POIREL, D., Le Mirage Dionysien- La Réception Latine Du Pseudo-Denys

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    Comptes rendus des sancesde l'Acadmie des Inscriptions

    et Belles-Lettres

    Le mirage dionysien : la rception latine du Pseudo-Denysjusquau XIIe sicle lpreuve des manuscritsMonsieur Dominique Poirel

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    Poirel Dominique. Le mirage dionysien : la rception latine du Pseudo-Denys jusquau XIIe sicle lpreuve des

    manuscrits. In: Comptes rendus des sances de l'Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres, 151anne, N. 3, 2007.

    pp. 1435-1455.

    doi : 10.3406/crai.2007.91373

    http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2007_num_151_3_91373

    Document gnr le 21/10/2015

    http://www.persee.fr/collection/craihttp://www.persee.fr/collection/craihttp://www.persee.fr/collection/craihttp://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2007_num_151_3_91373http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2007_num_151_3_91373http://www.persee.fr/author/auteur_crai_5461http://dx.doi.org/10.3406/crai.2007.91373http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2007_num_151_3_91373http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2007_num_151_3_91373http://dx.doi.org/10.3406/crai.2007.91373http://www.persee.fr/author/auteur_crai_5461http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2007_num_151_3_91373http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2007_num_151_3_91373http://www.persee.fr/collection/craihttp://www.persee.fr/collection/craihttp://www.persee.fr/collection/craihttp://www.persee.fr/
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    COMMUNICATION

    LE MIRAGE DIONYSIEN :

    LA RCEPTION LATINE DU PSEUDO-DENYS JUSQUAU XIIeSICLE

    LPREUVE DES MANUSCRITS

    PAR M. DOMINIQUE POIREL

    En histoire des textes, certains auteurs forment une catgoriecirconscrite mais invitable : celle des fcheux et des faiseurs dem-barras. Qui ne sest jamais affront ces crivains irritants, sur quitout ou presque est incertain : la liste, le titre, la date et le texte mmede leurs uvres ; lorigine et la diffusion, le sens et la cohrence deleur pense ; enfin leur propre biographie : lpoque o ils ont vcu,les rgions quils ont traverses, les tapes de leur carrire, parfoismme leur simple identit ?

    coup sr, parmi ces btes noires de lrudition, une palmeparticulire revient au pseudo-Denys de lAropage, qui cumule lui seul toutes les nigmes que lon vient dnumrer : mme aprsquau XIXesicle enfin, on eut renonc voir en lui ce converti desaint Paul dont traitent en une ligne lesActes des aptres1, a fortiori lidentifier au premier vque de Lutce, saint patron de labbayede Saint-Denis2, mme alors les discussions nont pas manqu, sansrsultat convaincant, pour lui fournir une identit de remplacement :Svre dAntioche, Denys dAlexandrie, Pierre lIbrien, Serge de

    1. Quidam vero viri, adherentes ei, crediderunt ; in quibus et Dionisius Ariopagita et muliernomine Damaris et alii cum eis,Actes des Aptres17, 34.

    2. Encore au XIXe s., lauthenticit est soutenue par G. Darboy, uvres de saint DenyslAropagite, traduites du grec, prcdes dune introduction o lon discute lauthenticit de ceslivres, et o lon expose la doctrine quils renferment, et linfluence quils ont exerce au Moyen ge,Paris, 1845, rdit sans changement jusquen 1932 ; et J. Dulac, uvres de saint Denys lAro-

    pagite, traduites du grec en franais, avec prolgomnes, manchettes, notes, table analytique etalphabtique, table dtaille des matires, Paris, 1865. En revanche, les derniers coups la thse delauthenticit furent ports en 1895 par H. Koch et J. Stiglmayr : H. Koch, Proklus als Quelle desPseudo-Dionysius Ar. in der Lehre von Bsen ,Philologus54, 1895, p. 438-454 ; J. Stiglmayr,Das

    Aufkommen der pseudo-dionysischen Schriften und ihr Eindringen in die christliche Literatur biszum Laterankonzil 649, Feldkirch, 1895 ; id., Pseudo-Dionysius Areopagita in seinen Beziehungenzum Neuplatonismus und Mysterienwesen , dans Forschungen zur Christlichen Literatur- und

    Dogmengeschichte, t. 1, 2-3, Mayence, 1900.

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    1436 COMPTES RENDUS DE LACADMIE DES INSCRIPTIONS

    Resaina et bien dautres3. Mme allge de quelques apocryphes, la

    liste de ses uvres demeure incertaine, ainsi que leur chronologierelative, malgr les renvois plusieurs crits inconnus, dont on sedemande encore sils ont jamais vu le jour4. Le texte mme et soninterprtation soulvent de grandes difficults. Les crits authenti-ques , si lon peut dire, se composent de quatre traits et dix lettres,dont les phrases interminables, greves de nologismes, voilent toutautant quelles lexpriment une pense dlibrment droutante etquasi-hermtique, synthse originale de la foi chrtienne et de laphilosophie no-platonicienne de Proclus5.

    Bref, entre mystique et mystifi

    cation, lauteur du corpus diony-sien ne cesse de prendre ses lecteurs contre-pied et le thologiende la tnbre lumineuse apparat tous gards comme lhommede lnigme, de lillusion et du paradoxe. Or, au risque dassombrirencore un peu plus ce tableau, je voudrais montrer quentre 827,o il fait son entre vritable en Gaule, et les annes 1120-1130, oHugues de Saint-Victor commente la Hirarchie cleste, le corpuspseudo-aropagitique a suscit une nouvelle extravagance dans lhis-toire des textes et de la pense. Durant ces trois sicles, on a, sans lelire, imagin ce quil contenait. Une tradition littraire sest cre,

    qui substitue sa doctrine vritable une doctrine fabuleuse et, surquelques points essentiels, contraire celle du pseudo-Denys. Cestde cette forgerie intellectuelle, non moins piquante et influente quela forgerie biographique, cest de ce pseudo pseudo-dionysismeque je voudrais vous entretenir.

    3. On en trouve la liste dans lintroduction par R. Roques ldition critique et traductionfranaise des Sources chrtiennes : Denys lAropagite, la Hirarchie cleste, introduction par

    R. Roques, tude et texte critiques par G. Heil, traduction et notes par M. de Gandillac, Paris,1958. En dernier lieu, voir par exemple G. Fernndez Hernndez, Algunos problemas en torno alpseudo-Dionisio Areopagita , Carthaginensia19, 2003, p. 143-146.

    4. On trouve un point critique sur lauthenticit et la chronologie relative des crits attribuablesau pseudo-Denys dans larticle R. Roqueset alii, Denys lAropagite (le Pseudo-) , dansDiction-naire de spiritualit, asctique et mystique, t. III, Paris, 1957, col. 244-429, en part. col. 257-264.

    5. Sur la pense dionysienne, lire en particulier R. Roques, Lunivers dionysien. Structurehirarchique du monde selon le Pseudo-Denys, Paris, 1954 ; P. Rorem, Biblical and LiturgicalSymbols Within the Pseudo-Dionysius Synthesis, Toronto, 1984 ; E. von Ivanka,Plato Christianus,bernahme und Umgestaltung des Platonismus durch die Vter, Einsiedeln, 1964 (trad. fr. PlatoChristianus, Paris, 1990) ; S. Lilla, Denys lAropagite (Pseudo-) , dansDictionnaire des philo-

    sophes antiques, R. Goulet (dir.), t. II, Paris, 1994, p. 727-742 ; Y. de Andia,Henosis. Lunion Dieuchez Denys lAroopagite, Leiden, 1996 ; ead.art. Pseudo-Denys , dansDictionnaire critique deThologie, J.-Y. Lacoste (dir.), Paris, 1998, p. 956-959 ; E. Stein, Vie della conoscenza di Dio. La Teologia simbolica dellAreopagita e i suoi presupposti nella realt, Bologna, 2003 ; on trou-vera sur le site http://plato.stanford.edu/entries/pseudo-dionysius-areopagite/ une bibliographie pluscomplte, incluant mme des dionysiens postmodernes comme J. Derrida.

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    I. Le sommeil des tudes dionysiennes aux IXe-XIesicles

    Certes, survoler les indices textuels, on pourrait croire que larception latine de notre auteur sest faite progressivement et sansheurt. Compos la fin du Veou au dbut du VIesicle, probable-ment par un moine syrien ou gorgien, le corpus dionysien, placds lorigine, semble-t-il, sous le nom du converti de saint Paul, estprsent trs tt Rome, mais discrtement : on le trouve dabordcit par les papes ou dans la littrature conciliaire6. En 758 le papePaul Ier envoie Ppin le Bref une premire collection des crits

    dionysiens, qui semble navoir eu aucun succs

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    . En 827 lempereurbyzantin Michel le Bgue offre Louis le Pieux un manuscrit grecen onciale des uvres de Denys lAropagite. On la conserv : cestlactuel graecus837 de la Bibliothque nationale de France, dontdrivent les deux premires traductions latines8. Lune, au dbut desannes 830, est organise par Hilduin, abb de Saint-Denis9. Lautre,trois dcennies plus tard, est labore par Jean Scot, dit lrigne,qui commente en outre le premier trait, la Hirarchie cleste10.

    6. En particulier par Grgoire le Grand ( 604), dans la trente-quatrime de ses Homiliae inEvangelia, prononce Rome en 593, R. taix (d.), Turnhout, 1999, p. 308-319 ; et dans sesMoralia in Iob, XXXII, XXIII (47-48), M. Adriaen (d.), Turnhout, 1985, p. 1665-1666. Sur lestmoignages de la prsence Rome dun manuscrit dionysien en 649 et au-del, voir lart. cit. n. 4de Roques, col. 319.

    7. Ibid.8. Sur la rception latine des uvres du pseudo-Denys partir de ce manuscrit, voir R. Foss,

    Ueber den Abt Hilduin von St. Denis und Dionysius Areopagita, Berlin, 1886 ; P. Lehmann, ZurKenntnis der Schriften des Dionysius Areopagita im Mittelalter , Revue bndictine 35, 1923,p. 81-97 = P. Lehmann, Erforschung des Mittelalters4, 1961, p. 128-141 ; G. Thry, Contri-bution lhistoire de laropagitisme au IXe s. , dans Le Moyen Age, t. 35, 1923, p. 111-153 ;M. Grabmann, Die mittelalterlichen lateinischen bersetzungen der Schriften des Ps. DionysiusAreopagita , dans Mittelaltisches Geistesleben, t. 1, Mnchen, 1926, p. 449-452 ; B. Faes de

    Mottoni,Il Corpus Dionysiacum nel Medioevo. Rassegna di studi : 1900-1972, Roma, 1977 ;D. E. Luscombe, Denis the pseudo-Areopagite in the Middle Ages from Hilduin to LorenzoValla , dans Flschungen im Mittelalter. Internationaler Kongre der Monumenta Germaniae

    Historica, Mnchen, 16.-19. September 1986, W. Setz (d.), t. I, Hannover, 1988, p. 133-152 ;. Jeauneau, Denys lAropagite promoteur du noplatonisme , dans Noplatonisme et philo-

    sophie mdivale. Actes du Colloque international de Corfou, 6-8 octobre 1995, organis parla Socit internationale pour ltude de la philosophie mdivale, dits par L. G. Benakis,Turnhout, 1995, p. 1-23 ; D. Poirel, Le chant dionysien, du IXeau XIIes. , dansLes historienset le latin mdival, Colloque tenu la Sorbonne-Paris I, les 9-11 septembre 1999, M. Parisse etM. Goullet (dir.), Paris, 2001, p. 151-176.

    9. Sur la traduction dHilduin, voir G. Thry, Hilduin et la premire traduction des crits duPseudo-Denis ,Revue dhistoire de lglise de France 9, 1923, p. 32-39 ; id., Le texte intgralde la traduction du Pseudo-Denis, par Hilduin ,Revue des sciences philosophiques et thologiques21, 1925, p. 35-50, et p. 197-214 ; id.,tudes dionysiennes, t. I :Hilduin traducteur de Denys ; t. II :

    dition de sa traduction, Paris, 1932 et 1937.10. La traduction de Jean Scot doit toujours tre consulte dans ldition que H. J. Floss a

    prpare pour laPatrologia latina, t. 122, Paris, 1853, col. 1023-1194.

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    Vers 875, Anastase le Bibliothcaire glose la version de Jean Scot, il

    ajoute ses corrections dhellniste et des scholies, traduites par lui,de deux commentateurs grecs, Jean de Scythopolis et Maxime leConfesseur11. partir de l, il semble que les Latins prennent peu peu connaissance des textes et se mettent les invoquer, timidementdabord, puis de plus en plus frquemment, de Raban Maur ( 856) Alain de Lille ( 1203) en passant par Fulbert de Chartres ( 1028),Adalbron de Laon ( 1030), Othlon de Saint-Emmeran ( 1080),Pierre Ablard ( 1142) et bien dautres, jusqu ce quau XIIIesicleDenys lAropagite se voie reconnatre en thologie une autorit

    peine seconde celle dAugustin, peut-tre mme suprieure, ft-cechez Thomas dAquin, celle dAristote12.Toutefois, cette volution paisible et rgulire dans laccueil de la

    pense dionysienne est un leurre. En ralit, avant le deuxime tiersdu XIIesicle, les textes dionysiens sont doublement inaccessibles.Dabord, en un sens trs matriel, en ce que les manuscrits en sontrarissimes : cest ce quobserve Syrus de Cluny au XIesicle, lorsquilprsente la Hirarchie cleste comme un texte introuvable13. De laversion dHilduin, on conserve aujourdhui trois tmoins, dont unseul est complet : deux datent du XIIeet un du XVe sicle14. De la

    version de Jean Scot, Ernesto Mainoldi a recens cinquante-quatretmoins, nombre quil convient daugmenter sensiblement pour lesderniers sicles du Moyen ge. Or, dans leur immense majorit, ilsremontent aux XIIeet XIIIesicles, et les rares tmoins plus anciensse cantonnent curieusement en terre dEmpire15. Enfin du commen-taire de Jean Scot sur laHirarchie cleste, sur dix-neuf manuscritsconnus, un seul, gravement lacunaire comme dailleurs tous lesautres sauf un est antrieur 110016. Bref, pendant trois sicles, en

    11. Sur le corpus anastasien , voir H. Dondaine, Le corpus dionysien de luniversit deParis auXIIIesicle, Roma, 1953, p. 35-66. Encore indit, le texte en est transmis par les manuscritssuivants : Avranches, BM 47 (XIIes.) ; Kln, Dombibliothek 30 (XIes.) ; Heiligenkreuz, Stiftsbiblio-thek, 111 (XIIes.) ; Lyon, Bibliothque municipale, 598 (XIIes.) ; Oxford, Bodleian Library, Laud.Misc. 639 (XIIes.) ; Paris, Bibliothque nationale de France, lat. 2612 (XIIes.). Au tournant du XIIIes.,les gloses dAnastase ont t incorpores au corpus dionysien de luniversit de Paris.

    12. Voir n. 8.13. librum, qui vix alicubi reperiri possit, voir ci-dessous la citation plus complte, n. 19.14. Voir n. 9.15. E. S. N. Mainoldi, art. Iohannes Scottus Eriugena, dansLa trasmissione dei testi latini

    del Medioevo. Mediaeval Latin Texts and their Transmission. TE.TRA, t. 2, P. Chiesa et L. Castaldi(dir.), Firenze, 2002, p. 186-273, en particulier section 12 : Versio operum sancti Dionysii Areo-

    pagitae (ante 860-864 ; revisione : 864-866), p. 244-250 ; voir aussi section 8 : Expositiones inIerarchiam coelestem (864-870), p. 219-227.

    16. Voir . Jeauneau, Iohannis Scotti seu Eriugenae Periphyseon, 5 vol., Turnhout, 1996-2003.

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    dehors de quelques centres privilgis comme Cluny et Saint-Denis,

    accder aux textes dionysiens tait un vritable dfi.Mme ceux qui avaient cette chance ntaient pas au bout de leurs

    peines. Une fois franchi lobstacle premier dune tradition manus-crite tique, restait comprendre les textes. Or, dj difficile en grec,leur lecture est complique en latin par le parti quont adopt lestraducteurs. En effet, ceux-ci ont suivi un mot mot scrupuleux,translittrant ou calquant, au lieu de les traduire, les concepts diony-siens les plus caractristiques, et transposant brutalement en latin laplupart des tours grammaticaux de loriginal17. Bref, moins dtre

    soi-mme hellniste, il tait malais de comprendre quoi que ce ftaux textes dionysiens. Cest bien ce quobserve Anastase lorsquildit quau lieu de traduire Denys, Jean Scot la, je cite, rendu telquil faille encore le traduire : quem interpretaturum susceperat,adhuc redderet interpretandum18. Un rcit de lhagiographe Syrusde Cluny rsume bien lembarras o se trouvaient les lecteurs occi-dentaux devant les versions latines du corpus aropagitique. Dansla Vie de saint Maeul, Syrus raconte un miracle survenu lorsquele saint abb, de passage labbaye de Saint-Denis, sefforait delire la Hirarchie cleste : comme un feu stait dclar, le livre

    de Denys lAropagite et Maeul lui-mme chapprent totalementaux flammes. Ce miracle prouve peut-tre la saintet du livre et dulecteur, mais il ne nous convainc gure de lenthousiasme du lecteurpour le livre : car si lincendie sest dclar, cest parce que Maeulstait endormi sur son livre et quil avait ainsi laiss tomber lachandelle quil tenait la main19. Avant le rveil du XIIesicle, cet

    17. En complment des travaux de Thry sur la traduction dHilduin (n. 9), voir ceux plusnombreux sur la version de lrigne, en particulier G. Thry, Scot rigne traducteur de

    Denys , Bulletin du Cange 6, 1931, p. 185-278 ; R. Roques, Traduction ou interprtation ?Brves remarques sur Jean Scot traducteur de Denys , dans The Mind of Eriugena. Papers of aColloquium, Dublin, 14-18 July 1970, J. J. OMeara et L. Bieler (d.), Dublin, 1973, p. 59-77 ;. Jeauneau, Jean Scot rigne et le grec , Bulletin du Cange. Archivum latinitatis Medii Aevi,t. 41, 1978, p. 5-50 ; J. Ppin Jean Scot traducteur de Denys : lexemple de la lettre IX , dans

    Jean Scot crivain. Actes du IVe Colloque international Montral, 28 aot-2 septembre 1983,G.-H. Allard (d.), Montral-Paris, 1986, p. 129-141 ; P. Chiesa, Traduzioni e traduttori dal greconel IXsecolo : sviluppi di una tecnica , dans Giovanni Scoto nel suo tempo : lorganizzazione del

    sapere in et carolingia. Atti del XXIVconvegno storico internazionale, Todi 11-14 ottobre 1987,Spoleto, 1989, p. 189-196.

    18. Unde factum est ut tantum virum, qui per se quia intima et ardua quaeque utriusquephilosophiae penetralia rimari proposuit perplexus nostris intellectibus videbatur, intra cujusdamlabyrinthi difficilia irretiret et in antris profundioribus invisibiliorem quodam modo collocaret et,quem interpretaturum susceperat, adhuc redderet interpretandum., Anastase le Bibliothcaire,

    Epistula II, d. PL 129, 740A.19. Hierarchias quoque beati Dionisii Areopagitae quodam tempore cum legeret et more

    solito, quae die legerat, sui pectoris bibliothecae nocturna meditatione eadem deponeret, subrepente

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    exemplumen tmoigne, les tudes dionysiennes staient bel et bien

    assoupies.Aussi nest-il pas tonnant que les indices dune lecture vritable

    soient rares avant lpoque dHugues de Saint-Victor. La meilleurefaon den prendre la mesure consiste collecter les passages odes auteurs reprennent quelques-uns des termes les plus distinctifsdu pseudo-Denys. Puisque ce dernier sest forg en grec un lexiquetrs original et que les traducteurs, par leur conservatisme, ont pluttaccentu sa singularit, il est commode, grce aux concordancesinformatiques, de dresser la liste des crivains qui ont repris leur

    compte les concepts les plus personnels et nologistiques de notrepenseur : thearchia, superprincipalis, deihumanus, des superlatifsrares comme causalissimus, en tout une cinquantaine de termes.Or, avant le XIIesicle, les crivains qui reprennent ces termes sonten trs petit nombre : ce sont pour lessentiel Hilduin, Jean Scotet Anastase le Bibliothcaire ; autant dire que le corpus na guret lu que par ses traducteurs. Paradoxalement, ceux qui ont vrai-ment utilis les versions latines sont ceux qui pouvaient le mieuxsen passer. Hormis eux, le lexique dionysien ne touche gurequHincmar de Reims, ancien moine de Saint-Denis et protecteur

    de lrigne ; Heiric dAuxerre, lui aussi un proche de lrigne ;Fulbert de Chartres, qui a peut-tre tudi Reims o lrigne avaitenseign. Encore sagit-il dans ces trois cas demplois timides, duneou deux occurrences, pas plus, pour chacun de ces auteurs. Pour trecomplet, ajoutons au XIesicle le vnitien Grard, vque de Csanden Hongrie20, et Othlon de Saint-Emmeran21, qui manifestent uneconnaissance plus intime de la doctrine dionysienne : et cest toutpour trois sicles.

    La raret des manuscrits et des indices de lecture avant 1120-1130

    contraste avec leur soudaine prolifration partir de cette poque.

    somno, contigit ut candela, quae lumen suggerebat legenti, supra paginam rueret quam legebat. Sedquid Christus non operetur in sanctis ? Edaxflamma candelam consumpsit, sed folium super quodardebat torrida damna non sensit. Virtutemflamma habuit ad candelam comburendam, quam ad

    paginam perdidit laedendam. Protinus excusso somno, vir Dei consternatus est animo quod librum,qui vix alicubi reperiri possit, consumptum esse incendio putavit. Sed excussa favilla, cum in super-ficie nullius laesionis appareret macula, immensas ei gratias retulit cujus potentia suae naturae vimignis amisit, dum arida nutrimenta, super quae candelam consumpsit, in nullo laedere potuit. ,Syrus de Cluny, Vita sancti Maioli, III, 19, D. Iogna-Prat (d.),Agni immaculati. Recherches sur les

    sources hagiographiques relatives saint Maeul de Cluny (954-994), Paris, 1988, p. 276-277 = PL137, 75AB (BHL n 5179).

    20. Voir D. Poirel, art. cit. la fin de la n. 8, en particulier p. 155-158.21. Voir T. Lesieur, Les gloses du manuscrit CLM 1437 : Othlon et la pense dionysienne ,

    Francia31/1, 2004, p. 151-163.

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    LE MIRAGE DIONYSIEN 1441

    Ds le second tiers du XIIesicle, les lecteurs du corpus aropagitique

    se comptent par dizaines, de lcole de Saint-Victor Paris jusqulordre cistercien, en passant par les moines noirs et les coles,chartraines et surtout parisiennes, tandis que dans le mme tempsles manuscrits se rpandent dans toutes les bonnes bibliothques22.Cest aussi le moment o les travaux exgtiques se multiplient,ceux dHugues de Saint-Victor23, dHerv de Bourg-Dieu24, deBoton de Prfening25et de Jean Sarrazin26sur laHirarchie cleste ;celui de Guillaume de Lucques27sur lesNoms divins et laHirarchieecclsiastique. linstigation de Jean de Salisbury, une traduction

    nouvelle, plus claire, plus latine de lensemble est procure par JeanSarrazin28. Avec le temps, traductions et commentaires confluent enune dition cumulative, sorte de glose ordinaire des textes aropa-gitiques : cest ce que Hyacinthe Dondaine a nomm le Corpusdionysien de lUniversit de Paris 29.

    La cause de ce succs nest pas difficile trouver : srement, cestlExpositio dHugues de Saint-Victor sur la Hirarchie cleste, quia favoris le rveil dionysien. Compose dans les annes 1120-1130

    22. D. Poirel, ibid., p. 158-169.23. Super Ierarchiam Dionisii: d. PL 175, 923-1154. Une dition critique est en cours, par mes

    soins, comme volume III desHugonis de Sancto Victore opera, D. Poirel-P. Sicard (dir.), Turnhout,2001.

    24. Moine bndictin du Bourg-Dieu ou Dols prs de Chateauroux, Herv composa, selonune lettre de ses confrres rdige au moment de sa mort, un admirable commentaire sur la

    Hirarchie cleste, dont malheureusement on na plus de trace : Fecit ergo primum expositionemmirabilem super librum beati Dionysii De hierarchiis angelorum. , d. PL 181, 9, daprs DAchery,Spicilegium, t. II, p. 515. Cette affirmation est confirme par la connaissance relle de lAropagiteque manifestent ses ouvrages dits, en particulier ses commentaires bibliques, Commentarii in

    Epistolas Pauli, d. PL 181, 85B, 123C, 123D, 334B, 415D, 572D, etc. Linfluence du pseudo-Denyssur Herv du Bourg-Dieu a t tudie par Pierre Boucaud loccasion du colloque : Lexgsemonastique de la Bible en Occident,XIe-XIVesicle, Strasbourg, 10-12 septembre 2007.

    25. Daprs une addition faite par Boton lui-mme ? lAnonymus Mellicensis de scriptoribus

    illustribus, Boton de Prfening est lauteur dun commentaire aujourdhui perdu sur laHirarchiecleste ; voir P. Lehmann, Neue Textzeugen des Prfeninger Liber de viris illustribus (AnonymusMellicensis) ,Neues Archiv38, 1913, p. 550-558. Il a aussi rsum la doctrine dionysienne, vers1155, dans son ouvrageDe domo Dei, o il exhorte la papaut faire rgner lordre dans lglise limage de lharmonie qui rgit le monde anglique. Voir J. A. Endres, Boto von Prfening undseine schriftstellerische Ttigkeit ,Neues Archiv30, 1905, p. 603-646 ; F. J. Worstbrock, art. Botovon Prfening , dansDie deutsche Literatur des Mittelalters Verfasserlexikon, K. Ruh et al. (d.),t. 1, Berlin-New York, 1978, col. 971-976. Sur leDe domo Dei, voir ldition de J. A. Brassicanus :

    D. Pothonis Presbyteri Prumiensis, Scriptoris Vetustissimi, De Statu Domus Dei libri quinque.Ejusdem, De magna domo Sapientiae liber unus, Hagenau, 1532.

    26. G. Thry, Documents concernant Jean Sarrazin, rviseur de la traduction rignienne duCorpus Dionysiacum ,Archives dhistoire doctrinale et littraire du Moyen ge18, 1951, p. 45-87.

    27. F. Gastaldelli, Wilhelmus Lucensis, Comentum in tertiam ierarchiam Dionisii que est Dedivinis nominibus. Introduzione e testo critico, Firenze, 1983.

    28. G. Thry, Existe-t-il un commentaire de Jean Sarrazin sur la Hirarchie cleste duPseudo-Denys? ,Revue des sciences philosophiques et thologiques11, 1922, p. 61-81.

    29. Dondaine,Le corpus dionysien de luniversit de Paris auXIIIesicle, Roma, 1953.

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    et transmise par une centaine de manuscrits, dont une trentaine, ds

    le XIIesicle, se sont diffuss travers toute lEurope occidentale,ce commentaire brise avec celui de lrigne, en ce quau lieu dese laisser fasciner par la langue exotique et hermtique du pseudo-Denys, au point de rivaliser en latin avec elle, il sest modestementappliqu la rendre comprhensible. L o Jean Scot se drapait dansles concepts et le style amphigourique de son auteur favori, Huguesse borne lclaircir. Avec son exprience de lexgse biblique,son sens de la pdagogie et un rel talent de philologue commelorsquil corrige par conjecture des erreurs de copie ou de traduction,

    ou lorsque par lanalyse du contexte il rtablit la cohrence dun sensincertain , notre auteur a su reformuler en quelques mots simplesles fulgurances sotriques et solennelles du pseudo-Aropagite30.

    II. Un dionysisme mythique

    Mais alors, se demande-t-on, que sest-il pass dans les trois siclesantrieurs, o la preuve a t faite quil tait si difficile davoir accsaux textes dionysiens, plus forte raison de les comprendre ? Car

    tandis que lon sattend un silence total sur Denys lAropagitecomme crivain et comme penseur, on trouve du IXeau tournant duXIIe sicle quelques dizaines de mentions le concernant, chez desauteurs qui ne lont probablement jamais lu pour de bon, tels Notkerle Bgue ( 912)31, Adalbron de Laon ( 1030)32, Humbert de SilvaCandida ( 1061)33, le pseudo-Bruno le Chartreux (XIes.)34, Ives deChartres ( v. 1116)35, Guibert de Nogent ( 1124)36, Rupert de Deutz( 1130)37et Pierre Ablard ( 1142)38. Tantt vagues et gnrales,

    30. Voir notre article : La boue et le marbre : le paradoxe de lexgse du Pseudo-Denys parHugues de Saint-Victor , dans Bibel und Exegese in der Abtei Sankt Viktor zu Paris. Form und

    Funktion eines Grundtextes im europischen Raum,18.-21. April 2004 in Mainz, R. Berndt (d.),Mnster, 2009, p. 105-130.

    31. Notker le Bgue, Sequentiae, XXXVIII, d. PL 131, 1025D-1026C.32. Adalbron de Laon, Carmen ad Rotbertum regem Francorum, d. PL 141, 780-781.33. Humbert de Silva Candida,Adversus Simoniacos, III, d. PL 143, 1143D.34. Pseudo-Bruno le Chartreux,Expositio in Psalmos, d. PL 152, 709A ; 1211D.35. Ives de Chartres,Decretum, 64, 90, 104, 372, d. PL 161, 288AB ; 289D-290A ; 435BC ;

    Panormia, 96, ibid., 1106C.36. Guibert de Nogent,Moralia de Genesi, d. PL 156, 50B.37. Rupert de Deutz, Commentum in Apocalypsim, d. PL 169, 848C.38. Pierre Ablard, Theologia Summi boni , II, 22, d. CCCM 13, p. 121-122, lignes 201-204

    = Theologia christiana, III, 45, d. CCCM 12, p. 213 = PL 178, 1224D-1225A ; Hymni Paracli-tenses, n 127, d. Chrysogonus Waddell,Hymn collections from the Paraclete, Gethsemani Abbey,1989, t. II, p. 170-171 = n 105, Joseph Szvrffy, Hymnarius Paraclitensis, Albany, 1975, t. II,p. 218. Voir ci-dessous, n. 51.

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    LE MIRAGE DIONYSIEN 1443

    tantt plus prcises, ces mentions permettent dobserver la recons-

    titution collective et imaginaire dune doctrine inaccessible, maisextrapole partir du petit nombre dinformations disponibles.

    Quelles taient celles-ci ? dfaut des uvres dionysiennes,opaques et rarissimes, il existait trois textes principaux, fort peubavards sur notre auteur, mais largement rpandus. Dabord bien sr,on connaissait la phrase laconique desActes des aptresqui voquela conversion de Denys : Certains hommes pourtant, stant atta-chs [Paul], devinrent croyants, entre autres Denys lAropagite,une femme du nom de Damaris et dautres avec eux 39. Ensuite, le

    pape Grgoire le Grand se rfre dans ses Homlies sur les van-giles la personne et la doctrine de Denys lAropagite, quilqualifie d ancien et vnrable pre 40. Enfin et surtout, labb deSaint-Denis Hilduin, qui a organis la premire traduction latinedu corpus, a aussi compos une Passio Dionysiitrs populaire, quisappuie sur une lgende de peu antrieure, laPassio Post beatamet gloriosam pour fusionner le converti de saint Paul, supposlauteur des crits dionysiens, avec le premier vque de Paris,patron de son abbaye. Or cette Passio procure, aux chapitres IXXVII, un rsum approximatif mais trs logieux des quatorze crits

    du pseudo-Denys41. La Bible, une homlie de Grgoire et laPassioDionysii : ces trois sources avaient beau donner sur notre auteurdes informations minimales ou trompeuses, ce sont celles que toutlettr mdival pouvait le plus facilement se procurer. Cest donc partir delles que sest difi un dionysisme en trompe lil, que jevoudrais maintenant vous prsenter.

    1. DENYSLEPHILOSOPHE

    Dabord, onfi

    t de Denys lAropagite un philosophe. premirevue, lunique mention biblique de notre personnage, dans lesActesdes Aptres, ne contient rien qui puisse voquer lide dune quel-conque activit littraire ou intellectuelle : Certains hommes pour-tant, stant attachs [Paul], devinrent croyants, entre autres DenyslAropagite . Toutefois, cette conversion est situe en plein cur

    39. Voir n. 1.40. Fertur Dionisius ille antiquus venerabilis pater Ariopagita dicere quod ex minoribus ange-

    lorum agminibus foris ad explenda ministeria vel visibiliter vel invisibiliter mittuntur, Grgoire leGrand,Homiliae in Evangelium, 34, R. Etaix (d.), Turnhout, 1999, p. 309, lignes 258-260.

    41. Hilduin abb de Saint-Denis,Passio Dionysii, d. PL 106, 23-50, en part. ch. IX-XVII, col.29A-38A.

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    dAthnes, sige des plus prestigieuses coles de philosophie, et elle

    est mentionne la suite du discours de Paul, sur lAropage prci-sment. Or les Actes des aptres racontent que, juste avant cetteconversion de Denys, Paul sest entretenu avec des philosophespicuriens et stociens42 ; que ceux-ci lont entran sur la collinede lAropage do Denys tire son nom afin quil y expose sesdoctrines43; enfin que Paul a prononc devant eux un discours sur lafoi chrtienne, en multipliant les allusions la philosophie grecque :il voque en effet la triade platonicienne vie / mouvement / tre ,se rfre aux Phnomnes dAratos44, bref leur prsente le Dieu

    inconnu quils adoraient sans le connatre, dans un langageacceptable pour la sagesse grecque comme pour le monothismejudo-chrtien.

    Tout ceci offrait un terreau favorable pour que se dveloppt lethme dun Denys philosophe. En effet, ds le dbut du IVesicle,Eusbe de Csare qualifie Denys dans sa Chroniquede philo-sophe remarquable 45. Puis, chez Augustin et Bde notamment,laptre Paul et son disciple Denys forment un duo symbolique :la rencontre de ces deux convertis, lun du judasme, lautre delhellnisme, figure la synthse chrtienne entre deux mondes

    et deux cultures. Comme dit Bde le Vnrable : Paul a mieuxconnu le mystre de lvangile, quil avait appris par rvlation,mais Denys pouvait mieux rfuter les fausses croyances des Ath-niens, dont ds lenfance il connaissait les syllogismes avec leurserreurs ainsi que tous leurs arguments 46. Denys devient ainsi le

    42. Quidam autem epicurei et stoici philosophi disserebant cum eo et quidam dicebant : Quivult seminiverbius hic dicere ? Alii vero : Novorum daemoniorum videtur annuntiator esse : quia

    Jesum et resurrectionem annuntiabat eis,Actes des Aptres17, 18.43. Et apprehensum eum ad Areopagum duxerunt, dicentes : Possumus scire quae est haec

    nova, quae a te dicitur, doctrina ? Nova enim quaedam infers auribus nostris : volumus ergo scirequidnam velint haec esse. Athenienses autem omnes et advenae hospites ad nihil aliud vacabantnisi aut aut dicere aut audire aliquid novi.,Act. 17, 18-21.

    44. In ipso enim vivimus et movemur et sumus, sicut et quidam vestrorum poetarum dixerunt :ipsius enim et genus sumus,Act. 17, 28, cf. Aratos,Phaenomena, 5.

    45. (anno) 10 : Magna fames Romae. Dionysius Areopagita praestabilis olim philosophusclaret. , Eusbe, Chronica, connue dans le monde latin travers la traduction latine de saintJrme, d. PL 27, 583B.

    46. Judaei enim signa petunt ; sed tu, Stoice, non es Judaeus: scio, Graecus es ; et Graecisapientiam quaerunt. Nos autem praedicamus Christum crucifixum. Scandalizatur Judaeus,subsannat Graecus : Judaeis enim scandalum, Gentibus autem stultitiam, sed ipsis vocatisJudaeis et Graecis, hoc est, ipsi Paulo ex Saulo et Dionysio Areopagitae et talibus his, talibuset illis, Christum Dei virtutem et Dei sapientiam [I Cor. 1, 22-24.] , Augustin, Sermones deScripturis, d. PL 38, 812-813 ; [] quia conversos ad veram sapientiam philosophos, qui

    gratia eruditionis populis quoque regendis jure praeponerentur, Domino gentilitas obtulit : qualisipsis apostolorum temporibus Dionisius Ariopagita, qualis deinceps doctor suavissimus et fortis-

    simus martyr Cyprianus, aliique quam plurimi [].Paulus quidem sacramentum Evangelii quod

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    type des intellectuels lettrs qui, une fois convertis au christia-

    nisme, avaient vocation devenir les pasteurs et les docteurs dupeuple chrtien.

    Cest Hilduin qui, dans saPassio Dionysii, donne ce thme dun Denys philosophe son plus ample dveloppement. Frapp sansdoute par la concidence entre son surnom d Aropagite et lacolline de lAropage o Paul expose sa doctrine, labb de Saint-Denis en dduit que, srement, cest Denys qui a ouvert la discus-sion avec Paul et la invit prcher sur lAropage, ce qui suggrequil y occupait une position dominante, non seulement parmi les

    philosophes mentionns dans les Actes des Aptres, mais encoredans toute la cit :

    [...] la tte de toute la ville dAthnes, il prsidait au tribunal de lAro-page et rglait toutes les affaires civiles, publiques ou prives, commetant plus noble que les plus nobles ; et, revtu de la toge de philosophe,il rpandait, le premier parmi les premiers, sur ses concitoyens affluant departout cette cole, les subtilits sophistiques et syllogistiques de toutesles doctrines47. .

    Amplifiant les maigres donnes dont il dispose, Hilduin trans-forme donc Denys en hritier principal, bien plus en symbole vivantde lensemble de la philosophie grecque, au moment de sa rencontrepremire avec le christianisme.

    partir dHilduin, le thme se rpand largement : on le trouvechez Notker le Bgue48, Odilon de Cluny49, Honorius Augustodu-nensis50 et mme chez Pierre Ablard qui, sans lavoir jamais lu,salue dans sa Theologia Summi boni le grand philosophe Denys

    per revelationem didicerat melius novit, sed Dionisius melius revincere poterat falsa Athenarumdogmata, quorum cum erroribus syllogismos a puero et argumenta cuncta noverat. , Bde leVnrable,De templo Salomonis, D. Hurst (d.), Turnhout, 1969, p. 149, 91-96 ; p. 150, 123-127= PL 91, 740A-D.

    47. [] arcique totius urbis Athenae praeerat et, curiae Areopagi praesidens, omnium nego-tiorum civilium publice et privatim ut nobilior nobilissimis moderamina disponebat atque inter

    primos primus sophistica et syllogistica universalium doctrinarum acumina et strophas, infulatustoga philosophica, civibus ac undique ad id studium confluentibus profundebat., Hilduin,Passio

    Dionysii, VI, d. PL 106, 27BC.48. Hic Athenis quondam philosophus, / Et Areopagita dictus, / Inter suos exstitit primus.

    Notker le Bgue, Sequentiae, XXXVIII, d. PL 131, 1025D-1026A.49. [...] ejusdem martyris et admirabilis utraque lingua, utraque conditione philosophi,

    librum De principatu coelesti , Odilon de Cluny,De vita beati Maioli abbatis, d. PL 142, 955B-956A.

    50. Dionysius Areopagita, philosophus, a Paulo apostolo conversus, Athenis episcopus ordi-natus, scripsit librum De hierarchiaet multa alia. Honorius Augustodunensis, De scriptoribusecclesiasticis, XVI, d. PL 172, 199CD.

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    lAropagite et dans ses hymnes le plus grand des philosophes 51.

    Il est piquant de voir que le malin critique, qui osa mettre en doutelidentit de lAropagite et du premier vque de Paris, se montreici plus crdule vis--vis de sa source hilduinienne. Aussi bien, lafigure de Denys, philosophe paen converti au christianisme, luitait-elle prcieuse, car elle tait comme lemblme de son propretravail de philosophe et de thologien. Pour lauteur desEntretiensentre un philosophe, un juif et un chrtien, pour le penseur qui, auterme de sa Theologia Summi boni , affirme que le mystre trini-taire lui-mme est accessible tout homme par le moyen de la raison

    naturelle52

    , la biographie mythique de Denys de lAropage offraitlexemple rv dune transmission de relais entre la philosophie desAnciens et la foi des chrtiens.

    Cest dans la mme logique quHugues de Saint-Victor, pour-tant trs sobre sur la biographie lgendaire du pseudo-Denys, leprsente lui aussi comme un ancien philosophe, devenu tho-logien chrtien. 53De fait, tout le prologue de son commentairesur la Hirarchie cleste discute longuement des relations entrephilosophie naturelle et thologie chrtienne : tandis que les autresAthniens, qui se sont moqus du discours de Paul, reprsentent une

    sagesse mondaine qui, prsumant de ses forces, sgare dans lidol-trie, Denys au contraire figure une sagesse chrtienne qui accomplitla philosophie naturelle en souvrant la thologie divine et la folieapparente dun Dieu crucifi. Chez Ablard comme chez Hugues, lapersonnalit mythique de Denys, philosophe athnien devenu tho-logien chrtien, rsume et symbolise leffort de la Renaissance duXIIesicle pour accorder la foi chrtienne avec lhritage classique,philosophique et no-platonicien en particulier54.

    51. Cujus quidem ignoti Dei aram magnus philosophus Dionysius Areopagita Paulo apostoloapud egregiam studiis civitatem Athenas legitur ostendisse. , Theologia Summi boni , II, 22,Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis13, p. 121-122, lignes 201-204 = Theologia chris-tiana, III, 45, Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis12, p. 213 = PL 178, 1224D-1225A;Ave, praesul, laus praesulum, / Ave, martyr, laus martyrum, / Philosophorum maxime, / Galliarumapostole. , P. Ablard,Hymni Paraclitenses, n 127, dans Hymn collections from the Paraclete,C. Waddell (d.), Gethsemani Abbey, 1989, t. II, p. 170-171 = n 105 de J. Szvrffy, Hymnarius

    Paraclitensis, Albany, 1975, t. II, p. 218.52. Cest le sujet du chapitre dernier, qui porte pour titre : Quodfidem Trinitatis omnes

    homines naturaliter habeant,Theologia Summi boni , III, ch. V, E. M. Buytaert et ConstantJ. Mews (d.), p. 200, lignes 1336-1337.

    53. Dionisius Ariopagites, ex philosopho christianus effectus theologus , Super IerarchiamDionisii, I, PL 175, 927C.

    54. D. Poirel, Pierre Ablard, Hugues de Saint-Victor et la naissance de la thologie ,Perspectives mdivales31, juin 2007, p. 45-85.

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    2. LORACLEDUSAINT-ESPRIT

    Un autre thme lgendaire, concernant la doctrine dionysienne,eut un immense succs, celui dune rvlation extraordinaire dontDenys se ferait linterprte. Dans une homlie sur les vangiles,Grgoire le Grand commente les paraboles de la brebis et de ladrachme perdues (Luc. 15, 1-10). Arrivant la joie dans le ciel et devant les anges pour la conversion dun seul pcheur, ilexplique que les quatre-vingt-dix-neuf brebis et les neuf drachmesqui ne se sont pas gares signifient, au sens allgorique, les neufchurs angliques, grce la prsence du nombre neuf qui leurest commun. Et Grgoire de dcrire alors dans toute sa diversit lemonde des esprits clestes. Ce faisant, il se rfre Denys, antiqueet vnrable Pre dit-il, afin de discuter sa doctrine hirarchique,quil rapporte peut-tre de mmoire, car il ne prsente pas tout faitles neuf churs angliques dans le mme ordre ; ce qui, pour lhisto-rien, est extrmement prcieux, car il lui est facile de deviner aussittsi, par la suite, un auteur mdival a vraiment lu Denys, ou sil le citeindirectement, par lintermdiaire de Grgoire le Grand55.

    De fait, largement diffuse, cette homlie a exerc une immense

    influence sur langlologie mdivale, en mme temps quelle four-nissait quelques informations sur la doctrine aropagitique. Commenanmoins ces informations taient partielles, qui plus est insresdans un contexte grgorien qui les contredisait subtilement, lesnombreux lecteurs de Grgoire furent souvent conduits mlangerles deux penses et ainsi invoquer lautorit de Denys lAropa-gite pour transmettre en ralit un enseignement grgorien. Cest ceque font par exemple Pierre Lombard56, Gautier de Saint-Victor57ouLothaire de Segni, futur Innocent III58. Comme de plus Grgoire necite Denys qu propos des anges, on eut tendance survaluer lim-portance de laHirarchie clesteet considrer le disciple supposde Paul comme un informateur privilgi sur les esprits clestes,sans prendre garde ce quil dit sur la transcendance divine, la tho-logie ngative et, comme il dit, l inconnaissance divine . Cettetendance est renforce par la Passio Dionysii dHilduin qui, en

    55. Voir n. 6.56. P. Lombard, Sententiae, II, IX, 1, Magistri Petri Lombardi Parisiensis episcopi Senten-

    tiae in IV libris distinctae. Editio tertia ad fidem codicum antiquiorum restituta, I. Brady (d.),Grottaferrata, 1971-1981, t. 1, 1971, p. 371, 2 = PL 192, 669.

    57. Gautier de Saint-Victor, Sermones, J. Chtillon (d.), Turnhout, 1975,passim.58. Lothaire de Segni,Regesta, d. PL 215, 215AB.

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    rsumant le corpus aropagitique, dtaille singulirement le contenu

    de laHirarchie cleste eten particulier son chapitre XVet dernier,o Denys explique le sens profond dun grand nombre de symbolesvisibles employs par lcriture pour signifier les esprits clestes59.

    La lgende hilduinienne est aussi lorigine dun contresens dansla rception du pseudo-Denys. En effet, le thologien Denys, tel quele dcrit Hilduin dans saPassio, est lhomme qui, vraiment, avaitplac son visage dans le ciel quand il parlait des choses clestes : parle cur et par le comportement, cest l quil vivait 60. Dpassantpar la pense toutes choses sensibles et intelligibles, aussi bien sur

    terre que dans le ciel , Denys pntre, autant quil est possibleet permis un mortel, jusque dans le sanctuaire de la divinit elle-mme61. Cest pourquoi jusqu aujourdhui , ajoute-t-il, les sagesde la Grce lappellentpterugion tou ouranou, ce que le latin rendpar aile du ciel ; car, sy envolant par lintelligence spirituelle et lagrce dune rvlation trs vnrable, il a appris, non seulement cesmystres et ministres multiformes et magnifiques des saints esprits,mais encore, en en gotant quelque chose par le palais du cur, lasaveur vritable de lternelle divinit. 62

    En prsentant ainsi Denys comme un homme dj cleste par

    la connaissance, mais qui condescend la rpandre sur terre sessemblables, Hilduin dforme profondment le sens de la doctrinedionysienne aropagitique. Au lieu du thologien de lapopha-tisme et de linconnaissance, pour qui nos affirmations, et jusqunos ngations elles-mmes, doivent tre nies propos dun Dieutoujours au-del des paroles et des penses humaines, il prsenteau contraire Denys comme une sorte doracle sacr, dont les critsdivulguent des rvlations extraordinaires sur la cour cleste. Aulieu du thologien de la nue lumineuse , qui invite sans cesse son

    lecteur une ascse de lintelligence, pour la dpouiller de ses repr-sentations anthropomorphiques et idoltriques, il dpeint une sorte

    59. Voir n. 30.60. [] sicut revera is qui in coelo os suum posuerat, cum de coelestibus loquebatur, ubi

    corde et conversatione degebat.,Passio Dionysii, IX, d. PL 106, 29B.61. [] omnia sensibilia et intelligibilia, et quae in terra sunt, et quae in coelo, sensu

    transcendens, ac prout mortali possibile est atque licitum, usque ad ipsius divinitatis sacrariumpenetrans., ibid., XI, 31D.

    62. Quapropter a Graecorum sapientibus ex tunc [et] hodieque Dionysius pterugion tououpanou, quod Latinus sermo explicat ala coeli vocatur, quia, illuc spiritali intelligentia etreverentissimae revelationis gratia evolans, non solum illa multimoda et magnifica et mysteria acministeria sanctorum spirituum, verum et sempiternae Deitatis saporem palato cordis degustansdidicit unde haec humanae notitiae litteris eructavit., ibid.

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    de prophte, dont les crits regorgent dune science indite sur le

    ciel et les anges. Au lieu dune doctrine frustrante sur limpossibilitpour lhomme de dire et mme de penser les ralits invisibles, sestextes sont supposs anticiper la vision des bienheureux, livrer unegographie de la Jrusalem cleste, transmettre une lgende dorede lau-del.

    3. LERAVISSEMENTPAULINIEN

    Les loges hyperboliques dHilduin soulevaient nanmoins unedifficult : cest quils ne saccordent gure avec la place minimalequoccupe Denys lAropagite dans les textes bibliques. Pour-quoi ce paen converti aurait-il, plus que dautres disciples, plusque les aptres eux-mmes, bnfici de connaissances exception-nelles sur Dieu et sur les anges ? Sans doute est-ce pour rpondre cette question que, ds le IXesicle, un autre thme surgit, chezHincmar de Reims63, Humbert de Silva Candida64, Herv de Bourg-Dieu65, Hugues de Saint-Victor66, mais dabord chez lrigne : enDenys on voit aussi le disciple de saint Paul, bnficiaire ce titredenseignements mystrieux de la part de ce dernier.

    Dans le pome Lumine sidereoqui ouvre sa version latine de laHirarchie cleste, le traducteur irlandais explique do vient lascience de lAropagite sur les ralits clestes : Voletant la suite

    63. Unde beatus Dionysius Areopagites, antiquus scilicet et venerabilis Pater, sicut didicit aPaulo apostolo, qui raptus usque ad tertium coelum vidit secreta coelestia, duos libros de angelicoet ecclesiastico principatu scripsit. , Hincmar de Reims, Opuscula in causa Hincmari Laudunensis,XII, d. PL126, 325D.

    64. Qui mox secundum quod in tertium coelum raptus novem coelestium agminum ordinesconspexerat, novem quoque gratiarum distributionibus in hoc nostro regno coelorum, id est in prae-

    senti Ecclesia enumeratis, subiunxit []. , Humbert de Silva Candida, Adversus Simoniacos, III,F. Thaner (d.),MGH, Libelli de lite imperatorum et pontificum, t. 1, Hannover, 1891, p. 95-253= PL 143, 1143C.

    65. Apostolus itaque raptus in tertium coelum, intelligitur supremis angelorum choris inter-fuisse, id est inter agmina seraphim sive cherubim secreta Dei vidisse. Qui et in paradisum raptusest, sive terrenum, sive coelestem; et audivit ibi arcana verba, id est intimationem de secreta Deiessentia, quae non licet homini loqui, id est quae non licet ei pandere ulli mortalium, vel quae nullushomo potest in hac vita loqui., Herv de Bourg-Dieu, Commentaria in Epistolas Pauli, d. PL181, 1113AC.

    66. Divinum sanctumque perfectorem sive doctorem suum neminem hic melius significassecreditur quam apostolum Paulum, a quo baptizatus et infide catholica eruditus fuerat. Qui usquead tercium caelum in paradisum Dei raptus, ibique secreta quae non licet homini loqui audiens,quantum de his huic vitae mortali cognoscere vel utile vel possibile fuit, tam huic viro sancto quamaliis qui per Spiritum Dei humanam intelligentiam excesserant, ad memoriam posteritatis transmit-tendo per eos potius revelasse putatur. Hujus ergo auctoritate fretus sanctarumque Scripturarumtestimoniis fultus, caelestium cognitionem in terram deduxit.,Super Ierarchiam Dionisii, V-VI,d. PL 175, 1029CD.

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    1450 COMPTES RENDUS DE LACADMIE DES INSCRIPTIONS

    de Paul, par-dessus les astres levs / Il voit les troisimes royaumes

    du ciel empyre 67 : Plus tard, commentant dans son Periphy-seondes paroles de Denys, il affirme que personne, moins []davoir t ravi avec Paul en la hauteur des mystres divins, ne peutpercevoir par un regard de lintelligence vritable comment Dieuest tout en tous 68. Ces deux mentions, propos de laptrePaul qui passe pour avoir converti et instruit Denys, se rfrent un passage nigmatique de la seconde ptre aux Corinthiens, o,traitant des visions et rvlations du Seigneur , lAptre dcrit mots couverts une extase qui la conduit jusquau troisime ciel

    et dans laquelle, enlev jusquau paradis , il a entendu des parolesmystrieuses et ineffables :

    Sil est permis de se vanter mais ce nest pas utile jen viendrai auxvisions et rvlations du Seigneur. Je connais un homme dans le Christ qui,il y a quatorze ans tait-ce dans son corps ou hors du corps, je ne sais,Dieu le sait cet homme-l a t ravi jusquau troisime ciel. Et je sais quecet homme-l tait-ce dans son corps ou hors du corps, je ne sais, Dieu lesait a t ravi au paradis, et a entendu des paroles secrtes quil nest paspermis lhomme dexprimer. Pour cet homme-l, je me vanterai ; maispour moi, je ne me vanterai pas, sinon de mes faiblesses. 69

    Par une curieuse concidence, ce passage semble avoir tcompos tout exprs pour confirmer les crits du pseudo-Denys.Non seulement lptre dont il provient sadresse aux Corinthiens,cest--dire des Grecs comme Denys, mais elle traite des relations

    67. Alta dehinc volitans Paulum super astra secutus, / Empyrei caeli tertia regna videt. /Suspicit ac Seraphim primos, sanctosque Cherubim, / Aetheriosque Thronos, quo sedet ipse Deus.

    / Post hos Virtutes, Dominatus, atque Potentes / Agminibus sacris enitet ordo sequens. / Mentibusuraniis tertia inest. / Hos igitur numeros, terno ter limite septos, / Praedicti Patris mystica dicta

    docent., J. Scot, Carmen Lumine sidereo , dans Iohannis Scotti Eriugenae Carmina. Anedition with translation, notes and introduction, M. W. Herren (d.) Dublin, 1993, n 21, p. 110 =PL 122, 1038AB.

    68. Et hoc manifestissime docet omnium reditus in causam, ex qua praecesserunt, quandoomnia convertentur in Deum, sicut aer in lucem, quando erit Deus omnia in omnibus. Non quodetiam nunc non sit Deus omnia in omnibus, sed quod post praevaricationem humanae naturae etexpulsionem de sede paradise (hoc est de altitudine spiritualis vitae) et ex cognitione clarissimae

    sapientiae in profundissimas ignorantiae tenebras detrusae, nemo nisi divina gratia illuminatuset in divinorum mysteriorum altitudinem cum Paulo raptus, quomodo Deus omnia in omnibus estverae intelligentiae contuitu potest perspicere[]. ,Periphyseon, III, . Jeauneau (d.), Turnhout,1999, p. 92, 2658-2667 = PL 122, 683BC.

    69. 1 Si gloriari oportet (non expedit quidem), veniam autem ad visiones et revelationesDomini. 2 Scio hominem in Christo ante annos quatuordecim (sive in corpore nescio, sive extracorpus nescio, Deus scit) raptum hujusmodi usque ad tertium caelum.3Et scio hujusmodi hominem(sive in corpore, sive extra corpus nescio, Deus scit) 4 quoniam raptus est in paradisum, et audivitarcana verba quae non licet homini loqui. 5Pro hujusmodi gloriabor, pro me autem nihil gloriabornisi in infirmitatibus meis., I Cor. 12, 1-5.

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    LE MIRAGE DIONYSIEN 1451

    entre la sagesse naturelle des paens et la sagesse paradoxale du

    Dieu chrtien. Or, si lon admet que Denys, disciple de Paul, advelopp dans ses ouvrages le contenu dune rvlation cleste deson matre, tout sclaire : on comprend pourquoi le corpus aropa-gitique est suppos dcrire minutieusement les esprits den haut ;pourquoi, comme disait Hilduin, Denys a pos son visage dansle ciel ; pourquoi il y vit par le cur et le comportement ;pourquoi enfin il est surnomm l aile du ciel : cest parce quilraconte les visions de son matre Paul, ravi au troisime ciel. Oncomprend pourquoi ses traits sont formuls dans une langue

    invraisemblable : cest parce que lauteur sefforce comme il peutde raconter lineffable, de retraduire et communiquer aux autreshommes ces paroles secrtes quil nest pas permis lhommedexprimer et que son matre Paul avait reues en extase. Laphrase de Paul dans son ptre donne ainsi la clef des rvla-tions inoues du pseudo-Denys, en mme temps quelle expliquele caractre abscons et emphatique de son style inimitable. Mmelexpression de troisime ciel , qui suggre un tagement topo-graphique, li lide dascension, devait apparatre au lecteurmdival comme une allusion au systme hirarchique et forte-ment triadique du pseudo-Denys, puisque pour ce dernier les troispersonnes de la Trinit se rfractent travers les trois ordres dela hirarchie ecclsiastique et les trois fois trois churs despritsclestes.

    Lhistorien moderne sait. Il sait que le corpus aropagitique at compos au Ve ou au VIe sicle, que son auteur et Paul ne sesont jamais rencontrs, que tout rapprochement entre la secondeptre aux Corinthiens et la Hirarchie cleste nest que le fruit

    dune amusante concidence. Il nempche. Cette rencontrefortuite mais harmonieuse devait exercer sa sduction sur desesprits aussi rationnels que les ntres, mais qui ne disposaientpas des mmes informations. Pour ceux qui liraient un jour lecorpus dionysien, elle serait un encouragement de plus scruterces textes, les comprendre, en tirer toute la sagesse humaineou divine dont ils sont porteurs. En attendant, pour les autres, ellene pouvait tre quune confirmation supplmentaire, renforce parle propre tmoignage de laptre Paul, que les textes dionysiensont, pour parler de la cit cleste, une autorit toute particulireet que par un privilge singulier la divine Providence a permisaux hommes de recevoir, travers le ravissement de Paul et les

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    descriptions de son disciple Denys, des aperus indits sur un

    monde plus haut, plus grand et plus beau, ferm dordinaire lacuriosit des hommes.

    Il est temps de conclure. Pour nous autres, modernes, il serait facilede sourire des contresens nafs commis durant tout le haut Moyenge sur la doctrine aropagitique. Le recensement des manuscrits,lhistoire des textes et la recherche des sources en tmoignent : duranttrois sicles, au lieu de lire le pseudo-Denys, on sest imagin ce querenfermaient ses ouvrages introuvables et illisibles. On a de la sortetenu Denys lAropagite pour un reprsentant minent de la philo-sophie grecque, en sorte que, par sa conversion au christianisme, ilralisait une synthse parfaite entre les deux sagesses, la naturelle etla rvle. Connu surtout comme lauteur dun trait sur les anges,ce qui relgua dans lombre ses autres crits, laHirarchie ecclsias-tique, les Noms divinset la Thologie mystiqueprincipalement, cematre de linconnaissance fut peru rebours comme le dispensa-teur dinformations sensationnelles sur la cour cleste. Enfin, par unrapprochement plus ingnieux que judicieux, un passage de lptreaux Corinthiensvint complter la personnalit mythique de Denys

    de lAropage et faire du disciple de saint Paul une sorte doracle delinvisible. Bref, entre la Grce et la Gaule, la philosophie et la tho-logie, les hommes et les anges, la terre et le troisime ciel , DenyslAropagite tait tout point de vue un passeur idal. Les esprits,comme la nature, ont horreur du vide ; et la raret des manuscrits,compense par lomniprsence de quelques donnes suggestives, aproduit une attente cratrice.

    Gardons-nous toutefois dvacuer trop vite ce prambule au rveildionysien du XIIesicle, car les efforts ttonnants des trois sicles

    prcdents, qui sparent la premire traduction latine du corpuset sa lecture vritable dans les coles, ne furent pas sans fconditsur sa rception et, plus largement, sur lhistoire intellectuelle delOccident mdival. Dabord, au plan symbolique, quelle plus belleenseigne pouvait-on rver pour luniversit de Paris, haut lieu dela thologie en Occident, quun philosophe athnien, hritier de lapense grecque, puis disciple de Paul, vanglisateur des Parisii,martyr cphalophore, patron de la ncropole sandionysienne et tho-logien du monde invisible ? Son transfert gographique dAthnes Lutce symbolisait merveille une translatio studiorum dont lacit captienne ne pouvait que tirer profit : Guillaume de Nangis( 1300), Thomas dIrlande ( 1329), Philippe de Vitry ( 1361)

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    et Jean de Raguse ( 1443) ont parmi bien dautres soulign cette

    concidence remarquable70. De mme, sa conversion doctrinale dupaganisme au christianisme fut srement un puissant stimulant pourceux qui tentrent, sa suite pensaient-il, dintgrer le meilleur dela culture antique dans la sagesse chrtienne, tels Pierre Ablard,Hugues de Saint-Victor et plus tard Albert le Grand. Est-ce un hasardsi au XIIIesicle Paris, la ville de Denys, fut la fois la capitale de lathologie et un des hauts lieux de laristotlisme ? Le patronage deDenys de lAropage encourageait de telles synthses.

    Dautre part, le mirage dionysien fut peut-tre une tape nces-

    saire pour donner au monde latin le got de se frotter des textesexotiques et ardus, den apprivoiser la difficult, den assimiler peu peu la substance. Car si Denys fut pendant trois sicles un illustremal connu, du jour o le commentaire hugonien offrit les cls indis-pensables pour entrer dans son systme et comprendre sa pense,il est frappant dobserver avec quelle vitesse les matres latins syengouffrrent. En deux ou trois gnrations, Denys devient une auto-rit primordiale. Un sicle seulement aprs Hugues, la paraphrase,la glose et le grand commentaire de son confrre Thomas Gallus surlensemble du corpus montrent loquemment les immenses progrs

    accomplis dans lintelligence de la pense dionysienne71. Sans douteune part de rve et dillusion tait-elle ncessaire pour supporterleffort, bien rel, quexigeaient la lecture et ltude de ces textesobscurs et droutants, mais dune grande vigueur spculative.

    Car, au fond, et cest l lessentiel, les lecteurs du pseudo-Aro-pagite nont pas dpens leur peine en vain. Outre le profit quil y a,toujours, se mesurer une pense trangre et difficile, les docteurslatins surent retenir du corpus dionysien cette leon essentielle :que dans les choses de lintelligence, il ne faut jamais sarrter aux

    reprsentations confortables et inadquates, mais chercher toujours penser plus haut et plus loin, car la vrit est toujours au-del dece que nous en avons atteint. En ce sens aussi, notre auteur fut unprodigieux fcheux, un merveilleux faiseur dembarras. Par son sens

    70. A. Patschovsky, Der heilige Dionysius, die Universitt Paris und der franzsische Staat ,Innsbrucker Historische Studien1, 1978, p. 9-31. Consultable en ligne ladresse suivante: http://www.uni-konstanz.de/FuF/Philo/Geschichte/Patschovsky/aufsaetze/Inhalt/ii/hauptteil_ii.html#_ftn1.

    71. Sur Thomas Gallus, voir en dernier lieu D. Poirel, Thomas Gallus , dansRichard, Achard,Thomas Gallus : troisfigures victorines, D Poirel et P. Sicard (d.), Paris, paratre ; le mme travailtraduit en italien, est dj paru dans : Figure vittorine : Riccardo, Acardo e Tomaso , dansFiguredel Pensiero medievale, t. II,Lafioritura della dialettica X-XII secolo, I. Biffiet C. Marabelli (d.),Milano, 2008, p. 459-537 et p. 596-618.

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    du dpassement indfini, de lexigence intellectuelle illimite, de la

    curiosit insatiable, Denys a inocul lOccident une insatisfactionfoncire : celle peut-tre qui devait mener aux grandes dcouvertes, des extases plus scientifiques vers dautres mondes et desascensions plus concrtes et plus motorises vers dautres cieux ; plusmodestement, celle qui conduisit des philologues comme LorenzoValla puis rasme scruter les manuscrits, comparer les textes et dnoncer, par exemple, la trop belle lgende dionysienne72.

    ** *

    MM. Bernard POTTIER, Emmanuel POULLE, Michel ZINK, MichelBUR, Jean Vezin, correspondant de lAcadmie, Mme GeneviveHasenohr, correspondant de lAcadmie, MM. Jacques JOUANNAetGilbert DAGRONinterviennent aprs cette communication.

    M. Emmanuel POULLE donne lecture des observations deM. Jacques Dalarun, correspondant de lAcadmie, empchdassister cette sance :

    Dans la remarquable communication quil vient de prsenter,Dominique Poirel a choisi de faire parler une aporie, ou plutt unparadoxe : jusquau XIIe sicle, jusqu Hugues de Saint-Victorprcisment, Denys lAropagite, celui que nous savons main-tenant tre un pseudo-Denys, est souvent invoqu, mais il na enfait presque jamais t lu ; son lexique si spcifique na nullementinvesti la pense latine. Les traductions dHilduin ou de Jean Scotnont su dissiper lobscurit du texte grec originel ; on peut mmepenser quelles lont renforce par une translittration frileuse quisoulignait ltranget de cette pense. Jusquau XIIesicle, Denys estdonc un mythe plus quun uvre.

    Ce triple mythe est fond sur le bref passage desActes de aptres,une allusion de Grgoire le Grand et la passion crite par Hilduin enhommage lvque de Paris, fondateur de lAbbaye royale, quilcroit pouvoir confondre avec le disciple de laptre, premier vquedAthnes et auteur de luvre que lon sait.

    72. Sur la contestation aux XVe-XVIe sicles de lauthenticit dionysienne du corpus, voirC. Moreschini, Lautenticit del Corpus Dionysianum : contestazioni e difese , dansI Padri sottoil torchio. Le edizioni dellantichit cristiana nei secoli XV-XVI. Atti del Convegno di studi, Certosadel Galluzzo, Firenze, 25-26 giugno 1999, M. Cortesi (d.), Firenze, 2002, p. 189-216.

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    LE MIRAGE DIONYSIEN 1455

    Triple mythe : celui du disciple athnien de saint Paul, philosophe

    grec converti aux vrits chrtiennes ; celui du bnficiaire de rv-lations sur une gographie cleste, une sorte dorganigramme divin ;celui, enfin, du dpositaire des rvlations de saint Paul.

    Mais la pointe de lenqute de M. Poirel est sans doute de montrerque ces faux-sens sur Denys, cette obscure clart qui lenvironneavant le XIIesicle prparent en fait sa rception partir de Hugues deSaint-Victor et expliquent pour bonne part son tardif mais fulgurantsuccs.

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