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Arsène DUMONT Membre de la Société d’Anthropologie de Paris Essai sur la NATALITÉ Dans le canton de Fouesnant Non, Foen Izella n'a pas trouvé un nouveau et distingué collaborateur. Le texte qui suit est celui d'une brochure, un « tiré à part » d'une communication faite par l'auteur à la Société d'Anthropologie de Paris, séance du 15 mai 1890. Auteur qui semble s'être fait une spécialité de ce genre d'étude, car dans les « Autres ouvrages de M Arsène Dumont » on trouve des « Essais sur la natalité » aux îles d'Yeu, de Noirmoutier, de Groix, de Bréhat, de Ré, d'Oléron, dans le canton de Paimpol, sans compter un volume intitulé « Profession et natalité », et un autre « Dépopulation et civilisation ». En réalité, si la plaquette consacrée au canton de Fouesnant comporte bien une étude démographique, son intérêt vient surtout des considérations de l'auteur, témoin semble-t-il objectif, concernant les caractéristiques de la population du canton il y a un peu plus d'un siècle; considérations qui permettent de mesurer le chemin parcouru... Nous devons à l'obligeance de M. Jean-René Canévet, membre de Foen Izella, la découverte de ce document qu'il a lui-même déniché chez un bouquiniste. Etat général du canton Le canton de Fouesnant est situé au sud de ceux de Quimper et de Rosporden. Il forme, entre le large estuaire de l'Odet, qui le sépare du canton de Pont-l'Abbé vers l'ouest, l'Océan au sud, la baie de La Forêt et le canton de Concarneau vers l'est, une presqu'île bien délimitée sur trois de ses côtés, dont l'individualité, déjà suffisamment accentuée sous le rapport géographique, est encore plus nettement tranchée aux points de vue de l'ethnographie et de l'anthropologie. Un territoire de 13 000 hectares, une population de 9 000 habitants, répartis entre sept communes, voilà notre champ d'observation. Bien qu'il n'y ait ni ville ni gros bourgs, la construction récente de deux bons hôtels à deux lieues de distance, sur les petites plages de Bénodet et de Beg Meil, permet de le parcourir en tous sens et d'y séjourner aussi longtemps qu' on le juge nécessaire. Le pays, largement vallonné, très boisé, surtout dans l'est, est, du reste, d'un grand charme. Le Finistère est trop avancé dans l’Atlantique pour que les étés y soient jamais très chauds ; 1/9

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Arsène DUMONT Membre de la Société d’Anthropologie de Paris

Essai sur la NATALITÉ Dans le canton de Fouesnant

Non, Foen Izella n'a pas trouvé un nouveau et distingué collaborateur. Le texte qui suit est celui d'une brochure, un « tiré à part » d'une communication faite par l'auteur à la Société d'Anthropologie de Paris, séance du 15 mai 1890.

Auteur qui semble s'être fait une spécialité de ce genre d'étude, car dans les « Autres ouvrages de M Arsène Dumont » on trouve des « Essais sur la natalité » aux îles d'Yeu, de Noirmoutier, de Groix, de Bréhat, de Ré, d'Oléron, dans le canton de Paimpol, sans compter un volume intitulé « Profession et natalité », et un autre « Dépopulation et civilisation ».

En réalité, si la plaquette consacrée au canton de Fouesnant comporte bien une étude démographique, son intérêt vient surtout des considérations de l'auteur, témoin semble-t-il objectif, concernant les caractéristiques de la population du canton il y a un peu plus d'un siècle; considérations qui permettent de mesurer le chemin parcouru... Nous devons à l'obligeance de M. Jean-René Canévet, membre de Foen Izella, la découverte de ce document qu'il a lui-même déniché chez un bouquiniste.

Etat général du canton

Le canton de Fouesnant est situé au sud de ceux de Quimper et de Rosporden. Il forme, entre le large estuaire de l'Odet, qui le sépare du canton de Pont-l'Abbé vers l'ouest, l'Océan au sud, la baie de La Forêt et le canton de Concarneau vers l'est, une presqu'île bien délimitée sur trois de ses côtés, dont l'individualité, déjà suffisamment accentuée sous le rapport géographique, est encore plus nettement tranchée aux points de vue de l'ethnographie et de l'anthropologie.

Un territoire de 13 000 hectares, une population de 9 000 habitants, répartis entre sept communes, voilà notre champ d'observation.

Bien qu'il n'y ait ni ville ni gros bourgs, la construction récente de deux bons hôtels à deux lieues de distance, sur les petites plages de Bénodet et de Beg Meil, permet de le parcourir en tous sens et d'y séjourner aussi longtemps qu' on le juge nécessaire. Le pays, largement vallonné, très boisé, surtout dans l'est, est, du reste, d'un grand charme. Le Finistère est trop avancé dans l’Atlantique pour que les étés y soient jamais très chauds ;

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mais ils sont longs, d'une douceur endormante. Dans la baie de La Forêt, la mer, amortie par le brise-lames des Glénans, est rarement houleuse, les vents y sont sans force. Tous les arbres croissent sur les falaises, penchant leurs branches sur les vagues, et non seulement les forestiers, comme les chênes, les châtaigniers centenaires et les ormes, mais les pommiers, les poiriers, les pruniers, les figuiers. A quelques mètres de la côte, l'abricotier donne, à haut vent, des fruits savoureux. Pour peu que le beau temps se prolonge, la mer sans une ride, le ciel d'un bleu laiteux, les tons rosés de Concarneau dont on aperçoit au loin les maisons et la flottille, puis les vergers pleins d'oiseaux, le silence, la grâce aimable du paysage procurent la plus pénétrante impression de calme qu'il soit possible de rêver. C'est la campagne encore plus que la mer.

Avant la création d'une station

balnéaire à Bénodet, il n 'y avait point de village au bord de la mer, la côte méridionale, formée de dunes qui laissent entre elles et la terre des marigots vaseux et insalubres n' offrant aucun abri aux embarcations. Aujourd'hui encore, le canton, en dépit de sa situation, ne compte que peu de marins, pêcheurs ou dragueurs de sable coquillier; 350 personnes au plus, dont 50 aux Glénans, vivent directement ou indirectement de la marine.

Le petit commerce et la petite

industrie n'ont pas beaucoup plus d'importance. D'autre part, on peut compter, dans le canton entier, une soixantaine de maisons bourgeoises dont une trentaine à Bénodet, une dizaine à Fouesnant, ont été récemment construites pour l'usage des baigneurs. Quelques autres appartiennent à des propriétaires vivant de leurs revenus ; mais la plupart ne les occupent qu'une partie de l'année, de

sorte que la population de Fouesnant est en somme, presque exclusivement agricole. Elle vit dispersée dans ses fermes, dans ses chaumières que cachent le plus souvent de grandes haies, sans agglomération de quelque importance.

Près de la moitié du sol, occupée

par des landes, des marais, des dunes ou des bois de pins, est inculte. La partie cultivée comprend à peu près 1 600 hectares de prés ou d'herbages, et 5 000 hectares de labours. La race bovine, assez nombreuse, est petite et de font1e grêle, donnant aussi peu de lait que de viande. On compte en outre, paraît-il, 1 400 chevaux à peine meilleurs, environ 1 800 porcs et 1 700 ruches ; il n 'y a presque point de moutons. Des diverses industries agricoles, c'est donc le labourage qui domine.

Le sol se compose presque partout d'une couche d'argile rougeâtre, d'une épaisseur assez mince, superposée, soit à des granites et à des sables granitiques au sud, soit à des schistes vers le nord. Quand la terre végétale est assez épaisse, elle est de bonne qualité ; mais le plus souvent, la charrue doit craindre de s'enfoncer trop profondément, et même, sur de grandes étendues, le gravier affleure, de sorte qu'il n 'y a place que pour les bois ou la lande.

La terre non seulement est mal

utilisée, quand elle est cultivée elle l'est très médiocrement. Il existe bien, dans le voisinage immédiat des habitations, de petits vergers et quelques labours très soignés; mais à peu de distance, des terroirs tout aussi bons sont laissés incultes ou empoisonnés de mauvaises productions; les buissons, les ajoncs que l'on ne déracine point, croissent au milieu des herbages;

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ailleurs, on les voit emplir, comme une récolte, des champs bien enclos qui ont dû être autrefois cultivés. Il suffit d'un coup d'oeil en passant pour être certain que le capital d'exploitation des cultivateurs doit être insuffisant et ne leur permet pas l'acquisition d'un bon matériel agricole, ou bien que l'esprit d'initiative, l'activité et l'énergie sont paralysés chez eux par une alimentation insuffisante et le défaut d'excitation intellectuelle.

Les principales récoltes sont l'avoine, le sarrasin, le seigle, la pomme de terre, auxquelles il faut ajouter le blé que l'on cultive pour vendre, et quelque peu de chanvre, que l'on cultive pour les industries ménagères.

Mais la culture d'avenir est celle du pommier. Le cidre de Fouesnant, tantôt doux et piquant, tantôt d'une saveur amère et astringent, selon son âge et le procédé de fabrication, est certainement l'un des meilleurs de France. Il est exempt de l'acidité qui rend ordinairement cette boisson désagréable aux personnes qui n 'y sont point habituées, et, par là, se prête à l'exportation. Les pommes, que l'on expédie au loin et même à Paris, atteignent des prix exceptionnels. Depuis quinze à dix-huit ans, les plantations de pommiers ont été très nombreuses et ont grandement contribué à l'augmentation récente de l'aisance, qui est visible dans tout le pays.

L'accroissement de l'épargne, depuis un petit nombre d'années, et tout au moins parmi la fraction la plus riche de la population, est un fait qui saute aux yeux. Il suffit pour s'en convaincre de remarquer la grande proportion de maisons neuves, de champs nouvellement défrichés, de routes et de chemins vicinaux réparés et mis en

état de viabilité. Néanmoins, le canton demeure,

sous tous les rapports, étrangement arriéré. Les subsistances sont restées à très bas prix. La douzaine d'oeufs, qui peut servir de terme de comparaison, se vend encore de 50 à 70 centimes en hiver; le poisson ne se vend presque rien. Il y a cinq bouchers dans le canton, et quelques boulangers qui font du pain blanc, mais c'est uniquement pour l'usage des baigneurs, de quelques fonctionnaires et bourgeois; le paysan, même riche, n'a rien changé à sa manière de vivre, et, d'autre part, le paysage n'a rien perdu de son caractère.

Sur les dunes, les landes, dans les

larges chemins herbeux, les animaux domestiques errent en liberté. Ces terrains vagues tiennent lieu de terrains communaux qui n'existent point. Les récoltes sont protégées, comme dans la Hague et le Bessin, par d'énormes talus d'argile, sur lesquels croissent les chênes, les coudriers, les pruniers sauvages et les houx. Au-dessous, les chemins sont souvent recouverts en entier par les branchages qui, d'un côté à l'autre, se croisent et forment voûte. Sous ce berceau très bas dorment de place en place des mares croupissantes recouvertes de lentilles d'eau, tandis qu'ailleurs des ornières séculaires, creusées dans la boue collante, ont pris la dimension de fosses qu'on est forcé d'éviter en escaladant les talus. C'est le pays du charretier embourbé, et l'on se rappelle les descriptions de Cambry, dont les chevaux étaient à la nage dans les fondrières du Finistère. Depuis lors, et depuis bien plus longtemps sans doute, elles sont restées ce qu'elles étaient; on n 'y a pas porté une pierre, pas donné un coup de pioche.

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Il est juste de dire que les grandes routes et même beaucoup de chemins vicinaux valent ceux du reste de la France. Mais ces chemins ruraux, témoins de l'ancien état de viabilité, contribuent beaucoup, aux yeux du touriste, au charme caractéristique du pays. Fréquemment, les propriétaires riverains les ont ornés de plantations de châtaigniers et de merisiers, qui en font des avenues.

Avec des routes semblables, il ne fallait pas songer à aller chercher au loin la pierre à bâtir. Si on l'a jadis employée pour quelques grandes fermes ou manoirs, et, depuis vingt ans, pour les maisons nouvellement construites, les habitations pauvres, c'est-à-dire la presque totalité, ont été faites de matériaux que l'on trouvait tout prêts sur place: la terre rouge et le bois.

Ces pentys (pen-ty , bout de toit ) ont habituellement de 10 à 12 mètres de façade sur 5 mètres de profondeur . Ils se composent d'un rez-de-chaussée couvert en chaume, dont les murs, formés de solides piliers en coeur de chêne, espacés de 1 m 20 à 1 m 50 , sont reliés entre eux par des traverses plus minces et de l'argile.

C'est un genre de construction très usité depuis un temps immémorial en Normandie, et notamment dans le riche pays d'Auge.

L'intérieur de la plupart de ces habitations ressemble encore très exactement au tableau qu'en traçait Cambry, il y a près d'un siècle. Il n'y a qu'une seule pièce, une seule porte et une seule fenêtre large de 50 centimètres sur 70 centimètres de hauteur. Dans un bout se trouve le foyer, la table, les ustensiles de cuisine, les lits en forme d'armoire à deux ou trois étages, dans lesquels s'entassent père, mère, enfants et vieillards, les longs

coffres qui tiennent lieu de chaises.

L'une de ces armoires-lits est disposée d'ordinaire de façon à séparer aux deux tiers, cette portion de maison de la seconde. Dans celle-ci se placent les outils, les provisions, dans des barriques défoncées; parfois des volailles, une vache, quelques petits porcs. L'obscurité, la saleté, la vermine, les mouches, les araignées, la boue noire, les trous des aires en terre battue donnaient naguère encore l'aspect le plus répugnant à ces bouges. Mais si la disposition intérieure est restée la même dans presque tous, la propreté a fait de grands progrès depuis quinze ans. Quelques-uns même, un peu plus vastes et bien entretenus par leur propriétaire se revêtent au dehors de vignes et de rosiers, disparaissent sous un fouillis inextricable de tous les arbres fruitiers; ils sont d'un aspect enchanteur, d'un grand charme de gaieté rustique. Au reste, bien qu'il se bâtisse aujourd'hui encore de nombreux pentys, les progrès de la viabilité ont permis d'employer les grès schisteux pour un grand nombre de maisons élevées depuis dix ou quinze ans.

A côté de ces demeures de la classe pauvre, des fermes, de vieux manoirs bas, n'ayant le plus souvent que des lucarnes en guise de premier étage, sont construits en pierre, et même en larges pierres de taille provenant du granit de la côte. Celles-là non plus n'ont point de grange; on tasse et on bat les récoltes dehors; mais elles ont des greniers, des étables, des écuries solides. Sur les linteaux des portes et des fenêtres noircis par le temps, on remarque presque toujours l'accolade mauresque. Ici, comme à l'île de Groix, c'est le seul ornement rchitectural, et sa fréquence semble témoigner de l'influence exercée sur la côte bretonne par la côte cantabrique, qui lui fait vis à vis.

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Les plus grandes exploitations

agricoles dépassent rarement 50 hectares, dont une partie seulement est cultivée. Un grand nombre de fermes ont tout au plus une vingtaine d'hectares, dont la moitié en landes. La valeur vénale des bonnes terres cultivées atteint 1 000 Francs I 'hectare, et la valeur locative 40 Francs.

De ces fermes, les unes sont cultivées par leur propriétaire, les autres sont affermées pour un bail de neuf ans à prix d'argent, par des propriétaires qui sont eux-mêmes soit des cultivateurs résidant dans le pays, soit des bourgeois habitant au loin dans les villes. Sous ce rapport, les différences d'une commune à l'autre sont assez considérables. A Gouesnac'h, par exemple, les trois quarts du territoire sont possédés par deux grands propriétaires, dont un seul réside quelquefois ; dans les autres communes, la proportion est à peu

près inverse. Le trait dominant de l'économie

rurale dans le canton de Fouesnant est la persistance du domaine congéable. Ce genre d'amodiation, jadis très répandu dans tout l'arrondissement de Quimper, ne s'étend plus, il est vrai, qu'à une fraction du sol assez faible ; mais il n'en intéresse pas moins une grande partie de la population, les habitants d'un grand nombre de pentys. Lorsque, au retour du service militaire, un ouvrier veut se marier, il choisit à sa convenance quelque morceau de lande, d'un quart d'hectare à un hectare, parfois même deux, et demande au propriétaire, qui n'a garde de refuser, de lui"en céder le domaine pour trente ou quarante ans, moyennant une faible redevance en argent. Le marché conclu, il bâtit un penty en argile et en bois, défriche, plante un jardin d'abord, puis un verger, laboure le surplus.

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Le bail fini, le propriétaire lui en consentira un nouveau, pour un prix plus élevé, ou lui remboursera le prix des améliorations.

De la sorte, quand l'ouvrier ne trouve pas d'emploi dans les fermes voisines, il travaille chez lui; chaque coup de bêche augmente à la fois son épargne et son revenu. Il tire de sa propre terre la plus grande partie de sa nourriture et de celle de ses enfants. Si pauvre soit-il, sa condition n'est plus celle du prolétaire ou du tâcheron nomade; c'est celle d'un petit propriétaire cultivateur, vivant chez lui, travaillant pour lui. On sait combien la vie y gagne en dignité, en sobriété, en probité. Dans un pays possédant beaucoup de terres incultes, le domaine congéable est très utile; mais il prouve que le canton de Fouesnant en est encore à l'agriculture extensive, comme la Russie. C'est, de tous les régimes de la terre, celui qui concorde le mieux avec la viriculture extensive.

Si toutes les habitations ne possédaient ainsi quelques parcelles de terre, on ne s'expliquerait pas comment le manouvrier parvient à ne pas mourir de faim, car les prix de la main d'oeuvre sont très faibles.

Pendant deux mois, en été, un homme peut gagner un Franc cinquante par jour, en plus de sa nourriture; une femme, un Franc. Mais le reste de l'année, il est payé, selon les communes, de 50 à 75 centimes par jour, et souvent il n'est pas employé. C'est sur ce salaire dérisoire qu'il devra payer le loyer de sa maison, pourvoir au vêtement et à la nourriture de sa femme et de ses cinq ou six enfants.

Il est vêtu habituellement d'un mauvais chapeau, d'une veste et d'un gilet déchirés, d'une chemise et d'un pantalon de toile blanchâtre et très épaisse, tissée dans

le pays même, moitié en fils de chanvre, moitié en fils de coton; ses pieds sont nus dans d'énormes sabots. La femme porte un corset gros bleu à manches et une jupe de toile brune; le plus souvent, elle marche nu-pieds ou les jambes nues avec des sabots ; le dimanche seulement, elle met des bas, une large collerette et une coiffe compliquée éblouissante de blancheur . Les enfants les plus pauvres ne sont guère couverts que de lambeaux. La nourriture se compose de pain de seigle, de gros lait, de bouillie d'avoine, de pommes de terre et de galettes de sarrasin, parfois d'un peu de poisson ou de lard salé, le tout en quantité à peine suffisante. La plupart des enfants, m'ont dit les instituteurs, arrivent à l'école tremblants de faim, de fièvre et de froid; ils mangent juste assez pour ne pas mourir.

Les fermes n'en abritent pas moins un certain nombre de familles très aisées. Même quelques propriétaires ruraux, possédant un patrimoine plus que suffisant et ne dépensant rien, ont vu leur fortune atteindre 5, 10 et même 15 000 Francs de revenu. Mais leurs vêtements et leur nourriture sont restés à peu près ceux des manouvriers, différant plutôt par la quantité que par la qualité. Partout, les maîtres et leur famille mangent avec leurs domestiques et leurs ouvriers, à la même table et au même plat.

D'autre part, si les femmes pauvres poussent la coquetterie jusqu'à payer 50 centimes, c'est-à-dire le prix d'une journée de travail, pour le repassage de leurs collerettes, en revanche les paysannes les plus riches n'ont jamais que des robes très simples, d'étoffe grossière et de couleur foncée ; fort souvent, elles ne portent, même pour se marier, que des robes noires.

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La partie aisée de la population met une sorte d'orgueil à se rapprocher de la classe pauvre, par aversion pour les moeurs urbaines, et les modes de ce canton ont, jusqu'ici, évolué avec une grande indépendance. A la vérité, dans la toilette de l'homme, les cheveux longs ont disparu, le « bragou bras » la grande culotte plissée, plus large en bas qu'en haut, comme celle des zouaves et des maures, a cédé la place au pantalon étroit; mais par contre, les femmes se sont montrées complètement réfractaires au changement. Tandis que, généralement en France, la coiffure locale devient de plus en plus modeste et petite, comme humiliée et honteuse d'elle-même, à Fouesnant, elle a gagné en ampleur.

De même que leur costume, les habitants de Fouesnant ont, jusqu'à ces dernières années, conservé avec un soin jaloux leur langue et leur ignorance.

Bien que les électeurs soient en majorité républicains, beaucoup mettent encore leur orgueil à ne pas parler le français. Au chef-lieu même, sur 21 conseillers municipaux, dix, pris parmi les plus riches habitants du pays, ne le comprennent pas.

Il y a cinquante ans, d'après du Châtelier, il y avait déjà cinq écoles dans le canton; mais il est probable qu'elles étaient peu fréquentées, car j'ai constaté que pendant la période 1873-1881, c'est à peine si un homme sur dix, une femme sur 12 ou 15 a pu signer son acte de mariage autrement que d'une croix, Il est vrai qu'un certain nombre ont dû cacher leur connaissance de l'écriture, par le même sentiment qui souvent leur fait cacher leur connaissance du français. Quoi qu'il en soit, une transformation profonde s’est accomplie à cet égard pendant ces dernières années ;

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le nombre de mariés qui ont signé leur acte de mariage a quadruplé; dans toutes les communes, sauf une seule, des écoles ont été construites et sont pleines d'enfants qui tous apprennent assez facilement à lire et à écrire. Cependant, l'estime que les parents font de l'instruction est encore des plus médiocres; cinq ou six enfants pour tout sont placés, à Quimper, dans des écoles primaires supérieures. Un paysan, riche de 15 000 Francs de rente, qui, s'il habitait la Normandie, voudrait faire de son fils un docteur en droit, se propose simplement, ici, d'en faire un paysan semblable à lui-même ; l'enfant, au lieu d'avoir déjà son tailleur et son coiffeur, court pieds nus dans les chemins comme ont fait ses parents. Chez ces populations, l'orgueil fait tort à l'ambition.

Ils restent pliés aux pratiques religieuses avec plus de régularité que de zèle. A cet égard, l'empressement avec lequel ils se bousculent pour sortir à la fin de l'office témoigne clairement de l'indicible soulagement qu'ils éprouvent à le voir finir. Les tombes, négligées ou totalement abandonnées, montrent que les femmes sont loin de partager avec celles de Paimpol leur culte pour les cimetières.

Si les préoccupations d'ordre intellectuel sont nulles, la culture esthé-tique ne l'est pas moins. On ne connaît ni chants, ni danses du dimanche, ni jeux. Jadis, la course, la lutte à main plate, la soule passionnaient vivement les bas-bretons ; mais, au témoignage de Cambry, ces exercices bienfaisants, qui entretenaient l'estime des qualités physiques, avaient disparu dès avant la Révolution. Alors, les mariages présentaient encore des simulacres d'enlèvement; aujourd'hui, ils sont seulement l'occasion de repas prolongés pendant plusieurs jours. On y chante encore un peu, et l'on danse au son du biniou.

On a écrit que l'intérêt seul faisait les mariages. Il est difficile de le croire, car il ne faut pas oublier que la majorité des mariables ne possèdent rien; or, s'il est une vérité évidente, c'est que l'argent ne peut avoir d'effet quand il n'existe pas.

Les qualités morales sont très

développées. L'absence totale de luxe et de morgue chez les riches, la communauté de vie et de vêtement, l'homogénéité parfaite de toutes les classes de la société, les continuelles relations qu'elles entretiennent, bannissent les humiliations, l'envie, les haines de caste, engendrent la sympathie et donnent à la misère même un air de contentement discret. Les manouvriers sont peu payés, mais ils sont de la famille. Quand un domestique tombe malade, on ne l'envoie pas à l'hôpital de Quimper, ni chez ses parents trop pauvres pour le recevoir ; on le soigne à la ferme, ses gages continuent à courir et l'on trouve cela tout simple.

Je sais des cantons en France où,

avec un salaire quadruple, l'ouvrier rural est un prolétaire furieux ; il se sent méprisé et hait. C'est un effet de la séparation des classes obéissant à des tendances différentes. Mais ici, rien de pareil. Ces ouvriers si pauvres dans leurs pentys isolés ne sont ni des révoltés ni des désespérés; ils ne s'abandonnent ni au vice, ni à l'ivrognerie, ni au vol et à la mendicité. Le visage des femmes respire la pudeur et la réserve; les hommes portent l'honnêteté dans leurs regards. Les délits sont très rares; la mendicité des enfants pauvres, chez les fermiers qui occupent leurs parents, est parfois nécessaire pour leur fournir un supplément indispensable de nourriture; elle est discrète, sans insolence, et ne prend jamais le caractère d'une profession.

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Les cabarets, assez nombreux, débitent principalement du cidre contenant un tiers ou une moitié d'eau, de sorte qu'il enivre peu. L'ivrognerie doit être regardée comme relativement rare, surtout si l'on tient compte de l'absence de plaisirs et de l'alimentation défectueuse.

En somme, ces populations sont bonnes et sympathiques, courageuses, d'une grande délicatesse naturelle et fort sensibles aux marques d'intérêt, même les plus fugitives.

Leur douceur s'étend jusqu'à leurs animaux. Les enfants les aiment, les caressent et les soignent sans jamais les tourmenter. En Normandie, les bestiaux sont généralement traités avec brutalité et indifférence; ce sont des instruments de production, de la viande sur pied. Dans le canton de Fouesnant, comme, du reste, sur beaucoup de points de la Bretagne, ce sont des hôtes de la famille que l'on connaît personnellement. Les porcs eux-mêmes ont un nom; malgré leur naturel brutal, ils jouent avec les enfants, leur servent complaisamment d'oreiller pour dormir au soleil.

François Lenormand avait observé le fait en Calabre et l'avait signalé dans la Revue des Deux Mondes, le croyant unique; mais il n'est pas rare en Basse-Bretagne.

Du reste, aujourd'hui encore, comme au Moyen-Age et malgré le renouvellement de l'imagerie religieuse, on met fréquemment les animaux sur les autels. C'est ainsi que, dans l'église de Gouesnac'h, par exemple, on n'en voit pas moins de quatre: un porc avec Saint Antoine, un mouton avec Saint Jean, un chien avec Saint Roch, et un taureau avec Saint Cornély.

Le miracle de Saint Éloi (Sant Alar en breton) qui trancha la patte d'un cheval pour le ferrer, et la remit ensuite à sa place où elle se ressouda aussitôt.

Au point de vue de la race comme

au point de vue du costume, les habitants du canton de Fouesnant tranchent nettement sur ceux de Concarneau, à l'est, aussi bien que sur ceux de Pont-l'Abbé, à l'ouest.

En grande majorité, le marin de Concarneau a la barbe blonde, le profil droit, la figure allongée; la femme porte, en guise de bonnet, une petite calotte de tulle. La population de Pont-l'Abbé est brune, mais plutôt laide que belle; les traits sont irréguliers et lourds. Le costume, bien connu pour sa singularité, est une importation évidente de l'Orient. La coiffure des femmes est une calotte de drap noir, brodée de jaune, de rouge et d'argent, par-dessus laquelle on ramène le chignon; un minuscule bonnet blanc, de forme bizarre, couvre le sommet du front.

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