Poster LE REBELLE - Cjoint.com · contes kabyles qui parlaient de sultans, de guerriers, de femmes...

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  • Les REBELLES : Che Guevra et Lounes MATOUB Poster Réalisé par R. ASMANI - http://asmani.unblog.fr

    LE LIVRE :

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  • REBELLE

  • Lounès Matoub

    RebelleAvec la collaboration de Véronique Taveau

    Stock

  • À ma famille,À tous les militants de la cause berbère,

    Aux démocrates algériens assassinés,Et à tous ceux qui m'ont soutenu

    dans ces épreuves.

  • Il y a des temps où l’on ne doit dépenserle mépris qu'avec économie

    à cause du grand nombre de nécessiteux.CHATEAUBRIAND.

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    À cinq ans, j'ai failli mettre le feu au village.Ma première bêtise - j'ai presque envie de diremon premier fait d'armes. Les conséquencesauraient pu en être dramatiques. Ce jour-là, avecquelques copains de mon âge, nous jouions, entoute innocence. Sauf que la situation del'époque ne se prêtait guère à l'innocence. Nousétions en pleine guerre d'indépendance et on neparlait à l'époque que de maquis et d'occupationfrançaise. Ma mère n'avait pas le temps de mesurveiller. Elle était seule avec ma grand-mèredans notre maison de Taourirt Moussa, unvillage de Kabylie. Elles avaient beaucoup demal à joindre les deux bouts. Ma grand-mèreavait une force de caractère extraordinaire.C'était

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    le pilier de la maison, qu'elle gérait et orga-nisait. Elle devait aussi se sentir seule parfois :ses trois fils étaient à l'étranger, dont mon père,qui, comme beaucoup de Kabyles, avait choisila France. Il n'y avait pas de travail chez nous.Il envoyait à ma mère l'argent dont nous avionsbesoin. C'était l'essentiel de notre revenu.

    Enfant unique - ma sœur est née l'année qui asuivi l'indépendance -, j'étais, on l'aura deviné,turbulent. Ce que l'on appelle un gamindifficile. Seul « homme » dans un universpeuplé de femmes, j'étais gâté plus que deraison malgré nos faibles moyens, mais nousn'avions pas ou peu de jouets, sauf ceux quenous parvenions à nous fabriquer : il nousfallait être imaginatifs et inventifs.

    il faut avoir vécu cette période pour mesurerla tension qui régnait dans nos villages deKabylie. Si, pour nous, les enfants, cette guerreétait une aubaine, puisque nous disposionsd'une liberté presque totale, les adultes n'ayantpas le temps de nous surveiller, pour nosfamilles, pour les hommes surtout, c'étaitl'occupation, l'humiliation. Il y avait lesmaquisards. Il y avait les Fran-

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    çais. Pour nous, la ligne de partage allait de soi: d'un côté les gentils et de l'autre les méchants.Je voulais être comme les adultes que je voyaisconspirer à voix basse. Je les enviais. Je voulaisjouer «au grand», faire tout ce qui était interditaux gosses de mon âge. J'étais un Moudjahid.Un combattant, malgré mes cinq ans.

    Ce jour-là, donc, j'étais parti avec ma petitebande. Un peu à l'extérieur du village, il y avaitdeux «gourbis», ces sortes de cabanes faites debranchages et de chaume que l'on trouve sifréquemment chez nous. Ils appartenaient à desvoisins mais ma famille y entreposait du foin.Moi, j'avais l'habitude de m'y réfugier pourjouer. C'était ma cachette secrète. Une fois deplus, j'avais ramassé tous les mégots que j'avaispu trouver et, muni de ces précieux trésors et dequelques allumettes, j'étais allé avec un copainme cacher pour fumer.

    Dans l'un des gourbis où nous avons craquédes allumettes, le feu s'est déclaré, embrasantles ballots de foin, puis s'est propagé enmenaçant le village tout entier.

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    J'avais peur mais, en même temps, je ressentaisune certaine fierté. Je venais sans nul doute defaire quelque chose d'important.

    En effet, les Français - notre village étaitencerclé par trois camps de l'armée - ont aussitôtpensé à une provocation, une action desmaquisards. Tout le village a été réuni, hommes,femmes et enfants, sur la place centrale. C’est àce moment-là que je me suis rendu compte quej'avais fait une énorme bêtise. Je ne voulais pasme dénoncer. Mes copains non plus, d'ailleurs :nous avions trop peur. Une fois l'incendie éteint,les habitants ont cherché les coupables. L'événe-ment était assez grave pour que tous les moyensaient été mis en œuvre afin de démasquer le oules incendiaires.

    Je ne me souviens plus de la façon dont leschoses se sont exactement déroulées, mais, àmon grand effroi, nous avons fini par êtredécouverts.

    Les voisins propriétaires des gourbis s'étaientadressés aux maquisards pour obtenir réparation: à l'époque, malgré leur

    clandestinité, ils continuaient à organiser la viedu village au nez et à la barbe des Français.Chaque fois que cela s'avérait nécessaire, ilsrendaient la justice. Et leurs décisions étaientabsolument sans appel : personne n'aurait osés'opposer à eux.

    Ils sont donc venus chez nous et ontdemandé à ma mère de leur livrer le « coupable», dont ils avaient appris le nom, afin de lejuger. Ma mère est allée me chercher. Je n'étaispas bien grand et elle m'a installé sur son dos,comme les femmes le font chez nous. La voyantrevenir apparemment seule, les maquisards, unpeu énervés, lui ont demandé où était l'auteurdu délit. «Là», leur a simplement dit ma mère -et elle m'a désigné du doigt. Ils s'attendaient àvoir un adulte, ils ont découvert un petitbonhomme de rien du tout. Pris d'un fou rire, ilsont eu cette réflexion : « Des gosses comme çavoudraient-ils incendier des villages? Ils sontl'innocence même. » C'est cette « innocence »qui m'a sauvé d'une raclée certaine. Je m'enétais, cette fois-là, plutôt bien tiré.

    Nous étions en 1961. Nous vivions des

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    moments difficiles, des moments importantspour notre histoire et pour l'avenir de notrepays. Les souvenirs que j'ai gardés de monenfance, comme celui-ci, sans doute le pluslointain, sont à la fois riches et tendres. Ils onttrès profondément marqué le petit garçon quej'étais. J'étais turbulent, je le suis toujours.Rebelle. Je le serai toute ma vie.

    Je suis né le 24 janvier 1956 sur les hauteursdu Djurdjura, dans une famille modeste. Mamère, une femme merveilleuse, a toujours faittout ce qu'elle pouvait pour atténuer l'absence demon père. En 1946, il avait dû quitter le payspour aller en France, seul moyen à l'époque defaire vivre sa famille. De lui, nous avions peu denouvelles. De temps en temps, une lettre nousparvenait. Il nous disait que, loin des siens, lavie n'était pas facile. Nous lui manquionsbeaucoup, comme lui manquaient aussi sesmontagnes, son pays, ses repères. C'est enFrance qu'il a vécu les premiers soulèvementsde la guerre d'Indépendance, en 1954 - ces«événements», comme on les

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    appelait alors, qui allaient devenir la guerred'Algérie.

    Ma mère n'avait pas la tâche facile avec moi.Elle tenait à la fois son rôle et celui du père.Elle devait travailler dur pour m'élever. Souventj'allais la rejoindre dans les champs où je laregardais, des heures durant. Je l'admiraisprofondément.

    Elle travaillait dans nos champs mais éga-lement dans ceux des autres. Lorsque j'allais lavoir, après l'école ou les jours de vacances, elleétait tout le temps en train de chanter avec lesautres femmes. Elles s'interpellaient d'unchamp à l'autre et reprenaient en chœur desuperbes chants kabyles, tout en gaulant lesolives.

    Lorsque ma mère était à la maison, quelleque fût sa tâche, elle chantait. En roulant lecouscous, en rangeant, elle chantait. Je croisque c'est elle qui m'a véritablement initié à lachanson.

    Sa voix est très belle, plus belle que lamienne, avec quelque chose d'envoûtant, dedoux et puissant à la fois. Dans le village, lorsdes fêtes et des veillées funèbres, c'est à

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    elle que l'on faisait appel. Cette voix m'a bercétoute mon enfance.

    Ma mère n'est pas instruite, elle ne sait pas lire,mais elle conte divinement bien dans un langaged'une richesse étonnante. J'ai encore le souvenirdes veillées, le soir au coin du feu. Ma mèreéveillait mon imagination avec de merveilleuxcontes kabyles qui parlaient de sultans, deguerriers, de femmes superbes. Il y avait dans sesparoles comme une magie. Les mots étaient touten subtilité, en nuances, et ses contes devenaientde véritables poèmes.

    Pour elle, qui n'a jamais pu aller à l'école,l'instruction - la mienne - était essentielle. Ilfallait que j'obtienne ce «savoir», cette éducationqu'elle aurait tant souhaité avoir. Elle voulait queje sois savant, ce serait sa revanche. Bien sûr,pour moi comme pour beaucoup de garçons demon âge, apprendre était loin d'être ce qu'il yavait de plus important dans la vie : je passaisplus de temps dehors, dans les champs, à joueravec mes copains, que dans la salle de classe.J'avais fait de l'école buissonnière un art de vivre.D'ailleurs, j'avais décidé une fois pour

    toutes que l'enseignement scolaire n'avait rien àm'apporter, qu'il n'était pas pour moi. Le seul faitde m'ennuyer ferme en classe suffisait à me fairedétester l'endroit. Pourtant, je dois reconnaîtrequ'à l'époque l'école avait un sens. On ydispensait un véritable savoir. Celle de monvillage, construite à la fin du siècle dernier, étaitde pur style colonial. Aujourd'hui encore, c'estl'une des plus vieilles de Kabylie.

    La première fois que j'y ai mis les pieds, début1961, je n'avais pas encore six ans. Ma grand-mère, me trouvant assez mûr, était allée voir lesinstituteurs pour leur demander de me prendredès que possible. Comme elle voulait absolumentqu'ils m'acceptent, elle allait généralement lesvoir avec des sacs pleins de provisions. Au boutd'un certain temps, ils ont fini par dire oui et cefut ma première « rentrée », à la grande fierté dema grand-mère et de ma mère.

    Moi, cela ne m'arrangeait pas du tout. Dès ledébut j'ai éprouvé un sentimentd'emprisonnement. L'école m'était une sorted'esclavage et, alors que je voulais mon indé-pendance, que je rêvais de liberté, je me

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    retrouvais enfermé, contraint de rester assis desheures durant. Je ne voulais qu'une chose : êtredehors.

    Je faisais donc l'école buissonnière tout letemps. Les maîtres venaient à la maison pour seplaindre. J'étais puni. Pendant quelques jours,j'obéissais. Et je recommençais de plus belle.Toute ma scolarité s'est déroulée de cette façon :un véritable bras de fer. On était une petitebande. Sitôt sortis de la maison, nous cachionsnos cartables et nous partions à l'aventure. Nouspassions plus de temps à poser des pièges ou deslacets pour attraper des lièvres ou des étourneauxqu'à nous soucier de livres et de cahiers. Pourcela, nous allions juste à proximité du village.Nous déterrions des vers qui nous servaientd'appâts. Ensuite, nous posions les lacets pourattraper des oiseaux, comme nous l'avions vufaire aux adultes. Parfois nous manquions notrecoup et nous n'attrapions rien. Parfois il nousarrivait de piéger des grives. Ma mère megrondait tout le temps. Pour que je n'aie pasl'alibi de courir les champs, c'est elle qui tendaitdes

    lacets et des colliers. Il lui arrivait de ramenerdans sa gibecière plus d'étourneaux ou de grivesque n'importe quel homme du village. Je guettaisson retour du champ pour savoir combien degrives elle avait dans sa hotte. On les mangeaitavec des haricots blancs et du couscous - unvéritable festin dont on raffolait. Plusieurs heuresavant de passer à table, nous nous en délections.Moi, déjà je regardais ma mère préparer les grivesdans la cuisine, surveillant ses moindres gestes.

    Mes seuls bons souvenirs d'école me viennentdes instituteurs de l'époque. Ils étaient français etconnus sous le nom de pères blancs *, sans douteparce qu'ils étaient toujours vêtus de blanc.C'étaient des religieux, des missionnairescatholiques, mais leur enseignement était laïc.

    Le programme était le programme de laRépublique, celui que l'on dispensait alors

    * Au moment où ce livre allait être mis sous presse aeu lieu l'assassinat des pères blancs de Tizi-Ouzou. Lemeurtre de ces hommes aimés de tous m'a bouleversé.

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    dans les écoles françaises. On nous parlait del'histoire de France, évidemment -Vercingétorix, la Gaule -, mais également desconquêtes liées à notre propre histoire. Les pèresblancs nous faisaient lire des livres. Dans l'und'eux, on parlait de Jugurtha, enchaîné puisemmené de force à Rome. Jugurtha, c'était notrehistoire, celle de notre peuple, qu'on se racontaitlonguement le soir au coin du feu. Il était notremythologie, nous connaissions ses aventures parcœur.

    Jugurtha était ce roi berbère qui avait osédéfier l'autorité et l'oppression romaines.Pendant plusieurs années, il avait combattuhéroïquement avant d'être trahi par Bocus, sonbeau-père. H avait alors été capturé par lesRomains. Dans le livre qui racontait cettehistoire de courage et de rébellion, il y avait denombreux dessins et gravures. Je me souviensparfaitement, sur l'un d'eux, des traits deJugurtha enchaîné dans sa cage. Ce dessin a étépour moi une sorte de révélateur. Pourquoi ceroi berbère, dont nous sommes les descendants,avait-il pu ainsi être humilié? J'ai ressenti à cemoment un profond

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    sentiment d'injustice, une blessure presquepersonnelle. Ces émotions, ces interrogations jeles dois, il faut le souligner, aux pères blancs.Aujourd'hui, je suis persuadé qu'ils ont joué unrôle actif dans ma prise de conscienceidentitaire. Non seulement la mienne, mais aussicelle de nombreux enfants de ma génération,ceux qui ont eu la possibilité de suivre leurenseignement. C'est sans doute grâce à eux quej'ai pris conscience de la profondeur de mesracines kabyles. Ils ont à leur façon contribué aurefus d'amnésie de toute notre société.

    C'est sans doute à cause de cela que lepouvoir algérien, à maintes reprises, a essayéd'amalgamer la question berbère avec laprésence des pères blancs. On a souvent affirméque « le Berbère est la création ducolonialisme». C'est faux historiquement, et trèsinjuste envers ces religieux qui n'ont jamaisessayé de nous imposer le moindreendoctrinement.

    Us nous parlaient de valeurs morales, nousavions des cours d'instruction civique maisjamais religieuse. Leur enseignement

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    m'a profondément ouvert l'esprit, il ne l'a pasdévoyé ou annexé.

    Certains pères blancs n'hésitaient pas às'impliquer dans le combat. À ma connaissance,cependant, aucun n'a rejoint le maquis. Uscombattaient à leur façon le colonialisme en nousenseignant, à nous jeunes Kabyles, les principesélémentaires de la République, des notions aussifondamentales que la démocratie et la laïcité.

    À l'école, l'enseignement était en français.Nous n'apprenions pas l'arabe, ni le berbèred'ailleurs. Nous n'étudiions pas non plus leCoran. Il y avait bien des endroits, des écolesprivées qu'on appelait les zawiyas, où il étaitpossible d'apprendre l'arabe et de suivre descours d'instruction religieuse. Je n'y suis jamaisallé. Cela ne m'intéressait pas. Je n'allais pas à lamosquée, sauf peut-être au moment du carême.J'essayais de prier, sans comprendre ce que jedisais. Pour moi, la chose était évidente : jeparlais kabyle, c'était ma langue maternelle etj'apprenais le français à l'école. C'était tout.

    Chez nous, jamais personne n'a été obligé deprier. J'ai vu parfois des vieux, des

    femmes prier, y compris dans ma famille. Maisla prière se faisait d'une façon naturelle, selon lesconvictions de chacun et £ sa manière. Cetteliberté a toujours été respectée. Pas besoind'avoir le Coran sous les yeux ou entre les mainspour se rapprocher de Dieu. Chez moi, en toutcas, les choses se sont toujours déroulées ainsi.

    Pour en revenir aux pères blancs, la plupartd'entre eux parlaient kabyle. Ils avaient le plusgrand respect pour notre société. Ils nous aidaientbeaucoup, nous, les enfants, mais aussi lesadultes, nos mères, nos pères. Dans un villagevoisin du mien, il y avait une communauté desœurs blanches. Lorsqu'une femme était enceinteou sur le point d'accoucher, c'étaient elles qui lapréparaient à son futur rôle de mère et quil'aidaient pendant l'accouchement. Ces sœursblanches avaient une fonction sociale importante.Elles apprenaient aux filles à coudre, à tisser, àbroder, tout cela dans le respect de nos traditions.

    Il ne faut pas oublier non plus que ce sont eux,les pères blancs et les sœurs blanches qui nousont permis de préserver une partie

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    de notre mémoire. Après l'Indépendance, certainssont restés en Kabylie. L'identité berbère acontinué d'être niée par le pouvoir algérien. Toutce qui pouvait représenter la berbérité étaitsuspect. Notre tradition, notre culture, jugéessubversives, étaient essentiellement orales et rienn'était fait pour en assurer la transmission et lasurvie.

    Ce sont les pères blancs qui ont permis lespremières publications de dictionnaires. Sur leplan lexicographique, ils ont fait un travailénorme. La société kabyle, dans son ensemble,leur doit beaucoup.

    Dans la période qui a précédé l'Indépendance,pendant les dernières années de la guerre, certainspères blancs ont été surpris à aider desmaquisards. Ils leur donnaient de la nourriture,parfois même ils les cachaient. Je me souvienstrès bien de l'un d'entre eux : il s'appelait le pèreMax. Lorsque l'armée française a découvert qu'ilravitaillait des responsables du maquis, il a étémuté. On l'a envoyé à l'autre bout de l'Algérie,très loin de la Kabylie. Je l'ai revu bien plus tardaprès l'Indépendance. Il avait la charge de l'égliseNotre Dame d’Afrique à

    Alger. H est devenu un ami de la famille. Àplusieurs reprises, je lui ai proposé mon aidepour la restauration de l'église Notre-Dame.

    À cette époque, l'armée française était sur lesdents et omniprésente. La Kabylie n'échappaitpas à cette occupation. Région montagneuse,couverte de forêts et très escarpée, la Kabylieabritait de nombreux maquis - c'était sa fierté.Tout Kabyle était d'emblée considéré commesuspect aux yeux des Français. Nous étions unbastion sous très haute surveillance. J'étais, moi,très jeune, mais je garde présents à l'esprit dessouvenirs précis de ces années. Enfants, mescamarades et moi, nous jouions évidemment à laguerre. Nous en avions une en face de nous quinous servait de modèle : nous étions auxpremières loges.

    Les deux camps étaient parfaitementdéterminés : il y avait les maquisards, lesMoudjahidin, nos héros. Et les autres, ceux quenous méprisions, l'ennemi, les soldats français.Le premier souci était de se fabriquer des armes.Ceux qui étaient le mieux

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    armés avaient un avantage considérable sur lesautres et surtout, suprême honneur, pouvaientdésigner ceux qui seraient dans un camp ou dansl'autre. Moi, je voulais toujours être maquisard,parce que pour moi c'étaient toujours ceux quigagnaient. Nos références étaient évidemment leFLN, ou plus précisément l'ALN, l'Armée delibération nationale. On voulait tous en faire par-tie, d'où d'interminables et rudes bagarres pourdésigner les membres de chaque camp. Nousfabriquions nos mitraillettes avec des morceauxde bois ou de roseau, ou tous les morceaux deferraille que nous pouvions récupérer. Et on sebattait. Les batailles étaient sanglantes à souhait,il y avait beaucoup de morts. Il y avait aussi lestraîtres, que l'on torturait jusqu'à ce qu'ils avouent.

    Rien n'était plus passionnant que d'écouter lesconversations des adultes, les détails qu'ilsdonnaient sur la guerre. Enfants, nous necomprenions pas tout, mais suffisammentpourtant pour nous inspirer le lendemain du récitentendu la veille. Tel maquis était venu à boutd'une patrouille... Les Français font machinearrière à tel endroit...

    Nous vivions tout cela d'une manière intense.Nous nous trouvions héroïques. Le soir, jeracontais fièrement mes exploits. Ma mère et magrand-mère écoutaient d'une oreille distraite.Mais qu'importait !

    L'armée française était partout. Dans monvillage, à Taourirt Moussa, il y avait trois postesmilitaires. Le premier installé à l'entrée duvillage, le second au centre, le dernier, enfin, à lasortie. Tout était minutieusement contrôlé, lespassages soigneusement vérifiés. Mais, enfant, jen'ai pas le souvenir de la moindre agressivité ouviolence de soldats français contre moi ou l'un demes camarades. Ils étaient même plutôt gentils.Je me souviens que mes copains et moi, dès quenous le pouvions, nous nous approchions duposte qui se trouvait dans le village. Notreobjectif : pénétrer à l'intérieur sans être vu, à lamanière des maquisards. Nous nous disions alorsque c'était un glorieux fait d'armes que nousétions en train d'accomplir. Et on volait tout cequi pouvait l'être : c'étaient nos prises de guerre.Il y

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    avait, près de l'entrée, une sorte de dépôtd'ordures sur lequel les Français déversaient toutce dont ils voulaient se débarrasser. À plusieursreprises, nous avons escaladé les grilles deprotection pour aller fouiller les tas d'ordures.Plusieurs fois nous avons ramassé des boîtes decamembert, de sardines ou de thon. Des boîtespérimées dont les Français se débarrassaient.Nous les rapportions chez nous ou nous lesmangions entre copains. Jamais nous n'avons étémalades, à croire que notre bravoure nousimmunisait.

    Je me souviens également que ma mère élevaitquelques poulets et des lapins pour améliorernotre quotidien. Une fois, un soldat français estvenu lui acheter un lapin. Quelques jours plustard, nous avons aperçu le lapin qui n'avaittoujours pas été tué. Ma mère est venue avec moiet m'a fait la courte échelle. J'ai escaladé le muretde protection et j'ai récupéré notre lapin. Unesemaine plus tard, ma mère a revendu au mêmesoldat le lapin qu'il avait acheté la semaine pré-cédente. J'étais très fier : nous avions berné

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    les Français. Nous avions deux fois plus d'argentsans avoir été pris en flagrant délit de vol. Lesjours suivants, j'ai surveillé de nouveau le camp :cette fois plus de trace du lapin.

    Il y avait pourtant ce lieutenant qui nousterrorisait, nous les gosses. Moi particulièrement,parce qu'il avait la réputation d'aimer les chats.Pour moi, aimer signifiait manger, or j'avais unchat que j'adorais. Chaque fois que ce lieutenantapprochait, je me précipitais vers mon chat pourle cacher. Si les Français mangeaient les chats, ilfallait d'autant plus s'en méfier.

    H y avait des moments plus difficiles. Parexemple, lorsque l'armée française faisait desopérations de ratissage à la recherche demaquisards. Ou lorsque les soldats investissaientce qu'ils estimaient être des centres deravitaillement. Nous étions alors réveillés aumilieu de la nuit. Tout était retourné, fouillé.Nous ne pouvions rien faire, rien dire.L'opération durait parfois plusieurs heures.Après, il fallait de nouveau tout ranger, essayerde tout remettre en ordre. Vers

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    la fin de la guerre, en 1961, ce type d'opérations'est multiplié. Parfois les maquisardsdescendaient dans les villages pour, je suppose,chercher de la nourriture. U m'est arrivé de lesvoir : c'était chaque fois des moments de grandefierté. Je me racontais mille fois la scène enprévision de ce que j'allais dire le lendemain àmes copains. Une nuit où j'avais dû veiller avecma mère et ma grand-mère, ils sont arrivés. Jem'en souviens parfaitement, j'étais très ému. Ilsétaient quatre. Je leur ai dit que je voulais êtremoi aussi un Moudjahid. L'un d'entre eux m'a misune mitraillette entre les mains et a dessiné, avecun restant de café, une moustache au-dessus demes lèvres. À ce moment, j'ai eu le sentimentd'être un véritable combattant.

    II y avait aussi les arrestations sommaires, lestortures, dont on parlait beaucoup durant toutecette période. Une fois, en rentrant de l'école, mescopains et moi nous avons vu trois hommespendus à un arbre. L'image était très dure. Elle estgravée dans ma mémoire. Aujourd'hui encore, jerevois ces trois cadavres, la peau déjà noire, le

    corps suspendu au bout de la corde. Des harkis,sans doute. Ils avaient été pendus par desmaquisards.

    En fait, nous avions plus peur des harkis quedes soldats français; c'était un sentiment partagédans toute la Kabylie. Pour nous, les harkisétaient des renégats. Des gens qui trahissaient lesleurs, des collaborateurs. Les soldats françaisn'avaient pas choisi de venir. Beaucoup étaienttrès jeunes et faisaient leur service militaire. Lesharkis, en revanche, étaient d'ici. Certains étaientde nos villages, connaissaient nos familles etnotre mode de vie. Il y a eu beaucoup de trahisonsà cette époque.

    Nous avions très peur des « descentes » qu'ilspouvaient faire. Ma grand-mère, ma mère et moi,nous dormions dans la même pièce à cause d'eux.C'était devenu une hantise. À chaque bruitsuspect, il y avait un vent de panique dans lamaison. Ma grand-mère sursautait et pensaitimmédiatementaux harkis.

    Un jour, un harki de notre village est venuchez nous car il connaissait bien ma grand-

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    mère. II criait devant notre maison : « On l'a tué,on l'a tué » en parlant d'un maquisard qui venaitd'être abattu. Les craintes de ma grand-mère enont été redoublées.

    À cette même époque, beaucoup de Kabylesqui vivaient à Alger sont retournés dans leursvillages à cause de l'OAS. Il y a eu tout à coup unafflux de ces gens que nous connaissions plus oumoins, mais surtout qui nous regardaient de hautparce qu'ils arrivaient « de la grande ville ». Nousétions, nous, des villageois, des montagnards,fiers de ce que nous étions. Ces intrus, qui ne ces-saient d'afficher leur supériorité de citadins etnous considéraient ostentatoirement comme desrustres, nous exaspéraient autant qu'ils nouscomplexaient. Nous étions surtout très jaloux desenfants qui, luxe suprême, avaient de « vrais »jouets, des objets qui nous paraissaientmerveilleux à nous qui passions notre temps àbricoler tant bien que mal ces chosesapproximatives que nous baptisionspompeusement «jouets ». Évidemment, ils nenous prêtaient pas les leurs, ce qui a engendré unnombre

    de coups de poing dont nos parents se sou-viennent certainement encore.

    De l'Indépendance, je n'ai que peu de souvenir.On m'avait raconté que les Français allaientpartir, et je trouvais cela plutôt bien. Surtout, jesentais que les adultes étaient euphoriques. Ils neparlaient que de cela, ne pensaient qu'à cela. Lejour de l'Indépendance, je ne suis pas sorti avecde petits drapeaux, mais je suppose que j'ai dûaller crier ma joie comme tout le monde. J'avaissix ans. Pour moi, c'était une fête, peut-être unpeu plus bruyante que les autres, mais c'est tout.Pendant toute la période de la guerre, je n'avaispas eu à souffrir de la faim ou d'autre chose. Mamère, je pense, avait réussi à m'éviter toutemesure de rationnement. Je ne sais pas commentelle a fait, parce que j'ai appris plus tard que, pourbeaucoup de familles la guerre avait étésynonyme de misère. Tétais trop jeune pour merendre parfaitement compte de ce qui se passaitautour de moi. Et des difficultés que la guerreavait engendrées. Plus tard, en par-

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    lant avec ma mère, j'ai su qu'elle avait souvent eudu mal à trouver de la nourriture. L'argent étaitun problème constant. Elle a vécu les années deguerre dans un état d'angoisse permanent,regrettant l'absence de mon père.

    On croyait les atrocités de la guerre terminéesavec l'Indépendance. Malheureusement, il n'enfut rien. Une année après, les violences ont reprisen Kabylie. Dès 1963, les officiers de la wilaya 3(Kabylie), se sont opposés à Ben Bella, chef del'État à l'époque. Les affrontements ont été trèsdurs. Certains villages ont subi plus de brutalitésà ce moment-là que pendant la guerre de Libéra-tion. Il y a eu plus de quatre cents morts enKabylie. À la suite du conflit frontalier avec leMaroc, des dissensions sont apparues entre leschefs kabyles. Une certaine confusion s'en estsuivie. Mohand ou El Hadj, le vieux chefmilitaire, semblait en désaccord avec Aït Ahmed,le chef politique. Krim Belkacem, le signatairedes accords d'Évian, n'a pas pu rejoindre cetteopposition. Tout s'est très mal terminé. Lesmaquisards ont déposé les armes dans desconditions

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    troubles. Ait Ahmed est resté en exil pendantplus de vingt ans. Les morts ont été un peuoubliés, mais cette forme de reddition, si peuconforme à nos traditions guerrières, a traumatiséles Kabyles pendant très longtemps. Il était trèsdifficile après cela de prononcer un mot deberbère dans un bus de la capitale. Nous étionssystématiquement suspects, notre langueinterdite. Il a fallu attendre la génération del'Indépendance pour réhabiliter la Kabylie,notamment à travers le combat identitaire quenous menons toujours.

    Pour moi, comme pour beaucoup de Kabyles,l'épisode de 1963-1964 reste une déchirure qui adéclenché chez nous un véritable rejet de tout cequi était arabe. Subir une mise à mort morale estcertainement aussi dur que de subir des atrocitésphysiques. C'est du moins ainsi que nous avons,nous, vu les choses. À partir de 1963, Je peuxdire que mon éveil identitaire est allé crescendo.Les Kabyles étaient considérés commeinexistants, et l'injustice de ce déni m'indignait.

    À propos de ces moments troublés, des

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    souvenirs me reviennent à la mémoire. Justeaprès les événements qui avaient ensanglanté unenouvelle fois la Kabylie, nous faisions uneexcursion à la rivière avec les élèves de maclasse. Tout à coup, nous entendons lecrépitement d'une mitraillette, suivi quelquesinstants plus tard de coups de fusil. L'instituteurnous regroupe et nous nous dirigeons en hâte versle village. Là, nous apprenons que deux villageoisqui travaillaient dans les champs, près de larivière, avaient été abattus par des «étrangers».Tous les villageois se sont alors mobilisés pourpartir à la recherche des victimes. Arrivé àproximité des lieux du drame, quelqu'un entendun gémissement venant d'un taillis. C'était l'undes blessés. Il respirait encore, mais avait perdubeaucoup de sang. Il avait plusieurs balles dans lecorps. Il fut immédiatement évacué à l'hôpital.Aujourd'hui, il vit toujours, il est marié et père deplusieurs enfants, mais celui qui était à ses côtésce jour-là a été malheureusement mortellementblessé. Il laissait derrière lui cinq enfants. Cettetragédie endeuilla pendant longtemps monvillage. Les assassins furent arrêtés

    quelques mois plus tard. C'étaient des déserteursde l'Armée nationale populaire (ANP) de BenBella. Par peur d'être dénoncés par les deuxvillageois qui les avaient vus, ils n'avaient pashésité à les tuer.

    C'est ainsi que j'ai vu et vécu ces événementsde mon enfance. À partir de là, tout s'est accéléré.J'ai commencé à afficher ouvertement mon rejetde l'arabe, lui préférant le français que j'apprenaisà l'école. Le berbère, notre langue maternelle,était interdit. Il nous fallait une langue desubstitution. Pour nous il n'y avait pas desolution, hormis le français. Et lorsque, dans mesannées de lycée, l'arabisation nous a été imposéepar Boumediene, nous avons été meurtris.Aujourd'hui, avec le recul, j'affirme que cettearabisation forcée m'a cassé intellectuellement.Non seulement moi, mais nombre de lycéens demon âge. Cette décision autoritaire, en 1968, duministre de l'Éducation de l'époque, AhmedTaled, a été l'une des plus grandes erreurs durégime de Boumediene. J'estime, au risque d'enchoquer plus d'un, que la des-

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    cente aux Enfers de l'Algérie a commencé à cemoment-là. Aujourd'hui nous récoltons ce quia commencé d'être semé en 1968. Magénération, celle de l'après-guerre, s'annonçaitprometteuse. Cette arabisation a brisé notreélan. Nous en avons maintenant le produit : leFIS. Le Front islamique du salut est né de là, ils'est développé à l'école en toute légalité. Onlui a déroulé un tapis rouge. Pourquoi n'enaurait-il pas profité ?

    Je n'ai jamais senti l'arabe comme malangue. Et parce qu'on voulait me l'imposer, jel'ai aussitôt rejeté. Les responsables sont ceuxqui, à l'époque, ont utilisé le ministère del'Éducation comme un tremplin à des finsbassement politiques. J'avais été élevé sur leshauteurs de Kabylie, le kabyle a toujours étéma langue quotidienne, le français uninstrument de travail. Tout à coup, on a voulunous enlever ce qui avait été l'essentiel denotre culture. À aucun moment les enseignants- des Égyptiens que l'on avait fait venir deforce - n'ont essayé de nous montrer l'avantagequ'il pouvait y avoir à apprendre l'arabe : ilétait obligatoire de l'apprendre, et cela audétriment des autres.

    Il nous fallait renier le berbère et rejeter lefrançais. J'ai dit non. À chaque cours d'arabe,je séchais. Absences répétées, et donc deszéros à tout bout de champ, mais j'avais maconscience pour moi. Chaque cours manquéétait un fait de résistance, un bout de libertégagné. Mon refus était volontaire et assumé.Cette langue n'a jamais voulu entrer en moi.Jusqu'à ce jour je ne connais rien ou presquede l'arabe. Je sais écrire mon nom, monprénom, c'est tout. Je serais incapable d'écrirema date de naissance. Est-ce un handicap pourmoi dans mon pays? Non. En outre, j'assumetotalement ce refus. Le fait d'imposer l'arabecorrespondait à une volonté politique évidented'écrasement et de négation, mais il avait aussipour but d'effacer le double héritage historiqueque représentaient le berbère et le français.L'école francophone avait produit en Algérieune élite intellectuelle, et c'est sans doute cetteélite que l'on a voulu réduire au silence. Il nefallait plus rien produire. Tout ce qui sortait del'école francophone était suspect et subversif.Plus question de parler d'ouverture d'esprit, deliberté de pensée

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    et d'expression, tout cela devait être soi-gneusement contrôlé. Le gouvernementBoumediene s'y est consacré. Nous en voyonsaujourd'hui les résultats.

    Si je suis amer, c'est parce que je me rendscompte du gâchis qui a résulté de ces années-là. Le français avait été pour moi une chance.U m'avait ouvert l'esprit, m'avait apporté unsavoir, une certaine rigueur intellectuelle. J'airencontré des auteurs et des textes fabuleuxque je n'aurais jamais découverts si je n'avaispas eu accès à la langue française - Descartes,Zola, Hugo, le théâtre de Racine ou la poésiede Baudelaire, pour ne citer que quelquesexemples. Tous ces écrivains ont modifié leregard que je portais sur le monde. J'aiégalement beaucoup lu les auteursfrancophones de chez nous, des écrivainsfantastiques comme Feraoun ou Mammeri.Feraoun, ami de Camus, était d'un villageproche du mien. Il a même été directeur del'école de mon village. En 1962, il a étéassassiné par l'OAS. Il s'est énormémentexprimé en français parce eue pour lui c'étaitnaturel. Il m'a profondément marqué.

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    Cet apprentissage a été bénéfique,constructif. J'ai le sentiment de posséderquelque chose d'important et de précieux.L'arabe, je suis désolé de le dire, n'a pas pro-duit d'élite digne de ce nom en Algérie. Il aréprimé, étouffé, puis engendré ce que l'onpeut voir aujourd'hui : une société qui ne saitpas où elle va, en perte d'identité.

    Le berbère, ma langue, est interdit. Cettelangue si belle dans laquelle j'ai appris à par-ler, que j'utilise dans mes textes, qui me per-met de faire mon métier de chanteur, resteindésirable en Algérie où elle n'est pasreconnue. Pas enseignée. Un paradoxe : pourle ministère algérien de l'Éducation nationale,elle n'existe pas, alors que nous sommesplusieurs millions à la parler. Alors, chaquefois que je parle dans ma langue, c'est commeun acte de résistance.

    C’est par notre langue que nous existons :plus elle sera bafouée, plus notre réflexeidentitaire sera grand. Plus on séquestre notrelangue, plus on la nie, plus il y aura résistance.Cette langue transmise par ma mère est monâme. C'est grâce à elle que je me suisconstruit, que j'ai rêvé en écoutant

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    des chants ou des contes. Cette langue portedes valeurs sûres. Des valeurs morales trèsprofondes, comme la dignité, l'honneur, larigueur, tout ce qui a fait notre peuple au coursdes siècles. On a essayé de nous inculquer desvaleurs qui n'étaient pas les nôtres. On aessayé de nous imposer des références quinous étaient étrangères. Nous les avonsrejetées, et nous continuerons à le faire.

    Ce qui est essentiel aujourd'hui, c'est notrecombat identitaire. Si on ne le comprend pas,il est impossible de saisir ce qui se passe dansnotre pays. Impossible également decomprendre la raison qui nous pousse, nousKabyles, à être à la pointe de la résistance.Nous avons subi l'oppression, la répression etde nombreuses conquêtes - celles desRomains, des Turcs, des Français, des Arabes.Malgré cela, il y a en Kabylie des musulmans,des chrétiens, des croyants et des non-croyants. Nous n'avons jamais rejeté l'islam,nous l'avons adapté à nos traditions. Même sicela doit déplaire à certains, c'est la réalité. Unde nos dictons résume parfaitement notreposition : « Celui qui mange ce qu'il n'a pasdésiré, le trouvera

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    fatalement aigre au goûter.»... Aujourd'hui,nous voulons avoir le droit de choisir. C'estmême l'enjeu essentiel.

    Comme mon enfance, mon adolescence aété difficile et ma scolarité mouvementée. Il nepouvait en être autrement. J'ai évidemmentcontinué à faire l'école buissonnière, peut-êtremême de façon plus systématique. Jem'ennuyais sur les bancs de l'école, et le lycée- qu'on appelait CEM (collège d'enseignementmoyen) chez nous - n'y a rien changé. Dès lasixième, je me suis bagarré avec mesprofesseurs. Je préférais êtreailleurs, dans les champs, à capturer desoiseaux. C'était l'une de mes distractionspréférées. D'absences répétées en retardssystématiques, j'ai fini par être renvoyé de tousles collèges de ma région. J'ai dû en faire uncertain nombre car plus le temps passait, plusj'étais envoyé loin de chez moi. Je n'ai jamaiscompté le nombre de fois où j'ai été renvoyé :cela doit être impressionnant. Un jour de1974, alors que j'étais

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    interne au lycée de Bordj Menaiel, il y eut unmatch important : l'Algérie jouait contre leBrésil. J'ai quitté le lycée pour aller le voir.Lorsque je suis rentré, il était fort tard et lesurveillant général n'a pas voulu m'ouvrir laporte de l'internat. Je me suis battu avec lui àcoups de poing. Le lendemain, j'étais unenouvelle fois renvoyé.

    À cette époque, je traînais beaucoup dehors.J'avais même commencé à voler des petits trucspar-ci par-là et à boire avec d'autres jeunes.J'étais sur une pente fâcheuse et les chosesauraient d'ailleurs pu très mal tourner pour moi.Je me souviens d'un incident assez grave. Nousétions un petit groupe et nous sommes entrésdans un salon de coiffure. Pour une raison que j'aioubliée, un des jeunes de la bande a commencé àm'insulter. i1 était plus âgé et plus fort que moi.J'ai tout de suite violemment réagi. Sur le comptoirde la coiffeuse, j'ai vu un rasoir. Je l'ai pris et j'aicommencé à me battre avec. J'ai frappé celui quiétait en face de moi, le touchant sérieusement. J'aiaussitôt pris la fuite, certain de l'avoir tué. Le soirvenu, je suis allé devant chez

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    moi pour voir si les gendarmes étaient là. Il n'yavait personne, mais j'ai préféré ne pas rentreret j'ai passé la nuit dehors. Le lendemain, j'aipris le premier autocar qui assurait la liaisonAlger-Tîzi Ouzou. Arrivé au village, je mesuis rendu chez une tante qui a immédiatementcompris que quelque chose de grave s'étaitproduit : j'avais du sang sur moi, j'étais couvertde boue - je ne devais pas être beau à voir. Jelui ai tout raconté et elle m'a raccompagnéchez moi. De là, j'ai été emmené chez lesgendarmes. Ma mère était en larmes et c'estpeut-être ce qui m'a fait le plus de peine. À lagendarmerie, j'ai eu droit aux photosanthropométriques, aux empreintes et j'ai étéconduit chez le procureur.

    Constat, procès verbal, deux nuits dedétention provisoire avant de retourner chez leprocureur. Il me fait la leçon - le garçon quej'avais touché n'était heureusement pasgravement blessé - et me dit de ne pasrecommencer. Comme j'étais mineur, il allaitme relâcher. Je ne sais pas ce qui m'a pris à cemoment-là, je lui ai demandé une cigarette.Choqué, abasourdi par cette

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    impertinence, sa réaction a été immédiate : il aaussitôt appelé le gendarme en faction devantsa porte et j'ai été conduit en prison. J'y suisresté un mois. Un mois ferme pour avoir osédemander une cigarette à un juge, c'était quandmême un peu démesuré. Mineur, j'ai étéincarcéré avec des majeurs. Dès mon arrivée,un père de famille m'a pris sous sa protection.Il purgeait une longue peine dont je n'ai jamaisconnu la raison. Il partageait avec moi lanourriture que ses enfants lui apportaientchaque jour. Nous sommes devenus amis etsouvent, par la suite, nous nous sommes revusà Tizi. J'ai appris i! y a quelques semaines qu'ilavait été assassiné par des intégristes, chez lui.

    Après ma sortie de prison, je me suis un peucalmé. Je revenais de loin et je n'avais surtoutpas envie de recommencer l'expériencecarcérale. Je voulais avoir un métier, quelquechose de solide. J'ai donc fait un stage demécanique générale. J'ai réussi mon examen etj'ai enchaîné ensuite avec six mois d'ajustage.Aucun rapport, on le voit, avec la musique oula chanson. Je me disais

    qu'avec une formation sérieuse entre les mainsje pourrai partir en France et trouver du travaillà-bas. Dans le pire des cas, des cousins à moi,qui avaient une petite entreprise à Alger,pourraient m'engager. Pendant six mois, j'aitravaillé dur. Je voulais absolument réussir,c'était pour moi la seule porte de sortie. Unsoir, en rentrant de l'atelier, on me tend unelettre. Elle venait de chez moi. C'était ma mèrequi m'informait que je venais de recevoirl'ordre d'appel pour le service militaire. J'airéfléchi : je pouvais demander un certificat descolarité pour continuer mes études et obtenirainsi un report d'incorporation. Je n'ai pashésité longtemps. Le lendemain je partais auservice militaire,

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    J'avais eu une nuit pour réfléchir. Rejoindreimmédiatement l'armée ou attendre un peu. J'aidécidé de me débarrasser au plus vite de cetteobligation. J'ai été incorporé à Oran. Nous étionsen 1975. Un mois exactement après mon arrivée,l'affaire d'Amgala éclatait. À la suite du conflit duSahara occidental, l'Algérie s'était retrouvéeimpliquée dans un conflit avec le Maroc, conflitqui dure toujours, d'ailleurs. À l'origine, unviolent accrochage : les troupes marocainesavaient foncé en pleine nuit sur un régiment algé-rien stationné à Amgala, dans le désert du Sud-Ouest algérien, du côté de Tindouf, et avaient faitun véritable carnage. Quelques semaines plustard, l'armée algérienne avait organisé uneopération de représailles dans

    la même région. On dit que les Marocainsavaient, cette fois, lourdement payé le prix de leurattaque. La tension entre les deux pays était à sonparoxysme et la guerre pouvait éclater à toutmoment. Telles sont les conditions danslesquelles j'ai été incorporé. Autour de moi, onme disait qu'il fallait faire cette expériencemilitaire. J'étais censé rencontrer des appeléscomme moi, des jeunes venant de toutes lesrégions du pays, que je n'aurais jamais eul'occasion de rencontrer ailleurs. Je savais au fondde moi que j'allais vivre des moments difficiles.Je redoutais cette incorporation. La suite m'adonné raison. Une fois de plus, cet événement m'aprofondément marqué. Profondément meurtri.

    Pour ceux qui n'ont pas vécu cette période, ilest sans doute difficile de comprendre. Un brefrappel historique me paraît nécessaire. Un aperçudu contexte politique, indispensable. Le pouvoirétait tenu par Boumediene depuis déjà dix ans.Climat instable, période de grande tension - lasituation était difficile. En plus de la

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    guerre qui menaçait à nos frontières, lasociété était terrorisée. Les services spéciauxdonnaient l'impression d'être partout et detout contrôler. Une véritable espionniterégnait, qui ne manquait pas de fondements.

    Lorsque je suis arrivé à la caserne, j'ai étéaffecté au service de logistique. Cela m'apermis de constater toute sorte d'abus et deprivilèges, et que l'institution militairen'échappait pas à la corruption. Jeune recruesans expérience aucune de la vie d'unecaserne, j'étais un peu perdu, La tensionmontait chaque jour d'un cran, jusqu'à ce quel'état d'alerte maximal soit décrété. Alertenuméro 1, cela signifiait pour nous quasimentl'état de guerre, et donc la fin desautorisations de sortie et des permissions.Théoriquement, tout soldat nouvellementincorporé a droit, au bout de quarante-cinqjours d'instruction, à une permission de trente-six heures. Évidemment, mes camarades etmoi avions attendu avec une impatienceextrême ce moment.

    Un jour où j'étais de garde devant lacaserne, j'ai vu une très longue file de bus et

    de camions. À bord, des centaines d'hommes,de femmes, d'enfants, tous d'origine maro-caine. Ils avaient toujours vécu en Algérie eton les renvoyait de force dans leur pays, surordre exprès de Boumediene. Certainsvivaient en Algérie depuis un siècle ets'étaient parfaitement intégrés. Là était leurvie : ils ne connaissaient rien du Maroc. Etpourtant, sur simple décision politique, parceque les rapports entre les deux pays étaient auplus mal, le régime algérien décidait de lesdéraciner. Je revois encore devant mes yeuxces files de camions et ces gens qui n'avaienteu le temps d'emporter avec eux que le strictminimum. Tout cela me paraissaitparfaitement injuste. Ces gens, je lesconnaissais, j'en avais rencontré certains enKabylie. Ils travaillaient dur - beaucoupcomme puisatiers. Jamais il n'y avait eu lemoindre problème d'intégration, la moindredifficulté avec eux. Nous avions des racinescommunes : ils étaient Chleuhs, des Berbèresmarocains du Haut Atlas. Au fin fond de nosmontagnes kabyles, j'avais découvert, et biend'autres avec moi, que des Marocainsparlaient la même langue que

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    nous. Révélation d'autant plus importantequ'à l'époque, le pouvoir algérien ne cessaitde répéter que notre langue était le produit ducolonialisme. Je me sentais très proche d'eux: de les voir ce jour-là dans ces camions sansque je puisse faire le moindre geste pour euxqui étaient mes frères, m'a profondémentmeurtri. Ils étaient traités avec brutalité. Ilsétaient transportés tels des bestiaux, puisabandonnés à Oujda, la frontière marocaine.

    Cette période a été très dure. Nous étions,je le répète, en état d'alerte permanente. Machance a été de ne pas être affecté en zoneopérationnelle, dans un groupe d'interventiondirecte. C'est la raison pour laquelle je n'airien vu du front où les combats faisaient rage.Je faisais partie de la classe 56 A. La périodeétait tellement périlleuse que nous avionssurnommé notre classe la « classe de l'enfer».Un nombre important de jeunes de cetteclasse ont été tués ou blessés. D'autres ont étéportés disparus. Leurs corps n'ont jamais étéretrouvés. Je reste persuadé qu'aujourd'huiencore des prisonniers algé-

    riens de ce temps sont toujours détenus dansles prisons marocaines. Et que cette guerreorchestrée par Boumediene n'a servi à rien.

    Pourtant très jeune à l'époque, j'ai vécucomme une profonde ignominie cet exode deMarocains déportés d'Algérie, avec pourunique bagage un baluchon fait à la hâte.J'avais conscience, même si politiquement jene maîtrisais pas forcément l'ensemble desproblèmes, que cette guerre n'avait pas desens. J'étais révolté et je ne voulais pas mebattre. Si j'avais été envoyé sur le front, je nepense pas que j'aurais été capable de tirer surun Marocain. Lui m'aurait peut-être tirédessus, mais moi je n'aurais pas riposté. Jen'avais pas cette rage du combat, ni le senti-ment de servir ma patrie en tuant ceux que jeconsidérais être mes frères. Cette période melaisse un souvenir très sombre. J'ail'impression que l'on m'a volé deux années dema jeunesse.

    Je faisais tout pour essayer de m'échapperde cet enfer. Je voulais absolument une per-mission. Je voulais rentrer chez moi, enKabylie. J'ai donc inventé un mensonge

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    énorme mais qui, finalement, a fonctionné : dela main gauche, j'ai écrit au nom de ma mèreune lettre disant que mon père était rentré deFrance avec une Française qu'il avait l'intentiond'épouser. Comme je venais d'une régionmontagneuse à forte émigration, cela paraissaitvraisemblable et la littérature kabyle est riche ennarrations se rapportant aux couples mixtes. Jesuis allé voir le commandant de la compagniequi m'a aussitôt donné trois jours de permissionexceptionnelle. J'étais évidemment le plusheureux des hommes. En fait de trois jours, jesuis rentré dix jours plus tard : je n'avais pas dutout envie de revenir à la caserne, sachant que laprison m'attendait.

    Dès mon arrivée, j'ai été convoqué par lecommandant et je me suis retrouvé aux arrêts.On m'a rasé la tête, et je suis resté quinze joursau trou.

    Ce qui m'a également beaucoup marqué, aucours de cette période, ce sont les humiliationsque, en tant que montagnard, j'ai eu à supporterde la part de certains camarades arabophones.Pour la première fois de ma

    vie, je quittais la Kabylie, je quittais ma familleet mon milieu naturel. Je quittais tout ce quiappartenait à mon enfance. Alors que je n'aimaisqu'une chose, les montagnes, courir dans leschamps ; je savais que j'allais en être privépendant de longs mois. Tout à coup, j'ai eul'impression qu'un couvercle de plomb metombait sur la tête.

    Je ne connaissais rien à l'Algérie. Les seulesfois où je m'étais rendu dans les banlieuesd'Alger, j'étais un gamin qui se cramponnait auxpans de la robe de sa mère. Les visages que jevoyais autour de moi m'effrayaient. J'avais lesentiment d'être entouré d'étrangers, dans unmonde hostile que je ne comprenais pas.Lorsque je suis arrivé à Oran, ces impressionsenfantines s'étaient atténuées avec le temps,mais le sentiment d'être au milieu de gens qui neme comprenaient pas demeurait.

    Là-bas, on ne parlait pas le kabyle et moi jene parlais pas l'arabe. J'étais, au sens le plus fortdu terme, déraciné, sans repères, perdu dans unmonde qui me paraissait hermétique, glacial.Mes supérieurs, les gradés,

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    parlaient français, mais ceux qui avaient étéincorporés avec moi le parlaient peu et trèsmal. Il a fallu que je m'intègre, je n'avais pasd'autre choix. Pourtant, les insultes et lesvexations en tous genres continuaient depleuvoir. Cela allait de zouaoua, qui signifiezouave, barbare, rustre, à des bagarres par-fois très violentes. On avait pris l'habitude deconsidérer que c'était nécessairement moi quiétais à l'origine de la provocation, et je meretrouvais encore et toujours au trou.Lorsqu'il y avait un match de football à latélévision, par exemple, cela se terminaitsouvent très mal si une équipe kabyle jouait.J'ai toujours été un ardent supporter de laJSK, la Jeunesse sportive de Kabylie, un trèsbon club qui est resté longtemps une espèced'étendard du combat identitaire. C'était leseul endroit où les Kabyles pouvaient encorese retrouver. Boumediene, qui voyait celad'un mauvais œil, a exigé le changement desigle des clubs sportifs pour faire disparaîtrele mot Kabylie de l'appellation JSK. Pournous cela n'a rien changé, le club est toujoursresté la Jeunesse sportive de Kabylie.Chaque match était donc passionné et,

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    connaissant mon attachement pour le club,on me provoquait, ce qui entraînait de mapart une réaction immédiate.

    De mes deux années de service militaire,je n'ai aucun souvenir agréable. Je me suisfait des amis, que j'ai revus après, dans lecivil, mais la plupart du temps ils étaientkabyles. Nous formions un petit groupe, unesorte de clan. Évidemment, les autres ne lesupportaient pas. Plusieurs fois, j'ai affichémon berbérisme : je disais que je n'étais pasarabe, et aussitôt les punitions pleuvaient.

    Une fois, j'ai pris la défense d'un Kabylequ'un gradé harcelait. Nous avions des coursde combat, des cours théoriques danslesquels on nous disait de quelle façon il fal-lait se placer si l'on avait à se défendre aucorps à corps. Le sergent chargé de l'instruc-tion a posé une question en français à unjeune Kabyle, un paysan illettré de TiziOuzou. Il savait qu'il ne comprenait pas lemoindre mot. J'ai essayé de lui venir en aide.Le sergent m'a littéralement insulté, ce quiamusa fort les autres soldats. Pour

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    m'être mêlé de ce qui ne me regardait pas, j'aiété puni. J'ai dû faire une marche en canard surcinquante mètres, puis ramper sur des tessons deverre pendant plusieurs minutes, les manches dechemise et le bas du pantalon remontés. Une foisla punition terminée, mes coudes, mes genouxétaient en sang. Et ce n'est qu'un exemple. Nousétions considérés comme des sous-hommes, desrustres incultes. C'est en tout cas le sentimentque j'avais - un sentiment partagé par les autresKabyles qui étaient avec moi. De punitions enhumiliations, j'ai développé une haine croissanteenvers l'institution militaire et le pouvoirpolitique de l'époque. Sans avoir une conscienceclaire des choses et sans être évidemmentcapable d'analyse, je sentais que ce que l'on nousfaisait vivre à nous. Kabyles, était unediscrimination profondément injuste, fondée surle mépris. Ce sentiment m'était jusqu'alorsétranger : je n'avais pour ainsi dire jamais quittémon village. Dans la tradition du montagnard, lerespect et la dignité sont des qualités fonda-mentales. Elles entraînent des obligations et desdevoirs envers autrui. Dès que le

    «contrat» est rompu, les choses tournentimmédiatement au pire. H ne faut pas oublierque chez nous des vendettas existent encorelorsque ces deux données de base n'ont pas étérespectées. C'est pour cela que nos mères nouséduquent dans le respect de l'honneur d'autrui.Honneur et dignité sont l'une des bases de notreculture. Cela peut paraître emphatique, maisc'est la réalité. On peut tuer pour l'honneur. Cesprincipes moraux nous sont d'autant plusimportants que nous sommes démunis : ils sontnotre dignité, au-delà de toute considérationmatérielle. L'application de ces codes d'honneurm'a valu à plusieurs reprises dans ma vie un cer-tain nombre de mésaventures. Plusieurs trèsgraves. Mais, quelles qu'en puissent être lesconséquences, je les ai respectés et toujoursappliqués.

    À l'armée, mon sentiment d'humiliation allaitcroissant. J'étais agressé ou tenu à l'écart. Jen'avais rien à faire là. Je ne partageais rien avecceux qui m'entouraient. Je commençais aussi àcomprendre que je servais un pouvoir dont lesbuts étaient aux antipodes de mes convictions.Nous étions

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    au milieu de la tourmente et, pour moi, unhomme était responsable de tout cela :Boumediene. Je savais que l'affaire du Saharaoccidental avait été orchestrée par lesboumédiénistes. Je commençais également àcomprendre que la peur permanente danslaquelle notre population vivait avait un nom: la sécurité militaire, et que derrière elle il yavait un homme, Boumediene - toujours lui.Les gens vivaient dans une crainte telle queseul le silence était de mise. Personne nepouvait ni ne devait s'exprimer hors de laligne définie par le pouvoir. C'était le règnede la terreur.

    Tout cela, je l'ai découvert peu à peu. Unelente prise de conscience. Et lorsqu'on me ditque l'armée, avec son service national, estfaite pour assurer l'intégration du jeuneAlgérien, je suis pour le moins sceptique.Moi, j'y ai découvert que le régionalisme yest aussi fort qu'ailleurs, que l'arbitraire peuts'abattre sur vous sans que vous ayez lamoindre possibilité de recours. J'y ai vus'exercer la corruption au travers des marchésque passaient certains officiers pourl'alimentation des troupes, et personne ne

    pouvait rien dire. Souvent, des chargementsde sous-vêtements ou d'autres produits des-tinés aux soldats, des serviettes de toilette parexemple, disparaissaient comme parenchantement. Ils étaient détournés et profi-taient à des officiers qui trempaient danstoutes les combines. J'ai découvert que lemythe qui entourait encore à cette époque lagrande armée nationale algérienne était faux.Que cette grande armée était corrompue.L'exode des Marocains m'avait profon-dément marqué et choqué. Comment, dansces conditions, croire ceux qui nous avaientparlé de l'unité maghrébine ? Je savais que,tant que ces dirigeants resteraient en place, lesystème ne changerait pas.

    J'ai gardé de mon passage dans l'arméeune profonde méfiance envers la politique.Parti pour découvrir les autres, me « civili-ser», je suis revenu amer et sans illusions. Jeme suis rendu compte, au cours de ces deuxannées, que l'armée n'avait d'autre but quedévelopper chez les jeunes cette peur du sys-tème et du pouvoir, cette crainte permanenteque la sécurité militaire a exploitée desannées durant. Après son service mili-

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    taire, le jeune Algérien devait avoir comprisque le seul moyen, pour lui, d'avoir la paix,était de se soumettre. Avec moi, le résultatfut rigoureusement inverse : à ma démobili-sation, j'étais plus révolté que jamais. Beau-coup de conscrits ont dû l'être comme moi.Peut-être n'ont-ils pas pu l'exprimer, commej'en ai eu l'occasion par la suite.

    Heureusement, durant toute cette période,j'ai pu me réfugier dans la poésie. Je compo-sais déjà un peu avant le service militaire etmes deux années d'enfermement ont favorisécet élan. C'était pour moi une façond'échapper à tout ce qui m'entourait, à lamesquinerie ambiante et à l'étroitesse d'espritde ceux qui me commandaient.

    Sans autre ambition que de m'amuser, jem'étais déjà essayé à quelques compositions.J'avais une guitare, et je chantais de temps entemps dans les fêtes du village. Rien de plus: à cette époque, je n'avais pas du tout l'idéed'en faire une carrière professionnelle.

    Lorsque j'ai été libéré du service, il a falluque je trouve du travail. Mon père, rentré aupays en 1972, était cuisinier dans le collège

    d'enseignement moyen d'Ath Douala, chef-lieu de ma commune d'origine. Il est allé voirle directeur du CEM, qui m'a embauché àl'économat du collège. Je gagnais 600 dinarspar mois, une misère : à titre de comparaison,un kilo de viande valait à l'époque 70 à 80dinars. Mon travail, fastidieux, consistait àremplir des pages et des pages de com-mandes. C'est peu dire que je m'y ennuyaisterriblement. Alors, au lieu de passer lescommandes, j'écrivais des poèmes. J'en aiécrit des dizaines au cours de cette période.Us parlaient d'amitié, d'espace, de nature. Usparlaient également d'humiliation, et de toutce que j'avais eu à subir à l'armée. Ils étaientengagés. Us commençaient à exprimer cetteprise de conscience qui mûrissait en moi.

    Le temps que je passais à écrire cespoèmes était évidemment pris sur celui quej'étais censé consacrer à mon travail. Quatrefois, j'ai reçu des avertissements. Au cin-quième, j'ai été viré. Par la suite, j'ai apprisqu'il avait fallu embaucher un expert-comp-table pour régulariser les comptes et venir àbout de toutes les bêtises que j'avais faites.

    Cela m'a amusé. J'ai compris aussi que je

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    n'étais pas fait pour un travail de bureau. J'avaisbesoin d'espace et de liberté. La plus petiteobligation m'était insupportable. Je rejetaisl'ordre établi pour tout ce qu'il représentaitd'astreinte, de contrainte. Je ne me sentais àl'aise qu'avec des gens simples, sans prétention,avec qui je pouvais tout partager. Des genscomme moi, des saltimbanques.

    Quelques semaines plus tard, mes poèmes enpoche, je suis parti en France pour tenter machance.

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    Ma première guitare, je l'avais fabriquéemoi-même. J'avais récupéré un vieux bidond'huile de voiture, sur lequel je m'étaisdébrouillé pour fixer un manche en bois.Quelques fils à pêche servaient de cordes. Ellen'était pas très belle et ce n'était sans doute pasce que l'on pouvait rêver de mieux en matière desonorité, mais elle me convenait. J'avais mêmeréussi à jouer un air qui était très populaire àl'époque en Kabylie : Ah, Madame, serbi lathay. « Ah, Madame, sers-moi le thé». Lesparoles étaient passablement sottes, mais cettechanson avait un énorme avantage : on pouvaitla jouer sur une seule corde. Je passais mesjournées à jouer cet air, quitte à casser lesoreilles de mon entourage. Je ne voulais plusme

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    séparer de ma guitare. Mon premier rapportavec un instrument de musique, cela a donc étésous la forme de ce bidon d'huile. De toutefaçon, je n'avais pas le choix : nous n'avions pasd'argent et une guitare, une vraie, coûtait àl'époque une fortune. Je devais avoir neuf ans.

    L'année suivante, je me souviens d'avoiranimé une fête jusqu'au petit matin. Il y avaitbeaucoup de monde et je chantais les airs à lamode. On m'a encouragé : je chantais plutôtbien et, surtout, j'avais une certaine assurance.

    C'est en 1972 que le déclic s'est réellementproduit. Je parlais sans cesse de guitare, demusique. Mon père avait dû l'apprendre par mamère, que je harcelais sans arrêt. Mon bidond'huile était depuis longtemps passé à lapoubelle. Je regardais avec envie les vieux duvillage, surtout l'un d'entre eux qui avait unmandole, notre instrument traditionnel, une sortede luth à fond plat. Des heures durant, je leregardais jouer, fasciné. En 1972 donc, monpère rentre au pays. Il avait travaillé en Francependant trente ans et il avait

    décidé qu'il était temps, pour lui, de revenir parmiles siens. Des semaines avant son retour à lamaison, nous faisions déjà la fête. Mon père, je leconnaissais à peine. Il ne m'avait pas vu grandir.C'est ma mère qui nous élevait ma sœur, Malika,et moi. J'avais hâte de le revoir. D'autant plushâte qu'il m'avait fait savoir qu'il revenait avec uncadeau spécial pour moi. J'étais dans un étatd'excitation extrême. Dès que je l'ai vu descendrede l'autocar, j'ai compris de quoi il s'agissait : ilavait un mandole. Il l'avait acheté chez PaulBeuscher - l'étiquette était à l'intérieur «PaulBeuscher, boulevard Beaumarchais à Paris».Pour moi, c'était comme un mirage : mon premierinstrument de musique venait de Paris. Je rêvais.Il était superbe, dix cordes, un bois magnifique.Je ne connaissais rien à la musique, mais je l'aiimmédiatement adoré. Mon père avait dû seruiner pour me l'offrir. Au début, je n'osais pas ytoucher tellement j'avais peur d'érafler le bois, decasser une corde, de briser le manche. Je mesouviens d'avoir passé des heures à le regarder. Ilme

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    fascinait. C'était le plus beau cadeau que j'avaisjamais eu. Et il venait de mon père.

    Petit à petit, j'ai commencé à apprendre. Lesvieux me montraient les accords, que jereproduisais de mémoire. Mon oreille étaithabituée aux sonorités très particulières del'instrument et j'ai pu jouer assez vite desmorceaux même élaborés. Ce mandole, qui étaittout pour moi, je ne l'ai pourtant gardé qu'uneannée.

    Je jouais beaucoup aux cartes à l'époque, etj'ai perdu le mandole au cours d'une partie depoker J'ai dû le laisser à mon cousin : une dettede jeu. J'étais bouleversé à l'idée de m'en séparermais je n'avais pas le choix : il y allait de monhonneur. Mon père ne l'a su que plus tard. Il ena été furieux et malheureux. D avait dû payer cemandole fort cher mais, au-delà de sa valeurmarchande, c'était sa valeur sentimentale quiétait en jeu. Je le savais, mais que pouvais-jefaire? J'étais pris au piège, déchiré, pris entrecette dette de jeu que je devais honorer et lapeine que j'allais causer à mon père. Je me suisdétesté.

    L'année suivante, j'ai eu une guitare et j'aicommencé à animer régulièrement des fêtes. Lechant, la musique faisaient partie de monenvironnement quotidien. Depuis toujours, ilssont en moi.

    Toutes les femmes, en Kabylie, chantent entoute occasion. Ma mère, je l'ai dit, passait sontemps à chanter et le moindre événement setransformait en fête, donc en musique etchansons.

    La tradition kabyle est très particulière enceci que la plupart des chants parlent d'exil, dedéparts, de séparations, car vivre signifie allertravailler ailleurs - la plupart du temps enFrance ou dans une grande ville algérienne,comme Alger ou Oran. Les femmes ont donctoujours chanté ces chants émouvants et tristesoù il n'est question que du départ d'un mari, d'unpère ou d'un frère.

    Chez nous, les femmes chantent sans pré-tention. Elles expriment leur sensibilité, sansfard, spontanément. Mon imaginaire leur doitbeaucoup. Lorsque ma mère chantait, il y avaitdans sa voix quelque chose d'angélique,d'impalpable. Les paroles de ses chansonsétaient toujours d'une pudeur

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    extrême, mais on y décelait souvent de ladouleur et l'expression d'un manque profond.Elle a dû beaucoup souffrir de l'absence demon père, même si elle ne s'en est jamaisplainte ouvertement.

    Dans mon village, beaucoup de musiciensm'ont inspiré. Parmi eux, « Tïloua », c'étaitun chanteur exceptionnel. Je l'écoutais sou-vent. U est mort jeune. Je sais devoir beau-coup à ces gens connus ou anonymes, à mamère et à toutes les autres voix de monenfance qui m'ont bercé, des soirs durant. Lesmots que j'utilise dans mes chansons, maisaussi la manière dont je chante, sont unesorte d'hommage que je leur rends. Cettesimplicité, cette spontanéité du chant, sontpour moi essentielles. Souvent, je reprendsun air entendu dans mon enfance, unecomplainte ancienne, et j'y ajoute des parolesnées de ma propre expérience. C'est cela quifait, je crois, la force de mes chansons, cemélange de tradition et de modernité.

    Je n'ai jamais étudié ni la musique nil'harmonie. Même lors de galas, je n'ai nipartition ni pupitre, rien. J'ai toujours tra-

    vaille à l'oreille et j'ai acquis cette oreillemusicale en écoutant les anciens, en assistantaux veillées funèbres, là où les chants sontabsolument superbes, de véritable chœursliturgiques. Mais on n'y chante pas Dieu, on yparle de misère sociale, de vie, de mort. Cesont des chants de notre patrimoine, que desgénérations d'hommes et de femmes ontchantés. Là est ma seule culture musicale. Àpart cela, je reconnais être incapable de lire lamoindre note de musique, au point qu'il m'estimpossible de distinguer, sur une partition,mes propres compositions. Tout ce que je fais,je le fais à l'oreille. Je prends mon mandole etj'essaie. Je trouve les accords, puis je composedes airs qui deviennent mélodies. À force defaire et de refaire, je les enregistre dans mamémoire et je les retiens. J'accorde mesinstruments à la voix, je n'utilise pas dediapason. Je sais que cela risque de surprendreun certain nombre de musiciens, mais je n'aijamais utilisé de diapason. Je ne sais pas cequ'est un la et j'ignore la différence entre uneclé de sol et une clé de fa. Tout cela m'estétranger. Sur scène, je demande aux musiciensde

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    se régler sur ma voix. C'est toujours ainsi quej'ai fonctionné, et toujours ainsi que j'ai enre-gistré mes disques. Plusieurs fois, je me suisdit qu'il serait temps d'apprendre la musiqued'une manière rigoureuse. Puis j'ai estimé quecette «contrainte» risquait finalement de plusm'embarrasser que me faire progresser. Celapouvait même me bloquer. J'y ai doncrenoncé, et je m'en porte très bien. Et mêmesi je n'ai aucune notion de musique, au sensacadémique du terme, je sais parfaitementquand quelqu'un joue ou chante faux, ouquand mon mandole est désaccordé. C'est,chez moi, une question d'instinct. Même enmatière de musique, je suis anticonformiste,rebelle aux carcans des règles et des lois. Etpuisque cela fonctionne ainsi, pourquoi seposer des questions ?

    Munis de mes poèmes écrits pendant etaprès le service militaire et de mes quelquesnotions de musique, j'ai décidé un beau matinde me lancer. Je voyais que chacune des fêtesque j'animais chez moi était un succès.Pourquoi alors ne pas essayer ailleurs? EnFrance, par exemple? Nous

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    étions en 1978 et il fallait, pour se déplacer àl'étranger, une autorisation de sortie. Je l'aiobtenue, et j'ai débarqué en Haute-Savoie. Cechoix n'était pas évident pour un Médi-terranéen mais on m'avait dit qu'il y avait là-bas une forte communauté kabyle et je savaisqu'en cas de difficulté on m'aiderait. Je suisdonc arrivé à Annemasse. Je ne savais pasfaire grand-chose. J'avais certes quelquesnotions de mécanique générale, mais ce typede métier ne m'emballait guère. En vérité, lamusique seule était dans ma tête.

    Annemasse était alors une petite ville,mais fort vivante et où il y avait beaucoup decafés. L'un d'entre eux était tenu par unKabyle. Un soir j'y ai chanté et, choseincroyable, j'ai ramassé une petite fortune :quatre mille francs. Je n'en croyais pas mesyeux. Je n'avais jamais vu autant d'argent à lafois... Et c'était moi qui l'avais gagné, enchantant mes chansons.

    Plus tard, dans ma chambre, je mesouviens d'avoir compté et recompté cetargent. C'était inouï. Il ne s'agissait pas dema part d'un goût immodéré de la richesse,

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    mais de stupeur heureuse de découvrir que fairede la musique, chanter pouvaient devenir maprincipale occupation.

    Fort de cette expérience, je suis monté à Paris.Un rêve commençait à devenir réalité. Aussitôtarrivé, j'ai commencé à me produire dans lescafés à forte concentration d'émigrés. J'allaisdans le dix-huitième, du côté de Barbes, et dansle troisième, vers la rue des Gravilliers. Là-bas,les gens déposaient de l'argent sur un plateau. Jeme suis également produit, je me rappelle, au 16,rue Volta dans le troisième arrondissement. Celane marchait pas tout à fait aussi bien qu'àAnnemasse mais j'étais quand même content :Paris n'était pas la Haute-Savoie, et lacompétition y était plus rude.

    J'avais avec moi un ami - Ramdane - qui,voyant que j'avais du succès, me poussait àcontinuer. Moi, je n'y croyais qu'à moitié mais ilprétendait que j'avais tort, qu'il fallaitabsolument que je persévère. C'est lui qui, àParis, m'a fait rencontré Idir, de son vrai nom,Cheriet Hamid. Lui a tout de suite senti que jepouvais aller très loin dans la chanson.

    Ses conseils étaient pour moi d'un grand poids :il était très connu et sa chanson Vava Inouva(«Ouvre-moi la porte ») avait fait le tour dumonde. Dès le début, il a été pour moi une sortede modèle, une référence.

    Un jour qu'il se produisait à la Mutualité, Idirm'a invité à chanter : c'était l'une de mespremières scènes en France. J'étais aussi heureuxqu'ému. Le public m'a ovationné. C'est au coursde ce concert que j'ai rencontré deux monumentsde la chanson kabyle : Slimane Azem et Hanifa.Et je leur ai parlé ! J'étais aux anges.Aujourd'hui, ils sont morts, tous les deux.Slimane est mort en France des suites d'uncancer de la gorge, il y a une dizaine d'années.Le régime de Boumediene l'avait contraint àl'exil : ses chansons étaient jugées trop critiquesà l'égard du pouvoir. Quant à Hanifa, qu'on avaitsurnommée « la voix d'or de la chanson kabyle »,elle est morte oubliée de tous. Son corps n'a étéretrouvé que plusieurs jours après son décès,dans une chambre d'hôtel minable de la prochebanlieue de Paris. Triste destinée pour cebouleversant rossignol. Que tous deux reposenten paix.

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    Quelque temps après ce récital impromptu àla Mutualité, Idir m'emmena dans un studiod'enregistrement qui se trouvait rue Émile-Allese, dans le dix-septième. J'y suis arrivé sansvraiment comprendre ce qui se passait. On m'aflanqué devant un micro et on m'a dit dechanter. J'ai commencé une chansonfolklorique, une chanson de fête. J'y ai mistoutes mes tripes, toute mon âme, convaincutoutefois qu'il s'agissait d'un simple essai. Je necomprenais toujours pas ce qui se passait. Quoiqu'il en soit, ils ont enregistré. Une seule prise.Et de la maquette est sorti un disque qui aaussitôt été un succès. J'étais, quant à moi,maintenant sûr d'une chose : j'aimais chanterpar-dessus tout, et je voulais être professionnel.

    Ensuite, tout s'est enchaîné. J'avaisl'impression qu'une chose extraordinaire seproduisait mais je ne contrôlais rien, ne faisaisattention à rien. Au point que je me suis faitlargement escroquer parce que je ne comprenaisrien à ce monde. L'argent n'était d'ailleurs pasma préoccupation majeure. Je voulais chanter,enregistrer. Mes deux premières cassettes ontété produites sous le

    label «Azwaw», par un producteur qui, depuis,a mis la clé sous le paillasson... J'ai royalementtouché trois mille francs alors que ces cassettesont été un véritable succès. Et je n'ai jamais vule moindre droit d'auteur. J'étais néophyte, jen'avais pas d'agent, je ne savais pas comment lesystème fonctionnait. Certains en ont largementprofité.

    Puis tout s'est accéléré. En 1980, il y a eul'Olympia - une salle archicomble. Parallèle-ment, les événements se précipitaient enKabylie. La revendication berbère prenaitforme, s'organisait, montait en puissance et leMouvement culturel berbère, le MCB, créé en1976, occupait le devant de la scène. Cetterevendication qui me tenait tant à cœur avaitenfin un cadre pour son expression politique.

    Quelques semaines plus tard, le 20 avril1980, le Printemps berbère, organisé à l'ini-tiative du MCB, était réprimé dans la violence.Mais le mouvement pour la reconnaissance denotre identité était en marche. Il ne s'est depuislors jamais arrêté.

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    Le feu couvait déjà depuis un certain temps.Nous étions quelques-uns à afficher et affirmerde plus en plus fort la revendication de notreidentité. Notre langue, notre culture étaientméprisées. Nous revendiquions lareconnaissance de notre berbérité. Nousvoulions que tamazight, notre langue, soitenseignée à l'école.

    À la même époque, Mouloud Mammeri,écrivain et universitaire, se battait pour que lachaire de berbère qu'il occupait à l'universitéd'Alger soit maintenue. Nous le considérionscomme un véritable modèle. Écrivainfrancophone, il a considérablement travaillé aurespect de la culture berbère. Il a largementnourri notre génération. Pour nous, il étaitdevenu un symbole et son enseigne-

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    ment était essentiel. Dans le climat d'hostilitéqui régnait à l'époque, il fallait être courageuxpour enseigner le berbère. À plusieurs reprisesson enseignement s'était trouvé menacé. Lepouvoir voulait éliminer cet espace de libertéque Mouloud Mammeri avait su créer et qu'ildéfendait obstinément.

    Suivre ses cours à l'université revenait à faireacte de militantisme.

    En mars 1980, Mouloud Mammeri devaitdonner une conférence sur la poésie kabyle, aucours de laquelle il lirait des poèmes anciens.Politiquement, on ne pouvait rien lui reprocher.Tel ne fut pas l'avis des hommes au pouvoir,notamment Chadli Benjedid. Estimant qu'ils'agissait là d'un acte subversif, il interditpurement et simplement la conférence.

    Aussitôt, les étudiants décidèrent d'élever uneprotestation sans savoir exactement quellesallaient être les répercussions de leur réaction.Pour eux, la question ne se posait pas. Ils seregroupèrent devant l'université de Tizi Ouzou,puis le lendemain, appelèrent à unemanifestation. Nous étions le 11 mars. Depuisl'Indépendance, en 1962, c'était la

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    première manifestation organisée en Algérie oùfigurait le Mouvement culturel berbère.

    Partie de l'université, la contestation s'étenditpeu à peu à toute la Kabylie. Les hôpitaux semirent en grève, les lycéens et les étudiantsintervenaient dans les entreprises pour que lesouvriers rejoignent le mouvement tandis quedes comités de vigilance s'organisaient un peupartout. Bien sûr, on se doutait que le pouvoirpréparait une riposte, rendue inévitable parl'ampleur qu'avaient prise les événements.

    Le 16 avril, une grève générale paralysaittoute la Kabylie.

    Pour la première fois depuis l'Indépendance,une révolte populaire se dressait contre unpouvoir qui se prétendait issu de la révolution -révolution qui faisait l'admiration des pays dutiers monde et était un modèle pour nombred'entre eux. Nous étions sous le feu desprojecteurs de la presse internationale, tandisque la presse nationale, aux mains du partiunique, ne donnait pas la moindre information.Encore moins le pouvoir.

    Quatre jours plus tard, dans la nuit du

    19 au 20, l'armée donna l'assaut. Tous lesendroits occupés furent brutalement investis :lycées, université, hôpitaux... À la citéuniversitaire, les dortoirs furent en partiedétruits. Les assauts causèrent des centaines deblessés, mais, miraculeusement, pas de morts.Au cours de la sévère répression qui s'ensuivit,la police procéda à des centaines d'arrestations.

    Ces événements, je les suivais de loin, carj'étais en France à ce moment-là. Je dévorais lapresse, je passais mon temps à téléphoner car jevoulais être informé heure par heure de leurdéroulement. J'enrageais de ne pas y participer,mais il y avait l'Olympia, e: mon premier grandconcert à Paris. J'étais déchiré, partagé entre lebesoin d'être parmi les miens et monengagement d'artiste. Lorsque je suis entré surla scène de l'Olympia, la guitare à la main, jeportais un treillis militaire, une tenue de combat.Geste de solidarité envers la Kabylie, quej'estimais en guerre. Avant ma premièrechanson, j'ai demandé une minute derecueillement.

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    Toute la salle s'est levée et a observé uneminute de silence total.

    À la même époque, à Paris, quelques amiskabyles et moi avons organisé une manifes-tation devant l'ambassade d'Algérie. Lesrelations entre Paris et Alger étant excellentes,la manifestation, donc, fut interdite : la Francene supportait pas de désordre sur son territoire.Nous nous sommes fait embarquer par la police- avec des passants qui se trouvaient là tout àfait par hasard. Les flics nous ont emmenés àVincennes, où on nous a parqués, entassés àquarante dans des cellules minuscules. Lesinsultes racistes pleuvaient.

    Plus tard, j'ai su que la sécurité militairealgérienne avait pris des photos de cettemanifestation. Évidemment, j'y apparaissais, cequi m'a valu par la suite d'être interpelléplusieurs fois à mon arrivée à l'aéroport d'Alger.

    Cette période et la répression qui a suivi ontété très dures. Je ne comprenais pas que lepouvoir ait décidé de s'attaquer aussi vio-

    lemment à un mouvement comme le nôtre. Lebilan a fait état, je crois, de plus de quatre centsblessés, dont certains gravement atteints. LaKabylie en est sortie déchirée. Ces événements,connus sous le nom de Printemps berbère, ontmarqué le début d'une ère nouvelle. Quelquechose d'irrémédiable s'était produit, une cassureentre le pouvoir algérien et nous, les Kabyles.Rien ne pourrait plus être comme avant. Certes,nous avions reculé : comment aurait-il pu enêtre autrement? Mais, au fond de nous-mêmes,nous nous sentions les plus forts. Nous avionsdéfié le pouvoir. Malgré la répression, nousconsidérions notre action comme une victoire.

    Si je peux faire cette comparaison, le 20 avril1980 est un peu pour ma génération l'équivalentde Novembre 1954 pour mon père - lespremiers pas vers l'indépendance. Le 20 avril,c'est toute une génération, celle de l'après-guerre, qui s'est opposée au pouvoir quil'étouffait. Pour la première fois, nous avonspris des coups mais nous savions pourquoi :pour la revendication de notre identité, quenous voulions porter à la

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    pointe de notre combat. Depuis l'Indépendance,le sujet était resté tabou : sans doute était-ilressenti comme une menace pour le pouvoir. Le20 avril, nous avons pleinement assumé notrecombat, et personnellement, je l'ai vécu commeun nouvel acte de naissance.

    C'est la raison pour laquelle cette date resteimportante pour tous les Berbères, et quechaque année, nous en fêtons l'anniversaire.Chaque année, je retourne là-bas, chez moi.Chaque année, ce sont des centaines de milliersde Kabyles qui répondent présents. D'ailleurs, ily en a de plus en plus, parce que les jeunesrejoignent à leur tour le mouvement. Lajeunesse a adopté notre combat, même ceux quiont vingt ans aujourd'hui - et qui en avaient sixen 1980.

    Les défilés se terminent généralement par devastes meetings où l'on chante. En ce printemps1994, le stade de Tïzi était noir de monde, pleind'une foule incroyable - une véritable fête. J'aichanté des chansons contre le terrorisme. J'aiparlé de l'assassinat de nos intellectuels par lesintégristes, de cette terrible liste noire quis'allonge chaque

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    jour davantage. J'ai dénoncé les abus dupouvoir. J'ai chanté contre le laxisme desautorités dans la lutte contre la violence aveugledes intégristes. Le pouvoir laisse fairel'intégrisme en Kabylie et il étouffe notreévolution culturelle et identitaire. Dès le début,nous avons tiré le signal d'alarme, déclaré que cequi se passe aujourd'hui en Algérie est grave. Sil'on n'agit pas de façon urgente, ce sera trop tard,la réalité quotidienne le prouve abondamment.

    Pourquoi exigeons-nous la reconnaissance denotre identité ? Parce que nous ne possédonsrien d'autre. Je combats pour mes racines, et marelation avec la Kabylie est charnelle. Mon paysm'apparaît comme une pierre brutalementdétachée d'un bloc. Nous appartenons, nousKabyles, a un ensemble qui dépasse largementles frontières de la Kabylie elle-même, car lazone d'influence berbère s'étend de la Libye auMaroc.

    Grâce à notre combat, les Berbères des autresrégions d'Algérie - les Aurès, le M'zab, lesTouaregs du Hoggar ou du

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    Maroc, ceux du Rif - cherchent à retrouver et àvivre leur identité. Nous ne le savions pas audébut, mais c'est une résurrection de l'histoiredu Maghreb que nous avons entamée. Voilà ceque nous voulons faire reconnaître : notreexistence, géographiquement éparse, doit êtreadmise institutionnellement. En fait, à travers leMouvement culturel berbère, c'est tout l'avenirmaghrébin qui se joue et, dans une certainemesure, le bassin méditerranéen dans sonensemble est concerné.

    De plus, au-delà de l'aspect culturel etpolitique, je me sens impliqué par la Kabylie,parce que j'y cultive une affectivité particulière.Lorsque quelque chose se produit là-bas - unévénement, une catastrophe - et que je ne suispas chez moi, je le supporte mal. Entre laKabylie et moi existe une relation de près dequarante ans. Cette terre est mon refuge, monterrier, ma consolation, le seul endroit où je mesente véritablement bien.

    Beaucoup de choses nous réunissent, noussoudent dont, notamment, ce combat, cetterésistance et une certaine forme de

    survie. Nous voulons nous défendre, protéger cequi nous appartient, préserver nos valeurs. Je neveux pas démissionner. Tout ce qui se déroulelà-bas me touche au premier chef parce quec'est notre avenir qui se joue. L'avancée arabo-islamique constitue un danger : chaque jour, lestémoignages toujours plus alarmants desvictimes de la violence islamiste nousconfortent dans une vision très pessimiste. Lepéril est là. Il y a urgence.

    J'ai parfois entendu exprimer l'opinion que lecombat qui se mène aujourd'hui en Kabyliepourrait faire basculer la région dans la guerrecivile, dans une sorte de combat régionaliste. Jeprétends au contraire que les autres régionsdevraient prendre modèle sur la Kabylie etsuivre notre exemple. Alors, peut-être, leschoses seraient différentes. Ne renversons pasles problèmes. U est impossible d'accepter cequi se passe : une prétendue cohabitation entrel'islamisme absolu, l'islam religieux intolérantet violent d'un côté, et l'islam de nos pères et denos mères, celui que nos familles ont pratiquéau cours des siècles.

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    Ils ne peuvent pas s'accorder. Nous avons réussià intégrer un islam de tolérance dans nostraditions. Mais jamais les femmes de Kabylien'accepteront de troquer la robe kabyle pour lehidjab. Sur ce point, nous ne capitulerons pas.

    Comment, dans ces conditions, expliquerl'existence de maquis islamistes en Kabylie ? Jecrois savoir qu'ils se développent, ce qui estgrave. Pour répondre à cette question complexe,il faut peut-être revenir en arrière.

    Les maquis existent parce qu'ils ont bénéficiédu soutien d'une petite frange de la population,essentiellement constituée de marabouts. EnKabylie les sociétés maraboutiques - trèspuissantes - détiennent une grande partie dupouvoir économique et régissent la viereligieuse. Leurs excès ont rendu les Kabylesméfiants, et donc distants par rapport à l'islam.Comme les sectes, ces sociétés fonctionnentgrâce au don, à l'offrande - argent ou denrées.

    Leur origine se situe sans doute au hautMoyen Âge. Certains marabouts se prétendentles descendants du Prophète, à l'époque

    du royaume des Almohades. Se considérantcomme des émissaires, ils ont un objectif :islamiser la Kabylie.

    Nos mères, nos grands-mères, pratiquantes àleur façon, avaient largement recours auxmarabouts. Profitant de leur naïveté, ils ontexploité leur conscience et leur foi. Puisqu'ilfallait à tout prix obtenir leur bénédiction, ondevait les servir, aller chercher de l'eau poureux, couper du bois ou rapporter de lanourriture. En retour, ils donnaient leurbénédiction, qui garantissait protection etchance. Ce système a fonctionné pendant delongues années chez nous, a même perverti unepart de la société et, en certains endroits, existetoujours. Chez nous, lorsque vous faites un dond'argent, vous le confiez directement au cheikqui en fait ce qu'il veut. Le clergé n'existant pas,le cheikh n'a de comptes à rendre à personne.C'est ainsi que l'on a pu voir de véritablesfortunes se constituer. Peu à peu, les maraboutsont pris de l'importance non seulement sur leplan économique, mais aussi sur le planpolitique. Le régime, d'ailleurs, les a largementutilisés,

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    car ils f