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L’amour Platon Shakespeare Stendhal Français - Philosophie Programme 2018-2019 France Farago Stella Pinot

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L’amour

Platon ♦ Shakespeare ♦ Stendhal

Français - Philosophie

Programme 2018-2019

France Farago

Stella Pinot

“Farago-9782100780884-BAT02” (Col. : Horizon) — 2018/5/17 — 19:14 — page I — #1

© Dunod, 2018

Dunod Éditeur

11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff

www.dunod.com

ISBN 978-2-10-078088-4

“Farago-9782100780884-BAT02” (Col. : Horizon) — 2018/5/17 — 19:14 — page II — #2

Sommaire

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

PARTIE 1

PLATON, LE BANQUET

1 Le contexte de l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28

2 Structure et analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34

PARTIE 2

SHAKESPEARE, LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ

3 Vie et œuvre de William Shakespeare . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58

4 Analyse de l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

5 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111

PARTIE 3

STENDHAL, LA CHARTREUSE DE PARME

6 La vie de Stendhal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116

7 Analyse de l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124

8 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183

PARTIE 4

COMPARAISON DES TROIS ŒUVRESArm

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IV Sommaire

PARTIE 5

PRÉPARER LES CONCOURS

9 Méthodologie de l’écrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206

10 Méthodologie de l’oral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222

PARTIE 6

RÉSUMÉS ET SUJETS DE DISSERTATIONS

Dissertation 1 — Flaubert et l’amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 228

Dissertation 2 — Une citation de Barthes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238

Résumé 1 — Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident . . . . . 247

Résumé 2 — Alain Finkielkraut, La Sagesse de l’amour . . . . . . . 250

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Introduction

Dans saMétaphysique de l’amour, Schopenhauer s’étonne « qu’une passion qui joue danstoute la vie humaine un rôle de premier ordre n’ait pas encore été prise en considérationpar les philosophes et soit restée jusqu’ici comme une terre inexplorée ». C’est que, depuisl’Antiquité gréco-romaine, la philosophie a parlé le langage de la rationalité pour tenterde penser ou de domestiquer ce qui n’en relève pas. Cela n’est vrai qu’à moitié commeen témoigne le Banquet de Platon dont l’écho culturel en Occident a été considérable. Ilest vrai que celui-ci a eu le génie d’utiliser le mythe pour dire l’irrationnel. Sans doutele christianisme et son Dieu d’amour ont-il occupé la scène en la saturant sur le planspéculatif avec sa dogmatique savante, la littérature ayant rempli quant à elle, l’office dedire l’amour humain à tous les âges et à toutes les époques. D’autant plus que tout lemonde croit savoir ce que c’est que d’aimer, ce que c’est que l’amour. Pourtant, ce vocableest si confus, il est si polyvalent, polysémique, qu’on ne sait pas de quoi on parle avantd’en avoir précisé le sens dans lequel on l’emploie. Car une chose est d’aimer se promener,autre chose est d’aimer son travail ou telle ou telle chose, d’« aimer son prochain », d’aimeravec passion, ou avec tendresse quelqu’un. Dépourvu de la distinction anglaise entre to likeet to love, le français utilise indistinctement le verbe aimer pour n’importe quelle dilection.Le Grec, lui, disposait de quatre verbes pour désigner les formes très différentes d’amourqu’expérimente l’homme selon qu’il procède de la nature (stergein : amour parental etfilial), de la sensibilité et du désir (érân : amour charnel), du sentiment affectueux spontané(phileïn) ou de l’élection libre, du choix de donner son attention, sa compassion – fût-ce àun ennemi – plutôt que de s’attendre à recevoir (agapan). La grande distinction retenue parla pensée occidentale est celle d’éros et d’agapè, recouvrant l’hétérogénéité de leur principe :l’âme désirante (éros platonicien), le Dieu d’Amour pour l’héritage judéo-chrétien.Notion qui a rapport avec la rencontre d’autrui et à la relation avec l’être, aimer traduitdonc soit un acte, une intentionnalité particulière (agapè, caritas), soit un état, un affect,une passion (amor). Nous analyserons ces concepts en rappelant les diverses formes qu’apris l’amour dans l’histoire occidentale sans oublier l’inspection des notions d’amour desoi et d’amour-propre.

1 Éros, philia et agapèOn pourrait définir l’amour comme la tendance de l’être séparé et fini, donc voué parsa condition à l’état de relation, vers ce qui satisfait son désir de complétude, évaluétoujours comme un bien. L’analyse de la notion d’amour appelle toutefois un nécessairediscernement. Pour cela, il faut faire la distinction entre Éros, Philia et Agapè. L’Éross’exprime à travers le désir, l’aspiration du sujet qui aime de s’unir à l’objet aimé. Pour lesGrecs, la Philia, l’amitié faisait partie de la sociabilité avec laquelle elle se confondait. IlArm

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2 Introduction

était impossible d’en isoler complètement le domaine du domaine plus vaste des rapportssociaux objectifs. La Philia antique était une vertu. Elle liait les hommes par ce que leurhumanité avait de meilleur. L’amitié qui, au XVIe siècle, unit La Boétie et Montaigneétait de ce genre-là : une relation spirituelle, intime et essentielle, réalisant une « sociétéparfaite », chose si rare queMontaigne dit que « c’est beaucoup si la fortune y arrive une foisen trois siècles » (I,28). Montaigne eut conscience d’avoir expérimenté, dans cette amitié,un état d’âme extrêmement élevé, une réalité humaine rare et inouïe, d’avoir vécu uneexpérience jusque-là jamais décrite. Il prit conscience, à cette occasion, de l’extrême raretéde la communication authentique entre un moi et un autre moi. Il n’y a, bien souvent, eneffet, que des rôles. L’amitié entre deux êtres suppose un intérêt commun qui en rejointun troisième, plus élevé, donc un idéal ou une conception de la vie. Une amitié sans effortidéel commun, sans valeurs partagées, ne peut être, selon Kierkegaard, que superficielle.Si cette communication authentique s’établit aussi dans l’amour véritable, le désir y modifiela tonalité du rapport interpersonnel. En effet, dès qu’il s’agit d’amour au sens fort du terme,on ne peut plus parler de simple philia. Pour qualifier l’amour qui relie deux êtres dans unealliance existentielle profonde, on ne peut pas séparer les deux dimensions d’éros et d’agapè.Jean-Luc Marion montre, dans Le phénomène érotique, le caractère insensé d’opposercomme le christianisme historique a pu le faire, éros et agapè. Ce n’est pas simplement pourse reproduire qu’un être humain en désire un autre. Sur ce point, Schopenhauer se trompe,lui qui affirme que l’amour est la ruse de l’espèce ne visant qu’à se perpétuer, à surmonterla mort individuelle. L’étreinte amoureuse est tout autre chose que la satisfaction d’unepulsion animale, même si elle réalise l’entrelacs de la part la plus personnelle de l’existenceet de sa part impersonnelle, générique, émergeant comme en deçà d’elle-même, issue dufond des âges de la vie qui tend aveuglément à sa propre perpétuation. Le paradoxe decette énergie tient à ce que cette force impersonnelle ouvre dans l’amour sur la forme laplus personnelle de la relation.C’est au niveau de la personnalisation de la relation qu’intervient l’agapè qui est un amourdésintéressé, qui se donne inconditionnellement. C’est un amour de bienveillance, unecompassion qui souhaite le bien de l’autre sans aucun égoïsme. La grande différence entrel’éros platonicien et l’agapè chrétienne est que l’éros prétend refaire en sens inverse l’itinérairede la chute de l’âme dans un corps : non plus de l’Un au multiple, mais du multiple à l’Un,alors que l’agapè se réfère à l’Un (Dieu) pour se tourner vers la singularité des créatures,justifiées dans leur multiplicité, perçues comme fins en soi, comme « créatures ».

2 Amour de soi et amour-propre2.1 Le sain amour de soi :

modèle de l’amour dû à autruiL’amour de soi est une notion incompréhensible, dans son ambivalence, sans ses racinesdoctrinales chrétiennes. Dès Saint Augustin, l’amor sui, satisfaction que la créature trouveen elle-même, dans une auto-suffisance fictive qui, coupée du fondement divin, opère

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Introduction 3

une clôture sur la finitude et l’enchaîne à sa propre vanité, se trouve dénoncé commesource même du péché, enraciné dans la superbia, l’orgueil de l’homme qui prétend sefonder lui-même, être pour lui-même son Dieu. Mais, dès que l’amor sui est référé à Dieu,dès qu’il s’inscrit dans l’ouverture à la Transcendance, il prend un sens positif, s’aimersoi-même ouvrant la relation à soi-même et à l’autre en vérité. Chez Bernard de Clairvaux(XIe siècle), l’amour de soi est le premier degré de l’amour indispensable à son propredépassement et à sa transfiguration en Dieu. Il distingue quatre niveaux d’élévation etd’approfondissement successifs : 1. s’aimer soi-même ; 2. aimer Dieu pour soi ; 3. aimerDieu pour Lui ; 4. s’aimer soi-même pour Dieu.

C’est cet amour de soi en Dieu que retient Saint Thomas pour qui « l’homme est tenu des’aimer, après Dieu, plus que quiconque » en vertu de sa nature spirituelle. Rousseau, lui,en fait un sentiment naturel lié à l’impératif de la conservation de soi qui, associé à laraison et tempéré par la pitié, produit l’humanité et la vertu.

2.2 L’amour-propreQuant à l’amour-propre, au sens littéral aujourd’hui tombé en désuétude, il renvoie àl’amour égoïste de soi-même. Ainsi, pour La Rochefoucauld, « l’amour-propre est l’amour desoi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et lesrendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens ». La Rochefoucauldjette donc la suspicion sur la possibilité même d’un amour désintéressé. Il affirme que ledésintéressement est hors de toute portée humaine, soit parce que nos motivations sonttoujours secrètement égoïstes – « nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous »(maxime 81) – soit parce qu’il est inaccessible et invisible à toute conscience réflexive : s’ilexiste un amour désintéressé, il est « caché au fond du cœur ». L’amour-propre enfermetoute relation de celui qui s’aime exclusivement dans le cercle de son seul être, devenantainsi l’image inversée d’une vertu théologale, la charité, c’est-à-dire l’amour du prochain.Toutefois, le janséniste Pierre Nicole (1625-1695) ne le condamne pas, lui qui conseille defaire au moins par amour-propre ce qu’on n’est pas sûr de faire par vraie charité. L’écrivain,théologien, de Port-Royal accordait une place tout particulièrement importante à laconnaissance de soi à laquelle doit tendre tout chrétien, sachant que l’introspection dévoilela complexité extrême de la subjectivité. Nicole relève ainsi avec lucidité les paradoxes del’humilité : condamner ce qui est blâmable chez soi attire souvent l’admiration d’autrui.N’y a-t-il pas là un piège de l’amour-propre ? Ne tente-t-on pas Dieu en voulant s’effacer,se mépriser ? « Ce n’est pas qu’il ne soit pas de notre devoir de nous purifier autant qu’ilnous est possible, de tout amour-propre et de tout intérêt ; mais ce désir ne nous assurepas que nous en soyons exempts. Car on peut désirer par amour-propre d’être délivréde l’amour-propre, comme l’on peut souhaiter l’humilité par orgueil. Il se fait un cercleinfini de retours sur retours, de réflexions sur réflexions dans ces actions de l’âme : et il y atoujours en nous un certain fond, et une certaine racine qui nous demeure inconnue duranttoute notre vie. » La réflexivité de l’âme peut se mettre en abyme comme l’espace baroquepeut tromper l’œil le plus aigu. La Rochefoucauld, dont Marie de Sévigné était l’amie,dénonçait aussi impitoyablement les ruses de l’amour-de-soi et les masques vertueux duArm

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4 Introduction

vice, sachant combien la nature humaine sait emprunter les labyrinthes les plus tortueuxpour éviter de se regarder face à face.

2.3 Rousseau : L’amour de soi est toujours boncontrairement à l’amour-propre

« La source de nos passions, l’origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avecl’homme et ne le quitte jamais tant qu’il vit, est l’amour de soi. [...] L’amour de soi-mêmeest toujours bon, et toujours conforme à l’ordre. Chacun étant chargé spécialement de sapropre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d’y veillersans cesse : et comment y veillerait-il ainsi, s’il n’y prenait le plus grand intérêt ? Il fautdonc que nous nous aimions pour nous conserver, il faut que nous nous aimions plusque toute chose ; [...] L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nosvrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre, qui se compare, n’est jamais content etne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que lesautres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces etaffectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irasciblesnaissent de l’amour-propre. Ainsi, ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoirpeu de besoins, et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchantest d’avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l’opinion1. »

« Quant au véritable amour, quoi qu’on en dise, il sera toujours honoré des hommes : car,bien que ses emportements nous égarent, bien qu’il n’exclue pas du cœur qui le sent desqualités odieuses, et même qu’il en produise, il en suppose pourtant toujours d’estimables,sans lesquelles on serait hors d’état de le sentir. On a fait l’amour aveugle, parce qu’il a demeilleurs yeux que nous, et qu’il voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir. Pourqui n’aurait nulle idée de mérite ni de beauté, toute femme serait également bonne, et lapremière venue serait toujours la plus aimable. Loin que l’amour vienne de la nature, ilest la règle et le frein de ses penchants : c’est par lui qu’excepté l’objet aimé, un sexe n’estplus rien pour l’autre. La préférence qu’on accorde, on veut l’obtenir ; l’amour doit êtreréciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable; pour être préféré, il faut se rendreplus aimable qu’un autre, plus aimable que tout autre, au moins aux yeux de l’objet aimé.De là les premiers regards sur ses semblables ; de là les premières comparaisons avec eux;de là l’émulation, les rivalités, la jalousie2. »

Les passions, fort peu actives à l’état de nature, ne prennent donc vraiment toute leurextension qu’avec la genèse de la société. L’amour n’a pu prendre la forme d’une passionqu’à l’état social, une passion que Rousseau honore.

. . . . . . . . . . . . . . .1. Émile, p. 279, 290, Garnier, 1951.2. Ibid. p. 248-249.

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Introduction 5

3 L’agapè ou l’amour désintéressé :la « charité »

3.1 « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » :Le moi comme structure relationnelle

a Ce qui est commandé : la modalité de la relation au prochainLe précepte « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » commande de reconnaîtreautrui comme personne, d’inaugurer le geste de reconnaissance, susceptible d’engendrer lareconnaissance mutuelle. Cette injonction est déjà clairement formulée dans le Lévitique(XIX,18), doublée d’une attention particulière à l’égard de l’étranger (Lév. XIX,33-34).C’est elle en effet que cite Jésus de Nazareth lorsque, sommé de dire quel est le plus grandcommandement de la Torah, il répond : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur,de toute ton âme et de toute ta pensée. Et voici le second qui lui est semblable : Tu aimeraston prochain comme toi-même. » (Matthieu XXII,36-40). Le « Saint de l’Évangile » commeKant appelle le Christ y voit l’esprit de la Torah qu’il n’est pas venu abolir mais accomplir,c’est-à-dire mettre en pratique comme il y insiste de façon récurrente (Matthieu V,17). Il y alà une compréhension rigoureuse des conditions de possibilité de l’avènement de l’humainqui se tisse dans une certaine qualité de relation entre les êtres. L’anthropologie occidentaleest héritière de cette anthropologie biblique laquelle doit être envisagée non seulementd’un point de vue psychologique, sociologique ou juridique, mais éclairée en premier lieucomme une question proprement métaphysique.Dans la première partie desŒuvres de l’amour, Kierkegaard distingue tout amour humainde celui auquel se réfère ce commandement biblique : l’objet de cet amour n’est pas unêtre de dilection particulier comme c’est le cas dans l’amour humain ou l’amitié, mais bientout être humain considéré comme théophore, fût-ce à son insu. Il faut aimer l’autre enDieu, c’est-à-dire en se référant à la commune dimension métaphysique dont la prise deconscience ou la connaissance est la tâche existentielle propre à chacun. C’est cela quevise saint Augustin lorsqu’il reprend le « Connais-toi toi-même » socratique qui requiert lalevée de l’inconscient ontologique : Dieu étant au plus intime de notre intime nous estd’abord caché tant en nous-même qu’en la personne d’autrui. L’homme a besoin d’êtrerévélé à lui-même et, aussi longtemps qu’il se cherche, il ne connaît pas de repos. Unpsychanalyste comme Viktor Frankl1, au XXe siècle, ne dit pas autre chose.Ce qui est commandé est donc la forme ou plutôt la modalité de la relation au prochain :l’amour, à l’image de celui que je me porte à moi-même. La formule présuppose donnél’amour de soi qui apparaît alors comme référence pour l’amour d’autrui. La modalité del’amour du prochain doit être semblable à celle par laquelle nous nous aimons nous-même,mais l’ordre de la charité implique que l’amour de soi est condition de possibilité de l’amourd’autrui, que le centre, l’ego, qui diffuse l’amour ne se déserte pas. Ce commandement

. . . . . . . . . . . . . . .1. Le Dieu inconscient, InterÉditions, 2012.Arm

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d’amour est l’étalon de la conduite pour la tradition judéochrétienne. Il exige de sedécentrer. Or pour pouvoir le faire, il faut déjà avoir trouvé son centre !

b Antériorité du modèle sur la copieAinsi saint Thomas peut-il écrire : « Le modèle l’emportant sur la copie, il s’ensuit quel’homme doit, en vertu de la charité, s’aimer lui-même plus que le prochain1. » Le peuple aretenu la leçon, qui est capable de dire « Charité bien ordonnée commence par soi-même »,même si cela peut venir justifier l’égoïsme le plus trivial tant il est vrai que les hommesaiment abriter leur perversion sous des références prises à contresens et donc faussementjustificatrices. « Nul ne peut aimer autrui s’il se méprise ou se renie, c’est-à-dire s’il mépriseou nie la personne qu’il peut devenir, au lieu de chercher à mieux connaître et dominerce qui, dans sa nature déterminée, l’empêche d’aimer. Qui s’aime mal, comme l’égoïste,ne peut que mal aimer les autres et penser que « l’enfer, c’est les autres »... Nul ne voit lapersonne chez autrui s’il ne l’a vue d’abord en soi : or aimer, c’est vouloir que la personneunique s’édifie dans l’individu. Au point d’équilibre idéal entre la retenue qui naît del’amour de soi et l’élan vers le moi d’autrui, l’amour du prochain constitue le modèlecréateur de toute communauté. »

c Dieu comme tiers nécessaire de l’amour de soiLe judaïsme et le christianisme supposent que l’homme s’aime, non pas d’un amournarcissique qui organiserait la clôture sur lui-même de l’ego, mais d’un amour qui estouverture en moi à ce qui est autre que moi, plus large et plus fondamental, plus originaireque moi. La vie de l’amour, en effet, requiert le rapport à un autre, et l’amour de soi nefait pas exception à cette règle : c’est Dieu en moi, l’être et la vie reçue de Lui que j’aimeen moi, et ce que je dois aimer chez mon prochain, c’est symétriquement la créatureincapable comme moi de s’autofonder et de s’autojustifier. C’est ainsi que le judaïsme apensé la fraternité des hommes à partir de l’unicité de Dieu : « N’avons-nous pas tous unseul Père ? Un seul Dieu ne nous a-t-il pas créés ? » (Malachie II,10)

Étant donné que l’amour de soi-même n’est sain qu’à la condition d’être compatibleavec l’amour d’autrui, excluant envie et jalousie qui répugnent à la reconnaissance et à lagénérosité, on peut dire que réciproquement, l’amour du prochain légitime l’amour desoi-même.

Toutes les formes de l’amour ont été légitimées dans leur ordre propre par la penséejudéo-chrétienne dès lors qu’elles étaient référées à leur fondement et à leur fin : l’Absolu.

Le Tu aimeras ton prochain comme toi-même permet d’apprécier le caractère spécifique etla racine ontologique de l’universel humain. L’unité du genre humain procède de l’unitéde Dieu. La fraternité entre les hommes, loin d’être réduite aux affects empiriques quil’expriment tels qu’un état d’âme, un sentiment subjectif d’amour, une inclination à la

. . . . . . . . . . . . . . .1. Somme Théologique, IIa IIae, question 26, art. 4.

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Introduction 7

compassion ou à la pitié, a un enracinement dans une réalité ontologique. C’est parce queles hommes ont un même Principe, un seul « Père » qu’ils peuvent et doivent se comporteren frères. Saint Paul a clairement caractérisé l’agapè :

« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour (agapè),je suis un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit. Et quand j’aurais le don deprophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j’aurais mêmetoute la foi jusqu’à transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Etquand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, si je n’ai pas l’amour,cela ne me sert de rien, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n’ai pasl’amour, cela ne me sert de rien. L’amour est patient, il est plein de bonté ; l’amour n’estpoint envieux ; il ne se vante point, il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche point sonintérêt, il ne s’irrite point, il ne soupçonne point le mal, il ne se réjouit point de l’injusticemais il se réjouit de la vérité1. »

d La nécessité de la Loi et les limites de l’amourLe précepte d’amour n’abolit pas pour autant l’impératif de la Loi. La Loi est là pourendiguer les débordements de la volonté excessive de puissance qu’implique spontanémentl’expansion vitale de chacun : elle institue une ouverture à l’autre que soi, permettant,par les limites qu’elle rappelle de résister au désir indompté. C’est parce que les hommesmettent du temps à naître que la Loi est nécessaire. Elle le demeurera toujours, la réalitéétant inchoative, la mort spirituelle des uns (l’état de l’esprit non né) étant contemporainede la vie qui s’est éveillée chez d’autres qui se trouvent par là même mis en danger. Laformule édicte d’ailleurs le commandement au futur – « tu aimeras » –, plus exactement,en hébreu, au temps de l’inaccompli, annonçant que l’accomplissement de ce qui estcommandé ne saurait être que l’aboutissement d’un processus d’une maturation qui n’estpas, par définition, première, originelle. Le précepte de l’amour du prochain commesoi-même relève donc de la promesse faite à l’existence tendue vers sa réalisation : se laissercréer à l’image de Dieu, dans le temps, rejoindre l’être dans le devenir. Nous n’avons rien àfaire. Le commandement premier, c’est l’être duquel découle ensuite l’agir, c’est-à-dire lefaire être à destination d’autrui.

3.2 Saint Augustin : « Aime et fais ce que tu veux »Pour saint Augustin, en chaque âme comme en chaque corps, il y a un « poids » quil’entraîne à chercher le lieu naturel de son repos : c’est l’amour. Toutefois, l’objet véritablede cet amour, la découverte de la parenté avec l’Être ne se donnent pas immédiatement,le drame de l’être dans le temps qu’est l’homme étant d’aimer l’amour avant même qu’ils’interroge sur la valeur de l’objet auquel l’amour s’attache. Augustin d’Hippone sait dequoi il parle : « Je n’aimais pas encore et j’aimais à aimer » dit-il dans les Confessions (III).Privé de jugement, l’amour s’enchaîne dans ses passions premières. Aussi la vertu se réduit

. . . . . . . . . . . . . . .1. Lettre de saint Paul aux Corinthiens (I, 13, 1-9).Arm

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à l’amour qui nous fait aimer ce qu’il faut aimer : Dieu et le prochain. Elle n’est autre quela charité. Lorsque l’âme est entrée dans l’ordre de la charité, la réglementation de l’amourà quoi se réduit la pédagogie morale est abolie : « Aime et fais ce que tu veux ». Ce principene propose pas un arbitraire, il n’abolit pas la sphère des lois ni l’idée de faute éthique, maisil demande une évaluation qui prend source ailleurs que dans le monde des purs devoirs etdes interdits ou dans celui des appréciations subjectives. La Loi sans lois qu’est l’amour n’estpas de l’ordre des lois morales. C’est pourquoi la faute – ou le péché – n’a qu’une véritabledéfinition : elle est manquement à l’Amour. Nietzsche l’avait parfaitement compris, luiqui disait que « tout ce qui se fait par amour n’est pas moral mais est religieux ».

Saint Augustin a malheureusement été fortement influencé par la morale stoïcienne dontl’austérité ne voyait pas l’éros d’un bon œil. Il a lu aussi les platoniciens. Il a exagérémentopposé éros et agapè, vilipendant toute sensualité, donc sa propre expérience qui ne noussemble aujourd’hui guère pécheresse... Cela est d’autant plus étrange qu’il a vécu quinzeans avec une compagne dont il eut un fils pour lequel il a écrit son De Magistro (DuMaître). Sa mère, ambitionnant pour lui une carrière incompatible avec la classe sociale decette femme, l’obligea à s’en séparer pour contracter un mariage plus honorable, épreuvedouloureuse pour les deux puisque celle dont il ne donne jamais le nom, ne voulant pas ladonner en pâture au public, lui promit de ne jamais vivre avec un autre homme. Chez luiaussi, la blessure fut cruelle comme en témoigne cette confidence : « Quand on arracha demes flancs, comme un obstacle au mariage, ma compagne de lit habituel, mon cœur, oùelle adhérait, fut déchiré et blessé, et il portait une traînée de sang. Mais moi, infortunéqui n’était même pas capable d’imiter une femme, impatient du délai imposé, à la penséede n’avoir que dans deux ans celle que je demandais, et parce que je n’étais pas épris dumariage mais esclave de la passion, je me procurai une autre femme ; ce n’était pas, biensûr, à titre d’épouse... et ma blessure ne guérissait pas, celle qui s’était faite à l’arrachementde ma première compagne. » (Confessions VI, 15, 25)

3.3 La réduction freudienne de l’amoura Un égocentrisme de méthode

Freud voit dans l’injonction Tu aimeras ton prochain comme toi-même, dont il ignoreapparemment l’origine, puisqu’il l’attribue au christianisme, même s’il subodore sa plusgrande ancienneté, une exigence idéale de la société civilisée vraisemblablement ignoréedit-il « à des époques déjà historiques ». Et il avoue son « sentiment de surprise devant sonétrangeté ». « Pourquoi serait-ce là notre devoir ? » se demande-t-il dansMalaise dans lacivilisation (p. 61 PUF) « Quel secours y trouverions-nous ? Et surtout, comment arriver àl’accomplir ? » (ibid. p. 62) Partant de la thèse « égo-centrique » et du caractère précieuxde l’investissement libidinal, il déclare que je n’ai pas le droit de gaspiller mon amour, quecelui-ci doit être mérité.

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b La requête narcissique de ressemblancecomme condition de l’amourL’autre « mérite mon amour lorsque, par des aspects importants, il me ressemble à telpoint que je puisse en lui m’aimer moi-même. Il le mérite s’il est tellement plus parfait quemoi qu’il m’offre la possibilité d’aimer en lui mon propre idéal. » L’autre ne vaut la peined’être aimé que s’il fait écho à l’amour narcissique de moi-même ou que s’il représentel’idéal du moi, c’est-à-dire ce que moi, j’aimerais être. On ne saurait être plus clair, maisFreud, en commençant cette analyse, prend soin de nous prévenir de « l’attitude naïve »avec laquelle il explicite ce que cette formule lui suggère au premier abord (« comme sinous l’entendions pour la première fois »). Certes, dit Freud, nous aimerons les prochesde nos amis car leur malheur serait aussi le nôtre en vertu de l’affection qui nous lie. Enrevanche si l’autre m’est un inconnu, « s’il ne m’attire par aucune qualité personnelle etn’a encore joué aucun rôle dans ma vie affective, il m’est bien difficile d’avoir pour lui del’affection. Ce faisant, je commettrais même une injustice, car tous les miens apprécientmon amour pour eux comme une préférence ; il serait injuste à leur égard d’accorder à unétranger la même faveur. »

c L’amour pensé à travers la catégorie de partageaboutit à la parcimonieFreud utilisant le terme de partage dans le sens de division en parts en l’appliquant àl’amour comme si celui-ci se trouvait diminué ou épuisé par la multiplicité des êtres à quiil s’adresse, écrit : « Or, s’il doit partager les tendres sentiments que j’éprouve sensémentpour l’univers tout entier, et cela uniquement parce que tel l’insecte, le ver de terre oula couleuvre, il vit sur cette terre, j’ai grand peur de ne pouvoir lui en accorder autantque la raison m’autorise à en retenir pour moi-même. À quoi bon cette entrée en scènesi solennelle d’un précepte que, raisonnablement, on ne saurait conseiller à personnede suivre ? » Cela n’a rien de très étonnant puisqu’il conçoit l’amour en fonction d’unparadigme énergétique : l’énergie libidinale. L’investissement de cette énergie requiert uneéconomie prudente de non dilapidation, un calcul d’intérêt. C’est ainsi que la catégoriedu partage l’amène à la parcimonie et au refus d’une démultiplication de la partition desoi et de la répartition de l’amour. Mais ne conviendrait-il pas de changer de paradigmepour penser le moi ?

d La circularité de l’amour :une origine humainement inassignableÀ vrai dire, on trouve l’ébauche de ce paradigme chez Freud lui-même. Freud fait en effetdériver l’amour de ce qu’il appelle la libido. « Libido est un terme emprunté à la théoriede l’affectivité. Nous désignons ainsi l’énergie des tendances se rattachant à ce que nousrésumons dans le mot amour. » (Essais de psychanalyse, p. 109) Freud distingue la libidodu moi ou libido narcissique (tendances de conservation du moi ou « intérêt ») et la libidoobjective ou objectale qui se fixe sur des objets (des personnes) qui me sont extérieurs.Arm

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Tout amour pour Freud recèle une composante narcissique ; je peux ainsi m’éprendre dequelqu’un qui incarne à mes yeux l’idéal du moi, c’est-à-dire ce que j’aimerais être. Parailleurs, il convient de retenir aussi que mes objets d’amour sont substitutifs de ce quej’aimais dans la petite enfance (la mère pour un garçon, le père pour une fille). L’amourde soi, pour Freud, loin d’être originaire, se constitue par l’intériorisation d’une relationintersubjective : je m’aime à l’image de l’amour qui m’a été porté. Il faut d’abord quej’aie été aimé pour que, introjetant cet amour, je puisse m’aimer moi-même. Nous nepouvons donc donner de l’amour que parce que nous en avons reçu, la naissance d’unenfant tissant une relation d’amour circulaire : l’amour commence toujours en l’autre. Ily a toujours un amour antérieur au nôtre qui est la condition de possibilité d’un sainamour de soi, conditionnant lui-même la possibilité d’en donner à son tour. On comprendle caractère irréparable des frustrations graves de l’enfance : comment un être humainpourrait-il ne pas souffrir à jamais de l’absence d’amour spéculaire lui renvoyant une imageaimable de lui-même, et comment, privé de tout amour de soi, de tout amour de la vieen soi, pourrait-il aimer qui que ce soit d’autre ? Or l’absence d’amour n’est pas l’absenced’affectivité : le négatif de l’amour a tôt fait de s’exprimer, avec son cortège de violencecontre soi-même ou contre autrui : la haine.

Nous voyons donc qu’à partir des données freudiennes, il est facile de retrouver l’intuitionsous-jacente à l’impératif biblique, bien que Freud lui-même ne l’ait pas vu. Si tout amourobjectal est tributaire d’un narcissisme nécessaire, d’un amour sain et non vaniteux desoi-même (le narcissisme qui se clôture sur lui-même est le symptômed’unmanque d’amour,engendrant un défaut d’amour de soi-même et le besoin de réassurances perpétuelles,compulsives et imaginaires), il devient évident que je ne puis aimer l’autre que moi qu’à lamanière dont je m’aime moi. Et, si je m’aime, c’est en raison de l’amour originairementreçu. Freud se trouve ainsi à son insu en accord avec l’impératif biblique. Celui-ci ne faitfinalement qu’énoncer la loi même de l’amour. Freud en a mis en évidence la structurerelationnelle et la genèse circulaire dès les premiers instants de la vie.

4 L’éros mystique4.1 L’amour courtois

Si la religion et la chevalerie sont les deux causes principales de l’amour mystique, il doitbeaucoup aussi au Banquet de Platon, car c’est là qu’il a trouvé sa théorie. De sentiment,il est devenu une science. La science à son tour s’est répandue et accréditée à l’aide dusentiment. Le Banquet de Platon a été plus heureusement mis en action par les chevaliers,qui le connaissaient à peine, que par les philosophes païens, qui l’étudiaient sans cesse,et la pensée de Platon, qui a eu beaucoup de commentateurs dans le paganisme, n’a euses plus nobles disciples et ses plus généreux initiés que dans les terres de chrétienté, nonsans quelque hérésie... « Depuis la fin de l’empire romain, écrit Denis de Rougemont, onn’avait plus écrit de poèmes d’amour ni de traités de mystique originaux. La vie sexuellesemblait réduite à l’obscure animalité. Le mariage ne posait que des problèmes d’héritages

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et de consanguinité souvent invraisemblables, justifiant des divorces causés par l’intérêtmais jamais par le sentiment. Et subitement voici les troubadours et l’invention du désirsublimé, saint Bernard de Clairvaux et la mystique d’amour, Héloïse et la passion vécue,Tristan et la passion rêvée, le culte de la Dame et le culte de la Vierge, les hérésies gnostiqueset le cynisme libertin naissant, le célibat des prêtres et les « Lois d’Amour », bref, le lyrisme,l’érotisme et la mystique déchaînés sur l’Europe entière, et parlant une même languenouvelle, rénovant d’un seul coup pour des siècles la musique et la poésie, le roman, lapiété, et les mœurs... Cette première grande révolution de l’Amour, si soudaine dans sonexplosion, fut lente à propager ses effets bouleversants dans les mœurs de la masse inculteet dans les habitudes de pensée... L’érotisme commence où l’émotion sexuelle devient,au-delà de sa fin procréatrice, une fin en soi ou un moyen de l’âme ; – or les croyancesgnostiques et manichéennes ne décrient pas le plaisir sexuel, et ne découragent pas lapassion, bien au contraire, mais seulement la procréation, par laquelle un ange de plus estenfermé dans un corps vil ; – l’érotisme, véritable invention du XIIe siècle, a donc touteschances de correspondre à des attitudes religieuses manichéennes et gnostiques. »

L’amour courtois, appelé aussi la fin’amor, est conçu, dans la poésie occitane médiévalecomme un hommage que le vassal rend à sa dame, héritage du culte marial. L’amant estéconduit. Il accepte ce destin, trouvant son plaisir dans cette douleur, dans cette « pénitenceamoureuse ». Les troubadours catalans, aragonais, castillans et galiciens adoptèrent etpratiquèrent ces chansons d’amour courtois. Voué à une Dame très belle, souveraine etdistante, l’amour était conçu comme une passion contrariée, une épreuve donc et, par làmême comme une haute expérience spirituelle.

Si le chevalier se lance dans l’aventure pour séduire sa dame, perçue comme un êtresupérieur, inaccessible dans son indifférence cruelle, mais dotée de toutes les perfectionsphysiques et morales, condamné à un amour non partagé, il se limite à la supplication ouà la déploration. On nommait ce tourment, ce plaisir dans la douleur joï. Bien plus, uncode très strict lui interdit de révéler sa passion. L’amant doit être soumis, d’une obéissanceinconditionnelle. La foi jurée, expression héritée de la féodalité et de la finn’amor estune loi de fer de la relation amoureuse. Mais la fidélité à l’Amour légitime l’infidélité àl’époux : c’est là un élément fondamental de la tradition courtoise qui estime le mariageincompatible avec l’expression de la passion. L’Église censura sévèrement cet amour àvocation de malheur qui, de plus, empruntait le langage religieux dans ses dévotions defaçon hyperbolique qui lui semblait sacrilège. Lancelot et Guenièvre dans Lancelot ou leChevalier de la charrette (XIIe siècle) en est l’exemple par excellence, ainsi que les héros deTristan et Iseult (XIIe siècle).

4.2 Dante (1265-1321)Dante, célèbre pour son amour pour Béatrice, raconte, dans sa Vita Nuova, comment estné son amour et comment il s’est développé. Cet amour n’a ni histoire ni aventures ; c’estplutôt l’histoire d’une idée. Il l’a vue alors qu’il était encore enfant et elle était de son âge.Elle était belle, grave, sérieuse et sa beauté a charmé son âme. Aussi l’a-t-il aimée comme laplus gracieuse image du beau et du bon sur la terre. Béatrice ne fut jamais sa femme ni sonArm

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amie. Elle mourut jeune et resta dans la mémoire du poète comme une image d’innocenceet de beauté que rien ne vint jamais ternir. Dante raconte ainsi le roman intérieur de sonâme et de cette vie nouvelle qui s’est accomplie dans son cœur sans que personne n’en sutjamais rien. « Un jour, dit Dante, je la vis vêtue de blanc entre deux dames belles aussi,mais un peu moins jeunes qu’elle. Elle suivait une rue, et moi je m’arrêtais tout tremblant.Ses yeux se tournèrent vers l’endroit où j’étais, et, avec une bonté ineffable, elle m’adressaun salut plein de décence... et comme c’était la première fois que ses paroles venaient àmon oreille, elles me furent si douces que, presque enivré, je quittai la foule et, courantchercher un lieu solitaire, je me mis à penser à elle. » Loin de vouloir guérir de son amour,Dante s’y abandonnait comme à sa meilleure et à sa plus sûre inspiration, l’amour deBéatrice semblant peu à peu se confondre avec l’amour de Dieu. Il empruntait d’ailleurs levocabulaire de la théologie pour exprimer ses sentiments amoureux : « Je veux expliquer,dit-il, quels vertueux effets produisait sur moi le salut qu’elle m’adressait. Quand je lavoyais venir de quelque côté, plein de l’espérance de recevoir son gracieux salut, je ne mesouvenais plus que j’eusse des ennemis ; je me sentais enflammé du feu de la charité etj’aurais pardonné sans peine à quiconque m’eût offensé. Si dans cet instant quelqu’unm’eut interrogé, je n’aurais su que lui parler d’amour. »

4.3 Pétrarque (1304-1374)Médiateur entre la culture classique et le message chrétien, Pétrarque est à l’origine dela Renaissance et de l’humanisme. Il est l’auteur du Canzoniere qui a marqué la poésieamoureuse en Occident jusqu’au romantisme et au-delà. Le 6 avril 1327 en l’église deSainte Claire à Avignon, Pétrarque aperçoit Laure, la femme qui inspira toute sa poésieadmirée dans toute l’Europe. Pétrarque dit à saint Augustin qu’il a pris comme interlocuteurque « jamais rien de honteux ni de bas ne s’est mêlé à sa passion et qu’on ne peut blâmerque ses excès : si vos yeux, ajoute-t-il, pouvaient voir mon amour comme ils peuvent voirles traits de Laure, vous le verriez aussi pur que sa beauté. Que dis-je ? c’est à Laure queje dois tout ce que je suis : [...] c’est elle qui arracha ma jeunesse à la souillure du vice,c’est elle qui me donna mon essor vers le ciel, c’est elle qui me fit aimer Dieu. Par elle jedevins vertueux, car l’amour métamorphose les amants et les rend semblables à ce qu’ilsaiment. » Il y a là un fidèle commentaire de la doctrine de Platon sur l’amour ! À la findu dialogue, toutefois, Pétrarque renonce à son amour, vaincu par les arguments de saintAugustin dont on a vu la déviance en ce domaine par rapport à l’anthropologie bibliquefoncièrement moniste : elle ne dissocie pas l’âme du corps. Le Cantique des cantiques étaitloin de ne faire que l’éloge de l’amour de Dieu : c’est bien aussi et d’abord de l’amourhumain qu’il s’agit et c’est lui qui y est sublimement chanté.

Laure personnifie la Beauté, l’Intelligence et la Vérité mais elle est tout à fait irréductible àune allégorie. Elle fut bien une femme de chair et de sang que Pétrarque a aimée. Elle a étémariée, elle a même vieilli ici-bas, nous dit Pétrarque qui affirme l’avoir aimée quand sabeauté était déjà passée. Cependant, ce commerce de Laure avec la terre, avec le temps etsurtout avec le mariage, fait qu’elle est moins « divine » que Béatrice : son image est moinsidéale, elle est plus femme. Pétrarque avoue l’avoir aimée charnellement, ce qui est jugé

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par saint Augustin – qu’il fait parler – la route la plus mauvaise et surtout la plus longuepour arriver à l’amour de Dieu. Ne l’a-t-il pas aimée, oubliant que la beauté des corps étaitla moins élevée des formes de la beauté suprême, celle de Dieu ? Saint Augustin dans lesConfessions (X, 27, 38) pense Dieu selon l’image platonicienne de la Beauté :

Tard je t’ai aimée,ô beauté si ancienne et si nouvelle,tard je t’ai aimée !Mais quoi ? tu étais au dedans de moi,et j’étais, moi, en dehors de moi-même.Et c’est au dehors que je te cherchais !

4.4 La Renaissance et la culture de l’éros platonicien :Marsile Ficin (1433-1499)La Renaissance hérite d’antinomies opposant l’amour honnête et l’amour bestial, l’amourparfait et l’amour méchant, l’amour courtois et l’amour vulgaire, l’amour sacré et l’amourprofane, l’amour mutuel et l’amour simple, l’amour des autres et l’amour-propre, l’amourconjugal et l’amour lascif. Toutes – y compris, à l’âge classique, l’antagonisme de l’amouret de la galanterie – se réduisent au fil du raisonnement à l’opposition entre vrai amouret faux amour. Les débats évoluent, mais cette antinomie n’a pas d’âge : on la trouve déjàchez Platon.

Par-delà l’agapè chrétienne et l’amour courtois, la Renaissance rénove le culte de l’érosplatonicien. Cette approche, dans son goût du syncrétisme, réconcilie en un seul amour– l’amour de la Beauté qui est Dieu – le platonisme du Banquet, l’amour paulinien et lepétrarquisme qui, déjà, donnait aussi à la relation amoureuse une dimension intellectuelle.Il y eut dans l’Italie renaissante un engouement, un enthousiasme érudit pour les idées dePlaton. Laurent de Médicis donnait ainsi des banquets solennels à ses amis dans sa villa deCareggi, le jour de la naissance et de la mort de Platon, c’est-à-dire le 7 novembre. MarsileFicin nous en a conservé le souvenir dans son commentaire du Banquet. Il y met en scèneneuf convives : c’est le nombre des muses, c’est aussi le nombre des convives du Banquetde Platon. Après s’être livré modérément aux plaisirs de la table, on se met à parler del’amour en commentant le dialogue du maître antique. Marsile Ficin rappelle que Socrateavait reçu la science de l’amour d’une femme inspirée, la prophétesse Diotime, sans doutepour montrer qu’il n’y a que l’inspiration de la divinité qui puisse faire comprendre auxhommes ce que c’est que « la vraie beauté, le véritable amour, tant est grande et sainte lafaculté d’aimer ». Ce n’est plus l’amour de Dieu substitué à l’amour terrestre comme chezles pères de l’Église ; ce n’est plus l’amour d’une dame comme chez Dante, Pétrarque etles héros de chevalerie ; c’est un amour plus philosophique à la fois tout en étant moinspur. C’est l’amour tel que Platon l’avait reçu de la société grecque en le réformant sanspouvoir le séparer entièrement de son commerce avec les sens : il touchait encore à la terrepar la forme qui est la beauté accessible ici-bas, au ciel par l’idée, qui est la beauté céleste.C’est cette doctrine qui reparaît chez les platonisants du XVe siècle italien, épris de beautéArm

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artistique. En montrant, après Platon, le rapport qui existe entre la beauté de la formeet la beauté de l’idée et comment l’une peut mener à l’autre, Marsile Ficin a dégagé leprincipe divin des arts. Dans les arts en effet, comme dans l’amour, la beauté matériellepeut nous initier à la beauté morale : les vierges de Raphaël ne sont belles que pour êtredivines. Comme elle ne dédaigne pas la beauté de la forme, cette doctrine est, par làmême indulgente aux sens, ce qu’on ne pouvait qu’apprécier puisque, aimant la beauté,c’est la vertu que l’on aimait ! L’amour humain n’est plus craint, dédaigné ou réprouvé.Il redevient un des degrés qui conduisent à l’amour de la beauté divine. Ces philosophesplatoniciens qui se réunissaient dans la villa de Careggi répugnent certes à la débauche,mais ils respectent et chantent l’amour humain en même temps que l’amour de Dieuredevient, comme chez Platon et saint Augustin, l’amour du beau infini.

4.5 L’amour au XVIe siècleAu XVIe siècle, l’amour vrai sera un amour mutuel, égal et partagé, car « Amour se plaîtde choses égales » écrit Louise Labé. L’égalité a pour corollaire la réciprocité. S’il y a desamours impossibles qui donnent naissance à des poèmes comme celui de Maurice ScèveDélie (anagramme de l’Idée, qui renvoie encore à Platon), la poésie montre que la fusiondes corps pouvait faire partie de l’idéal amoureux et ne se réduisait pas toujours à uneabstraction néo-platonicienne. La question avait été débattue du vivant de Marsile Ficin.Ainsi, au XVIe siècle, Alessandro Piccolomini écrit-il : « Il y en a qui aiment si divinementque la vertu beauté qu’ils servent en une demoiselle est souvent en imagination et peinture ;et disent que celle-là a certains degrés et échelons, par lesquels ils parviennent à l’amour dela beauté et sapience divine et que de la beauté du corps ils passent à celle de l’esprit, de làvont encore plus outre et considèrent la beauté de l’âme du monde, puis des intelligencescélestes et anges, pour venir après enflamber et élever à l’amour de Dieu. Mais quand iln’y a que l’esprit qui y touche, et qu’il veut pénétrer les cieux, il nous faut être autre quehomme. Car qui se peut priver des sens n’est point homme comme nous et n’aime pointhumainement : parce que les sens sont le chemin de l’esprit et quand l’esprit aime sanseux, il aime une idée qui est engendrée en soi et non une femme. Quant à moi, je ne puisentendre comment ceux de qui je vous ai parlé peuvent ainsi aimer. »

Les Amours de Cassandre de Ronsard montrent à quel point l’épicurisme du XVIe sièclepouvait s’allier à la délicatesse dès lors qu’il était question d’amour. S’il pétrarquise encore,le poète des amours que fut ce fils du Vendômois où surabondent les roses, exprime ce quiravit son cœur de façon qui nous parle encore.

Il n’est pas jusqu’au roman de chevalerie du XVIe siècle qui ne s’inscrive plus dans unetradition hostile à l’expression sensuelle et charnelle de l’amour. Le plus célèbre d’entreeux qui fascine tellement le Don Quichotte de Cervantès est l’Amadis de Gaule qui eut unsuccès prodigieux dans toute l’Europe. Loin de faire l’impasse sur le plaisir qu’engendrel’étreinte charnelle, il le célèbre comme faisant partie du véritable amour. Le christianismeétant religion de l’incarnation ne pouvait indéfiniment en rester au dualisme platonicien etnéo-platonicien qui, au regard strict du dogme, n’ont que des accents par trop hérétiques.

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