers sentiments nouveaux. L'immersion dans le chant se transforme en un lieu o mmoire et oubli, ralit et sensations se confrontent pour donner naissance au fantastique monde du fantme de l'Opra de Paris.

    Question d'existence: le fantme

    D'emble, par le biais d'un narrateur homodigtique, l'auteur donne l'objet de son roman: Le fantme de l'Opra a existb>. Le rcit s'annonce, l' image des bons romans policiers, comme une tentative d'apporter la preuve de cet nonc de fail. Pourtant, non seulement le fantme a-t-il exist, mais

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    fantmes n' ex istent que comme reprsentation de quelque chose d 'autre. Mais que reprsente donc le fantme?

    l'Opra de Paris, tout le monde ou presque croit au fantme. Le Persan, personnage tout aussi nigmatique que le fantme lui -mme, est bien le seul personnage soutenir un discours sur le fantme en tant qu'tre humain. On dira de lui qu'il a

  • se rapporteraient-elles pas l'icne, et plus particulirement au signe musical , cas exemplaire de l'icne?

    Signe musical et icne: conditions d'accs l'existence

    Si l'icne dsigne non pas une reprsentation , mais une simple prsence", si l'icne est antrieure la reprsentation (Fisette, 1998, p. 49), comment le fantme peut-il en tre une reprsentation? C'est qu 'en fait, il existe comme reprsentation de quelque chose qui n'est pas encore reconnu. L' icne, comme le fantme, reprsente ce qui n'existe pas encore, ce qui est en train d'advenir. Dans le cas du fantme, comme dans celui de l'icne et du signe musical, on se situe dans une antriorit logique par rapport l'existence,> (Fisette, 1998, p. 46). Le rcit prsente en fait, sous forme de reprsentation , les caractres reconnus au signe musical:

    Or il s'avre que les caractres reconnus par la majorit des travaux des spcialistes au signe musical correspondent de faon beaucoup plus juste l 'icne dans la mesure o cette dernire mnage. l 'i ntrieur du signe. une place l ' imaginaire. d'o il soit possible d'apprhender le virtuel CI de laisser l'motion trouver s' inscrire dans le processus de la smiosis . (Fisette. 1998. p. 45)

    Toute cette hi stoire, autour de la disparition de Christine Daa et de Raoul de Chagny, s'expliquerait donc par le fantme. li faudrait ajouter: le drame s'expliquerait par le fait musical.

    L'objet musical - les affects li s la musique - et le fantme sont indissociables l'un de l'autre dans le rcit : ils n'ont d'existence qu ' iconique. Tous deux signes en attente de ralisation, ils sont indistinctement la voie d'accs une connaissance qui se situe encore, pour Christine Daa, sur le plan du simple possible; ils sont la voie vers la signification de

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    quelque chose qui n'est pas encore reconnu et qui n'a de point d'ancrage que dans un monde de sensations, d'indistinction. Et dans le roman, la musique est reprsente la fois par le fantme et par les mtaphores employes pour caractriser les conditions d'existence du fantme.

    Parce qu' on ne peut jamais dfi nir prc isment non seulement le contenu de la musique, mais le schma affectif exact auquel elle se rapporte" (Janklvitch, 1983. p. 93), le fan tme doit, pour nous, comme pour Christine Daa, rendre les choses concevables. Mais, sous peine de reproduire les labyrinthes et les multiples carrefours qui servent drouter le lecteur, nous n' identifierons que les principaux vnements, tout en dmontrant comment sont reprsents, par le fantme et ce qui l'entoure, les caractres du signe musical.

    Le chant et les vocations du pass

    Le personnage du fantme est indissociable du personnage de la cantatrice Chri stine Daa, dont l'exprience est intimement lie la musique. Concidence surprenan te, Christine, qui avait une voix plutt ordinaire, chante merveill eusement bien ... depuis que Raoul est revenu dans les parages . Inexplicablement, depuis ce moment, elle n'a plus de professeur.

    En fait, Chri stine et Raoul ont pratiquement t levs ensemble; il s ont donc un pass commun . Dans le prsent de l' histoire, ils n'en restent pas moins un homme et une femme, nouvellement sorti s de l'enfance, mais qui entrent dans un monde de sentiments et de contradictions tout fait nouveau . Chac un de leur ct, il s savent trs bien qu 'un vicomte ne peut marier une cantatrice. Le rcit fait tat des sentiments contrad icto ires qu'prouve Raoul :

    O ui . i l sentait bien que son cur lout neuf ne lui appanenait plus. Il ava it bien essay de le dfendre depuis le jour o Chri stin e. qu'il avait con nue (QuIe petite. lui tai t

  • rapparue. Il avait senti une motion trs douce qu ' il avait voulu chasser, la rnexion , car il s'tait jur [ ... 1 de n'aimer que celle qui serait sa femme, et il ne pouvait, une seconde, naturellement, songer pouser une chanteuse [... 1. (Leroux, 1910, p. 44)

    Une dualit s'inscrit dans le roman, car le chant, comme la musique, opre la li aison du souvenir et de l'attente (Castarde, 1989, p. 216). O'autant plus qu'ici, le chant est une des causes de l'impossibilit pour Christine Oaa d'accder Raoul, en mme temps que possibilit d'y accder par l'imagination. Christine chante la fois pour tout ce qui n'est plus et pour tout ce qui advient. Constamment dchire entre les deux, mais lie la fois au chant et Raoul par des sentiments contradictoires, elle plongera dans ce monde imaginaire o prend place le fantme. Ainsi, les vnements du rcit se ddoublent constamment, les vnements rels prenant place dans le monde de l'imaginaire de Christine. C'est dans le discours qu'elle fait sur le fantme, que nous pouvons avoir accs tout ce qui se passe en elle.

    Des profondeurs jusqu'au toit de l'Opra: le repre du fantme et la lyre d'Apollon

    Recevant une invitation de Christine pour un bal masqu, Raoul se trouve, mentionne-t-on, content du masque qu'il porte: Raoul allait pouvoir se promener l-dedans "comme chez lui", tout seul, avec le dsarroi de son me et la tristesse de son cur. Il n'aurait pas besoin de feindre; il lui serait superflu de composer un masque pour son visage: il l'avait! (Leroux, 1910, p. 178) Mais si elle l'ava it invit, en secret, pour que le fantme n'ait pas vent de cette rencontre, c'tait pour lui parler de ce dernier. Cach derrire un masque, Raoul osera lui dire:

    Mais je lui arracherai son masque. comme j'arracherai le mien, et nous nous regarderons, celle fois face face, sans

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    voi le el sans mensonge. et je saurai qui vous aimez et qui vous aime! [ ... 1Car vous ne m'aimez pas et vous ne m'avez jamais aim! (Leroux. 1910, p. 184)

    Cette rp lique entrane la fuite de Christine Daa vers les profondeurs de l'Opra, comme elle en fera le rcit plus tard. Et comment est-elle disparue? En chantant, si l'on en croit le discours de Raoul qui l'a suivie jusque dans sa loge et qui la voit disparatre au milieu d'un chant lointain, un chant tir de Romo et Juliette:

    Christine marchait toujours vers son image et son image descendait vers elle. Les deux Christine - le corps et l"image - finirent par se toucher. se confondre. et Raoul tendit le bras pour les saisir d'un coup toutes les deux 1... 1 il vil non plus deux , mais quatre . huit. vingt Christine. qui tournrent autour de lui avec une telle lgret. qui sc moquaient et qui , si rapidement s'enfuyaient, que sa main n' en put toucher aucune [ ... J. (Leroux, 1910. p. 192)

    Suite ce fameux bal masqu, Christine disparat donc encore une fois dans les profondeurs de l' Opra, elle plonge dans cet espace qu 'elle a mnag dans son imaginaire et o prend place le fantme.

    Aprs de fausses fianailles avec Raoul, l'pisode du bal masqu et la descente dans les profondeurs, il s'opre dans le rcit une remonte vers le toit de l' Opra, jusqu' la lyre d'Apollon. Sur le toit, la musique n'est plus qu'une ombre, mais une ombre prsente: [ ... ] et les malheureux enfants ne se doutrent pas de sa prsence, quand ils s' assirent enfin, confiants, sous la haute protection d'Apollon qui dressait de son geste de bronze, sa prodigieuse lyre, au cur d'un ciel en feu. (Leroux , 1910, p. 221) Des profondeurs, jusqu' la musique, reprsente par la lyre d' Apollon, il n'y a qu'un pas franchir. Le rcit nous prsente ainsi une belle mtaphore de la remonte vers le symbolique de tout un monde de sentiments encore non reconnus.

    Comme l' crit Janklvitch,

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    tre rien d'autre que cet immense avenir de rflexions et de perplexit envelopp dans quelques mots d 'une simple phrase (1983, p. 90). C'est ainsi que Christine dvoilera une partie du mystre qui l'enloure, simplemenl dans les confidences qu'elle fait Raoul. Elle dira ce soir-l commenl elle avail fait celte descente dans les dessous et qu'elle y avait rencontr le fantme. Elle aura dcouvert que le fantme et la Voix ne faisaient qu'un, puis en lui en levant son masque, que le fantme tait un homme:

    Moi, je croyais la Voix ; je n'avais jamais cru au fantme, et voil cependant que je me demandais en frissonnant si je n'tais pas prisonnire du fantme ... car jamais je ne me serais imagin que la Voix et le fant me taient tout un! (Leroux , 1910. p. 236)

    Et alors la Vo ix . la Voix que j'avais recon nue sous le masque, lequel n'avait pas pu me la cacher, c'tait cela qui tait genoux devant moi : un homme! (Leroux, 1910. p. 241)

    Le discours de Christine, s'i l ne rvle rien qu 'elle ne sait dj, donne au lecteur plusieurs indications. De son propre chef, d'ailleurs, elle demande Raoul de l'enlever le lendemain soir aprs la reprsentation. Elle dit que si elle y retourne, elle n'en reviendra peut-tre jamais. Si elle retourne o: dans le monde du fantme ou dans le chant? Dans leur fuite, au moment o les ombres rapparaissent, Christine enverra un message clair, du moins pour nous lecteurs, Raoul.

    Lorsqu'ils quittent ce toit , fuyant ,d'ombre de leur imagination, et que Raoul dit Christine qu'il aurait d le [fantme] clouer sur la lyre d' Apollol1, Christine rpond: Mon bon Raoul , il vous aurait fallu monter d'abord jusqu' la lyre d'Apollon (Leroux, 1910, p. 264). La rponse se trouve donc l, Raoul doit aller la chercher dans la musique. Et je suggre que c'est l, le lendemain , qu'il ira la chercher, n'a ttendant mme pas la fin de la reprsentation.

  • -- 4'

    La disparition de Christine

    Le soir du concert, Raoul est apparu en pleine reprsenta-tion, au milieu du parterre, Christine Daa tout emporte dans son chant. L'obscurit s'est alors faite et lorsque la lumire s'est rallume, Christine Daa avait disparu. Cette disparition est-elle relle dans le rcit, ou se passe-t-elle entre deux imaginaires transports par le chant? J'opterais pour la deuxime hypothse, qui serait dans ce cas une trs belle mtaphore d'une plonge au cur de l' icne, au cur de ce monde o les possibles se rencontrent. Un dialogue entre deux imaginaires reprsents la fois par le fantme, li la musique du ct de Christine, et le Persan, li Raoul, se droule alors dans le rcit. Ces deux personnages, ces deux imaginaires qui se connaissent, amneront, lors de cette descente infernale dans la musique, les deux amoureux prendre conscience de ce qui se passe. Car en effet:

    Plus que tout autre, la douteuse el brumeuse et controver-sab le vrit du devenir musica l sollicite la mtaphore: c'est la vision qui dteint sur "audition et projette dans la dimension spatiale, sous les coordonnes spatiales. J'ordre diffluent de la musique. (Janklvitch, 1983, p. 114)

    Dans cette abracadabrante finale du roman, toutes les mtaphores que l'on peut employer pour parler de musique ou d'iconicit sont reprsentes: la descente dans les profondeurs, le nocturne, la temporalit, le labyrinthe, le mur qui spare Christine et Raoul, les miroirs, les illusions etc. Cette finale, aussi longue soit-elle, ne dure peut-tre que quelques secondes.

    La fin du roman, aprs cette descente dans l'imaginaire, parat un peu loufoque. I;:lIe nous amne constater qu'effectivement Raoul et Christine sont partis et que le fantme, quant lui, est en train de mourir. Il aura donc disparu, lui aussi, au moment o Christine s'est enfuie. Elle s'est enfuie et on a retrouv plus tard le squelette du fantme dans les antres de

  • l'Opra. Comme l'auteur l'crit la fin du rcit: Moi je dis: la place du fantme de l'Opra est aux archives de l'Acadmie nationale de musique; ce n'est pas un squelette ordinaire. (Leroux, 1910, p. 498) Et nous pourrions ajouter: ce n'est pas un fantme ordinaire.

    Bref, si le fantme est indissociable de la musique et de son objet, une fois Christine partie, il ne reste peut-tre plus que cette partition, que cette musique en attente de quelqu'un d'autre qui pourra lui attribuer une signification. Ce fantme-l, tout le moins, avait besoin de Christine pour existen>, mais n' existait que dans son imaginaire. Ce devenir, dont il tait tributaire et qui s 'est ralis, ne peut que le faire disparatre. Les motions ressenties par Christine grce sa propre Voix avaient au dpart besoin d'un monde imaginaire pour accder sa conscience. Maintenant qu'elle n'est plus l'Opra et qu'elle n'a plus besoin de la musique afin de concevoir sa relation avec Raoul , le fantme disparatra. Il retrouvera sa place l'Acadmie nationale de musique. Le fantme a-t-il exist? Il y aura toujours ambigut, puisque tout ce que l'on peut prouver, c'est encore une fois uniquement les phnomnes qui entourent son existence. C'est la raison pour laquelle Le jantme de l'Opra de Gaston Leroux est par excellence un rcit de la musique. En posant ces conditions d'existence, il posait des questions qu'on s'est poses dans plusieurs dbats au cours des sicles: la musique existe-t-elle? signifie-t-elle? Le rcit apporte en effet plusieurs lments significatifs sur la faon de faire signifier la musique.

    Il resterait beaucoup dire sur ce roman, sur le fantme et sur la multiplicit des vnements relis au fantme. D' autres questions restent d' ailleurs en suspens: en quoi Christine est-elle une Marguerite nouvelle? Faust est-il reprsent? Qui, alors, peut bien le reprsenter? fi faudra donc un jour replonger dans ce rcit, dans cet imaginaire du fantme et de la musique, donc dans l'imaginaire de tout ce beau monde de l'Opra de Paris, pour al ler y chercher d'autres rponses.

  • -- 43

    Bibliographie

    Leroux, Gaston (1910) Le Fantme de l'Opra. Paris: Le livre de poche, 1959,498 p.

    Fisette, Jean (1999) Parler du virtuel: La musique comme cas exemplaire de l'icne dans Prote, vol. 26, no 3, Chicoutimi, p. 45-54.

    Janklv itch, Vladimir (1983) La musique et l 'ineffable. Paris: Seuil, p. 41 - 138.

    Castarde, Marie-France (1989) La voix et ses sortilges. Paris: Les Belles Lettres, p. 89-100,209-218.

  • L'coute de la musique: le

    ton du Loup des steppes

    d'Hermann Hesse

    par Daniel Mongrain

    Les Mythologiques constituent l'oeuvre majeure de Claude Lvi-Strauss , anthropologue fondateur du structuralisme franais, dont un des volumes, paru en 1971 , L'homme nu , propose une analyse de la forme des mythes la lumire de la forme musica le. Lvi-Strauss crit ce propos que le mythe tait la foi s musical et littraire et qu ' la mort du mythe, musique et littrature se sont partag l' hritage et se sont spares l'une de l'autre, en qute d'autonomie.

    En devenant moderne avec Frescoba ldi et Bach. la musique a recueilli sa forme. tandis que le roman, n peu prs en mme temps. s'emparait des rs idus dforl1lali ss du mythe, et dsormai s mancip des servitudes de la symtrie. trouvait le moyen de se produire comme rc il libre. (Lvi-Strauss. 1971 , p. 583)

    Une telle position a conduit les recherches en littrature compare su r une fausse piste: plusieurs thoriciens, sa isissant s imultanment et sur un mme plan la musique et le texte littraire, ont cherch dans le tex te littraire l'importation de formes musicales telles la fugue et la sonate. Une telle dmarche

  • ne tient pas compte du dveloppement organique du texte, qui consiste en une succession et une transformation des vnements lis la narration. Celle dmarche rduit la musique une structure purement formelle. Elle est une ngation de la musique saisie comme une matire sonore.

    Percevoir la musique, c'est l'entendre. Interprter la musique, c'est l'couter. Dans son premier article sur le rapport entre la musique et la lillrature, Jean Fisette ( 1997, p. 87) propose que le texte littraire soit un prolongement interprtatif de la musique. Le texte de fiction a cette capacit de reprsenter la musique parce qu 'i l n'est pas contraint par la question du sens: [le texte de fiction] peut indfiniment reporter la dsignation du sens: tant pour la musique que pour le texte de fiction, contenu et processus de la reprsentation sont indiscernables ou insparables l'un de l' autre. (Fisette, 1997, p. 88) Le texte n'est plus saisi sur le mme plan que la musique, mais plutt comme un prolongement de la musique dans le temps. Entre la musique et le texte, il y a une dure qui correspond au temps de l'coute. couter, c'est faire le passage de la musique vers le texte littraire. Le texte littraire serai t une ralisation de cette coute, il reprsenterait cette coute.

    Le Loup des steppes d'Hermann Hesse

    Le rcit du Loup des steppes a t crit en 1927. Depuis la fin de la Premire Guerre, un sentiment d'euphorie s'empare de l'Europe. La culture amricaine y est importe de faon massive. L'Amrique c'est la libert, la dmocratie, le jazz, une Rpublique laquelle tout russit, une nouvelle puissance.

    la mme poque apparaissent les oeuvres atonales, srielles et dodcaphoniques de l'cole de Vienne, le surra lisme en France, la peinture non figurative, la fragmentation du sujet par la psychanalyse, les structures formelles de la linguistique. En science, on assiste une rvolution. La thorie de la gravitation

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    de Newton se voi t remplace par la relativit d'Einstein: le temps n' est plus absolu, il est relatif. De plus, avec l'arrive de la thorie des quanta et du principe d ' incerti tude d'Heisenberg, l'empirisme est remis en question: les donnes sont altres par l' action mme de les observer. Pour complter le portrait du nouveau paradigme qui s' impose au dbut du XXe sicle, il reste sou ligner que le darwinisme, encore contest, suivant lequel l' homme n'est pas l'extrieur mais l'intrieur du rgne animal, se rpand en Occident.

    Il y a donc une effervescence sur le plan des savoi rs. Les champs de connaissances foisonnent et se bousculent. La modernit se met en marche. Le loup des steppes suit le pas. Il sera considr comme le premier roman existentialiste.

    Les romans d' Hermann Hesse sont reconnus pour tre des romans d ' initiation. Un personnage pris entre deux ples-par exemple le bien et le mal dans Demiall - se voit transformer par la venue d' un deuxime personnage qui l' initie la mdiation des deux ples afin de sortir de l' impasse et d'accder l'ordre du symbolique.

    Le rcit du Loup des steppes n'chappe pas ce schma narratif. Le personnage principal , Harry Haller, met en scne une dyade constitue d'une relation de la musique avec l' esprit qui s'oppose une relation de la musique avec le corps. La musique des matres anciens tels que Mozart, Bach et Haydn chappe l'emprise du temps et reprsente la gloire de l'poque class ique. Celle musique est saisie comme un signe d 'ternit, elle donne accs au monde atemporel , au symbolique.

    Je ne regrettai s que "-prsent Cl " aujourd 'hui , toutes ces innombrables heures et journes perdu es, subies, sans qu'elles m'apportassent un don ou un bouleversement. Dieu soit lou, il y avait parfois, rares et belles exceptions. d'autres heures qui brisaient les cloisons el me rejetaient, moi l'gar. dans le sein vivant de l'univers. Triste et profo ndment mu, je cherchai voquer la derni re motion de ce genre. C 'tait un concert. on donnait de la magn ifique musique ancienne; et, entre les deux mesures

  • d'un morceau jou au piano, la porte de l'au-del se rouvrit soudai n pour moi; je parcourus le ciel et vis Dieu l' uvre; je souffris des douleurs bien-heureuses, je ne rsistai plus rien, je ne craignis plus rien au monde, je dis oui to ut , j'abandonnai mon coeur. (Hesse, 1927, p. 34)

    cette mu sique du temps pass, Haller oppose la musique du temps prsent dont les moeurs qu 'elle porte laissent prsager la dcadence et la destruction.

    Lorsque je passai devant un dancing, un jazz violent jaillit ma rencontre, brlant et brut comme le fumet de la via nde crue. Je m'arrtai un moment: celte sorte de musique. bien que je l' eusse en horreur, exerait sur moi une fascination secrte. Le jazz m' horripil ai t, mais je le prfrais cent fois to ute la mus ique acadmique moderne; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il m'empoignait, moi aussi. au plus profond de mes instincts. il respirait une sensualit candide ct franche .

    J'aspirai l'air un long moment , je flairai la mus ique sang lante et bari o le. je humai, lubrique et exaspr. J'atmosphre du dancing. La partie lyrique du morceau tai t sucre, graisseuse. dgoulinante de sentimentalit; l'autre tait sauvage. ex travagante, puissante, et to utes les deux, pourtant, s' unissa ient navement el paisiblement et formait un tout. C'tait une musique de dcadence, il devrait y en avoir et de pareille dans la Rome des derniers empereurs. Compare Bach. M07...art, la musique enfin, elle n'tait, bien entendu, qu ' une salet. mais tout notre art, taUle notre pense, toute notre civilisation artific ielle. ne l'taient-ils pas, ds qu'on les comparai t la culture v ritable ? Et cette mus ique-l avait J' avantage d ' une grande sincrit. d ' une bonne humeur enfantine . d'un ngrosme non frelat, di gne d'apprciation. Elle avait quelque chose du Ngre et quelque chose de l' Amricain qui nous parat, nous autres Europens. si frais dans sa force adolescente. L'Europe deviendrait-e lle semblable? tait-elle dj sur cette voie? Nous autres vieux rudits et admirateurs de l' Europe ancienne, de la vritable musique. de la vraie posie d 'autrefo is, n'tions-nous aprs tout qu ' une minori t stupide de neurasthniques compliqus,

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    qui, demain, seraient oublis e t rai lls? (Hesse, 1927, p.44-45)

    Le texle ass igne la musique ancienne l ' ida l d'un monde intellectuel et fail porter la musique populaire les moeurs et les valeurs nouvelles, Un ton sera donc assign chaque musique et ces tons seront mis en opposition, jusqu' ce qu ' il s perdent contact avec leur fo ndement respectif pour se fu sionner J'un l'aulre dans la scne final e du Thlre magique. Un ton est un ensemble de qualits sonores qu i se fusionne un ensemble de qualits d'affect que l'esprit saisit indistinctement l' un de l'autre, C'est parce qu 'on peroi t des sons et qu'on y reconnat des qualits d' affect que ces sons dev iennent un s igne, un ton. L'cri vain ne se saisit pas d ' un son mai s d ' un ton. Ainsi , Hermann Hesse se sa isit du ton de la musique ancienne pour l'opposer au ton de la musique populaire.

    Dans Le loup des steppes, la musique populaire, de par sa relation au corps et, do nc , au dpri ssement et la mort, signifie la dcadence, Elle fait vibrer le corps en s'adressant aux instincts. C 'est une musique qui fascine et contre laquelle on ne peut rien. Elle a ce pouvo ir pntrant car eHe ne connat aucune barrire, Cette desc ription du jazz ne porte que sur un ton qui est celui de la sensualit, li en va tout autrement avec le ton de la musique des matres anciens qui est celui de l'ascse.

    Sur le plan digtique, cette opposition entre les deux tons ici prsellls, conduit Haller une impasse: il cherche la voie de l'ternit mais, pour ce faire, il doit faire abstraction des dsirs li s au corps, ce qui est imposs ible. Il se dfi nit comme un ho mme- loup, image paradoxale qui reprsente sa volont ambi va lente de rpondre des besoins tant spirituels qu 'instinctuels. Pour Haller, le suicide semblait tre la seule sortie cette impasse jusqu ' ce qu ' il fasse la rencontre d ' autres personnages qui, bien ancrs dans le temps prsent, semblent nanmoins initis au monde des immorte ls , comme s' il s matrisaient le passage d'un mode d 'existence un autre. Ces

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    personnages qui viennent en aide Haller sont des musiciens, des danseurs, des prostitues et ils baignent tous dans un univers musical. Harry Haller sera donc initi ces moeurs et ces valeurs auxquelles il s'oppose.

    Parmi les personnages initiateurs, il yale saxophoniste Pablo. Celui-ci dirige un petit groupe de musiciens et circule d'une bote de nuit l'autre. li a des yeux d'animal et un sourire ternel. Bertrand Lvy crit au sujet de ce personnage qu ' il prfigure une autre incarnation de la modernit: un musicien sans autre hritage que sa musique phmre, un tre du prsent, qui ne rpond pas la controverse thorique que lui tend Harry (Lvy, 1992, p. 124). Pablo apprend Haller qu ' il n'est pas important de savoir parler de la musique, que l' on peut dire des choses trs intelligentes sans toutefois rien apporter de plus la musique. Ce qui est important, dit Pablo, c'est de jouer la musique et de la jouer du mieux qu'on peut. Haller s'obstine placer sur deux niveaux diffrents la musique de Mozart et le jazz. Haller ajoute, en plus, que la musique de Mozart peut tre entendue sans music ien, dans le si lence sans qu ' un seul homme joue d ' une flte ou d'un violOn (Hesse, 1927, p. 127). Pablo rtorque qu'il en est de mme pour le jazz. Cependant, pour que la musique de Mozart et le jazz fassent l'objet d'une coute silencieuse, pour que l'c rivain puisse fredonner mentalement le dernier one-step et en [rythmer] l'accompagnement en tapant la machine, ces musiques doivent d'abord tre joues et entendues, il faut l'avoir dans le sang avant de pouvoir en rver et la rentendre dans son coin isol (Hesse, 1927, p. 127).

    Ce dialogue entre Harry Haller et Pablo est remarquable car il saisit la relation entre la musique et le texte littraire. C'est par la dialectique que le rcit du Loup des steppes rend compte de l'coute. Le son est ponctuel, il n'existe que lorsqu'il est mis par un instrument. La musique n'existe que lors d'une audition. En dehors de l'audition, il n'y a pas de son. Si un objet est associ la musique, cela n'est possible qu'au moment o un esprit peroit la musique. Il se construit un signe musical, un ton, lorsqu'un esprit coute une musique. Inversement,

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    c'est parce qu'il y a quelqu'un pour couter la musique que celle-ci signifie. L'coute saisit un son pour en faire un ton , elle prolonge la musique jusque dans le silence. C'est cette coute silencieuse qui rend possible, entre autres, l'criture d ' un texte car, comme je l'ai mentionn, l'crivain ne se saisit pas du son de la musique mais du ton associ cette musique. De plus, la musique ne s'adresse pas exclusivement l'esprit, elle s'adresse galement au corps: il faut l'avoir dans le sang avant de pouvoir en rver. (Hesse, 1927, p. 127) couter est un acte qui exige la fusion du corps avec l'esprit. Ce n'est qu ' cette condition que peut se construire un ton, que la musique peut se faire entendre dans son coin isol (Hesse, 1927, p. 127). partir de cet pisode, l'opposition entre le ton de l'ascse et le ton de la sensualit va s'affaiblir et le texte procdera un renouvellement des tons.

    Haller frquente une prostitue, Maria. Elle est l'amante de Pablo mais elle partage ses nuits avec Haller. La premire nuit passe en compagnie de Maria a permis Haller de concilier une foi s pour toute le ton de la sensualit et celui de l' ascse. En revenant d'un concert o taient donns des airs de Buxtehude, de Pachelbel , de Bach et de Haydn, Haller entre chez lui et trouve Maria couche dans son lit. Au concert, l'air de Haydn lui avait ouvert les portes du paradis. Chez lui, l'air de Haydn lui ouvrait d 'autres portes, celles d'une sensualit tout aussi paradisiaque: Les caresses de Maria ne blessaient pas la merveilleuse musique que je venais d 'entendre, elles en taient dignes, elles taient sa ralisation. (Hesse, 1927, p. 131-132) Lorsque les caresses de Maria deviennent la rali sation de la musique de Haydn, il s 'effectue dans le rcit un changement de ton, un mouvement de smiose l'intrieur du rcit. La musique des matres anciens qui, dans le roman, tait une musique transcendante, divine, s'actuali se maintenant par les caresses, par l'rotisme et par le corps. L'air de Haydn devient une musique sensuelle et les caresses de Maria, des arias divines.

    Le Loup des steppes atteint son paroxysme dans l' pisode terminal du Thtre magique. Aux petites heures du matin,

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    aprs un bal masqu dionysiaque, Haller est conduit dans un thtre o l'attend Pablo pour complter son initiation l'coute musicale. L'entre du Thtre magique est un miroir derrire lequel il y a une pluralit de portes pouvant tre potentiellement ouvertes. Derrire chaque porte il y a une invitation lance Haller renouveler sa personnalit, son monde intrie ur, sa relation au monde, tre l'coute de ses dsirs, de ses pulsions.

    l'intrieur du Thtre magique , Haller rencontre Mozart qui lui apprend que l'coute de la musique des matres anciens se fait aussi bien par le mdium de la radio que dans une glise, et qu'il faut mnager une place dans l'orchestre pour le saxophone. Mozart apprend Haller qu'il ne faut pas prendre tout au srieux car seul le rire conduit l'immortalit, qu'il faut tre de son poque sans la prendre trop au srieux, vivre chaque instant pour ce qu ' il est, en attendant le prochain, que c'est cela l'ternit. La voix de Mozart se fusionne avec la voix de Pablo car la distinction faite par le personnage de Haller entre le ton de la musique des matres anciens et le ton de la musique moderne (ou populaire) n 'existe plus.

    Le Thtre magique est un espace sonore qui laisse libre court aux pulsions, aux dsirs, aux fantasmes. C'est un espace sonore peupl d ' une infinit d'images, la manire d'un kalidoscope, qui sont reconnues comme des images de dsirs et de fantasmes. Il est le lieu o se dissolvent les tons

    antrieurs en multipliant tous les tons possibles qui peuvent tre imputs la musique. Il est un ton en attente de se ralise r, il prsente les conditions conduisant la construction d'un

    nouveau ton . Le ton est donc un arrt momentan du kalidoscope

    musical , c'est une pause dans le jeu des contenus phmres

    (Langer, 1942, p. 244) avec lequel la musique est en relation. Un changement de ton marque une reprise de ce jeu. C'est prcisment de cette pause que se saisit le texte littraire. Dans le cas du Loup des steppes, non seulement il reprsente un ton

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    musical , mais il reprsente la cration d'un ton et un changement de ton, c'est--dire une nouvelle coute.

    Saisir la musique en simultan, c'est exclure celui qui coute la musique et qui lui assigne un ton. La construction d ' un ton et le changement de ton impliquent une dure, c'est--dire qu ' il y a une voix musicale situe en amont, antrieurement au texte littraire qui serait , lui, situ en aval. En ce sens, le travail du texte littraire consiste plonger le lecteur dans l'imaginaire, tel qu'illustr par l'pisode du Thtre magique, afin de reconnatre un ton cette voix qui rsonne comme un cho dans le silence. Le texte littraire convie le lecteur une coute silencieuse.

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    Bibliographie

    Fisette, Jean (1997) Fai re parler la musique: propos de Tous les matins du monde dans Prote, vol. 25, no 2. Chicoutimi, p.85-97.

    Hesse, Herman (1927) Le loup des steppes. Paris: Calmann-Lvy. Coll. Le livre de poche, 1947,224 p.

    Langer, Susanne K. (1942) On Significance in Music dans Philosophy in a New Key: A Study in the Symbolism ofReason, Rite, alld Art. Cambridge (Mass.): Harvard University Press, 1967,313 p.

    Lvi-Strauss, Claude (1971) Mythologiques IV: L'Homme nL/. Paris: Plon, 688 p.

    Lvy, Bertrand (1992) Herlllanll Hesse : ulle gographie existentielle. Paris: Jos Corti, 274 p.

  • Claude Gauvreau:

    musicien malgr lui

    par Vronique Bugeaud

    Mais un QUlre terrien ;" drlemeflt plus ncessaire aura

    dcitl d 'empo rter pour toujours m 'ec lui son gigantisme aulour crmaroire. Miteplak-Ar-Gru/razil est maintenam le mortvivant des Oranges sont verles~. Commelll? Vous fie connaissez pas Miteplak-Ar-Grufralil (nom defamille: Un-Progmildo)? Cer irrductible qui s'obstina. elllre SOli domicile e l Soint-Jean-de-Dieu-l 'Asile mlanger les mots du dictionnaire Ue cite Rginald Martel. c ritique way oui La Presse)? /. .. / Je veux parler de Claude Gau vreau , en carac tre noir hostie! /. .. ) Aujourd'hui. l'mo tion qui rreim les gorges ,, 'ill/erdit pas les sourires et les conversations de tous les jours. On nous convoque /'intrieur des murs que "OIre camarade fran chir dans SOli austre bote noire.

    Pierre Lger dit Pierrot le Fou. Embarke mon amour c'est pas une joke!

    Claude Gauvreau ne laisse personne indiffrent. On aime, on dteste, on adore, on s' insurge, on jure. En apparence art-du-n'importe-quo i , son uvre semble de prime abord inaccessible. Pour ma part, le premier contact avec le mastodonte

  • qubcois eut un effet des plus rpulsifs, comme pour beaucoup d'entre nous, j'en suis persuade. Je ressentais quelque chose, sans trop comprendre, jusqu'au jour o je me dcidai jouer le jeu. Clotre en un lieu sr, l'abri de toute oreille inquisitrice, j'entamai haute voix une lecture de sa posie et traversai, de celte faon , tal mixte en entier! Ds lors, j'tais initie ...

    Bien que l'on attribue l'uvre de Gauvreau un caractre hermtique, elle prsente toutefois certaines fissures par lesquelles nous parviennent tant bien que mal des bribes de signification: l'uvre de Gauvreau est d'abord et avant tout de l'ordre de l'audible; elle est sonore, pour ne pas dire trop prestement qu'elle est musicale.

    Dans sa correspondance (1949- 1950) avec Jean-Claude Dussault, Gauvreau labore une thorie de l'automatisme tel qu'il le conoit, non sans faire toutefois de nombreuses rfrences Paul-mile Borduas, vritable fondateur du mouvement. Des moyens menant la non-figuration picturale chez Borduas, Gauvreau rcupre l'essentiel pour en arriver distinguer quatre types d'image potique en littrature: rythmique, mmorante, transfigurante et explorenne '. Aux trois premires classes dfinies par Borduas, Gauvreau ajoute la quatrime:

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    Gauvreau de l'exploren par rapport au son cre un paradoxe avec son refus d'attribuer toute qualification musicale sa trs chre dcouverte.

    partir de la Correspondance, je m'attarderai sur les caractri stiques de la lettre et de la syllabe en tant qu'objets sonores pourvoyeu rs de s ignification , pour ensuite tablir certaines relations avec la capacit reprsentati ve de la musique telle que vue par la philosophe Susanne K. Langer. galement, j 'aurai recours aux cr its du compositeur Arnold Schnberg pour tablir des liens entre la dmarche de cration de ce dernier et celle de Claude Gauvreau.

    La thori sation potique de Claude Gauvreau est somme toute mene de faon trs rigoureuse, mais elle laisse nanmoins passe r certaines contradictions auxquelles il est difficil e d'chapper. La plus incontournable se traduit par l'instabilit de son argumentation quant la matire potique et son effet chez le lecteur (ou l'auditeu r) au contact de l'uvre.

    La premire dfinition de la matire donne par l'auteur concerne l'alphabet:

    f... ll'alphabet. en posie et pour la grande majorit de la littrature. c'est la matire inerte, c'est--dire: la substance passive dans laq uel le le dsir cherchera s'ex triori ser et se fi xer dans une expression permanente l... J Quand je dis:

  • son comme entit physique, dans la perspective o tout son est une onomatope, non pas en tant que pure imitation mais en tant qu'analogie entre un rythme verbal (son) et une certaine ralit psychique. la diffrence de Borduas, pour qui l'automatisme mcanique ne recle aucune part d'motivit, l'image rythmique chez Gauvreau reproduit ncessairement les mouvements de la pense. Elle est d'entre de jeu investie par l'motivit, sinon par les pulsions; elle possde un contenu sensible que l'on ne retrouve ni dans l'image mmorante ni dans l'image transfigurante.

    Effectivement, pour Borduas, l'image mmorante ainsi que l'image transfigurante correspondent un automatisme psychique faisant intervenir la mmoire pour reproduire le contenu d'un processus automatique, voire pour reprsenter le droulement d'associations subconscientes, par exemple un rve. L'image mmorante est de l'ordre de la mtaphore ou de la simple comparaison, elle est utilise l o la simple description s'avre insuffisante. L'image transfigurante, quant elle, transcende la mtaphore en ce sens qu'elle runit deux mots ou parties de mots connus pour n'en former qu'un. Son originalit vient du fait que les deux mots associs appartiennent des ralits diffrentes n'ayant aucun lien logique entre elles. Ces deux images demeurent donc facilement reprables pour le lecteur.

    Le dtour par une dfinition des trois premires catgories de l'image potique chez Gauvreau tait ncessaire dans la mesure o c'est en tenant compte de ces trois images que la dfinition de la matire comme syllabe me semble la plus pertinente: L'image explorenne est la porte de toute sensibilit saine et sans fatuit, parce que l'image explorenne est compose de syllabes, et o il y a syllabe, il y a langue courante; o il y a langue courante, il y a tangibilit. (Gauvreau, Dussault, 1993, p. 316) mon avis, cette affirmation de l'auteur s'avre imprudente parce qu'elle commet une grave injustice quant au pouvoir rel de signification de l'image explorenne. Gauvreau disait lui-mme de la potique des Surralistes: L'automatisme

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    surraliste - qui est un automatisme psychique - n'a jamais donn plus que des images transfigurantes assez lmentaires [ ... ] car l'automatisme psychique, quand il est pouss fond, tel que j'en ai fait personnellement l'exprience, finit toujours par donner uniquement des syllabes. (Gauvreau, Dussault, 1993, p. 301) En ce sens prcisment, il y a l une contradiction fl agrante . Dire de l'image explorenne qu'elle est constitue de sy llabes, c'es t en quelque sorte la ramener au seuil d'un automatisme psychique, d'une reprsentation reprable, alors qu'elle est strictement de l'ordre d'un automatisme surrationnel, de la non-figuration, celle-ci venant justement djouer toute analyse immdiate du contenu exprim:

    L'usage d'une langue rend automatiquement un individu familier avec la valeur ou la teinte qui est ordinairement inhrente chaque son. chaque syllabe. Les terminai sons en aille}), en am), en on, en eur, en ier. en eux, en loire, en oix, eiC . ont une capacit d'exprimer une nuance particulire. diffrente pour chacune - ces nuances- l, je me dclare incomptent les dcrire ou les dfinir. elles sont encore du domaine de l'impondrable. mai s un impondrable profondment el dcisivement ressenti par quiconque ne vit pas la tte emprisonne dans un bloc de lard. (Gauvreau. Dussault, 1993, p. 316)

    La syllabe renvoie certaines qualits sensibles ou motives, des nuances affectives ou de teinte, mais en ce sens, e lle convient beaucoup plus l'image mmorante et l'image transfigurante qu' l'image explorenne. galement, elle est pertinente pour l' image rythmique par le caractre physique inhrent l'mission du son. Elle est ce qu'il y a de plus sensoriel dans la langue et permet en quelque sorte de battre la mesure ... En gardant la sy llabe, Gauvreau fait preuve d'un sens stratgique ingnieux. En apparence, dirais-je, il chappe la convention de la langue: [ ... ] il n'y a pas de syllabe qui ne soit la partie intgrante d'avalanche de mots. (Gauvreau, Dussault, 1993, p. 299) L o il y a sy llabe, il y a langue courante, et l o il y a langue courante, il y a tangibilit. Or, les agencements

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    de lettres (particulirement de consonnes) sont souvent trop audacieux pour que l'on y reconnaisse les syllabes de la langue franaise , mme si les sonorits de ces lettres sont bel et bien du ressort de la phontique franai se. On se croirait plutt en prsence d'un morcellement d'une langue germanique quelconque et/ou d'Europe de l'Es t parce que l'on coute diffremment les langues que l'on ne comprend pas. Cependant, je se rais tente d'apporter une nuance mes propos, en opposant deux formes d'ex ploren : le soft, tel qu'on le retrouve dans tal mixte (1950-51) par exemple, et le hard de

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    abuzd lufle ozcrondche gru tche agrgutche glussml mouorte melze mouof woulplof pufft tpurrt aglin slanne apbcht c1arolina-clannaclunnaclubec

    4 )) dans Jappements la lune

    Si les syllabes franaises du premier extrait sont plus facilement identifiables que dans le deuxime extrait, il n'en demeure pas moins que les deux formes d'exploren chappent toute analyse objective. L o il y a image explorenne, il n'y a dj plus de langue courante; il n'y a donc plus tangibilit. En ce sens, je privilgie davantage la premi re dfinition de la matire, celle posant l'alphabet, la lettre comme unit de base, avec la particularit sonore propre chacune. Les jeux de lettres donnent ainsi l'image explorenne une plasticit sonore; plus exac tement, ils contribuent la composition d'un schma sonore qui fait passer le lecteur d'un niveau de sensibilit un autre: [ ...lles monologues o le personnage principal s'exprime dans ce langage que Gauvreau appelle exploren, des moments o l'auditoire entre parfois, par ce langage, dans un vritable tat second. (Bourassa, 1986, p. 259) li Y a lieu d'tablir certains liens entre la capacit reprsentative de l'exploren et la capacit reprsentative de la musique.

    D'abord , pour Susanne K. Langer, la musique n'aurait pas t invente si elle avait eu les mmes proprits que le langage verbal: To render the 1Il0st ordwry f eelings, S ilch as love, loyalty or anger, ilnalllbigLlOilsly and distinctly, \VOL/Id be lIlerely to dL/plicale \Vhat verbal appellation do weil enoilgh. (Langer, 1942, p. 233) Au cours de l'exprience cratrice de Gauvreau, il est arriv un moment o les mots connus, mme lorsq ue agencs en images transfigurantes, ne lui suffisaient plus exprimer ses angoisses et ses dsirs: Les tats singuliers doivent tre traduits par des lments singuliers. Mais comme ces lments singuliers ne sc trouven t pas dans la lune (hlas) , il faut les inventer en partant des matriaux existants. (Gauvreau, Dussaul t, 1993, p. 300) Cela dit, nous pouvons voir une premire

  • quivalence entre ces deux disc iplines expressives: la musique et le langage exploren ont celte capacit d'articuler des formes que la langue courante ne peut mettre de l'avant:

    Les mots (et toutes les dfinitions sont formes de mots) ne sont - l'origine. du moins - que de simples rfrences permettant d'voquer conve nti onnellement des ta ls sensibles connus de tous les interlocuteurs qui utilisent ces mots [ .. .1 (sauf en posie o le langage, au lieu de demeurer un signe conventionnel pour voquer des tats pralablement connus, devient organiquement une ralit sensible autonome el absolument concrle). (Gauvreau, Dussault, 1993, p. 33)

    Partant de cette affirmation, nous pourrions dire que la posie de Gauvreau, plus prcisment l'image explorenne, est du domaine de l'opac it, qu'elle se signifie elle-mme. Or, il n'en est rien. Dois-je rappeler que l'exploren est d'abord et avant tout sonore? Comme la musique, il se fait langage des motions, bien qu'il ne soit pas leur expression au premier degr.

    Ce que la musique et l'exploren arrivent reprsenter, c'est une morphologie des sensations et non une sensation en particulier. Pour employer la terminologie de Susanne K. Langer, les deux arts sont des signes chatoyants et, par dfi nition, chappent au schma opposant transparence et opacit:

    Ils message is nOl an immutable absrraclion, a bare, unambiguous, jixed concept, as a fesson in the higher mathematics of feeling should he. Ir is a/ways new. no matter how weil or how long we have know1l il, or il Joses ilS meaning; il is nOllransparent bul irridescent. Ils values crawd each alher, ils symbols are inexhaustible. (Lnnger, /942 , p. 239)

    La lettre, en tant qu'objet sonore, n'est donc jamais vide de sens, mme si ce sens n'est pas immdiatement dcelable. De plus, nous ne pouvons lui attribuer une signification fixe et limite. Parce que l'image explorenne est une prsence intriorise

  • ayant certaines connotations motives et affectives, elle