politiques, diplomatiques et militaires - sur le front sud-est asiatique

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71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tél. : +33 1 75 43 63 20 Fax. : +33 1 75 43 63 23 ww.centreasia.eu [email protected] siret 484236641.00029 étude Sommaire (par ordre alphabétique des noms d’auteurs) Le processus de paix à Mindanao (Philippines) : entre euphorie et inquiétude François-Xavier Bonnet, chercheur associé à l’IRASEC (Institut de recherche sur l’Asie du Sud- est contemporaine) et à l’IFG (Institut français de géopolitique) ; il réside aux Philippines. Timor-Leste, prochain membre de l’ASEAN ? Un objectif d’intégration régionale Christine Cabasset, docteur en géographie, enseignante à l’Université Evry Val d’Essonne et rattachée au CASE-CNRS (Centre Asie du Sud- est). Jokowi : étoile montante ou filante de la politique indonésienne ? Baptiste Dussauge, chercheur-analyste à Asia Centre, et Eric Frécon, docteur en science politique, pilote de l’observatoire Asie du Sud-est à Asia Centre, enseignant-chercheur à l’Ecole navale et enseignant à Sciences Po (Paris). La base navale de Subic aux Philippines : tête de pont américaine ? Baptiste Dussauge, chercheur-analyste Asia Centre, et Eric Frécon, docteur en science politique, pilote de l’observatoire Asie du Sud-est à Asia Centre, enseignant-chercheur à l’Ecole navale et enseignant à Sciences Po (Paris). ReCAAP : symbole d’une coopération maritime régionale plus diplomatique que pragmatique Eric Frécon, docteur en science politique, pilote de l’observatoire Asie du Sud-est à Asia Centre, enseignant-chercheur à l’Ecole navale et enseignant à Sciences Po (Paris). Mouvements de troupes - politiques, diplomatiques et militaires - sur le front sud-est asiatique Etude quadrimestrielle n°2, cycle 2012-2013, Observatoire Asie du Sud-est Juillet 2013 OBSERVATOIRE ASIE DU SUD-EST 2012/2013 Les acteurs de tous ordres s’activent en Asie du Sud-est : sur le front politique en Indonésie, en Malaisie, voire aux Philippines, sur le front diplomatique au Timor-Leste ou via la lutte anti-piraterie, ainsi que sur le front militaire que ce soit depuis la Corée du Sud et Taïwan, en Birmanie, sur la base de Subic vers Manille… ou sous l’eau au milieu des sous- marins de plus en plus nombreux. Pour multiplier les décryptages et analyses, chercheurs de France et d’Asie proposent leurs points de vue avisés.

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71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tél. : +33 1 75 43 63 20 Fax. : +33 1 75 43 63 23 w w. c e n t r e a s i a . e u [email protected] 484236641.00029

étu

de

Sommaire (par ordre alphabétique des noms d’auteurs)

• LeprocessusdepaixàMindanao(Philippines) :entreeuphorieetinquiétude

François-Xavier Bonnet, chercheur associé à l’IRASEC (Institut de recherche sur l’Asie du Sud-est contemporaine) et à l’IFG (Institut français de géopolitique) ; il réside aux Philippines.

• Timor-Leste, prochain membre del’ASEAN ? Unobjectifd’intégrationrégionale

Christine Cabasset, docteur en géographie, enseignante à l’Université Evry Val d’Essonne et rattachée au CASE-CNRS (Centre Asie du Sud-est).

• Jokowi  : étoile montante ou filante de lapolitiqueindonésienne ?

Baptiste Dussauge, chercheur-analyste à Asia Centre, et Eric Frécon, docteur en science politique, pilote de l’observatoire Asie du Sud-est à Asia Centre, enseignant-chercheur à l’Ecole navale et enseignant à Sciences Po (Paris).

• LabasenavaledeSubicauxPhilippines :têtedepontaméricaine ?

Baptiste Dussauge, chercheur-analyste Asia Centre, et Eric Frécon, docteur en science politique, pilote de l’observatoire Asie du Sud-est à Asia Centre, enseignant-chercheur à l’Ecole navale et enseignant à Sciences Po (Paris).

• ReCAAP :symboled’unecoopérationmaritimerégionaleplusdiplomatiquequepragmatique

Eric Frécon, docteur en science politique, pilote de l’observatoire Asie du Sud-est à Asia Centre, enseignant-chercheur à l’Ecole navale et enseignant à Sciences Po (Paris).

Mouvements de troupes - politiques, diplomatiques et militaires - sur le front sud-est asiatiqueEtude quadrimestrielle n°2, cycle 2012-2013, Observatoire Asie du Sud-estJuillet 2013

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Les acteurs de tous ordres s’activent en Asie du Sud-est : sur le front politique en Indonésie, en Malaisie, voire aux Philippines, sur le front diplomatique au Timor-Leste ou via la lutte anti-piraterie, ainsi que sur le front militaire que ce soit depuis la Corée du Sud et Taïwan, en Birmanie, sur la base de Subic vers Manille… ou sous l’eau au milieu des sous-marins de plus en plus nombreux. Pour multiplier les décryptages et analyses, chercheurs de France et d’Asie proposent leurs points de vue avisés.

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• Philippines-Taïwan :l’incidentdu9mai2013enmerdeChineméridionale

Yves-Heng Lim, docteur en sécurité internationale et défense (cotutelle Université Lyon 3 - Université de Pékin), auteur de China’s Naval Power: An offensive realist perspective, Farnham, Ashgate, Corbett Centre for Maritime Policy Studies Series (à paraître) ; actuellement professeur assistant de français à l’Université Catholique Fujen (Taïwan). Ses travaux portent sur la stratégie navale chinoise  ; ils ont été publiés dans le Journal of Conemporary China, Comparative Strategy et Politique étrangère.

• LaChineenBirmanieàl’aubedelaprésidencebirmanedel’ASEAN

Gabriel Lubeigt, étudiant à Sciences Po (Lille), a vécu en Birmanie et a effectué plusieurs stages ou séjours de recherche sur place.

• RetoursurlesrésultatsdestreizièmesélectionsgénéralesenMalaisie :nouveauxalignementsetpositionspolitiques

Dr Farish A. Noor, Associate Professor malaisien à la S. Rajaratnam School of International Studies de Singapour, où il dirige le programme de recherche Contemporary Religio-Politics in Southeast Asia.

• Lesous-marinenAsieduSud-est :montéeenpuissanced’unsystèmed’armeaucœurdesintérêtsgéostratégiquesdelazone

Yann Rozec, master défense de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques).

• LaCoréeduSudenIndonésie :unmodèledecoopération ?

Alban Sciascia, docteur en science politique, chercheur post-doctorant associé à l’IAO (Institut d’Asie orientale), chercheur invité à UGM (Universitas Gadjah Mada) et UPN (Universitas Pembangunan Nasional Veteran) en 2010-2013, résidant en Indonésie et travaillant dans le secteur privé.

Le processus de paix à Mindanao (Philippines) : entre euphorie et inquiétude-Francois-XavierBonnet

Dans son discours à la nation du 22 juillet 2013, le président Benigno Aquino réitérait l’engagement de son administration d’en finir avec le conflit entre chrétiens et musulmans sur l’île de Mindanao. La paix, dit-il, est à portée de main1. Dix mois après la signature du Framework Agreement on the Bangsamoro (Accord-cadre de la Bangsamoro  – FAB), par le gouvernement Philippin et le Moro islamic Liberation Front (MILF), où en est le processus de paix ? Quels impacts peuvent avoir les résultats des élections de mi-mandat sur ce processus de paix ? Quels sont les obstacles qui se profilent dans le court/moyen terme ?

1. Le long chemin vers un accord de paix global à Mindanao

Après quinze ans de longues et laborieuses négociations, entrecoupées d’offensives militaires, le gouvernement philippin et le MILF signaient le 15 octobre 2012, dans l’euphorie générale, le Framework Agreement on the Bangsamoro. Cet accord historique n’est cependant que le début d’un processus de négociations devant aboutir à la signature de quatre annexes fixant les détails de l’accord (annexes sur les modalités de transition, partage des ressources, partage du pouvoir politique, démobilisation du MILF) puis à un accord de paix global. Ce dernier accord, qui doit mettre fin à 40 ans de guerre entre musulmans et chrétiens sur la grande île de Mindanao, doit s’achever le 30 juin 2016, date du départ du président Aquino2, par la création d’une entité politique autonome appelée Bangsamoro (nation moro).

Cependant, dix mois plus tard, l’euphorie a laissé la place à l’inquiétude. Les négociations semblent au ralenti. En effet, les deux parties devaient négocier les quatre annexes de l’accord, avant la fin de l’année 2012. Or, seules deux annexes sur les quatre, l’annexe sur les modalités de la transition et celle du partage des ressources, ont été entérinées (le 27 février et 13 juillet 2013 respectivement). Ce retard sur le calendrier est justifié, selon l’administration Aquino, par la nécessité d’être prudent et de revoir précisément chaque article afin d’éviter le fiasco du Memorendum sur le domaine ancestral des Moros (MOA-AD) de 2008, jugé anti-constitutionnel par les magistrats de la Cour suprême des Philippines en septembre de cette même année.

Or, l’administration du président Benigno «  Noynoy  » Aquino est sortie considérablement renforcée par les élections de la mi-mandat du 13 mai 2013. En effet, la coalition « Team-Pnoy », formée de cinq partis politiques, et emmenée par le président lui-même, a remporté une

1 President Noynoy Aquino to Congress: Pass Bangsamoro Basic law, 22 juillet 2013: http://www.sunstar.com.ph/breaking-news/2013/07/22/aquino-congress-pass-bangsamoro-basic-law-293802.2 Le président philippin est élu pour six ans mais ne peut briguer un second mandat.

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écrasante majorité à la fois à l’assemblée (194 sièges sur 250) et au sénat (16 sénateurs sur 22). Ce raz-de-marée électoral, dans les deux chambres, est extrêmement rare aux Philippines3, et l’occasion devrait être saisie pour accélérer les négociations de paix. Cette accélération est d’autant plus nécessaire que le comité de transition (défini par l’annexe 1), chargé d’établir la loi fondamentale de la Bangsamoro (Basic Law) devra très certainement proposer au congrès des amendements à la constitution des Philippines. Par ailleurs, l’ensemble du processus de paix devra être entériné par le congrès. Enfin, localement, les politiciens de l’actuelle Région autonome musulmane de Mindanao (ARMM) sont des alliés de l’administration Aquino et ont accepté que « leur » ARMM soit remplacée, à terme, par la nouvelle Bangsamoro dirigée temporairement, durant la période de transition, par le MILF. La configuration politique actuelle est donc extrêmement favorable, et la fenêtre d’opportunité est d’environ trois ans alors que se profile un front des mécontents.

2. Le front des mécontents

L’accélération des négociations est d’autant plus nécessaire que commence à se dessiner un front des mécontents. En première ligne de ceux-ci, il y a Nur Misuari, chef du Moro National Liberation Front (MNLF), mouvement historique de la révolution moro dont est issu le MILF. Pour Misuari, le gouvernement philippin doit d’abord s’attacher à appliquer les accords de paix de 1996 avec le MNLF avant de s’occuper de l’organisation rivale du MILF. De fait, depuis 2007, et à l’initiative de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), le gouvernement et le MNLF se rencontrent régulièrement afin de faire le point sur l’application de l’accord de 1996 (Tripartite review). De ces rencontres régulières, les deux acteurs reconnaissent que 42 articles de la loi 9054 (qui entérine l’accord de 1996) ne sont pas conformes à l’esprit de l’accord de paix de 1996 et doivent donc être modifiés. Par ailleurs, les deux parties reconnaissaient la nécessité d’établir le Bangsamoro Development Assistance Fund (Fond d’assistance pour le développement de la Bangsamoro – BDAF)4 .

Ainsi, pour Misuari, il n’est pas question de renoncer à ces six années de «  renégociation  » déguisée, d’autant que le MNLF est la seule organisation moro à être reconnue par l’OCI. Par ailleurs, le territoire autonome envisagé par le MNLF est bien plus considérable que celui proposé par l’accord-cadre de 2012. De fait, l’accord de 1996, reposant sur les accords de Tripoli de 1976, octroierait, en théorie5, plus de la moitié de Mindanao, ainsi que Palawan au MNLF. Les chefs du MILF, plus pragmatiques, et ayant tiré les leçons du fiasco de 2008, ont accepté un territoire plus réduit, consistant en la région autonome musulmane actuelle (ARMM, fondée en 1989 et renforcée en 2001) ainsi que six villes de la province de Lanao del Norte et 39 villages de la province de North Cotabato. D’autres villages et municipalités pourront, dans le futur, et via un plébiscite,

3 C’est la première fois, depuis la restauration de la démocratie en 1986, qu’un tel raz-de-marée électoral, en faveur de l’administration en place, a eu lieu. La configuration politique des Philippines est caractérisée par un éclatement des formations politiques et donc un émiettement des voix en temps normal.4 Le BDAF sert à canaliser l’aide financière internationale vers la future région autonome.5 En théorie seulement car le MNLF prévoit aussi un referendum dans toutes les provinces citées par l’accord de Tripoli.

rejoindre la future région autonome.

Au « contentieux » territorial entre les deux organisations révolutionnaires moros s’ajoute la question du partage des ressources avec l’État philippin. En effet, pour le MNLF, la future région autonome devrait avoir le contrôle de ses ressources naturelles notamment sur ses ressources stratégiques potentielles (pétrole, gaz, uranium). Pour Misuari, le partage des revenus de ces richesses devrait être de 75/25 en faveur de la future région. Or, cette formule de partage avait été proposée en 2008 et avait été l’un des points d’achoppement contre le MOA-AD. Le gouvernement et le MILF sont donc revenus à une formule plus souple dans l’annexe 2 de l’accord-cadre. Ainsi, les revenus dérivés de minerais métalliques seront partagés selon la formule 75/25 en faveur de la Bangsamoro. Mais les revenus dérivés des ressources énergétiques fossiles seront également répartis à 50/50.

Tout l’enjeu, pour le gouvernement, est donc d’harmoniser au mieux les deux traités de paix. De son côté, l’OCI, depuis les années 1980, tente d’œuvrer à la réunification des deux grandes composantes de la rébellion moro, mais sans grand succès. Dans le contexte de la signature de l’accord-cadre, l’OCI a mis en place un forum de coordination entre le MILF et le MNLF, mais la structure est restée, jusqu’à ce jour, une coquille vide. La signature de l’accord-cadre en 2012 et la décision, par le gouvernement, de terminer en août 2013 la révision de l’accord de 1996 sont deux événements qui font dire à Nur Misuari que le MNLF pourrait bien relancer son cri pour l’indépendance totale de Mindanao et retourner dans l’action violente6.

Si la plupart des analystes pensent que Nur Misuari n’a qu’un pouvoir de nuisance, le MNLF étant lui-même divisé en plusieurs factions, il ne faut pas sous-estimer les possibilités d’alliance entre certains groupes du MNLF et des groupes violents voir terroristes. Parmi ces groupes violents opposés à l’accord-cadre de 2012, il y a le Bangsamoro Islamic Freedom Movement (BIFM) et son bras armé, le Bangsamoro Islamic Freedom Fighters (BIFF). Le BIFM, fondé par l’ustadz Ameril Umbra Kato, issu d’un schisme au sein du MILF lors du fiasco du MOA-AD de 2008, poursuit l’idée d’une île de Mindanao islamique et totalement indépendante des Philippines. Kato accuse les chefs du MILF d’abandonner la vraie jihad et de s’éloigner ainsi des préceptes et enseignements du fondateur du MILF, Salamat Hashim. Le BIFF a ainsi organisé des attaques coordonnées contre des garnisons militaires dans le centre de Mindanao en août 2012 et en juillet 2013. Par ailleurs, un faisceau d’indices semble indiquer que l’attentat du 26 juillet 2013 à Cagayan de Oro (Mindanao), tuant huit personnes et en blessant 46 autres, serait lié au BIFF7. Des liens entre ce groupe et Nur Misuari ont été établis à partir de la fin 2011. Selon le porte-parole du BIFF lui-même, Abu Misri Mama, Nur Misuari aurait demandé au BIFF d’intervenir afin de faire dérailler la signature de l’accord-cadre8.

6 TJ Burgonio, You won’t be left out palace assures Misuari, 30 juillet 2013 : http://newsinfo.inquirer.net/455117/you-wont-be-left-out-palace-assures-misuari.7 Natashya Gutierrez, Report: BIFF most likely behind CDO bombing, 1er août 2013 : http://www.rappler.com/nation/35360-report-biff-most-likely-behind-cdo-bombing.8 John Unson, Nur asked Kato group to prevent peace deal signing, 26 octobre 2012 : http://www.philstar.com/headlines/2012

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Nur Misuari a aussi soutenu, au moins verbalement, les activités du groupe de l’ancien sultan de Sulu, Jamalul Kiram III, et de ses deux autres frères. Ce groupe d’environ 230 personnes (dont une trentaine d’hommes armés), appelé la Royal Security Force of the Sultanate of Sulu and North Borneo, avait envahi le village de Tanduo (District de Lahad-Datu, Sabah, Malaysie9) le 11 février 2013 et comptait bien s’y établir définitivement. L’objectif de Jamalul Kiram III était d’affirmer, par cette action, la revendication du sultanat de Sulu sur l’État de Sabah10. Pour Kiram, l’accord-cadre de 2012, en excluant le territoire de Sabah, signait la fin de cette revendication territoriale des Philippines (depuis 1962) et privait le Bangsamoro d’un vaste territoire riche en matières premières. Après quelques semaines d’activités diplomatiques de la part de la Malaysie et des Philippines visant à ramener à la raison la famille Kiram, les forces spéciales de la Malaysie donneront l’assaut sur les « terroristes » de Tanduo, à partir du début du mois de mars. Les combats feront 73 morts (dont 63 Philippins) et des centaines de personnes seront arrêtées puis éventuellement expulsées sur Sulu et Tawi-Tawi. Environ 29 Philippins sont en cours de jugement en Malaysie pour leurs liens supposés avec les Kiram et la rébellion11. Durant toute cette période de tension, Nur Misuari rendait visite régulièrement et soutenait son proche ami Jamalul Kiram III. L’incursion du groupe Kiram à Sabah pouvait à la fois servir à saboter le processus de paix avec le MILF (l’annexe 1 était en cours de signature) et protéger les droits des héritiers Kiram sur Sabah. Misuari lui-même se considère aussi, par sa branche paternelle, comme héritier d’une partie de Sabah. Des membres du MNLF ont pu faire partie, à titre privé, de l’expédition Kiram.

Pour l’heure, ce front musulman opposé à l’accord-cadre de 2012, n’est pas rejoint par les leaders chrétiens de Mindanao et nationaux comme ce fut le cas en 2008 lors de la signature avortée du MOA-AD. En effet, le territoire proposé par le MOA-AD était considérable, très proche de celui du Traité de Tripoli de 1976 mais majoritairement habité par des chrétiens. Le territoire définit par l’accord-cadre de 2012 correspond pratiquement à la région musulmane autonome actuelle et n’empiète donc pas sur les terres chrétiennes. D’autre part, les principaux hommes politiques qui s’étaient opposés au MOA-AD sont de nos jours du côté de l’administration Aquino (Manuel Roxas, par exemple, est le ministre de l’Intérieur). Il faut, par contre, s’attendre à des débats houleux lorsque le congrès aura à voter d’éventuels amendements à la constitution ou à entériner le processus de paix.

/10/26/860371/%E2%80%98nur-asked-kato-group-prevent-peace-deal-signing%E2%80%99.9 Orthographe choisie par l’auteur ou « Malaisie » selon le terme employé par la diplomatie française.10 Depuis 1962, les Philippines revendiquent l’État de Sabah au nom du sultanat de Sulu. Sabah était une possession du sultan de Sulu jusqu’en 1878. A cette date, le sultan aurait loué ou cédé (selon les points de vue) le territoire à la North Borneo Company. Jusqu’à maintenant les autorités de Malaysie déposent l’équivalent de 1 700 dollars américains par an dans un compte en banque à Manille. Pour la Malaysie il s’agit de paiements pour la cession de 1878, pour les héritiers du sultanat il s’agit d’un loyer.11 Alexis Romero, Malaysia to try 29 Filipinos in Sabah standoff, 28 juin 2013 : http://www.philstar.com/headlines/2013/06/28/959369/malaysia-try-29-filipinos-sabah-standoff.

3. Que faire des combattants du MILF ? Le problème de l’annexe 4

Parmi les deux dernières annexes en cours de négociation, celle intitulée «  Normalisation  », est sans aucun doute la plus complexe et la plus sensible. Dans cette annexe seront en effet discutés le désarmement graduel des 15 000 hommes du MILF et le soutien économique des anciens combattants mais aussi la création d’une police civile du Bangsamoro remplaçant petit à petit les fonctions de l’armée.

Si une partie des combattants du MILF pourra rejoindre la nouvelle police du Bangsamoro, on peut douter que les autres accepteront de rendre leurs armes en échange de projets socio-économiques. En effet, les anciens combattants du MNLF, par exemple, ont été autorisés, en 1996, à garder leurs armes. Par ailleurs, les communautés du MILF font l’objet d’attaques de la part du BIFF mais aussi des armées privées des politiciens locaux. Les rido ou vendettas sévissent dans cette région et obligent les communautés à s’armer pour se protéger contre leurs ennemis.

Les discussions sur cette annexe pourraient bien retarder considérablement la signature de l’accord de paix global, à moins que les deux parties ne trouvent une formule plus souple. Cette formule pourrait, par exemple, autoriser la détention d’armes de combat durant une certaine période, en attendant que la situation sécuritaire se stabilise. Cette souplesse est d’autant plus nécessaire que certains commandants du MILF, de temps à autre, changent de camp et rejoignent le BIFF. Si, pour l’instant, ces passages, d’un mouvement à l’autre, sont dus essentiellement à des liens familiaux, ils pourraient être à l’avenir plus nombreux dans le cas où les négociateurs de l’annexe 4 se montreraient trop rigides.

La signature, en octobre 2012, de l’accord-cadre entre le MILF et le gouvernement philippin est une avancée remarquable vers la paix entre musulmans et chrétiens sur l’île de Mindanao. L’administration Aquino a bénéficié aussi d’une large victoire électorale en mai 2013 lui permettant de contrôler les deux chambres du congrès. Cette rare configuration politique offre une opportunité de 2-3 années durant lesquelles les négociations les plus difficiles doivent être accélérées et entérinées avant l’arrivée d’une nouvelle administration. Cette fenêtre d’opportunité est d’autant plus étroite qu’un front des mécontents dont les actions peuvent être très violentes se dessine petit à petit et que les négociateurs ont pris un sérieux retard par rapport au calendrier prévu. La dernière annexe, sur la normalisation, pourrait cristalliser les tensions entre les deux parties.

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Timor-Leste, prochain membre de l’ASEAN  ?  Un objectif d’intégration régionale-ChristineCabasset

Timor-Leste a remis sa demande officielle d’adhésion à l’ASEAN en mars 2011, alors que l’Indonésie présidait l’organisation et soutenait ce dossier. Mais ce sujet est plus ancien, datant au moins du referendum d’autodétermination du 30 août 1999 par lequel les Est-Timorais ont accédé à l’indépendance. Peu de temps auparavant, le Secrétaire général de l’ASEAN avait annoncé que l’organisation était prête à accueillir Timor-Leste comme nouveau membre. Après avoir reçu un premier refus peu de temps après la remise officielle de sa candidature, motivé notamment par Singapour, l’accord de principe donné fin 2011 par les ministres des Affaires étrangères lors du 19e sommet de l’ASEAN (Bali) a traduit une évolution. Lors du 22e Sommet qui s’est déroulé à Brunei les 24-25 avril 2013, l’association a  «  accepté d’étudier la possibilité que Timor-Leste participe à des activités de l’organisation pour répondre à un besoin de renforcement de compétences »12. Le dossier est donc à l’étude, des dates successives d’entrée sont annoncées, et l’association autant que les pays membres déclarent régulièrement que la question n’est pas « si » Timor-Leste va adhérer, mais « quand ». Les arguments mis en avant pour justifier cette incertitude sont principalement de nature économique, et pointent entre autres le fait que le pays doit remplir quelques conditions préalables.

Timor-Leste étant le seul pays du sud-est asiatique à ne pas faire partie de l’organisation, cette intégration semble une évidence. Il s’agit pourtant d’identifier les intérêts que le pays a à intégrer l’ASEAN, a fortiori dans un contexte où, motivée longtemps par les développements nationaux davantage que par une véritable dynamique régionale, et par le consensus davantage que par la légitimité et la décision politique, l’ASEAN s’est souvent montrée paralysée face aux domaines d’action qu’elle s’était fixée : politique et sécurité, économique, et socio-culturel13. L’association reste l’objet de lenteurs inhérentes à un Secrétariat aux compétences volontairement faibles, et à la fédération de pays aussi divers aux plans politique, démographique, économique et religieux. Cependant, quelques avancées récentes illustrent une volonté de tendre vers le renforcement d’une gouvernance régionale14.

12 Déclaration du Président du 22e Sommet de l’ASEAN, Our People, Our Future Together, 25 avril 2013, paragraphe 54, accessible sur www.asean.org. Les médias ont relayé cette information de façon plus directe, annonçant la participation de Timor-Leste comme membre observateur lors des prochaines réunions majeures. Cf. Bagus BT Saragih, “RI brings Timor Leste a step closer to Asean membership”, The Jakarta Post, 27 avril 2013.13 Bantarto Bandoro, Alexandra Retno Wulan, ASEAN’s quest for a full-fledged community, Jakarta, CSIS, 2007, 116 p. ; Sophie Boisseau du Rocher, « L’ASEAN et les nouvelles règles du jeu. Le régionalisme en Asie du Sud-est à l’épreuve de la mondialisation », Revue internationale de politique comparée, 2001/3 Vol. 8, p. 395-417.14 Comme l’établissement d’un Conseil coordinateur et d’un corps d’ambassadeurs des pays membres auprès de l’ASEAN, ou encore le souhait de parvenir d’ici 2022 à une politique étrangère commune.

1. L’adhésion à l’ASEAN, un objectif politique

Le souhait de Timor-Leste de rejoindre l’ASEAN relève d’une décision politique dont témoigne le fait que ce projet est porté par les plus hautes figures de l’État. Compte tenu de sa localisation, le pays pourrait adhérer au Forum des îles du Pacifique, dont il est déjà membre observateur. Son passé l’a amené également à privilégier, dès l’indépendance, en retenant le portugais comme l’une des deux langues officielles, un ancrage dans la Communauté de pays de langue portugaise (CPLP), association qu’il présidera en 2014-2016. Par ailleurs, conscient des défis auxquels les pays en situation de post-conflit sont confrontés, et de la faible efficacité des programmes d’aide au développement qui les concernent, Timor-Leste a été à l’initiative de la constitution du « G7 + États fragiles », une association de dix-huit pays qu’il préside. Enfin, il vient d’être nommé à la présidence de la Commission économique et sociale pour l’Asie et le Pacifique des Nations unies (UN-CESAP / UN-ESCAP) pour un an.

Les relations qu’il a nouées dès les premières années avec ces différentes sphères, et avec de nombreux pays, y compris avec les pays membres de l’ASEAN, ont tendu à rendre peu urgente son intégration officielle à l’association. Mais, comme aiment à le rappeler nombre d’Est-Timorais, après avoir fait partie de l’ASEAN lorsque le pays constituait la 27e province de l’Indonésie, Timor-Leste souhaite simplement continuer à être membre de l’association en tant qu’État indépendant. Le pays est concerné par les axes de travail socio-culturels comme le développement humain, la justice, la durabilité environnementale, la gestion des désastres naturels, ou encore l’éducation, autant de thèmes encore souvent au stade embryonnaire dans l’association.

Au plan politique et de la sécurité régionale, tous les sujets couverts par ce domaine – comme l’établissement d’une zone dénucléarisée, la non-agression et le non-recours à la force entre pays membres, le règlement des conflits, les crimes transnationaux, la lutte contre le terrorisme, etc. – concernent très directement Timor-Leste. Sa localisation géographique, aux confins de l’Asie du Sud-est et des îles du Pacifique, et plus spécifiquement entre l’Indonésie et l’Australie, soumet le pays à des risques de flux croissants de migrants, et surtout de trafics illégaux, y compris d’êtres humains. Intégrer l’ASEAN permettrait à Timor-Leste de partager avec les pays membres ces préoccupations et les réponses collectives y afférentes15. Dans le contexte de tensions régionales croissantes liées à la mer de Chine du Sud ou aux menaces de la Corée du Nord, l’émergence de l’ASEAN comme organisation régulatrice des tensions internes à cet espace et en Asie-Pacifique intéresse tous les pays de la zone y compris Timor-Leste. Cela est encore plus vrai compte tenu de la présence croissante de la Chine et des États-Unis et d’un redéploiement stratégique des forces dans la région16.

15 Xanana Gusmão, discours prononcé lors du 12e Sommet international de l’Institut pour les études stratégiques sur la sécurité en Asie – The Shangri-La Dialogue, Singapour, 1er juin 2013.16 Jean-Loup Samaan, « La présidence Obama à l’heure du « pivot » américain vers le Pacifique », in Jean-Luc Racine (dir.), Asie 2013-2014, Paris, La Documentation Française, coll. Mondes émergeants, 2013, pp. 105-117.

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C’est dans les domaines du dialogue, du maintien de la paix régionale, ou encore de la réconciliation, que la contribution de ce dernier à l’ASEAN pourrait être la plus significative. Et c’est peut-être aussi sur ces points-là que l’association attend d’être rassurée. Si la crise interne que Timor-Leste a connu entre 2006 et 2008 a eu de quoi effrayer l’organisation, la stabilité à l’œuvre depuis, et dont le bon déroulement des élections présidentielles et législatives de 2012 a témoigné, est de nature à apaiser les inquiétudes17. La question de la contribution de Timor-Leste à la stabilité de l’ensemble régional n’est pas non plus indépendante des relations avec l’Indonésie, notamment dans un contexte où l’accession à l’indépendance de celui-ci avait alors bouleversé, non seulement l’archipel, dont la majorité de la population a été peu tenue informée des réalités de l’occupation, mais aussi l’association. Comme avec de nombreux autres pays du monde, Timor-Leste a dû, au tournant de l’indépendance, restaurer des liens avec les pays de l’ASEAN : celle-ci étant née sur l’idée de souveraineté et d’intégrité territoriale, et sur le principe de non-ingérence, la plupart des pays membres s’est rangée aux côtés de l’Indonésie durant l’occupation du territoire18. Il s’agit du passé, la situation a évolué depuis, comme en ont témoigné la participation de contingents thaïlandais et philippins à la force d’interposition INTERFET des Nations unies en 1999, et de soldats et de policiers – de Malaisie surtout, mais aussi des Philippines, de Thaïlande et de Singapour – à la mission de maintien de la paix de l’UNMIT, de 2006 au retrait de cette dernière du pays en décembre 2012. Par ailleurs, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines et la Thaïlande ont une ambassade à Timor-Leste.

Avec l’Indonésie, la rapidité avec laquelle les deux pays ont restauré les liens depuis 1999, à la hauteur des nombreuses coopérations qu’ils ont initiées, de l’éducation à l’économique en passant par la défense et la santé, est spectaculaire. En 2011, 30,6  % des importations proviennent d’Indonésie, nombre de sociétés de l’archipel interviennent à Timor-Leste dans les secteurs pétrolier, des télécommunications et de l’aménagement urbain par exemple, et environ 7  000 étudiants est-timorais poursuivent des études dans les universités indonésiennes. Les crimes contre l’humanité commis à Timor-Leste entre 1975 et 1999 restent néanmoins un sujet sensible, expliquant aussi que les deux pays aient placé autant d’efforts dans la coopération et que leurs dirigeants aient refusé l’établissement d’un tribunal international. Il en va de même pour le problème des 3 % du tracé des frontières terrestres non encore fixés, lieux

17 Christine Cabasset, « Timor-Leste. Dix ans d’indépendance, une année électorale sans faute et un retour sur l’échiquier géostratégique mondial », in Jammes J. (dir.), L’Asie du Sud-est 2013 : Bilan, enjeux, et perspectives, Bangkok-Paris, IRASEC-Les Indes Savantes, 2013, p. 313-332.18 Lors des votes à l’Assemblée générale des Nations unies entre 1975 et 1982, la Malaisie, Singapour, la Thaïlande et les Philippines ont voté contre le droit des Est-Timorais à l’autodétermination, la Birmanie, le Laos et le Cambodge se sont abstenus, le Vietnam a voté pour (à l’instar alors du bloc soviétique et de la Chine). A partir de 1983, l’Indonésie a réussi à faire retirer Timor-Leste de l’agenda de l’Assemblée générale des Nations unies, et en 1985 de l’agenda de la Commission des Droits de l’Homme. Cf. Gabriel Defert, Timor Est. Le génocide oublié. Droit d’un peuple et raisons d’États, Paris, L’harmattan, 1992, p. 255, et Frédéric Durand, Timor Lorosa’e, pays au carrefour de l’Asie et du Pacifique, un atlas géo-historique, Marne-la-Vallée/Bangkok, Presses Universitaires de Marne-la-Vallée/IRASEC, 2002, p. 19-20 et 183.

de conflits ponctuels, que le Président d’Indonésie, Susilo Bambang Yudhoyono, s’est engagé, en mars 2013, à régler avant la fin de son mandat au printemps 201419. Mais c’est la volonté de construire de nouvelles relations, tournées vers l’avenir, qui domine depuis 2002 et, dans ce contexte, l’issue des prochaines élections présidentielles dans l’archipel sera importante pour le maintien de ces avancées. Cette dynamique a compté également, à Timor-Leste, sur la présence d’élites politiques attachées à la paix et à la démocratie20.

Parmi les personnalités les plus connues sur la scène internationale, deux figures historiques de la résistance, José Ramos-Horta, prix Nobel de la Paix (1996), Président de la république de Timor-Leste (2007-2012) et actuel représentant spécial des Nations unies en Guinée-Bissau, et Xanana Gusmão, Président de la république (2002-2007), puis Premier ministre (2007-2012, 2012-2017), promeuvent depuis longtemps l’adhésion à l’ASEAN. L’enjeu politique de cette dernière est la reconnaissance de Timor-Leste par l’association, non seulement comme 11e pays de l’Asie du Sud-est, mais aussi comme membre de plein droit de l’organisation régionale. « Nous constituons une partie intégrale de notre environnement géographique, et nous sommes animés d’un fort esprit régional et de solidarité à l’égard de nos Nations d’Asie du Sud-est : nous sommes l’un de vous » rappelait Xanana Gusmão lors d’une conférence prononcée à Singapour en juin 201321, dans le cadre d’une tournée régionale.

2. Une entrée dans l’ASEAN conditionnée par le facteur économique ?

La plupart des arguments avancés par l’organisation pour justifier un délai à l’adhésion de Timor-Leste s’adossent au facteur économique, et c’est aussi dans ce domaine que l’intérêt du pays à rejoindre l’association est le moins clair. D’une part, car le fait d’adhérer n’est pas assorti de fonds régionaux dédiés au développement. D’autre part, car cette adhésion a, non seulement un coût (1,4 million de dollars par an par État), mais elle requiert aussi des moyens financiers importants pour faire fonctionner un bureau national permanent, disposer de personnel en nombre suffisant et qualifié pour participer au grand nombre de réunions organisées au long de l’année (minimum 1  000 par an), ou encore pour ouvrir une ambassade dans chacun des pays membres22. Il s’agit d’un investissement important pour Timor-Leste et c’est sur ce point que s’expriment localement des réticences à ce projet, même si les ressources financières du pays, issues des hydrocarbures, lui permettent de faire face à ces dépenses.

19 Bagus BT Saragih, “Yudhoyono Talks Borders, ASEAN with Timor Leste’s Gusmão”, The Jakarta Post, 21 mars 2013.20 Timor-Leste a soutenu l’établissement du Conseil asiatique pour la paix et la réconciliation – Asian Peace and Reconciliation Council, créé en 2012 à Bangkok, que José Ramos-Horta, prix Nobel de la paix en 1996 et ancien Président de la république de Timor-Leste, a co-fondé et dont il est membre.21 Cf. Timor-Leste’s role and future in a rising Asia Pacific, à la S. Rajaratnam School of International Studies, Singapour, 4 juin 2013.22 A ce jour, Timor-Leste a ouvert une ambassade dans les cinq pays suivants : l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande.

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D’autres voix redoutent l’afflux possible de biens et de personnes notamment dans le cadre de la constitution de la Communauté économique de l’ASEAN (AEC) en 2015. Même si des doutes demeurent sur la mise en place effective de ce marché commun à la dite date, il semble clair que l’AEC se traduira par un accroissement des flux de toute nature, qu’ils soient financiers (dont les investissements), migratoires, ou de marchandises, et qu’ils soient légaux ou illégaux, nécessitant que les pays s’y préparent23. La capacité des pays membres à faire face à ces changements constitue un enjeu crucial dans un contexte régional asiatique, certes marqué par une forte croissance économique, mais où, compte tenu de l’ampleur de la corruption, «  les problèmes de gouvernance interne sont d’une importance décisive  » comme le rappelle Jean-Luc Racine24.

Enfin, Timor-Leste est régulièrement jugé trop pauvre pour entrer rapidement dans l’association, justifiant souvent les nécessités d’une structuration accrue du pays25. Certes, en dépit des ressources économiques procurées par les hydrocarbures26, le pays manque encore d’infrastructures, une priorité du gouvernement qui sous-tend le Plan stratégique de développement national 2011-2030. Les efforts d’équipement du pays en cours et à venir reposent d’ailleurs en partie sur l’implication de ses partenaires régionaux, Japon, Chine, Corée du Sud, Indonésie, etc. Sans masquer la situation précaire dans laquelle la plupart des Est-Timorais vivent, l’argument de la pauvreté est peu convaincant dans la mesure où la même situation est observable dans d’autres pays de la région, notamment hors des grandes villes27. Surtout, l’économique ne figure pas parmi les quatre critères officiels d’adhésion. Mais, au tournant que représente la constitution de l’AEC, s’agit-il pour l’ASEAN d’éviter l’expérience laborieuse qu’ont constituée les intégrations du Vietnam (1995), du Laos et du Myanmar28 (1997) et du Cambodge (1999)29, lesquels forment toujours aujourd’hui une catégorie de pays distincte (les « CLMV » – Cambodge-Laos-Myanmar-Vietnam) dans l’association ?

La situation économique de Timor-Leste, liée entre autres à l’établissement récent de ses institutions, fournit les arguments principaux de discussions concernant la date d’entrée du pays dans l’ASEAN. L’enjeu est aussi de nature politique. Au-delà des nombreuses relations internationales que Timor-Leste a déjà nouées, son objectif d’adhésion à

23 Cf. Andrew Bruce (Directeur Asie-Pacifique de l’Organisation internationale pour les migrations), “Migration will matter more after 2015”, Bangkok Post, 29 mai 2013.24 Jean-Luc Racine, « Introduction », in J.L. Racine (dir.), Asie 2013-2014, Paris, La Documentation Française, coll. Mondes émergeants, 2013, pp. 9-10.25 Cf. la conférence “Timor-Leste national political consensus. One vision and commitment towards Asean membership”, Dili Institute of Strategic and International Studies, Dili, 23 avril 2013.26 Au 31 mars 2013, le fonds pétrolier, créé en 2005, s’élève à près de 13 milliards de dollars américains. Cf. Banque centrale de Timor-Leste.27 Cf. par exemple Bruno Jetin, “The Contribution of Social Security to Poverty Alleviation”, communication dans le cadre de la conférence “The Role of Social Sciences and Humanities in Understanding and Alleviating Poverty”, LIPI & IFI – Ambassade de France en Indonésie, Jakarta, 3-4 juin 2013.28 Ou « Birmanie » selon le terme employé par la diplomatie française.29 Sophie Boisseau du Rocher, Op. Cit., p. 395-417 (p. 406).

l’organisation, passant par la reconnaissance par les dix pays membres de sa place à leur côté, est porté par son souhait d’atteindre une meilleure intégration régionale et de pouvoir partager avec ces derniers préoccupations et axes de travail communs à l’espace régional.

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Jokowi  : étoile montante ou filante de la politique indonésienne ?-BaptisteDussaugeetEricFrécon

Les analystes et acteurs politiques indonésiens ont ajouté un nouveau mot à leur lexique : « Jokowi ». « Etre le Jokowi » de sa circonscription consiste à s’assurer un statut de sauveur, à l’opposé des pratiques politiques traditionnelles. Ce syntagme est en réalité le surnom de Joko Widodo, élu gouverneur de Jakarta fin 2012 en compagnie de Basuki Tjabaja Purnama, dit Ahok et aujourd’hui vice-gouverneur. Ce duo du PDI-P – Parti démocratique indonésien de la lutte, nationaliste et laïque, actuellement dans l’opposition – l’a emporté avec des scores flatteurs : 42,6 % au premier tour et 53,82 % au second tour contre le binôme sortant Fauzi Bowo (dit Foke) et Nachrowi Ramli (surnommé Nara), tous deux musulmans et originaires de la mégalopole. Ce succès dans la capitale de 10 millions d’habitants, de la part de l’ancien maire parachuté depuis Surakarta (ou Solo), à Java Centre, et de son compère chrétien, aux ascendances chinoises, n’a laissé personne indifférent.

Cette victoire a redistribué les cartes de la politique indonésienne à l’aube d’une année cruciale pour la troisième démocratie du monde et la quatrième plus importante communauté musulmane de la planète. Pour Marcus Mietzner, spécialiste basé en Australie, le phénomène « Jokowi » dépasse même l’entrée en politique de Yudhoyono en 2003  ; à ses yeux, les chancelleries seraient bien inspirées de s’interroger sur l’impact de sa plus que probable victoire en 201430. L’archipel de 17  000 îles, qui englobe les très stratégiques détroits de Malacca, Lombok et Makassar ainsi que le secteur méridional de la mer de Chine du Sud, s’apprête en effet à élire ses députés, président et vice-président en 2014. Il se prépare surtout à définitivement tourner la page de la Reformasi post-Suharto.

Une fois passée l’effervescence des semaines qui ont suivi son élection et alors que les grandes manœuvres pour 2014 sont enclenchées, comment faut-il considérer Jokowi ? Est-il «  l’homme du moment » ou du prochain quinquennat, comme s’interroge le Straits Times  ?31 Si la question s’impose dans le contexte de crise de leadership que connaît l’Indonésie – Parti démocrate du président Yudhoyono en proie à des affaires de corruption, partis islamiques également salis par divers scandales –, sa soudaineté déconcerte. Prudents, des spécialistes renommés – comme Michael Buehler, Dirk Tomsa et Andreas Ufen – avouent eux-mêmes encore s’interroger32.

1. Jokowi : la transition du gendre idéal au candidat idéal

Joko Widodo est issu d’une famille de Java Centre aisée.

30 Voir le séminaire donné par Marcus Mietzner, Jokowi: Indonesia’s next president, ANU (Australian University University), Indonesia Study Group, 27 February 2013.31 Zakir Hussain, “Jakarta governor is the man of the moment”, The Straits Times, 27 July 2013, p. A18.32 Entretiens avec chacun par courriers électroniques en juillet 2013.

Il a décroché un diplôme d’ingénieur des eaux et forêts en 1985 à la prestigieuse université Gadjah Mada (UGM) à Yogyakarta, capitale culturelle de Java, avant de connaître ses premiers succès dans les affaires, plus précisément dans les ventes de meubles. Jokowi est ensuite apparu sur le devant de la scène en étant élu à deux reprises gouverneur de Surakarta. Là, il fut désigné troisième meilleur maire du monde en 2012 et s’y est fait remarquer d’une part en refusant son salaire d’élu, considérant ses revenus professionnels suffisants, d’autre part en ne profitant d’aucun chauffeur, bâtissant ainsi sa réputation fondée sur la proximité et la simplicité. Plus récemment, après avoir reçu en cadeau une guitare du groupe Metallica, ce fan de hard rock a aussitôt envoyé l’instrument à la Commission d’éradication de la corruption pour s’assurer qu’il n’existait aucun conflit d’intérêt. La pratique détonne tout autant lorsqu’il se livre à des inspections surprises pour veiller au travail de son administration même en période de Ramadan et lorsqu’il part en guerre contre les gangs urbains. De façon générale, Jokowi s’oppose en tout à Susilo Bambang Yudhoyono (SBY) : quand ce dernier est dépeint comme « présidentiel  », Jokowi apparaît tel «  le voisin de tous ». Physiquement, le premier s’impose quand le second passerait presqu’inaperçu. Toutefois, Jokowi sait se montrer bien plus tranchant que SBY qui peine souvent à prendre des décisions fermes et définitives de peur de froisser ses partenaires au pouvoir. Finalement, à l’applaudimètre, lors de l’inauguration, côte-à-côte, de la Trade Expo Jakarta, c’est incontestablement Jokowi qui reçut l’accueil le plus chaleureux. Ces opposition de styles n’empêchent pas les deux hommes de s’apprécier tandis que des observateurs remarquent que leurs deux personnalités se complètent.

Hormis son caractère, Jokowi doit également son succès à une très habile campagne électorale comme le montrent les travaux de Vera Altmeyer. Cette jeune chercheuse fait apparaître qu’au-delà de son programme, le ticket Jokowi-Ahok a su alterner d’une part l’approche personnelle, d’autre part une savante stratégie médiatique. Dans le premier cas, les duettistes ont multiplié les visites dans les kampongs et bidonvilles. Bien que les populations locales se soient d’abord montrées sceptiques, Jokowi a su déclencher l’euphorie. Car fidèle à lui-même et contrairement à l’immense majorité des hommes politiques indonésiens, il s’est déplacé avec des garde du corps discrets, sans uniformes ou armes rutilantes, et n’a bénéficié d’aucun discours introductif d’élu local. Sans intermédiaire, il a su gagner le cœur des habitants. Une anecdote ne trompe pas  ; au cours d’une visite, il s’est personnellement inquiété de la santé d’un journaliste et l’a renvoyé se reposer. Véritable prévenance ou intelligence médiatique  ? Car, dans une ville d’environ dix millions d’habitants, Jokowi n’aurait pas pu se contenter de cette tactique fondée sur le seul rapport humain. Il l’a donc associée avec une habile campagne médiatique, par le biais d’événements ou de clips vantant son action passée.

Toutes ces expériences pourraient se révéler très utiles à l’échelle nationale, donc présidentielle, qu’il s’agisse du style à adopter, de son passé d’hommes d’affaires et de sa façon de faire campagne auprès d’une très large population connectée aux différents types de médias. Reste à savoir au service de quel programme Jokowi mettrait à disposition ses talents.

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2. L’idée d’une présidence Jokowi

Le caractère et les expériences passées de Jokowi laissent entrevoir quelques indications sur le président – ou vice-président ? – qu’il pourrait devenir. Mais d’autres domaines demeurent plus obscures, comme son rapport à l’islam ainsi qu’à la politique étrangère.

En premier lieu, le programme socio-économique de Jokowi, qui laisse entrevoir quelles sont ses priorités, s’appuie essentiellement sur son expérience à Surakarta. Déjà des idées ont été avancées et ses priorités vont à l’éducation, à l’accès aux soins (avec la mise en place d’une carte spéciale), aux vendeurs des rues, à la lutte contre la discrimination ethnique, à l’implication de la population dans la politique et, de façon générale, à la bonne gouvernance. Jokowi n’a d’ailleurs pas hésité à réorganiser les équipes à la tête de la ville. Fidèle à sa méthode, au plus près de la population, il a demandé aux hommes d’affaire d’aller au contact de l’homme de la rue tout comme il s’est promis de les impliquer davantage dans la gestion de la ville. Reste la question du transport public, cruciale à Jakarta. C’est à ce titre qu’il s’est rendu à Singapour pour y interroger les autorités à propos du Mass Rapid Transit (MRT), le métro local.

Ce déplacement à l’étranger pourrait surtout être l’occasion de se bâtir une stature internationale. C’est dans ce domaine en effet que Jokowi souffre du plus de lacunes. Mais pour les observateurs, ses réalisations à Jakarta constitueront autant de tremplins vers la sphère internationale. Surtout, la mégalopole accueille non seulement le siège de l’ASEAN mais aussi des événements internationaux comme les annuels Indo Defense Expo et Jakarta International Defense Dialogue. Ce seront pour lui autant d’occasion de gonfler son carnet d’adresses à l’étranger, même si ce n’est pas sur cet aspect que devraient se jouer les prochaines élections.

Demeure la question de l’islam. Dans le contexte indonésien actuel, impossible d’échapper à cette donnée, que ce soit pour assurer la paix sociale – à cause des pressions des milices radicales comme le FPI (Front des défenseurs de l’islam) – ou pour bâtir des coalitions gouvernementales – même si le poids des partis islamiques décline. Le chercheur Yoes Chandra Kenawas rappelle que Jokowi incarne l’abangan-type, c’est-à-dire sensible au synchrétisme javanais, qui mêle des traditions locales à l’islam33  ; cette pratique s’oppose à celle plus urbaine et moderniste (mais non progressiste) des santri. Faut-il chercher dans ces racines javanaises les raisons qui ont poussé Jokowi à souhaiter un joyeux Noël aux chrétiens en 2012, malgré l’étonnante mais révélatrice polémique qui tendait à considérer cette démarche comme anti-musulmane ? Mieux : Jokowi n’a pas hésité à se rendre chez son vice-gouverneur, chrétien, pour y participer aux fêtes de Noël. Cette ascendance abangan et très ouverte aux autres religions pourrait expliquer les discours véhéments tenus contre sa personne dans certaines mosquées de Jakarta lors de la campagne.

Toutefois, en habile politicien, Jokowi sait ménager la population pratiquante et attachée aux textes. Il s’est ainsi rendu à la Mecque en 2012 pour parfaire son image de bon musulman. Preuve de ses efforts, en plus 33 Entretiens par courriers électroniques en juillet 2013.

de récolter 100 % des voix chinoises et 93 % des voix chrétiennes, le ticket Jokowi-Ahok a bénéficié de 48 % des voix musulmanes. Rappelons que Surakarta, où Jokowi a exercé les fonctions de gouverneurs lors de deux mandats, est connue pour les écoles coraniques que la ville héberge. L’ambiance n’y est pas à la débauche. De telles considérations comptent : d’une part la proportion de musulmans à Jakarta est sensiblement la même qu’à l’échelle du pays (85  %), ce qui peut donner de premières indications avant d’envisager des ambitions présidentielles  ; d’autre part, cette question de l’islam met à nouveau en valeur l’habileté politique de Jokowi qui semble travailler et façonner son personnage plus qu’il n’y paraît. On l’avait vu avec le soin apporté à la stratégie médiatique. Dans ces conditions, l’idée d’une ambition nationale se pose avec d’autant plus d’insistance.

3. Tour ou détour vers l’istana34

A croire les derniers sondages plutôt fiables, si Jokowi s’était présenté mi-juillet aux prochaines élections présidentielles, il aurait remporté 32 % des suffrages au premier tour, reléguant le second, le général Prabowo, à 8,2 % d’après l’Indonesia Research Center (IRC). Reste à savoir si l’ancien maire de Surakarta est prêt à franchir un nouveau Rubicon.

Il est vrai qu’il incarne pour beaucoup un espoir de renouveau au sein d’une classe politique vieillissante ou corrompue. Il symbolise l’unique élément d’alternative entre un Parti démocrate aux abois, tiraillé par les luttes intestines, et des islamistes incapables de s’appliquer leurs préceptes moraux ou bien en cours de radicalisation. Il pourrait également profiter de ses expériences de campagnes électorales, en termes de gestion médiatique et télévisée notamment. Enfin, à croire Christianto Wibisono de l’Institute of Indonesia Presidency, Jokowi pourrait très éventuellement représenter le troisième volet du triptyque politique indonésien, celui du clan Suharto, à la recherche d’un candidat de poids ; il se positionnerait de la sorte aux côtés des deux autres dynasties qui comptent  : d’une part celle de la famille Sukarno (ou Soekarno) – à travers Megawati et sa fille Puan Maharani, sa nièce Puti Guntur Soekarnoputri et son frère Guruh Soekarnoputra – d’autre part celle de la famille Sarwa Edhie, dont est issu le beau-frère de Susilo Bambang Yudhoyono : l’ancien chef d’état-major Pramono Edhie Wibowo, né en 1955 et nouveau membre du Parti démocrate.

A l’appui de ces arguments qui pousseraient Jokowi dans la course à la présidentielle, des observateurs locaux soulignaient combien Ahok était ces temps-ci sur tous les fronts, disposé à prendre tous les coups, sans doute pour protéger le gouverneur et l’aider à préserver son image. De plus, si Jokowi bénéficie encore d’un état de grâce, arguant qu’il ne peut pas rénover la capitale en un an, qu’en sera-t-il en 2019, si d’aventure il décide de reporter sa candidature ? Sans doute lui sera-t-il reproché son médiocre bilan à la tête de la capitale. Car la tâche s’annonce rude dans une ville qui génère 1/6 du PIB indonésien et, surtout, des pertes de 1,4 milliards de dollars par an, sans compter les légendaires embouteillages qui avaient poussé SBY à envisager une délocalisation de la capitale, sur le modèle de Putrajaya en Malaisie.

34 Palais de la présidence indonésienne.

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Néanmoins, Jokowi est-il prêt à prendre la place de Megawati ? Rien n’est moins sûr. Il a déjà refusé nombre d’avances de la part de plusieurs partis prêts à l’accueillir dans leurs rangs. A chacun, Jokowi a témoigné de sa fidélité au PDI-P. Il s’inclinera alors devant les décisions de son parti et de son leader. C’est ce que pense notamment Yoes Chandra Kenawas. Dans ces conditions, accepterait-il de s’aligner comme simple vice-président ? Sans doute pas  : il a fait la promesse de se consacrer entièrement à son nouveau mandat et à sa ville. Aussi un poste de numéro deux ne justifierait-il sans doute pas un tel parjure. Jokowi pourrait se permettre de patienter un mandat de plus afin de gagner davantage : le poste de président. Le temps joue pour lui : il n’est en effet âgé que de 52 ans.

Par ailleurs, en dehors de Java – et même si son actuel co-listier vient de Belitung, à Sumatra – Jokowi serait-il capable de rassembler de larges foules sous son nom du fait d’une carrière très marquée sur le plan local et provincial mais pas national. De plus, Jokowi traine comme un boulet le soutien de l’ancien général Prabowo Subianto, proche du clan Suharto, lors de la campagne. Actuellement en perte de vitesse à cause de la montée en puissance de Jokowi, Prabowo se plaît à rappeler qu’il est à l’origine de la venue de Widodo à Jakarta. Pourtant, Jokowi-Ahok ne l’ont jamais directement sollicité étant donné ses états de service sanglants lors de la répression des événements de 1998 qui ont fait chuter Suharto et lancé la Reformasi chère au PDI-P.

Surtout, un observateur de longue date de la politique indonésienne relevait la lacune principale de Jokowi  : l’absence de réseaux nationaux. A trop vouloir nettoyer les écuries de l’Augias jakartanais, au cœur même de l’hôtel de ville, la nouvelle idole politique aurait oublié de structurer et étendre ses propres forces. Or, dans le contexte indonésien actuel, impossible d’éviter l’obstacle de la bureaucratie au pouvoir. Face à elle, Jokowi ne semble pas armé pour se jeter dans l’arène nationale. Il ne devrait pas être le deus ex-machina attendu pour tirer l’Indonésie de la crise politique qui se profile en 2014 et qui risque de remettre en cause son très fragile statut d’Eldorado. Il est étonnant de constater que, finalement, même les meilleurs experts avouent mal connaître Jokowi. Peut-être parce qu’il n’y a rien à connaître ? Il symboliserait donc un espoir, une attente mais pas une solution.

Enfin, la concurrence peut aussi se réveiller. Fin juillet 2013, on apprenait que le sémillant ministre du Commerce Gita Wirjawan, passé par Harvard, pensait démissionner pour participer aux primaires du Parti démocrate. Il serait, à n’en pas douter, un rival de taille pour Jokowi. A moins qu’il n’apparaisse trop guindé ? Quant Jokowi joue de la guitare, lui préfère en effet le piano. Les deux possibles candidats se sont d’ailleurs déjà rencontrés… pour échanger quelques notes de musique sur un plateau de télévision en mai 2013, en attendant les débats présidentiels ?

En conclusion, Joko Widodo incarne incontestablement la personnalité la plus en vue de la politique indonésienne comme en témoignent tous les sondages ainsi que les avances des partis rivaux pour l’approcher. Il sera sans doute une pièce maîtresse au cœur des prochaines tractations à la veille des scrutins nationaux. A ce titre, il est digne d’intérêt et mérite une attention soutenue. Toutefois, à moyen terme, Jokowi fait surtout figure de

coquille vide, sans soutien de poids et de grand argentier capable de financer une campagne personnelle, qu’il n’appelle d’ailleurs pas de ses vœux puisque toujours fidèle à son parti, à son chef et à sa discipline. Demeure le long terme : les élections au-delà de 2014 : soit Jokowi se heurtera à l’écueil jakartanais, s’embourbera dans les embouteillages et perdra sa popularité, soit il aura profité de son implantation au cœur de la capitale, pour se bâtir un réseau capable de remporter les défis électoraux à venir.

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La base navale de Subic aux Philippines  : tête de pont américaine ?-BaptisteDussaugeetEricFrécon

Depuis que Pékin et Washington affichent de plus en plus ouvertement leurs ambitions en Asie du Sud-est, une nouvelle géographie se met en place autour des bases navales, oubliées dans l’euphorie post-Guerre froide mais aujourd’hui redécouvertes. Cam Ranh au Vietnam, Singapour, Sittwe en Birmanie et Subic Bay aux Philippines sont l’objet de convoitises, en attendant les prochaines bases comme celle annoncées par Jakarta à Palu, non loin du très stratégique détroit de Makassar. S’agissant de Subic Bay, cette dernière fait depuis peu l’objet de vives spéculations.

1. Une présence américaine à Subic Bay jamais démentie

Située au nord de Manille, la base de Subic Bay, dans la province de Zambales, a été construite par les États-Unis après la guerre contre l’Espagne en 1898. Elle fut ensuite utilisée par Washington durant la Guerre froide avant d’être remise aux mains des Philippines en 1992. Plus exactement, le 16 septembre 1991, le Sénat refusa de renouveler le Mutual Bases Agreement de 1946 pour une décennie supplémentaire. Cette décision faisait écho à des manifestations massives, tandis que l’éruption du Mont Pinatubo, cette même année, avait conduit à la fermeture des installations. Subic Bay a été reconvertie en zone commerciale estimée à 8 milliards de dollars (biens et infrastructures)  ; on y retrouve des sociétés comme Coastal Petroleum, Enron, FedEx et Asia One. Toutes ont créé des milliers d’emplois dans la freeport zone.

Il ne faut pas en conclure à un départ définitif des États-Unis  : à défaut du défunt Status of Force Agreement (SOFA), le Visiting Forces Agreement (VFA) de 1999 prépara le terrain à des exercices d’envergure avec les forces philippines, que ce soit au niveau bilatéral – Balikatan et CARAT (Cooperation Afloat Readiness and Training) – ou dans un cadre multilatéral (SEACAT – South East Asia Cooperation Against Terrorism). Environ 500 hommes et femmes des forces spéciales américaines ont apporté leur concours à la lutte contre l’insurrection à Mindanao. Surtout, les escales ont continué à s’y multiplier (cf. infra). Finalement, depuis le VFA, même si les forces tournent et se relaient, il n’y a pas eu un jour sans présence de l’US Army sur le sol ou dans les eaux territoriales.

La base de Subic Bay, plus particulièrement, présente divers intérêts pour les États-Unis :

• port en eaux profondes flanqué d’une base aérienne (cf. infra) ;

• des montagnes aux alentours pour se protéger des cyclones ;

• les récifs Scarborough (ou Panatag) à environ 124 miles nautiques, Hainan à environ 1 200 km, Cam Ranh à environ 1 241 km ;

• une surface de 15 130 ha, dont 6 700 dédiés aux installations navales ;

• la proximité de Manille : 135 km par San Fernando,

soit deux heures pour un véhicule standard et trois heures pour un camion ;

• un statut de freeport qui éviterait aux navires en escale de payer des taxes35.

Aujourd’hui, les installations seraient peut-être limitées pour un déploiement de grande ampleur mais largement suffisantes pour une petite task force (shore power, bunkering) selon Franco Joseph Raymond Silva36, aujourd’hui chercheur et autrefois rattaché à l’état-major des Forces armées philippines (Armed Forces of Philippines – AFP). D’ailleurs, on y voit souvent un sous-marin accompagné de son ravitailleur.

Surtout, les Américains y sont déjà chez eux à en croire les témoignages sur les différents forums des troupes37. On y trouve en effet :

• des Fleet Post Offices, en support du Retired Activities Office pour envoyer des courriers et retirer des paquets ; une compagnie aérienne américaine prend ensuite le relais jusqu’à l’US Postal System à San Francisco ;

• un VA Regional Office et un VA Medical Centre, ce qui est unique en-dehors du territoire américain. ;

• un bureau de recrutement et de sélection ;

• un gigantesque centre commercial de quatre étages à l’extérieur de la base ;

• un R & R (rest and recreation) / red light district à Olongapo, une ville voisine que connaissaient bien les marins américains de passage dans les années 1980-1990.

Preuve du récent regain d’intérêt pour le pays, certains mentionnaient l’important nombre de vols début 2013 des États-Unis vers le terminal Haribon de la base de Clark. De plus, les Philippines auraient été classées en tête des destinations de vacances pour les Américains. Le village de Barretto, non loin de Subic Bay, est peuplé de nombreux marins américains à la retraite. Surtout, au début de cette année, en plus d’un navire philippin, trois bâtiments américains mouillaient sur place : un ravitailleur de sous-marins, un TA K (navire de transport avec une plate-forme pour hélicoptère) et un bateau de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA). Les opérations logistiques et de ravitaillement y seraient habituelles pour les bateaux américains  : les chiffres officiels rapportent 51 escales dans la baie de Subic en 2010, 54 en 2011, 88 en 2012 et déjà 72 fin juin 2013. A ces mouillages, il convient de rajouter diverses manœuvres, comme celles qui se sont déroulées en juin 2013 aux abords des récifs Scarborough ainsi que pour se familiariser avec l’utilisation de drones.

2. Le retour – controversé – de la base de Subic Bay sur le devant de la scène

Toujours en juin 2013, suivant des semaines de négociations et une visite du général Martin Dempsey, chef d’état-major des armées américaines, le sous-secrétaire

35 Robert Gonzaga, Tonette Orejas, “Olongapo welcomes plan to move troops to Subic”, Inquirer, 30 July 2013.36 Entretien par courrier électronique en juin 2013.37 Forum de Stars and Stripes : http://www.stripes.com (consulté en juin 2013).

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à la défense philippin Honorio Azcueta a expliqué que les troupes de l’US Army pouvaient utiliser les anciennes bases dans la mesure où le gouvernement donnait son accord en aval.

Il faut admettre que les intérêts sont multiples pour les Philippines, en plus d’envoyer un signal fort à Pékin en mer de Chine méridionale ou, plus exactement, en mer des Philippines occidentales :

• améliorer la coordination et l’interopérabilité entre les armées américaines et philippines en cas de conflit. Le président Benigno Aquino III suggérait ainsi qu’il fallait que les troupes étrangères connaissent au préalable le terrain ;

• bénéficier d’une augmentation de l’aide américaine à l’effort de défense philippin, de 11,9 à 30 millions de dollars ;

• développer l’activité agricole – pour alimenter la base en produits alimentaires – et économique à la périphérie de la base ; le chairman de la Subic Bay Metropolitan Authority (SBMA), en charge de la zone de freeport où se situent les installations navales, s’est d’ailleurs montré particulièrement coopératif. Cet argument également soulevé par le département de la Défense – « le développement économique des régions en dehors de Metro Manila » – fait néanmoins figure de prétexte, surtout quand la courte distance avec les récifs Scarborough est qualifiée de « coincident ».

Afin d’accompagner et crédibiliser cette proposition, un vaste plan de modernisation évalué à 230  millions de dollars a été proposé par l’état-major de la marine au président Aquino  ; cet investissement serait à intégrer à l’effort de modernisation de l’armée, votée en 2012 par le Congrès philippin et porté à environ 1,8 milliards de dollars. C’est d’ailleurs le cabinet du président – plutôt que le secrétariat à la Défense – qui serait à l’origine de l’initiative.

Néanmoins, des voix s’élèvent contre ce projet. Les premiers à réagir furent les militants de gauche regroupés au sein de l’organisation Bayan (Bagong Alyansang Makabayan)  ; même depuis l’île de Mindanao, ils s’inquiètent notamment du risque d’escalade militaire dans la région. De même, le groupe féministe Samahan ng Maralitang Kababaihang Nagkakaisa (Samakana) rappelle les précédents viols et agressions sexuelles de la part des soldats américains. D’autres soulignent que les Philippines n’en tireront aucun avantage puisque le matériel fournit en retour à l’armée philippine est souvent de seconde main. L’expérience des opérations Balikatan au sud des Philippines n’ont pas laissé que des bons souvenirs aux populations locales  : la présence américaine s’y est soldée par une consolidation de la notoriété d’Abu Sayyaf et une reprise des kidnappings. Toutefois, la localisation de la base, assez loin des zones résidentielles, devrait la préserver d’importants mouvements d’opposition populaires.

La présidence philippine a ensuite su répondre à la communauté des affaires plus inquiète que la SBMA pour la suite de ses activités. Le porte-parole du palais présidentiel se contentait de répondre début juillet que rien n’avait encore été signé et que le département de la Défense réfléchissait toujours au meilleur cadre juridique,

via la signature d’un nouveau traité ou pas. Car le débat se déporte peu à peu sur le terrain constitutionnel. Le texte fondamental de 1987 interdit en effet l’établissement de base étrangère sur le territoire. Aussi le bien (pré)nommé secrétaire à la Défense Voltaire Gazmin s’est-il évertué à préciser que l’accord envisagé concernait l’« accès » aux bases existantes et non la « construction » de nouvelles pour les forces américaines. Mais qu’entendre alors par la « modernisation du site  »  ? Il n’empêche  : la section 25 de l’article 18 de la constitution prévoit de possibles exceptions, comme le VFA de 1999 qui permet tant de visites que, finalement, le droit à l’accès aux bases cache mal, en réalité, l’idée de «  base étrangère  ». La population craint alors le changement de nature dans le partenariat avec les États-Unis : d’une coopération axée sur l’entraînement et la fourniture de matériel, au sud du pays, à l’accueil de bâtiments militaires et d’avions-espions américains à quelques miles nautiques de la très stratégique et agitée mer de Chine méridionale. Dans tous les cas, tôt ou tard, le Sénat philippin devra se prononcer.

Enfin, d’autres acteurs pourraient se montrer plus récalcitrants et, surtout, violents. Ainsi en est-il de la NPA (New People’s Army). Lancée en 1969, cette guérilla communiste s’est quelque peu éteinte. La présidente Macapagal-Arroyo avait par exemple fait adopter l’Amnesty Proclamation 1377. Puis il avait été question de cessez-le-feu mais le refus de la part de la NPA a provoqué la cessation des négociations de paix. Il s’en est suivi une embuscade le 27 mai 2013 contre des troupes d’élites, d’une part afin de signifier les capacités du groupe, d’autre part afin de se procurer de nouvelles armes. Le danger ne peut donc pas être totalement écarté. De même, dans la décennie passée, on a dit que le groupe Abu Sayyaf avait exploré les possibilités offertes par le terrorisme maritime ; ce même groupe aurait été derrière l’attentat contre le Superferry 14 qui causa la mort de 116  passagers le 27 février 2004 dans la baie de Manille.

Pour l’heure, aucun chantier n’a été ouvert : business as usual pour l’US Navy dans la baie de Subic. Mais l’envie de passer au stade supérieur se fait incontestablement de plus en plus pressant. Quant à la société philippine, dans sa majorité – même silencieuse –, elle se montre pro-occidentale et, surtout, pro-américaine à en croire des témoignages philippins.

3. Dans la lignée du retour aux affaires de Subic Bay

Malgré l’effervescence autour de la baie de Subic et sa localisation aux abords de la mer de Chine méridionale, son poids stratégique devrait être moindre que celui de la base de Singapour où sont à présent pré-positionnés des LCS (Littoral Combat Ships) américains38.

Toutefois, il demeure quelques leçons à retenir, à commencer par les réactions chinoises face à cette montée en gamme stratégique de la part de Manille autant que de Washington. Pékin peut légitimement se montrer circonspecte même si les autorités américaines

38 Entretien par courrier électronique avec Mereniza C. Gomez, anciennement dans l’armée et aujourd’hui chercheuse à l’Ateneo de Manila University en juin 2013. En 1990, le Premier ministre singapourien Lee Kuan Yew avait rencontré le vice-président américain Quayle pour négocier l’accès des troupes américaines aux bases singapouriennes, notamment à l’aéroport de Paya Lebar.

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s’emploient à minimiser la portée des événements  : lors de l’exercice CARAT, l’amiral américain Thomas Carney a répondu fin juin 2013 que l’idée d’une nouvelle base aux Philippines était «  hautement spéculative  ». En dépit de tous ces efforts, la Chine ne se montre pas dupe ; par la voix de son ministre des Affaires étrangères Wang Yi, elle a demandé à ce que ses voisins s’activent pour la paix (push for peace). De façon plus insistante, M. Wang a profité du Tsinghua World Peace Forum pour qualifier la stratégie philippine de «  mauvais calcul  », «  voué à l’échec  », et de « chemin vers la confrontation  ». L’avertissement est clair. Il ne faudrait donc pas que les Philippines pêchent par excès de zèle, fortes du soutien américain. A trop taquiner les écailles du dragon chinois, comme en 2012 aux abords des récifs Scarborough, Manille pourrait provoquer la colère de Pékin et contrarier Washington qui saura toujours vers quels autres quais sud-est asiatiques envoyer ses bâtiments.

De plus, en agissant de la sorte, les Philippines espèrent pousser l’ASEAN (Association des nations d’Asie du Sud-est) du côté de l’US Army en inscrivant dans les faits la présence régionale américaine, qu’elle soit militaire mais aussi politique et économique comme le soulignait l’amiral Carney fin juin 2013. Le secrétaire aux Affaires étrangères l’appela de ses vœux lors de la conférence post-ministérielle ASEAN-États-Unis début juillet 2013 à Brunei, tout en mettant l’accent sur la sécurité maritime.

Par ailleurs, ce qui se passe dans la baie de Subic fait échos aux très nombreuses escales de l’US Navy à Singapour qui ont transformé la cité-État une quasi-base américaine. Si l’on regarde le baseball en direct non loin des quais de Sembawang, dans le détroit de Johor, tout en achetant le beurre de cacahuète à coups de billets verts, les autorités singapouriennes évitent de s’afficher comme hôte officiel, pour des raisons autant sécuritaires – par crainte du terrorisme – que diplomatiques – pour ne pas froisser le grand frère chinois. Aux Philippines, c’est la pression populaire qui empêche de franchir le pas mais la démarche est identique. Dans les deux pays, un modèle de coopération spécifique se met peu à peu en place. Dans cette lignée, l’Indonésie pourrait-elle devenir la prochaine cible de la diplomatie navale américaine en offrant de possibles et supplémentaires têtes de pont en Asie du Sud-est ? A moins que le travail initié avec l’ancien secrétaire à la Défense Leon Panetta lors d’une visite au Vietnam en juin 2012, à la base de Cam Ranh, ne porte lui aussi ses fruits ?

De même, Manille pourrait appliquer ce modèle à d’autres partenariats. Le Japon est déjà sur les rangs et l’ancien Secrétaire à la défense Gilberto Teodoro Jr espérait attirer également les Australiens, voire d’autres pays de l’ASEAN.

Surtout, les Philippines elles-mêmes ont annoncé fin juillet 2013 le déplacement de troupes vers Subic Bay, au plus près de la mer de Chine méridionale, sans doute avant 2016 et la fin du mandat présidentiel. Des intellectuels s’étonnent déjà de cette politique étrangère sans cap précis puisque, en parallèle, Manille semblait opter pour un règlement pacifique du différent territorial, devant les tribunaux internationaux.

Pour conclure, après la terre à Mindanao dans les années 2000 et les mers aujourd’hui, Washington est en voie

d’investir les airs. Car non loin de Subic Bay, l’US Army pourrait largement profiter de l’ancien Cubi Point Naval Air Station, autrefois utilisé par FedEx Corp et aujourd’hui rebaptisé Subic Bay International Airport en 2009. La panoplie serait ainsi complète. A sa manière, de bases en bases plutôt que des récifs en récifs, Washington grignote également du terrain en mer de Chine méridionale en usant de la politique – navale – du fait accompli, à coups d’escales prolongées et répétées...

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ReCAAP  : symbole d’une coopération maritime régionale plus diplomatique que pragmatique-EricFrécon

En 2003-2009, les États d’Asie du Sud-est se sont gargarisés de la baisse de la piraterie et du banditisme maritime. Entre ces deux années les incidents rapportés en Indonésie – principale fournisseur de malfrats – sont passés de 151 à 15 et dans le détroit de Malacca – autrefois classé war-risk zone par le Joint War Commitee de la Lloyds – de 28 à 2. Aussitôt les États riverains se sont félicités de leur efficacité, que ce soit par le biais des Malacca Straits Patrols (Malaisie, Indonésie et Singapour rejoints ensuite par la Thaïlande) ou du Centre de partage de l’information (Information Sharing Centre – ISC) mis en place par l’Accord de coopération régionale pour combattre la piraterie et le banditisme maritime (Regional Cooperation Agreement on Combating Piracy And Armed Robbery against Ships in Asia – ReCAAP). Fort de ces succès, les États de la région ont donné des leçons aux Est-Africains en proie à une vague de détournements. L’idée principale et maintes fois répétées fut d’implanter un centre comparable à l’ISC, par exemple au Yémen ou à Djibouti, voire au Kenya.

1. Le constat d’une réussite de façade

Témoins de cet intérêt pour le modèle du ReCAAP, qui regroupe non pas les marines mais polices maritimes et garde-côtes, plusieurs gouvernements ont voulu rejoindre les premiers États à avoir ratifiés l’accord après sa signature en 2004 – la Birmanie, le Cambodge, le Japon, le Laos, les Philippines, Singapour et la Thaïlande – rejoints en 2006 par le sultanat de Brunei, la Corée du Sud, l’Inde et le Sri Lanka. Aujourd’hui, le ReCAAP regroupe dix-huit États puisqu’il faut rajouter à ces derniers trois Asiatiques – Bangladesh, République Populaire de Chine et Vietnam – ainsi que quatre Européens, connus pour abriter de grandes compagnies maritimes ou d’assurance  : Danemark, Norvège, Pays-Bas et Royaume-Uni. Interpol a également conclu un accord avec l’ISC en novembre 2012.

Loin de s’essouffler, la tendance perdure  : l’Australie intégrera le groupe en août 2013 tandis que Barack Obama en personne, lors de sa tournée sud-est asiatique fin 2012, a témoigné de son souhait de rejoindre le ReCAAP dès que possible. De plus, les responsables du Centre se lancent à présent dans des tournées de promotion qui les ont par exemple menés au printemps en Belgique et cet été à Oman. Une telle activité, qui tend à l’excès de zèle, interroge. Cette réussite est-elle fondée  ? Peut-on faire l’économie d’une participation au Centre ?

2. L’analyse d’un succès discutable

La raison d’être du ReCAAP tient en la baisse de la piraterie. A cette fin, le Centre opère en amont en matière de capacity building et de networking. L’idée, explique le directeur exécutif Nicholas Teo, est que les forces de l’ordre des différents pays se connaissent et identifient clairement les points de contacts pour qu’en cas d’attaque

transfrontalière la communication soit établie sans obstacles. L’initiative semble dérisoire par rapport à l’enjeu de la piraterie mais, en aval, cette démarche doit faciliter l’échange d’informations. C’est ce qui est arrivé dans le cas de nombreux détournements de remorqueurs et barges au large de Singapour finalement retrouvées ces dernières années aux Philippines. En février 2010, ces échanges avaient ainsi permis de coordonner les investigations pour retrouver le remorqueur Asta dans l’archipel philippin  ; il avait été attaqué au nord des îles Tioman en Malaisie tandis qu’il ralliait Singapour au Cambodge39.

Ces rares coopérations méritent-elles tant d’efforts  ? Car souvent le ReCAAP semble basculer davantage dans l’auto-promotion que dans la sécurisation des voies maritimes, à force de séminaires, souvent avec le soutien logistique, voire académique, de la RSIS (Rajaratnam School of International Studies). Ce souci de reconnaissance a parfois conduit à de mensuels et trimestriels verbiages, au rythme de rapports replets pour seulement recenser, décrypter et analyser quelques vols à main armés dans telles ou telles zones grises de l’Asie. Surtout, il convient de noter un étrange paradoxe : veiller à vanter les mesures prises autant que le travail accompli en signalant la baisse de la piraterie tout en justifiant son existence par la persistance de la menace. Cette dimension pourrait s’expliquer par la nature purement diplomatique du ReCAAP. La genèse de l’accord est à ce titre très éclairante.

Seize États se sont réunis à Tokyo le 11 novembre 2004, bouclant la boucle après quatre années de négociations pour faciliter, entre autres, l’échange d’informations. A cette date et sur la lancée de l’initiative japonaise formulée plus en détails par le Premier ministre Koizumi, il avait été décidé la mise en place d’un centre antipirate à Singapour, malgré la candidature malaisienne. Pour la première fois, les gouvernements de la région ont institutionnalisé leur coopération antipirate, tint à souligner le ministre des Transports singapourien Yeo Cheow Tong40. D’autres réunions aux avancées aussi vagues que discutables se sont tenues par la suite, comme en janvier 2006 lorsque quatorze ministres des Transports est-asiatiques se sont dits «  soucieux de réduire la vulnérabilité du transport maritime »41. Il n’empêche, peu à peu les gouvernements ont décidé de rentrer en scène. Le ReCAAP symbolisait la dernière étape accompagnant la prise de conscience croissante des gouvernements, enfin décidés à agir efficacement. Il incarnait le retour de l’État dans le combat antipirate.

Le centre – ou ISC – ouvrit fin 2006, après les travaux préparatoires d’un comité dirigé par Choi Shing Kwok, fonctionnaire du ministère des Transports singapourien. 39 ReCAAP, Special Report on the Hijacking on the Asta, 20/2/2010; Goh Chin Lian, “The hunt for tugboat Asta”. The Sunday Times, 7/3/2010, p. H18.40 “Malaysia the ideal host for info centre”, The Star, 12 November 2003; “Asian nations band to fight piracy”, The Straits Times, 13 November 2004; “Pact to start anti-piracy”, The Star, 30 April 2005; “India ratifies deal in fight piracy at sea in Asia”, The Daily Star, 8 January 2006; Yeo Cheow Tong, Speech at ReCAAP Information Network System Signing Ceremony, Singapore, Oriental Hotel, 20 April 2006; Ministry of Transport, Factsheet on the ReCAAP, Singapore, ReCAAP, 20 April 2006, 7 p.41 “Transport ministers discuss security at Tokyo anti-terror conference”, The Star, 12/1/2006.

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Un contrat d’un million de dollars signé en avril 2006 avec ST Electronics, société singapourienne, a permis la mise à disposition d’un système d’échange d’informations rapide et performant42. Resta le financement, assuré par les États membres. Le Japon fit un don de 350 000 dollars et a rapidement délégué six experts sur place – douze navires japonais avaient été attaqués les deux dernières années – tandis que Singapour offrait les murs pour accueillir le Centre sur Alexandra Road, à l’ombre du siège du port de Singapour, dans l’immeuble NOL (Neptune Orient Lines), une compagnie maritime locale, présente dans plus de 110 pays  : tout un symbole  ; la cité-État cherchait à contrôler le jeu antipirate43.

De ces travaux préparatifs se dégagent deux États. Le Japon, tout d’abord, poursuit sur sa lancée. Après avoir initié les démarches, Tokyo puise parmi ses hauts fonctionnaires pour désigner les directeurs du Centre. Il ne s’agit pas de techniciens : leur nationalité semble être leur principal atout. Il n’est qu’à voir la biographie de l’actuel directeur. Yoshihisa Endo, c’est son nom, a une formation de juriste. Depuis trente ans, il officie comme diplomate dans le domaine du désarmement et de la non-prolifération, loin des questions même simplement maritimes. Singapour, de son côté, fournit le directeur exécutif. Nicholas Teo, ancien lieutenant-colonel de la marine singapourienne, après 29 ans de service, est depuis plusieurs années le directeur exécutif du Centre. Il en est la caution technique. A eux deux, ces États utilisent le ReCAAP comme porte-voix dans le domaine de la sûreté maritime. La dimension inter-gouvernementale s’exprime également à travers le Governing Council de l’ISC qui regroupe des hauts représentants de chaque État.

Cette dimension diplomatique explique certaines faiblesses du Centre, à commencer par l’absence de la Malaisie et de l’Indonésie. Dans le premier cas, Kuala Lumpur regrette cette concurrence d’origine policière face à l’antenne antipiraterie du Bureau maritime international (BMI) basé en Malaisie et financée par des compagnies maritimes. Amer, le directeur du BMI, le capitaine Pottengal Mukundan, expliquait depuis son bureau londonien qu’il était impossible à Singapour d’envisager de libres commentaires, par exemple contre l’État-hôte44. De son côté, Noël Choong, rencontré à Kuala Lumpur, rejetait la responsabilité sur le ReCAAP45. Les propos étaient froids et acides. A ses yeux, une telle initiative multipliait les centres d’informations alors qu’il aurait été plus sage de se concentrer autour des structures en place à Kuala Lumpur. Néanmoins, Nicholas Teo a admis entretenir de bonnes relations avec le MMEA (Malaysian Maritime Enforcement Agency), dont la plupart des commentateurs soulignent le travail particulièrement efficace depuis sa mise en place en 2005 au sein du bureau du Premier ministre.

En revanche, les relations sont particulièrement distantes avec Jakarta, qui n’a sans doute pas encore accepté l’établissement du Centre à Singapour et non sur l’île de Java. Preuve de la mauvaise ambiance, Siswanto Rusdi,

42 Vijayan, K.C. “24-hour sea piracy info centre soon”, The Straits Times, 21 April 2006.43 Urquhart, Donald, “Japan Coast Guard to set up anti-piracy team”, The Business Times, 30 May 2006.44 Entretien au siège du BMI, à Londres, en octobre 2012.45 Entretien au siège de l’antenne régionale du BMI, à Kuala Lumpur, en 2011.

un chercheur indonésien, a ainsi vu l’un de ses séminaires boycottés par les autorités à cause de la possible participation de l’équipe du ReCAAP46. Nicholas Teo, de son côté ne prend même pas la peine de citer nommément l’Indonésie. Le malaise est palpable. Interrogé sur ses relations avec Jakarta, il répond, laconique  : « dites-moi ce que vous en pensez et je vous dirai si c’est pertinent ou pas »47. La démarche est peu commune et a de quoi déconcerter.

Est-ce aussi pour des raisons diplomatiques ou à force de cibler en priorité les opérations de communication, comme la quantité des rapports plutôt que leur qualité ? Le ReCAAP peine à se distinguer par la finesse de ses analyses ou de ses recherches, notamment sur le terrain. A cet égard, loin de ce que pourrait laisser envisager la renommée du ReCAAP, les locaux du Centre se font plutôt discrets – comme ceux du BMI à Kuala Lumpur. De même, l’équipe de chercheurs est limitée. Comme souvent dans ce type d’organisation, il s’agit de simples employés détachés par leur gouvernement.

Plus grave, des chercheurs ont croisé le fruit de leur travail avec les chiffres fournis par ReCAAP. Pour l’un – Karsten Von Hoesslin – le ReCAAP occulte le nombre croissant de détournements. En 2013, il releva par exemple l’absence dans les rapports de l’ISC du détournement du remorqueur Swara Bahru et de sa barge chargée d’huile de palme, au large de Palembang à Sumatra, par huit pirates venus de Batam et Bintan en septembre 201248. De même, Alban Sciascia a réexaminé les attaques dont les coordonnées géographiques sont mentionnées dans les annexes des rapports. Dans certains cas, en suivant les indications fournies, les incidents se seraient produits non en mer mais sur la terre ferme, a plusieurs nautiques des côtes49. Des incidents auraient même été oubliés. Surtout, comme pour le BMI, le découpage géographique demeure opaque, entre les eaux territoriales, les zones contigus et les secteurs spécifiques à cheval sur plusieurs eaux territoriales comme les détroits, notamment de Singapour et Malacca. Difficile, dans ce contexte, d’identifier clairement ce qui relève de tel ou tel État.

3. Un Centre à l’avenir incontournable

Ces accusations à peine voilées de la part de chercheurs indépendants, couplées aux disputes ouvertes avec le BMI, risquent d’être soulignées par la hausse de la piraterie dans la région. A croire les derniers chiffres à disposition, l’efficacité risque d’être remise en cause. De 2009 à 2012, le nombre d’attaques est passé de 15 à 81 en Indonésie. Le dernier rapport semestriel du BMI confirme la tendance : 48 incidents dans le pays lors des six premiers mois de 2013 contre 32 lors de la même période un an plus tôt. De même, on a compté zéro attaque en mer de Chine méridionale en 2008 contre 31 en 2010. Ces

46 Entretiens par courrier électronique en juillet 2013 ; Siswanto Rusdi, “ReCAAP menunggu partisipasi Indonesia”, Sinar Harapan, 13 juillet 2013; “Nicholas Teo: Semua Negara Berkepentingan di Selat Malaka”, Bisnis, 18 Juli 2013.47 Entretiens par courrier électronique en juillet 2013.48 Entretiens par courrier électronique en juillet 2013 ; Karsten von Hoesslin, “Tankers, tugs, territorial disputes, and those on the take: South East Asia’s 2013 maritime security outlook”, Strategic Insights, n°44, January 2013.49 Entretiens par courrier électronique en juillet 2013.

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statistiques illustrent le faible impact des initiatives militaro-policières dont se gargarisaient les États riverains. Les raisons profondes expliquant la piraterie – corruption, crise économique, retour des anciens chefs de file – demeurent et nul n’y peut rien, surtout depuis la rive nord des détroits de Singapour et Malacca.

Pourtant et à défaut des critiques émises, le ReCAAP a encore un rôle a joué en tant qu’organisme inter-gouvernemental de poids comme en témoigne les adhésions successives. Le divorce avec le BMI, organe privé et lobby des armateurs, peut ne pas être préjudiciable. En ce qui concerne l’Indonésie, la question se réglera à Jakarta  : son absence est due aux divisions entre la diplomatie officielle et celle menée indépendamment par l’armée, qui a par exemple choisi de coopérer avec l’IFC (Information Fusion Centre), basé à Singapour et regroupant les marines de la région. Tout pourrait rentrer dans l’ordre au gré des nominations à la tête de la police et, surtout, à la suite des prochaines élections législatives et présidentielles en 2014. Enfin, la multiplicité des intervenants indonésiens ne facilite pas les coopérations ; le travail du Bakorkamla (Maritime Security Coordinating Agency), au sein duquel était également impliqué le Japon, pourrait œuvrer pour faciliter les contacts et canaliser les échanges d’information.

Enfin, si ReCAAP n’est pas totalement responsable du manque de coopération avec le BMI et l’Indonésie, le plus important tient dans ses relations avec l’autre structure inter-gouvernementale, l’IFC, qui monte en puissance depuis son installation au sein de la base navale de Changi en 2009. Or, le partage des tâches entre ces deux organisations, l’une à dimension policière, l’autre navale, semble effectif. En témoigne le Standard Operating Procedure signé entre les deux centres, qui assure un échange d’informations. On retrouve aussi à l’IFC un officier de liaison indonésien et un autre malaisien, parmi les seize présents.

En conclusion, le ReCAAP a ses parts d’ombre, tandis que l’IFC provoque moins de critiques, œuvrant plus discrètement mais aussi plus efficacement. Peut-être est-ce dû à sa nature strictement navale. Néanmoins, si la nature diplomatique du ReCAAP nuit à son travail – sur le terrain, au plus près des forces de l’ordre, en mer et non pas seulement dans les capitales – cette dimension le rend tout autant incontournable. Il s’impose au moins comme un forum. L’Indonésie et la Malaisie finiront sans doute par rejoindre le groupe, une fois les susceptibilités dépassées. Et d’autres États continueront de frapper à sa porte.

Philippines-Taïwan : l’incident du 9 mai 2013 en mer de Chine méridionale-Yves-HengLim

Après environ cinq ans d’accalmie relative, les disputes agitant la mer de Chine méridionale recouvraient toute leur saillance au tournant de la décennie50. Dans un paysage complexe où une demi-douzaine d’acteurs ont produit des revendications sur tout ou partie des eaux et des îles de la zone, et où les frictions entre la Chine et les autres prétendants attirent une attention accrue, l’accrochage entre un navire de pêche taïwanais et les garde-côtes philippins – provoquant la mort de Hong Shicheng, pêcheurs taïwanais âgé de soixante-cinq ans – venait ajouter, de façon inattendue, à la confusion.

1. Arrière-plan de la dispute

L’incident de mai 2013 est en large partie le résultat d’un désaccord entre Manille et Taipei sur le statut des îles et eaux de la mer de Chine méridionale. Taipei, en tant que siège de la République de Chine (ROC – Republic of China), appuie ses revendications sur la même « ligne pointillée » utilisée par Beijing, dont les coordonnées et le statut exacts n’ont toujours pas été précisés. Le tracé de 1947 passe cependant à quelques dizaines de kilomètres des côtes du Vietnam, de la Malaisie, de Brunei et des Philippines, sa pointe sud atteignant l’île de Natuna à 2 500 kilomètres au sud de Taïwan (1 500 kilomètres au sud de Hainan). Taipei, comme Beijing, revendique l’ensemble des îles et îlots compris à l’intérieur de la zone pointillée et fonde ses revendications sur un mélange d’arguments historiques et juridiques. Manille a produit des revendications plus modestes qui concernent sept îles dans le quadrant nord-est des Spratleys, ces dernières étant situées à moins de 300 kilomètres des côtes de l’archipel principal. Les revendications de Manille sur cette zone, sous le nom de Kalayaan, se fondent sur l’idée que le groupe est distinct des Spratleys et a été « découvert » par Thomas Cloma au début des années 1950 puis cédé par ce dernier à Manille en 1974.

Les disputes en mer de Chine méridionale ne se réduisent pas à la seule question des droits de chaque État. Si la question des ressources en hydrocarbure occupe généralement le devant de la scène, l’incident du 9 mai 2013 met en lumière l’importance des ressources halieutiques de la zone. Liselotte Odgaard notait en 2002 que dans une région où « 65 à 70 pourcent des protéines animales consommées [...] proviennent du poisson »51, la question des zones de pêches, ne pouvait être négligée. Les chiffres du Southeast Asian Fisheries Development Center confirment le caractère crucial des pêcheries de la zone avec un doublement des prises entre 1992 et 2007

50 De façon quelque peu ironique, le regain de tensions provient en grande partie du calendrier imposé par la Commission des Limites du Plateau Continental (ONU) pour le dépôt des revendications ; voir M. Taylor Fravel, “China’s Assertive Behavior, Part II: The Maritime Periphery”, China Leadership Monitor, n°35 (été 2011).51 Liselotte Odgaard, Maritime Security Between China and Southeast Asia: Conflict and Cooperation in the Making of Regional Order, Hampshire, Aldershot, 2002, p. 79.

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pour les pays de l’ASEAN52. Dès 1997, Francisco Magno soulignait, que compte tenu du haut degré de surpêche dans les eaux côtières et de la richesse de la zone des Spratleys, l’ensemble des États du pourtour de la mer de Chine méridionale avait un intérêt à s’aventurer dans les zones âprement disputées53.

2. L’incident du 9 mai 2013 et ses conséquences

Le matin du 9 mai 2013, aux environs de dix heures, le navire de surveillance et de contrôle n°3001 des garde-côtes philippins identifiait quatre bateaux de pêche taïwanais à moins de 80 kilomètres à l’est du groupe d’îles de Balintang (à l’intérieur de la zone économique exclusive des Philippines) – situé à 140 kilomètres au nord-nord-est de Luzon54 – à près de 300 kilomètres au sud de Taïwan. S’ensuivait un accrochage entre le navire philippin et le bateau de pêche Guangdaxing n°28 lors duquel l’un des pêcheurs, Hong Shicheng (Hung Shih-cheng/洪石成) âgé de soixante-cinq ans, trouvait la mort après avoir été atteint par une balle tirée par les garde-côtes philippins.

L’incident provoquait une flambée de tensions entre Taipei et Manille. Aux premières accusations lancées par les autorités taïwanaises, les garde-côtes philippins répondaient dès le lendemain de l’incident avoir agi en position de légitime défense, le Guangdaxing n°28 ayant tenté d’éperonner leur navire – manquant sa cible d’un mètre55. Les explications puis les excuses des autorités philippines produites dans le cours de la semaine suivante ne satisfaisaient nullement Taipei56 qui imposait une batterie de sanctions à l’encontre de Manille, incluant le rappel de son représentant/quasi-ambassadeur et le gel de tout emploi de travailleurs philippins57. Une seconde série de sanctions était prise rapidement, incluant un avertissement aux ressortissants taïwanais de ne pas se rendre aux Philippines, et la suspension de toute discussion sur les questions économiques et commerciales et de la coopération en matière de pêcheries58.

L’enquête menée sur le Guangdaxing n°28 par la justice taïwanaise ne pouvait que renforcer Taipei dans ses protestations. Le rapport mis en ligne sur le site du ministère de la Justice relevait sur le bateau de pêche quarante-cinq impacts de balles « probablement tirées par des fusils M14 et par des mitrailleuses M240 et M60 »59 utilisés par les garde-côtes philippins. Adjoint au rapport, un schéma

52 Southeast Asian Fisheries Development Center, Fishery Production–Total Production, 2012: http://fishstat.seafdec.org/statistical_bulletin/fisher_prd_total_action.php.53 Francisco A. Magno, “Environmental Security in the South China Sea”, Security Dialogue, 28(1), 1997, p. 97-112.54 “Palace: Ramming of Taiwan boat an ‘aggressive act’,” Sun Star, 10 mai 2013.55 Tina G. Santos, “Taiwan demands PH probe killing, apology”, Philippine Daily Inquirer, 11 mai 2013.56 “Taiwan rejects Manila apology for fisherman death”, The Philippine Star, 15 mai 2013.57 “New Taiwanese sanctions for Philippines despite apology,” BBC, 15 mai 2013. La BBC rappelle que plus de 88 000 travailleurs philippins travaillent à Taïwan, pour la plupart dans des emplois manufacturiers, et que 3 000 demandes de visa de travail sont déposée chaque mois auprès des l’office de l’immigration taïwanais par des ressortissants philippins.58 TJ Burgonio, “Philippines faces 2nd wave of Taiwan sanctions”, Philippine Daily Inquirer, 17 mai 2013.59 MOJ ROC, “Fawubu Xinwengao”, 15 mai 2013.

répertoriait l’ensemble des impacts montrant que seuls deux d’entre eux étaient situés à la proue du Guangdaxing n°2860. Le nombre conséquent d’impacts localisés sur la partie arrière du navire mettait ainsi fortement en doute la version des garde-côtes philippins et l’hypothèse de la légitime défense. Le 11 juin, le ministère des Affaires étrangères de la ROC publiait sur la page d’accueil de son site une illustration comparant le bateau de pêche taïwanais de 15 tonnes, désarmé, face au navire philippin de 115 tonnes transportant quatorze garde-côtes armés et une mitrailleuse. L’illustration portait le titre peu ambigu : « Ceci est un meurtre de sang-froid et non ‘une perte de vie accidentelle’ »61.

La version des garde-côtes philippins était remise en question au début du mois de juin par le National Bureau of Investigation (NBI) philippin. Un rapport était remis au Department of Justice dès le 4 juin –  Taipei ayant immédiatement demandé une copie du rapport62. Le 13 juin, la secrétaire à la Justice, Leila de Lima confirmait que le rapport du NBI recommandait le lancement de procédures administratives et judiciaires à l’encontre des garde-côtes impliqués dans la fusillade du 9 mai63.

Les conclusions du rapport du NBI semblaient faire retomber quelque peu les tensions entre les Philippines et Taïwan. Le 26 juin, Ma Ying-jeou affirmait que Taipei était prêt à lever l’ensemble des sanctions imposées depuis le début de l’incident si Manille acceptait de présenter des excuses officielles et des compensations financières à la famille de Hong Shicheng, d’engager des poursuites à l’encontre des responsables de la fusillade et d’ouvrir des négociations avec Taïwan sur les pêcheries de la zone64.

3. Au-delà de l’incident

L’incident du 9 mai met en exergue plusieurs problématiques. En premier lieu, l’incident souligne l’importance croissante des questions maritimes en Asie orientale. Si la mort de Hong Shicheng donne à l’accrochage une tonalité dramatique, elle ne peut occulter le fait que les frictions entre les pêcheurs des pays du pourtour de la mer de Chine méridionale et les garde-côtes – voire parfois les marines – de ces mêmes pays font, depuis près de deux décennies, partie du quotidien. La faiblesse des mécanismes institutionnels et l’absence de négociations portant sur la délimitation des zones maritimes propres à chaque nation d’une part, la richesse de la mer de Chine méridionale en ressources halieutiques et en hydrocarbures d’autre part, impliquent que l’importance des frictions entre les différents protagonistes ne peut aller que croissante.

De façon plus particulière, l’incident du 9 mai vient rappeler le problème qu’est susceptible de poser la fiction d’un

60 MOFA ROC, “Guangdaxing 28 hao yuchuan zao sheji fangxiang fu shishi yitu”, 11 juin 2013.61 MOFA ROC, “Guangdaxing 28 hao qianji shijian”, 11 juin 2013.62 Louis Bacani, “NBI submits Sabah standoff report to DOJ”, 4 juin 2013; Niko Baua, “Taiwan wants copy of NBI report on fisherman’s death”: http://www.nbi.gov.ph/ddros/ros/pdf/2013/news%20clippings%20re%20taiwan%20case.pdf.63 Mark Meruenas, “De Lima: NBI recommended raps vs PCG in shooting of Taiwanese fisherman”, 13 juin 2013.64 “Taiwan will lift sanctions on Philippines if requests met”, Focus Taiwan, 26 juin 2013.

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«  non-État  » taïwanais. Le 19 juin, l’Inquirer publiait un éditorial virulent à l’encontre des actions du gouvernement taïwanais – légitimement vue comme une tentative d’instrumentalisation populiste de l’incident – soulignant « qu’aucun pays souverain qui se respecte ne voudrait voir son chef d’État présenter des excuses en se conformant au script préféré d’un non-pays [noncountry’s preferred script] »65. A l’évidente provocation, le responsable presse du Taipei Economic and Cultural Office in the Philippines répondait  : « Nous aimerions poser la question suivante à l’Inquirer  : si la ROC est un ‘non-pays,’ pourquoi les Philippins ont-ils besoin de demander un visa pour se rendre à Taïwan ? »66 Au-delà du pittoresque, l’échange reflétait le problème posé par le statut actuel de Taïwan67. Le maintien de Taïwan en dehors des institutions régionales et des – rares – mécanismes multilatéraux de coopération et négociation sur les questions maritimes implique à la fois une fragilité de tout accord du fait de la possible violation de ce dernier par la partie taïwanaise, et une absence quasi-complète de protection des intérêts et ressortissants taïwanais – dont les droits ne sont garantis que par la bienveillance supposée des autres États.

L’incident du 9 mai se déroulait enfin sur fond de rivalité de grandes puissances. La «  forte condamnation [qianglie qianze] » exprimée par Beijing quant à l’« action barbare [yeman xingjing] »68 et les manœuvres de Beijing à l’encontre des Philippines dans les semaines suivant l’accrochage laissent peu de doutes sur les intentions de Beijing d’instrumentaliser l’incident pour renforcer le principe d’une seule Chine69. Un article publié par le Quotidien du Peuple et repris par Xinhua à la fin du mois de mai soulignait l’importance de la dispute dans la rivalité entre Beijing et Washington  : « Taïwan et les Philippines [étant] deux pions dans la stratégie américaine pour l’Asie-Pacifique, et [constituant] deux parties intégrantes importantes de la première chaîne d’îles sur laquelle les États-Unis s’appuient pour contenir la Chine »70, la course de Manille et Taipei pour le soutien de Washington était naturellement perçue de manière négative par Beijing.

65 “Mending Nets”, Philippine Daily Inquirer, 19 juin 2013.66 Chang Pong, “Taiwan ‘a country of sovereignty’,” Philippine Daily Inquirer, 23 juin 2013.67 La question était évoquée officiellement lors d’une conférence de presse taïwanaise du 20 juin lors de laquelle la Ministre des Affaires étrangères soulignait que le « principe d’une seule Chine » n’était pas applicable aux possibles négociations sur les pêcheries entre Taïwan et les Philippines (“One China’ not relevant to fishery talks with Philippines: MOFA”, Focus Taiwan, 20 juin 2013).68 MOFA [Chine], “Waijiaobu fayanren Hua Chunying jiu yi ming Taiwan Yumin zao Qiangji Shenwang Shi da Jizhe wen”, 9 mai 2013: http://www.fmprc.gov.cn/mfa_chn/fyrbt_602243/t1038939.shtml.69 Zachary Keck, “Is China Inserting Itself Into the Taiwan-Philippines Spat?”, The Diplomat, 24 mai 2013.70 “TaiFei Jiu Yuminan Jiaoliang: ‘Shei gen Meiguo geng ji’,” Xinhua, 21 mai 2013, http://news.xinhuanet.com/tw/2013-05/21/c_124739358.htm

La Chine en Birmanie à l’aube de la présidence birmane de l’ASEAN71

-GabrielLubeigt

La Birmanie, pays membre de l’ASEAN depuis 1997, pourrait-il être considéré comme le seul véritable pays « indo-chinois » de l’Asie du Sud-est ? Bordé à l’ouest par l’Inde et le Bangladesh et au nord par la Chine, le pays est ethniquement très diversifié. Etant donné ses deux voisins « géants », la Birmanie est en quelque sorte coincée entre leurs influences politiques, économiques et sociales. Si la présence chinoise aujourd’hui dans le pays n’est que le fait des circonstances et opportunités contemporaines, la relation Birmanie-Chine a bien évolué depuis 1948. A son indépendance, l’Union a rapidement reconnu la République Populaire de Chine (RPC) tout en combattant l’armée du Kuomintang réfugiée dans l’État shan. Par la suite, le parti socialiste birman, dirigé par le général Ne Win, a mené une politique nationaliste et anti-étranger, chassant une grande partie des immigrants chinois et indiens arrivés à l’époque des Britanniques et tout en maintenant des bonnes relations avec la RPC.

Le rapprochement Birmanie-Chine s’est véritablement enclenché durant la période suivante, où les sanctions économiques occidentales ont amené le pays à se tourner vers son puissant voisin du Nord pour assurer un débouché à ses ressources naturelles et importer des biens de consommation et d’équipement nécessaires pour satisfaire les besoins de sa population. La Chine a ainsi développé de nombreux investissements dans le pays pour améliorer l’extraction et l’acheminement des ressources naturelles vers son économie. C’est ainsi que la Chine est devenue, en 2010, le premier pays investisseur en Birmanie72. Ses projets colossaux, par exemple celui de Kyaukpyu73 dans l’Arakan, serviront à assurer son ravitaillement énergétique. Elle participe indirectement au développement économique du pays en modernisant son infrastructure, et notamment ses routes régionales. L’investissement chinois subventionne aussi les entreprises publiques birmanes qui ont longtemps fonctionné dans une relative autarcie.

71 Ces recherches s’appuient sur des enquêtes de terrains réalisées lors des récents déplacements dans le pays et des enquêtes téléphoniques effectuées au mois de juin. Parmi les publications de référence : Renaud Egreteau, Histoire de la Birmanie Contemporaine. Le pays des prétoriens, Fayard, novembre 2010, 345 p. ; Guy Lubeigt, The Chinese in Burma: Traditional Migration or Conquest Strategy, in Guy Faure (dir.), New Dynamics between China and Japan in Asia. How to Build the Future from the Past?, IRASEC-Bangkok, World Scientific-Singapore 2010. p. 271-299; Guy Lubeigt, Myitsone Dam Project. Controversy into the Katchin Wilderness, IMAGE-CNRS, December 5th, 2011; et les sources secondaires suivantes : Myanmar Times, The Irrawaddy, Radio Free Asia, Forbes et Want China Times.72 Selon les chiffres datant de 2012 du ministère du développement et de la planification économique, la Chine aurait déjà officiellement injecté plus de 14 milliards de dollars répartis sur cinq projets. 73 Le projet, qui comprend l’aménagement d’un terminal pétrolier, d’une zone économique spéciale, d’un chemin de fer reliant Kyaukpyu au Yunnan, ainsi que la construction de pipelines traversant le pays jusqu’au Sud de la Chine, nécessitera un investissement initial de 8,9 milliards de dollars.

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L’adhésion à l’ASEAN en 1997 a permis à la Birmanie74 de rompre avec son isolement international, et de tisser des relations politiques et économiques avec ses pays voisins. Mais, sous la pression de la communauté internationale, le pays a dû abandonner son tour à la présidence de l’organisation régionale en 2006. La Chine participe aux différents forums ASEAN+3, avec le Japon et la Corée du Sud, où elle prône la création d’une zone de libre-échange Asiatique. Suite aux réformes politiques et économiques spectaculaires depuis 2011 et la suspension, puis la levée complète, des sanctions économiques occidentales entre 2012 et 2013, la Birmanie s’apprête à retrouver la présidence de l’ASEAN en 2014. En quoi l’ouverture économique et politique du pays, et son accès à la présidence de l’ASEAN, remettent-ils en cause la présence chinoise dans le pays  ? La question nous amènera à analyser la présence économique de la Chine en Birmanie, les relations politiques et économiques des deux pays et notamment les interactions actuelles entre l’ASEAN, la Birmanie et la Chine.

1. Une présence économique récente et dominante

1.1. Les investissements chinois : infrastructures et projets énergétiques

La Chine est le premier investisseur dans le pays. Ses projets portent essentiellement sur les énergies hydrauliques dans le nord de la Birmanie75 et l’exploitation des ressources gazières, pétrolières, minérales et forestières dans le pays. Ces derniers matérialisent aussi un axe stratégique d’acheminement des matières premières et des ressources énergétiques en provenance de l’Afrique, où la Birmanie est perçue comme la route la plus directe vers la Chine. C’est notamment le cas pour le projet de Kyaukpyu, où China National Petroleum Corporation a annoncé avoir terminé la construction à plus de 94 % des pipelines sur le territoire birman. Un premier pipeline reliant Kyaukpyu à Ruili a été achevé, et alimente maintenant la Chine en gaz naturel depuis fin juillet avec un débit de 12 milliards de mètre cubes par an. 

Mais l’investissement chinois dans ces secteurs est maintenant concurrencé avec l’ouverture économique du pays par les investissements des Occidentaux et des autres pays de l’ASEAN, comme la Thaïlande76 et la Malaisie. Si très récemment Huawei a remporté l’appel d’offre du gouvernement pour rénover l’infrastructure du réseau Internet du pays, China Mobile n’a pu obtenir l’une des deux licences téléphoniques mises en appel d’offre cette année77. De même que l’investissement chinois dans le pays est mal perçu par la population locale et la société civile, comme le montre l’exemple du cas récent de la mine de Letpadaung dans la région de Sagaing78.74 Ou « Myanmar ».75 Officiellement au nombre de sept, les projets de construction de barrages dans l’État shan serviront à alimenter la province du Yunnan. La suspension de la construction du barrage de Myitsone par le gouvernement birman en septembre 2011, constitue la première remise en cause officielle de la politique chinoise dans le pays.76 La Thaïlande investit également depuis 2009 dans la création d’un terminal pétrolier et d’une grande zone économique spéciale dans la région de Dawei.77 Les deux licences téléphoniques ont finalement été octroyées à l’opérateur norvégien Telenor et à Qatar Telecom.78 Le projet minier, impliquant une joint-venture entre une entreprise

1.2. Des liens commerciaux forts, mais inégaux

Les liens commerciaux entre les deux pays se sont considérablement renforcés depuis le début des années 2000. Le volume des transactions a été multiplié par dix entre 2001 et 201179. L’activité commerciale sur la zone transfrontalière est très dynamique, renforcée par des infrastructures modernisées. Bien entendu, les statistiques officielles n’arrivent pas à prendre en compte le commerce illégal ou contrebandier, organisé en partie par les différents groupes armés dans l’État shan contrôlant de manière distincte certains territoires bordant la Chine. Mais les échanges restent asymétriques : les exportations birmanes vers la Chine sont trois fois moindres en volume que les exportations chinoises vers le pays. La Chine importe essentiellement des matières premières et des ressources énergétiques de la Birmanie, tandis qu’elle exporte des biens de consommation courants, de qualité parfois douteuse, vers la Birmanie. Les produits contrefaits de Chine sont très visibles sur les marchés et supermarchés du pays où ils sont commercialisés à un prix adapté au pouvoir d’achat local, allant de simples boissons à des moyens de locomotion en passant par les produits high-tech. Le commerce de produits illicites, telles que l’héroïne et la méthamphétamine, dans la zone transfrontalière persiste depuis toujours. Il permet notamment aux groupes rebelles de financer leurs luttes, mais ce trafic implique aussi les armées birmanes stationnées dans la région.

1.3. La présence d’une diaspora chinoise marchande

La présence de cette diaspora économique chinoise est la plus visible dans la partie nord de la Birmanie (à partir de Mandalay), tandis qu’elle est discrète dans le centre et le sud du pays. La création de cette forte diaspora économique a été rendue possible en partie par des failles, volontaires ou non, du système administratif birman. En effet, les immigrants chinois ont pu acquérir la nationalité birmane en se déclarant appartenir à l’une des minorités non-birmanisantes vivant dans l’État shan (Maru, Wa, Kokang, etc.). Cette déclaration au ministère de l’Intérieur est appuyée par un certificat de résidence, monnayable, rédigé par le notable ou le moine du village d’origine80. De ce fait, les Chinois ayant acquis la nationalité birmane ont pu se lancer dans le négoce et fonder des entreprises nationales. Ceci explique notamment l’avance dont disposent les compagnies privées chinoises en Birmanie par rapport aux autres concurrents étrangers. A Nay-Pyi-Taw, au sein du bureau du Directorate of Investment and Company Administration (DICA) enregistrant les entreprises étrangères, les entreprises privées chinoises n’y sont pas présentes81. Elles disposent de fait ainsi déjà de moins de contraintes administratives et financières que les entreprises étrangères. Grâce à cette diaspora plutôt bien implantée, la Chine dispose d’un canal d’investissement fiable, et les entreprises privées chinoises se passent ainsi

locale appartenant à l’armée et Wanbao, a été remis en cause par de nombreuses manifestations de la population environnante. Malgré l’intervention d’une commission parlementaire menée par Aung San Suu Kyi, la situation reste toujours dans une impasse.79 Le détail des chiffres peut être trouvé dans le World Trade Atlas.80 Enquête de terrain réalisée en 2007 à Mandalay.81 Enquête de terrain réalisée en juin-juillet 2012 à Nay-Pyi-Taw, à l’occasion de plusieurs missions de création de société et de la participation à la délégation MEDEF en Birmanie.

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des différents «  investment summits » organisées par les cabinets d’avocats de renom, et des délégations d’affaires se rendant à l’UMFCCI82 à Rangoun83.

La société civile supporte de moins en moins la présence économique chinoise, d’autant moins que l’armée et le gouvernement la soutiennent encore alors qu’elle contribue à spolier le peuple de ses biens nationaux (terres, ressources naturelles) au profit exclusif des Chinois et des militaro-affairistes du régime.

2.  Une relation  économico-politique  longtemps clientéliste et ambiguë

2.1. Une relation militaire sino-birmane teintée d’ambiguïtés

Les coopérations entre l’Armée Populaire de Libération et le Tatmadaw se retrouvent aujourd’hui dans les accords d’armement, avec le dernier accord en date sur l’achat de missiles KS-A1 anti-aérien en début juin. Ces missiles seront positionnés dans la région de la capitale, afin de protéger Nay-Pyi-Taw d’éventuelles attaques aériennes. L’achat d’équipements chinois par l’armée birmane encore aujourd’hui peut être considéré comme un « réflexe » datant de la période de la junte militaire, qui percevait notamment le pays comme étant assiégé par les puissances occidentales84, et où la Chine et la Corée du Nord étaient considérées comme des alliés.

Dans le même temps, la Chine cultive des liens avec les groupes armés de l’État shan qui luttent depuis plusieurs décennies contre le régime birman. Récemment, la Chine a par exemple vendu deux à cinq hélicoptères Mil-Mi 17 dotés de missiles anti-aériens à la rébellion wa.

Paradoxalement, la Chine rechercherait à travers ses actions la stabilité dans le nord de la Birmanie, pour assurer la protection de ses investissements dans les projets hydrauliques et dans les pipelines. Elle veut assurer un statu quo, voire un équilibre des forces entre les différentes armées. Elle n’hésite pas à faire pression sur le gouvernement birman pour que les cessez-le-feu soient signés, comme c’était le cas fin juin 2013 avec les rebelles de la KIO (Kachin Independence Organisation).

2.2. Une relation asymétrique à rééquilibrer

La relation clientéliste qui reliait la Chine à la Birmanie à l’époque de la junte militaire devra nécessairement changer avec l’ouverture économique et politique du pays. La normalisation des relations entre les pays occidentaux et la Birmanie amène cette dernière à rompre avec sa dépendance économique et politique vis-à-vis de la Chine. La soudaine ouverture politique, que les Chinois n’avaient vraisemblablement pas anticipée, a bel et bien changé la donne avec les différentes réformes et la levée des sanctions économiques. Au nom du réalisme, la Chine devra rééquilibrer le partage des profits et développer sa

82 Union of Myanmar Federation of Chamber of Commerce and Industry.83 Enquête téléphonique réalisée auprès de U Myint Lwin Law Office.84 C’est en partie pour cette raison que le pays a changé de capitale en 2005, déménageant ainsi toutes ses administrations et ministères de Rangoun à Nay-Pyi-Taw, située au centre du pays.

présence par un investissement également soucieux et respectueux des intérêts des populations locales et de l’environnement.

Quant aux autres pays membres de l’ASEAN, ils ne peuvent que saluer cette transition politique qui démocratise progressivement le pays. L’accès à la présidence à un moment crucial de son histoire augmentera son aura internationale, et achèvera de rééquilibrer ses relations vis-à-vis de son puissant voisin.

Conclusion

Avec le soutien des Occidentaux, la Birmanie, sans vouloir remettre en cause les accords passés, peut désormais résister aux pressions chinoises. A l’aube de sa présidence de l’ASEAN, elle peut également envisager la diversification de ses partenaires politiques et économiques. Les investissements chinois continueront à affluer dans le domaine des infrastructures, mais seront contrebalancés par l’arrivée des autres acteurs économiques sur le marché birman. Au-delà, la nouvelle Birmanie aura certainement la possibilité d’être l’un des acteurs pivots de la stratégie sinon de containment au moins de contrepoids des États-Unis face à l’expansion chinoise en Asie orientale et au sein l’ASEAN.

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Retour sur les résultats des treizièmes élections générales en Malaisie  : nouveaux alignements et positions politiques-FarishNoor85

Les 13èmes élections générales de Malaisie se sont tenues le 5 mai 2013 au terme d’une campagne électorale assez courte puisqu’elle aura duré deux semaines. On a supposé que ces élections seraient les plus vivement critiquées de l’histoire de la Malaisie, mais des observateurs spécialisés dans la politique malaisienne ont noté que le recours à l’hyperbole a été la norme à l’approche de presque chaque élection dans l’histoire de la Malaisie. Des débats superflus lors de chaque scrutin ont été de la partie, considérant chaque élection comme particulièrement «  tendue  » (hottest), « la plus contestée » (most closely contested), la plus importante (most crucial)… Pourtant, la tonalité des discours prononcés durant ces 13èmes élections générales se sont révélés être sans consistance de la part des deux protagonistes. La campagne électorale a été caractérisée par un niveau sans précédent de violence de faible intensité et par d’innombrables arrestations : plus de mille rapports de police font état d’agressions, de perturbations, etc. La campagne électorale a également été marquée par plusieurs menaces à la bombe (qui se sont toutes révélées être des fausses alertes, mais néanmoins préoccupantes) et par des discours politiques creux et acerbes émanant des deux côtés.

À l’approche du scrutin, plusieurs observations peuvent être formulées sur la façon dont la culture politique de la Malaisie s’est transformée depuis les élections entre 2008 et 2013.

1. L’importance de la domanialité publique virtuelle et la dévalorisation des médias traditionnels

Ces 13èmes élections générales ont été qualifiées d’«  élections virtuelles  » (Internet election), car on ne doit pas oublier le rôle vital qu’a joué Internet dans le façonnage de l’opinion publique depuis les élections de 1999. Les médias traditionnels malaisiens – formés par le duo télévision/radio et par la presse écrite – sont depuis longtemps sous le contrôle direct ou indirect de l’appareil d’État malaisien. La plupart des journaux nationaux sont, depuis les années 1970, sous la coupe d’entreprises dont la façon de penser est similaire à celle de la coalition de partis au pouvoir, le Barisan Nasional86. Cependant, vers la fin des années 1990, dans le sillage de la crise économique de l’Asie orientale en 1997, un changement perceptible est survenu avec l’arrivée d’Internet et l’apparition de médias en ligne qui sont relativement indépendants (même s’ils sont dirigés par des partisans des partis de l’opposition du pays). De nouveaux sites Internet tels que Malaysiakini.com, TheMalaysianInsider.com ou FreeMalaysiaToday.com ont gagné de l’importance en matière de nouvelles

85 Traduit par Baptiste Dussauge, chercheur-analyste au sein d’Asia Centre.86 Barisan Nasional (littéralement Front National) ou BN est une coalition de droite formée par la United Malays National Organisation (UNMO), la Malaysian Chinese Association (MCA) et la Malaysian Indian Congress (MIC).

publiées sur Internet (virtual news). Ces sites offrent une version alternative (bien qu’ayant un parti pris) des nouvelles quotidiennes du pays  ; et ils connaissent une popularité croissante.

Avec la campagne électorale d’avril-mai 2013 apparaissait une nette mainmise du Barisan Nasional sur la presse traditionnelle. Cette domination du parti au pouvoir a conduit à la dévalorisation des chaînes de télévision et des journaux. Utusan Malaysia, Berita Harian et New Straits Times qui représentent la presse traditionnelle, ont souffert de cette image et cela s’est traduit par une baisse considérable des tirages. Cette chute des publications rappelle les élections de 1999. L’inversion de cette tendance n’a pas été couronnée de succès.

En outre, on peut observer le rôle essentiel que les réseaux sociaux, tel que Facebook, ont joué en faveur des partis de l’opposition pour gagner du terrain dans ces élections virtuelles. Les principaux partis d’opposition de Malaisie – le People Justice Party (PKR), le Democratic Action Party (DAP) et le Pan-Malaysian Islamic Party (PAS) – ont été en mesure de diffuser des informations sur leurs candidats, mais aussi des données sur leurs campagnes électorales ainsi que des informations sur leurs réunions publics. Grâce à Facebook, cette diffusion s’est révélée plus efficace que jamais. De même, il est intéressant de constater qu’une des vidéos de campagne électorale de la coalition de l’opposition (relatif à son engagement à baisser le prix des voitures si elle gagne les élections) a été vu plus d’un million de fois en moins de trois jours.

Par contraste, l’attrait pour le média traditionnel était plutôt faible, et les efforts de la coalition du Barisan Nasional pour remporter cette « cyber-guerre » ont été inefficaces. Quelques bloggeurs pro-gouvernementaux – appelés les « cyber-troupes » – se sont montrés très actifs sur différents sites Internet et blogs. Mais il est à noter que la plupart du contenu mis en ligne par ces bloggeurs était composé d’attaques personnelles envers les leaders de l’opposition et était très pauvre en contenu factuel.

2. La revendication de l’espace public  : des rassemblements à l’art de rue

Une autre caractéristique de la campagne électorale est la vigueur avec laquelle le domaine public a été disputé. La Malaisie a assisté à des manifestations de rue et le peuple, par le passé, a déjà tenté d’occuper l’espace public. Ce genre d’évènement public, ou de coup d’éclat, n’est pas nouveau. Manifester son mécontentement est ancré dans la culture populaire depuis le début des années 1970. À cette époque, un mouvement étudiant aboutit à l’occupation des locaux universitaires mais aussi des rues. En 1974, des milliers d’étudiants ont battu le pavé afin de soutenir le mouvement des fermiers de Baling87. Les fermiers protestaient devant l’ambassade américaine et à l’aéroport de Subang contre la visite du Premier ministre japonais Tanaka  ; 1974 est également l’année où un mouvement massif de protestations étudiants a eu lieu à Bangkok en Thaïlande et à Jakarta en Indonésie.

Les manifestants voulaient également prendre la rue contre le gouvernement malaisien en 1998 et 1999 au 87 Ville importante du nord de l’État de Kedah, dans le nord-ouest du pays.

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moment où l’ancien Premier ministre Anwar Ibrahim a été démis de ses fonctions et écarté du parti UMNO88 dont il était membre. Les mouvements, qui étaient coordonnés à la fois par le PKR (People Justice Party) d’Anwar et le PAS (Partai Islam Se-Malaysia), ont eu un impact beaucoup plus significatif. Les élections de 1999 ont été remportées en faveur du PAS qui gagna de fait le contrôle de deux États : Kelantan89 et Trengganu90.

En dépit des nombreuses lois et règlementations qui ont été mises en place dans l’optique de maintenir l’ordre public, la présence de manifestants dans les rues est devenue partie intégrante de la culture populaire malaisienne. Ces manifestants ont été mis à contributions afin de servir la cause de tel ou tel mouvement d’entité politique et non politique. En 2006-2007, la Malaysian Hindu Rights Action Force (HINDRAF) – un mouvement communautaire hindou – a enrôlé quelques-uns des plus grands rassemblements afin de réclamer à l’État malaisien la protection des temples hindouistes du pays. Cette situation déboucha sur des affrontements avec les forces de l’ordre du pays. Au plus fort des émeutes au temple hindou des grottes de Batu91, les évènements ont été diffusés à l’échelle mondiale et ont contribué à sanctionner le gouvernement lors des élections de 2008 par les électeurs malais appartenant au groupe ethnique hindou.

Durant la période 2008 jusqu’à 2013, la Malaisie a assisté à la montée de l’influence de l’opinion dans les décisions politiques. Non seulement des partis politiques mais également des groupes de pressions, et des mouvements sociaux se sont servis de ces manifestants pour représenter leurs propres intérêts face à l’État et face à la coalition du Barisan Nasional. Ces différents acteurs étaient composés de groupes en faveur des langues communautaires, de groupes religieux et notamment d’activistes et de groupes appartenant à l’alliance d’organisations non-gouvernementales baptisée « Bersih92 » ; cette alliance a milité à travers le pays pour des élections libres et justes. En 2010, 2011, 2012 et 2013, Bersih a été à l’origine de nombreux grands rassemblements à Kuala Lumpur et dans d’autres villes telles que Georgetown, créant des attroupements sans précédents dans le pays. Il est intéressant de voir comment les informations au sujet du mouvement Bersih ont été diffusées par Internet dans chaque pays où était présente une communauté de Malaisiens qui vivait, travaillait ou étudiait. Des rassemblements pro-Bersih (bien que dans une moindre mesure) ont été organisés à Londres, Melbourne, Sydney ainsi que dans d’autres villes avec des communautés malaisiennes d’assez grande envergure.

L’art urbain s’est approprié un nouveau moyen d’expression dans sa volonté de délivrer des messages à caractère politique, apparu durant la campagne électorale de 2013. Ce nouveau mode d’expression a ciblé la zone relativement prospère de Bangsar à Kuala Lumpur ; il a été exposé par l’artiste malaisien Ng Seksan et a consisté à planter de petits drapeaux à l’effigie des

88 United Malays National Organisation, parti le plus important de la coalition Barisan Nasional.89 Nord-est de la Malaisie et limitrophe avec la province sud-thaïlandaise de Narithawat.90 Nord-est de la Malaisie et situé au sud de l’État de Kelantan.91 Plus grand sanctuaire hindou hors d’Inde.92 Signifie « propre » en malais.

couleurs nationales  : rouge, blanc, bleu et jaune. Cette action a eu pour vocation de montrer que des Malaisiens ordinaires peuvent être désireux de retrouver leur place et leur espace au sein de leur propre pays. À l’inverse, de nombreux rassemblements imposants se sont soldés par des affrontements violents avec la police et d’autres groupes politiques. Cette campagne de « plante-drapeau » était passive, ouverte à tous et appelait les Malaisiens de chaque groupe ethnique, de religions et de classes diverses, à participer. L’implication de chaque citoyen a également contribué à la réussite de cette action, qui plus est sans leur faire courir le moindre risque.

Tous ces épisodes soulignent la participation de plus en plus active de la société malaisienne en politique, comparée aux évènements passés, et le nombre grandissant de citoyens ordinaires davantage investis.

3. Campagne électorale  : des maladresses de chaque côté

Bien que supposés sans surprises, les résultats des 13èmes élections générales ont étonné l’ensemble des candidats. Plusieurs observations peuvent être faites à ce stade afin d’expliquer pourquoi les résultats sont ce qu’ils sont et comment les différents camps de gauche et de droite ont mal évalué leurs propres estimations.

La Malaisie est une fédération d’États qui ont chacun un profil constitutionnel et une histoire bien distincts. La Fédération malaisienne est composée de la Fédération de Malaya qui est un assemblage des États de la péninsule malaisienne93 ainsi que des États de Malaisie orientale, Sabah et Sarawak. Le modèle de la Fédération malaisienne est assez ressemblant au modèle adopté par les États-Unis d’Amérique, où chaque État a sa propre constitution et dont l’autorité est à la fois assurée par le gouvernement local et central. Au sein des États qui composent la péninsule, neuf sont des monarchies constitutionnelles avec chacun son sultan ou raja respectif.

Il est mathématiquement impossible pour un seul parti de diriger la Malaisie. Les partis politiques du pays sont arrivés à la conclusion qu’ils ont besoin de former une coalition de plus grande envergure s’ils veulent prendre le pouvoir. Il existe actuellement deux coalitions dans le pays. La première est celle au pouvoir le Barisan Nasional (qui à l’origine s’appelait l’Alliance entre 1957 et 1974) ; elle est formée du parti UMNO et de ses alliés qui sont : le MCA (Malaysian Chinese Association), le MIC (Malaysian Indian Congress) ainsi que d’autres partis venant de Malaisie orientale : SUPP, UPKO, PB, etc. La seconde coalition est celle de l’opposition, qui est composée du PKR, du PAS et du DAP (Democratic Action Party). Ensemble, ces partis forment un groupe aux pensées et aux idéologies plus larges, d’influence gauchiste, la coalition prônant la laïcité face aux islamistes.

A cause des scandales de corruption, des accusations d’abus de pouvoir et de l’impression que la coalition est restée trop longtemps à la tête du pays94, le Barisan Nasional a progressivement perdu du soutien depuis 2008. Cela s’est ressenti aux élections de 2013 avec à peine 50 % des suffrages.93 Aussi appelée Malaisie occidentale qui comprend 11 États.94 Presque 56 ans.

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Cependant, la coalition de l’opposition – aussi appelée Pakatan Rakyat (l’Alliance du Peuple) a été affaiblie par des conflits internes. Jusqu’à la dernière minute (plusieurs jours avant le début des élections), les membres de l’opposition se querellaient toujours sur l’avenir de la Malaisie : le pays doit-il devenir un État islamique et le PAS (parti membre de l’opposition) doit-il être au pouvoir ? Ce genre de conflits sérieux autour des questions idéologiques et doctrinales, qui ont surgi peu de temps avant le début des élections, n’ont pas joué en faveur de la Pakatan Rakyat. La coalition de l’opposition a surestimé l’intérêt qu’elle pouvait susciter en Malaisie orientale dans les États de Sabah et Sarawak ; ceux-ci étaient le lieu d’affrontements de trois, quatre et cinq camps tous en lice pour l’investiture.

Les élections se sont soldées par le maintien au pouvoir de la coalition du Barisan Nasional qui a obtenu 133 sièges au Parlement. Même si elle n’a pu s’assurer la majorité au Parlement, l’opposition s’est vu attribuer davantage de sièges. Le BN est tout de même parvenu à conserver le pouvoir malgré une chute des votes. Quant à l’opposition, elle a remporté le contrôle de trois assemblées d’État, ce qui correspond tout de même à une perte de deux États par rapport à 2008.

On peut objectivement affirmer que les deux camps s’en sortent relativement bien. D’un côté, la coalition au pouvoir a réussi un tour de force en conservant le pouvoir au Parlement et a réussi à s’emparer de l’État de Kedah qui était aux mains de l’opposition. Mais d’un autre côté, la coalition Pakatan Rakyat est parvenue à accroître sa popularité et son nombre de représentants au Parlement pour les États de Penang et de Selangor. En dépit de ces progrès, les deux coalitions ont crié au scandale et gardent un goût amer du résultat des élections. Pourquoi ?

4. La politique malaisienne post-électorale  : un paysage plus complexe

Le jour suivant la publication des résultats, les deux coalitions ont reproché des irrégularités dans les élections et le BN comme le PR ont signé des pétitions pour protester contre les résultats. Le jour où les électeurs se rendaient aux urnes, des médias en ligne ont mis en avant certaines histoires provenant de l’opposition. Ces rumeurs prétendaient que les électeurs avaient été payés par le gouvernement et que des milliers d’étrangers avaient été contraints de voter pour la coalition déjà en place (de nombreuses personnes ont déjà corroboré ces rumeurs, et mon expérience montre qu’il n’y a aucune élection sans trucage quelconque).

La tension des élections était palpable mais cette situation était également due à des faux-pas et des erreurs de calculs provenant des deux alliances politiques. La coalition au pouvoir a montré un excès de confiance après avoir remporté plus de la majorité des sièges au Parlement  ; quelques politiciens du BN ont même affirmé qu’ils avaient obtenu 145 sièges – ce qui était peu probable, au regard des immenses rassemblements fortement soutenus par des partis de l’opposition. À l’opposé, la coalition adverse n’a pas su rallier à sa cause les États de l’Est malaisien : Sabah et Sarawak. La faute revient au nombre élevé de représentants au Parlement et à la lutte acharnée entre plusieurs partis candidats aux élections. En outre, la coalition adverse Pakatan Rakyat, n’a jamais été en mesure

– jusqu’à la dernière minute – d’apaiser les craintes selon lesquelles le PAS voulait créer un État islamiste s’il accédait au pouvoir ; les querelles publiques entre le PAS et le DAP ont fini par achever la mauvaise opinion de la PR auprès du public, en donnant l’impression qu’elle était une coalition plus par nécessité que pour réellement servir les intérêts du peuple.

À l’heure actuelle, ce que l’on peut conclure d’après les résultats des élections est que la société malaisienne apparait en surface plus divisée que jamais. Les électeurs d’origine chinoise ont clairement oscillé entre le BN et l’opposition  ; et les partis chinois qui composent le BN (notamment le MCA) ont été décimés. À la suite de la parution des résultats, les partis de l’Est, malais et membres de la coalition du BN, ont gagné de l’importance. Leurs leaders sont désormais mieux représentés au niveau institutionnel : c’est un évènement qui renforce le système fédéral malaisien, unique en son genre dans toute l’Asie du Sud-est.

Malgré les accusations de fraudes, d’achats de votes, de gerrymandering95 et en dépit de la structure complexe du paysage politique de la fédération malaisienne, le fait est que quel que soit le parti cherchant une légitimité auprès d’un État, il faudra qu’il compose en partenariat avec une coalition. De plus, son pouvoir sera rythmé par des négociations et des compromis. Aussi les discours mensongers des petits partis de l’Est malaisien représentants les minorités ethniques qui incitent à « prendre le pays » se fourvoient-ils puisqu’il est mathématiquement impossible que de tels partis puissent devenir influents à l’échelle nationale. Ils ne sont pas de taille pour s’imposer.

Cette situation est également valable pour les partis les plus imposants, notamment le parti pro-malais UNMO (ethno-nationaliste) et le parti islamiste PAS (malais-musulman) qui sont apparus comme étant les deux plus importants partis islamo-malais du pays. Ni l’UNMO ni le PAS ne peuvent diriger seuls le pays sans un soutien des autres minorités ethniques et religieuses du pays. Cela implique la nécessité d’un compromis – et d’établir des lois écartant la possibilité pour un (parti) islamiste de prendre le pouvoir dans un avenir proche.

La Malaisie a maintenant une nouvelle administration jusqu’aux prochaines élections de 2016/2017. Au cours des quatre à cinq années à venir, nous assisterons à quelques cas de polarisation politique du pays. L’avenir politique dépendra entièrement des deux coalitions, le BN et PR, et reposera totalement sur leur seule capacité à s’affirmer en tant que miroir de la société malaisienne afin de servir et de représenter au mieux les intérêts de cette société complexe et à la population multi-ethnique et multi-religieuse. Cette diversité ne pourra se confirmer qu’au travers d’un modèle fédéral capable de savamment équilibrer pouvoir local et pouvoir central. Qu’importe les observations qui ont été faites au sujet du système électoral malaisien  : on peut conclure que le modèle de démocratie pluraliste reste l’unique norme en vigueur dans la Malaisie d’aujourd’hui.

95 Action de découper les circonscriptions électorales en vue d’avantager un parti.

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Le sous-marin en Asie du Sud-est  : montée en puissance d’un système d’arme au cœur des intérêts géostratégiques de la zone-YannRozec

Le 30 avril 2013, la Republic of Singapore Navy (RSN), a déclaré apte au combat sa deuxième unité de la classe de sous-marin Archer96. Le bâtiment Swordsman est admis en service opérationnel deux ans après son acquisition auprès de constructeurs suédois, période durant laquelle il a effectué des tests et des exercices de tir de torpilles. Ces submersibles devraient permettre de renforcer la capacité de la marine à protéger Singapour et à « maintenir la libre circulation maritime », selon les mots prononcés par le vice-Premier ministre Tharman Shanmugaratnam lors de la cérémonie inaugurale.

Le sous-marin est en effet un outil militaire adapté à la défense des côtes et des routes maritimes, qui s’insère parfaitement dans les stratégies A2/AD (Anti-Access/Area-Denial) visant à sanctuariser une zone en dissuadant un ennemi d’y pénétrer sous peine d’y subir de fortes pertes. Combinant une grande discrétion avec une forte létalité, il fait planer une menace omniprésente sur une large zone. Il est donc parfaitement adapté à la guerre asymétrique.

C’est également un instrument de prestige pour les marines qui peuvent s’en doter. En effet, il s’agit d’un des outils militaires les plus complexes à concevoir et à mettre en œuvre ; le développement d’une culture sous-marine est un long processus, plusieurs décennies étant nécessaires pour en maîtriser tous les aspects97.

Avec la fin de la Guerre froide, le théâtre d’opérations naval se rapproche des littoraux, passant de la « Blue water » (haute mer) à la « Brown water » (eaux peu profondes). Cette évolution stratégique entraîne un regain d’intérêt pour les sous-marins à propulsion classique, qui ne pâtissent plus de leur faible autonomie puisque les zones de patrouille sont désormais plus restreintes, et qui peuvent profiter d’un environnement rendu bruyant par le trafic important de navires de commerce pour mener des embuscades sous-marines.

1. A l’origine de la décision de se doter d’une composante sous-marine : pluralité des facteurs et des enjeux nationaux

De nombreuses raisons peuvent pousser les États à se doter d’une composante sous-marine. Tout dépend notamment de la perception que ces derniers auront des menaces dont ils font l’objet, de leur positionnement géographique, ou encore des contentieux territoriaux dans lesquels ils sont impliqués. Koh Swee Lean Collin98 analyse ainsi les stratégies d’acquisition des différents pays de la zone suivant différentes raisons propres à chaque situation

96 Jermyn Chow, “One Singaporean Most Adavanced Submarine declared battle ready”, The Straits times, 30 April 2013.97 Entretien avec l’Amiral Jean-Louis Vichot. 98 Associate Research Fellow au sein du programme Military Transformation au sein de la RSIS (S. Rajaratnam School of International Studies).

«  qui dépendent de la perception qu’un pays a des menaces et d’autres motifs stratégiques sous-jacents ».

Dans le cas du Vietnam, l’intérêt évident d’avoir des sous-marins est d’améliorer la capacité de déni d’accès dans la mer de Chine méridionale avec la Chine comme adversaire le plus probable. Singapour et l’Indonésie utilisent leurs sous-marins comme « multiplicateur de force technologique, capable d’une large gamme de missions, et permettant de compenser les contraintes de main-d’œuvre  ». Cette même raison, ainsi que la nécessité de faire face « à de vrais problèmes de sécurité compte tenu de sa vaste étendue maritime » sont à l’origine de la décision malaisienne99.

Dès lors, et depuis les années 2000, l’Asie du Sud-est connaît une croissance numérique des sous-marins qui, selon Koh Swee Lean Collin, ne doit pas être qualifiée pour autant de « course à l’armement ». Pour le chercheur, ce terme renvoie à une « surestimation faite par les médias qui cherchent à faire du sensationnalisme et qui ont tout simplement une compréhension très superficielle de ce que signifie une « course à l’armement ». Ils ont par conséquent abusé du terme de façon irresponsable.En effet, en comparant avec les définitions proposées par Colin Gray et Grant Hammond, l’approvisionnement de sous-marins du Sud-est asiatique ne correspond absolument pas à une course à l’armement. Tout d’abord il n’existe pas d’antagonisme ouvert entre les pays de la région à l’exception de l’existence de différends maritimes (qui, cependant, sont principalement réglés à l’amiable par l’intermédiaire des tribunaux internationaux, sans affecter les relations bilatérales, l’usage des armes ne servant qu’en de rares cas aux règlements de ces litiges).

De même, si Koh Swee Lean Collin identifie une compétition sous-marines – peut-être motivée technologiquement parce qu’un pays a tenté d’élever la barre par l’acquisition de sous-marins plus efficaces, surtout pour le prestige technologique et pour «  rivaliser avec les voisins » –, il précise que les pays d’Asie du Sud-est n’appréhendent pas ouvertement le voisin comme un adversaire potentiel. En outre, certains dirigeants politiques soutiendraient même l’acquisition de sous-marins chez les voisins au nom du renforcement de la résilience nationale qui, à son tour, améliorerait la résilience régionale. Ainsi, « au lieu de regarder l’achat de sous-marins à partir d’un angle concurrentiel, il pourrait être plus intéressant de l’analyser sous l’angle de la sécurité collective100 ».

2. Des cultures sous-marines inégales mais résultant d’une même volonté de coopérations bilatérales avec les pays expérimentés

Actuellement, les marines de l’Indonésie, de Singapour et de la Malaisie mettent en œuvre des sous-marins ; le Vietnam en disposera très prochainement, tandis que la Thaïlande et les Philippines manifestent leur désir de s’en doter sans pour le moment avoir les fonds nécessaires101. Si ces pays témoignent donc de niveaux de développement différents, tous, dans leur stratégie d’acquisition d’une

99 Interview de l’auteur avec Koh Swee Lean Collin, le 25 juin 2013.100 Ibid.101 Jon Grevatt, “Philippines eyes submarine acquisition by 2020”, Jane’s Defence Weekly, 17 May 2011.

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culture sous-marine, s’appuient sur une collaboration militaire étroite avec un pays témoignant d’une plus grande expérience sur le secteur.

Premier pays à s’être doté d’une sous-marinade moderne, l’Indonésie possède deux bâtiments de type U-209 dont la construction remonte aux années 1980. Bien que de conception allemande, Jakarta se rapproche de la Corée du Sud à qui elle a confié la modernisation de ses deux premiers bâtiments ainsi que l’achat de trois nouvelles unités en 2011. Ces unités sont de type Chang Bogo (dérivé du U-209 allemand) commandés au chantier naval coréen Daewo Shipbuilding and Maritime Engineering (DSME) pour un montant de 1,1 milliard de dollars. La construction des deux premières unités doit être effectuée par DSME pour des livraisons prévues en 2015-2016, même si des retards pourraient décaler l’échéance initiale. Par la suite, la troisième unité sera produite nationalement, via des transferts de technologie, par le chantier naval indonésien PT PAL.

Pour sa part, Singapour développe sa culture sous-marine en étroite collaboration avec la Suède. Entre 1995 et 1997, le pays achète ainsi en seconde main cinq sous-marins suédois de type Sjoormen datant de 1968102. L’un d’entre étant destiné à être cannibalisé103, les quatre autres sont modernisés et tropicalisés pour une entrée en service entre 1999 et 2003. Deux bâtiments de type Västergötland, construits par Kockums à Malmö et entrés en service en Suède en 1987 et 1988, sont également rachetés en seconde main aux Suédois, et viennent compléter la flotte singapourienne en 2011 après avoir été modernisés et dotés d’un système Air Independant Propulsion (AIP). Singapour est ainsi le premier (et unique) pays en Asie du Sud-est à utiliser cette technologie, qui permet aux sous-marins à propulsion classique d’accroître fortement leur autonomie en plongée, de quelques dizaines d’heures à une à deux semaines. En outre, la formation des futurs sous-mariniers singapouriens est dispensée par la Royal Swedish navy à Karlskrona, en Suède, durant trois ans (quatre pour les futurs commandants)104.

Enfin, depuis 2007, la Malaisie possède deux bâtiments de classe Scorpène, qui avaient été commandés à la France et à l’Espagne cinq ans auparavant pour un contrat d’un milliard d’euros : le Tunku Abdul Rahman est entré en service en janvier 2009 et le Tun Abdul Razak en novembre 2009. Leur construction s’est trouvée divisée entre DCNS à Cherbourg (partie avant) et Navantia à Carthagène (partie arrière), puis les deux chantiers se sont partagé la conception finale, le premier bâtiment étant assemblé en France, et le second en Espagne. Bien que cette flotte ait été créée ex nihilo, la Royal Malaysian Navy témoigne, dès son entrée en service, d’une réelle capacité opérationnelle grâce à la formation de ses sous-mariniers dispensée en France à Brest, et à l’utilisation de l’Agosta 70 Ouessant français à des fins d’entraînements.

Ne disposant pas encore de flotte sous-marine, le Vietnam vient d’acheter six sous-marins de type projet 636 Kilo à la

102 “Singapore buys Swedish submarines”, Jane’s Navy International, 1er décembre 1995. 103 “Malaysia, Singapore in submarine rescue talks”, Jane’s Navy International, 19 octobre 2005.104 “Singapore submarine crews start training in Sweden”, Jane’s Navy International, 24 avril 2007.

Russie, qui les construira dans ses chantiers de l’Amirauté à Saint Petersbourg. Le rythme devrait être d’une unité par an, avec la première livraison attendue en août 2013. Cela permettra au Vietnam d’avoir en permanence deux sous-marins en patrouille, deux au port et deux en maintenance. La coopération entre les deux pays comprend également l’entraînement des sous-mariniers, le soutien pour le maintien en condition opérationnelle, et la construction des infrastructures portuaires nécessaires à l’accueil des sous-marins. Ces six unités utiliseront des missiles de croisière antinavires SS-N-27 et des missiles d’attaque terrestre SS-N-30.

3. Des stratégies navales adaptées à des flottes sous-marines émergentes

Les flottes sous-marines du Sud-est asiatique, composées uniquement de bâtiments à propulsion classique, sont donc limitées dans leur autonomie et dans leurs zones d’opérations, d’autant plus qu’elles sont restreintes en termes d’unités. En conséquence, elles doivent choisir précisément leurs ports d’attache et concevoir intelligemment leurs aires de patrouille pour maximiser leurs capacités opérationnelles et protéger au mieux leurs intérêts105.

Ainsi, les sous-marins malaisiens «  évoluent vraisemblablement en mer de Sulawesi et en mer de Chine méridionale » selon Koh Swee Lean Collin. Ceux de l’Indonésie se concentreront « sur les détroits de Makassar et de la Sonde ainsi que sur les eaux environnant les îles Natuna dans la mer de Chine méridionale ». Les bâtiments de Singapour patrouilleront « dans le Sud de la mer de Chine car le détroit de Malacca est trop congestionné et dangereux pour des sous-marins du fait du fort risque de collision avec un navire civil en transit ».

Les Indonésiens ont basé leurs sous-marins au cœur de l’archipel près des détroits vitaux comme le démontre l’inauguration, le 5 avril 2013, de sa base de sous-marins de Palu à Sulawesi au milieu du détroit de Makassar. Troisième base la plus profonde au monde, sa position stratégique lui permet d’assurer la protection du trafic maritime et de réaliser des missions de surveillance dans les eaux aux alentours d’Ambalat, riches en hydrocarbures et qui font l’objet d’un contentieux avec la Malaisie.

Conclusion : un équilibre géostratégique reposant notamment sur l’arme sous-marine

Tout en se dotant de flottes sous-marines aptes à protéger leurs intérêts propres, les pays d’Asie du Sud-est renforcent dans le même temps leurs coopérations, créant un équilibre interne au sein de l’ASEAN. Les trois pays dotés d’une flotte sous-marine organisent des exercices militaires conjoints, notamment en termes de sauvetages sous-marins, Singapour étant le seul d’entre eux à disposer de capacités sur ce secteur106. Le pacte de sauvetage sous-marin signé l’an dernier entre l’Indonésie et Singapour est un bon exemple de la coopération intra-ASEAN. Selon le docteur Euan Graham, « les exercices de 105 Interview de l’auteur avec Koh Swee Lean Collin, le 25 juin 2013.106 “Malaysia, Singapore in submarine rescue talks”, Jane’s Navy International, 19 octobre 2005.

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secours des sous-marins jouent un rôle important dans la construction de relations de confiance maritime107 ».

Ainsi, la géopolitique de l’Asie du Sud-est, carrefour des routes commerciales et point de passage obligé pour le transport des hydrocarbures entre la Chine et les États-Unis, repose sur un double équilibre notamment fondé sur l’arme sous-marine. Au sein de l’ASEAN, des flottes comparables encouragent les coopérations internes et multilatérales. L’ensemble de ces flottes, éventuellement soutenues par les États-Unis, constitue une force de dissuasion crédible, notamment face à la Chine, dont l’attitude autoritaire inquiète certains États de l’ASEAN, et assure un rôle régional stabilisateur par son effet dissuasif.

107 Interview de l’auteur avec Dr. Euan Graham le 23 juin 2013.

X 4

X 2

X 2

X 6

X 6

X 67

X 6 Nombre de sous-marinsà propulsion classique (effectif théorique)

Base de Cam Ranh

Base de Palu

Base naval abritant des sous-marins

Les forces sous-marines en Asie du Sud-Est

Base de Teluk Sepangar

Base de Hainan

Sources : Bernard Prézelin, Flotte de Combat 2012, éditions Maritimes et d’Outre-Mer, Paris, 2012.

© Yann Rozec

Base de Changi

Base de Lumut

China

Pays disposant d’une lotte de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins

Etat disposant d’une force sous-marine

Etat souhaitant se doter d’une force sous-marine

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Corée du Sud en Indonésie  : un modèle de coopération ?-AlbanSciascia

L’influence sud-coréenne en Indonésie revêt depuis quelques années une importance considérable. Celle-ci se manifeste par le biais de nombreux vecteurs et devient omniprésente pour qui sait observer le quotidien indonésien. Au-delà de l’influence dominante de la culture du pays du matin calme – K-pop – cette offensive coréenne prend des aspects divers et variés, allant des échanges économiques à la fondation d’une coopération stratégique de premier ordre. L’Archipel indonésien, à la croisée des si stratégiques voies de communication maritime, et dont le potentiel économique laisse songeur, revêt une importance primordiale pour de nombreux acteurs, régionaux et extérieurs. Cependant, qu’en est-il réellement de la relation stratégique entretenue par Seoul et Jakarta ?

Au premier plan, la coopération économique entre les deux pays connaît des développements intéressants. En atteste la volonté conjointe de développer cette forme de coopération au niveau gouvernemental. Pour ce faire, l’Indonésie a d’ores et déjà proposé un plan de développement économique sur le moyen et long terme, tout en renforçant ses liens avec Seoul. Un secrétariat commun pour la coopération économique entre les deux pays a ainsi été établi au début de l’année 2012. Mais au-delà des liens économiques et culturels, la relation bilatérale entretenue par Jakarta et Seoul semble s’inscrire dans une perspective stratégique d’importance. L’un des secteurs où cette coopération stratégique est particulièrement visible est celui de la défense et plus particulièrement pour l’acquisition d’équipements et matériels militaires.

1. KFX/IFX : un avion qui ne restera que de papier

Jakarta a acquis plusieurs aéronefs de fabrication sud-coréenne, parmi lesquels les T-50 Golden Eagle. Et l’Indonésie est partie prenante du programme KFX/IFX, ce qui n’est pas sans susciter une certaine opposition sur l’Archipel.

Défendant une volonté de devenir indépendant des principaux pays marchands d’armes – États-Unis en tête – le président Yudhoyono a entraîné l’industrie aéronautique nationale indonésienne – par le biais de PT DI – dans ce projet dont les tenants et aboutissants restent encore flous à l’heure actuelle. Cet aéronef – qui doit s’affirmer comme un appareil de combat de cinquième génération – n’existe encore que sur le papier. Les critiques – souvent justifiées – sont constantes. Nombreux sont les experts indonésiens à s’interroger sur la notion d’indépendance technologique du projet lorsque l’on sait que le programme aéronautique précédent – T-50 Golden Eagle – n’a pu être conçu qu’avec un support massif de Lockheed Martin108. Ainsi, la soi-disant indépendance technologique serait liée au bon vouloir de sociétés américaines, dont les ventes sont belles et biens conditionnées par le Congrès 108 Curie Maharani, “RI-S.Korea KFX Cooperation: The Second Best Option?”, The Jakarta Post, 12 juillet 2010.

des États-Unis. Or, de ce point de vue, la situation n’est pas très claire. Si l’embargo américain à destination de l’Indonésie a officiellement été levé, l’amendement Leahy continue de faire figure de principal frein aux exportations de matériels et équipements militaires vers l’Indonésie. Pour certains observateurs, le projet KFX ne serait qu’un «  fantasme techno-nationaliste»109, opinion qui semble se confirmer alors que Seoul a décidé de ne plus financer le projet pour l’année 2013 et que les potentiels partenaires turcs ont décidé de se retirer du dit projet110. Ce récent rebondissement, évoqué de façon somme toute limitée dans la presse indonésienne, n’a été traité que partiellement par les acteurs de la recherche stratégique indonésienne111.

Cependant, d’aucuns font très justement remarquer que cette coopérations avec la Corée du Sud permettra d’éviter à l’avenir de trop dépendre des puissances occidentales. Il n’en demeure pas moins que dans certains cercles à Jakarta,  la méfiance est de mise. Et au regard d’une affaire qui aurait pu inspirer Ian Fleming, il est évident de comprendre ces soupçons : au mois de février 2011, lors de négociations sur le projet KFX/IFX, une délégation indonésienne a vu ses chambres visitées par des citoyens sud-coréens, ces derniers dérobant plusieurs ordinateurs portables et des données confidentielles112. Selon certaines sources, il semblerait que les données dérobées aient un rapport avec le projet KFX/IFX113.

2. L’imbroglio des sous-marins

Ce qui intrigue de nombreux observateurs est lié à un autre contrat, relatif à l’acquisition de sous-marins. Dans le courant de l’année 2010, les médias indonésiens rapportent que Jakarta ne portera finalement pas son choix sur les submersibles russes de classe Kilo, considérés par le ministère de la Défense comme peu adaptés aux eaux archipélagiques. Etaient en concurrence pour ce contrat, la firme française DCNS – proposant des sous-marins de classe Scorpene –, un partenariat turco-allemand emmené par HDW proposant la classe U-214 et les chantiers sud-coréens Daewoo, qui proposent une nouvelle version de l’U-209. A la surprise de nombreux experts, le choix de Jakarta se porte finalement sur l’U-209, pourtant bon dernier des essais. Il semblerait que cette décision ait été prise directement par le Président Yudhoyono, à l’occasion

109 Ibid.110 “Korea Hentikan Pendanaan KFX untuk 2013 [la Corée suspend le financement duKFX pour 2013]”, Angkasa, 6 décembre 2012.111 Ceci peut se concevoir aisément. En 2012, Al Araf, un enseignant de l’Université de la défense nationale indonésienne (UNHAN) avait émis des critiques quant à l’acquisition de chars lourds Leopard. Il fut évincé de son poste. S’en est suivi une série d’articles notamment dans la presse anglophone indonésienne, opposant des chercheurs de tous bords. Il convient d’ajouter que la prise de position soutenant la décision de l’UNHAN d’Evan Laksmana, étoile montante de la recherche indonésienne et jusqu’alors plutôt critique à l’égard du gouvernement, déclencha une levée de bouclier au sein de la communauté des jeunes chercheurs indonésiens. Encore aujourd’hui, certains ne pardonnent pas à Laksmana cette prise de position, considérée comme étant une façon d’assurer son avenir au sein des institutions indonésiennes.112 Voir “Seoul Hotel Break-In Has Makings of a Spy Novel”, The New York Times, 21 février 2011; “South Korean spy agency behind Indonesian break-in: report”, Reuters, 20 février 2010.113 Bagus BT Saragih, “Stolen data may be linked to RI-S.Korea fighter project: lawmaker”, The Jakarta Post, 20 février 2011.

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d’une réunion, au détriment de plusieurs factions de la marine indonésienne. Il s’est avéré par la suite – mais aucun média indonésien n’a encore décidé de révéler l’affaire – que Daewoo décida après signature du contrat d’augmenter ses tarifs de façon unilatérale. Ce revirement semble être au lié au fait que Seoul n’a légalement pas le droit de vendre ces équipements spécifiques qui sont eux même construit sous licence allemande de la société… HDW114.

Enfin, dernier rebondissement dans cette affaire, les révélations de Tubagus Hassanudin, député de la commission une de l’assemblée – pour les affaires de défense – arguant que le transfert de technologie devant accompagner ce contrat serait limité au minimum, suivant la volonté de Daewoo. Ces derniers auraient alors informé les chantiers indonésiens PT PAL que leur participation au programme ne comportera qu’une observation du savoir-faire coréen, sans participation active. Cette remise en cause du transfert de technologie influera sans aucun doute sur les prochains contrats. D’autant plus que certaines sources au sein même de la marine indonésienne115 affirment que le retro-fit par Daewoo des deux sous-marins que possède l’Indonésie ne satisferait pas complètement les utilisateurs116.

3. Un silence pesant des experts indonésiens

Paradoxalement, la communauté académique indonésienne et les journalistes spécialistes des questions de défense restent muets sur ce sujet117. A l’occasion de discussions auprès de chercheurs indonésiens experts dans ces domaines, aussi bien basés en Indonésie qu’à Singapour, tous ont éludé les propositions d’écrire et publier à ce sujet118. Pour tous, prendre position contre le gouvernement sur ce sujet – plus que sur l’acquisition des Leopard – reviendrait à se faire blacklister et donc, à abandonner l’espoir d’une carrière universitaire – voire politique pour certains – dans leur pays119.

Ces silences et non-dits sur les limites du partenariat stratégique puiseraient leurs sources en plus haut lieu. Si le Président Yudhoyono tend à observer d’excellentes relations avec la Corée du Sud – et plus particulièrement l’ancien Président Lee – les raisons ne sont pas uniquement pragmatiques et sont aussi à chercher auprès de l’épouse de SBY, Ibu Ani. Loin du rôle habituel dévolu aux Premières

114 “S Korea’s price hike in sub deal raises Turkish hopes”, Hürriyet Daily News, 19 mars 2012; Umit Enginsoy, “Turkey, HDW ready for joint bid”, Hürriyet Daily News, 16 décembre 2011.115 « Bruits de carré » ou « de coursives », confirmés par plusieurs interlocuteurs de la marine indonésienne, sous couvert d’anonymat.116 Le système de combat est notamment remis en cause.117 A l’exception d’un article de blog relatant les déclarations de Tubagus Hassanudin (PDI-P, parti d’opposition), la presse n’a jamais évoqué les dernières évolutions relatives au contrat des sous-marins. Voir http://strategi-militer.blogspot.com/2013/05/indonesia-gagal-mendapatkan-transfer.html?spref=fb.118 Entretiens informels avec des chercheurs de différentes universités indonésiennes et du programme Indonésie de la RSIS de Singapour, fin mai 2013.119 C’est ce qui fut avancé par pas moins de cinq chercheurs indonésiens (trois à Singapour, deux en Indonésie) lorsqu’il leur fut proposé par l’auteur de publier sur les derniers rebondissements. L’un d’entre eux proposa néanmoins d’utiliser un pseudonyme et de citer des sources anonymes. Mais il revint rapidement sur cette proposition.

Dames, l’épouse du Président indonésien est un véritable animal politique dont la principale idée serait à présent de se présenter aux prochaines élections présidentielles. Et Ibu Ani entretien une relation ancienne avec Seoul, du temps où son père fut ambassadeur de la République d’Indonésie en Corée du Sud.

Enfin, il convient de noter que l’ambassade de Corée du Sud en Indonésie tend elle aussi à sécuriser son image en embauchant un nombre croissant de jeunes chercheurs indonésiens et en leur proposant des bourses d’études pour effectuer leurs doctorats. En conséquence de quoi, la plupart n’ose mordre la main qui les nourrit120.

Conclusion  : consolidation de la relation ou changement de cap en 2014 ?

L’invasion – car s’en est une – de la culture coréenne ne semble pas faiblir, au regard des programmes proposés par les radios et autres chaînes de télévision indonésiennes. Mieux, Seoul utilise ses stars afin de promouvoir ses exportations en Indonésie, et plus particulièrement ses ventes d’armes. Ainsi, l’acteur star Hyun Bon – qui réalise son service militaire chez les Marines sud-coréens – s’est déplacé en Indonésie au mois d’octobre 2011, afin de promouvoir auprès des Marinirs, fusiliers marins indonésiens, les dernières nouveautés de l’industrie de l’armement sud-coréenne121. Plutôt que des experts des questions de sécurité, ce furent des bataillons de groupies qui assistèrent au défilé organisé à cette occasion, afin d’apercevoir leur idole.

C’est donc une approche globale et complète que propose la Corée du Sud en Indonésie. Si tout semble se dérouler à présent pour le mieux, si la population indonésienne est toujours aussi réceptive, les derniers rebondissements – bien que peu médiatisés – mais surtout les échéances électorales à venir, avec en point d’orgue les élections présidentielles de 2014, pourraient changer la donne. Sachant que le Président Yudhoyono ne pourra se représenter, et que l’idée de ticket électoral incluant Ani Yudhoyono semble à ce jour possible mais peu probable, la perception et l’historique des relations personnelles que le prochain Président indonésien aura de la Corée du Sud orientera sans nul doute ce qui reste un partenariat en devenir entre les deux pays. Mais nul ne doute que culturellement, comme économiquement, Seoul continuera de rayonner sur l’Archipel.

120 L’exemple type est sans doute Irene Kuntjoro, si prompte à critiquer certaines décisions de son propre gouvernement mais qui n’a jamais, sur des thématiques pourtant proches, oser émettre une seule critique à l’égard de la Corée du Sud, qui finance son doctorat.121 “Hyun Bin to Visit RI to Promote Arms Industry”, The Jakarta Post, 4 octobre 2011.