Polyphonie de la force de vivre dans l’apocalypse

22
Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre -1- Polyphonie de la force de vivre dans l’apocalypse - L’œuvre de Svetlana Alexievitch est complexe et originale et c’est cela qui livre une réflexion très subtile sur la vie et la capacité humaine de l’endosser et de la dire. - Si l’expression « force de vivre » implique l’usage de la puissance dans une situation donnée à tout homme, et qui paraît alors évidente, Alexievitch montre la difficulté de vivre dans une situation extrême. Mais cette situation semble être l’existence éternelle du peuple biélorusse. A travers Tchernobyl, c’est donc toute la condition humaine qui s’exprime. Cette catastrophe est une apoca- lypse dans son sens premier, celui d’une révélation : cette « chronique du monde après l’apo- calypse » (bien se souvenir du titre entier de l’ouvrage) dévoile la vie d’une société humaine tragique. - La révélation doit aussi passer par une écriture forte et originale : la forme du texte, toute sa cons- titution sont plus qu’un habillage esthétique, elles constituent le corps même de cette révélation. Il faut alors sans cesse comprendre comment l’écriture témoigne de la force de vivre. 1. La non-vie. L’œuvre installe le lecteur dans un monde de mort ou plutôt de négation de la vie. Tchernobyl semble être une antithèse de la vie. Partout, affleure le sentiment que la vie fait défaut. On peut trouver alors dans ce tableau des forces de mort (comme une représentation en négatif de ce qu’est la force de vivre et de ce qui la mine, une forme de « la grande maladie » nietzschéenne). 1.1 Un monde détruit : le chaos après l’apocalypse. - Tout l’univers semble ravagé, tout n’est que désolation. Bien noter le sens profond de ce mot qui illustre bien la négation de la vie. - « Désolation » (rendre seul): action de désoler, de ravager un pays; et résultat de cette action = destruction, dévastation, ravage, ruine. On trouve cela dans une expression biblique par allusion aux anges qui, dans l’Apocalypse, ravagent la terre qu’habitent les méchants : « L’abomination de la désolation. » - La désolation apocalyptique appelle donc la plainte ; « la supplication » est une expression de cette désolation qui est aussi spirituelle : il ne reste qu’un cri → cf. « Monologue sans titre ‒ un cri… » (122, assistant médecin qui refuse de parler). - Le livre s’ouvre et se clôt dans ses faits comme dans ses récits par des tableaux de désolation. Ces images se multiplient et se répondent ; la terre ressemble à un espace vide, lunaire. - Cf. les textes périphériques « Information historique » et « En guise d’épilogue », ainsi que les « voix solitaire[s]» (= désolation), mais aussi ce qui encadre chaque grande partie ; dominent des tableaux de destruction : 1. Monologue de Piotr S. ‒ Chœur des soldats (cf. fin : « Il y avait là une grue importée de RFA. Morte. On l’avait installée et elle était morte. Les robots mouraient aussi : les nôtres, ceux de l’aca- démicien Loukatchev pour les recherches sur la planète Mars, et ceux fournis par les Japonais. Vi- siblement, les radiations étaient telles que tous les équipements brûlaient, mais les petits soldats en combinaisons et gants de caoutchouc couraient dans tous les sens... » 2. Monologue de Larissa Z. sur sa petite fille « un sac fermé de tous les côtés, sans aucune fente » ‒ Chœur populaire (cf. fin : « J’ai décrit tout cela à mon fils, par lettre. Il fait ses études dans la capitale. Et je reçois la réponse : “Maman, imagine le tableau... Dément... La terre de Tchernobyl, la maison, le sapin qui brille... Et les gens à table qui chantent des airs révolutionnaires et militaires... Comme s’ils n’avaient pas, derrière eux, le Goulag et Tchernobyl !” J’ai eu peur. Pas pour moi. Pour mon fils. Il n’a nul endroit où revenir... ») 3. Monologue de Nadejda racontant la sidération et l’émerveillement de ces visions d’apocalypse « Monologue sur ce que nous ignorions : la mort peut être si belle » ‒ Chœur des enfants (cf. fin : « Ioulia, Katia, Vadim, Oksana, Oleg... Maintenant, c’est Andreï... “Nous mourrons et deviendrons la science”, disait Andreï. “Nous mourrons et l’on nous oubliera”, pensait Katia. “Nous mourrons...” pleurait Ioulia. Pour moi, le ciel, maintenant, est vivant. Et quand je le regarde... Ils sont là ! »)

Transcript of Polyphonie de la force de vivre dans l’apocalypse

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-1-

P o l y p h o n i e d e l a f o r c e d e v i v r e d a n s l ’ a p o c a l y p s e

- L’œuvre de Svetlana Alexievitch est complexe et originale et c’est cela qui livre une réflexion très subtile sur la vie et la capacité humaine de l’endosser et de la dire.

- Si l’expression « force de vivre » implique l’usage de la puissance dans une situation donnée à tout homme, et qui paraît alors évidente, Alexievitch montre la difficulté de vivre dans une situation extrême. Mais cette situation semble être l’existence éternelle du peuple biélorusse. A travers Tchernobyl, c’est donc toute la condition humaine qui s’exprime. Cette catastrophe est une apoca-lypse dans son sens premier, celui d’une révélation : cette « chronique du monde après l’apo-calypse » (bien se souvenir du titre entier de l’ouvrage) dévoile la vie d’une société humaine tragique.

- La révélation doit aussi passer par une écriture forte et originale : la forme du texte, toute sa cons-titution sont plus qu’un habillage esthétique, elles constituent le corps même de cette révélation. Il faut alors sans cesse comprendre comment l’écriture témoigne de la force de vivre.

1. La non-vie.

L’œuvre installe le lecteur dans un monde de mort ou plutôt de négation de la vie. Tchernobyl semble être une antithèse de la vie. Partout, affleure le sentiment que la vie fait défaut. On peut trouver alors dans ce tableau des forces de mort (comme une représentation en négatif de ce qu’est la force de vivre et de ce qui la mine, une forme de « la grande maladie » nietzschéenne).

1.1 Un monde détruit : le chaos après l’apocalypse.

- Tout l’univers semble ravagé, tout n’est que désolation. Bien noter le sens profond de ce mot qui illustre bien la négation de la vie.

- « Désolation » (rendre seul): action de désoler, de ravager un pays; et résultat de cette action = destruction, dévastation, ravage, ruine. On trouve cela dans une expression biblique par allusion aux anges qui, dans l’Apocalypse, ravagent la terre qu’habitent les méchants : « L’abomination de la désolation. »

- La désolation apocalyptique appelle donc la plainte ; « la supplication » est une expression de cette désolation qui est aussi spirituelle : il ne reste qu’un cri → cf. « Monologue sans titre ‒ un cri… » (122, assistant médecin qui refuse de parler).

- Le livre s’ouvre et se clôt dans ses faits comme dans ses récits par des tableaux de désolation. Ces images se multiplient et se répondent ; la terre ressemble à un espace vide, lunaire.

- Cf. les textes périphériques « Information historique » et « En guise d’épilogue », ainsi que les « voix solitaire[s]» (= désolation), mais aussi ce qui encadre chaque grande partie ; dominent des tableaux de destruction :

1. Monologue de Piotr S. ‒ Chœur des soldats (cf. fin : « Il y avait là une grue importée de RFA. Morte. On l’avait installée et elle était morte. Les robots mouraient aussi : les nôtres, ceux de l’aca-démicien Loukatchev pour les recherches sur la planète Mars, et ceux fournis par les Japonais. Vi-siblement, les radiations étaient telles que tous les équipements brûlaient, mais les petits soldats en combinaisons et gants de caoutchouc couraient dans tous les sens... »

2. Monologue de Larissa Z. sur sa petite fille « un sac fermé de tous les côtés, sans aucune fente » ‒ Chœur populaire (cf. fin : « J’ai décrit tout cela à mon fils, par lettre. Il fait ses études dans la capitale. Et je reçois la réponse : “Maman, imagine le tableau... Dément... La terre de Tchernobyl, la maison, le sapin qui brille... Et les gens à table qui chantent des airs révolutionnaires et militaires... Comme s’ils n’avaient pas, derrière eux, le Goulag et Tchernobyl !” J’ai eu peur. Pas pour moi. Pour mon fils. Il n’a nul endroit où revenir... »)

3. Monologue de Nadejda racontant la sidération et l’émerveillement de ces visions d’apocalypse « Monologue sur ce que nous ignorions : la mort peut être si belle » ‒ Chœur des enfants (cf. fin : « Ioulia, Katia, Vadim, Oksana, Oleg... Maintenant, c’est Andreï... “Nous mourrons et deviendrons la science”, disait Andreï. “Nous mourrons et l’on nous oubliera”, pensait Katia. “Nous mourrons...” pleurait Ioulia. Pour moi, le ciel, maintenant, est vivant. Et quand je le regarde... Ils sont là ! »)

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-2-

- Retenir quelques tableaux de cette désolation, cf. par exemple « Monologue à propos d’un pay-sage lunaire » (93) : « Je me souviens que je rentrais de mission. De part et d’autre de la route, c’était un véritable paysage lunaire... Jusqu’à l’horizon, les champs étaient couverts de dolomie blanche. La couche supérieure du sol, contaminée, avait été enlevée et enterrée. À la place, on avait versé du sable de dolomie. Comme si ce n’était pas de la terre... J’ai longtemps souffert de cette vision et j’ai même essayé d’en tirer une nouvelle. J’imaginais ce qui se passerait dans cent ans : un homme mutant saute en se propulsant sur ses longues pattes arrière, aux genoux retournés. Dans la nuit, il voit clairement avec son troisième œil et sa seule oreille, sur la nuque, entend même la course d’une fourmi. Et à part ces êtres et les fourmis, tout ce qui était vivant sur la terre et dans le ciel était mort... »

- Le texte insiste sur la poussière qui recouvre tout mais c’est une poussière radioactive ; cela rap-pelle l’image de l’homme qui est « poussière ». L’ingénieur chimiste Ivan Jmykhov finit ainsi son monologue : « Ce qui est resté dans ma mémoire de cette période ? L’ombre de la démence... La manière dont nous creusions... J’ai noté dans mon journal ce que j’ai compris. Dès les premiers jours, j’ai su à quel point il était facile de devenir poussière... » (titre éloquent de ce passage : «Mo-nologue sur la légèreté de devenir poussière »).

- Partout règne le désordre et la radiation, image du chaos de cette entropie qui détruit l’homme.

- Retenir des images de cela : les villages désertés, le crépitement des dosimètres, les forêts brûlées (« la forêt rousse » 141).

- D’où la comparaison permanente à la guerre qui détruit..., pillages etc. Cf. par exemple « J’ai demandé de l’aide à un voisin qui avait une voiture. Il m’a fait signe que j’étais timbré. Mais je l’ai récupérée quand même, la porte. Deux ans plus tard... De nuit... En moto... À travers la forêt... Notre appartement avait déjà été pillé. Nettoyé. Des miliciens me poursuivaient: “On va tirer! On va tirer!” Ils me prenaient pour un pillard. Voilà comment j’ai volé la porte de ma propre maison... » (45).

- Le monde est comme inversé, absurde.

- Les titres mêmes des grandes parties peuvent sembler ironiques notant cette inversion des valeurs : « La Terre des morts », « La Couronne de la création », « Admiration de la tristesse »... De même, ironie du dernier petit article qui ferme le livre après le récit si fort et pathétique de Valentina Pa-nassevitch.

- Les miliciens sont comparés aux allemands nazis qui ont détruit leur territoire : « Les miliciens hurlaient. Ils sont arrivés avec des voitures et nous nous sommes enfuis dans la forêt. Comme des Allemands ! » (52).

- Absurdité des situations : laver les bûches, chasser des animaux domestiques... Le renouveau des villages est assuré par des vieillards : « Seuls les morts reviennent ici » (« Monologue d’un vil-lage » 54) ; les gens doivent frauder pour reprendre ce qui est à eux ; les ingénieurs se retrouvent à travailler avec une pelle etc. Le monde à l’envers est un topos de la littérature pour décrire la fin du monde.

1.2 Un monde hostile.

La référence permanente à la guerre doit être prise au sérieux : ce monde est hostile, dans le sens fort où la vie est comme une guerre ; c’est vraiment métaphysique car l’ennemi n’est pas hu-main. La définition célèbre de Bichat a ici un relief particulier : « l’ensemble des fonctions qui résis-tent à la mort ». La vie semble être forme de résistance.

- Omniprésence de la guerre : face à la catastrophe, on envoie des militaires, des hommes armés ; cela traduit le dérisoire de l’action humaine.

- Cf. exemples où les soldats semblent comme des pantins face à la catastrophe, ils courent sur le toit de la centrale comme des fourmis, ce sont des « robots biologiques » ; ils sont du sable : « on nous jetait comme du sable sur le réacteur... » (« Le chœur des soldats » 81).

- La guerre traduit l’horreur de la situation, l’instabilité terrible, le danger permanent ; mais cette guerre plus terrible que les autres, est tragique car la résistance humaine est faible. Voir dans « le chœur des enfants », ce passage où un soldat traque un chat protégé par des enfants alors que le dosimètre est comparé à une mitraillette : « Je me souviens d’un soldat qui poursuivait une chatte... Son dosimètre claquait comme une mitraillette chaque fois qu’il l’approchait de l’animal : ta-ta-ta-ta... Derrière, couraient un garçon et une fille. C’était leur chatte. Le garçon se taisait, mais la fille

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-3-

hurlait : “Je ne la donnerai pas !” Elle courait et criait : “Sauve-toi, ma chérie ! Sauve-toi !” Et le soldat courait avec un grand sac en plastique... » (228).

- Evocation des horreurs de la guerre dans les « Trois monologues sur une peur très ancienne ».

- Noter la lutte de la vie contre la guerre-mort dans l’évocation d’un film de guerre : « J’ai vu seulement un bon film de guerre. J’en ai oublié le titre. Il racontait l’histoire d’un soldat muet. Il ne parlait pas de tout le film. Il accompagnait une Allemande enceinte, engrossée par un soldat russe. Et l’enfant est né pendant le voyage, dans la charrette. Le soldat le prend dans ses bras et, pendant qu’il le tient, le bébé fait pipi sur sa mitraillette. L’homme rit... Ce rire, c’est comme un discours. Il regarde successivement l’enfant et son arme, et il rit... La fin du film. » (« Monologue sur un soldat muet » 197).

- Pas de naissance, enfants et adultes atrophiés : les témoignages insistent sur cette humanité atro-phiée et difforme. On peut penser aux pièces de Samuel Beckett traduisant ainsi la misère humaine et le tragique de son existence.

- Un monde de vieillards... des enfants malades... des adultes affaiblis. De « petits monstres »...

- La médecin, Nadejda (« Monologue sur un petit monstre qu’on aimerait quand même») fait un tableau sombre d’un peuple vivant dans une sorte de dépression : « Nous avons peur de tout... Peur pour nos enfants... Pour les petits-enfants que nous n’avons pas encore. Ils ne sont pas encore nés et nous avons déjà peur... Les gens sourient moins. Ils ne chantent plus comme avant au moment des fêtes. Non seulement le paysage change, puisque des forêts poussent de nouveau à la place des champs, mais encore le caractère national. La dépression règne sans partage... Chacun éprouve le sentiment d’être condamné. »

- Insister sur les enfants fatigués qui ont perdu le sourire, l’envie de jouer : cf. « Monologue à deux voix » ; « Les enfants étaient tristes. Nous avons tenté de plaisanter avec eux. Sans succès. L’éducatrice pleurait : “Ce n’est même pas la peine d’essayer. Nos enfants ne sourient pas. Et ils pleurent en dor-mant.” » («Monologue sur comment deux anges ont rencontré la petite Olga », Irina, journaliste).

- La mort est ainsi omniprésente: des témoignages expliquent que la mort et la vie sont liées, ce qui est propre à la sagesse populaire ; mais le problème, signe d’un monde chaotique, est que la mort prend toute la place ! Les enfants en témoignent. La pensée de Nietzsche sur la mort est ici éloquente : certes tous savent qu’ils vont mourir, mais tous l’oublient car c’est ce que veut la vie, or, dans La Supplication c’est la mort qui distribue les cartes et impose ses règles, elle ne se fait pas du tout oublier, symbole d’un monde inversé et de la force du chaos.

- On trouve à plusieurs reprises l’idée d’une omniprésence de la mort chez les enfants, ce qui est impensable: Nina la professeure le dit, mais aussi Lilia Kouzmenkova : « Autour de nous, on ne parle que de la mort. Les enfants pensent à la mort, alors qu’il s’agit d’une chose à laquelle on réfléchit à la fin de sa vie, pas au début. » Cette metteur en scène refuse d’entrer dans cette obsession et ne veut parler de la mort dans ses spectacles, pas même « un hérisson ou un simple oiseau »!

/!\ Cette femme refusant justement de penser la mort (attitude normale pour Nietzsche) n’est pas un cas isolé dans La Supplication (cf. tableau cours 1).

- Image de cette mort présente, vivante, de ces moribonds à travers une nouvelle appréciée par Sve-tlana Alexievitch et évoquée dans le témoignage d’Arkadi Filine:

- « L’écrivain Leonid Andreïev, que j’aime beaucoup, a une parabole sur Lazare qui a regardé der-rière le trait de l’interdit. Après cela, il est devenu étranger parmi les siens, même si Jésus l’a res-suscité... » (« Monologue sur un témoin qui avait mal aux dents et qui a vu Jésus tomber et gémir » 97)

/!\ Recueil de nouvelles de Leonid Andreïev (1871-1919), Judas Iscariote (1906-1908), nouvelle « Lazare ». Cette nouvelle est une métaphore filée de cette horreur vivante :

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-4-

1.3 Un monde du silence.

Cet état de non-vie est surtout perceptible par le rapport particulier aux sons.

- Pas de musique, silence partout, c’est comme si avec Tchernobyl une chape de silence s’était abattu sur la création.

- Pratiquement aucune évocation de la musique, de chants ; ce qui frappe dans ces textes c’est une sorte de force du silence : très souvent les monologues sont coupés par « Un silence », « Long si-lence », « Après un silence » (par exemple 112).

- La disparition des oiseaux (des moineaux surtout) symbolise cela. « Je suis allée dans la zone dès les premiers jours... Je me souviens, nous nous sommes arrêtés dans un village et j’ai été frappée par le silence. Pas d’oiseaux, aucun son... Pas un bruit dans les rues... D’accord, les maisons étaient vides, les gens étaient partis, mais tout s’était tu : il ne restait pas un seul oiseau... » (« Monologue sur comment deux anges ont rencontré la petite Olga » 207).

- « Les gens sourient moins. Ils ne chantent plus comme avant au moment des fêtes » (Nadejda, 195). A la fin du « chœur populaire » une mère raconte à son fils comment lors d’une fête de Noël avec des amis, ils ont fait un grand festin avec des produits irradiés et ils ont chanté des chants révolutionnaires : mais cela apparaît comme une chose saugrenue, totalement absurde, comme s’il était devenu impensable de chanter ; le fils sidéré répond à sa mère: « Maman, j’imagine le tableau... Dément... La terre de Tchernobyl, la maison, le sapin qui brille... Et les gens à table qui chantent des airs révolutionnaires et militaires... Comme s’ils n’avaient pas, derrière eux, le Goulag et Tcherno-byl!» (152).

- Indicible, ineffable, désir de se taire. Impossibilité de parler, de se confier : souvent les per-sonnes se trouvent face à l’ineffable qui les pousse au mutisme. Cela est aussi une forme d’opposition à la force de vivre.

- Le cas d’Anna Souchko est alors symbolique.

- Cf. les nombreuses expressions traduisant cette barrière de l’ineffable (cf. citations du cours 1 et p. 18, 25, 86, 237 etc.). Importance des points de suspension dans les témoignages.

- Dans « Trois monologues sur une peur très ancienne » il est précisé dès le début : « La famille K. La mère et la fille. Et le mari de la fille qui n’a pas dit un seul mot. »

- Cf. Arkadi, l’assistant médecin : «Alors, à quoi bon venir ? Nous poser des questions ? Nous tou-cher ? Je ne veux pas faire commerce de leur malheur. Ou philosopher là-dessus. Bonnes gens, laissez-moi ! C’est à nous de rester vivre ici. » (122).

1.4 Le pouvoir politique contre la vie.

Ce livre est aussi un procès du stalinisme (cf. fin du discours de Nesterenko p.214 et 218 qui attaque le pouvoir soviétique toujours stalinien selon lui). Il est intéressant de noter que si notre thème est la force de vivre dans ce livre il est aussi question de « forces de mort ». Des réalités ont une force de nuisance si grande qu’elles écrasent la force de vivre ; elles tuent, dépriment etc. La catastrophe témoigne ainsi de ce potentiel de destruction. Svetlana Alexievitch essaie de montrer comment ce système politique a attaqué la puissance de vie par une logique propre. Face à la force de vivre, il est bon alors de repérer ces forces de mort.

- Le système totalitaire qui écrase la vie, contrôle tous les discours et fait taire les gens. Le silence (symbole de mort dans le texte, cf. ci-dessus) est voulu par ce pouvoir.

- Evocation du KGB mettant les téléphones sous écoute : la parole est bridée et tout le monde se tait. Les intellectuels sont bâillonnés : « Nous avions tous fait des stages de défense civile. J’y avais moi-même enseigné... Le soir du même jour, la voisine nous a apporté des cachets. Elle les avait eus par l’un de ses parents qui travaillait à l’Institut de la physique nucléaire et lui avait expliqué comment les prendre. Il lui avait fait jurer le silence. Muette comme une carpe ! Comme une pierre ! Il avait surtout peur qu’on en parle et qu’on l’appelle pour lui poser des questions... » (« Monologue sur comment deux anges ont rencontré la petite Olga » 207).

- Les lettres des liquidateurs sont lues, ils ne peuvent prendre des notes... (cf. « Monologue sur la légèreté de devenir poussière » : « Juste avant mon départ, le commandant m’a convoqué: ‒ Qu’est-ce que tu écrivais ? ‒ Des lettres à ma femme. ‒ Fais gaffe... » 163).

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-5-

- Le système soviétique a éduqué le peuple dans une optique sacrificielle pour la patrie ; c’est très fort dans le livre mais c’est décrit comme une sorte de suicide.

- Le système soviétique est responsable d’une forme de culture du sacrifice et de la mort ; dans la dernière partie où des intellectuels et des cadres du parti s’expriment, cette responsabilité est nette-ment mise en cause (cf. accusations violentes de Vassili Nesterenko 211-218). « Le Soviétique est incapable de penser exclusivement à lui-même, à sa propre vie, de vivre en vase clos. Nos hommes politiques sont incapables de penser à la valeur de la vie humaine, mais nous non plus. » (191)

- Une culture de mort prévalait dit explicitement une professeur dans « Le chœur populaire »: « Le découragement coexiste en nous avec le sentiment du devoir accompli : il faut être là où il y a du danger, il faut défendre la patrie. Ai-je appris autre chose à mes élèves : aller de l’avant, se jeter dans le feu, défendre, se sacrifier. La littérature que j’ai enseignée ne parlait pas de la vie, mais de la guerre. Cholokhov, Serafimovitch, Fourmanov, Fadeïev, Boris Polevoï... ».

- L’horreur de cet esprit produit des actes de cruauté inouïs (cf. mère qui étrangle son bébé : « Elle tenait dans ses bras un bébé d’un mois. L’enfant pleurait et risquait de les faire découvrir. Alors elle l’a étranglé. Elle en parlait d’une manière très détachée, comme si c’était arrivé à une autre femme. Comme si l’enfant n’avait pas été le sien. J’ai oublié pourquoi au juste elle évoquait ce souvenir, mais je me rappelle très distinctement le sentiment d’horreur que j’ai ressenti. » 115)

- Les hommes sont vus comme du « sable », des machines... La référence souvent ironique aux hommes russes supérieurs aux « robots » étrangers est tragique : l’homme est moins considéré qu’une machine, ou qu’un animal. On se sert en toute bonne conscience des hommes: cf. les exemples ci-dessus des soldats sur le toit de la centrale, et « on nous jetait comme du sable sur le réacteur... » (« Le chœur des soldats » 81). Cette comparaison est très forte (sable = matière inerte, matériau de construction...).

- La vie a été enlevée par un pouvoir totalitaire: l’individu n’est pas reconnu, tous ont appris seule-ment à dire « nous », cela ne conduit pas vers l’union mais vers la mort → nihilisme du pouvoir (penser à la nécessité d’être soi pour Nietzsche et de sortir du « troupeau »). Les êtres sont de simples instruments que le pouvoir utilise.

- Les hommes sont vus comme du « sable », des machines... La référence souvent ironique aux hommes supérieurs aux « robots » étrangers est tragique : l’homme est moins considéré qu’une ma-chine, ou qu’un animal. On se sert en toute bonne conscience des hommes : Cf. les exemples ci-dessus des soldats sur le toit de la centrale, et « on nous jetait comme du sable sur le réacteur... » (« Le chœur des soldats » 81). Cette comparaison est très forte (sable = matière inerte, matériau de construction...).

Ce pouvoir est alors « une espèce de barbarie » comme le dit Natalia Roslova (présidente du comité de femmes de Moguilev, « Enfants de Tchernobyl »). Dire « je », c’est vouloir vivre, le « nous » fait disparaître l’individu dans un discours rapporté, dans la propagande, dans la barbarie :

« Mais c’est aussi une sorte de barbarie... Nous disons toujours “nous”, et pas “je” : “Nous allons leur montrer l’héroïsme soviétique, le caractère soviétique.” Au monde entier ! Mais c’est “je” ! Je ne veux pas mourir... J’ai peur ! C’est intéressant de suivre ses propres sentiments. Leur développe-ment, leur changement... J’ai remarqué depuis longtemps que je suis plus attentive au monde qui m’entoure. Après Tchernobyl, c’est venu naturellement. Nous apprenons à dire “je”... Je ne veux pas mourir ! J’ai peur ! » (témoignage de Natalia Roslova, dans le « Monologue sur des victimes et des prêtres », 228). Ce passage est très important car il montre la valeur du « je » (cf. l’importance du contentement de soi chez Nietzsche, de « l’égoïsme»). Noter la transformation après Tchernobyl...

- Le système soviétique est destructeur par son dogmatisme figé qui empêche l’homme de réagir simplement et de s’adapter aux changements. De nombreux passages (surtout dans la troisième par-tie) illustre ce régime figé. Le sens du devoir remplace tout et la foi aveugle en une transcendance politique tient lieu de raison (c’est une forme de « l’ultime » honni par Nietzsche comme une expres-sion du nihilisme).

- Vladimir Ivanov, ancien premier secrétaire du parti de Slavgorod dit que comme personne n’avait annulé le plan, il le faisait exécuter et exerçait des pressions pour le remplir. Ignorant tout du césium et du strontium, il faisait porter le lait dans les laiteries et la viande dans les boucheries industrielles, contaminés par ces isotopes. « Nous fauchions de l’herbe à quarante curies » (203).

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-6-

- Cf. les accusations fortes de Nesterenko accusant le pouvoir de crime organisé contre le peuple : « Un pouvoir illimité d’une personne sur quelqu’un d’autre. Ce n’est plus de la tromperie. C’est une guerre. Une guerre contre des innocents ! » (216).

=> Mais tout ce malheur ne peut réellement étouffer la vie ; malgré l’ineffable, les voix surgissent malgré tout et de cette polyphonie naît une musique nouvelle. Malgré toute l’horreur, l’espoir de la vie semble plus fort.

2. Tchernobyl, figure de l’apocalypse et de la résurrection.

Toutes ces voix sont des forces vivantes qui naissent de Tchernobyl et dans cette apocalypse, elles révèlent une force de vivre même maltraitée qui est toujours là, c’est la seule chose que l’homme puisse connaître.

Ce qui est intéressant est de voir combien la vie écrasée rend la vie plus visible, combien le silence rend la musique plus forte, telle la complainte d’Anna Souchko. L’épreuve fait ressortir la vie, comme le bâillon du totalitarisme va donner une force incroyable aux tout petits témoignages. Ainsi la non-vie développée ci-dessus est bien une sorte de négatif de la force de vivre et permet de la révéler.

Cela peut rappeler la pensée de Nietzsche sur la maladie qui est une forme de la vie : « la grande santé » ne peut exister sans « la grave consomption ». Finalement la force de vivre n’est vraiment perceptible dans son énergie que confrontée à une situation difficile. Dans La Supplication, finale-ment on s’aperçoit des odeurs de la nature (cf. p.115 Sergueï Gourine surpris du verger sans odeur), du chant des oiseaux quand ils ont disparu...

Cependant les hommes sont la plupart du temps du côté de la destruction et c’est de la nature, elle-même, que sort cette force de vivre renaissante.

2.1 La force de la nature.

- Les animaux surtout sont symboles de vie quand l’homme est du côté de la destruction. On peut penser au chat Vaska à qui Zinaïda doit tant ; aux chiens, aux vaches...

- L’animal symbole du vivant dans cette scène évoquée par la metteur en scène horrifiée par la culture de mort dans laquelle elle vit: « Je n’irai plus dans la zone alors que, avant, cela m’attirait... Si je revois cela, si j’y pense, je vais tomber malade et mourir. Vous vous souvenez de ce film où l’on tuait une vache ? Sa pupille occupait tout l’écran. Je n’ai pas pu le regarder jusqu’au bout... Je me suis évanouie. » (« Monologue sur un soldat muet » 196).

- Retenir un passage où les animaux sont évoqués : cf. par exemple dans le « Monologue d’un vil-lage », les personnes parlent des chiens et des autres animaux qui sont revenus avec eux pour redon-ner vie au village (51) ; les enfants malades (« Le chœur des enfants ») en parlant des animaux ex-priment cet attachement à la vie fondamentale : « Au village, les moineaux ont disparu dans la pre-mière année après l’accident... Il y en avait partout, morts: dans les jardins et sur l’asphalte. On les ramassait à la pelle pour les emporter dans des conteneurs, avec les feuilles mortes. Cette année-là, il était interdit de brûler les feuilles : elles étaient radioactives. On les enterrait.

Deux ans plus tard, les moineaux sont revenus. Nous nous en sommes réjouis. Nous criions aux autres : “Hier j’ai vu un moineau... Ils sont revenus...”

Les hannetons, eux, ont disparu. Il n’y en a toujours pas. Peut-être reviendront-ils dans cent ou mille ans, comme le dit notre prof. Je ne verrai pas ça... » (231)

- Le passage des chasseurs de Khoïniki est très fort et montre l’extermination des animaux domes-tiques comme une scène de guerre menée par les nazis ; le tableau illustre parfaitement l’opposition entre les bêtes pacifiques, fidèles, défendant leurs petits, voulant vivre coûte que coûte et les hommes résolus à détruire froidement (cf. le passage de la chienne défendant ses chiots ou le caniche noir 104).

Un passage en particulier symbolise ce monde du vivant, puissant, fécond que l’homme cherche à détruire en l’enterrant (confrontation entre la création et la destruction = enterrement), celui du rêve et des remords du liquidateur Arkadi Filine :

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-7-

- « Nous enterrions la forêt. Nous sciions les arbres par tronçons d’un mètre et demi, les entourions de plastique et les balancions dans une énorme fosse. Je ne pouvais pas dormir, la nuit. Dès que je fermais les yeux, quelque chose de noir bougeait et tournait, comme si la matière était vivante. Des couches de terre vivantes... Avec des insectes, des scarabées, des araignées, des vers... Je ne savais rien sur eux, je ne savais même pas le nom de leurs espèces... Ce n’étaient que des insectes, des fourmis, mais ils étaient grands et petits, jaunes et noirs. Multicolores. Un poète a dit que les animaux constituaient un peuple à part. Je les tuais par dizaines, centaines, milliers, sans savoir même le nom de leurs espèces. Je détruisais leurs antres, leurs secrets. Et les enterrais... [...] Nous enterrions la terre dans la terre... Avec les scarabées, les araignées, les larves... Avec ce peuple différent... Avec ce monde... Voilà la plus forte impression que j’ai gardée : ce petit peuple ! » (97-99)

- Face au choc de la catastrophe, la distance se réduit entre les hommes et les animaux ; se mani-feste une proximité féconde avec la nature, les arbres, la terre. (= révélation de l’apocalypse).

- Sergueï Gourine a redécouvert la nature et prend comme modèle Saint François d’Assise parlant aux oiseaux (121).

- Anatoli Chimanski admire les fourmis obstinées («Monologue sur une chose totalement inconnue qui rampe et se glisse à l’intérieur de soi » 129-130) : « Des fourmis courent sur le tronc d’arbre, tandis que des voitures militaires rugissent tout autour. Des soldats. Des hurlements, des jurons. Le vrombissement des hélicoptères... Et elles continuent de courir... Je revenais de la zone et seule cette image est demeurée claire dans ma mémoire le reste de la journée... Nous avons fait une halte dans la forêt et je me suis installé près d’un bouleau pour fumer. Sous mes yeux, les fourmis grimpaient le long du tronc sans me prêter la moindre attention... Nous allons disparaître et elles ne s’en rendront même pas compte. Et moi ? Je ne les avais jamais regardées d’aussi près... ».

- Valentin, près de la mort a un sursaut de vie au contact de la nature, il se sent vraiment en lien avec la forêt ; ses nouvelles sensations au contact de la nature puissante lui donnent « le vertige » : « Je pensais qu’il ne me restait que quelques jours à vivre et je n’avais pas envie de mourir. Je remarque soudain chaque feuille, la couleur vive des fleurs, le ciel brillant, l’asphalte d’un gris éclatant et, dans ses fissures, les fourmis qui s’affairent. Je pense : “Non, il faut les contourner.” J’ai pitié d’elles. Pourquoi faudrait-il qu’elles meurent ? Et l’odeur ! L’odeur de la forêt me donne le vertige... Je la perçois encore plus fortement que la couleur. Les bouleaux si légers, les sapins si lourds... » (181).

- Zoïa rappelle un voyage d’observation pour ses études : elle se fondait dans le paysage... « Je suis biologiste. Mon mémoire de diplôme portait sur le comportement des guêpes. Pendant deux mois, j’ai vécu sur une île déserte. J’y observais un nid de guêpes. Elles m’ont admise après m’avoir ob-servée pendant une semaine. Normalement, elles ne laissent approcher personne à moins de trois mètres, mais moi, après une semaine, je pouvais rester tout près de leur nid. Je leur donnais à manger de la confiture sur une allumette. Mon professeur avait un dicton favori : “Ne détruis pas une four-milière, c’est une bonne forme de vie étrangère.” Un nid de guêpes est lié à toute la forêt et, gra-duellement, je suis devenue une partie du paysage, moi aussi. Un souriceau est venu s’installer sur l’une de mes baskets. C’était un souriceau sauvage, mais il me percevait comme un élément de la forêt : j’y étais la veille, j’y étais ce jour-là, j’y serais le lendemain... » (168).

- Alors aimer la nature donne la force de vivre dans le respect de la vie.

- Nikolaï l’ermite se sent proche de la nature et ne veut plus tirer sur les animaux : « Et je vais vous dire autre chose : les oiseaux, les arbres, les fourmis sont plus proches de moi qu’auparavant. Je pense à eux, aussi. L’homme est terrible... Et imprévisible... Mais ici, je n’ai pas envie de tuer qui que ce soit. Je pêche à la ligne, mais je ne tire pas sur les animaux. Et je ne pose pas de chausse-trapes... Je n’ai pas envie de tuer, ici. » (73).

- Les enfants se soucient des animaux, ont pitié d’eux (232).

- Ce respect de la vie est illustré par un enfant (« Le chœur des enfants », 229) racontant la scène de départ de la maison et la cérémonie organisée par sa grand-mère : « Je veux raconter comment ma grand-mère a fait ses adieux à notre maison. Elle a demandé à mon père de monter du garde-manger un sac de millet et l’a éparpillé dans le jardin : “Pour les oiseaux du Bon Dieu !” Elle a ramassé des œufs et les a laissés dans la cour : “Pour notre chat et notre chien !” Elle leur a coupé du lard. Elle a vidé tous les sachets de graines : de carottes, de courges, de concombres, et les a dispersées dans le potager : “Qu’elles vivent dans la terre !” Et puis, elle s’est inclinée devant la maison pour la saluer. Elle a salué la remise, puis elle a fait le tour du jardin pour prendre congé de chaque pommier... ». Noter cette proximité marquée par ce sentiment de reconnaissance (proche de l’attitude de Nietzsche).

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-8-

- La nature donne la vie, elle est celle qui nourrit. Même si tout est contaminé, les villageois se réjouissent du retour des récoltes, de ce que la nature donne.

- Les villageois de Belyï Bereg se réjouissent de ce que la nature donne et se sentent pleinement vivants et libres : « J’ai deux sacs de sel. On ne va pas crever sans l’État. On ne manque pas de bûches : la forêt nous entoure. La maison est chaude. La lampe luit. C’est bien ! J’ai une chèvre, un bouc, trois cochons, quatorze poules. De la terre et de l’herbe à profusion. De l’eau dans le puits. C’est la liberté ! Nous sommes heureux ! » (53).

- La vieille femme ne veut pas abandonner sa vache alors que le soldat lui ordonne de la laisser car elle est irradiée, mais elle est sa « nourrice » : « Oh non ! Mes jambes me font mal, mes genoux me font mal. mais je ne donnerai pas ma vache, ma nourrice.» (« Monologue d’un village »).

- Références fréquentes au potager fécond qui donne à profusion, tomates, concombres, pommes de terre... du verger avec les pommiers en fleurs... : « Par exemple, la première année, il était interdit de consommer ce qui poussait dans les potagers. Et pourtant, non seulement les gens en ont mangé, mais ils en ont même fait des conserves. De plus, la récolte était extraordinaire ! Comment expliquer que l’on ne peut pas manger ces cornichons ou ces tomates... »

- « Auparavant, nous battions nous-mêmes le beurre et la crème fraîche. Nous faisions notre propre fromage blanc. Notre propre fromage. Nous cuisinions des pâtes au lait. Est-ce que l’on mange cela, en ville ? On verse de l’eau dans la farine et l’on mélange. » (60-61).

- L’image du printemps ( « le printemps est arrivé » 230) est surtout ce qui exprime ce sursaut de vie dans un cycle imperturbable.

« Nous attendions la venue du printemps : les marguerites vont-elles pousser de nouveau? Comme avant ? Chez nous, tout le monde disait que le monde allait changer. On l’affirmait aussi à la radio et à la télé. La marguerite allait se transformer... En quoi ? En quelque chose de différent... Le renard aurait une deuxième queue, les hérissons naîtraient sans piquants, les roses, sans pétales. Les gens deviendraient des humanoïdes, sans cheveux et sans cils. Rien que des yeux. J’étais petit... Huit ans...

Le printemps est arrivé... Comme toujours, les feuilles sont apparues. Vertes. Les pommiers ont fleuri. Le merisier sentait bon. Les marguerites se sont ouvertes, comme toujours. Alors, nous nous sommes précipités à la rivière, pour voir les pêcheurs : “Les gardons ont-ils toujours des queues et des têtes ? Et les brochets ?” Nous avons vérifié les perchoirs des sansonnets : “Les sansonnets sont-ils arrivés ? Vont-ils avoir des petits?”» (« Le chœur des enfants », 230).

2.2 La vie dans la mort.

La question du lien entre vie et mort traverse tout le livre ; autant la position de Nietzsche à ce sujet est claire, autant dans La Supplication on ne peut donner un discours unique. Il faut s’appuyer sur les différents témoignages et sur la composition générale de l’ouvrage. Si la mort y est omniprésente, et si elle reste une menace et un mystère, il y a bien une tentative répétée non de l’expliquer mais d’en parler, de juger sa présence (comme normale ou intolérable) : c’est-à-dire con-crètement, faire de la mort un sujet de discours c’est l’intégrer dans la vie commune et montrer que c’est aussi une affaire de vivants. C’est paradoxal, mais la vie se trouve au milieu de la mort, comme les vivants se déplacent dans ces terres désolées.

- On voit très bien cela dans la structure même du livre : tout commence avec cette mort, mais elle est intégrée dans une pensée bien vivante et immédiatement il est question de vie.

- Noter ainsi la symétrie entre les deux parties extrêmes du livre (« Information historique » et « En guise d’épilogue » : l’épilogue ne marque pas une fin, c’est comme l’aphorisme final du livre IV du Gai Savoir : « Incipit tragoedia ».

- Noter les deux témoignages du prologue et de la conclusion : il y est question de mort de prime abord, mais tout de suite la personne se corrige pour parler de vie et d’amour (le début et la fin de chacun de ces monologues sont éloquents à ce sujet).

- Plus particulièrement le premier monologue de la première partie, « La Terre des morts » est emblématique : Piotr S. parle de la difficulté de vivre avec ses souvenirs, puis il raconte et évoque des jeux enfantins pour découvrir l’origine de la naissance, suit immédiatement l’évocation du suicide d’une femme enceinte qu’il a vu... Ensuite, il parle de la naissance de chatons ou de veaux à laquelle il assistait, et il poursuit avec son père fusillé... Vie et mort pour lui sont une même réalité, elles vont ensemble : « Je percevais alors la mort de la même manière que la naissance. La délivrance

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-9-

du veau ou des chatons provoquait en moi des sentiments similaires à ceux ressentis lors du suicide de la femme dans les buissons... J’en ignore la raison, mais cela me semblait la même chose... La naissance et la mort. » (36).

- La sagesse populaire de manière assez fataliste ne peut que répéter la logique de la vie humaine conduisant à la mort. Paysan, ou ermite philosophe, tous reconnaissent la vanité de la vie devant nécessairement s’éteindre. Mais dans ce discours, vie et mort sont liées de manière évidente et indissociable.

- Cf. discours de l’ermite du « Monologue sur l’homme qui n’est raffiné que dans le mal, mais simple et accessible dans les mots tout bêtes de l’amour » (71-74).

- Paroles des villageois de Belyï Bereg (cf. citations cours 1).

- Ainsi, la mort, quoiqu’omniprésente, n’occupe pas toute la place ; en son sein, se développe une forme de vie avec sa force propre. « La Terre des morts » : ce titre doit bien être interprété ; sur cette terre, vivent des « morts », c’est-à-dire des hommes enterrés mais dont les vivants parlent, avec qui ils s’entretiennent, mangent (cf. les monologues de cette partie). Sur cette terre, vivent aussi des « morts » qui ne le sont pas du tout, qui le sont seulement officiellement (ils n’ont pas d’existence légale) : ce sont les « samosiolys » ces « résidents sans autorisation » (Zinaïda, Anna, les habitants de Belyï Bereg, mais aussi la famille K, Léna M...). Y vivent encore les animaux, domestiques (Vaska etc.), sauvages (cf. toute la faune évoquée par Zinaïda). On voit bien que cette terre dite « des morts » est pleine de vivants.

- Il est intéressant de noter que dans cette partie où il est question de « La Terre des morts », premier chapitre illustrant la désolation, il n’y est presque question que d’êtres vivant sur cette terre ; des hommes et des femmes bien vivants qui se sentent heureux et libres (cf. « Nikolaï, serviteur de Dieu et, désormais, homme libre », l’ermite vivant là). Tous ces monologues sont dits par des personnes retournées là-bas, ou des réfugiés (ceux qui ont fui la guerre) et qui trouvent là un havre de paix et de sécurité ! Les seuls témoignages de personnes vivant ailleurs sont ceux du psychologue Piotr S. et du père allant récupérer sa porte.

- Pensez aussi dans le témoignage de Zinaïda à la répétition du « Tout vit ici », « Tout y est », avec l’apparition de la « pie » à la fenêtre (39).

- La force de vivre de la nature, force transcendante visible dans cette apocalypse passe par le « vouloir-vivre » schopenhauerien illustré par le désir de propager la vie ; ce désir d’avoir des enfants existe toujours dans La Supplication malgré la mort, la maladie. Malgré tout, nombreux sont ceux qui ont des enfants et veulent plus que tout donner la vie.

- On pense au violent désir d’enfant de Lioussia (cf. citation cours 1), aux rapports sexuels, multi-pliés jusqu’à la fin, entre Valentina et Mikhaïl...

- Les liquidateurs plaisantent souvent avec leur puissance sexuelle, mais c’est le signe de ce désir d’avoir des enfants. Cf. « Le chœur des soldats » : « J’aurais pu le montrer à ma chienne. Je vais lui prouver que nous pouvons survivre dans n’importe quelles conditions, que nous pouvons nous ma-rier et avoir des enfants. » (85).

- On peut penser à Katia P. qui veut avoir un enfant mais a peur, à la jeune-fille se préparant à avoir un enfant malade ou handicapé « un petit monstre qu’on aimerait quand même ».

- La fin du monologue de Larissa Z est caractéristique de cela : « Et moi, je regarde bizarrement les femmes enceintes... Comme de loin... Comme si je les épiais depuis le coin d’une rue. Je ressens un mélange d’étonnement et d’horreur, d’envie et de joie et même de désir de revanche. Une fois, je me suis surprise à penser que j’observe de la même manière la chienne enceinte des voisins ou une cigogne dans son nid... Ma fille... ‒ Larissa Z., une mère. » Le fait justement, de définir de nom-breuses femme comme « mère » souligne cette fécondité essentielle, rempart des forces de mort.

2.3 La lutte contre la mort comme principe de vie.

Toute une tradition ne conçoit la vie que par opposition à la mort (cf. la citation célèbre de Bichat) ; de même, force de vivre pour beaucoup est synonyme de capacité à survivre face à l’hosti-lité du monde, c’est-à-dire à la pression de la mort possible (cf. le « struggle of life »). Cette vision de se retrouve dans La Supplication : voir la vie comme une lutte est constant dans l’œuvre : à vrai dire, il semblerait que ce ne soit que de cette manière que la vie s’exprime vraiment ; c’est en

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-10-

cela que repose une partie du tragique de l’œuvre, de l’éducation soviétique qui a structuré ces femmes et ces hommes, et de « la mentalité slave » : il faut être face à l’horreur pour que la vie se révèle réellement. C’est donc une autre facette de cette apocalypse en tant que révélation ultime de la vérité des êtres et de leur capacité à exister.

- On peut comprendre ainsi les exclamations fréquentes de Lioussia et de Valentina répétant com-bien elles aimaient leur mari, mais maintenant elles sentent toute l’étendue de cet amour et de leur bonheur: l’horreur a révélé la puissance de vie et d’amour dans sa totalité.

→ « Une voix solitaire » : « Nous étions jeunes mariés. Dans la rue, nous nous tenions encore par la main, même si nous allions au magasin... Je lui disais : “Je t’aime.” Mais je ne savais pas encore à quel point je l’aimais... Je n’avais pas idée... » (11).

« Je l’aimais ! Je ne savais pas encore à quel point je l’aimais! Nous étions jeunes mariés... Nous sortons dans la rue. Il m’attrape par les mains et me fait tourner. Et il m’embrasse, m’embrasse. Les gens passent et tout le monde sourit... » (17).

« Je ne savais pas encore combien je l’aimais ! Lui... Rien que lui... Comme une aveugle! Je ne sentais même pas les coups sous mon cœur... » (22)

→ « Une autre voix solitaire » : « On lui a entièrement retiré la thyroïde et le larynx, que l’on a remplacé par des tuyaux. Oui... (Elle se tait.) Oui, je sais maintenant que c’était une époque heu-reuse. » (240).

« Comment vais-je vivre ? Je ne vous ai pas tout raconté... Pas jusqu’au bout. J’ai été heureuse... À la folie. » (249).

- La mort est omniprésente, comme la guerre ; il est question des guerres du passé (même napo-léoniennes), du présent ; Tchernobyl est vu comme une autre guerre, plus terrible encore.

- Présence de la guerre partout : au moins 148 occurrences du mot en 243 pages de texte (+ 10 de « combat-combattre », 8 de « lutte-lutter », plus de 30 de « se battre » etc. ). Il y est question de la guerre napoléonienne (61), de la « grande guerre » (= seconde guerre mondiale, 63 etc.), de la guerre d’Afghanistan (87), de Tchétchénie (122), de Bosnie (196) etc.

- Le premier chœur est celui des soldats... (+ «Monologue sur la liberté et le rêve d’une mort ordi-naire » 184-189, témoignage d’Alexandre soldat).

La force de vivre est alors assimilée à un combat, contre la mort et le chaos. L’homme est un soldat qui veut vaincre ou du moins survivre. Cela est surtout dû à une éducation particulière où il est question de victoire, de dignité dans la lutte.

- « Notre zampolit, l’adjoint politique de notre unité, organisait des réunions et nous disait que nous devions vaincre. Mais vaincre qui? L’atome ? La physique ? L’univers ? Chez nous, la victoire n’est pas un événement, mais un processus. La vie est une lutte. Il faut toujours surmonter quelque chose. C’est de là que vient notre amour pour les inondations, les incendies, les tempêtes. Nous avons besoin de lieux pour “manifester du courage et de l’héroïsme”. Un lieu pour y planter un drapeau. Le zampolit nous lisait des articles qui parlaient de “conscience élevée et de bonne organisation”, du drapeau rouge qui flottait au-dessus du quatrième réacteur quelques jours après la catastrophe. Il flamboyait. Au propre: un mois plus tard, il était rongé par la radiation. Alors on a hissé un nouveau drapeau. Et un mois plus tard, un troisième... J’ai essayé de me représenter mentalement ces soldats qui grimpaient sur le toit... Des condamnés à mort... Le culte païen soviétique, me direz-vous? Un sacrifice humain ? Mais, à l’époque, si l’on m’avait donné ce drapeau, j’y serais allé moi-même. Je suis incapable de vous expliquer pourquoi. Je ne craignais pas la mort. » (témoignage d’Arkadi Fi-line 98-99).

Cette lutte est expression de la vie même si cela peut sembler destructeur. Il s’agit de survivre, de se sauver et de sauver aussi les autres. L’exemple de Vassili Nesterenko est intéressant : il se bat contre l’inertie du pouvoir, les forces de destructions politiques qui refusent d’aider le peuple et laissent périr les victimes de Tchernobyl ; il se montre comme un combattant de la vie :

Cf. ce monologue important (211-218). Il évoque ses origines « cosaques » pour justifier sa com-bativité sans peur. « Mes ancêtres étaient des Cosaques. J’ai le caractère cosaque. J’ai continué d’écrire. De faire des conférences. Il fallait sauver les gens. Les évacuer d’urgence ! Nous avons multiplié nos missions d’enquête. » (216).

- Vivre contre la mort c’est survivre, se battre (c’est bien plus que résister, cf. Bichat). Ainsi l’idéologie guerrière prônant le sacrifice est ambivalente. Nous avons vu qu’elle pouvait apparaître

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-11-

comme une entreprise de destruction de l’individu, en interdisant de dire « je » (cf. supra p.5) et qu’elle faisait disparaître l’instinct de conservation. Mais on peut aussi l’interpréter d’une autre ma-nière : ces hommes qui se livrent à la mort le font dans un combat contre un adversaire au nom d’une vie supérieure, celle du peuple tout entier, ou de la patrie. Ils peuvent certes être abusés, mais cela n’enlève pas la force de vivre qui subsiste dans leur dévouement. Cette confrontation à la mort dans des actes parfois suicidaires se fait pour la vie, celle qui les définit, la vie collective, fraternelle, ils sont poussés par l’instinct de conservation collective.

- « Ce n’est pas à cause de cela qu’ils ont plongé ! Les biens matériels n’étaient pas leur premier souci ! » dit le vice-président de l’Association biélorusse « Le Bouclier de Tchernobyl ». Il existe une forme d’instinct vital dans ce combat. Il peut paraître paradoxal de dire que ce sont les rai-sons pour lesquelles on accepte de mourir qui sont les raisons mêmes qui donnent le sens et la force de vivre, mais il en est ainsi.

- Le vice-président de l’Association biélorusse « Le Bouclier de Tchernobyl » insiste sur la force de vivre qui animait ces hommes qui ont agi de manière héroïque ; c’était plus que l’intérêt, plus que la propagande qui les a motivés : « Ce n’est pas à cause de cela qu’ils ont plongé ! Les biens maté-riels n’étaient pas leur premier souci ! » (cf. sa défense 137-138). Il reconnaît leur éducation guer-rière (« Certes, nous avons été élevés pour devenir des soldats. C’était tout le sens de notre éducation. Nous sommes mobilisés en permanence, toujours prêts à faire l’impossible. »), mais pour lui ce sacrifice est une preuve d’une grandeur du sacrifice pour la vie commune. Ces hommes sont de vrais héros qui connaissaient les risques.

- C’est selon cet angle que l’on peut lire aussi le récit glaçant de la mère tuant son enfant de ses mains pour sauver le détachement de partisans menacés par les allemands. « Alors qu’elle avait étranglé son bébé pour que des hommes grands et forts restent en vie. Quel sens, dès lors, donner à la vie ? » : cette question finale illustre bien le paradoxe de ce sacrifice, mais la réponse est bien donnée : la mort ici a pour but que des hommes qui paraissent plus importants que le bébé « restent en vie ».

NB : c’est ici une forme absolue de la vie comme processus « critique », c’est-à-dire nécessité de faire des choix selon des valeurs.

- Svetlana Alexievitch, consciemment ou non, pose un problème qui se retrouve chez Nietzsche : si la mort pousse au combat, donc à vivre davantage, plus intensément, cela implique qu’une énergie sort même de la mort. Ainsi plusieurs témoignages vont dans le sens d’une sorte de « vo-lonté de puissance » issue du contact avec la mort. On dirait presque une réaction biologique instinc-tive : face à la mort, l’être humain pourrait découvrir en lui une énergie nouvelle.

- Certains liquidateurs évoquent une force de vivre unique dans l’action violente et le danger cf. par exemple la formule d’Alexandre qui n’arrive pas exprimer cette puissance : « Je ne réussis pas à l’exprimer. Les mots ‘‘grandiose’’ ou ‘‘fantastique’’ ne parviennent pas à tout retranscrire. Je n’ai jamais éprouvé un tel sentiment, même pendant l’amour...» (189).

- « Le chœur des soldats » : « L’Afghanistan, où j’ai passé deux ans, et Tchernobyl ont été les deux moments de ma vie où j’ai vécu le plus intensément. » (78). « Mais moi, j’aurais volé de toute façon. Ça, c’est sûr. “Lui, il ne peut pas, mais moi, j’y vais.” Un enthousiasme d’homme! » (88. Noter la force de cet oxymore).

- Sergueï de l’association « Le Bouclier de Tchernobyl » parle de tous ces héros qui sont morts pour sauver des vies et il évoque à la fin la force que peut procurer l’apocalypse ; il parle d’un prêtre qui se sent « tout puissant » lors de l’office des morts (« “ Aucune cérémonie religieuse ne me donne autant d’énergie que l’office des morts.” J’ai retenu ces paroles d’un homme qui se trouve toujours en contact avec la mort. ») ou de journalistes étrangers venant à Pripiat pour ressentir cette même force (142).

=> Cela rappelle, sur de nombreux points de vue, Nietzsche avec ses hommes supérieurs qui font de la douleur un moteur pour se développer (cf. §318 ou 325) ; cela fait penser aussi à ceux qui peuvent se laisser aller à leurs pulsions ; le monde intérieur est plein de mystère et on ne sait pas ce qui peut faire agir les hommes (cf. « Vive la physique ! »).

Ce contact avec les forces de mort peut enrichir la force de vivre en constituant une sorte de sa-gesse ; cela se retrouve chez les personnes non les plus cultivées, mais celles qui sont plus intuitives, plus instinctives : villageois proches de la nature, vagabonds vivant de manière précaire dans les bois, enfants confrontés à la mort. Mais bien plus, et cela est étrange, certains trouvent dans la souffrance

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-12-

et la mort une consolation, une séduction presque hypnotique : cette séduction de la douleur est très importante car elle donne sens à leur vie.

- Cela apparaît dès le début du livre à la fin de « Interview de l’auteur par elle-même sur l’histoire manquée » : « Notre histoire est faite de souffrance. La souffrance est notre abri. Notre culte. » (33).

- L’ermite Nikolaï tire de la phrase de Pouchkine qu’il a retenue et qu’il médite (« La pensée de la mort est chère à mon âme.»), force et consolation.

- Bien plus, Tchernobyl, avec son horreur et ses morts rend certains plus importants aux yeux du monde et cela les rend donc plus vivants : « J’ai peur de le reconnaître, mais nous aimons Tcherno-byl. Cela a redonné un sens à notre vie... Le sens de la souffrance. Comme la guerre. Le monde n’a appris l’existence des Biélorusses qu’à la suite de Tchernobyl. Cela a constitué notre fenêtre sur l’Europe. Nous sommes en même temps ses victimes et ses prêtres. C’est horrible à recon-naître... » (223).

- Cependant cette attirance pour la mort (et donc la force qu’elle engendre) peut aussi être malsaine, c’est-à-dire engendrer une force qui s’emploie à détruire la vie en expansion. Cela rappelle le reproche que Nietzsche fait au « nihilisme » : il est lui aussi une expression de la force de vivre (dans le sens où il instaure des valeurs qui font vivre) mais c’est une force de vivre qui n’encourage pas la « volonté de puissance » et donc entrave la marche la plus vraie vers la vie.

- Cf. Piotr S (premier monologue de « La Terre des morts ») qui mêle naissance et mort, pour lui c’est la même chose : cela n’est pas sain dans son cas, c’est maladif et douloureux.

2.4 La résignation autre forme de vie contre la mort.

Si la mort est combattue par la force de vivre et la motive en quelque sorte cela peut aussi se traduire par une attitude résignée. On peut considérer cela comme un fatalisme morbide et mortifère, mais la plupart du temps ce qui témoigne aussi de « la mentalité slave » est une victoire de la vie.

- La résignation face à la souffrance et à la maladie, à la catastrophe ultime qu’est Tchernobyl, con-duit à accepter la vie et à agir en ce sens. Cela se voit un peu partout, chez les villageois, comme chez les liquidateurs. Cette « mentalité slave », avec ce détachement est une autre facette de la force de vivre générée par la mort.

- Le soldat liquidateur qui a vécu avec intensité la guerre comme Tchernobyl a une attitude surpre-nante: «C’est la mentalité slave... Je croyais en mon étoile... Ha! Ha! Me voici invalide au deuxième degré... Je suis tombé malade tout de suite après mon retour. Ce fichu mal des rayons. Avant cela, je n’avais même pas de dossier au centre médical. Mais je m’en fous! Je ne suis pas le seul... La mentalité...» (221).

- Cette expression « je m’en fous », « allez-vous faire foutre » revient plusieurs fois... et traduit cette résignation qui paradoxalement fait aller de l’avant. Cf. 128 : « “Je m’en fous ! Il faut continuer à vivre !” » C’est ce que répète Anna, « résidente sans autorisation » : « Il faut vivre ! ». On voit bien là que cette résignation issue de la confrontation à l’apocalypse conduit à la vie voulue et proclamée.

- On peut retrouver une telle résignation aussi dans les témoignages de certains enfants dans « Le Chœur des enfants », dans l’attitude de Mikhaïl (« Une autre voix solitaire ») qui ne regrette rien etc.

=> Cette expérience de vie redoublée dans la catastrophe peut être vue comme une expression de la rési-lience : face à l’apocalypse se « révèlent » des capacités de réaction incroyables ; la mort au lieu de paraly-ser les interlocuteurs de Svetlana Alexievitch les a poussés, ou même exaltés. Même la résignation produit de cette « mentalité slave » ne conduit pas à un laisser-aller qui mène à la mort mais à une forme de résis-tance passive aux forces destructrices, attitude finalement bien adaptée de la force de vivre. Il est intéressant de comprendre alors plus finement quels sont les ressorts de la résilience si bien exprimés dans tous ces textes. G.-N. Fischer parle de « ressort invisible », mais la force de ces témoignages intimes et multiples dévoile la nature de ce ressort.

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-13-

3. Résilience et forceS de vivre.

3.1 Le courage et la dignité humaine.

Il a été question de la vie considérée comme un combat, et de fait, la force de vivre est représentée dans l’œuvre d’abord comme une expression d’une volonté farouche et obstinée.

- On voit combien les témoignages les plus forts et qui donnent l’image de la résilience sont ceux d’individus acharnés qui ne baissent jamais les bras. Les exemples sont légion...

- Action acharnée de Lioussia, traversant le pays, Moscou, mentant, achetant, cuisinant sans repos... cherchant un homme pour avoir un enfant etc. Obstination de Larissa Z. frappant à toutes les portes, écrivant à l’étranger...

- Vassili Nesterenko affrontant le parti, toutes les corruptions, une culture stalinienne ; méprisant les menaces (ce qui lui vaut un infarctus) et continuant jusqu’à sa mort.

- Cette obstination se retrouve chez les jeunes, comme chez les vieilles personnes (cf. Zinaïda ou Anna, les deux résidentes sans autorisation).

Il est bon alors de noter que ce sont d’abord les femmes qui représentent cette fureur de vivre : elles vont de l’avant en se battant contre le sort, les lâchetés etc.

- « Le chœur populaire » est à très grande majorité féminin (d’après les noms présentés au début, 13 sur 17 interlocuteurs sont des femmes), comme si le peuple était surtout féminin. La moitié des témoignages sont dits par des femmes : si on peut lire des textes résignés ce ne sont jamais ceux des femmes, même écrasées par les faits, elles agissent (cf. Larrissa).

- Nadejda : « C’est l’exemple de ma mère qui m’a sauvée. Pendant sa longue vie, elle a perdu à maintes reprises sa maison et tous ses biens. La première fois, elle a été victime des répressions des années trente. Ils lui ont tout confisqué : la vache, le cheval, la maison. La deuxième fois, c’était un incendie et elle a pu tout juste me prendre dans les bras pour me sauver des flammes. » (155). Cet exemple est intéressant parce que c’est la force de vivre de sa mère qui a toujours dépassé les épreuves qui a permis à sa fille d’être forte et volontaire.

=> Cette attention portée aux femmes comme expression de la force de vivre pourrait faire penser à la « vita femina » de Nietzsche.

- La volonté est exprimée tout simplement par l’expression « je veux vivre » qui se retrouve à plu-sieurs reprises et est l’expression de la vie brute.

- Cf. cours 1 et occurrences de cette expression dans les citations (46, 98, 105, 128). Mais on y trouve aussi des formes similaires comme : « il faut vivre » (60-61), « Il faut continuer à vivre ! » (128 etc.), « ils se contentent de vivre. » (100-104), « nous devons vivre », « je ne veux pas mourir » (128, 187, 223, 244)...

- L’exemple de Valentina est le plus important (à retenir) : dès le début de son témoignage, elle formule cette force de vivre instinctive et pure volonté. Elle a voulu poursuivre sa vie et elle est là pleinement vivante : « Tout récemment encore, j’étais si heureuse. Pourquoi? J’ai oublié... C’est resté dans une autre vie. Je ne comprends pas... J’ignore comment j’ai pu revivre. Je l’ai voulu. Et voilà : je ris, je parle. » (237).

- Dynamisme des hommes qui surmontent les épreuves et évoluent. Le texte montre à plusieurs reprises ces évolutions liées aux événements bien sûr mais aussi à la volonté propre de chacun. La vie étant un processus, des épreuves à surmonter, la volonté personnelle est fondamentale.

- Cf. 98, Arkadi Filine : « Chez nous, la victoire n’est pas un événement, mais un processus. La vie est une lutte. Il faut toujours surmonter quelque chose. ».

- Valentin, l’ingénieur passionné de physique nucléaire a été transformé par cette apocalypse ; une autre réalité lui est apparue et il se tourne vers autre chose : il est devenu croyant, se sent proche de la nature etc. (cf. « Monologue sur la physique, dont nous étions tous amoureux », 176-181).

- D’autres se sentent changés et veulent vivre autrement après cette évolution de la vie. C’est le cas de Sergueï Gourine, opérateur de cinéma s’imaginant nouveau Saint-François : « Une chose extraor-dinaire m’est arrivée là-bas. Je me suis approché des animaux... Des arbres... Des oiseaux... Ils me sont plus proches qu’auparavant La distance entre eux et moi s’est rétrécie... Je suis allé à plusieurs

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-14-

reprises dans la zone, pendant toutes ces années... Un sanglier bondit hors d’une maison abandonnée et pillée... Une biche sort d’une habitation... J’ai filmé tout cela. Je veux faire un film, et tout voir au travers des yeux d’un animal.» (121 ; noter les verbes de mouvement, de volonté). C’est le cas d’Irina la journaliste (207), d’un père d’un enfant malade (« Le chœur des enfants », 233) qui même à l’hôpital décide de changer de vie: «La dernière fois que je l’ai vu, avant de retourner à l’hôpital, il m’a dit : “Si je demeure en vie, plus de physique ni de chimie. Je vais quitter l’usine... Je vais me faire berger...” ».

- Pour progresser et changer, sortir du marasme, il faut agir, ne pas être spectateur mais acteur de sa vie, c’est ce que répète Nikolaï aux enfants : « Ils observent au lieu de vivre. Je les conduis dans mon atelier, rempli de sculptures sur bois. Ces objets leur plaisent et je leur dis : “On peut tout faire à partir d’un simple morceau de bois. Vous n’avez qu’à essayer.” Réveillez-vous ! Cela m’a aidé à sortir du blocus. J’ai mis des années à m’en sortir... » (129).

3.2 Les liens.

Tout le livre répète cela : la résilience n’est possible que grâce aux liens sous toutes leurs formes ; l’homme est un être social et sa force de vivre implique une relation au monde et aux autres. Le lien par excellence est l’amour. Svetlana Alexievitch confirme alors ce qu’écrivent les spécia-listes de la résilience. Dans un ouvrage récent, réflexion sur la période étrange que nous vivons, le penseur Frédéric Lenoir fait une synthèse sur les points qui rendent possible le retour à la vie de quelqu’un de terrassé par le malheur :

Le processus de résilience fait l’objet de nombreuses recherches et théories, mais on peut schéma-tiquement évoquer trois étapes principales après le traumatisme : la résistance, l’adaptation et la crois-sance. Lorsqu’on est déstabilisé et en souffrance, on commence par résister, par se protéger pour éviter ce qui nous affecte. Cette première étape peut être salutaire, car il est souvent nécessaire de lutter contre l’angoisse et les effets destructeurs du traumatisme. Mais elle peut conduire à des mécanismes de dé-fense extrêmes (déni, clivage, refuge dans une bulle psychique protectrice…) qui n’aideront pas la personne à guérir. Pour avancer, il sera nécessaire de regarder la réalité en face et de tenter de nous adapter au mieux à la situation. Cette étape est cruciale dans le processus de résilience, car elle signifie que nous ne sommes pas dans le déni, dans le refus du réel, dans une attitude passive. Nous agissons en prenant acte du caractère inéluctable de l’épreuve que nous traversons, de notre douleur physique ou psychique, et nous cherchons le meilleur moyen de nous adapter à cette situation difficile. La crois-sance nous conduit plus loin encore : il ne s’agit plus seulement de moins souffrir, mais de s’appuyer sur ce traumatisme pour grandir, évoluer, aller plus loin. La fameuse formule de Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles l’exprime très bien : « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. »

[...] Malheureusement, toute personne ne peut être résiliente. Le psychanalyste anglais John Bo-wlby a montré que le degré de résilience face aux événements traumatisants de la vie est déterminé par les schémas d’attachement de la prime enfance. Dans le même ordre d’idée, Boris Cyrulnik affirme qu’une seule condition est nécessaire pour pouvoir entamer ce processus de résilience : avoir été aimé enfant, ne serait-ce que par une personne ou, à un moment donné, de manière incondition-nelle. Cet amour vrai et profond nous aura apporté cette sécurité existentielle fondamentale dont nous aurons besoin pour avancer dans la vie. [...]

Les deux conditions pour pouvoir entrer en résilience sont donc d’avoir vécu une expérience d’amour structurante et, ensuite, évidemment, de le vouloir. J’ai également connu des individus qui avaient vécu un traumatisme profond, ils avaient très probablement été suffisamment aimés, mais ne voulaient pas s’en sortir. Ils préféraient se plaindre ou rester passifs plutôt que de lutter pour avancer. Peut-être aussi n’avaient-ils pas encore trouvé la motivation, le désir, fait la bonne rencontre qui leur aurait permis d’entrer en résilience ?-

Frédéric Lenoir, Vivre dans un monde imprévisible, «Chapitre 2 : Entrer en résilience », 2020.

Notez dans cet extrait la nécessité de liens affectifs forts et de volonté propre. Ces liens affectifs peuvent être antérieurs ou présents ; cela confirmerait la force de vivre de Lioussia ou Valentina aimées et aimant avec passion, et l’absence de force de Piotr S. qui ne parle dans son enfance que de malheur.

- Les liens familiaux, maternels, paternels, filiaux. Les exemples sont très nombreux, à vous d’en retenir quelques-uns de significatifs.

- L’amour d’une mère comme Larissa Z. (cf. citation majeure dans le cours 1) ou d’un père comme Nikolaï (l’homme allant chercher sa porte) est assez éloquent : c’est leur enfant, l’amour porté qui les font vivre.

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-15-

- Lioussia veut plus que tout un enfant : « Je donnai naissance à un garçon. Maintenant, j’ai quelqu’un pour qui vivre et respirer. » (29)

- Une petite fille malade sait que cela est dû à la contamination de son père à Tchernobyl mais elle finit son témoignage par : « J’aime mon papa...» (« Le chœur des enfants », 232).

- Noter le rôle extraordinaire de la famille de Vassili Ignatenko, de ses sœurs...

- Les liens avec la nature et les animaux sont aussi importants.

- Rôle des chats et des chiens pour certains ; grâce à eux ils peuvent survivre. Vaska le chat de Zinaïda a joué pleinement ce rôle. « Mais comment lui expliquer ? Les chats ne comprennent pas la langue des hommes. Mais comment m’a-t-il comprise ? Il s’est mis à trottiner derrière moi. “Je vais te donner du lard...” Miaou... “Nous allons vivre à deux...” Miaou... “Je vais t’appeler Vaska...” Miaou... Et nous avons déjà passé deux hivers ensemble. » (43).

- Proximité avec les animaux de Sergueï Gourine. Enfants tristes d’abandonner leurs animaux do-mestiques.

- Lien avec la nature des ermites (cf. 71, 100). Penser aussi à cette grand-mère qui distribue graines et nourriture pour la terre et les animaux (229, cf. exemple cité supra p.7).

- Le lien avec la terre, le village, les traditions, l’histoire familiale est essentiel. L’exil s’il n’est pas dépassé par d’autres liens est destructeur et rend l’homme vulnérable.

- C’est toute l’importance du « Monologue d’un village » : les personnes exilées en ville, même chez les enfants dépérissent peu à peu. Revenir chez eux, près de la source de leur famille, en lien avec leurs traditions, près de leurs morts est une résurrection. Ainsi voit-on la valeur des liens culturels et des liens entre morts et vivants : ce n’est pas pour rien que ce monologue s’appelle : « Monologue d’un village: comment appeler les âmes du paradis pour pleurer et manger avec elles ».

- On voit bien cela dans le « Monologue sur des victimes et des prêtres » (218-227) où il est question de personnes déracinées ; bien que vivant dans des lieux modernes, ces personnes ont perdu leur âme et mendient, simulent et ont perdu la force de vivre qui les tenaient dans la dignité : « Ils habitent dans ces cottages comme dans des volières. Ils s’écroulent, tombent en ruine, parce que ce ne sont pas des hommes libres qui les habitent, mais des condamnés qui en veulent à l’humanité entière à cause de leurs problèmes, qui vivent dans la peur, qui veulent le retour du communisme... Ils atten-dent... La zone a besoin du communisme... À toutes les élections, on y vote pour la main de fer. On y éprouve la nostalgie de l’ordre stalinien. »

- Les maisons natales sont vues comme des êtres vivants ; on les soigne, on inscrit son nom sur les poutres (47). Cf. aussi la porte « relique ».

- Donc il est évident que le lien communautaire est capital. Un être effondré peut être porté par le lien social. L’œuvre témoigne de cela ; la force de vivre est aussi sociale. Cela peut conditionner des comportements sacrificiels (idéologie communautaire soviétique) mais aussi des actes de solida-rité et de fraternité très émouvants.

- Cf. encore les témoignages du village de Berlyï Bereg.

- Le « Monologue sur une chanson sans paroles » (61-62) montre le dévouement d’un village pour retrouver une des leurs ; sans Anna Souchko le village ne saurait vivre pleinement : « Au village, tout le monde avait pitié d’elle. On la soignait comme un enfant. L’un lui coupait du bois, l’autre lui apportait du lait. Un autre encore passait la soirée chez elle, pour lui faire du feu... Cela fait deux ans que nous sommes rentrés, après avoir roulé nos bosses. Faites-lui savoir que sa maison est tou-jours là. Le toit et les cadres des fenêtres sont intacts. Et nous reconstruirons ensemble ce qui a été cassé et volé. Donnez-nous seulement l’adresse où elle vit et souffre et nous irons la chercher. Pour qu’elle ne meure pas d’angoisse. Je vous remercierai bien bas. C’est une âme innocente qui souffre dans un monde étranger... »

- « Je n’ai personne pour qui pleurer, alors je pleure pour tout le monde. Pour des étrangers. Je vais sur leurs tombes et je leur parle... Je ne crains personne, ni les morts, ni les bêtes, personne. Mon fils vient de la ville et me gronde : “Pourquoi restes-tu toute seule ? Et si quelqu’un t’étrangle ?” Mais il n’y rien à prendre, chez moi. Il n’y a que des coussins... Les coussins brodés sont le seul ornement des simples maisons de village. Et si un bandit veut entrer, je lui coupe la tête à la hache. Il y a peut-être un Dieu. Ou peut-être qu’il n’y a personne. Mais il y a certainement quelqu’un, là-haut. Et je survis... » (« Monologue d’un village » 57)

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-16-

- L’amour donc (avec les sommets présentés par Lioussia et Valentina) est le lien primordial qui encadre tout le livre et éclaire les histoires les plus sombres.

- A retenir des expressions sur l’amour dans « Une voix solitaire » ou « Une autre voix solitaire » (cf. exemples supra p.10).

- C’est cela qui est la vérité ultime et c’est cela que révèle l’apocalypse en totalité par le positif (affirmation concrète de l’amour) ou par le négatif : Katia P. parle du « péché d’aimer » comme d’une absurdité, d’une injustice absolue; un monde où aimer est criminel tue toute force de vivre et ne pourrait perdurer. Cela montre (en négatif) ce que sont les vraies valeurs constitutives de la vie humaine.

La résilience use donc prioritairement de ressources affectives qui complètent les autres ressources humaines de résilience, cognitives, sociales, conatives (empathie, émotion, esthétique).

3.3 Le rire.

L’humour est un outil de résilience, il est aussi une ressource affective car il contribue au lien social : on fait rire les autres et on rit ensemble. L’humour permet de mettre à distance l’hor-reur et en cela de donner à la force de vivre un élan pour dépasser ce qui fait peur et hypnotise.

- Le terme de « blagues » revient souvent ; dans les pires situations, femmes et hommes rient. De nombreux passages des monologues insistent sur la multiplication des plaisanteries dans cette pé-riode sombre.

- Quand Lioussia arrive à l’hôpital, Vassili plaisante (« Il est tellement drôle. ») et « Nous avons tourné cela à la blague » dit-elle. « Quand il remuait la tête, des touffes de cheveux restaient sur l’oreiller... Je tentais de plaisanter : “C’est pratique : plus besoin de peigne.” » (21)

- Humour de liquidateur (« Le chœur des soldats », 85) : « Vous voulez que je vous raconte une blague ? Un mari rentre à la maison après avoir travaillé près du réacteur. Sa femme demande au médecin : - Que dois-je faire avec mon mari ? - Laver, embrasser, désactiver. »

- « Des quantités de blagues sont nées. La plus courte: “Ils formaient un bon peuple, les Biélo-russes!” » Irina Kisseleva, journaliste (210).

- « Un renard voit une boule de pain rouler dans la forêt : “Où vas-tu, boule de pain ? ‒ Je ne suis pas une boule de pain, mais un hérisson de Tchernobyl !” Ha ! Ha ! » (un des chasseurs de Khoïniki, 105).

- « On demande à radio Erevan: “Est-ce qu’on peut manger des pommes de Tchernobyl ?” Réponse: “Bien sûr que l’on peut, mais il faut enterrer profondément les trognons.” » (« Monologue d’un village »).

- « Une Ukrainienne vend au marché de grandes pommes rouges. Elle crie pour attirer les clients : “Achetez mes pommes ! De bonnes pommes de Tchernobyl !” Quelqu’un lui donne un conseil : “Ne dis pas que ces pommes viennent de Tchernobyl. Personne ne va les acheter. ‒ Ne crois pas cela ! On les achète bien ! Certains en ont besoin pour la belle-mère, d’autres pour un supérieur !” » (« Mo-nologue d’un village », 55).

=> Ce passage est représentatif de la valeur et du rôle de l’humour car il est encadré par deux témoi-gnages sinistres et terribles ; il est précédé d’une personne qui dit pleurer sans cesse (sauf pendant son sommeil !), et est suivi de l’histoire d’un homme qui à peine sorti de prison apprend que sa mère est morte et que sa maison a été enterrée...

- On retrouve dans La Supplication ce que Freud dit de l’humour : la légèreté protège de la souf-france, et raffermit la force de vivre.

S. FREUD (« L’Humour » [1927], in L’Inquiétante Étrangeté et autres essais) : « Le moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance, par les occasions qui se rencontrent dans la réalité; il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l’atteindre. [...] L’humour n’est pas résigné, il défie [...]. Par la défense qu’il constitue contre la possibilité de la souffrance, il prend place dans la longue série des méthodes que la vie psychique de l’homme a déployées pour échapper à la contrainte de la souffrance [...]».

- « Personne ne comprenait rien et c’était bien là le plus terrible. Les dosimétristes nous donnaient des chiffres, mais les journaux en publiaient d’autres, totalement différents. J’ai fini par

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-17-

comprendre... Ma femme était restée à la maison, avec notre enfant... J’étais vraiment con de me retrouver là ! Au mieux, j’aurais une médaille. Mais ma femme finirait par me quitter... L’humour était notre seule planche de salut. On racontait des blagues sans arrêt. » (Sergueï Gourine, 114).

- « On nous a dit que nous pourrions avoir de nouveau des enfants au bout de cinq ans... À condition de ne pas mourir avant ! (Il rit.) [...] Nous nous trouvions désormais tout près du réacteur. Cela a engendré pas mal de blagues, mais aussi des conversations sérieuses : nous prévoyions le passage sur le toit. Combien de temps nous resterait-il après cela ? Cela s’est passé sans bruit, sans panique. [...] Dans un village, il y avait deux maisons closes clandestines. Vous imaginez ? Des hommes arrachés à leurs femmes pendant six mois, dans une situation extrême. Nous y allions tous. Et les filles du coin faisaient la noce. Elles disaient qu’elles allaient mourir bientôt, de toute façon. Des slips de plomb ! On les mettait par-dessus le pantalon. Vous pouvez le noter... On racontait des blagues sans arrêt. En voilà une : on envoie un robot américain sur le toit. Il fonctionne cinq minutes. On envoie un robot japonais. Il fonctionne cinq minutes. On envoie un robot russe. Il fonctionne pendant deux heures. Il avait reçu un ordre par radio : “Soldat Ivanov, dans deux heures, vous pour-rez descendre pour fumer une cigarette !” Ha ! Ha ! » (Alexandre, liquidateur, 186-188).

NB : dans ces exemples, les plaisanteries suivent des situations angoissantes et inextricables ; les hommes sont comme otages, la plaisanterie est une manière de reprendre le dessus sur la situation et d’en rire dans une position critique donc supérieure. On voit alors la force « critique » (dans tous les sens du mot, comme Nietzsche l’entend) du rire.

- « Pour le réveillon, nous avons dressé une bonne table. Tout était fait à la maison : viandes fumées, lard, viande, cornichons... Seul le pain venait du magasin. Même la vodka était de fabrication-mai-son. On plaisante chez nous sur le fait que nos produits de Tchernobyl ont un goût spécial: celui du césium et du strontium. Mais que faire ? Les étals des magasins des villages sont vides et, lorsqu’ils sont approvisionnés, nous ne pouvons pas nous payer ce qu’ils vendent avec nos salaires et nos retraites. » (fin du « chœur populaire » 152).

- La joie est « la force majeure » comme le dit Rosset ; être joyeux permet de vivre avec espoir et sagesse, plusieurs le disent. La gaieté peut friser une forme d’inconscience, de fatalisme propre à cet esprit slave dont certains s’amusent (cf. les commentaires ci-dessus sur les liquidateurs qui jouent avec le risque, veulent « ras[er] la barbe du diable » 184).

- Une femme dans le village de Belyï Bereg rappelle cette joie insouciante qui les faisait chanter alors qu’elles travaillaient pour rien (« Le soir, les femmes rentraient des champs mais, moi, je savais qu’elles ne recevraient rien pour leur labeur. On leur notait des journées de travail, mais elles n’étaient jamais payées pour elles. Et elles chantaient quand même... » 48) : « Amies, ne pleurez pas. Pendant tant d’années, nous avons été des kolkhoziennes progressistes, des stakhanovistes. Nous avons survécu à Staline. Et à la guerre! Si nous n’avions pas ri, si nous ne nous étions pas amusées, nous nous serions pendues ! Alors, une femme de Tchernobyl dit à une autre : “Tu sais que nous avons tous la leucémie, maintenant ? Du sang blanc ?” Et l’autre répond: “Ce sont des bobards ! Hier je me suis coupé un doigt et le sang était aussi rouge qu’avant.” » (49).

Cette joie et cette désinvolture euphorique sont souvent engendrées par une consommation sans aucune modération de vodka ou autres solvants...

- Le mot « vodka » apparaît 28 fois ; elle est industrielle ou artisanale et est parfois parfumée avec un « goût spécial: celui du césium et du strontium. » (152). On dit que « le meilleur remède contre le strontium et le césium est la vodka Stolitchnaïa. » (131, à vérifier...).

- « Nous demeurâmes stationnés six jours près de Minsk et, pendant ces six jours, nous n’avons pas arrêté de boire. Je collectionnais les étiquettes des bouteilles. D’abord, c’était de la vodka, puis nous passâmes à d’autres boissons bizarres : du Nitkhinol et d’autres solvants. Cela éveillait ma curiosité de chimiste. Après le Nitkhinol, la tête reste claire, mais les jambes deviennent molles comme du coton. Tu veux te lever, mais tu tombes. » (158)

« La vodka était plus appréciée que l’or. Il était impossible d’en acheter. Nous avons bu tout ce qu’on pouvait trouver dans les villages des alentours : tord-boyaux, lotions, laques, sprays... On posait sur la table un récipient de trois litres de tord-boyaux ou un sac rempli de flacons d’après-rasage et on causait... On causait. » (191).

=> Nietzsche dit bien qu’il est aisé d’éviter la douleur et la peur, de nombreux moyens existent dont les stupéfiants (« il existe une foule de moyens pour soulager la souffrance, comme les stupéfiants, ou la hâte fébrile des pensées, ou une situation calme, ou de bons et mauvais souvenirs, intentions, espoirs, et bien des espèces de fierté et de compassion qui font presque l’effet d’anesthésiants » §326).

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-18-

- Lorsque le rire a disparu, la vie est perdue ; c’est comme la dernière force de l’homme ; sans elle la vie s’en va et la fin guette. L’exemple des enfants qui ne sourient plus est symbolique.

- « À Malinovka (dans le district de Tcherikovski), j’ai visité le jardin d’enfants. Les gosses jouaient dans la cour... Faisaient des pâtés de sable dans le bac... La directrice nous a expliqué que l’on changeait le sable tous les mois. On l’amenait de quelque part. Mieux valait ne pas se demander d’où. Les enfants étaient tristes. Nous avons tenté de plaisanter avec eux. Sans succès. L’éducatrice pleurait : “Ce n’est même pas la peine d’essayer. Nos enfants ne sourient pas. Et ils pleurent en dormant.” » (Irina Kisseleva, journaliste, 208).

3.4 Foi et espoir.

Le ressort de la résilience peut être aidé par l’imagination, c’est-à-dire la projection vers un monde meilleur ; ce n’est cependant pas les « en marge de », « au-delà de » de Nietzsche c’est plutôt ce qu’il nomme « regarder ailleurs ». Pour dépasser le traumatisme, l’homme peut regarder ailleurs.

- Espoir et rêve : nombre de personnes, malgré un présent sordide, se projettent dans un avenir plus heureux ; cet espoir est parfois remplacé par des rêves, comme ceux de Lioussia rêvant de Vassili lançant au plafond sa petite Natacha (qui n’est pas encore née) et riant avec elle : Lioussia pense alors « Et je les regarde en pensant que le bonheur est tellement simple. Je rêve... ». L’espoir perce dans de nombreux témoignages, projets... se projeter pour sortir du deuil (l’amie de Valentina qui se remarie, un enfant pour Lioussia...).

- « Après quarante ans, tout le monde parlait de la guerre et savait interpréter cette expérience com-mune. Jusque-là, on s’était borné à survivre, à reconstruire, à faire des enfants. Pour Tchernobyl, ce sera la même chose... Nous y reviendrons. Il s’ouvrira à nous encore plus profondément pour devenir un sanctuaire, un mur des lamentations. » (219).

- Projet des exilés réfugiés à Tchernobyl où ils veulent recommencer à vivre, ou les vieilles per-sonnes revenant chez elles pour tout recommencer avec des moyens rudimentaires...

- La foi et la religion sont des repères importants. D’une part parce que la religion est ce qui re-lie (religere en latin = relier) et que pour certains dans La Supplication la foi donne un nouveau sens, apporte une paix, des promesses de félicité.

- Il est souvent question du pope, des fêtes religieuses, des icones... Les rites instaurant des traditions relient les gens (cf. fête des morts).

- Victor Latoun, photographe, traverse des villages vides, cela le désespère, on voit bien cette né-cessité du lien qui est dirigé ensuite vers l’église et la prière ; la religion est bien un autre espace du lien : « Et passer à travers des villages vides... On éprouve tellement le désir de rencontrer quelqu’un... Avec mon groupe, nous sommes entrés dans une église abandonnée, pillée... Cela sen-tait la cire. J’avais envie de prier... » (193).

- Des personnages disent nettement que la foi les aide à vivre. Ainsi celui qui ne jurait que par la physique a trouvé dans la foi, une nouvelle voie et cela lui fait voir le monde autrement (cf. 181).

- Valentina aime se recueillir dans les églises (« J’avais envie de parler à quelqu’un, mais pas aux gens. J’allais à l’église. Là, tout est calme, comme à la montagne. Très calme. On peut y oublier sa vie. » 237 = noter encore l’idée de lien), comme Nadejda : « Je chante à la chorale de l’église. Je lis l’Évangile. Je vais à l’église parce qu’on y parle de la vie éternelle. C’est réconfortant pour les gens. On n’entend pas de tels mots ailleurs et j’ai tellement besoin d’être consolée. » (155).

- Nikolaï l’ermite qui vit dans la forêt trouve dans la prière le sens à sa vie : « Les animaux vont à quatre pattes. Ils regardent la terre et ils penchent la tête vers la terre. Seul l’homme est debout, et il tend vers le ciel les bras et le visage. Vers la prière... Vers Dieu ! Les vieilles, à l’église, prient : “Que Dieu nous pardonne nos péchés.” Mais ni les scientifiques, ni les ingénieurs, ni les militaires ne les reconnaissent. Ils pensent : “Je n’ai rien de quoi me repentir. Pourquoi devrais-je le faire ?” C’est ainsi... Je prie avec simplicité... Dans ma tête... Mon Dieu, appelle-moi ! Entends-moi ! L’homme n’est raffiné que dans le mal. Mais combien il est simple et accessible dans les mots tout bêtes de l’amour. Même chez les philosophes, le verbe ne parvient pas à traduire totalement la pen-sée. Le mot ne correspond exactement à ce qu’il y a dans l’âme que dans la prière. Je le sens physi-quement. Mon Dieu, appelle-moi ! Entends-moi ! » (73).

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-19-

- La foi peut être d’une autre nature : la pensée soviétique est souvent comparée à une croyance, et cela peut aussi faire vivre et donner une énergie vitale énorme.

- Alexandre Revalski, historien, insiste sur la nécessité de croire pour vivre (« Monologue sur le fait qu’un russe a toujours besoin de croire en quelque chose ») : « Le Russe veut toujours avoir foi en quelque chose: dans les chemins de fer, dans l’idée byzantine, dans l’atome... Et maintenant, dans le marché... » (175).

- « Mais nous avons continué à mesurer consciencieusement et à regarder la télé. Nous avions l’ha-bitude de croire. J’appartiens à la génération de l’après-guerre et nous avons grandi dans la foi. » (de manière paradoxale ce sont les propos de l’ «ancien ingénieur en chef de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’Académie des sciences de Biélorussie », 166).

=> Tous ces « ressorts » de la résilience dépendent d’un aspect dominant, l’amour, mais cela n’est claire-ment manifeste qu’avec le discours. La parole, et plus particulièrement, la forme que lui donne Sve-tlana Alexievitch est l’instrument premier de la force de vivre. Fischer ou Cyrulnik insistent sur l’im-portance de la parole dans le désir de vivre. Ils notent que l’amour « inconditionnel » est nécessaire mais aussi que sans prise de conscience de l’horreur subie la force de vivre est vaine. Le pouvoir de la littérature est alors primordial.

4. Dire, se souvenir, comprendre pour vivre et reconnaître la vie.

« Admiration de la tristesse » est le troisième chapitre de La Supplication, comme un dépas-sement de tout ce qui précède ; cette « admiration » doit être pris au sens artistique du terme. La littérature et toute entreprise artistique sont nécessaires pour vivre vraiment.

4.1 L’importance du regard rétrospectif critique.

- Face à la mort omniprésente il y a nécessité de comprendre et cela est une force de vivre (la mort enfouit le sens, nie tout). Les témoins, dans leur travail de parole, prennent du recul et peuvent embrasser en conscience toute l’expérience vécue et grâce à cela la « comprendre ». Vivre et com-prendre vont ensemble (= Nietzsche).

- Cette nécessité de voir son passé pour le comprendre se retrouve sans cesse, en particulier juste-ment dans le premier monologue de la dernière partie : Nadejda revient au début de la catastrophe (comme un retour au début du livre) pour interpréter sa vie (référence à son histoire familiale, à sa mère...) et voir combien elle a changé. Cela lui donne une force de vivre.

- Nikolaï, le professeur qui veut éveiller ses élèves à la vie par les travaux manuels, dit aussi qu’il « veut comprendre » parce qu’il veut vivre (« Je veux vivre après Tchernobyl et ne pas mourir de Tchernobyl. Je veux comprendre... », 128).

- Ce regard extérieur porté sur soi et sur les faits est critique ; nous avons vu souvent ce mot et il est au cœur de la force de vivre (pour Nietzsche comme pour Worms, cf. « le vitalisme critique »). La critique avec ses forces d’adaptation, d’évaluation, de choix permet d’y voir plus clair, et de mieux discerner ce qui est du domaine des valeurs de la vie, et ce qui est erreur.

- L’humour, critique par définition, contribue à cette action esthétique.

- De nombreux monologues permettent aux locuteurs de revoir leur vie et de changer la perspective de ce qui a été vécu ; cela peut engendrer des regrets et des remords (cf. le récit du père rappelant le don de son calot contaminé à son petit garçon si fier... « Le chœur des soldats » 79)

- Parler de la vie et de sa vie crée un lien précis avec l’autre, tout témoignage se fait pour la collectivité et la mémoire collective ; cela crée ce lien social vital. Le récit est donc une nécessité vitale pour les survivants.

- Noter la difficulté de la solitude pour Zinaïda... et du bonheur de pouvoir parler.

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-20-

4.2 Faire de ses souvenirs une force.

Raconter la vie implique le souvenir, mais face à l’horreur le souvenir contribue-t-il à la force de vivre ? La Supplication traite cette question tout au long de ses pages.

- Que vaut-il mieux se souvenir ou oublier ? Beaucoup posent le problème comme Evgueni Brov-kine ; mais la réponse est inutile: chacun parle, a besoin de se souvenir, c’est finalement une néces-sité.

- Evgueni Brovkine : « Je me suis soudain mis à avoir des doutes. Que valait-il mieux : se souvenir ou oublier? J’ai posé cette question à des amis. Les uns ont oublié, les autres ne veulent pas se souvenir parce qu’on n’y peut rien changer. Nous ne pouvons même pas partir d’ici... De quoi puis-je me souvenir ? » (« Monologue à propos d’un paysage lunaire », 92). On voit ici, que le souvenir est un automatisme... des images fortes vont remonter.

- Le monologue qui commence « La Terre des morts » montre clairement (et c’est un spécialiste de la psyché qui parle) qu’il y a une « nécessité du souvenir » : c’est à prendre au sens fort, personne n’a le choix ; les souvenirs sont un fait de la vie. La force de vivre va alors consister à vivre au mieux avec ses souvenirs, à les convertir en force.

- Certes souvent la mémoire obsédante fait souffrir et peut empêcher de vivre, mais comment ou-blier ? Souvent la mémoire fait le tri et conserve les moments de joie, la vie l’emporte dans sa volonté créatrice.

- Piotr S., les rescapés des guerres civiles ressassent des souvenirs traumatiques qui entravent la force de vivre. Plusieurs disent après des souvenirs atroces : « comment vivre » après cela ? (fille de la Famille M, « Mais là... Je n’ai pas le droit de me souvenir de telles choses. (Elle pleure.) Comment vivre ? Comment donner naissance après cela ? (Elle pleure.) » 72. Ou le témoignage de Sergueï Gourine : « Après un tel récit, je n’avais plus envie de vivre. » 115).

- Récit de Lioussia ou de Valentina avec les moments de bonheur racontés au présent de narration.

- Oublier est un leurre, un danger, certains notent alors pour se souvenir (176). La mémoire est la vie dans sa dignité. L’oubli est un remède illusoire à la douleur, imposé par le pouvoir et l’anonymi-sation des victimes. Les textes montrent que le souvenir et le témoignage sont porteurs d’humanité, de reconnaissance pour ceux qui ne sont plus ; en ce sens, ils portent la force de vivre de la commu-nauté.

- Noter que le pouvoir totalitaire, la froideur scientifique veulent oublier l’individu au nom de règles ou de lois. Vassili devient « un réacteur » qui n’a plus rien de l’être aimé, mais Lioussia refuse cet arbitraire, son mari est encore celui du passé. Le souvenir et le témoignage rendent la dignité de ces vies. Oublier est pire que tout

- Oublier est pire que tout dit le père de la petite fille de 6 ans morte (« Monologue sur une vie entière écrite sur une porte») ; se souvenir est terrible mais oublier est inhumain.

- Les hommes les plus dévoués notent, se battent pour garder le souvenir de cette catastrophe, c’est le cas du responsable du « Bouclier de Tchernobyl » constituant un musée, parlant de ces héros, c’est le cas de Vassili Nesterenko cachant ses notes, les multipliant pour éviter que le pouvoir n’étouffe tout.

4.3 La force du témoignage contre l’ineffable.

- La force de raconter la souffrance et le deuil est ainsi ce qui constitue dans le recueil la puis-sance vitale, bien plus que l’instinct de vie ou le désir de vivre : l’essentiel semble être de conserver la mémoire des morts pour garder un continuum de vie. D’où cette lutte contre l’ineffable, il faut lutter contre la difficulté de parler si forte dans la majorité des témoignages. Si le silence porte les forces de mort, faire parler, retranscrire, permettre que la parole surgisse et se répande est la grand force de vivre de La Supplication.

- Tous les témoignages expriment cela, on peut penser à ceux de Zinaïda, d’Irina, la journaliste (dont le métier est de témoigner)... Le plus surprenant est de celui d’Arkadi, l’assistant médecin qui ne veut pas et ne peut pas parler, son monologue n’est qu’« un cri », mais dans le texte, c’est bien plus qu’un cri : c’est un vrai témoignage de désarroi et de volonté de vivre (122).

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-21-

4.4 Multiplier les voix, démultiplier la vie.

Le travail propre de Svetlana Alexievitch et son originalité permettent de multiplier les voix et de générer une force de vivre intense malgré tout le malheur qui est raconté. La mort est partout mais ce que l’on entend ce sont des vies et des souffles énergiques, même les vielles personnes ont une voix puissante ; l’ensemble de ces voix liées entre elles, se répondant, donne un écho extraordinaire à ces discours, et en même temps qu’un éloge de la force de vivre est une génération de forces de vivre.

- Bien noter l’architecture d’ensemble de tous ces témoignages, le retour des « chœurs », les témoi-gnages qui se répondent (« une voix solitaire » ‒ « une autre voix solitaire » ; le cinéaste et le pho-tographe ; les paroles des deux ermites...), les monologues à plusieurs (« Trois monologues sur une peur très ancienne »/« Trois monologues sur ‘‘la poussière qui marche’’... », « Monologue d’un vil-lage...», « Monologue à deux voix pour un homme et une femme » etc.).

- La littérature dépasse la capacité limitative des mots qui écrasent la vie et sa mobilité (selon Berg-son). La polyphonie développée subtilement par Alexievitch résout le problème de l’univocité par-tielle. Cela permet de dépasser des formes de la littérature traditionnelle qui présente des limites face à la catastrophe inédite de Tchernobyl.

- L’impuissance de la littérature traditionnelle à retranscrire ces vies brisées, à donner un sens à cette horreur est souvent répétée (119, 134, 184). Katia P. lance ce défi à l’auteur : aucun livre ne l’a aidée (108). La Supplication cherche alors à trouver une voie autre pour faire entendre la vie.

Malgré une certaine défiance contre la littérature classique, c’est ce qui reste comme un appui, une sorte de support, quand tout a disparu. Les références littéraires portent la mémoire et sont force de vivre. Le regard de la littérature peut agir comme un vaccin, un remède à partir « d’une expérience qu’un autre a vécue » (176). L’image du cinéma par exemple est puissance de vie en faisant remonter des forces profondeurs (116).

- De nombreux auteurs sont cités comme Pouchkine, Dostoïevski... Un enfant cite Garcia Lorca... Les livres restent dans les décombres et font revivre (72). Cf. la référence à une nouvelle de Leonid Andreiev citée par Arkadi Filine.

- Rôle des films aussi : cela aide à comprendre le réel, à l’interpréter (cf. scène du film d’un soldat muet, « Monologue sur un soldat muet », 196).

- Ce texte exprime la parole vive : l’écriture au plus près des sentiments, des sensations et de la vie. La parole brute est « la vie vivante » qui résonne. Svetlana Alexievitch « femme oreille » écoute et essaye par le travail littéraire d’accoucher l’âme de celui qui parle. Elle se veut révélatrice de la puissance de vie cachée au fond de la mort elle-même. La parole s’appuie sur les sens ils sont pre-miers dans les souvenirs (vue, odorat). La parole rend aussi les sentiments profonds du moment.

- Importance de l’odorat : cf. par exemple dès le début dans le témoignage de Piotr S. : « Depuis mon enfance, je me souviens de l’odeur du cochon que l’on tue. Il s’en faut de peu de chose pour que j’y retourne, que j’y tombe... Dans le cauchemar... Dans l’horreur... J’y vole... » (36).

NB : On est proche de l’expérience vécue nécessairement personnelle évoquée par Nietzsche dans le début de sa préface du Gai Savoir. La polyphonie veut rendre l’identité de chaque expérience, la force de vivre propre à chaque individu.

- Multiplier les voix c’est aussi multiplier les formes esthétiques de la parole : il y est question de poésie, de nouvelles (cf. Evgueni Brovkine), de photographie, de cinéma, de théâtre, de peinture...

4.5 La création poétique comme un hommage à l’humanité.

- Svetlana Alexievitch parle de « roman des voix ». Elle retravaille chaque témoignage ; elle s’im-plique donc personnellement dans chacun d’eux, elle s’y intéresse et y met une part d’elle-même. Ainsi chaque témoignage est une parole propre avec une élaboration littéraire, avec un travail de l’écriture. Cela peut poser problème mais pour l’auteure, les gens créent lorsqu’ils sont con-frontés à l’épreuve, c’est-à-dire quand ils vivent avec intensité; ils sont alors authentiques et artistes ; l’amour de leur discours rend leur parole belle et l’action de l’auteure est là pour mettre en valeur cette poésie de vie.

Cours 2 ‒ Apocalypse et force de vivre

-22-

- On peut reprendre des expressions poétiques fortes de Lioussia submergée dans l’émotion, alors qu’elle est plongée dans l’horreur : « Il changeait : chaque jour, je rencontrais un être différent... Les brûlures remontaient à la surface... Dans la bouche, sur la langue, les joues... D’abord, ce ne furent que de petits chancres, puis ils s’élargirent... La muqueuse se décollait par couches... En pellicules blanches... La couleur du visage... La couleur du corps... Bleu... Rouge... Gris-brun... Et tout cela m’appartient, et tout cela est tellement aimé ! On ne peut pas le raconter ! On ne peut pas l’écrire ! » (17-18).

NB : C’est une variante de « l’art pour artistes » de Nietzsche, la vie vécue comme forme d’art et de la force de vivre comme expression artistique totale.

- Svetlana Alexievitch témoigne de la continuité du vivant par-delà la mort. Toute son œuvre est un hommage à ceux qui veulent vivre jusqu’au bout : héros communs, pompiers, infirmières, soldats, mères et pères de famille... Elle célèbre, en partageant la parole, des vies simples.

- Beaucoup de personnes sont nommées, ce sont des gens simples. Mais il y aussi des figures im-portantes comme Vassili Nesterenko qui témoigne fortement en son nom (211-218).

- Enfin l’hommage à cette humanité vivante et souffrante, qui tire la beauté de son existence de sa capacité à dépasser les épreuves et à créer se fait aussi dans une nouvelle vision de la tragédie. La Supplication tient beaucoup du genre tragique et cherche par cela à rendre plus belle encore l’expres-sion unique de la vie humaine.

- Noter dans les formes les références à la tragédie (écriture théâtrale, monologues et chœur, struc-ture, catastrophe, destins brisés...), force des récits ; scènes comme des hypotyposes tragiques.

- Grands motifs tragiques : éros-thanatos (toujours liés de manière pathétique), enfance blessée, nature désolée, injustice, impuissance des hommes et hybris (« La couronne de la création » et l’ado-ration pour la physique, de ceux qui « attrapent Dieu par la barbe et, lui, il se moque de nous. Et c’est à nous de souffrir !», 57 ).

- Terreur et pitié : Importance de la lamentation ; on est invité à pleurer les « arbres comme les humains » (232).

- Catharsis tragique.

Cela donne un sens à la souffrance, cela révèle la force et l’amour qui se trouvent dans chaque vie.