PLATON ET AUGUSTIN : MÊMES MOTS, AUTRE SENS

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PLATON ET AUGUSTIN : MÊMES MOTS, AUTRE SENS Yves Meessen Vrin | Revue des sciences philosophiques et théologiques 2005/3 - TOME 89 pages 433 à 458 ISSN 0035-2209 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2005-3-page-433.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Meessen Yves, « Platon et Augustin : mêmes mots, autre sens », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2005/3 TOME 89, p. 433-458. DOI : 10.3917/rspt.893.0433 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h17. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 01/12/2013 10h17. © Vrin

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PLATON ET AUGUSTIN : MÊMES MOTS, AUTRE SENS Yves Meessen Vrin | Revue des sciences philosophiques et théologiques 2005/3 - TOME 89pages 433 à 458

ISSN 0035-2209

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--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Meessen Yves, « Platon et Augustin : mêmes mots, autre sens »,

Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2005/3 TOME 89, p. 433-458. DOI : 10.3917/rspt.893.0433

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Rev. Sc. ph. th. 89 (2005) 433-457

PLATON ET AUGUSTIN : MÊMES MOTS, AUTRE SENS

par Yves MEESSEN

« Il est honteux, certes, pour les savants de quitter l’école de Platon et de se faire les dis-ciples du Christ qui, par son Esprit, apprit à un pêcheur à dire avec sagesse : “Dans le Principe était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu” » 1.

Saint Augustin considérait que les « Platoniciens », c’est-à-dire Pla-ton et ceux qui ont assimilé son enseignement (Plato et qui eum bene intellexerunt), étaient supérieurs à tous les autres philosophes païens 2. Il avait discerné chez eux une pensée proche de la pensée chrétienne. En quoi consiste cette proximité? Porte-t-elle sur l’ensemble du sys-tème néo-platonicien, et particulièrement sur le rapprochement avec le mystère trinitaire, ou davantage sur la méthode d’intériorité proposée dans les Ennéades ou les Aphormai 3? Cette question n’est qu’un point de départ. Nous l’avons choisie car nous pensons que ce cadre histo-rique est un topos particulièrement parlant pour reprendre la question métaphysique à nouveaux frais. En effet, il ne nous semble pas inutile de clarifier une nouvelle fois la distinction entre platonisme et chris-tianisme sous l’angle du mystère trinitaire. Cette clarification devrait nous permettre de situer en quoi l’apport de la Révélation introduit une métaphysique qui, si elle paraît s’apparenter à la métaphysique grecque en raison de l’emploi d’un vocabulaire commun 4, lui est ce-

1. De ciuitate Dei X, 29; BA 34, p. 536-537. 2. Ibid., VIII, 9; BA 34, p. 262-263 3. Cf. A. SOLIGNAC, « Présence à soi-même et présence à Dieu d’après Porphyre »,

note complémentaire du livre VII des Confessions, BA 13, p. 679-681. 4. En apprenant la Rhétorique, Augustin prend connaissance des Catégories

d’Aristote (Conf. IV, 16, 28). À ces « genres », dont il retiendra surtout la substance et la relation, viennent s’ajouter d’autres genres grâce à la lecture des libri platonicorum. Les écrits de Plotin et de Porphyre s’élaborent, entre autres, sur les genres du Sophiste (254 d – 257 e) : l’Etant, le mouvement et le repos, le même et l’autre. Sous le titre De

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pendant radicalement étrangère. Or, c’est justement au sujet du mys-tère trinitaire que la différence de logique se perçoit de manière la plus vive.

Comme nous chercherons à le montrer, le dévoilement accompli par le Christ vient bouleverser la logique grecque jusque dans la grammaire de la « science dialectique » 5. Que Dieu révèle sa Sagesse par la mort sur la Croix est une folie pour les païens, une folie pour la philosophie grecque (1 Co 1, 23). Il y a là un enjeu phénoménologique fondamental qui se résume dans la question suivante : Comment se fait-il que Dieu révèle l’immutabilité et la stabilité de son être (« Je suis ») par le dépouillement le plus radical (Jn 8, 28; Ph 2, 7)?

Le livre VII des Confessions est sans doute le texte le plus adéquat pour tenter de situer cet enjeu phénoménologique. Premièrement, Augustin y relève la convergence et la divergence entre le Prologue johannique et l’hymne au Philippiens, d’une part, et la doctrine des libri platonicorum 6, d’autre part. Deuxièmement, Augustin y affirme que ces livres l’ont « averti » de revenir dans l’intimité de son être 7. Si l’on veut entrer dans l’intention d’Augustin, on ne peut étudier séparé-ment ces deux affirmations. La relecture des néo-platoniciens à partir de l’Écriture est entièrement dépendante de l’expérience de conversion du jeune rhéteur. En revenant à l’intériorité, Augustin fait une triple expérience. Dieu habite en lui comme la source de l’être; il l’illumine de sa vérité comme un Verbe intérieur; il l’attire à lui comme celui qui comble son désir de bonheur. En cela, Augustin se situe en continuité avec les « Platoniciens » 8. Sa lecture comparative du prologue de Jean

tribus principalibus substantiis (De ciu. Dei X, 23-24), Augustin cite les Ennéades V, 1 qui reprennent à la fois les genres du Sophiste et les catégories aristotéliciennes. Avec la triade être, vie, pensée, qui joue un rôle déterminant chez Augustin, ainsi que les no-tions d’Un et de non-être, nous avons presque tous les éléments du langage technique dont se sert Augustin. Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, Paris, Et. Aug., 1968, p. 214-216s. Cf. aussi L. BRISSON, « De quelle façon Plotin interprète-t-il les cinq genres du Sophiste? », in Etudes sur le Sophiste de Platon, Bibliopolis, 1991, p. 449-473.

5. PLATON, Sophiste, 253 d. 6. Conf. VII, 9, 13-14; BA 13, p. 608-611. Plotin et/ou Porphyre? Sur la teneur des

Libri platonicorum, les spécialistes sont divisés entre l’option de les attribuer à Plotin (P. HENRY, Plotin et l’Occident, Louvain, « Spicilegium sacrum lovaniense », 1934) ou à Porphyre (W. THEILER, Porphyrios und Augustin, in Schriften der Königsberger Gelehrten Gesellschaft, geistwissenschaftliche Klasse, t. X, 1, Halle, Niemeyer, 1933), ou encore aux deux (P. Courcelle, O. du Roy, A. Solignac, O’Meara). Faisant le point de la question, G. Madec affirme « qu’aujourd’hui encore, il est impossible de savoir quels étaient ces Libri » (G. MADEC, « “Platonisme” et “Christianisme”. Analyse du livre VII des Confes-sions », in Lectures augustiniennes, Paris, Inst. d’Et. Aug., 2001, p. 153). Cf. la synthèse de G. MADEC, « Le néoplatonisme dans la conversion d’Augustin », in Petites études augustiniennes, Paris, Institut d’Et. Aug., 1994, p. 51-69.

7. Conf. VII, 10, 16; BA 13, p. 614-615. 8. « Ainsi, de tous les philosophes quels qu’ils soient, qui ont reconnu dans le Dieu

suprême et véritable l’auteur des choses créées, la lumière de nos connaissances, le bien ou tendent nos actions : celui qui est pour nous le principe de la nature, la vérité de la doctrine, la félicité de la vie; soit qu’on les appelle plus commodément Platoni-ciens ou qu’on donne à leur école n’importe quel nom; […] tous nous les plaçons au-dessus des autres et nous déclarons qu’ils sont plus près de nous » (De ciuitate Dei VIII, 8, 9; BA 34, p. 262-263).

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et des libri platonicorum est ancrée dans cette découverte qui boule-verse sa vie. Il y souligne particulièrement le fait que les néo-platoni-ciens sont redevables d’un « principe » 9 qui leur est transcendant et donc que la vie et la lumière n’appartiennent pas en propre à l’âme, c’est-à-dire à l’homme. Cela étant dit, il s’insurge aussitôt contre deux traits principaux de ces philosophes remarquables. Ils n’acceptent pas que le Verbe de Dieu se soit « fait chair » (Jn 1, 14) et se soit « anéanti » (Ph 2, 7). Corrélativement, ils ne rendent pas gloire à Dieu qui ne cesse de leur donner l’être, la vie et l’intelligence. On se trouve en face du refus d’une double humilité. Le refus de l’humilité du Verbe est étroi-tement lié au refus de l’humilité de l’homme. Ce qui est refusé, c’est l’anéantissement. Pourquoi? Parce que cet anéantissement va complè-tement à l’encontre de la conception de l’être grec : « l’ corres-pond, dans la pensée et la langue de Platon, à l’auto-ipséité fondamen-tale qui, selon lui justifie seule l’attribution de l’être, parce qu’elle seule la constitue » 10. Pour le philosophe grec, l’anéantissement contredit la réalité véritable () 11 qui consiste à « posséder tou-jours en même façon son identité avec soi-même » 12. Cette conception de l’ va de pair avec un refus absolu de l’altérité. L’exclusion de l’autre hors de l’être est une nécessité. Dans un tel contexte, il est nor-mal que les disciples de Platon ne puissent ni admettre la révélation de l’être dans un anéantissement, ni lui rendre gloire de leur donner la vie et l’intelligence. La transcendance affirmée doit être aussitôt niée.

En expérimentant la présence de Dieu et en s’inspirant des Écri-tures, Augustin n’est pas entré dans cette logique d’affirmation et de négation de la transcendance. Il n’a jamais adopté « ni la hiérarchie des hypostases, ni la mystique de l’Un au-delà de l’être, principe de la théologie négative » 13. Si Augustin emprunte la terminologie métaphy-sique aux grecs, c’est en lui faisant faire une révolution capitale qu’on ne peut laisser sous silence, sous peine de le considérer, à tort, comme un « néoplatonicien chrétien » 14.

1. LES « TROIS DE PLATON »

Grâce aux travaux de Pierre Hadot 15, on découvre qu’Augustin a sans doute perçu la différence entre la pensée de Plotin, pour lequel l’Un ou le Bien est absolument au-delà de l’être, et la pensée de Por-phyre, pour lequel l’être s’identifie au Bien. Un célèbre passage du livre X du De ciuitate Dei 16 témoigne de la divergence des deux néo-

9. Plus tard, Augustin rectifiera en disant que les néo-platoniciens n’ont pas un

seul principe mais « des principes au pluriel ». Cf. note 16. 10. E. GILSON, L’être et l’essence, Paris, Vrin, 2ième éd., 1987, p. 28. 11. PLATON, Phèdre 247 c, 247 e, 249 c; Sophiste 248 a. 12. E. GILSON, op. cit., p. 30. 13. G. MADEC, « Le “platonisme” des Pères », in Petites études augustiniennes, Paris,

Inst. d’Et. Aug., 1994, p. 39. 14. Ibid., p. 45. 15. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I et II, Paris, Et. Aug., 1968. 16. « L’oracle a déclaré que les principes peuvent purifier […] Or quels sont ces

principes, pour un platonicien comme Porphyre? Nous le savons : il parle en effet de

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platoniciens concernant la conception des hypostases. Ce passage permet de voir qu’Augustin avait connaissance, en tout cas à l’époque de la rédaction de ce livre X, du traité De tribus principalibus substan-tiis 17 de Plotin et du De regressu animae 18 de Porphyre, qu’il nomme explicitement un peu plus haut (X, 29, 2).

L’Un ou le Bien de Plotin présente trois caractéristiques inconci-liables avec le Summum Bonum rencontré par Augustin. Premièrement, Plotin répète sans cesse la formule de Platon selon laquelle le Bien, ou l’Un 19, est 20. Cette première hypostase correspond à l’« Un » de la première hypothèse du Parménide 21 tandis que l’être n’apparaît qu’au niveau de l’Intellect selon l’« Un qui est » de la se-conde hypothèse 22. Une telle transcendance du Bien par rapport à

Dieu le Père et de Dieu le Fils qu’il appelle en grec Intelligence paternelle ou Esprit paternel. Quant au Saint-Esprit, il n’en parle pas ou ce qu’il en dit n’est pas clair : je n’“intellige” pas quel est cet autre qu’il met entre les deux. S’il voulait faire entendre comme Plotin dans le traité des Trois principales substances (De tribus principalibus substantiis), qu’en troisième lieu il s’agit de la nature de l’âme, il ne dirait pas qu’elle tient le milieu (medium) entre le Père et le Fils. Car Plotin met la nature de l’âme après l’intelligence paternelle; mais Porphyre parlant d’un milieu, ne la met pas après mais entre les deux. Il parle ainsi comme il a pu ou comme il a voulu de ce que nous appe-lons le Saint-Esprit, non l’Esprit du Père seulement, ni du Fils seulement, mais de l’un et de l’autre. Les philosophes, en effet, choisissent librement leurs termes et dans les sujets les plus difficiles à “intelliger” ne craignent pas d’offenser les oreilles reli-gieuses. Mais à nous il convient de parler selon une règle précise, de peur qu’une trop grande liberté dans les mots n’engendre une opinion impie sur les choses qu’ils dési-gnent. Aussi, parlant de Dieu, nous n’affirmons pas deux ou trois principes, pas plus qu’il n’est permis d’affirmer deux ou trois dieux […] Il est donc bien vrai de dire que seul le Principe purifie l’homme, bien qu’il soit question chez ces philosophes de “principes” au pluriel » (De ciu. Dei X, 23-24; BA 34, p. 504-507).

17. Le titre n’est pas de Plotin mais a été re-pris d’un anonyme dans l’édition des Ennéades par Porphyre (cf. P. AUBIN, Plotin et le christianisme, Paris, Beauchesne, 1992, p. 11-12). L’étude de Paul Aubin met en garde contre l’usage abusif de l’expression « trinité plotinienne » : « quand Plotin énumère l’Un, l’Intellect et l’Ame, il n’utilise jamais le mot . Parler de “trinité plotinienne”, ce serait introduire dans l’interprétation des Ennéades un terme dont usait déjà la théologie chrétienne à l’époque de Plotin. Il y aurait là un risque : donner l’impression que la réflexion de Plotin relative à l’Un, l’Intellect et l’Ame relève d’une probléma-tique semblable à celle où s’est élaboré le dogme trinitaire chrétien », Ibid., p. 48-49. Pour rester dans la terminologie plotinienne, il vaut mieux parler des « trois de Pla-ton » (Enn. V, 1, 8, 1), des « trois natures » (Enn. V, 1, 8, 27) ou simplement des « trois » (Enn. V, 1, 10, 5; II, 9, 1, 20). Cf. Ibid., p. 50.

18. Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 475. Les fragments du De regressu animae dans le De ciuitate Dei X sont rassemblés par J. BIDEZ, Vie de Porphyre. Le phi-losophe néo-platonicien, Gand, 1913, p. 27-44.

19. « L’Un n’est pas une certaine chose, dont on dit ensuite : un; pas plus que le Bien n’est une chose dont on dit ensuite qu’elle est le Bien. Qu’on dise Un ou le Bien, il faut penser à une même nature » (Enn. II, 9, 1, 4-8).

20. PLATON, République, VI, 509 b 9. 21. PLATON, Parménide, 137 d – 142 d. 22. « Aussi il faut admettre qu’au-delà de l’Être est l’Un […] À la suite il y a l’Être et

le Noûs, et, troisième, la nature de l’Âme. Comme ces trois sont dans la nature, il faut penser qu’ils sont aussi en nous » (Enn. V, 1, 10, 1-6). Nous optons pour la translittéra-tion « Noûs » pour éviter de traduire le terme par « Esprit » ou « Intellect ».

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l’être ne peut en aucun cas s’appliquer à la pensée d’Augustin pour qui le Bien et l’Être s’identifient. Deuxièmement, à cause de cette trans-cendance absolue, le Bien plotinien, tout en étant présent dans toute chose à la manière de l’Un, n’a aucune relation avec « tout ce qui vient après lui » 23. À cause de son antériorité par rapport à toute chose 24, il est impensable que le Bien se soit adressé à une créature à la manière dont Augustin dialogue avec l’Ego sum qui sum. Comme E. R. Dodds l’a très bien remarqué : « Plotin n'a jamais bavardé avec l’Un, comme Augustin le fait avec Dieu dans les Confessions » 25. Au lieu de se laisser absorber par l’Un dans une extase contemplative et silencieuse, Augus-tin ne cesse d’entrer en communication avec Dieu à travers la dyna-mique dialogale des psaumes, dont il fait déjà l’expérience avec ses amis durant son séjour à Cassiciacum 26. Au contraire, chez Plotin, l’altérité est niée parce que l’Un est présent à ce qui vient après lui selon une présence qui exclut toute altérité () 27. L’altérité (), qu’elle soit celle d’être, de la vie ou de la pensée, est niée dans l’Un, sinon il ne serait plus simple 28. Troisièmement, le Bien-Un se tient en retrait de son don : le Bien donne ce qu’il n’a pas 29. C’est en effet en demeurant « seul et isolé des autres » que l’Un est « cause de tout » 30. Ce retrait du Bien au-delà de son don ne peut caractériser le Bien augustinien qui, par l’Incarnation du Verbe, vient se donner. Cette venue est d’ailleurs la seule voie pour que le Bien se donne car, comme en témoignent les tentatives de montées par degrés, il est in-saisissable à la contemplation.

De ces trois points, il découle que la différence entre la seconde hy-postase plotinienne et le Verbe johannique est considérable. Cette

23. « Il doit y avoir quelque chose d’antérieur à toutes choses, qui soit simple, et

ceci doit être différent de tout ce qui vient après lui, étant par lui-même, non mélangé avec ceux qui viennent de lui, et pourtant étant capable d’être présent dans les autres d’une manière différente, étant véritablement un, et non autre chose qui est aussi un » (Enn. V, 4, 1, 5-15).

24. Cf. le « Principe de l’Antériorité du Simple » (PAS) dans D. O’MEARA, Une intro-duction aux Ennéades, Fribourg, Ed. Universitaires, Cerf, 1992, p. 59-70.

25. Citation de E. R. Dodds in G. MADEC, « In te supra me », p. 53. Ref. in G. MADEC, Le Dieu d’Augustin, Paris, Cerf (coll. « Philosophie & Théologie »), p. 87, note 14 : « cf. E. R. DODDS, “Augustine’s Confessions. A Study of Spiritual Maladjustment”, The Hun-ger of the Heart, West Lafayette, Ind. 1990, p. 41-54 : “Plotinus never gossiped with the One, as Augustine gossips in the Confessions” (p. 52) ».

26. Cf. Conf. XI, 4, 8; BA 14, p. 84-85. 27. Enn. VI, 9, 8, 30-35. 28. L’Un ne pense pas sinon il y aurait en lui une quelconque altérité :

« » (Enn. VI, 9, 6, 42 ). Or, selon le schème être, vie, pen-sée, la pensée correspond au mouvement de retour sur soi de l’être qui est sorti de soi par le mouvement de la vie : « La vie qui a reçu une limite, c’est l’intelligence » (Enn. II, 4, 5, 29-34). Ce processus triadique trouve une expression plus achevée encore dans la pensée de Porphyre que dans celle de Plotin. Cf. infra.

29. « Mais, comment les [tout ce qui vient après lui] donne-t-il? C’est ou bien qu’il les a, ou bien parce qu’il ne les a pas. Mais ce qu’il n’a pas, comment le donne-t-il? S’il les a, il n’est pas simple; et s’il ne les a pas, comment la multiplicité vient-elle de lui? » (Enn. V, 3, 5, 1-3, cité in J.-L. CHRÉTIEN, « Le bien donne ce qu’il n’a pas », in Archives de Philosophie, 43 (1980), p. 265).

30. Enn. V, 5, 13, 1-9; 34-36.

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différence marque, à elle seule, l’incompatibilité du néo-platonisme et du christianisme. L’Un, isolé de tout ce qui vient après lui, « surpasse le Noûs » 31. En effet, en raison de sa dualité avec l’être (l’Un qui est), le Noûs a déjà une connivence avec le multiple. De ce fait, la seconde hypostase n’a pas de place près de la première hypostase. Le Noûs ne peut embrasser l’Un de son regard car, dans l’Un, toute dualité a dispa-ru. Autrement dit, le Noûs doit s’abolir pour se fondre dans l’Un dont il est sorti. À l’opposé, le Verbe johannique est Deus apud Deum (Jn 1, 1), c’est-à-dire Dieu qui se tient près de Dieu. Sa génération n’en fait pas un « second » qui n’aurait pas de part avec le « Principe ». Au contraire, le Verbe est in Principio et contemple éternellement Dieu qui l’engendre.

L’auto-engendrement du Noûs est radicalement différent de l’engen-drement du Verbe par Dieu. Le Verbe entre en relation avec Dieu à même l’engendrement, qui est la donation qui le constitue, tandis que le Noûs devient capacité d’engendrer en regardant vers l’Un qui ne peut entrer en relation avec lui 32. Puisque l’Un ne se donne pas lui-même, le Noûs n’est en rien consubstantiel à l’Un. N’étant pas sa subs-tance, le Noûs ne partage pas la simplicité de l’Un. Cette simplicité n’admet pas l’altérité, elle la rejette.

Comme nous le développerons à partir des textes augustiniens, le Père, en engendrant le Verbe, qui est le Fils monogène (Jn 1, 18), donne totalement ce qu’il est au point de ne rien garder pour soi sinon d’être le Père, la source du don. De ce fait, la substance du Verbe est la subs-tance du Père. L’altérité fait donc intrinsèquement partie de Dieu au point que la troisième personne, l’Esprit Saint, procède du Père et du Fils comme leur don mutuel 33. Que l’Un ne se déverse pas totalement dans le Noûs comme le Père dans le Fils, mais qu’il garde son isole-ment, signifie qu’il ne peut se maintenir comme premier Principe qu’à condition de cet isolement. Se donner lui-même serait pour lui se perdre, s’anéantir. L’Un doit donc sa persistance à un non-partage de lui-même. Il doit sa stabilité au fait d’être lui-même à lui-même, en propre.

Cette caractéristique de la nature de l’Un comme Bien est attestée par Plotin dans l’analyse du désir 34. Dans la perspective néo-plato-nicienne, le désir de soi, de l’unité et du Bien sont une seule et même chose. Comme l’explique P. Hadot, cette perspective est l’aboutis-sement de toute une élaboration. « Il y a eu d’abord, chez les Stoïciens et les Aristotéliciens tardifs, fusion entre la notion stoïcienne d’accord

31. « Lui-même [l’Un] surpasse le verbe, le Noûs et la sensation, leur donnant

d’être, mais ne les étant pas » (Enn. V, 3, 14, 18-19). 32. « La puissance d’engendrer, le Noûs la tient de l’Un, ainsi que celle de rassasier

les êtres qu’il engendre : l’Un lui donne ce qu’il n’a pas lui-même » (Enn. VI, 7, 15, 16-20).

33. Cf. infra. 34. « La nature originelle et le désir du Bien, c’est-à-dire le désir de soi-même,

poussent vers ce qui est véritablement un et toute nature se hâte vers cela, c’est-à-dire vers elle-même. Car, pour la nature qui est une, le Bien c’est d’être à elle-même et d’être elle-même (), c’est-à-dire d’être une. C’est pour-quoi on dit avec raison que le Bien, pour une chose, c’est ce qui lui est propre » (Enn. VI, 5, 1, 18).

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avec soi () et la notion aristotélicienne d’affinité naturelle (). La notion de conservation de soi s’est donc rapprochée de la notion de bonheur existentiel… » 35. Pour les Stoïciens, la tendance première de l’être vivant est la conservation de soi, c’est-à-dire l’acte par lequel l’être « se perçoit, s’affirme et s’approprie soi-même » 36. Cet ac-cord originel avec soi qui est reprise de soi par soi coïncide avec la béa-titude, avec le Bien 37. Au lien établi entre la conservation de soi et le Bien, Plotin joint la notion d’unité. Cette coalition est si primordiale que Plotin envisage de s’en servir pour définir le Bien lui-même 38. Il en résulte que la notion stoïcienne d’ est passée au plan de l’Un. Dans l’Un, le penchant vers soi est si profond qu’il devient une unité absolue. L’Un ne se perçoit pas comme étant en accord avec soi comme s’il y avait une distance entre soi et soi. Cette distance est ré-sorbée dans une pure appropriation de soi au point que le soi est acte d’appropriation. Mais l’Un, c’est aussi le Bien. De ce fait, c’est la notion plotinienne de l’amour qui s’en trouve éclairée. L’amour va de pair avec la conservation de soi-même 39. Il est cette attraction vers soi pour vouloir se posséder. Toutes les choses qui viennent après l’Un ont en elles cette nostalgie du retour à l’Un, où règne la pleine possession de soi dans l’unité absolue. Cet amour possessif, basé sur une dualité entre le voulant et le voulu, où même cette altérité doit s’effacer, se présente aux antipodes de l’amour oblatif du Père qui en voulant le Fils pour lui-même fait surgir le Don commun qui vient sceller leur altérité dans l’unité 40.

À partir de cette définition de l’Un, la logique du Noûs devient plus évidente. Le Noûs se génère lui-même de l’Un en le contemplant, c’est-

35. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 289-290. 36. V. GOLDSCHMIDT, Le système stoïcien et l’idée du temps, Paris, 1953, p. 127. Nous

soulignons. 37. Cf. R. HOLTE, Béatitude et Sagesse. Saint Augustin et la fin de l’homme dans la phi-

losophie ancienne, trad. fr., Paris, 1962, p. 39s. 38. « Plus purs et meilleurs sont les êtres, plus ils sont d’accord () avec

eux-mêmes. Il est donc absurde de demander pourquoi le Bien, étant le Bien, est un bien pour lui-même, comme s’il devait sortir de sa propre nature pour se trouver, comme s’il ne s’aimait pas lui-même en tant que Bien. Mais il faut se demander si, pour une réalité absolument simple, où il n’y a pas du tout une chose, puis une autre, l’accord () avec soi-même est son bien » (Enn. VI, 7, 27, 18).

39. Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 291. 40. Concernant la distinction entre l’amour possessif et l’amour oblatif, nous préfé-

rons de loin l’étude d’A. Arendt à l’étude d’A. Nygren. Cf. H. ARENDT, Der Liebesbegriff bei Augustin, Berlin, Springer-Verlag, 1929, paru sous le titre français Le concept d’amour chez Augustin, trad. de l’allem. par A.-S. Astrup, Paris, Rivages poche, 1999; A. NYGREN, Erôs et Agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, t. I-III, trad. française de P. Jundt, Paris, 1944-1952. Alors qu’A. Nygren soutient que “Dieu est caritas” (1 Jn 1, 4. 8. 16) « s’applique à l’égoïsme divin » (op. cit., p. 107-108), H. Arendt montre que si, selon la structure du désir, l’amour humain commence comme convoi-tise de soi (cupiditas), il doit s’achever en amour de dilection (dilectio) où le soi se renonce pour l’autre grâce au don de l’amour de Dieu (dilectio Dei). Sur la polémique suscitée par la parution de la thèse d’A. Nygren en 1930, lire le résumé de D. Dideberg dans son introduction générale (D. DIDEBERG, Saint Augustin et la première épître de saint Jean. Une théologie de l’Agapè, Paris, Beauchesne, 1975, p. 39. 46-48).

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à-dire en cherchant à le saisir du regard 41. De ce fait, la volonté d’avoir conditionnerait la dualité première entre « vouloir » et « avoir », c’est-à-dire entre une visée et un objet. Dire que « l’Un n’a rien » ne signifierait donc pas qu’il soit vide, ni qu’il soit pauvreté absolue. Il signifierait que l’Un ne puisse même pas concevoir la pensée d’avoir sinon, de la duali-té entre un « pensant » et un « pensé », surgirait aussitôt la seconde hypostase, le Noûs. Mais, au niveau du Noûs est révélée l’identité ca-chée de l’Un qui, selon la belle expression de Jean-Louis Chrétien, se retranche « dans son ermitage » 42. Que « l’Un n’a rien » signifie en fait que l’Un a l’Un dans un avoir pur de toute dualité entre possesseur et possédé au point que son acte est un pur avoir, une pure possession.

2. EXÉGÈSE DES ORACLES CHALDAÏQUES

Par ses références au Regressu animae au livre X du De ciuitate Dei, Augustin atteste qu’il « a connu, au moins pour l’essentiel, le schème trinitaire que proposait l’exégèse porphyrienne des Oracles » 43. Cette exégèse présente un intérêt dans la mesure où elle répète, mais selon un mode déployé, la dynamique qui anime déjà la doctrine ploti-nienne. Que l’Un soit appropriation de soi chez Plotin ne se visualise pas aisément parce que la remontée du Noûs à l’Un s’opère par la perte de la dualité dans un mouvement de conversion vers soi 44. Au contraire, ce mouvement se manifeste très bien chez Porphyre qui, par un nouveau “parricide”, perçoit la préexistence du mouvement de pro-cession et de conversion dans l’Un. De plus, grâce aux Oracles, Porphyre superpose à ce mouvement en trois moments une dénomination tria-dique apparentée au mystère trinitaire. Il s’en suit que, en analysant son exégèse, nous pouvons accéder au développement le plus élaboré auquel aboutit le néo-platonisme en matière trinitaire. Nous y sommes d’autant plus autorisés que Marius Victorinus 45, comme nous allons le voir, a opéré le passage entre le néo-platonisme et le christianisme en synthétisant les deux doctrines.

Chez Porphyre, la triade être-vie-pensée, que Plotin réservait au ni-veau de la seconde hypostase 46, se trouve déjà préexistente, sous un mode pur, au niveau de la première hypostase. Porphyre doit cette élaboration à l’exégèse des Oracles chaldaïques dont il a été le premier

41. « Quand le Noûs contemple l’Un, il ne le contemple pas comme un. Sinon, il ne

deviendrait pas le Noûs. Commençant comme un, il ne demeure pas comme il a commencé, mais devient multiple sans le savoir, comme alourdi, et se déploie lui-même en voulant tout avoir (comme il eût été meilleur pour lui de ne pas vouloir), car c’est ainsi qu’il est devenu second » (Enn. III, 8, 8, 31-36).

42. J.-L. CHRÉTIEN, « Le bien donne ce qu’il n’a pas », p. 267. 43. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 475. 44. Cf. Ibid., p. 320, n. 4. 45. Augustin attribue à Marius Victorinus la traduction des Libri platonicorum du

grec en latin (Conf. VIII, 2, 3). Par ailleurs, le récit de la conversion de Marius Victori-nus par Simplicianus a aidé Augustin à s’engager dans la voie d’humilité du Christ.

46. Cf. P. HADOT, « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », in Entretiens sur l’Antiquité classique, t. V, Les Sources de Plotin, Vandœuvres-Genève, 1960.

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commentateur 47. Il superpose la triade Père-Puissance-Intellect 48 de ces Oracles à la triade être-vie-pensée 49. Par cette exégèse, il identifie le premier Un à un acte d’être préexistant qui doit encore trouver sa dé-termination en se déployant en vie pour parvenir à l’intelligence de lui-même. De la sorte, les deux premières hypothèses du Parménide se superposent au lieu de se succéder

50. Dans cette conception, l’Intelligence doit sortir de l’existence en se

faisant vie afin de se voir elle-même. C’est seulement au terme de cette procession-conversion qu’elle devient infinie. Ce mouvement exprime, mieux que chez Plotin, que ce qui sort de l’Un est déjà marqué par la négativité car la vie n’est qu’un moment passager de l’appropriation de soi. La vie permet à l’Un d’approprier sa propre existence grâce à l’Intelligence. Or, l’Intelligence se répartit dans les âmes qui sont donc réduites à de simples instruments au bénéfice de l’Un. Le schème re-pos-procession-conversion (, ) 51 manifeste combien le retour de l’âme à l’Un, le Regressu animae, fait partie du vaste plan de l’identification de l’Un avec lui-même dans une appro-priation sans altérité. Il s’ensuit qu’appropriation et non-altérité sont indissociables.

Si, dès lors, comme le fait Marius Victorinus, on calque sa théologie sur cette pensée, on doit aussi admettre la logique de la conservation de soi, donc de l’appropriation, comme le mode d’être de Dieu. Or, Victorinus n’hésite pas, grâce au commentaire de Porphyre Sur le Par-ménide, à identifier le schème être, vie, pensée au mystère trinitaire 52.

47. Ibid., p. 95. 48. Cette triade est aussi appelée – Hécate – . Cf.

P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t.I, p. 264-265. 49. Porphyre effectue l’identification « entre l’Un, principe de toutes choses, et le

Père, entité des Oracles chaldaïques, premier moment de la triade intelligible » dans son commentaire Sur le Parménide. Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 112.

50. « Selon l’existence, le pensant est aussi le pensé. Mais, l’Intelligence est sortie de l’existence pour devenir le pensant, afin de revenir ensuite vers l’intelligible et de se voir elle-même, le pensant est alors vie, l’Intelligence est infinie. Et ainsi existence, vie et pensée sont tous des actes, en tant que l’on pourrait dire que, considéré selon l’existence l’acte est immobile, considéré selon l’intellection, l’acte est tourné vers soi, et enfin, considéré selon la vie, l’acte est sorti de l’existence. Et selon cette considéra-tion, l’Intelligence est en même temps en repos et en mouvement, en soi et en un autre, tout et ayant des parties, même et autre; mais selon ce qui est l’Un en sa pureté, et en quelque sorte l’Un en son mode premier et véritable, l’Intelligence n’est ni en repos ni en mouvement, ni même ni autre, ni en soi ni en un autre » (PORPHYRE, In Parm. XIV, 16-34; trad. par P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. II, p. 110-113).

51. Chez Victorinus, le premier moment de la procession est celui de l’identité ou du repos (), le deuxième moment est celui de l’altérité ou du déploiement (), tandis que le troisième moment est celui du retour (). « Ce schème est lié, chez Porphyre comme chez Marius Victorinus, à la triade de l’être, de la vie et de la pensée, l’être se déployant dans la vie et revenant à soi dans la pensée » (O. DU

ROY, L’intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin, Paris, Et. Aug., 1966, p. 407-409).

52. Dans la seconde partie du livre I de l’Adversus Arium (Adv. Ar. I, 48-52), Victo-rinus développe une théologie trinitaire à partir du commentaire de Porphyre Sur le Parménide. Dans un premier moment, celui du Père (), l’être comprend en lui la vie et l’intelligence. Du Père, s’engendre le Logos () sous le double

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Dans ce commentaire, l’Un de la première hypothèse est assimilé à un acte tourné vers soi qui correspond à l’être. De cet Un, selon la seconde hypothèse, jaillit l’Un-Un, qui est le même acte tourné vers l’extérieur et qui correspond à la vie, tandis que la pensée est le même acte revenu à soi 53. Selon la synthèse théologique de Victorinus, le Père est l’être ou la substance, le Fils est le mouvement qui définit cet être. Ce mouve-ment se dédouble en deux moments, la vie et l’intelligence. La vie par laquelle l’être se communique correspond au Christ, et l’intelligence par lequel ce mouvement revient à lui correspond à l’Esprit-Saint 54.

La mécompréhension que manifeste Augustin face à l’exégèse des Oracles reprise par Porphyre atteste qu’il n’a pas abondé dans le sens de la théologie de Victorinus 55. Quand Augustin emploie le schème être, vie, pensée en rapport avec le mystère trinitaire, c’est uniquement pour souligner l’unité indivisible de l’essence (ad se ipsam) par con-traste avec la triade memoria, intelligentia, uoluntas qui permet d’approcher la Trinité dans la diversité des personnes relatives les unes aux autres (ad aliquid) 56.

Pour Pierre Hadot, « le seul point commun qui se puisse recon-naître entre Victorinus et Augustin, c’est la définition de la substantiali-té spirituelle comme implication réciproque de l’être, de la vie et de la pensée » 57.

De plus, et cela est capital, chez Augustin, le mystère trinitaire ad in-tra n’est jamais exprimé selon un processus de repos-procession-

aspect de vie et de sagesse. La vie représente l’aspect féminin correspondant à la déesse de la vie (Hécate), tandis que la sagesse représente le moment masculin. « Ce double aspect, féminin et masculin, du Logos se manifeste, selon Victorinus (Adv. Ar. I, 51, 27-43), dans le mystère du salut : la vie terrestre du Christ est un moment féminin, sa résurrection et son ascension sont un moment masculin » (P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 55).

53. « Existence, vie et pensée apparaissent plus nettement encore comme trois moments de l’auto-position de l’Intelligence ou de l’Etant. Le premier moment, celui de l’existence, correspond à un état dans lequel le pensant et le pensé ne sont pas encore distingués, où l’acte ou mouvement de pensée reste en repos. Le second mo-ment, celui de la vie, correspond à un mouvement de sortie par lequel l’Intelligence se distingue d’elle-même pour pouvoir revenir vers l’intelligible avec lequel elle était confondue. Le troisième moment, celui de la pensée, correspond à la conversion de l’Intelligence vers l’intelligible qu’elle était » (Ibid., p. 222).

54. Comme le montre E. Benz, la pensée de Porphyre annonce la logique hégé-lienne (cf. E. BENZ, Marius Victorinus und die Entwicklung der abendländischen Wil-lensmetaphysik, Stuttgart, 1932). Dans le développement du Concept de religion abso-lue, le Royaume du Fils correspond au moment de l’« aliénation » (Entfremdung) où le Soi est devenu étranger à lui-même par une première « désappropriation » (Entäusse-rung). Ce moment négatif doit être surmonté par une seconde « désappropriation ». Cf. G. W. F. HEGEL, Des Phänomenologie des Geistes, Meiner, 1807; trad. fr. par J. Hyppolite, La phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, coll. « Philosophie de l’esprit », 1941, p. 272-290.

55. Cf. note 16. 56. De Trin. X, 11, 18; BA 16, p. 154-155. 57. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 477. Cette implication réciproque se re-

trouve dans quatre textes cruciaux (Conf. XIII, 11, 12; De Trin. VI, 10, 11; X, 10, 13; X, 11, 18) dont la lecture nous permet d’identifier l’exacte utilisation de la triade néo-platonicienne par Augustin.

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conversion. Ce langage est strictement réservé à l’activité de la Trinité ad extra. À cet usage, le processus est transposé selon une nouvelle logique (auerti-conuerti-manere) qui inverse à la logique néo-platonicienne (,, ) 58. Ce processus est utilisé par Augustin face aux Manichéens pour montrer la « bonté ontologique de la création » 59. Cette bonté tient au fait de la positivité intrinsèque de l’altérité, contrairement à Victorinus chez qui elle apparaît comme une déchéance. Que le Bien suprême, ou le Père 60, soit source de l’être des créatures signifie qu’il les fait être en les tirant hors du néant (ex nihi-lo). De ce fait, dans une tension entre l’être et le non-être, chaque créa-ture a la possibilité de se détourner (auersio) ou de se tourner (conuer-sio) vers le Bien dont elle reçoit l’appel à être.

Augustin avait une trop grande expérience de l’altérité au cœur de l’être pour pouvoir admettre que le Fils ne soit qu’un moment négatif de l’appropriation du Père par lui-même. Pour Augustin, la Révélation du Verbe atteste que le Fils est bel et bien autre que le Père tout en étant Un avec lui (Deus apud Deum). De même, cette altérité dans l’Un est constitutive de l’âme. La venue du Fils parmi les hommes et son dialogue avec eux atteste que les personnes humaines sont destinées à rester en communication avec Dieu éternellement, sans qu’elles ne fusionnent dans le Un-Tout 61. Pour cela, il faut que l’Un soit le Bien sur un mode autre que le Bien néo-platonicien. Il faut qu’il soit amour, non selon un mode de conservation de soi tourné vers soi, mais vers l’autre. Autrement dit, à l’opposé de l’amour néo-platonicien, il faut qu’il soit don, totalement tourné vers l’autre. Paradoxalement, pour Augustin, le Bien se conserve en ne gardant rien pour lui.

Si Augustin a bénéficié de la correspondance entre la notion du Bien et de l’acte d’être à l’infinitif (), il n’en a pas pour autant tiré les mêmes conséquences que Victorinus mais a développé une métaphysique directement influencée par l’Écriture.

Remarquons que, chez Porphyre, la notion d’acte d’être continue a être marquée par l’hénologie plotinienne. L’acte d’être conserve le ca-ractère d’antériorité et de solitude qui définit l’Un de Plotin 62. Il dé-

58. Ce processus est décrit dans le De uera religione. À l’origine, cet ouvrage est un

écrit antimanichéen dans lequel Augustin affirme la bonté de la création et des créa-tures malgré la chute, la présence du mal lié au péché ou à sa peine comme détour-nement de Dieu, et la possibilité du retour à Dieu grâce à l’économie de salut. Cf. « l’élaboration du De uera religione » (O. DU ROY, op. cit., p. 309-317).

59. O. DU ROY, op. cit., p. 325. 60. Dans le De uera religione, le Père n’est pas spécifiquement nommé. Il apparaît

comme le Bien ou l’Être suprême. 61. Cf. J. PÉPIN, « La connaissance d'autrui chez Plotin et chez Saint Augustin »,

Augustinus 3, (1958), p. 243-244. 62. « Mais, s’il est vrai que Dieu possède, comme quelque chose d’inséparable de

Lui, l’être seul et au-dessus de tout, étant Lui-même à Lui-même son propre plérôme, il doit également à l’unité () et à la solitude (), qui lui sont propres, de demeurer sans relations par rapport aux choses qui sont après Lui et par Lui. Car il ne faut pas entendre “les choses qui sont après Lui” en ce sens que, d’une part, elles cœxisteraient avec Lui, soit par le lieu, soit par un même processus de réalisation de leur substance et que, d’autre part, il posséderait la partie de la réalité qui remplit tout, tandis que les choses auraient les parties de second rang; mais il faut concevoir

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coule de cela que, pas plus que chez Plotin, l’être Porphyrien ne pré-sente les caractéristiques des relations internes dans le Bien, ni du Bien avec ce qui vient après lui. Au contraire, chez Augustin, la corres-pondance entre le Bien et l’être est marquée par une tout autre notion de plénitude que celle de solitude. C’est ce qui va nous permettre de considérer le paradoxe de la conservation dans le don sans appropria-tion.

Marius Victorinus se fait le traducteur de la conception porphy-rienne lorsqu’il affirme : « Car celui qui pense l’Un, a l’Un et est l’Un, selon la notion de l’Un qu’il a en lui-même (Etenim qui unum intellegit, et habet unum et est unum secundum eius apud se intelligentiam) » 63. Si Victorinus ose parler ainsi à propos de l’Un alors que Plotin ne le fait pas, c’est parce qu’il suit davantage Porphyre pour lequel l’Un contient en préexistence ce qui vient après lui 64. De la sorte, l’Un contient, comme une pensée intérieure, la pensée extérieure qui s’explicite au niveau du Noûs. Mais Plotin, en maintenant la transcendance absolue de l’Un, exprime la même notion de « possession » pour le Noûs : « Puisque le Noûs véritable () se pense lui-même dans ses propres actes de pensée et que son objet de pensée ne lui est pas extérieur, mais qu’il “est” lui-même son propre objet de pensée, de toute nécessité, il se “possède” lui-même et se “voit” lui-même en se pensant ( ) » 65.

Dans ce parcours, nous avons mis en lumière la divergence fonda-mentale entre la pensée d’Augustin et celle de ces prédécesseurs néo-platoniciens qui relisent Platon à leur manière. Cette divergence con-cerne la nature même de l’acte d’être, l’acte de stabilité. Pour Augustin, la consistance de l’être est dans le don, pour les néo-platoniciens, elle est dans la conservation. Il nous faut maintenant montrer en quoi l’apport de la Révélation est déterminant dans cette divergence radi-cale.

3. « DIEU EST AMOUR »

Augustin contemple le mystère de Dieu à partir des « deux livres », que sont la Création et l’Écriture 66. C’est pourquoi ses découvertes existentielles sont sans cesse à la fois alimentées et réajustées par la Parole de Dieu. La dynamique existentielle qui lui fait découvrir l’être au cœur de sa vie, passe par l’ouverture de son intelligence au « Maître

“les choses qui sont après Lui” comme rejetées hors de Lui et n’étant que néant par rapport à Lui » (PORPHYRE, In Parm. IV, 5-19; trad. par P. HADOT, Porphyre et Victori-nus, t. II, p. 74-77).

63. VICTORINUS, Adversus Arium, §88, IV, 29, 3-9, in P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 448, t. II, p. 55.

64. Porphyre continue à affirmer que l’Un est (PORPHYRE, In Parm. XII, 23), mais pour lui cette transcendance correspond à une préexistence d’un acte d’être sur l’étant. Cette préexistence ontologique () se couple d’une préexis-tence noétique, ou préintelligence ().

65. Enn. II, 9, 1, 46-48. 66. M.-A. VANNIER, « Augustin d’Hippone », article in Dictionnaire critique de Théo-

logie, p. 107.

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intérieur ». Cette écoute de l’autre « plus intime » que lui-même lui permet de soupçonner les relations au sein de la Trinité. Ces relations nous sont révélées par l’Écriture comme amour, bonté et donation. Tantôt, Augustin emploie le vocabulaire de l’amour, tantôt celui de la bonté et tantôt celui du don, avec parfois des regroupements termino-logiques 67.

Au fil des années, Augustin a perfectionné sa réflexion sur le verset johannique « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8. 16). Dany Dideberg montre que l’exégèse d’Augustin a pris « deux orientations » 68. La première, qui s’appuie uniquement sur 1 Jn 4, 8. 16, est davantage l’explicitation du mystère trinitaire en lui-même. La seconde, qui fait appel au contexte de ce verset, développe une conception de l’Esprit-Charité en lien avec la Création. On retrouve le vocabulaire de la bonté et du don dans les deux orientations.

Le premier emploi du verset 1 Jn 4, 8. 16 apparaît pour signifier la consubstantialité de l’Esprit Saint avec le Père et le Fils. S’appuyant sur l’Écriture, Augustin se sent autorisé à parler de la caritas comme étant la substance même de Dieu 69.

Parler de l’égalité de l’Esprit Saint avec les autres personnes divines conduit Augustin a exposer leur unité de substance sous forme de communion (communio) 70. Cette communion, Augustin lui donne par deux fois le qualificatif « ineffable » (ineffabilis, ineffabiliter) 71. C’est dire combien cette communio est incompréhensible. On ne peut en parler

67. Nous ne pouvons proposer une analyse exhaustive de ce vocabulaire dans le

cadre de notre étude. Pour ce qui est de l’agapè johannique, nous renvoyons à l’étude de D. DIDEBERG (Saint Augustin et la première épître de saint Jean. Une théologie de l’Agapè) qui, par sa rigueur, constitue un document de référence. En ce qui concerne la bonté et le don, à notre connaissance, il n’existe pas d’ouvrages qui leur soient exclu-sivement consacrés.

68. « La première, qui apparaît dans le De fide et symbolo, de 393, et est reprise dans les VIe et VIIe livre du De Trinitate, d’après 412, s’appuie seulement sur 1 Jn 4, 8. 16. La seconde, déjà présente dans les Tractatus in epistolam Ioannis, de 407, est développée avec plus d’ampleur dans le XVe livre du De Trinitate, de 420-426 : fondée sur la confrontation de 1 Jn 4, 7 et 4, 8, elle fait appel à d’autres versets de la Prima Ioannis tels que 1 Jn 4, 10-12. 13. 16. 19 » (D. DIDEBERG, op. cit., p. 223).

69. « Le Saint-Esprit est quelque chose de commun au Père et au Fils, quoi que cela puisse être, ou cette communion même substantielle et coéternelle. S’il convient de l’appeler “amitié” (amicitia), qu’on le fasse; mais on dira plus justement “charité” (caritas). Et celle-ci est aussi substance puisque Dieu est substance et que “Dieu est charité” comme il est écrit (1 Jn 4, 8. 16) […] Ils ne sont pas plus que trois : l’un aimant (diligens) celui qui procède de lui, l’autre aimant (diligens) celui dont il procède et l’amour même (dilectio). Et si cet amour n’est rien, comment “Dieu est-il amour” (cf. 1 Jn 4, 8. 16)? S’il n’est pas une substance, comment Dieu est-il substance? » (De Trin. VI, 5, 7; BA 15, p. 484-487. Traduction modifiée).

70. Dans le De Trinitate, le terme « communio » est exclusivement réservé à l’intimité réciproque du Père et du Fils. Cf. De Trin. V, 11, 12; BA 15, p. 452-453; XV, 19, 37; BA 16, p. 522-523; XV, 27, 50; BA 16, p. 560-561. Dans les Commentaires de l’Evangile de saint Jean et dans les Sermons, le terme « communio » est également employé pour désigner la communion de l’Eglise (Tract. in Io. eu. 6, 25; BA 71, p. 400-401) qui est également la communion des nations (Tract. in Io. eu. 12, 2; BA 71, p. 632-633).

71. De Trin. V, 11, 12; XV, 19, 37.

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que d’après l’expérience humaine de l’amitié (amicitia). Transposée pour parler de Dieu, cette amitié se nomme plus justement « charité » (caritas). Pour expliciter cette communion, Augustin souligne, en pas-sant du vocabulaire de la caritas à la dilectio 72, que « cette unité de substance est d’ordre interpersonnel » 73. Dans son commentaire, D. Dideberg distingue cette triade diligens, diligens, dilectio de la triade amans, quod amatur, amor : « ici, l’amour est un lien intersubjectif; là, une vie qui unit sujet aimant et objet d’amour » 74. Alors que la triade amans, quod amatur, amor (VIII, 14) peut être lue à la travers le prisme de la triade plotinienne où Dieu est à la fois « objet de l’amour, amour de lui-même et amour de lui-même » 75, il n’en va pas de même de cette triade-ci où est exprimée la dilectio dans l’altérité des personnes.

Comme le résume D. Dideberg : « pour l’interprète de saint Jean, le Dieu-Agapè n’est pas un être solitaire qui s’aime lui-même : il est Trini-té de personnes aimantes dans l’Unité d’une même nature » 76. Dans l’Unité de cette nature, les actes de dilectio de l’un envers l’autre sont simultanément la nature même des personnes. Autrement dit, en ai-mant une autre personne, chaque personne aime l’amour, ce qui per-met d’éclairer sous un jour non possessif la triade du livre VIII.

Au livre VII du De Trinitate, cette simultanéité de l’acte d’aimer (dili-gens) et de l’amour (dilectio) est exprimée par Augustin, non plus à partir de la terminologie de l’amour, mais à partir du vocabulaire de la bonté. En vertu de la simplicité de Dieu, indissociable de son immuta-bilité, Augustin y affirme que la bonté n’est pas détenue par Dieu comme s’il en était le sujet mais que cette bonté est Dieu même 77. Il résulte de cette affirmation que, en Dieu, il n’y a pas, d’une part, une « substance » qui pourrait être possédée et, d’autre part, un « sujet » qui pourrait la posséder. Dieu est « bonté » signifie qu’il subsiste en tant que bonté, c’est-à-dire comme ne conservant rien pour soi. La sta-bilité (stabilitas) de l’ipsum esse ne dépend d’aucun acte possessif car il n’y a rien à posséder. La conservation de l’essentia 78 ne comporte au-cune distinction entre détenir l’essence et la donner car l’essence même consiste à donner. La stabilité de l’être est fondée dans son don. Cette manière de subsister est paradoxale car elle contredit la logique de l’essence comme appropriation de soi, qui caractérise le Bien des néo-platoniciens.

72. Cf. Précision de vocabulaire dilectio et caritas in D. DIDEBERG, op. cit., p. 144. 73. D. DIDEBERG, op. cit., p. 229. 74. Ibid. 75. Enn. VI, 8, 15. Cf. A. NYGREN, Erôs et Agapè, t. I, p. 220. 76. D. DIDEBERG, op. cit., p. 229-230. 77. « Il n’est pas permis de dire que Dieu se tienne sous sa bonté (ut sub-sistat et

sub-sit Deus bonati suae), et que cette bonté ne soit pas sa substance ou plutôt son essence, et que Dieu ne soit pas cette bonté, mais qu’elle soit en Lui comme dans un sujet (in subjecto) » (De Trin. VII, 5, 10; BA 15, p. 538-539; trad. revue par G. MADEC, Le Dieu d’Augustin, p. 132).

78. Augustin affirme que le terme « essentia » est plus exact pour désigner Dieu que le terme « sub-stantia » car ce dernier connote une notion de sujet (sub-jecto) qui se tient sous ses attributs. Cf. De Trin. VII, 5, 10.

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Pour distinguer les deux logiques paradoxales du Bien, celle du christianisme et du néo-platonisme, Jean-Louis Chrétien 79 fait réfé-rence à un discours de Kierkegaard consacré à la « joie de penser que, plus tu deviens pauvre, plus aussi tu peux enrichir les autres » 80. Le paradoxe est que, dans la vie spirituelle, la pauvreté devient un mode d’enrichissement. Selon l’excellent commentaire de J.-L. Chrétien, « le bien n’est bien qu’en étant donné, et il ne m’est présent que si je le donne. Ce n’est pas assez dire que le mode de possession et le mode de donation vont ici de pair : il n’y a de possession que par la donation » 81. Pour Kierkegaard, les « vrais biens de l’esprit » sont tels « qu’ils ne peuvent être possédés qu’en vérité », c’est-à-dire en étant donnés et non gardés égoïstement pour soi, sans quoi ils ne sont plus des biens 82.

Cette logique ne peut être bien entendue que si on ne s’imagine pas qu’elle s’opère selon deux mouvements successifs. Il n’y a pas, dans cette donation, de désappropriation première qui serait conditionnée par l’intentionnalité d’une réappropriation à la fin du parcours. Si tel était le cas, on retomberait aussitôt dans la logique de la possession et le bien ne serait plus le bien. Kierkegaard est trop conscient de la dé-rive hégélienne pour concevoir une telle dialectique 83.

La prise de distance de Kierkegaard par rapport à Hegel est, toutes proportions gardées, analogue à celle qui sépare Augustin de Porphyre. D’une part, la dialectique hégélienne n’est pas sans rappeler le mou-vement de la triade être, vie, pensée que nous avons décrit chez Por-phyre 84, d’autre part, la pensée de Kierkegaard se situe dans la foulée de la pensée augustinienne. Le rapprochement que fait J.-L. Chrétien entre Kierkegaard et saint Ambroise de Milan est d’ailleurs significatif. Saint Ambroise, qui est le maître d’Augustin en matière d’exégèse, commente à sa façon ce paradoxe de la donation et de la possession à propos de la vie de la grâce : « la grâce en effet, celui qui la rend la possède, du fait même qu’il la possède, s’acquitte; car on la possède en la rendant, et en la possédant, on la rend » 85. La grâce, ce lien de l’homme avec Dieu, est telle qu’elle n’appartient pas en propre à Dieu ou à l’homme. Elle n’est détenue par l’homme qu’en étant ce qu’elle est en vérité en Dieu, c’est-à-dire « don ».

79. J.-L. CHRÉTIEN, « Le bien donne ce qu’il n’a pas », p. 274. 80. S. KIERKEGAARD, Discours chrétiens, trad. fr. par. P. H. Tisseau, Neuchatel-Paris,

1952, p. 113s. 81. J.-L. CHRÉTIEN, art. cit., p. 274. Nous soulignons. 82. S. KIERKEGAARD, op. cit., p. 117. 83. Dans la dialectique, la tension Entäusserung / Er-Innerung est « toujours-déjà

résolue au bénéfice de celle-ci; car la sortie même du soi n’est jamais que le passage obligé d’un retour mieux assuré à soi […] aussi “étendu” soit-il, “jusqu’à la dualité” qui le traverse et le constitue en vérité, le “Je” spirituel ne s’y livre pas à un dessaisisse-ment sans retour, sans réserve, ni relève » (F. GUIBAL, « Le signe hégélien. Economie sacrificielle et relève dialectique », in Archives de philosophie, 60 (1997), p. 293-294).

84. D’après les travaux de Pierre Hadot, on peut constater que le processus post-plotinien n’est pas sans influence sur l’idéalisme allemand. Cf. P. HADOT, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 133.

85. AMBROISE DE MILAN, Expositio in Lucam I, VI, 25; trad. fr. de l’éd. Tissot (t. 1, p. 237) légèrement modifiée par J.-L. CHRÉTIEN, art. cit., p. 275.

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Comme les Pères qui l’ont précédé, Augustin emploie le terme « do-num » pour désigner l’Esprit Saint afin de laisser apparaître les rela-tions mutuelles à l’intérieur de la Trinité (ad se autem inuicem in Trini-tate). Dans un passage du livre V du De Trinitate 86, Augustin explique que, suivant Ac 8, 20, l’expression « donum dei » s’applique à l’Esprit Saint. La terminologie du don et de la donation permet à Augustin de développer les relations de l’« ineffable communion du Père et du Fils » 87. Dans cette communion, l’Esprit est appelé « don du donateur » (donum donatoris) et le Père est appelé « donateur du don » (donator doni) 88. Par là-même, la procession est distinguée de la génération. Dire de l’Esprit qu’il est le donum dei le distingue du Fils. Le Fils est généré comme l’Image parfaite du Père tandis que l’Esprit est la com-munion mutuelle du Père et du Fils. Littéralement, il est leur « commu-nion dans les deux sens » (utriusque communio) 89. Par là, Augustin exprime que l’Esprit procède à la fois du Père et du Fils, non selon deux principes, mais selon un seul Principe : « Si ce qui est donné a pour principe celui qui le donne, puisque celui-ci n’a point reçu d’ailleurs ce qui procède de lui, on admettra que le Père et le Fils sont le principe, non les deux principes, du Saint Esprit » 90.

Ces « tâtonnements théologiques » sur la procession de l’Esprit par le Père et par le Fils donneront lieu aux développements ultérieurs sur le Filioque 91. Sans nous engager dans ce débat, nous retiendrons essen-tiellement que le Fils est, avec le Père, le « principe » du Saint-Esprit, non en tant qu’il est la source du don, mais en tant qu’il se donne tota-lement en retour au Père. Par ce retour, le don issu du Père ne s’arrête pas au Fils, n’est pas accaparé par le Fils, mais revient en sens inverse pour réaliser la « communion dans les deux sens » qui n’est autre que l’Esprit lui-même. Cette circulation éternelle de l’amour 92 assure la stabilité de l’ipsum esse de Dieu dans le don, dans l’amour, c’est-à-dire dans la non-conservation pour soi. Dieu ne subsiste pas en tant que

86 « Cet Esprit Saint qui n’est pas la Trinité mais qu’on découvre dans la Trinité,

en raison du sens propre de l’expression “Esprit Saint”, a un nom relatif, puisqu’il se réfère et au Père et au Fils, puisque l’Esprit Saint est l’Esprit du Père et du Fils. Seu-lement la relation elle-même n’apparaît pas (ipsa relatio non apparet) dans ce nom, elle apparaît, en revanche, dans l’appellation de “don de Dieu” (Ac 8, 20) » (De Trin. V, 11, 12; BA 15, p. 452-453).

87. Ibid. 88. Ibid. 89. Ibid. 90. De Trin. V, 14, 15; BA 15, p. 460-461. 91. « En Occident, l’introduction du Filioque résulte plutôt de tâtonnements théo-

logiques, comme on le voit dans le De Trinitate de s. Augustin. L’évêque d'Hippone essaie de rendre compte de la procession du Saint-Esprit à partir de l’Écriture, ce qui l’amène à dire que l’Esprit procède du Père et du Fils, en commentant la version de la Vetus Latina dont il disposait. C’est là l’expression de sa recherche, et non un point de vue de dogmatique, comme on l’a dit ensuite. Augustin n’est, d’ailleurs, pas le premier à en venir là. Avant lui, S. Ambroise de Milan et S. Hilaire de Poitiers avaient introduit le Filioque pour répondre à l’arianisme et souligner l’égalité du Père et du Fils, leur égale divinité » (M.-A. VANNIER, « La clarification sur le Filioque », in RevSR 75/1 (2001), p. 105).

92. Sur la circumincessio en référence à Augustin, lire E. HENDRIKX, Introduction au De Trinitate, 1955, BA 15, p. 45-46.

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solitude et qu’unité individuelle. Il serait absurde qu’un don puisse subsister seul. Un don total et irrémédiable se vide de lui-même, s’anéantit lui-même. Or, Dieu subsiste comme amour, bonté, don. Il ne doit de subsister qu’au fait d’être relation. Paradoxalement, son abso-luité est d’être relatif. En effet, pour Augustin, la « personne du Père » ne désigne pas autre chose (aliud) que la « substance du Père » 93. Si l’on considère jusqu’au bout la portée de cette affirmation, il faut dire que la substance est relationnelle en elle-même, c’est-à-dire que la relation ne vient pas en surplus de la substance comme un lien. Les trois personnes divines ne sont pas autre chose (aliud) que l’amour parce qu’elles sont autres (alius) les unes des autres 94. Si elles étaient une seule substance sans altérité, elles ne pourraient subsister en tant que bonum, en tant que caritas.

Telle est la découverte la plus fondamentale de la théologie trini-taire d’Augustin. Dire que les Trois sont coéternels, c’est dépasser l’imagination qui nous fait concevoir une génération et une donation temporelles. Le Père est Père du Fils dont il est aimé éternellement dans le Saint Esprit. Le Don ne vient pas à la fermeture de la circula-tion de donation qui va du Père au Fils et ensuite à l’Esprit. Le Don est éternel au commencement (in Principio). Dieu subsiste en tant que Don.

Selon une seconde orientation, Augustin emploie le verset johan-nique « Dieu est amour » (1 Jn 4, 8. 16) en lien avec l’unité ecclésiale. Cette orientation plus économique de sa pneumatologie apparaît en 407, au moment où Augustin prêche les Homélies sur les lettres de saint Jean 95. En confrontant, au septième Tractatus, 1 Jn 4, 7 (« la dilection vient de Dieu ») et 1 Jn 4, 8 (« Dieu est dilection ») 96, Augustin se de-mande à quelle personne de la Trinité peut bien s’appliquer ce verset. Grâce au verset paulinien « la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5, 5) 97, le prédica-teur conclut que cette « dilection » qui vient de Dieu est l’Esprit

93. De Trin. VII, 6, 11; BA 15, p. 540-541. 94. Le Saint-Esprit « est autre que le Père et le Fils, car il n’est ni le Père ni le Fils.

Mais j’ai dit autre et non pas autre chose (sed “alius” dixi, non “aliud”), parce qu’il est lui aussi ce bien également simple, également immuable et coéternel » (De ciu. Dei XI, 10, 1; BA 35, p; 63-65). Cette distinction entre alius et aliud est reprise par Thomas d’Aquin. Cf. THOMAS D’AQUIN, Summa theologica Ia, q. 31, a. 2; trad. de J.-H. Nicolas, Cerf, 1984, p. 382.

95. Cette période correspond avec la fin de la lutte anti-donatiste (400-407) pen-dant laquelle Augustin a accumulé les sermons et les traités sur l’unité de l’Eglise. Cf. S. LANCEL, Saint Augustin, p. 409-414.

96. Alors qu’en 407, Augustin commente l’épître de saint Jean, « ces deux versets vont être pour lui le point de départ d’une compréhension nouvelle de la charité. Longtemps, il a considéré l’amour fraternel comme une activité morale qui préparait à l’amour de Dieu [De mor. eccl. I, 26, 50]. Il découvre maintenant la profondeur de la charité » (Sr MARIE-ANCILLA, La charité et l’unité, Paris, Mame, coll. « Ecole cathédrale », 1993, p. 16).

97. L’influence de Rm 5, 5 est capitale dans la pneumatologie d’Augustin. Cf. A.-M. LA BONNARDIÈRE, « Le verset paulinien Rom V, 5 dans l’œuvre de saint Augustin », Aug. Mag. II, 1954, p. 657-665.

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Saint 98. Le même enseignement est repris au huitième Tractatus à par-tir de 1 Jn 4, 13 : « il nous a donné de son Esprit » 99. Mais, c’est en 426, au livre XV du De Trinitate, que cette théologie est développée avec le plus de netteté 100.

À partir de ce passage où saint Jean distingue l’amour qui est à la fois Deus et ex Deo, (1 Jn 4, 13), Augustin conduit le lecteur vers la con-naissance que donne l’Esprit Saint : la demeure réciproque de nous en Dieu et de Dieu en nous 101. Le Saint-Esprit étant la communion subs-tantielle du Père et du Fils, leur don réciproque, il se donne tel qu’il est en lui-même. Il fait entrer ceux auxquels il se donne dans le don les uns aux autres. Avant tout autre présent, que ce soit la prophétie, la science,… (1 Co 13), l’Esprit Saint fait don du plus grand Bien : la dilec-tio ou la caritas (« les deux mots désignent une même chose ») 102. L’Esprit est vraiment appelé « Don de Dieu » (Donum Dei) parce que, par son don, la Trinité tout entière habite dans les hommes (per quam nos tota inhabitat Trinitas) 103. Augustin ne va toutefois jamais jusqu’à dire que l’homme devient Dieu comme le fait Plotin 104. En l’homme, l’amour reste à jamais « donné » sans qu’il ne soit substantiellement « Don » 105.

Conformément à la théologie johannique, Augustin expose toujours l’inhabitation trinitaire dans la communion interpersonnelle. En effet, saint Jean ne dit pas : Dieu demeure en moi et moi en Dieu, mais il dit : « Nous connaissons que nous demeurons en lui et que lui demeure en nous, en ce qu’il nous donne de son Esprit » (1 Jn 4, 13). De même, il ne dit pas : qu’il soit un comme je suis un, mais il dit : « qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17, 22) 106.

Ce rapprochement entre l’unité des hommes et l’unité divine est exprimée avec beaucoup d’audace dans le Sermo 71 prêché en 419 ou 420 : « À travers ce qui leur est commun, le Père et le Fils voulaient que nous soyons unis à eux et entre nous; et, au moyen de ce Don qui leur est commun, ils voulaient nous amener à l’unité, c’est-à-dire au moyen de l’Esprit, qui est en même temps Dieu et Don de Dieu » 107.

L’unité à laquelle le Père et le Fils convient les hommes est une unité interpersonnelle dans le Don. Telle est la finalité de toute la Création. Dieu crée pour que les hommes soient rendus participants

98. Cf. Tract. in ep. Io. 7, 6; SC 75, 322. 99. Cf. Tract. in ep. Io. 8, 12; SC 75, 366. 100. « Celui-ci [l’apôtre Jean], après ces paroles : “Mes bien-aimés, aimons-nous les

uns les autres, car l’amour vient de Dieu” (dilectio ex Deo est), ajoute tout aussitôt : “Tout homme qui aime est né de Dieu : celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu car Dieu est amour” (Deus dilectio est). Il est clair que c’est le même amour que d’une part l’Apôtre appelle Dieu, que d’autre part il dit venir de Dieu. L’amour est donc Dieu de Dieu (Deus ergo ex Deo est dilectio) » (De Trin. XV, 17, 31; BA 16, p. 508-509).

101. Ibid. 102. De Trin. XV, 18, 32; BA 16, p. 510-511. 103. Ibid., p. 512-513. 104. « On devient dieu » (Enn. VI, 9, 9, 59-61). 105. Cf. J. MOINGT, « L’amour en Dieu et en l’homme », note complémentaire 62,

BA 16, p. 654-656. 106. De Trin. IV, 9, 12; BA 16, p. 370-371. 107. Sermo 71, 12, 18; PL 38, 454.

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de son unité dans l’amour. S’il en est ainsi, la réalité ontologique est entièrement investie par la dimension trinitaire. Dans une quatrième et dernière partie, nous abordons la manière dont Augustin développe une logique de l’être en rapport avec la Trinité.

4. TRINITÉ ET ESSENTIA

Conformément à l’expérience qu’il décrit dans ses Confessions, Au-gustin expose le mystère de la Trinité « dans sa dynamique, qui n’est autre que l’amour trinitaire (Trin. XV, 2, 3) » 108. En effet, l’ensemble du De Trinitate se présente comme une recherche progressive 109 où l’intelligence continue à chercher même si ce qu’elle a trouvé est « in-compréhensible » 110. À travers cette recherche, l’intelligence s’ouvre à un nouveau mode de connaissance, autre que la compréhension, au fur et à mesure qu’elle accueille l’amour qui lui vient de Dieu. C’est dire combien l’objet de la recherche est indissociablement lié au mode de son approche. Si Dieu ne se laisse pas saisir par une compréhen-sion 111, c’est parce qu’il ne peut se découvrir que dans le don qu’il est lui-même 112.

L’homme est appelé à dépasser ce qu’il a de meilleur en lui, son in-telligence, pour s’ouvrir à ce Dieu « enveloppant tout mais sans être extérieur, partout présent mais non localement, éternel mais non hors du temps, auteur des choses changeantes sans changer lui-même, étranger à toute contrainte » 113. Qui conçoit Dieu de cette manière-là ne l’a pas encore trouvé parfaitement, mais au moins, il se dirige vers la vérité en éliminant des conceptions fausses de lui.

Le premier caractère fondamental qu’Augustin reconnaît à Dieu est son immutabilité 114. Tout ce qui change ne mérite pas vraiment le nom

108. M.-A. VANNIER, « Augustin d’Hippone », p. 106. 109. Selon la consigne de lecture d’Augustin lui-même, il faut lire le De Trinitate de

livre en livre pour suivre le « progrès de la recherche ». Cf. G. MADEC, « Inquisitione proficiente », in Gott und sein Bild. Augustins De Trinitate. Spiegel gegenwärtiger For-schen, Internationale Konferenz, Tübingen, 1998; article paru avec des coupures sous le titre « La méditation trinitaire d’Augustin », in Communio, 24/5-6 (1999), p. 79-102; parution du texte intégral sous le même titre in Lectures augustiniennes, Paris, Inst. d’Et. Aug., 2001, p. 197-219. Nous le citons ultérieurement selon la pagination de cette dernière parution.

110. De Trin. XV, 2, 2; BA 16, p. 422-423 111. « Oui, dans quel acte d’intelligence, l’homme saisit-il Dieu, lui qui ne saisit

même pas sa propre intelligence, avec laquelle il prétend saisir Dieu (Nam quo intellec-tu Deum capit homo, qui ipsum intellectum suum quo eum uult capere nondum capit)? » (De Trin. V, 1, 2; BA 15, p. 426-427).

112. « Quand cet Esprit, Dieu de Dieu, se donne à l’homme, il l’enflamme d’amour de Dieu et du prochain puisqu’il est Amour. L’homme ne peut aimer Dieu si ce n’est par Dieu » (De Trin. XV, 17, 31, cité par M.-A. VANNIER, « Augustin d’Hippone », p. 107).

113. Ibid. 114. « Aussi bien n’y a-t-il qu’une seule substance – ou essence – immuable (in-

conmutabilis substantia uel essentia), et c’est Dieu, à qui sied vraiment, au sens le plus fort et le plus exact, cet être même (ipsum esse) dont l’essence tire son nom. Ce qui change en effet ne conserve pas l’être (non seruat ipsum esse), et ce qui peut changer, alors même qu’il ne change pas, peut n’être plus ce qu’il a été. Par là, il n’y a que ce

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d’être. Ce qui est changeant, parce qu’il est « tantôt ceci, tantôt cela », manifeste par là qu’il ne conserve pas l’être. À l’inverse de ce qui change, Dieu est l’Ipsum esse ou l’Idipsum 115. La conservation de l’être liée à l’immutabilité fait partie de la définition fondamentale de l’essentia, terme par lequel Augustin traduit le mot grec . À première vue, cette définition de l’être semble assez conforme à la définition grecque. Mais, ce qui n’est absolument pas grec est le fait que l’être soit conservé simultanément par trois Personnes.

Pour Augustin, l’immutabilité est habitée par la relation (ad ali-quid) 117. Le fait que le Père soit relatif au Fils et le Fils relatif au Père (Pater ad Filium, et Filius ad Patrem) 118 ne vient pas détruire l’unité de l’essence divine mais vient la fonder au point qu’Augustin ose affirmer : « Dieu subsiste sous forme de relation (relative ergo subsistit) » 119. Pour faire percevoir cela, Augustin explique que l’essence n’est pas d’abord quelque chose, une matière, qui serait partagée par les Personnes. Mais, les Personnes sont l’essence. Cette vérité est affirmée par Augus-tin dans le livre VII du De Trinitate face à ceux qui pourraient penser que la Trinité est comme un seul bloc d’or d’où seraient tirées trois statues 120. L’essentia désigne ce que les Personnes divines sont en commun : « les trois Personnes sont une seule essence ». Augustin met en garde contre l’interprétation erronée qui consisterait à dire que « les trois Personnes viennent de la même essence ». Ceci reviendrait à dire que « autre chose est la Personne et autre chose l’essence ». Or, « Per-sonne » et « essence » ne sont pas « autre chose ». Pour accéder à cette vérité, il faut se défaire des imaginations qui représentent des corps (imaginibus corporum) sous formes de « masses et étendues, petites et grandes » 121. Se dévoile ainsi l’incorporéité de l’être, un deuxième ca-

qui ne change pas, mais surtout ne peut absolument pas changer, pour mériter sans réserve et à la lettre le nom d’être » (De Trin. V, 2, 3; BA 15, p. 428-429).

115. « Qu’est-ce que l’Idipsum? Ce qui est toujours de la même manière, ce qui n’est pas tantôt ceci, tantôt cela. Qu’est-ce donc que l’Idipsum, sinon ce qui est? Qu’est-ce qui est? Ce qui est éternel. Car ce qui est d’une manière et tantôt d’une autre n’est pas, puisque cela ne demeure pas : ce n’est pas tout à fait un non-être, mais ce n’est pas l’être absolument […] Voilà l’Idipsum : Je suis celui qui suis; Celui qui est m’a envoyé vers vous », (En. in Ps. 121, 5; PL 37, 1621s).

116. De Trin. V, 2, 3; BA 15, p. 428-429. 117. De Trin. V, 5, 6; BA 15, p. 432-435. Augustin doit certainement aux Pères

grecs, dont saint Basile de Césarée et saint Grégoire de Nazianze, l’utilisation du pré-dicament aristotélicien de relation (ad aliquid). Cf. I. CHEVALIER, Saint Augustin et la pensée grecque. Les relations trinitaires, Fribourg, 1940, p. 87-159.

118. Ibid. 119. De Trin. VII, 4, 9; BA 15, p. 536-537. 120. « Ce n’est donc pas en ce sens que nous appelons la Trinité trois personnes

ou substances, une essence ou un seul Dieu, comme si les trois subsistaient de la même matière, quand bien même cette matière, quoi que ce soit, serait partagée par les trois. Cette essence en effet ne comporte rien d’autre que la Trinité. Néanmoins nous disons : les trois personnes sont la même essence, ou : les trois personnes sont une seule essence; mais nous ne disons pas : les trois personnes viennent de la même essence – comme si ici autre chose était l’essence, autre chose la personne – comme nous pouvons parler des trois statues tirées de l’or, parce que là, autre chose être de l’or, autre chose être des statues » (De Trin. VII, 6, 11; BA 15, p. 546-547).

121. Ibid., p. 548-549.

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ractère essentiel avec l’immutabilité. Il reste à découvrir le troisième caractère de l’être, indissociable des deux autres, sa simplicité.

Nous pouvons relever ce caractère à partir de la notion de persona. Augustin ne se résout à parler de persona que parce qu’il faut bien nommer les « Trois » par un « terme spécifique ou générique » (speciale uel generale nomen) 122. À cette époque, il est entendu pour Augustin qu’il faut entendre le terme persona au sens absolu et non simplement relatif, comme l’affirment les Sabelliens. Au livre VII du De Trinitate, dans lequel il analyse la formule « unam essentiam, tres substantias » 123, Augustin n’aboutit pas à une véritable conclusion 124. L’ambiguïté entre absoluité et relativité pour l’usage du terme persona ne sera levée qu’au livre XV, rédigé plus tardivement (vers 426). C’est une comparai-son entre la personne humaine et la personne divine qui permettra à Augustin de percer plus avant le mystère de la simplicité divine : « La personne divine égale toute la réalité de Dieu, la personne humaine n’égale pas tout l’homme. De là, il résulte que “la Trinité des trois per-sonnes est bien plus indivisible que la trinité d’une seule personne” [De Trin. XV, 23, 43] » 125. Remarquons que, par l’expression « trinité d’une seule personne », Augustin fait référence à l’image de la Trinité dans l’homme intérieur telle que la memoria-intellegentia-uoluntas. Pour Augustin, la pluralité des personnes est bien réelle 126.

Un passage précieux du livre XI du De Ciuitate Dei, écrit en 417 pa-rallèlement à la rédaction du livres VIII à XIIa du De Trinitate 127, nous livre la maturité de la pensée augustinienne en ce qui concerne les relations trinitaires 128.

122. De Trin. VII, 4, 7; BA 15, p. 526-527. 123. Traduction latine de la formule grecque . Cf.

De Trin. VIII, 9, 10; BA 15, p. 446-447. 124. « La personne subsiste, mais ce n’est pas à dire que la relation subsiste; car

selon Augustin, ce serait une contradiction : c’est la substance qui subsiste. Or, il est absurde de confondre substance et relation [...] Evidemment, cette affirmation soulève un problème... Mais saint Augustin affirme assez dans ces chapitres qu’il n’en voit pas la solution : ce serait lui être infidèle que de considérer le problème comme résolu. Toutefois, il donne çà et là dans son œuvre des éléments de solution qu’on réunira au chapitre de synthèse » (I. CHEVALIER, op. cit., p. 50-51).

125. Ibid., p. 59. 126. « Les personnes doivent s’opposer réellement; mais cela n’est possible qu’à la

condition que persona ne soit pas un synonyme pur et simple de substantia » (Ibid.). Cette affirmation, développée par le De Ciu. Dei XI, 10 sera reprise de façon synthé-tique à la fin du De Trinitate (XV, 1). « Dans une profession de foi, opposée et supé-rieure à l’arianisme autant qu’au sabellianisme, Augustin décrit les personnes comme étant elles-mêmes en relation réciproque : “Credamus Patrem et Filium et Spritum Sanc-tum esse unum Deum, uniuersae creaturae conditorem atque rectorem (contre Arius) : nec Patrem esse Filium, nec Spiritum Sanctum uel Patrem esse uel Filium (contre Sabellius) : sed Trinitatem relatarum ad inuicem personarum et unitatem aequalis essentiae (au-dessus de l’antithèse des hérésies)” » (I. CHEVALIER, op. cit., p. 61).

127. « On sait d’une manière assurée qu’il écrivit cette année-là [417] le livre XIe du De ciu. Dei et très probablement une partie notable des trois livres suivants » (A.-M. LA BONNARDIERE, Recherches de chronologie augustinienne, Paris, Et. Aug., 1965, p. 70).

128. « Celui qu’engendre un être simple est comme lui simple, et il est cela même qu’est celui qui l’a engendré. Ces deux êtres, nous les nommons le Père et le Fils, et

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Il est primordial de dire que, par rapport à lui-même (ad se ipsum), « Dieu est ce qu’il a ». Cependant, le Père n’est pas le Fils, et le Fils n’est pas le Père. Étonnant, le « n’est pas lui-même » (nec ipse est) est en Dieu, quand on considère une Personne par rapport à l’autre (ad alte-rum), mais ce « n’est pas lui-même » disparaît lorsque l’on considère Dieu dans son unité (ad se ipsum). Autrement dit, il y a en Dieu une négation qui n’enlève rien à sa simplicité et à sa plénitude ontologique (ipsum esse). Cette négation n’est pas ontologique mais elle permet d’exprimer la distinction des Personnes. Cela veut dire que l’être de Dieu ne se prête pas à une compréhension monolithique. La métaphy-sique trinitaire désoriente la logique de la substance pour laquelle la conservation rime avec la possession de soi. Le terme « avoir » (habere) n’est pas employé pour l’essence (essentia) car Augustin ne dit jamais que Dieu « a » une essence mais que les trois « sont » une essence. Par contre, le verbe « avoir » est employé pour désigner la relation d’une personne par rapport à l’autre par opposition au verbe « être » : « le Père a (habet) un Fils ». En Dieu, une Personne détient l’autre Personne selon un mode particulier qui déroute l’intelligence compréhensive. L’essentia est telle qu’elle pose l’altérité au sein de l’identité et l’identité au sein de l’altérité.

CONCLUSION

Il est indéniable que les « Platoniciens » dont parle Augustin ont re-connu une action triadique de Dieu par rapport à l’univers et, corréla-tivement, une certaine image trinitaire de Dieu dans l’homme. Augus-tin n’hésite pas à affirmer que Platon a reconnu en Dieu le Principe de l’être, de l’intelligence et de la vie (Causa subsistendi et Ratio intellegendi et Ordo uiuendi) 129. Par la suite, ceux qui ont bien intégré l’enseignement de Platon ont été jusqu’à considérer que, en lui-même, Dieu se déployait selon un processus triadique, que ce soit au niveau du Noûs comme Plotin, ou des trois hypostases comme Porphyre. Ce-pendant, la connaissance de ce développement triadique ne sous paraît pas suffisante pour affirmer que ces « Platoniciens » ont eu une véri-table connaissance du mystère trinitaire. Pourquoi?

l’un et l’autre avec leur Esprit, c’est l’unique Dieu [...] Et cette Trinité est un seul Dieu, et elle ne cesse d’être simple parce qu’elle est Trinité. Nous ne disons pas, en effet, que cette nature du bien (bonum) est simple, parce qu’en elle le Père est seul, le Fils est seul, le Saint-Esprit est seul; ou encore parce que la Trinité est seulement un nom sans aucune subsistance des Personnes (subsistantia personarum), comme l’on pensé les hérétiques sabelliens. Elle est appelée simple parce qu’elle est ce qu’elle a (simplex dicitur, quoniam quod habet hoc est), étant sauf que chaque personne est dite personne relativement à une des deux autres (relative quaeque persona ad alteram dicitur). Car, certes, le Père a un Fils et pourtant n’est pas le Fils; le Fils a un Père et pourtant n’est pas le Père (habet...nec ipse est). Ainsi donc, considéré en lui-même et non par rapport à un autre (in quo ergo ad semet ipsum dicitur, non ad alterum), Dieu est ce qu’il a (hoc est quod habet), comme il est dit vivant par rapport à soi (ad se ipsum) parce qu’il a évi-demment la vie, et cette vie, il l'est lui-même (ipse est) » (De ciu. Dei XI, 10, 1, BA 35, p. 63-65).

129. De ciu. Dei VIII, 4; BA 34, p. 244-245. Cf. G. MADEC, Le Dieu d’Augustin, p. 106.

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De Platon, ses successeurs ont également assimilé une notion de l’être que lui-même avait héritée de Parménide. Depuis son commen-cement parménidien, la pensée de l’être est dominée par deux carac-tères ontologiques indissociables : la continuité dans l’unité et l’immutabilité. Chez Parménide, l’être se présente comme « Un, d’un seul tenant » (,) 130. L’être est « tout entier identique », c’est-à-dire que « l’être est contigu à l’être » 131. Cette « continuité » 132 assure l’immutabilité et le maintien ferme de l’être : « Restant le même et dans le même état, il est là en lui-même, et demeure ainsi immuable-ment fixé au même endroit » 133. Selon cette conception, l’être ne peut être bonum ou don. L’être s’oppose au don car il est avant tout quelque chose qui se maintient en lui-même, autrement dit quelque chose qui se conserve. Le “parricide”, tout en permettant de considérer la multiplici-té des étants, n’a pas fondamentalement remis en cause ce lien entre la continuité et l’immutabilité de l’être. Les difficultés rencontrées par la science dialectique en témoignent. La solution platonicienne, qui con-siste à dire que l’être est à la fois participé par toutes les choses qui sont (même) et maintenu séparé d’elle par le non-être (autre) 134, entre-tient une notion de l’être qui doit se préserver de toute altérité pour subsister immuablement (repos), sans changement (mouvement).

Or, force est de constater qu’Augustin adopte une position radica-lement différente. Tout en employant à son tour le vocabulaire des « grands genres », il en réorganise complètement la grammaire. L’être même (ipsum esse) se dit parce qu’il est fondamentalement Parole (Verbum idipsum est) 135. Dieu n’est pas seul en son être. Comme le ré-pète constamment Augustin en citant le premier verset du Prologue : « In Principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Ver-bum » 136. Or, la parole inscrit l’altérité au cœur de l’être. Par là, Augus-tin inclut dans la notion du Premier Principe une réalité qui en est exclue chez les Grecs. Pour Augustin, en effet, conformément à l’Écriture, Dieu est Père, Fils et Esprit Saint. C’est donc à la Trinité que revient la nomination Ipsum esse 137. Bien que les « trois » soient l’être même, le Père est autre que le Fils, et le Saint Esprit est autre que le

130. « Il n’est point, non plus, divisible, puisqu’il est tout entier homogène, car il n’y

a point, ici, un plus qui romprait sa continuité (). Ni, là, un moins : mais tout est plein d’être. Ainsi tout est continu ( ) : être se presse contre être » (PARMÉNIDE, Fragm. VIII, 6; trad. par J. BEAUFRET, Le poème de Parménide, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1955, p. 83).

131. Ibid., VIII, 22-25. 132. Auguste DIÈS traduit par « Un, continu » in PLATON, Œuvres com-

plètes, t. VIII (1ière part.), Parménide, Paris, PUF, 1957, notice, p. 13. 133. PARMÉNIDE, Fragm. VIII, 29-30, trad. par J. BEAUFRET, op. cit., p. 85. 134. Cf. PLATON, Sophiste, 259 a-b. 135. Tract. in Io eu. 2, 2, 2; BA 71, p. 172-173. 136. Le Corpus Augustinianum Gissense (CAG) sur CD-ROM comptabilise 261 oc-

currences de Jn 1, 1 en dehors des nombreuses allusions et citations partielles de ce verset.

137. « Mais le Père est, lui aussi, et le Saint-Esprit est : c’est jusqu’à l’être même que s’étend toute la Trinité (ad ipsum esse pertinet tota trinitas) » (Tract. in Io eu. 40, 3; BA 73A, p. 300-301). Cf. aussi De mor. eccl. cath. 14, 24; BA 1, p. 172.

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Père et le Fils 138. L’essence n’est pas une dans une mêmeté d’où toute altérité serait absente mais est une dans les relations des Personnes. « Pour Dieu, en effet, être et être personne, c’est absolument iden-tique » 139.

De la sorte, la notion de « continuité » parménidienne n’éclate pas seulement au niveau du multiple, comme c’est le cas chez Platon, mais aussi au niveau de l’Un. En conséquence, Augustin pose les linéaments de ce qu’il nous faut bien appeler une métaphysique trinitaire. Cette métaphysique, étrangère à celle du néo-platonisme, ne tombe pas aussi facilement que Heidegger le voudrait sous le coup de la critique de l’« onto-théologie » 140. En effet, chez Augustin, il n’existe pas la même « scission » () entre l’être et l’apparence que chez les « Plato-niciens » 141. Si l’être ne reste pas en retrait de son don, mais se donne lui-même dans sa création, il va sans dire que cette cassure vole en éclat. Par contre, la critique heideggérienne pourrait peut-être se re-tourner contre lui. À partir d’Augustin, ne pourrait-on pas lui rétorquer la question suivante : comment expliquer le retrait du Es gibt par rap-port à son don qui est l’être? L’Ereignis ne se situerait-il pas dans une logique analogue à l’Hénosis? 142 Indépendamment de cette question qui mériterait une investigation fouillée, il nous semble déjà possible de constater un point important. En rapprochant la pensée d’Augustin du néo-platonisme 143, Heidegger n’a pas perçu à quel point l’auteur latin s’était écarté du présupposé grec selon lequel l’ est « le se-posséder (sich-haben) dans lequel le stable se tient » 144.

La levée de ce présupposé pourrait nous orienter vers une méta-physique qui, grâce à l’apport de la phénoménologie, prend résolument une autre voie que la « métaphysique de l’Exode » 145. Que l’anéantissement d’un homme puisse être perçu comme « Je suis », c’est-à-dire permanence stable de l’être, voilà qui est le questionne-ment de départ, le scandale et la folie qu’il faut scruter. La sagesse de

138. Cf. De ciu. Dei XI, 10, 1; BA 35, p. 63-65. 139. « Non enim aliud est Deo esse, aliud personam esse, sed omnino idem » (De Trin.

VII, 6, 11; BA 15, p. 540-541). Cf. I. CHEVALIER, op. cit., p. 45. 140. Cf. M. HEIDEGGER, Identität und Differenz (1957); trad. fr. par A. Préau, « Iden-

tité et Différence », in Questions I, Gallimard, p. 293. 141. M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik (1935), Niemeyer, 1952; trad. fr.

par G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967, p. 114. « C’est dans cet intervalle que s’installera plus tard la doctrine du christianisme, qui en même temps, selon un changement de perspective, interprétera l’inférieur comme le créé, et le supérieur comme le Créateur » (Ibid.).

142. Cf. H. PASQUA, « “Henôsis” et “Ereignis”. Contribution à une interprétation plotinienne de l’Être heideggérien », in Revue Philosophique de Louvain, 100/4 (2002), p. 681-697. Cf. aussi, H. PASQUA, « Misère de l’Un sans l’être », Revue des Sciences philo-sophiques et théologiques, 77 (1993), p. 53-65.

143. Cf. la présentation par O. PÖGELLER du cours de M. HEIDEGGER, Augustinus und der Neuplatonismus, in O. PÖGELLER, Der Denkweg Martin Heideggers, Pfüllingen, Gunther, 1963; trad. fr. par M. Simon, La pensée de Martin Heidegger. Un cheminement vers l’être, Paris, Aubier, 1967, p. 50-59.

144. M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik; trad. fr., p. 70. 145. Cf. E. GILSON, L’esprit de la philosophie médiévale (1932), Paris, Vrin, 2e éd.,

1944, p. 50.

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Dieu s’oppose à la sagesse du monde. Mais, vu qu’elle est une sagesse, elle propose un discours qui a sa propre logique : la logique de la Croix. Le croyant ne doit donc pas craindre de mettre en présence le des philosophes et le de la Croix. Au contraire, il a le de-voir de les confronter de manière à faire apparaître l’opposition de leur logique. Nous serons alors en mesure d’apprécier jusqu’à quel point il faut accueillir l’affirmation d’Heidegger : « un monde sépare tout cela d’Héraclite » 146.

Université de Metz 2, avenue Jean XXIII

57000 Metz

146. M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik; trad. fr., p. 142.

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RÉSUMÉ DE L’ARTICLE. — Platon et Augustin : mêmes mots, autre sens. Par Yves MEESSEN.

Si Augustin reprend à Platon le vocabulaire des « grands genres », force est de constater qu’il en réorganise complètement la grammaire. Cette réorganisation est due à l’influence prépondérante de l’Écriture et, principalement, de la révélation du mystère trinitaire. De ce fait, la métaphysique mise en place par Augustin s’éloigne considérablement de la pensée néo-platonicienne. Que le Verbe soit Deus apud Deum remet en question l’ordre hiérar-chique des hypostases tel que Plotin le conçoit. Plus qu’une préexistence qui doit se dé-ployer dans le multiple, à la manière de Porphyre, cette présence du Verbe dans le premier Principe reçoit toute sa dignité à travers l’Incarnation. La Parole est vraiment constitutive de l’Un, au point qu’il ne se retire pas dans la solitude mais entre en communication avec ce qui vient après lui, c’est-à-dire avec l’homme qu’il veut associer à son éternité.

SUMMARY OF THE ARTICLE. — Plato and Augustine : The same words, another mean-ing. By Yves MEESSEN.

If Augustine borrows from Plato the vocabulary of the « great genres », it must be noted that he completely reorganizes its grammar. This reorganization is due to the preponderant influence of scripture and, principally, to the revelation of the Trintarian mystery. As a result, the metaphysic put in place by Augustine diverges considerably from neo-Platonic thought. That the Word is Deus apud Deum calls into question the hierarchical order of hypostases as conceived by Plotinus. More than a pre-existance that must unfold in the many, in the manner of Porphyry, this presence of the Word in the first principle receives all its dignity through the Incarnation. The Word is truly constitutive of the one, to the extent that it does not withdraw into solitude but enters into communication with what comes after him, that is to say the human person whom he wishes to associate with his eternity.

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