PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de «...

23
PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS LA TRADITION LATINE? Les Observateurs au deuxième concile du Vatican ont souvent reproché aux schémas, en particulier à ceux des constitutions dogmatiques Lumen gentium et Dei uerbum, de manquer de pneumatologie l. L'un d'eux, Nikos A. Nissiotis, actuellement directeur de l'Institut cecuméni- que de Bossey, articule le mème reproche 2; il est revenu avec insistance sur ce qu'il appelle le « christomonisme » des Latins et une « pneumato- logie ecclésiologique » dont les Latins manquent et qui serait l'àme de l'ecc1ésiologie Orthodoxe. Les Latins tendent à faire du Saint-Esprit une simple fonction du Christ: fonction de personnaliser le salut (ce qu'on appelle parfois improprement la « rédemption subjective »), fonction d'assurer l'harmonie de la vie ecclésiale, son développement, sa fìdélité à ses origines par les charismes institutionnels ou personnels ; bref, fonction d'effectuer, dans l'Église, l'ceuvre du Christ: Tertullien 1. Nous avons entendu ce reproche dans de nombreuses conversations et au cours des réunions du mardi au Secrétariat pour l'Unité. Voir, par exemple, W. V1SCHER, L'Église, communauté de l'Esprit, Réfiexions sur la seconde session concile du Vatican, dans Lumière et Vie, nO 67, 1964, pp. 25-46 (p. 45). - J. IL S. REID, ibid., p. 80. - VILMOSVAJTA, Renetuai oj Worship : De sacra Liturgia, dans Dialogue on the Way, ed. by G. LINDBECK, Minneapolis, 1965, p. 107. - H. Roux, Le décret sur l'activité missionnaire de l'Église, dans Vatican I I. Points de vue de théo- logiens protestants (Unam Sanctam, 64). Paris, 1967, pp. Il2 s. Comparer G. WEST- PHAL, Vie et joi du Protestant, Paris, 1966, p. 134 (Lumen gentium serait seulement • saupoudrée » de pneumatologie). O. CLÉMENT, Quelques remarques d'un Orthodoxe sur la constitution De ecclesia, dans Oecumenica, 1966, pp. 97-Il6 (pp. 108 s.) . . 2. Pneumatologie orthodoxe, dans Le Saint-Esprit (ouvr. collectif), Genève, 1963, pp. 85-106; Is the Vatican Council realiy Ecumenical ?, dans The Ecumenical Review, 16 (1964), p. 365 ; Report on the Second Vatican Council, ibid., 18 (1966), pp. 193 s. ; The Main Ecclesiological Problem oj the Second Vatican Council and the Position oj the Non-Roman Churches jacing it, dans Journal oj Ecumenical Studies, 2 (1965), pp. 31-62 (p. 48) ; Rapport au Comité centrai du Conseil cecuménique des Égiises, Genève, février 1966 (texte dans Istina, II (1965-66), pp. 249 s.) ; L'Église, . monde transjiguré, dans L'Église dans le Monde (Églises en dialogue), Mame, 1966, pp. 31 S. ; La pneumatologie ecclésiologique au service de l'unité de l'Église, dans Istina, 12 (1967), 323-34°.

Transcript of PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de «...

Page 1: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIEOU« CHRISTOMONISME»

DANS LA TRADITION LATINE?

Les Observateurs au deuxième concile du Vatican ont souvent reprochéaux schémas, en particulier à ceux des constitutions dogmatiquesLumen gentium et Dei uerbum, de manquer de pneumatologie l. L'und'eux, Nikos A. Nissiotis, actuellement directeur de l'Institut cecuméni-que de Bossey, articule le mème reproche 2 ; il est revenu avec insistancesur ce qu'il appelle le « christomonisme » des Latins et une « pneumato-logie ecclésiologique » dont les Latins manquent et qui serait l'àmede l'ecc1ésiologie Orthodoxe. Les Latins tendent à faire du Saint-Espritune simple fonction du Christ: fonction de personnaliser le salut (cequ'on appelle parfois improprement la « rédemption subjective »),fonction d'assurer l'harmonie de la vie ecclésiale, son développement,sa fìdélité à ses origines par les charismes institutionnels ou personnels ;bref, fonction d'effectuer, dans l'Église, l'ceuvre du Christ: Tertullien

1. Nous avons entendu ce reproche dans de nombreuses conversations et aucours des réunions du mardi au Secrétariat pour l'Unité. Voir, par exemple, W.V1SCHER, L'Église, communauté de l'Esprit, Réfiexions sur la seconde session dùconcile du Vatican, dans Lumière et Vie, nO 67, 1964, pp. 25-46 (p. 45). - J. IL S.REID, ibid., p. 80. - VILMOSVAJTA, Renetuai oj Worship : De sacra Liturgia, dansDialogue on the Way, ed. by G. LINDBECK, Minneapolis, 1965, p. 107. - H. Roux,Le décret sur l'activité missionnaire de l'Église, dans Vatican I I. Points de vue de théo-logiens protestants (Unam Sanctam, 64). Paris, 1967, pp. Il2 s. Comparer G. WEST-PHAL, Vie et joi du Protestant, Paris, 1966, p. 134 (Lumen gentium serait seulement• saupoudrée » de pneumatologie). O. CLÉMENT, Quelques remarques d'un Orthodoxesur la constitution De ecclesia, dans Oecumenica, 1966, pp. 97-Il6 (pp. 108 s.) .

. 2. Pneumatologie orthodoxe, dans Le Saint-Esprit (ouvr. collectif), Genève,1963, pp. 85-106; Is the Vatican Council realiy Ecumenical ?, dans The EcumenicalReview, 16 (1964), p. 365 ; Report on the Second Vatican Council, ibid., 18 (1966),pp. 193 s. ; The Main Ecclesiological Problem oj the Second Vatican Council and thePosition oj the Non-Roman Churches jacing it, dans Journal oj Ecumenical Studies,2 (1965), pp. 31-62 (p. 48) ; Rapport au Comité centrai du Conseil cecuménique desÉgiises, Genève, février 1966 (texte dans Istina, II (1965-66), pp. 249 s.) ; L'Église, .

monde transjiguré, dans L'Église dans le Monde (Églises en dialogue), Mame,1966, pp. 31 S. ; La pneumatologie ecclésiologique au service de l'unité de l'Église,dans Istina, 12 (1967), 323-34°.

Page 2: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE OU CHRISTOMONISME 395

ri'appelle-t-il pas le Saint-Esprit « vicarius Christi» (Praescr., c. 28;comp. c. I3)? C'est méconnaitre le caractère pleinement personnelde la mission du Saint-Esprit à la Pentec6te, sa valeur propre pourconstituer 1'Église après et avec l' ceuvre christologique, enfin 1'actionpersonnelle de la troisième Hypostase dans la vie historique de 1'Église.Avec VI. Lossky, N. Nissiotis trouve le principe de ces méconnaissancesdans la théologie du Filioque. Les Latins fondent cette doctrine entransposant la relation économique et fonctionnelle de 1'envoi du Parac1etpar le Christ, Verbe incarné, en relation ontologique de processiona Filio 3. Ce faisant, ils se préparent à voir en tout 1'action de 1'Espritdans la dépendance du Fils et, finalement, comme une simple fonctionde réalisation de son ceuvre.

Nous croyons ces critiques exagérées et insuffisamment fondées. Niau point de vue biblique ni au point de vue dogmatique on ne peutposer une économie du Parac1et qui serait autonome par rapport àl'économie du Verbe incarné: il y a mission, il n'y a pas incarnationhypostatique du Saint-Esprit. Aussi n'est-il pas manifesté personnelle-mento C'est si vrai que les théologiens orthodoxes ou protestants, etparfois ceux-là mèmes qui nous reprochent un manque de pneumato-logie, arrivent à parler comme nous des rapports entre le Saint-Espritet l'ceuvre du Christ 4. La pneumatologie ecc1ésiologique développéepar N. Nissiotis présente, avec de très intéressantes suggestions, biendes énoncés insuffisamment éprouvés et précis, mème à 1'égard de latradition théologique orientale. C'est, en somme, une traduction ferventede I'idéal de sobornost, dont nous reconnaissons volontiers la profondeuret la grande portée en tout ce qu'il énonce de positif: « Unevraie pneumatologie est celle qui décrit et commente la vie dans la libertéde l'Esprit et dans la communion concrète de 1'Église historique dontl'essence n'est pas en elle-mèrne ni en ses institutions» 5.

II reste que tant de critiques concordantes, tant de remarques ins-pirées par une réflexion profonde, nous invitent à une autocritiqueappuyée sur la connaissance du passé et du présent de notre théologie.

3. VI. Lossky est souvent revenu sur ces thèmes dans nos rencontres. Comp.son Essai sur la Théologie mystique de l'Église d'Orient, Paris, 1944, pp. 156, 181,et Du troisième attribut de l'Église, dans Dieu Vivant, nO IO, 1948, pp. 79-89.

4. Ainsi N. Nrssrorrs, dans Le Saint-Esprit, pp. 92-93 ; J. Bose, Le Saint-Espritet l'Église, dans Lumière et Vie, nO 74, 1965, pp. 29-39. Le rapport de la sectioneuropéenne sur le Christ et l'Église, préparé pour la Conférence de Faith and Orderde Montréal, juillet 1963, parle à peu près comme Lumen gentium nO 7 : voir textefrançais dans Verbum caro, nO 67, 1963, en particulier pp. 293-294, et H. MUHLEN,Die Ekklesiologie der Kommission f. Glauben. u. Kirchenverfassung d. oek, Ratesder Kirchen und das Vaticanum II, dans Volk Gottes (Festg. J. HOFER), Freiburg,1967, pp. 603-638 .

. N. Nrssrorrs, dans Le Saint-Esprit, p. 91.

Page 3: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

Y. CONGAR

Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellementgrosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons que tirer profitd'un retour critique sur notre tradition latine. C'est ce que nous voudrionstenter ou esquisser touchant deux points assez décisifs : la théologiesacramentaire, principalement eucharistique, la théologie de la gràcecapitale du Christ, qui intéresse aussi l'ecclésiologie. Le premier deces points nous fera remonter au haut moyen age, le second à I'époquede la Scolastique (XIIe-XlIIe siècle).

Théologie sacramentaire, et surtout eucharistique.

Le nom de saint Isidore (t 636) suscite parfois un sourire, en raisondes naivetés qu'on rencontre dans son ceuvre philologique. Il mériteune meilleure estime. Il n'a pas seulement transmis au moyen àge latinune partie (hélas, appauvrie!) de l'héritage culturel de l'antiquité : liéaux conciles de Tolède et à la liturgie hispano-wisigothique don t il estinséparable, il a traduit des perceptions synthétiques d'une grandeprofondeur touchant le mystère chrétien, C'est le cas de sa théologie del'Eucharistie 6.

Comme Geiselmann le remarque, la pneumatologie eucharistiqued'Isidore a sa correspondance ou son point d'appui, déjà, dans unepneumatologie sotériologique 7. Pour Isidore la consécration des oblatsest opérée par ce qu'il appelle l'oratio sexta, qui englobe l'ensemble deprières contenu entre le Sanctus et le Pater. Il ne précise pas le momentexact où s'accomplit la conversion du pain et du vin au corps et au sangdu Seigneur. Comme nous le verrons, là n'est pas la question la plusintéressante pour nous; elle est dans une distinction mise entre deuxmoments ou aspects: celui de sacrifice, ou consécration des dons parla prex mystica, en mémoire de la Passion; la sanctification, qui enfait un sacrement, par l'opération invisible du Saint-Esprit. Cette idéede sacrement comporte une célébration signifiante et une valeur desanctification, liée à une opération cachée de la virtus divina: cette va-leur de sanctification est attachée au sacrement célébré dans l'Église

6. Voir J. R. GE1SELMANN,Die Abendmahlslehre an del' Wende del' christlichenSpiitantike zum Fruhmittelalter. Isidor von Se villa und das Sakrament leI' Eucha-ristie, Mtmchen, 1933. J. HAVET, Les sacrements et le role du Saint-Esprit d'oprèsIsidore de Séville, dans EPh. Th. Lovan., I6 (I939), 32-93. Pour l'histoire littérairedes Post pridie de la liturgie hispano-wisigothique avant et après Isidore, cfr W. S.PORTER, The Mozarabic Postpridie, dans Journ. oj Th. St., 44 (I943), pp. I82-I94.

7. Après avoir cité Jn., I, 33 : « ... carnem Christi Spiritui Sancto sociatam permysterium passionis sacrificium Deo in odorem suavitatis accipimus ». Cfr ISIDORE,In Levit., c. 6, 4 (PL, LXXXIII, 523).

Page 4: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE OU CHRISTOMONISME 397parce que le Saint-Esprit, qui habite celle-ci, en opère secrètement l'effet 8.

Ainsi selon Isidore, la structure christologique du sacrifice doit-ètrecomplétée, pour produire son fruit de sanctification et de salut, parune action pneumatologique. Il ne s'agit pas seulement de l'attributionau Saint-Esprit, au moins par appropriation, de la conversion du painet du vin au corps et au sang; il s'agit, par les éléments eucharistiéset au delà d'eux, de l'effet de sainteté et de salut que vise l'Eucharistie :cet effet engage l'opération de l'Esprit qui habite l'Église.

Nous ne pouvons pas entrer ici dans l'histoire très complexe de I'épi-clèse eucharistique en Orient et en Occident. Ce n'est pas nécessairepour notre propos. Notre conviction, acquise au terme de la lecture demaints témoignages et d'un grand nombre d'études, est que l'épic1èse nerelève pas principalement ni d'abord de la théologie sacramentaire maisde la théo-Iogie tout court, c'est-à-dire de la doctrine trinitaire, puisde 1'économie salutaire, qui refìète cette théologie. Encore moins leproblème de l'épic1èse peut-il ètre réduit à la question du momentde la consécration. Du reste, la polémique à ce sujet entre Latins etGrecs est extrèmement tardive. Quand elle est née, il y avait un rnillé-naire que les Églises pratiquaient l'épiclèse et que la conversion desdons au corps du Seigneur était attribuée communément au Saint-Esprit 9. Parfois mème, comme chez saint Ambroise et saint Augustin,la façon dont on en parle permettrait de supposer qu'il existait uneépic1èse Iormelle, encore que celle-ci ne nous soit pas textuellement

8. De officiis eccles., I, 18, 4 : « Haec autem dum sunt visibilia, sanctificata tamenper Spiritum sanctum in sacramentum divini corporis transeunt » (PL, LXXXIII,755\. - Etym., VI, 19, 38-41 : « Sacrificium dictum, quasi sacrum factum, quiaprece mystica consecratur in memoriam pro nobis Dominicae passionis: unde,hoe eo jubente corpus Christi et sanguinem dieimus. Quod, dum sit ex fructibusterrae, sanctificatur, et fit sacramentum, operante invisibiliter (Migne: visibili-ter!) Spiritu Dei (... ) Sacramentum est in aliqua celebratione, cum res gesta itafit ut aliquid significare intellegatur, quod sancte aceipiendum est (... ) Quae ob idsacramenta dicuntur, quia sub tegumento corporalium rerum virtus divina secretiussalutem eorundem sacramentorum operatur (... ) Quae ideo fructuose penes Eccle-siam fiunt, quia sanctus in ea manens Spiritus eundem sacramentorum latenteroperatur effectum » (texte de LINDSAY; PL, LXXXII, 255). On pourrait eiteriei plusieurs prières Postpridie de la liturgie hìspano-wisigothìque, et mèrne destextes de l'ancienne liturgie gallicane, que l'on trouvera dans GE1SELMANNet HAVET,ét. citées.

9. On trouvera les principaux témoignages réunis dans les art. Épiclèse duDTC, V, pp. 194-300 (S. SALAVILLE)et du DACL, V, pp. 142-184 (F. CABROL).Voir aussi, pour sa documentation, K. GOLDAMMER,Die eucharistische Epiklesein der mittelalterl. abendliindischen Frommigkeit, Bottrop (Westf.), s. d. (1941). -M. JUGIE, De forma Eucharistiae, de Epiclesibus ecclesiasticis, Rome, 1943. -G. C. SMIT, Épiclèse et théologie des sacrements, dans Mél. de Se. relig., 15 (1958),pp. 95-136. Pour Thomas d'Aquin, cfr IIIa, q. 66, a. II; q. 82, a. 5 et 6; Com.in 1 Coro 12, lect. 3.

Page 5: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

Y. CONGAR

connue. Ajoutons enfin que le problème théologique de l'épicIèse ne seréduit pas à celui de la forme liturgique de l'Eucharistie; il intéressed'autres sacrements, le baptèrne en particulier, et mème toute la viede l'Église, le ministère de la parole et celui de la conduite pastoraleou de l'autorité.

On a depuis longtemps noté que les anaphores ont une structure tri-nitaire, de mème que le Symbole l0. Les Pères, grecs aussi bien quelatins, savent que toutes les ceuvres ad extra sont communes aux TroisPersonnes: Cyrille de ] érusalem attribue la conversion du pain et duvin à l'invocation de la Trinité 11. En cela mème, cependant, les Grecsmaintiennent des énoncés exprimant la structure intratrinitaire et mèmel'engagement économique des Personnes, selon les attributions donttémoignent la Révélation et l'histoire du saluto Le Père est loué pourla création ; le Fils a opéré le salut par son Incarnation et sa Pàque ; leSaint-Esprit est donné au dedans pour sanctifier 12. « Quant à l'éeonomieconcernant l'homme, devenue réalité selon la bonté de Dieu par notregrand Dieu et Sauveur jésus-Christ, qui donc niera qu'elle ne soit para-chevée par la gràce de l'Esprit ? » 12.

C'est lui, déjà, comme Troisième Personne, qui a oint, consacré etsanctifié le Christ en vue de sa mission salvatrice: une première foisen constituant le Christ par l'Incarnation (Le., I, 35), une seconde foisen l'oignant pour son ministère lors de son baptème : « L'Esprit de Dieuest donc descendu sur lui», écrit saint Irénée, « l'Esprit de Celui quiavait promis par les prophètes de lui donner son onction afin que rece-vant nous-rnèmes de l'abondance de cette onction nous puissions ètresauvés » 13. C'est par l'Esprit que les paroles et la chair du Christ sont

IO. Déjà NICOLASCABASILAS,Explication de la divine liturgie, eh. XXVII (Sourceschr., 4), Paris et Lyon, 1943, pp. 143-144, avec les remarques du P. S. SALAVILLE,p. 146; F. CABROL, art. cité, col. 174 s.

II. Catech, myst., I, 7 (PG, XXXIII, 1072). Plus loin (V, 7; col. lIl3-IlI6)il parle du Saint-Esprit comme consacrant les dons, car « tout ce que touche l'Esprit-Saint est sanctifié et changé ».

12. SAINT BASILE, Traité du Saint-Esprit (Sources chrét., 17, p. 18o; PG, XXXII,140 B). La sanctification venant du Saint-Esprit : GRÉGOIRE DE NYSSE, De bapt.Christi (PG, XLVI, 582) ; CYRILLE DE JÉRUSALEM, Catech, 23, 7 (PG, XXXIII,III3) ; CYRILLE D'ALEXANDRIE, Thesaurus et De Trinitate (cfr RHE, 19°9, pp. 31et 479) : selon lui, tout vient du Père par le Fils dans le Saint-Esprit (PG, LXXIV,555 D-556 A).

13· A.H., III, 9, 3 (PG, VII, 871-872 ; HARVEY, II, 33 ; trad. SAGNARD, Sourceschrét., 34, p. 161). Sur le baptèrne du Christ, au point de vue biblique, cfr H. BRAuN,dans Gesammelte Studien zum N. T., Tubingen, 1962, pp. 168-172. - L. TURRADO,El bautismo in Spiritu sancto et igni, dans Miscellanea Biblica A. Fernandez (Est.Ecl., 34), 1960, pp. 8°7-817. - L DE LA POTTERIE, L'onction du Christ, dans NRT, 80(1958), pp. 225-252. Au point de vue patristique et liturgique : L. KOCH, Die Geistes-salbung Christi bei der Taufe im Jordan in der Theol, d. alten Kirche, dans Bene-diktin. Mtmatschr., 20 (1938). pp. 15-20; indications dans J. LECUYER, Le sacerdoce

Page 6: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE OU CHRISTOMONISME 399vivifiantes 14. Dans la théologie des Pères grecs, cela signifie: divini-santes. Ce n'est mème plus seulement l'épiclèse qui, dans le rite orien-tal, exprime le ròle du Saint-Esprit, c'est aussi le symbolisme du Zéon :Nicolas Cabasilas l'explique comme une sorte de Pentecòte eucharistique,en référence à la piace qu'occupe la Pentecòte dans l'Économie salutai-re 15. Le Zéon réunit le double symbolisme de I'eau et du feu, ce dernierservant souvent, chez les Pères et chez les spirituels de tous les temps, \à exprimer la transformation divinisante de l'àme 16. Dans les deux cas,c'est le Saint-Esprit qui réalise dans les communiants l'effet de divinisa-tion visé par le sacrifice eucharistique. Théodore de Mopsueste, auxenvirons de 400, exprimait ainsi cette théologie de I'Eucharistie, miseen rapport avec le corps glorifié du Christ: « Mèrne si le pain n'a pasune telle nature, cependant quand il a reçu l'Esprit Saint et la gràcequi en vient, il est capable d'amener ceux qui le mangent à la jouissancede l'immortalité (... ) Et ce n'est pas du fait de sa nature qu'il opèrecela, mais à cause de l'Esprit qui habite en lui, de mème qu'aussi le corpsde Notre Seigneur don t ceci est la figure, par la vertu de l'Esprit reçut

dans le mystère du Christ (Lex orandi, 24), Paris, 1956, pp. 99 s. - A. ORBE, LaUnci6n del Verbo. Estudios Valentinianos, III (Anal. Gregor. 113), Rome, 1961,Au point de vue théologique, H. VOLI{, Das Wirken des HZ. Geistes in den Gliiubigen,dans Catholica, 9 (1952), pp. 13-35.

14. Cfr SAINT ATHANASE, Epist. 4 ad Serapionem, 19 (PG, XXVI, 665-669)pour montrer que le Christ est Dieu et done divinisant. - AUGUSTIN, Tract. XXVIIin Ioan., 5 (PL, XXXV, 1617). - CYRILLE D'ALEXANDRIE, In Ioan. Eu., lib. IV(PG, LXXVII, 601-605), bien que, eontre Nestorius, Cyrille attribue volontiersla puissanee qu'a la ehair du Christ de vivifier, au fait qu'elìe est la ehair propredu Verbe, unie substantiellement à lui: lettre à Nestorius et XII- anathérnatisme,dans Concil. cecum. Decreta, éd. G. ALBERIGO et alii, p. 43, L 25 s. et pp. 49-50.

15. Explic. de la divo lit., eh. XXXVII (éd. citée pp. 206-208). D'après L. H. GRON-DI]S, le rite du Zéon symboliserait le fait que la divinité n'a pas abandonné leChrist mort sur la eroix : L'iconographie byzantine du Crucifié mori sur la croix,Bruxelles, 1941; Autour de t'iconographie byzantine du Crucifté mori sur la eroi»,Leyde, 1960. - Sur la finalité divinisante de l'Eueharistie, cfr SAMONASDE GAZA,milieu du XI- s., PG, CXX, 824 B, et notre Ecclésiologie du haut moyen àge, Paris,1968, p. 33I.

16. Cfr NICOLAS CABASILAS, op. cit., eh. XXXVIII (éd. citée p. 2II et, danseette édition, p. 56: passage du De vita in Christo) et, en n. I, les textes eités sur laeomparaison du feu dans la théologie de la divinisation. Sans eesse, d'autre part,I'action eueharistique du Saint-Esprit appelée par l'épiclèse est eomparée au feuvenant sanetionner le saerifiee du prophète Élie sur le Carmel (1 R., XVIII, 38) :nombreux textes dans Goldammer, Salaville et Jugie eités supra. C'est sans douteà ce fond biblique de la théologie de l'épiclèse qu'il eonvient de référer l'expressionde legitima appliquée à l'Eueharistie à partir de saint Isidore, pour signifier lesaerement en tant que sanctiftant: cfr GEISELMANN, op. cit., pp. 94, 189; HAVET,ét. cit., pp. 69 S.

Page 7: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

400 Y. CONGAR

l'immortalité et la donna aux autres, bien que lui-mème par sa proprenature ne la possédàt absolument pas ))17.

C'est par l'Esprit que les paroles du Christ sont vie, tout commesa chair. Au fond, la thèse et la pratique de l'Église ancienne en ma-tière de lecture des saintes Écritures procède du rnème principe que celuidont se réclame I'épiclèse, Il y a la lettre, le corps, où les Pères ontsouvent vu comme une incarnation du Verbe. Il faut qu'elle deviennevivifiante, sanctifiante et salutaire par l'Esprit qui en fait atteindrel'esprit. Les études du P. de Lubac illustrent abondamment cette applica-tion de l'Économie des Missions divines, qui traduit elle-mème I'enchaì-nement des processions intratrinitaires.

Le P. de Lubac a également montré comment l'erreur de Bérenger deTours avait amené, par réaction, à infìéchir la théologie de l'Eucharistiedans le sens d'une hantise de la présence réelle dans les espèces con-sacrées 18. C'est le cardinal Humbert de Silva Candida qui rédigea laprofession de foi imposée à Bérenger au synode romain de 1059 : c'est untexte d'un réalisme quasi physique, frisant le capharnaìsme. Passé dansles collections d'Yves de Chartres et de Gratien, il a exercé une influencenotable sur la réflexion sacramentaire de la Première Scolastique 19.

D'autre part, en compagnie du Chancelier Frédéric de Lorraine, Humbert

17. Homélie catéchétique XV, Ire sur la Messe, II-I2 : éd. et trad. R. TONNEAUet R. DEVREESSE,pp. 477 s. Cfr encore Hom. cat, XVI. 2e sur la Messe, I2, p. 553 :«Le corps de Notre-Seigneur le Christ aussi qui est de notre nature était d'abordmortel par nature, mais par le moyen de la résurrection il passa à une nature immor-telle et immuable. Quand donc le pontife dit que ce pain et ce vin sont le corps etle sang du Christ, il révèle c1airement qu'ils le sont devenus par la venue de l'Esprit-Saint, et que par lui ils sont devenus immortels, parce que le corps de Notre-Seigneuraussi, quand il fut oint et reçut l'Esprit, s'est ainsi c1airement montré. De la mèmemanière, maintenant encore, quand vient I'Esprit-Saint, c'est com me une sorted'onction par la gràce survenue que, pensons-nous, reçurent le pain et le vin pré-sentés. Et dès lors nous les croyons ètre le corps et le sang du Christ, immortels,incorruptibles, impassibles et immuables par nature, comme il advint du corps deNotre-Seigneur par le moyen de la Résurrection .•}

I8. Corpus Mysticum. L'Éucharistie et l'Église au Moyen Age (Théologie, 3),Paris, I944 ; 2e éd., I949. La théologie eucharistique de Bérenger a fait récemmentl'objet de plusieurs études : P. ENGELS, dans Tijdschr. uoor Theol., 6 (I965), pp. 363-392; R. B. C. HUYGENS, dans Rev. Bénéd., 76 (I966), pp. I33-139 (critique textuelle).

19. Texte dans Denz.-Sch., 690 : le corps du Christ peut «sensualiter, in veritatemanibus sacerdotum tractari vel frangi, vel fidelium dentibus atteri». Destindans la Scolastique du XlIe s. : L. HODL, Die confessi o Berengarii von 1059. EineArbeii zum [rùhscholast, Eucharistietraktat, dans Schol., 37 (1962), pp. 370-394.La seconde profession de foi imposée à Bérenger par Grégoire VII en 1079 estplus satisfaisante : Denz. Sch., 700. Saint Thomas interprète le premier texte dansle bons sens, mais ce n'est pas celui d'Humbert : IIIa, q. 77, a. 7 ad 3. Voir égale-ment à ce sujet G. GEENEN, Bérenger de Tours dans les écrits de saint Thomas d'Aquin,dans Miscellanea André Combes, Rome, 1967, t. II, p. 43-61.

Page 8: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE OU CHRISTOMONISME 4°1

avait, en 1053-1054, discuté avec les Grecs sur les azymes 20. Léond'Achrida disait que les pains azymes ne participaient pas du Père, du Filset du Saint-Esprit 21. Nicetas Stetathos disait que, dans les azymes, onne trouverait qu'un corps sans vie, de mème qualité que le no tre, non lecorps vivant et vivifìant du Christ en un pain vivant « irnmutatus perSpiritum » 22. Humbert, lui, admettait bien que le pain était consacré« fìdeli invocatione totius Trinitatis». Mais, une fois la consécrationaccomplie, il ne concevait l'Eucharistie que dans un cadre christolo-gique : cette Eucharistie ne contient que le Christ immolé, « verum et sin-gulare corpus Christi (... ) quod septemplici gratia subnixum ... per pas-sionem crucis in mortem resolvendum ... ))23. Nous savons avec quelréalisme presque physique Humbert interprétait la présence du Christsacrifìé sur l'autel.

L'ancienne conception d'un ròle du Saint-Esprit achevant dans lecommuniant l'ceuvre de sanctifìcation pour laquelle le corps et le sangdu Christ sont donnés en nourriture, s'efface en Occident à l'aurore dela Scolastique. Dans l'ensemble, on dira encore, comme Humbert l'admet-tait, que la consécration est accomplie par la vertu du Saint-Esprit,mais on ne rattache la réalité spirituelle de gràce visée par I'Eucha-ristie qu'à la présence active du Christ 24. Ce n'est pas le Saint-Esprit,c'est l'Eucharistie elle-mème, en sa pleine réalité christologique, quiopère l'effet de gràce. Nous verrons que la théologie de la gratia capitis,élaborée au XIIe siècle, corroborait ce point de vue. Étienne Langton(t 1228), chainon du passage de la Friihscholastik à la Hochscholastik,écrit ces lignes signifìcatives : « Tria esse circa hoe sacramentum atten-denda, scilicet formam et veritatem sacramenti, hoe est corpus domini etgracia spiritus sancti, quae dicitur eucharistia, quasi bona gratia;tamen hoe nomen appropriatur Christo emphatice, eo quod ipse datorest illius gratiae, quae scilicet est res sacramenti ... » 25. Albert le Grandexclura d'une façon plus explicite encore la position d'Isidore, lorsqu'il

20. HUMBERT, Dialogus, dans C. WILL, Acta et Scripta quae de controversiisecclesiae graecae et latinae saec. XI composita esstant, Lipsiae et Marpurgi, 1861,pp. 93-126 et PL, CXLIII, 931-974; Responsio ad Nicetam, dans WILL, pp. 136-150 et PL, CXLIII, 983-1000. - A. MICHEL, Die « Accusatio » des Kanzlers Friedricbvon Lothringen (Papst Stephans IX.) gegen die Griechen, dans Rom. Quartalsch,38 (1930), pp. 153-208,

21. Cfr HUMBERT, Dial., c. 31 ; WILL, p. 108; PL, CXLIII, 950 B.22. Libellus centra Latinos, 2 et 3 ; PL, CXLIII, 974 et 975.23. Dial., c. 31; PL, CXLIII, 950; W1LL, p. 108; GE1SELMANN,Die A bend-

mahlslehre, pp. 76 s.24. J. R. GEISELMANNa retracé cette histoire : op. cit., pp. 79 s. ; Die Eucharistie-

lehre der Vorscholastik, Paderborn, 1926.25. Summa (Cod. Bamberg. Patr. 136, fol. 68v) : cité par GE1SELMANN,Abend-

mahlslehre, p. 76, n. 6.

Page 9: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

402 Y. CONGAR

parlera de l'union que réalise 1'Eucharistie ex vi rei contentae, c'est-à-dire par la présence réelle du Christ 26.

On sait que la Première Scolastique, celle qui se développe entresaint Anselme ou Abélard et les années 20 du XIIle siècle, a développéou mème créé un traité des sacrements et une question de la gràcecapitale du Christ. En vertu d'un mouvement qu'on peut suivre dans1'ensemble de la théologie et surtout de l'ecclésiologie, la réflexion,dans sa recherche de précision, s'est attachée de plus en plus à la considé-ration des choses elles-mèmes : d'une pure affirmation de la cause trans-cendante, elle passe de plus en plus, dans sa recherche de précision,à une étude des médiations; d'une considération globale et, en toutcas, synthétique, elle passe à une analyse des éléments, au risque deles séparer l'un de l'autre.

Les théologiens ont analysé le sacrement, les agents et les momentsde la célébration eucharistique. La controverse avec les Grecs sur.lesazymes, sur le sens et la portée des symbolismes du rite, a fait introduireune distinction entre l'essentiel et le non-essentiel (saint Anselme,Guillaume de Champeaux), par laquelle des signifìcations symboliquesprofondes risquaient d'ètre négligées. L'attention s'est concentrée surles paroles de 1'institution, auxquelles un génie pourtant aussi informé etpénétré de la Tradition que Thomas d'Aquin reconnaitra une sorted'autonomie et de suffisance 27. Yves de Chartres, Anselme de Laon,la Summa Sententiarum affirment que les paroles de l'institution sontla forma et le modus de la consécration ; le reste est decor sacramenti 28.

Pierre de Poitiers leur applique l'idée de causalité efficiente 29. Nonseulement on a oublié l'idée que la consécration relève de toute l'ana-phore, mais on se demande si celle du pain et du vin sont réaliséeschacune par la formule indicative qui lui est propre, hoe est, hic est,indépendamment de l'autre (Prévostin). C'est la position de Pierre leChantre sur ce point qui a fait instituer le rite de 1'élévation de l'hostieavant que ne soient prononcées les paroles sur le calice 30. ÉdouardDumoutet, historien de cette dévotion, a exprimé dans ces termes lesconséquences de l'introduction de ce rite dans le canon: « Pour nousen rendre compte, il faut nous rappeler quelle était auparavant la

26. Sent., IV, d, 9, a. 6 (éd. BORGNET, XXIX, 222). Comp. d. 8, a. II, p. 206 :« Unitas est effectus corporis Christi veri, ))

27. IIIa, q, 78, a. I, ad 4; comp. q. 82, a. 5, Pour l'histoire que nous résumonsici, cfr GE1SELMANN,op. cit., pp. Il5 s.

28. Roland Bandinelli, Omnebene, Pierre Lombard, Maitre Simon, Gandulphe,Huguccio, Pierre le Chantre, Sicard de Crémone, Prévostin.

29, Sent., V, II (PL, CCXI, 1243 C) : vers Il75.30, Cfr ED, DUMOUTET,Le désir de voir l'hostie et les origines de la dévotion au

Saint Sacrement, Paris, 1926, pp. 37 s.; ID., Corpus Domini. Aicx sources de laPiété eucharistique médiévale, Paris, 1942.

Page 10: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE- OU CHRISTOMONISME

contexture extérieure de l'Action eucharistique. Elle avait un caractère, rectiligne' puisque la consécration elle-mème n'était soulignée quepar des gestes très discrètement esquissés. Pour les plus informés etles plus attentifs, la consécration était moins un aboutissement que lecommencement d'une action dont leur piété fervente suivait le développe-ment solennel jusqu'à la consommation par la communion. Et voiciqu'à partir du XIIe sièc1e environ - pour autant que la date peut-ètreprécisée - cette harmonie parait brisée: l'axe du canon semble sedéplacer de la communion vers la consécration, qui devient désormais,gràce à I'élévation, une sorte de point culminant vers qui tout converge;plus exactement, c'est l'élévation elle-mème qui risque de passer, dansl'opinion des fidèles, pour le véritable sommet du sacrifice, et son ritele plus essentiel » 31.

Que le récit de l'institution effectue la consécration, concurremmentavec l'action du Saint-Esprit, c'est le contenu mème de la traditionla plus commune. C'est d'ailleurs ce que les grands Scolastiques conti-nuent à affirmer. Il semble incontestable, cependant, que l'absenced'épiclèse formelle dans le canon romain a dirninué les chances d'unepneumatologie eucharistique dans la tradition occidentale 32.

Insister sur la causalité des paroles de l'institution, c'était s'engagerà considérer la personne fonctionnelle du prètre. Déjà parmi les Pèresgrecs, saint Jean Chrysostome est celui qui souligne le mieux le ròledes paroles de l'institution dans la consécration et, par la mème logiqueprofonde, celui qui explicite le mieux la valeur sacramentelle de la person-ne fonctionnelle du prètre 33. Le problème est toujours, comme l'abien montré A. Chavasse 34, dappliquer au pain et au vin déposés enoffrande à tel moment, sur tel autel, la vertu, que tout le monde reconnaitseule décisive et souveraine, de la consécration accomplie une fois parle Christ dans la chambre haute. La théologie occidentale a reconnudans le prètre comme représentant sacramentellement le Christ, leprincipe qui opère cette application aux oblats de la consécration quele Christ a accomplie une fois et qu'il doit accomplir chaque fois dansles célébrations de l'Église. C'est très net chez Maitre Simon (v. lI50),

31. Le Christ selon la chair et la vie liturgique au Moyen Age, Paris, 1932, pp. 149-ISO.

32. Saint Thomas Iui-rnème parle plus volontiers de l'opération du Saint-Espritdans le baptème que dans l'Eucharistie. L'article, Esprit-Saint. IlI. dans la liturgiedu Dict. de Spiritualité (IV, col. 1283-1296: F. VANDENBROUCKE) n'a pas un motsur l'Eucharistie.

33. Cfr De proditione Iudae, hom. I, 6 (PG, XLIX, 380). Comparer In Pentec.,hom, I, 4 (PG, L, 458-59), où l'aspect de prière, de ròle déprécatif, est davantagesouligné.

34. L'épiclèse eucharistique dans les anciennes liturgies orientales. Une hypo-thèse d'interprétation, dans Mélanges de Science religieuse, 3 (1946), pp. 197-206.

Page 11: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

Y. CONGAR

dont on a montré l'importance dans la Première Scolastique 35. C'est laposition que tient Thomas d'Aquin, dans le vocabulaire: Sacerdos geritpersonam Christi, qui ne lui est pas propre 36. Cette doctrine a été re-prise de façon rigide dans le « Décret pour les Arméniens ))du concile deFlorence 37. Il est clair que tout cela est lié avec la notion de « caractère ».

que l'Orient n'a pas développée comme l'Occident. Le prètre est lui-mème signe sacramentel du Christ. On aime souligner le sens queprennent ses gestes pour signifier une représentation sacramentelledu sacrifice de celui-ci,

De tout ce que nous venons d'exposer ressort une conception trèschristologique de l'Eucharistie. Le moment pneumatologique eùt pu ytrouver sa place et, de fa:it, y a trouvé une certaine pIace, mais il fautapprécier dans quelles conditions et dans quelle mesure.

La distinction, classique en scolastique, entre res contenta et res noncontenta, aurait pu donner lieu à un développement pneumatologique.A la suite de Pierre Lombard on entendait généralement par res contentaet significata la caro Christi, la présence réelle, par res significata etnon contenta l'unité de l'Église ou du Corps mystique 38. La res noncontenta est celle qui n'est pas donnée immédiatement par la célébrationvalide du sacrement, mais, se réalisant dans un sujet vivant et libreextérieur au sacrement, demande un acte spirituel de ce sujet. Il yfaut une intervention nouvelle par rapport à la célébration en elle-mème. On pourrait situer ici l'activité du Saint-Esprit que les liturgieshispano-wisigothique et gallicane posaient pour qu'une Eucharistiesoit legitima, qu'elle ait son fruit de sanctification. M. Lienhard nousdit que c'est la position de Luther 39.

Mais c'est aussi la réalité de ce que Thomas d'Aquin et les grandsScolastiques, à la suite de saint Augustin, appellent « manger spirituel-

35. Voir le texte de son Tract . de sacramentis, dans GEISELMANN,op. cit., p. 127,ou dans H. WEISWEILER, Muitre Simon et son groupe De sacramentis. (SPicil. S.Lovan., 17), Louvain, 1937, pp. 25 s.

36. Cfr IIla, q. 82, a. I, 3 et 5. Autres références à Thomas et aux grands Sco-lastiques dans B. D. MARLIANGEAS,« In persona Christi », « in persona Ecclesiae »,dans La Liturgie après Vatican II (Unam Sanctam, 66), Paris, 1967, pp. 283-288.

37. Denz., 698; Dene. Sch., 132 L

38. PIERRE LOMBARD,Sento IV, d. 8, C. 6 ; comp. In 1 Coro 11 (PL, CXCl, 1642 A).Nous disons « généralement» parce que saint Thomas, par exernple, Com. in 1 Cor.,C. 12, lect. I et C. 15, lect. I, voit la gràce dans la res sign. et cont., et la résurrectiondans la res sign. et non conto Ordinairement, saint Thomas dit que la res de l'Eucha-ristie est caritas ou unitas corporis mystici.

39. La doctrine du Saint-Esprit chez Luther, dans Verbum caro, ne 76 (1965),pp. II-38 (p. 26). L'exposé de R. PRENTER sur le Saint Esprit et les sacrements(Spiritus Creator. Studien zu Luthers Theologie, Munchen, 1954, pp. 133-172) ri'ap-porte pas grand-chose à une véritable pneumatologie. Luther reste très christolo-gique.

Page 12: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE OU CHRISTOMONISME

lement le sacrement » : ce qu'ils distinguent de la simple manducationsacramentelle 40. C'est la rnanducation spirituelle qui obtient la restantum du sacrement 41. Elle répond au « digne surnere » dont parle saintPaul (1 Co., XI, 27 et 29) 42. Elle consiste, selon saint Thomas, dansl'exercice de la foi vive et du credere in Christum, avec le sens dynamiquedonné à cette expression par saint Augustin et qui répond à ce quesaint Paul nous dit sur le mouvement par lequelles membres du Corpsdu Christ « grandissent vers Celui qui est la Tète, le Christ » 43. Il y adonc un mouvement, et un mouvement spirituel, au delà de la purecélébration et réception du sacrement. Par ce mouvement, dit saintThomas, on devient participant du Saint-Esprit 44. On ne voit pas,cependant, que notre auteur dépasse ici l'idée générale, sans cesseaffirmée, selon laquelle tout effet de gràce est approprié au Saint-Esprit,au niveau de sa causalité principale, qui met en cause le Dieu-Trinité ;la cause seconde et instrumentale est l'humanité sainte du Christ. Lathéologie eucharistique de saint Thomas reste très christologique, elleest mèrne peut-ètre moins pneumatologique que sa théologie du baptème,ce qui pourrait s'expliquer par le fait que l'Eucharistie, aime-t-il répéter,contient substantiellement le Christ lui-mème dans le mystère de saPàque, tandis que le baptème n'est le lieu que de sa virtus.

Mais, dans sa théologie si profonde des rapports entre l'humanitéet la divinité dans le Christ, Thomas d'Aquin s'est très largement misà l'école des Pères grecs, en particulier de saint Jean de Damas et desaint Cyrille d'Alexandrie 45. On s'aperçoit, en étudiant l'histoire théo-logique des quatre premiers siècles, que la perspective première étaitfortement christologique: la divinisation était rapportée à l'humanité

40. AUGUSTIN, In Ev. Ioan., tr. XXV, 12 et XXVI, 11-12 (PL, XXXV, 1602 et16II-12). - THOMASD'AQUIN, IIIa, q. 80, a. I et parali. ; Com. in Ev. Ioan. c. 6,lect. 7, n. 2. - CAJETAN, In IV Evangel ... Comm., Lyon, 1558, fol. 38IV S. ; Deerroribus contingentibus in Eucharistiae sacramento, 1525; rééd. par Fr. A. VONGUNTEN, Rome, 1962.

41. SAINT THOMAS, IIIa, q. 80, a. I ; Com. in 1 ad CoroC. 11, lect. 7.42. SAINT THOMAS, De articulis fidei et Ecclesiae sacramentis, op. omn., éd.

Parme XV, !ZIa.43. Eph., IV, 15-16; comp. II, 15 S., 21-22 et IV, 12 ; Col., II, 19. Nous sommes

baptisés eis Christon, Rm., VI, 3; eis hen s6ma, 1 Co., XII, 13. THOMASD'AQUIN,IIIa, q. 80, a. 2; Com. in Ev. Ioan, C. 6, lect. 7. Cela met, dans la perception sacra-mentelle du Christ, tout comme dans la perception de la foi, une tension et une réfé-rence eschatologiques : IIIa, q. 79, a. 2 ; q. 80, a. 2 ; et la théologie générale de latriple référence des sacrements, si remarquablement formulée, s'agissant de I'Eu-charistie, dans la collecte de la fète du Corpus Christi et dans l'antienne O sacrum,

44. Comm. in Ev. Ioan. c. 6, lect. 7, n. 4.45. Voir 1. BACKES, Die Christologie des hi, Thomas V. A. und die griecbischen.

Kirchenudter, Paderborn, 1931. - J.-M. R. TILLARD, L'Eucharistie, Pàque del'Église (Unam Sanctam, 44), Paris, 1964, pp. 77-83.

Page 13: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

Y. CONGAR

du Christ en tant qu'unie au Logos et remplie du Saint-Esprit 46. Cesont les diffìciles discussions sur la divinité personnelle du Saint-Esprit,c'est l'ceuvre des Cappadociens et le concile de Constantinople en 38r,qui ont amené un développement nouveau, doctrinal et liturgique,dans le sens pneumatologique 47. Cela dit sans mettre aucunement encause ni la validité ni la profondeur du développement acquis ainsi à

la théologie.On sait que le deuxième concile du Vatican a remarquablement

remis en lumière une vision trinitaire de l'Église. L'antique formule« au Père, par le Fils, dans l'Esprit »revient deux fois dans les documentsconciliaires 48. Nous avons déjà des études sur la pneumatologie duconcile, mais on ne pourra en apprécier la vigueur et la portée réelleque lorsque le travail des théologiens aura plus largement réponduà l'incitation qu'il a ainsi reçue. Dès maintenant nous en avons unfruit dans les nouveaux textes de prière eucharistique, à savoir lesCanons II, III et IV, le n? I étant le Canon romain 49. Ce sont de beauxtextes, surtout III et IV. L'anaphore II a une très brève prière auSaint-Esprit après la consécration, pour demander que les communiantssoient « rassemblés par l'Esprit-Saint en un seul corps», p. 29 (r6).C'est un écho de saint Paul, 1 Co., XII, r3 et aussi de l'anaphore d'Hippo-

46. Pour le lIe sièc1e, cfr G. KRETSCHMAR,La doctrine du S. E. du N. T. à Nicée,dans Verbum caro, nO 88, 1968, pp. 5-55 (cfr pp. 26 s.) et saint IRÉNÉE, Demonstr.,7: (((le baptème) qui nous accorde la gràce de la nouvelle naissance en Dieu lePère par le moyen de son Fils dans I'Esprit-Saint [rnème formule dans JUSTIN,I Apol., LXI, 3 et LXVI, I] (... ) Quant à l'Esprit, c'est selon qu'il platt au Pèreque le Fils le dispense à titre de ministre à qui veut et comme veut le Père » : trad.L. M. FROIDEVAUX,Sources Chr., 62, Paris, 1959, pp. 41-42. Pour saint ATHANASE,la gràce vient du Père par le Fils dans l'Esprit : ((le Fils, par l'Esprit qui est enlui, nous unit au Père» (Lettres à Sérapion, I, 24, trad. J. LEBON, Sources chréi.,18, p. 126). Parlant de l'Eucharistie, saint ÉPHREM écrit: ((Il a appelé le painson corps vivant et l'a rempli de lui-mème et de I'Esprit-Saint ... Ceci est moncorps, qui le mange avec foi mange avec lui le feu du Saint-Esprit » (Opera, éd.LAMY, IV, 173). La liturgie de saint Jacques porte, dans le récit de l'institution :((Il prit la coupe ... la bénit et la remplit de Saint-Esprit, la donna ... » Il n'est pasquestion là d'une action personnelle de l'Esprit, qui est plutòt considéré comme ledon que jait le Christ.

47. Cela ressort des études sur l'épic1èse dans la bénédiction des fonts baptismaux :J. QUASTEN, The Blessing oj the Baptismal Pont in the Syrian Rite oj the PourthCent., dans Theol. Studies, 7 (1946), pp. 309-313. - A. BAUMSTARKnote bien(Liturgie comparée. Éd. refondue, Chevetogne, s. d., pp. 27-28 et 52) qu'une épic1èseproprement dite supposait le développement de la théologie du Saint-Espritsanctionné par le con cile de 381.

48. M. PHIL1PON, La T. S. Trinité et l'Église, dans L'Église de Vatican II,publié sous la dir. de G. BARAUNA(Unam Sanctam, 51b), Paris, 1966, pp. 275-298.

49. Preces Eucharisticae et Praejationes. Typis Polygl. Vaticanis, 1968. - LaMaison-Dieu, nO94. 1968/2. Le premier chiffre renvoie à la page de l'éd. Vaticane,le second, entre parenthèses, à La Maison-Dieu,

Page 14: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE OU CHRISTOMONISME

lyte. L'énoncé est vraiment pneumatologique. L'anaphore III a unebrève épiclèse de consécration avant celle-ci: « sanctifìe-Ies (offrandes)par ton Esprit », p. 31 (21), et, après la consécration, une prière pourque, remplis de l'Esprit, les fìdèles forment un seuI corps et un seulesprit dans le Christ et pour que « l'Esprit fasse d'eux une éternelleoffrande à ta gIoire ». p. 33 (22) : allusion à des textes comme Rm., XV,16. Enfìn, l'anaphore IV a une épiclèse de consécration avant le récitde l'institution, p. 38 (32), et, après celui-ci, une prière demandantque l'Esprit-Saint rassemble les communiants en un seul corps, pp. 39-40 (34). Cette indication pourrait ètre très pneumatologique si elleétait plus explicite. Le rassemblement en un corps (du Christ), l'exercicedu sacerdoce royal, sont attribués à l'aetion, non du sacrement lui-mème, mais de l'Esprit. On trouve donc ici l'amorce possible d'unevéritable pneumatologie ecclésiologique.

La théologie de la grdce capitale du Christ 50.

Le XIIe siècle n'a pas créé la théologie de Christo Capite, mais il l'aélaborée, et il a créé le traité de gratia Capitis. Ces deux thèmes, trèsaetifs dans la Scolastique du XIIle siècle, lui ont donné un caraetèredécidément christologique qui marquera également son traité du Corpsmystique. Avant ces élaborations, la notion de « Corps du Christ »résultaitsimplement de la conjonetion de ces deux idées : une pluralitéde membres ayant des dons divers, constitués en un corps par le Saint-Esprit qui est principe de vie en mème temps que d'unité 51. Les déve-loppements que nous avons dits se sont opérés nettement sous le signede la christologie.

Dans son De sacramentis christianae fidei [peut-ètre avant II37),Hugues de Saint-Vietor reste dans une perspeetive augustinienne. Quandon est uni et, en ce sens, incorporé au Christ par la foi et le baptème,on peut recevoir du Christ communication de son Esprit, et ainsi parti-ciper à la vie de son corps 52. Le Saint-Esprit est donné par le Christ,comme l'esprit qui fait vivre le corps de l'homme, descend aux membresde la tète : « Sicut spiritus hominis mediante capite ad membra vivifì-

50. Renvoyons à E. MERSCH,Le Corps mystique du Christ. Études de théol, histor.,2" éd., Bruxelles-Paris, 1936, t. II, pp. 162 S. - A. LANDGRAF,Die Lehre vom ge-heimnisvollen Leib Christi in den [rùhen. Paulinenkommentaren und in der Fruhscho-lastik, dans Divus Thomas (Fr.), 24 (1946), pp. 217-248, 393-428; 25 (1947), pp. 365-394; 26 (1948), pp. 160-180, 291-323, 395-434. - Z. ALSZEGHY,Nova creatura,La nozione della grazia nei commentari medievali di S. Paolo, Rome, 1956, pp. 158 S.

51. Nous donnons des références dans l'Histoire des doctrines ecclésiologiques,à paraìtre chez Herder et aux Éditions du Cerf dans le cadre de l'Histoire des dogmes.

52. « Quando christianus efficeris, membrum Christi efficeris, membrum corporisChristi, participans Spiritum Christi » : lib. II, pars II, c. 2 ; PL CLXXVI, 417 A.

Page 15: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

Y. CONGAR

canda descendit, SIC Spiritus Sanctus per Christum venit ad christia-nos » 53.

Tout le monde tenait évidemment que le Christ est capu; ecclesiaeau titre de sa divinité, c'est-à-dire au mèrne titre que le Père et l'Esprit.Dans la Scolastique naissante on se demande s'il l'est aussi proprementselon son humanité, et l'on répond affirmativement 54. On ne met alors,dans I'idée de caput, que ce qu'y mettait saint Augustin. Tout au plusajoute-t-on que unius naturae sun: caput et corpus ; on n'attribue pasà l'humanité du Christ une efficience de gràce 55. On a bien parfois desformules comme « omnia [Pierre le Chantre dit mème : « omnia donagratiae »] in se habet et ab eo defluunt in membra ecclesiae » 56. Leplein déploiement d'un traité de gratia Capitis supposait une théologiede la gràce créée. L'expression gratia creata apparait seulement chezAlexandre de Halès en I245 57. L'idée en a été dégagée plus tòt, à partirdes questions que posait le baptème des petits enfants. Le traité Degratia capitis, qui s'annonçait dans les Sententiae de Pierre de Poitiers(IV, 20: PL, CCXI, I2I5-I2I9), apparait constitué chez Guillaumed'Auxerre, vers I220-I225 58. Ce sera la base des traités des grands Sco-lastiques sur le Corps mystique. On en traite dès lors à partir de lagràce capitale du Christ, tandis qu'avant le Xl Iv siècle on en parlaità propos et à partir de l'Eucharistie.

Nous ne faisons pas ici une étude d'histoire des dogmes. Nous savonsque la théologie de Christo capite, de gratia Capitù éclaire la visionqu'Alexandre de Halès et surtout Bonaventure ont eue de l'Église-Corps du Christ 59. Le verset bien connu de saint Jean la résume (Il,I6), « de sa plénitude nous avons tous reçu ». Thomas d'Aquin a Ioncière-ment la mème vision avec un élément nouveau et propre, cependant,de la plus grande importance. Depuis la fin du De veritate (en I258),

Thomas d'Aquin applique le concept de causalité instrumentale à I'huma-

53. Ibid., c. I, col. 415 D.54. Ainsi, par exemple, Hervé de Bourg-Dieu (t !I50), Gilbert de la Porrée

et son école, Pierre Lombard, Pierre de Poitiers, etc.55. G. Philips a bien mis en lumière ce point de théologie augustinienne : L'in-

fiuence du Christ-Chef sur san Corps mystique suivant saint A wgustin, dans A ugustinusM agister, Paris, 1954, t. II, pp. 8°5-815.

56. Ainsi RAOUL DE LAON, dans A. LANDGRAF,ét. citée, 1946, p. 232, n. 3 ; PIERRELE CHANTRE, ibid., p. 246, n. I et 1947, p. 393.

57. Cfr CH. MOELLER et G. PHILIPS, Grace et (Ecuménisme, Chevetogne, 1957,p. 3°·

58. Summa aurea, lib. III, tr. I, c. 4 (éd. Paris, Pigouchet, 1500, fol. CXVv).59. S. LISIECKI, Die gratia capitis nach Alexander uon Hales, dans Jahrb. f.

Phil. u. spekul. Theol., 27 (1913), pp. 343-404. - D. CULHANE, De Corpore mysticodactrina Seraphici, Mundelein, 1934. - R. SILIé, Christus u. die Kirche. Lhr Ver-hiiltnis nach der Lehre des hl. Bonauentura, Breslau, 1938. - H. BERRESHEIM,Christus als Haupt der Kirche nach d. hl, Bonauentura, Bonn, 1939.

Page 16: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE OU CHRISTOMONISME

nité du Christ, puis aux sacrements. Plus encore qu'Aristote, ce sontles Pères grecs, Cyrille d'Alexandrie et Jean de Damas, qui lui ontfoumi l'idée de la sainte humanité du Christ-organe de la divinité 60.

Mais, d'autre part, Thomas d'Aquin a eu, de la vie chrétienne, la con-ception la plus théo-logique et la plus théologale qui soit. La gràce nousfait vraiment participer à la vie des Personnes divines: elle vient deces Personnes, par appropriation du Saint-Esprit, qui est le Don, lacommunication. Saint Thomas emploie souvent l'expression gratiaSpiritus Sancii 61. Il dit que le Saint-Esprit produit la gràce ou la charitéeffective 62. De sorte que la vision thomiste de l'Église se distribue surdeux registres, que réunit l'économie concrète de gràce: un registrede causalité absolument divine, à la fois finale, exemplaire et efficiente,un registre dépendant de l'Incarnation du Verbe-Fils, également exem-plaire et efficiente. Done, un registre divin pneumatologique et un re-gistre d'ineamation 63. Comment s'articulent ees deux registres ? Avantde le voir dans l'Église et pour bien le voir dans l'Église. il eonvient de levoir dans le Christ, Verbe ineamé.

La « gràee d'union » est, eomme volonté graeieuse, l'acte ineréé desTrois Personnes; eomme réalité dans la eréature, elle est l'assomptiond'une nature humaine, eorps et àme, par la Personne du Verbe. Elle estaussi la eonsécration ontologique ode eette nature humaine. Comme elleest ordonnée à une ceuvre de salut et de sanctifieation, elle appelle,eomme principe opératoire, une gràee créée qui est donnée au Christ

60. Cfr I. BACKES, op. cito (n. 45). pp. 214 s.• 247 s.,. 270-286. Voir égalementTH. TSCH1PKE,Die Menschheit Christi als Heilsorgan der Gottheit unter bes. Beruck-sichtigung d. Lehre d. hl, Thomas 11. Aquin, Freiburg, 1940.

6!. Ainsi la Ilae, q. 106, a. I, C., ad I et 3 ; a. 2 ; a. 3 ; q. 108, a. I ; q. Il3, a. 7 sedc. ; Illa, q. 72, a. 2; In Ioan. C. 4, lect. 2, n. I ; In 1 Coro C. 6, lect. 3.

62. la Ilae, q. IlO, a. I ad 2 ; Ila Ilae, q. 23, a. 2 et 3 ; Q. disp. de carit., a. I, ad I.« lpsum donum gratiae est a Spiritu Sancto » : la, q. 43, a. 3, ad 2; comp. q. 38,a. 2.

63. Voir, entre autres, la rr=. q. 108, a. I ; comp. Illa, q. 8, a. I, ad I ; q. 16,a. II, ad 2; q. 19, a. I, ad 2. Le Saint-Esprit cause principale : Illa, q. 66, a. II ;

Com. in 1 Coro C. 12, lect. 5. Parmi les études sur l'ecclésiologie de saint Thomas,citons particulièrement M. GRABMANN,Die Lehre des hl. Thomas V. A. von derKirche als Gotteswerk, Regensburg, 1903. M. USEROS CARRETERO,« StatutaEcclesiae » y « Sacramenta Ecclesiae )) en la eclesiologia de S. Tomas, Rome,1962.

On sait que saint Thomas a appliqué au ròle du Saint-Esprit et du Christ dansle Corps mystique, respectivement les images de coeur et de tète : De ve•.it., q. 29,a. 4, ad 7; Illa, q. 8, a. I, ad 3. C'est que le Saint-Esprit est (par appropriation)la cause à la fois unioerselle et cachée de tous les mouvements de gràce, comme lecoeur l'est des mouvements vitaux dans l'homme, d'après Aristote et Avicenne.La tète est le principe visible de direction volontaire. Cfr GRABMANN,op. cit.,pp. 184-193; SILIé, op. cito (n. 59), pp. 53 S.

Page 17: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

410 Y. CONGAR

dans la plénitude la plus grande, non seulement pour lui-mème en sonindividualité mais pour tous ceux qu'il doit sauver et sanctifier 64.

L'humanité du Verbe, ainsi consacrée, sanctifiée et sanctifiante,est, en toute sa vérité humaine de corporéité et de sensibilité, d'intel-ligence et de volonté, l'instrument ou plutòt l'organe de la divinité :instrument conjoint, comme la main l'est à mon vouloir dans l'unité dema personnalité corporelle 65; instrument animé, intelligent et libre,qui n'est pas simplement utilisé mécaniquement mais sert sciemment etlibrement le Dessein de gràce de Dieu 66. En sorte qu'il n'est pas un donspirituel, pas un mouvement de gràce, qui ne relève, en subordination àla Divinité, de l'intelligence et de la connaissance, de la volonté et del'amour humains de Jésus-Christ, Chef du peuple des rachetés : onpourrait dire, selon un symbolisme autorisé, qui ne relève du Sacré-Cceur de Jésus. De fait, le développement de la dévotion au Sacré-Cceur pourrait bien ètre un signe de notre christocentrisme. Les thomistesnotent avec raison que cette intervention de la volonté du Christ (par-faitement harmonisée à celle de son Père) dans le don de toute gràcedonne à la causalité du Christ un mode concret de cause principale,c'est-à-dire d'origine et d'autorité 67. C'est important pour apprécierle caractère christologique de cet effectus gratiae qu'est, pour saint Thomas,le Corps mystique 68. On peut le considérer au niveau de la causalitédivine et au niveau de ce que l'assomption d'une nature humaine commeorgane permet d'attribuer à la Personne du Verbe.

Saint Thomas identifie le don qui nous est fait de la gràce avec lamission invisible du Saint-Esprit (la, q. 43). Classiquement, l'expression« donner le Saint-Esprit » est équivalente de ((donner la gràce » : cfr parexemple lIIa, q. 8, a. I ad I ; in Gal., c. 3, lect. 2. Nous savons que touteproduction en dehors de Dieu est commune aux Trois Personnes: lesPères grecs sont sur ce point aussi formels que les Latins. Ils aimentseulement affirmer, dans l'action commune des Personnes, la structurede leurs relations. Mais Thomas d'Aquin aussi: c'est mème pour cela

64· Cfr Q. disp. de uerit., q. 29, a. S, ad 7 ; II!'', q. 7 et 8, avec l'art. S sur l'identitéessentielle de la gràce du Christ comme individu et comme tète de l'Église : q. 26,a. 2, ad I ; q. S9, a. 3, obj. 2 ; Comp. Theol., 214.

6S· Cfr C. Gent., IV, 41 ; lIIa,q. 64, a. 3 et 4. - TSCHIPKE, op. cit., 146 S. -CH.V. HÉRIS, Le mystère du Christ, Paris, 1927,pp. 129 S.

66. IIla, q. 7, a. I, ad 3; q. 8, a. S, ad I ; q. 18, a. I ad 2 ; q. 69, a. .5; Q. disp.de unione Verbi inc., a. S, ad 4; Com. in Ephes., c. 4, lect. S. - TSCHIPKE cite,dans le mème sens, saint GRÉGOIRE DE NYSSE (p. 39) et saint JEAN DE DAMAS

(p. 6S)·67. Chaque envoi de gràce met en ceuvre un acte personnel du Christ: IIIa,

q. 8,a.s, ad I.68. Sent., III, d. 25, q. I, a. 2, ad IO ; De uer., q. 29, a. 5 C.

Page 18: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE OU CHRISTOMONISME 4II

qu'il appelle le Fils sanctificationis actor 69. C'est que l'Esprit procèdedu Fils conjoint au Père dans la spiration. Le Christ n'est évidemmentpas coprincipe du Saint-Esprit en son humanité, mais le Verbe faitchair l'est, en sorte que le Saint-Esprit est l'Esprit du Christ 70, et celui-ci est Verbum spirans amorem 71. C'est ici que se pose la question desavoir quel impact la doctrine du Filioque pourrait avoir sur l'ecclésio-logie.

Plus d'un Orthodoxe contemporain affirme que cet impact existe etqu'il est mème décisif 72. On peut penser en effet que, dans la perspec-tive de la Procession du Saint-Esprit a Paire solo, le Parac1et apparaitcomme plus libre, principe personnel d'une action moins liée à I'ceuvreet à l'institution du Verbe incamé; l'Église pourrait avoir un typeplus charismatique, ètre moins étroitement liée aux formes déterminéesde l'institution. La question demanderait une étude attentive et critique.En toute hypothèse, les Orthodoxes admettent comme nous la commu-nauté des opérations ad extra et le fait que le Saint-Esprit est envoyépar le Fils ou à la demande du Fils 73. On sait aussi que saint Paul parled'Esprit du Seigneur ou de Jésus 74. Cela ne diminue-t-il pas notable-ment l'indépendance qu'on voudrait reconnaitre à l'action du Saint-Esprit ? Mais nous nous rappelons la joie de VI. Lossky, de la Confrériede saint Photius, quand nous lui fimes connaitre le texte suivant desaint Thomas (<< l'ai toujours pensé », nous dit-il, « que saint Thomasétait un vrai et grand théologien ») : « Similis autem error est dicentiumChristi vicarium, Romanae ecclesiae pontificem, non habere universalisEcc1esiae primatum, errori dicentium Spiritum Sanctum a Filio nonprocedere. Ipse enim Christus Dei Filius suam Ecc1esiam consecratet sibi consignat Spiritu Sancto quasi suo caractere et sigillo, ut ex

69. la, q. 43, a. 7 fin, OÙl'incertitude du texte donné dans quelques manuscritsne change rien ; ib., ad 4. Comp. IIIa, q. 7, a. 9, c et ad I : le Christ "universaleprincipium in genere habentium gratiam », « auctor gratiae »,

70. IIa IIae, q. 124, a. 5, ad I. Saint Thomas applique cette considération mèrneà la formation du corps de Jésus dans le sein de Marie: IIIa, q. 32, a. I, ad I donneune interprétation très christologique de Lc., I, 35.

71. la, q. 43, a. 5, ad 2.72. Outre les écrits de N. NISSIOTIS cités supra, n. 2, voir VL. LOSSKY, art. cité

(n. 3), p. 86. - HIÉROMOINESOPHRONY,L'Église, image de la sainte Trinité, dansVestnik. - Messager de l'Exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale, nv 5,1950, pp. 33-69 (p. 66). - X, Note sur le «filioquisme », dans Lumière et Vie, nO 67,1964, pp. I02-II4. - G. EVERY admet I'idée, mais sans documentation spécifique:The Byzantine Patriarchate 451-1204, London, 1947, pp. 195-196.

73. Le Fils envoie l'Esprit ou demande au Père de l'envoyer: cfr Le., XXIV,49; Ac., I, 4 s., 8 ; II, 33 ; V, 30-32; XI, 16; j»; VII, 39 et XVI, 7, puis IlI, 34 ;XV, 26; XVI, 7 ; Phil., I, 19.

74. Rm, VIII, 9 (cité par saint Thomas, na na., q. 124, a. 5, ad I) ; Ga., IV, 6;Phil., I, 19; comp. 2 Co., In, 17.

Page 19: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

412 Y. CONGAR

supra positis auctoritatibus manifeste habetur; et similiter Christivicarius suo primatu et providentia universam Ecc1esiam tamquamfidelis minister Christo subiectam conservat» 75.

Il faut souligner, dans ce texte, les expressions « ecc1esiam suamsibi ... », qui répondent évidemment aux termes évangéliques « ecc1esiammeam II (Mt., XVI, 18), « pasce oves meas» (In., XXI, 15-r6). L'Égliseest vraiment celle du Christ, son corps, non le corps du Saint-Esprit.Pour saint Thomas, l'erreur des « Grecs II sur la Procession du Saint-Esprit rentre dans la série de celles qui « ad hoe principaliter videnturtendere ut Christi derogent dignitati II 76.

Il faut considérer non seulement la Procession éternelle, mais l'as-somption, dans notre temps, d'une nature humaine par la Personne duVerbe, c'est-à-dire la « mission» visible du Fils. Par là, la Personnedu Verbe en tant que Verbe incarné devient le principe d'une causalitépropre de salut ou d'une structure de sanctification dont ni la théo-phanie du Jourdain ni celle de la Pentecòte ne sont un équivalent pourle Saint-Esprit. Car il n'y a pas union dans l'ètre de la colombe ou deslangues de feu avec l'hypostase du Saint-Esprit : ce sont là de simplessignes d'une mission invisible tout à fait décisive 77. L'union du Saint-Esprit avec l'institution apostolique et avec l'Église est une uniond'alliance : il est donné comme le Promis propre à la nouvelle et éter-nelle alliance, il n'est pas uni à une créature de manière à faire de celle-ci son organe conjoint, animé et libre 78. De sorte que la causalité duSaint-Esprit dans le don de la gràce reste dans l'ordre mystérieuxde l'appropriation, tandis que la causalité instrumentale du Verbe in-carné est une causalité propre : elle est du reste l'origine de l'institutionde salut qu'est l'Église, dans laquelle des créatures sont assumées, parune communication à la fois sacramentelle et juridique, à ètre, en lasuite et la dépendance du Christ, « sacrement universel du salut »,« Oportet quod virtus salutifera derivetur a divinitate Christi per eiushumanitatem in ipsa sacramenta» 79. Le Corps mystique est vu en dépen-dance de la gràce capitale du Christ, comme de ses actes rédempteurs :

75. Contra errores Graecorum,n, 32, éd. crit., Rome, 1967, p. AIOI. On peutcomparer saint BONAVENTURE,De perf. evang., q. 4, a. 3, n. 12 (Opera, V, 197).

76. Op. cit., n, prol., éd. citée, p. A87 ; un peu plus loin : « Dum enim dicuntSpiritum Sanctum a Filio non procedere, eius dignitatem minuunt qua simulcum Patre est Spiritus Sancti spirator, Dum vero unum caput Ecclesiae esse negant,sanctam scilicet Romanam ecclesiam, manifeste unitatem Corporis mystici dissol-vunt ... » .

77. Sent., I, d. 16, a. I, ad I ; la, q. 43, a. 7.78. Voir notre étude Le Saint-Esprit et le Corps apostolique, réalisateurs de l'ceuure

du Christ, dans Esquisses du rnystère de l'Église (Unam Sanctam, 8), 2e éd., Paris,1953, pp. 129-179. - Dom A. VONIER, L'Esprit et l'Épouse. Trad. L. LAINÉ etB. LIMAL (Unam Sanctam, 16), Paris, 1947.

79. II la, q. 62, a. 5.

Page 20: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE OU CHRISTOMONISME

c'est cette gràce qui est divinisante 80. Il ri'y a pas d'incarnation nide « Corps mystique » du Saint-Esprit.

Pourtant, Thomas d'Aquin lui reconnait le ròle de sceau ou achève-ment dernier du Corps mystique, en y comprenant son Chef, le Christcomme Verbe incarné. Les membres du Corps mystique, dit-il, « habentpro ultimo complemento Spiritum Sanctum qui est unus numero inomnibus » 81. C'est le mème Esprit qui est dans le Christ et dans leschrétiens. Saint Paul cautionne cette affirmation souverainementimportante, Rm., VIII, 15; Gai., IV, 6. Saint Bonaventure et saintAlbert ont des formules semblables 82; Eux aussi, comme Thomas etd'autres Scolastiques moins géniaux, affirment l'unité de l'article con-cernant le Saint-Esprit et de l'article concernant l'Église, dans le Symbole,surtout quand on lit celui-ci « in unam ... ecclesiam ». Ils joignent cesdeux articles en un seul, qui se lit ainsi: Credo in Spiritum Sancium.vivificantem (unientem, sanctificantem ; il faudrait dire: catholicizantem,apostolicizantem) Ecclesiam 83. On croit toucher la promesse d'une pneu-·

80. En termes de divinisation : De uirt, in com., q. I, a. 2, ad 21.81. Seni., IIl, d. 13, q. 2, a. 2 sol. 2 ad I ; comp. De uerit., q. 29, a. 4 (cité par

l'encycl. Mystici Corporis : AAS, 35 (1943), 222) ; In Iaan. c. l, lect. IO, n. I etc. 6, lect. 7; Campo theol., I, 147; II' Ilae, q. 183, a. 2, ad 3. Voir E. VAUTHIER,Le Saint-Esprit, princiPe d'unité de l'Église d'après saint Thomas d'Aquino Corpsmystique et habitatian du Saint-Esprit, dans Mél. de Se. relig, 5 (1948), pp. 175-196 ;6 (1949), pp. 57-80. Et voir H. MUHLEN, infra, n. 85. Nous n'avons eu connaissancequ'après avoir rédigé la présente étude, du travail du P. GALVIS, O. P., sur le Saint-Esprit dans la Somme de Théologie (en espagnol, 2 vol., 1967) : le premier volumerecueille largement tous les textes où le Saint-Esprit se trouve nommé, et donnela liste des références bibliques invoquées ; le second tente une synthèse de la pneu-matologie thomiste. Il nous a été malheureusement impossible d'en faire notreprofit.

82. BONAVENTURE,Sent., I, d. 14, 2, I fund. 4 (Opera, I, 249a) : il n'est pas évi-dent qu'il y inclut le Christ, cornme fait saint Thomas. Albert, Sent., IlI, d. 24, B a. 6 ;Quaest. de Incarnatione (avant 1250), éd. L BACKES, Florileg, Patrist., 40, Bonn,1935, p. 20 : « proprie loquendo, propter unam fidem ecclesia non dicitur una, sedpropter unum Spiritum. »

83. ALExANDRE DE HALÈS, Summa, pars III, tr. II, q. II, t. I, nO XVI (éd.,Quaracchi, IV, II3I) ; ALBERT, Sent., IlI, d. 24, B a. 6 sol. (BORGNET, XXVIII,457-58) ; IV, d. 39, a. 3 (XXX, 429) ; De sacri]. Missae, II, q. 9, a. IX (XXXVIII,64) ; Q. de Incarn., éd, citée, p. 20, l. 8-13. THOMAS, Sent., III, d. 25, q. I, a. 2 sol.et ad 5 qui (de mème qu'Alex. de H.) cite comme source ou référence saint ANSELME .(lieu non identifié) ; Ila Ilae, q. I, a. 9, ad 5. M. GRABMANN,op. cito (n. 63), p. 122cite des textes semblables de Pierre de Tarentaise et Richard de Mediavilla. Seb.TROMP fait l'histoire de « credo (ip) ecclesiam » : Carpus Christi quod est Ecclesia, I.Rome, 1937, pp. 89-91 (2e éd. 1946, pp. 97-98) ; voir surtout J .E.L. OULTON, TheAoostle's Creed and Belief concerning the Church, dans Jaurnal ai Th, St., 39 (1938),pp. 239-243. - Sur le lien entre l'article du Saint-Esprit et l'article de l'Église dansle christianisme antique et chez les Pères, voir P. NAUTIN, Je crois à l'Esprit-Saintdans la sainte Église pour la résurrectiow de la chair (Unam Sanctam, 17), Paris,

Page 21: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

Y. CONGAR

matologie ecclésiologique. Mais il ri'existe aucun doute: chez les Sco-lastiques, cela est à entendre dans le cadre de 1'appropriation au Saint-Esprit de tout ce qui est don et gràce, au niveau de la causalité divine.Il n'existe pas d'opération personnelle propre et autonome du Saint-Esprit. Mèrne les « dons » et les charismes qui lui sont attribués relèventdes Trois Personnes conjointement et du Christ-homme instrumentale-ment au point de vue de la causalité efficiente. On est donc ramenéà la théologie trinitaire et au réalisrne avec lequel il faut entendre cettedifficile doctrine de 1'appropriation. On sait que saint Thomas I'inter-prète dans la ligne de 1'assimilation à un attribut essentiel qui manifestele propre d'une Personne 84. Ainsi tout effet d'arnour, de don, de com-munion, assimile à ce qui, en Dieu, est amour, et donc au Saint-Espriten tant qu'il procède par mode d'amour et qu'il est le lien d'amourentre le Père et le Fils.

Cette doctrine laisse une incontestable insatisfaction à qui tentede rejoindre la lettre des énoncés scripturaires. Périodiquement, desthéologiens ont tenté de la dépasser et d'attribuer au Saint-Esprit unfruit propre d'habitation et de sanctification: Petau, Scheeben, H.Schauf, H. Mtìhlen. Ce dernier poursuit un effort des plus intéressantspour dépasser toute apparence de laisser auSaint-Esprit le seuI ròled'ètre une fonction du Christ, et pour lui attribuer une fonction per-sonnelle propre: à l'égard du Christ d'abord (onction baptismale), deschrétiens et de 1'Église ensuite, sur la base de ce qu'il est en Dieu lui-rnème, à savoir la Personne-lien, le Wir in Person 85. Cela, par la miseen oeuvre, comme instrument conceptuel, de la phénoménologie desrapports interpersonnels. Mììhlen arrive ainsi, sans quitter ni le dogme

1947· - J. JUNGMANN,Die Gnadenlehre im Apostolischen Glaubensbekentnis, dansZKTh, 50 (1926), pp. 196-217.

84· la, q. 39, a. 7; remarquable application au Saint-Esprit : C. Gent., IV, 21.Voir aussi Sent., I, d. 14, q. 2, a. I sol. I [« per dona eius ipsi Spiritui Sancto con-iungimur »; comp. la, 43, 3) ; Ira Irae, q. 23, a. 3, ad 3 (la charité = « quaedamparticipatio Spiritus Sancti») ; IIla, q. 7, a. 13 (l'Esprit est dit envoyé parce qu'ìlhabite I'àme par la charité).

85· Der Hl. Geist als Person. Beitrag zur Frage nach dem Hl. Geiste eigenium-lichen Funktion in der Trinitiit, bei der Inkarnation und in Gnadenbund, Munster,1963; Una Mystica Persona. Die Kirche als das Mysterium der Identitiit des Hl.Geistes in Christus u. den Christen : eine Person in vielen Personen, Miinchen-Pader-born, 1964 (trad. française à parattre en 1969 aux Éd. du Cerf, Paris) ; Person u.Appropriation, dans Munch, Th, Z., 16 (1965), 37-57; Das Verhiiltnis zwischenInkarnation u. Kirche in den Aussagen des Vaticanum II., dans Theol. u. Glaube,55 (1965), 171-190; Die Kirche als geschichtliche Erscheinung des ubergeschichtlichenGeistes Christi: Zur Ekklesiologie des Vaticanum II., ib. 270-289; Der eine GeistChristi u. die uielen. Kirchen, ib, 329-366 ; et cf. supra, n. 4.

Page 22: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

PNEUMATOLOGIE OU CHRISTOMONISME

(Filioque) ni mème la tradition latine 86, à se rapprocher beaucoup d'unVI. Lossky et des Pères grecs. Mais ne faut-il pas reconnaitre deuxconstructions théologiques irréductibles d'une foi identique dont aucuneinterprétation humaine n'est adéquate à la réalité du mystère révélé etvécu?

** *Les indications recueillies sur deux points nous permettent, si frag-

mentaires soient-elles, une conclusion touchant la question qui nousétait adressée. Parler de « christomonisme» ne semble pas seulementinexact : on peut se demander ce que cela veut dire au juste. La tra-dition latine a une théologie du Saint-Esprit, de ses opérations, de sonhabitation sanctifiante dans les àmes, Il reste qu'à l'époque scolasti-que, où l'on peut voir comme son moment classique, elle a développéavec prédilection l'aspect christologique du mystère chrétien. Elle yétait portée par sa recherche de clarté notionnelle, - le mystère del'Esprit offre peu de prise à un discours conceptualisé 87, - et aussipar sa tendance à passer de la considération de l'Économie à celle del' ontologie.

Nous aurions pu prolonger notre recherche pa,r une enquète dansl'ecclésiologie. Rien n'est plus instructif à cet égard que l'enseigne-ment des papes reliant l'institution de l'Église au Saint-Esprit, nonpar le fait de la Pentecòte mais par celui en vertu duquelle Christ l'ainstituée dispensatrice de la gràce 88. Rien de plus instructif que ladémarche suivie par Mòhler en passant de Die Einheit (r82S)à la Sym-bolik (r832). Or si Mòhler a eu une telle infìuence, au XIXe siècle, dansl'école romaine et, par elle, jusque dans le premier concile du Vatican,il s'agit du Mòhler de la Symbolik, avec le lien qu'il mettait entre l'In-carnation et l'Église-Corps mystique. Les publications contemporainesinsistent communément sur le fait que le Saint-Esprit est l'Esprit duChrist 89. Peut-on parler autrement? Un grand nombre d'auteurs

86. Il cite sans cesse Thomas d'Aquin, mais parfois en utilisant des énoncéspneumatologiques en dehors (contre?) du contexte général des principes de lathéologie trinitaire thomiste.

87. Cfr saint AUGUSTIN,De jide et symbolo, 9, 19 (PL, XL, 191) ; THOMASD'AgUIN,la, q. 36, a. I, ad 2 ; q. 37, a. lo .

88. Le P. S. TROMP (Dict. Spiritualité, art. Esprit Saint ame de l'Église, t. IV,col. 1297) cite en ce sens BONIFACEIX (A b origine mundi, 70ct. 1391), CALLISTEIII(Summus Pontifes, Ier janvier 1456), PIE II (TriumPhans Pastor, 22 avril 1459),INNocENT XI (Triumpham» Pastor, 3 oct. 1678), Pie XII.

89. Mèrne un F. X. DIERINGER, qui met cependant expressément l'Église enrapport avec l'artic1e du Saìnt-Esprit : Lehrbucb d. kathol, Dogmatik, 1847. CitonsH. SCHELL, Das Wirken des dreieinigen Gottes, Maìnz, 1885, pp. 548, 550 s. - K.

Page 23: PNEUMATOLOGIE OU« CHRISTOMONISME» DANS … · Y. CONGAR Mème si l'accusation de « christomonisme » nous apparait tellement grosse que nous devions la récuser, nous ne pouvons

Y. CONGAR

Le Saulchoir, Étiolles - Soisy-sur-Seine. Y. CONGAR, O.P.

protestants s'expriment, en somme, comme nous 90. Est-ce parce qu'ilssont occidentaux? Ne serait-ce pas plutòt parce que la Révélationnéotestamentaire nous y amène? Nous le pensons, mais en redisantqu'elle apporte également, en grand nombre, des textes qui attribuentnaìvement une action à la Personne du Saint-Esprit. La traditionorientale, demeurée plus pro che des énoncés économiques, est ici beau-coup plus spontanément à l'aise.

Le second concile du Vatican a fait un important effort dans le senspneumatologique. Pour qu'on en mesure la portée, il faudra que desétudes soient faites sur les étapes successives de la rédaction de sestextes, et aussi sur les conséquences que l'élaboration théologiquetirera de ses constitutions 91. La théologie n'a pas dit son dernier mot.Celui auquel la Commission doctrinale du concile doit pour une trèsgrande part d'avoir fourni un travail si remarquable, le sait mieux quequiconque.

ADAM, Das Wesen des Katholizismus, Dusseldorf, 1924. - H. DIECKMANN, DeEcclesia, Freiburg, 1925, t. II, pp. 241-246. - E. MURA, Le Corps mystique duChrist, 2 vol., Paris, 1934. - R. GROSCHE,Pilgernde Kirche, Freiburg, 1938, p. 33.- E. PRZYWARA,Das Dogma von der Kirche. Eine Aujbau, dans Scholastik, 19(1944). 1 s. - S. TYSZKIEWICZ,La sainteté de l'Église christoconforme, Rome, 1945.La grande ceuvre de CH. J OURNETreste strictement dans les cadres du thomìsme.

90. Par exemple, H. E. WEBER, Theologisches Verstdndmis der Kirche, dansTheol, Literaturzeitung, 73 (1948), col. 449-460, qui écrit, col. 459: « Die Kircheist theologish nur von der Christologie her zu verstehen. Bedeutsam, wie dieseEinsicht - gegenuber der pneumatologischen Sicht - einem Denker aus derOstkirche aufdrangt (Florovsky). Reformatorische Theologie sollte darin eigenstesErbe erkennen. Das Geheimnis, das Wesen, die Wirklichkeit der Kirche Christiist das Gegenwiirtigwerden der Wirksamkeit Christi als immer neues Ereignis ...etc. » Nous avons déjà cité J. Bosc (cfr n. 4), qui écrit très justement, p. 39: « Ona souvent entendu dire, dans un passé récent, que les Églises chrétiennes manquaientles unes et les autres d'une doctrine élaborée du Saint-Esprit. Je ne suis pas sùrque cette remarque soit absolument juste. Il se pourrait en effet qu'en réclamantune doctrine isolée du Saint-Esprit on aille à l'encontre de ce que l'on cherche.Il n'y a pas, en effet, une doctrine isolée du Saint-Esprit, car celle-ci renvoie tou-jours à la vérité du Seigneur. »

91. H. MUHLEN a essayé déjà quelques percées. CH. MOELLER a montré unepénétration croissante de la pneumatologie dans Lumen gentium (dans TheologicalIssues oj Vatican II, University of Notre-Dame Press, 1967, pp. 125-126); ilannonce une étude sur le sujet dans Temi Conciliari, et renvoie à L'Église de Vati-can II, pubI. sous dir. G. BARAuNA, Paris, 1966 (Unam Sanctam, 5Ib, pp. 39-45,102-104, !IO et nO 5IC, pp. 1281 s.). Voir également H. CAZELLES,Le Saint-Espritdans les textes de Vatican II, in H. CAZELLES,P. EVDOKIMOV,A. GREINER, Lemystère de t'Esprit-Saint, Tours, 1968, pp. 161-186.