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Production : Michel Adam, Guide-servicesÉdition et infographie : Pier Blais

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plaidoyer(s) pour un pays

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en souvenir des tuésexilés disparusvictimes de perversitéimmunité de frèresl’ignoble faux-semblantd’étranges amis étrangers

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« les nains sapent sans bruit le travail des géants »

Les Châtiments (1853) - Victor Hugo

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Réflexion sur la situation de la littérature d’Haïti

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La nation est muselée. Par la violence inopérante qui oriente son chemin. Par la quête sans fin d’une identité à établir.

Ces deux enclaves, génératrices d’efforts, peuvent aussi briser des élans à tout jamais. Je crois que c’est les pôles de la littérature haïtienne, de nos jours.

Pour un rappel, les courants majeurs, traditionnels, de marque, de cette littérature ont été, hors le Bovarysme dont tous rient, la Défense et l’Illustration de la race et du pays, l’Indigénisme. Plus loin, nous aurons une littérature de mœurs politiques et sociales. Enfin, le Roman de la Terre et le Livre de la Révolution.

On trouvera aujourd’hui encore des séquelles d’une tendance ou d’une autre chez certains auteurs. Le mixage de ces ingrédients a d’ailleurs fait la fortune d’autres écrivains, en d’autres temps. Mais deux mouvements précis, distincts, se dégagent. L’expression écrite aujourd’hui renforce avant tout le point du changement par l’inter-rogation, l’analyse, la proposition. Et loin de ce thème neuf, distinct, le monde existentiel.

La production contemporaine reste cependant limitée et offre peu de vraies carrières. Les mêmes noms reviennent. Au moment où en France les postes s’ouvrent aux Depestre, Jean-Claude Charles, Metellus ou Dorsainvil, au pays même la stèle d’une génération ne semble dressée que pour Franck Étienne.

Il serait superflu de dire qu’il y a un seul écrivain extraordinaire : dans le sens du cheminement. Un homme qui a pris la voie tardive vers l’écriture, celle personnelle de l’édition, a maintenu, Dieu sait comment, un flux relatif de publications. Et pourtant, Anthony Phelps (puisqu’il s’agit de lui) en mariant sa révolte de façon heureuse avec le timbre chaleureux de sa voix, en associant les techniques audiovi-suelles positivement au livre pour un marché d’exil ou d’intérieur où on ne lit pas vraiment, sans compter son courage premier de flétrir la bêtise et le joug imposés par le règne macoutesque ; son amour sincère pour le pays natal ; eh bien ! Phelps demeure à mon avis, hors Franck Étienne, le seul écrivain contemporain à avoir bénéficié d’un tant soit peu de reconnaissance de la part de ses compatriotes.

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On l’a adoré : au point même d’oublier qu’il était avant tout poète...J’ai parlé de cas. Et pourquoi pas d’écoles. Où l’on pourrait trou-

ver non pas des traces, mais des œuvres profondes, immenses, lais-sées par les Castera, Laforest, Ollivier, Gérard Étienne, Legagneur. Etc.

La réponse est simple : la fécondité littéraire est contraignante. Contraintes à tous les niveaux. Besoin de temps, de confort, d’iso-lement. D’un climax, d’un momentum, personnels, pour pouvoir écrire. En exil, il y a observation du « service alimentaire », en Haïti celle du « silence ».

L’écrivain peut les surmonter toutes. Dans un esprit de sacrifice, il crée. Son texte doit maintenant lutter pour franchir les barrières de l’édition. « Qui lira cet Antillais ? » dit-on en France. « On ne vend plus de livres », entend-on au Québec. « Je ne veux pas avoir d’en-nuis », est d’Haïti. On peut avoir une maison indépendante, libre de ces aléas. À Montréal ou New-York. Elle sera toujours en butte aux difficultés d’argent. Sans compter la coterie, le coup de couteau dans le dos ou de « langue » dans la face, le « qui est qui », « l’ami-lisme ». Toutes choses que vous savez grands dieux ! puisque vous êtes d’Haïti.

Dans ce contexte, il paraîtrait normal de plaider l’Absence. Signer l’acte de décès de notre littérature. Et pourtant, paradoxe, c’est le temps - celui des derniers vingt ans- où le Haïtien, inquiet, indivi-duellement a voulu rejoindre le rang de ses prédécesseurs nationaux ou les écrivains consacrés d’ailleurs. Jamais on n’a assisté à une telle floraison de petits livres épars, divers, sympathiques comme sans lendemain. Tous les thèmes y sont traités depuis l’ésotérisme jusqu’à l’acte sexuel. Un univers de petits auteurs aussi. Anonymes, perdus. Oubliés avant d’être retenus. Revenant à la table de travail plus vite pour préparer un cours, tracer le contour d’une propriété, que pour un second livre.

La littérature, reflet des circonstances d’un pays, en est aussi le dépassement. Et ce n’est pas un hasard si chez nous elle a été mise hors-la-loi si brusquement et sans élégance : elle est crainte. L’œuvre théâtrale d’un Franck Étienne ou « Mon pays que voici » de Phelps ont gagné plus de cœurs à la résistance que tout le bavardage dont

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nous sommes capables. À ce propos, François Duvalier qui a déca-pité le pays d’une des plus belles promesses littéraire de tout temps

(Salut à J.S. Alexis) à cause de son militantisme, n’a pas hésité à émettre un timbre à la gloire littéraire de Jacques Roumain, même si les deux étaient de tendance communiste. On baigne en pleine aberration et machiavélisme de système !

Parler d’Haïti revient en somme à parler au futur (: personne ne me fera croire que le pays existe !). Il en va de même de la création artistique en général, de l’œuvre littéraire en particulier.

Le peuple est opprimé. Il a choisi, lui analphabète, depuis belle lurette, sa résistance. Par le silence. Le mot. Les refrains, couplets, blagues, calembours, masques, contes, témoignent. Sa voie royale reste cependant la peinture. Antonin et les camarades de « Démo-cratie Nouvelle », selon moi, ne passeront plus jamais aussi loin d’une compréhension juste, historique, sociopolitique d’un phéno-mène. Car la peinture haïtienne est une bombe. À double file, certes. Comme n’importe quelle arme à manipuler. La victime peut réelle-ment être celle qui amorce. Mais en général, on craint un porteur de bombes !

Tout respect accordé au débat créole ou français (avec un chapeau bien bas à sa démagogie) la création littéraire reste une action élitiste. Donc qui concerne avant tout, à l’heure actuelle, un homme éduqué, formé littérairement dans la langue française. On peut transgresser. À juste titre. Mais jamais une hirondelle ne fera un printemps...

Le printemps merveilleux d’Haïti, en littérature, est déjà annoncé comme aussi amorcé. Il a parfois bourgeonné plus haut que d’autres points, du reste. Mais à l’instar de ce reste, cette littérature germi-nera, trouvera sa pleine maturité que le jour où la société haïtienne, mûre elle aussi, appellera l’homme écrivain, dans sa quête, à venir lui parler. Quand en français, anglais, chinois notre langue haïtienne, elle ira remplir les auditoriums, salles de conférence, forums, comme elle a l’habitude jusqu’à date de le faire pour les soirées de bal.

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TROIS LIVRES OUBLIÉS :À propos de

BONJOUR NEW-YORKde Pierre Carrié

Centré autour de l’exode et l’exil haïtiens à New-York avec des clins d’œil vers Montréal, le roman de Pierre Carrié en est plutôt

un d’amour : amour manqué ou impossible comme dans le tragique classique.

À l’encontre d’une narration linéaire, le drame s’ouvre sur son dénouement : la mort de la protagoniste Mildred Jones, belle noire Américaine. Le récit consiste alors à offrir la réponse au pourquoi (émotionnel) de l’acte de suicide.

Roger Audrouin est Haïtien. A appartenu à un groupe politique qui, de la clandestinité, s’en prenait au gouvernement T.T.M. Trahis, ils assurèrent leur défense à coups de feu. Lui réussira bien à prendre la fuite se réfugiant dans une ambassade pour gagner le Mexique. Et de là, les États-Unis.

Il y vit, discrètement toujours, face aux pièges des services d’im-migration. La solution idéale serait naturellement un mariage d’af-faires. Il a pour cela le consentement de Solange, sa fiancée restée au pays et qui attend un bébé. Lui divorcé, elle le rejoindrait plus facile-ment à Montréal pour un vrai mariage : celui des sentiments... avant de se rendre à New-York, où dit-elle dans une lettre : « débarquant à l’aéroport Kennedy, respirant un air de liberté, je pourrai m’écrier : Bonjour New-York. »

Bien sûr, le titre du recueil. Le narrateur (l’auteur lui-même ?) est un précieux intermédiaire. Ami de Roger, non seulement il pour-voira à sa mise en présence (accidentelle ?) de Mildred mais aussi il sera œil de caméra, devant quoi défilent les événements de la vie new-yorkaise, version la communauté.

S’inscrivant dans le texte au niveau d’un je, il nous décrit aussi bien un match de soccer que les mondanités du « Library » café-bar français de Broadway, au « Bon Voisin » ou le « Rendez-Vous », restaurants haïtiens de Brooklyn quand ce n’est le « Boulevard »

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club de nuit de Queens. La voix porte un double. Lubin le coiffeur. Épicentre réel, à

Manhattan, des drames du pays. Dans son salon, tout se raconte : remémoration de l’épisode de rapt du fils du président : analyse des raisons socio-économiques des départs... etc.

Le narrateur s’accomplit de plus par une seconde fonction. Celle de journaliste au Miroir Antillais, position privilégiée s’il en faut. Ainsi, la mort de François Duvalier est signifiée dans l’éditorial Le dernier Acte... « entre les mains d’un homme qui, partout ailleurs que chez nous, eût peut-être fini sa vie dans un centre psychiatrique, quatorze années de la vie d’un peuple ont été détruites... imposé son fils... cadeau le plus tragique de l’histoire politique contemporaine. »

Sur la nostalgie, dans l’article Visa visiteur : « ... qui de nous, songeait-il, certain soir, n’a failli sangloter parce que le vent glacé qui frappait sur les vitres, par une étrange ironie, sonnait comme la brise de mer sur le boulevard de l’Exposition. »

Mildred est américaine mais femme, singularité seulement légale dans une mégalopole. Elle confie : « et leur solitude ! ... une femme a toujours besoin d’aimer et d’être aimée... » Est-ce là la clé réelle, inverse de sa générosité nominale, de l’offre de mariage à Roger : volontaire, gratuit, à terme.

Ils se marient. Mais le cœur... Divorce prononcé, Roger s’unit en l’Oratoire à Montréal. Mildred disparaît de sa vie mais ne se sent déjà plus pareille. Fatiguée, elle cherchera, pour oublier, le repos profond. Celui que confèrent les flacons de barbiturique. Sans respect de posologie.

L’intrigue ainsi se résume. Elle est alibi à une explication psycho-logique, intuitive, du déracinement. Lequel est habité par des besoins contraires, réalités divergentes comme des dérives sans consistance.

Magnifiquement tenu, alerte, le livre où transperce la culture d’un ex-professeur de français haïtien est dédié par l’auteur à ses compatriotes vivant sur la terre étrangère. Il porte en exergue le mot d’Albert Camus :

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« Il y a plusieurs façons de désespérer. Le plus commode consiste à trahir ses frères et à consentir à leur esclavage. »

M.A. in Revue Étincelles, août-septembre 1983, page 24.* Bonjour New-York, roman de Pierre Carrié, presses Benjamin Hudon, Ville

Saint-Laurent, 1970, 156 pages.

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BAMBOOLA BAMBOCHEde Jean-Claude Charles

Deux mots pour un titre qui ne pour-raient mieux tenir comme indicatif

d’Antilles. Pourtant. Installé en plein cœur de Paris, l’auteur l’avouant peu ou prou à la fin du roman, s’est livré à un simple jeu de possibles. Comme dans les systèmes et le réel.

Ce livre, ce cinquième consacre désormais J-C. Charles comme un des plus prolifiques, en tout cas le plus moderne, des écrivains originaires d’Haïti. De l’extérieur. Avant-garde ! Mais pas seulement au niveau du style comme il vous est permis d’emblée de penser. Le thème renforce en lui-même un genre : le thriller, ce mélange de canulars bienheureux allant jusqu’à la réflexion la plus cohérente sur l’existence en passant par une livrée de désirs et fantasmes. Là surtout joue l’origine ! Même si l’action ne se déroule en Caraïbe qu’en tant que projet.

Histoire classique du rédac envoyé par sa boîte enquêter sur un sujet, l’assassinat d’un écrivain en Haïti. À partir d’une île voisine où se prépare en même temps un complot armé pour renverser notre dictature. On peut repérer différentes situations du passé présent que l’auteur, avec grâce, pourfend. Aucune pitié pour les apprentis sorciers de la politicaillerie ! Sur un mode fellinien, il évacue en monceaux maints militants militaires à la noix ! à la manque ! en Sansaricq ! à la gomme ! Momo le Poète, Ti-Kokob-quibave- et-tire-la-langue, Koko – la Négritude, Didier Bonne Mesure, Jeannot le Bègue, Ti Gaçon la Déroute, Joseph San Pelligrino et les autres.

On pourra toujours reprocher à l’écrivain son parti-pris anti gauche même s’il ressemble plutôt à un d’anti dogme : car au fond dites-moi, ce pays d’Haïti, quel espoir lui reste sinon d’une gauche ! ? Mais

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n’est-ce point hier aussi (comme aujourd’hui encore) que certains tenants de la tendance ou d’autres, alliés académiques, mandataires de l’exil, apostrophaient les habitants de pays libre que nous sommes avec l’arrogance coutumière au royaume de monsieur D ! ?

Tout ceci pour dire que J-C Charles ne relève que d’un humanisme personnel, et d’une poétique intérieure, de tendresse et compassion. Un nouvel humanitarisme en somme ? Oui ! mais qui, du haut de sa verve et des foules périphériques qui l’exigent, obligera d’ici encore cinq livres le Tout-Paris à lui créer la petite place due. Celle d’un être cosmopolite angoissé par les avatars d’Humain. Désireux malgré tout de vivre intensément sa mienne solitude. En prenant ce qui est convenu. De doute ! d’existentiel !

C’était annoncé, il y a tantôt deux ans, sous la plume de D. Lafer-rière « Attention ! Derrière l’homme se cache un écrivain ! »

Un grand.

M.A., in Étincelles, janvier-février 1985, page 13Jean-Claude Charles, Bamboola Bamboche, Éditions Barrault, France, 1984,

204 pages.

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LA LARGA Y DESCONOCIDA LUCHA DEL PUEBLO DE HAITIPar Arnold Antonin

Cette longue lutte méconnue du peuple d’Haï-ti se traduit dans la situation du livre même,

puisqu’à ma connaissance il n’existe qu’en espa-gnol alors que l’auteur est de notre pays. A. Anto-nin, économiste, professeur à Caracas, connu surtout pour ses films militants, a publié ce bouquin dès 1979. Peu volumineux, il se révèle cependant un outil classique pour le diagnos-tic clinique de la nation. Partagé en chapitres traitant chacun d’un grand thème : l’histoire, les classes sociales, l’économie, la politique, un bilan de la répression actuelle, les Arts naïfs et le Vaudou comme les théories culturelles de la société.

Un mérite inestimable : dans sa profonde lucidité pour analyser, la clarté d’exposition, l’auteur a su conserver un trésor de simplicité. Un ouvrage capital, appelant à grands cris une parution française !

M.A., in Étincelles, janvier-février 1985, page 13.Arnold Antonin, La larga y desconocida lucha del pueblo de Haiti, Editorial

Ateneo, Caracas, 1979, 127 pages.

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MARGE par Roland Morisseau

« Rivière au cœur jamais détruit dans ce monde fou de prison garde-nous violent et ami des abeilles de l’horizon ... »

(rené char)

pour Lje suis cette aire que tu respireschemin mangeur d’automneinfiniment de fruits à la voléechair bue prescritela tienne inlassablement tresséeivoire essaimé dans la sève du couchantla trace et le passantl’équinoxe te cultive jusqu’à la traverséeton remuement intact module la bouéele long de cette naine avenuele long de ce signe à ton couélogieux comme un prédateurle parvis et la brècheverbe fou mordu à mortbraise inédite chant multiplegeste accoudée à ta langueque tu voues de terre fraichequi te voit tes hanches sa fenêtre s’ouvreajourées d’arbres je dévore dans la combe juteuseétoile d’enfant pleine de pluie

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l’insigne et la sentesaison intarissable mue aux confins de cecidisoù vas-tu ce matin Madame parmi les roseraiestu ris au feu de la feuilleà la mort incessante de la lampechair exsudée de la machine clabodeusetu découvres forêt au fond du doigtdédale en nous dans l’invite foudroyantede l’incantation au voyage poudreuxde l’enfance du récitenclose dans le miracle du plasmala terreur inutile de la moissonnous habiteévite fleuve délié de son litremâchons notre genèse terreuseles fleuves délirentdélivrés de la précellence de l’eaucet arpent de la pageinstille chose en toi alertebrasse ta crinière d’oiseaux muets 0 ventménage méditatif sous la couvéefresques chues de la main intactesl’œil rituel du désir sème à tempssa marée de phrasessur la grève creuse des vaisseaux

Extrait de Marge, poésie 1982

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LA BALADE DU PÉLICAN

... et les ailes de l’Oiseau muèrent en celles d’espoir pour s’envo-ler sur les ailes d’un avion. L’acte suprême d’amour devient l’aban-don. La voix à aimer, la main à saisir, cherchent en vain quelqu’ef-fusion chez le porteur moderne de missives : colombe aux nouvelles dépassées lorsqu’elles vous arrivent.

Affolés par la faim et autres maux de leur habitat naturel, pous-sés d’instinct à chercher protection sur des étendues de nature distincte mais qu’on sait peuplées d’individus d’espèce semblable : les oiseaux migrateurs en vol orienté un jour s’élèvent au-dessus des continents, croisent les cieux et se dirigent vers les espaces à grains abondants et germination facile.

Laissant après eux tourtereaux, colibris, pareils oiselets, ils s’en vont vers les plages à dense concentration de moineaux et loriquets qui, sans le chant, un plumage différent, quelque changement dans la forme du bec ou la cadence... voyez les oiseaux du ciel ! ...

Affamés du nil et de la mésopotamie fertile, poursuivis aux havres du bonheur des valparaiso envahis, marginalisés sur les bords miraculeux de la rivière en janvier, clandestins ou brutalisés à port-de-paix port-au-prince ports aux crimes, orphelins délaissés, fuyards d’asie incompris

reclus d’inde du pakistan, réfugiés de vorsteryland, hommes du sahel, boucs émissaires d’ouganda, fils préconçus d’une palestine en gestation, juifs pauvres pour qui la terre promise reste à demain

nous gonflons les soutes cargos, jumbo-jet négriers d’ère spatiale, déversés aux champs élargis du capital moderne. Aux jours de crise, absorption, compression, sans compter les déchirements d’ailes qui nous sont faits par les outils frankeinstein ou machines dévoreuses de membres comme le patron qui s’enrichit de nos sangs...

Lorsque le pélican lassé d’un long voyage... cri à jamais rompu, élans perdus (il aura appris que ses terres chaudes des bords d’océan, ses bruyants séjours entre mer et étang demeurent le relief où sa

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nature est acceptée et sa morphologie couronnée)il est des terres où la niche écologique devient âpre dispute, la

serre de l’aigle fraie en l’innocence des pinsons la droite ligne (ligne du droit des jugements de salomon)

le bec des rapaces sur nous s’ouvre malgré le confinement, ou à cause, dans les pigeonniers - hlm harlems rénovés chinatowns quartiers grecs bidonvilles villes-bidon arabes cités portugaises ghettos nègres

Alors les illusions défrichées (on nous aura montré la part d’être citoyens à demi, au tiers, parfois ils disent au quart) si nos blessures ne sont plaies sans retour ou nos comportements altérés à jamais,

la nouvelle traversée des mers ...

pour découvrir que les oiselets laissés au pays ont grandi plus vite qu’entendu et modifié leur chant admiré en cris stridents de condor agité qui s’élève plus haut que les flèches des chasseurs amusés en l’étoffement de l’immense forêt, l’éclatement aveugle de la flore.

(TARD)

même tard nous accompagnerons les enfants dans les nouveaux refrains qui clament, enseignement aux vieillards :

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en rien l’aryen le wasp ou wallacene le gagnent aux latins noirs dravidiens moricaudsjaunes bouddhistes musulmans et autres fils de neuve destinée,nous promettons sur l’ombre du passéd’effacer, vague sur la plage,les jours maudits où de terribles ténèbres, cyniques entraveseurent empêché l’accès à l’humaine clartésplendeur par la sueur

le couragenotre amour du travail

MÉRITÉE !

M.A., in revue Mapou, Été 1978, vol. 1, No. 4, page 40

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Images et objets du Vaudou haïtien

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Galerie d’écrivains haïtiens

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JACQUES STEPHEN ALEXIS

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Motifs, Teintes, Couleurs

L’œuvre de Jacques Stéphen Alexis, c’est la tragédie haïtienne : un inachèvement. C’est pourquoi aussi, à l’égal du pays, elle ne

peut être considérée qu’en tant que projet. Une tentative d’existence. C’est l’esquisse, les premières lignes sur la toile d’un peintre.

On recompilera l’œuvre en ce vingtième anniversaire de la mort de l’auteur comme on organise une exposition Picas-so. Matisse. Ou Télémaque. Alexis s’y prête d’autant mieux qu’on peut déceler chez lui des périodes d’écritures : ses temps. Comme on parle chez un peintre de la période bleue, rose, etc.

« LE ROUGE VIF DU COMPÈRE GÉNÉRAL SOLEIL » Tout a été dit sur cette fresque. Ce qu’on dit moins, c’est que cette pièce est le produit de l’explosion d’une nuance. Teinte unique. La laque au rouge vif ! Rage sauvage d’un humilié qui recompose dans le sang son homme. L’Homme haïtien diminué, frappé dans sa partie la plus chère. Son intimité, son pays. C’est Picasso au lendemain de la guerre civile d’Espagne. Un perdant, non un vaincu. Haïti atten-dait une plume. Un art. L’artiste. L’Occupation avait été sauvage. Le massacre dominicain brûlant. Le dominant, un aliéné. Il fallait un produit de la terre : un Homme-Orgueil, un Homme-Machete, un Hilarius.

Fini le doux pastel, modèle du Roumain des « Gouverneurs ». La tendre matinale, la pureté, une coulée blanche, fraîche. L’onde. La rosée.

Ici il y a aussi la gamme des émotions. Toujours de violence : le chromatisme du rouge. Des nuances dans la même teinte ! Sur le schéma chrétien d’une liturgie, j’ai toujours associé le jaune à la trahison. Cela me semble le ton dominant des « Arbres Musi-ciens », malgré le foisonnement du vert. Un vert d’immensité. De forêt.

Si on se souvient du dénuement écologique d’Haïti, cette toile réunit nos grands peintres. Dans la composante, certes. Mais surtout

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dans la vision. Mythique. Lyrique. La Tellure ! Un rêve de l’Éden comme présent chez Marcellin, Brésil, Nemours ou quelqu’un d’autre. Alexis n’a pas pris de détour. Il échappe à l’étroitesse géographique, la dimension territoriale. Il rejoint l’immortalité de rêve, de création par le merveilleux, l’onirisme d’auteurs qui ont contemplé des paysages à perte de vue. Des Amazonies !

Qu’on pense qu’Alejo Carpentier, pour son « Partage des Eaux », s’est basé sur une exploration réelle, physique, des maintes contrées de l’Amérique du Sud. Alexis, c’est l’espoir. C’est le vert. Il la chante sa forêt : « … de temps en temps, on abat un arbre. Mais la forêt… »

Je reviens à mon jaune. Il est acide. Citrique. Du tourbillon de prêtres-corbeaux prêts à officier l’anti-culture nationale. De petits bourgeois provinciaux, abjects. Des ignorants dans le savoir : aber-rants ! Les militaires en jaune kaki. Mais surtout, surtout la jaunisse, la bile de la présidence Lescot.

Voici « L’Espace d’un Cillement ». À mon avis la toile majeure, l’œuvre la plus poussée, fouillée, peinte d’Alexis. Inutile de parler de teintes tant les couleurs se superposent. Présentes pour chaque détail, chaque symbole. Chaque coin d’humain. Ici c’est l’ambre d’un verre de rhum, là le bleu ciel de bordel allié au rose de l’Amour. La présence obscure, en toile de fond, de l’éternelle détresse haïtienne. La rutilance de la révolution avec le personnage absent-présent de Jesus Menendez. Ou encore ce ciel fuligineux, prélude à la nuit face à la mer au-dessus du Port-au-Prince de la « zone ».

Un fourmillement d’êtres, de nuances : figurants, person-nages-clé, ceux qui n’apparaissent pas et restent en sous-entendu. L’éclat d’un sourire, le nu de la Nina Estrella. Tout déferle en nous, à ce point qu’on pense en faire partie. Que cela a toujours existé : le fort des œuvres de maturité !

Le « Romancero aux Étoiles » me réconcilie avec la musique. Une œuvre légère (dans le sens musical) : un divertimento. C’est creuset : le puits des essences ! Un tableau naïf, sans être proche du

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primitif. Des oiseaux-conteurs bleus, surtout. Mais aussi des rouges-gorges. Serins oranges. Charpentiers gris et noirs... Et le vent caraïbe en plaques de nuages clairs, puis là menaçant d’orages. Une image de la totalité. Un festival de la culture. Notre Culture ! Nos sources, les racines d’Alexis !

J’omettrai volontairement de m’arrêter devant les espaces réser-vés dans la galerie aux ébauches, telle que « L’Églantine ». Et autres. Le vide, l’absence font toujours peur.

La peur, la tristesse, ça fait mal : À en pleurer !

M.A. in HAITI NOUVELLE INDEPENDANCE, No. 2, pages 23-24

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Jacques-Stephen Alexis

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Au temps de la déflagration des mots, ruptures d’idées, élabora-tion incessante d’images, se pose la question de la durée des

œuvres. De la valeur, bien relative déjà, de leur expression. Aussi, au sujet des jeux d’ombres et de lumières par lesquels les hommes prési-dèrent à leur destinée. Un tel questionnement, dans sa particularité, appartient en fait à l’histoire non moins insolite de l’acte de création.

Le groupe, à l’égal de la nation entière, le clan ou la caste, repro-duit une symbolique du quotidien. Sa représentation plutôt que les faits eux-mêmes, en somme routiniers. Alors, le corpus créé en vient à englober le geste ou l’action, les chantres, unis en la seule glaise de l’effigie. Ainsi naissent pour des périodes, dieux, mythes. Le culte totémique. La renonciation du tabou.

Alexis, par sa courte vie, traduit l’espace. Territoire innommé, où se réalise la jonction de la passion du totem avec la pro-raison du tabou. Lieu presqu’interdit ! Qui figure l’aube et la nuit. Le lourd silence du sacré sur les bouleversements sonores, bruyants de mots, fracassants d’échos, de foules hors des temples.

Le livre, joyau serti de mille formes d’Arts, lui-même art, fleuve et embouchure, autel en dieu, mensonges comme évidence, délivrance ou enracinement. Entité libre dans son parallélisme, il n’existe qu’encore riveté à la plume, ramification des cinq doigts de la main liés à l’Auteur, frêle inventeur solitaire, grand dispensateur de communion. Et je m’exclame ! Et je déteste ou adore, que voici la littérature, état des peuples : par les thèmes qu’elle traite, les aspects qu’elle épouse, ce qu’elle loue ou détruit. Singularité d’une angoisse, mise à nu du collectif.

L’Histoire, c’est la mouvance. Haute stèle des mythes au prorata des rapports de moments. Cri élevé pour couvrir les menues lacunes. Vérité suprême à établir quand il n’y va que de failles, petits écarts, actes mesquins. Une voix énorme palliant ses silences, le déficit

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de l’existence dans tous les silences…

L’Humain, c’est le spec-tacle. Pour oublier la tragé-die de la vie. Les impositions de l’histoire. C’est jouvence en sénilité, les croyances du doute, le bonheur sur la morosité ou le chagrin.

Le temps, au profil lourd. Cours d’eau qu’il faut traver-ser en nage-obstacles. Resté uni à l’Histoire.

En notre mémoire, Jacques. En sa mémoire, nous. Qui se mesure à l’His-toire. Son corps exsangue. Comme âme, le mot. Cet infini, indéfini. Créateur, il appartient toujours et encore à sa chose. Lié, en bien ou en mal, pour la vie ou la raison de la mort, à un arbre. Celui de la sève de l’humain, certes. Mais particulier à une essence. Sa terre. Pour affronter le réel de l’his-toire, il remonte en solitaire, à contre-courant, le fleuve des mythes, qu’il redescend bientôt jusqu’à lui. Égorgé.

« Il dansa la Danse des Joies Anciennes »

Les spirales de ses bras, les serpentins de sa barbe, les sifflets de sa voix dessinèrent pour moi les sambas d’Anacaona la Grande. Il recréa à mes yeux le mirage de la Fleur d’Or, et je la vis, ballant devant son peuple rassemblé la capture du terrible Caonabo par les conquistadores. Le Vieux Vent Caraïbe, tous les poils de sa barbe déployés, tourbillonnait et papillotait, musical, royal, enchanté.

« ...Assez dansé !... »Et il s’assit tout essoufflé. Je grimpai sur ses

genoux. C’est alors qu’il me conta...»

J-S. Alexis, in « Romancero aux Étoiles »

• Jacques Stephen Alexis est né aux Gonaïves (Haïti), le 22 avril 1922. En 1946, il parti-cipa à la grève qui devait renverser le président Lescot, puis partit pour Paris. Il se spécialisa en neurologie.

• Au début des années 60, on a l’impression que l’espace de la gauche haïtienne est fondamentalement dominé par cet homme. Il est aussi fondateur du PEP (Parti d’En-tente Populaire)

• Génial, militant et écrivain, Jacques Stephen Alexis a notamment publié : Compère Général Soleil (1955) traduit en plusieurs langues ; Les Arbres musiciens (1952) ; L’Espace d’un Cillement (1959) ; Roman-cero aux Étoiles (1960). A laissé plusieurs inédits.

• En avril 1961, il entreprit une action des plus dangereuses et des plus révélatrices de son tempérament. Après un séjour à Cuba, il débarqua avec quelques camarades dans le Nord-Ouest d’Haïti (à Bombardopolis, ville côtière à environ 70 km de Cuba). Il fut arrê-té, molesté, fusillé.

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Rendu. Grandi !

Le Verbe est transcrit, il nous restera à analyser jusqu’où abou-tit le sentier après avoir suivi les pas sur le sol. En premier, nous verrons le total du romanesque des vingt ans derniers, germé comme la rose sur le fumier et le purin. En second, nous demanderons à l’obscure poétique de dire son pouvoir au milieu du mystère des sons et couleurs divers.

Nous reviendrons toujours à Alexis. Dans un pays où la conscience sociale et humaine est si pauvre, teintée d’aliénations, que l’homme quelconque applaudit à ses malheurs, acclamant ses pourvoyeurs de mauvais sorts (mil et un petits princes aux pieds plats, toujours en attente d’adoration de plus pauvre ou plus faible ; intellectuels «...qui aboient et empêchent les gens de dormir »...)

Dans un tel pays, Alexis, son œuvre (tout comme pour Roumain, Depestre) ont droit à la Cité Éternelle.

À tout le moins, le vœu.

M.A., in Étincelles, No. 8 & 9, mai-juin 1984, pp.11-12

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FLORILÈGE DU ROMANESQUE HAÏTIEN

Par Jacques Stephen Alexis

Tout le monde sait que le genre romanesque qui connaît son apogée à l’époque moderne est un mode d’expression dont les origines

se perdent dans la nuit des temps. L’art narratif en effet est de toutes les contrées, de toutes les civilisations, il fleurit dans les cultures de la brousse comme dans celles des grandes cités. Raconter, choisir, inventer, faire vivre des personnages, des héros, des âmes, construire des récits, scénarios, des histoires, l’humanité s’y livre depuis peut-être la horde primitive, alors que le langage se différenciait à peine du cri. Dans les grandes sagas scandinaves, dans le Nibelungenlied, dans les sirventès provençales, dans les vieux romances espagnols comme dans les « Rasas » érotiques du vendisme « stimaung » pour les allemands, le « Fou-ts’eu-fou » de l’empire de Cathay, les narra-tions des Griots d’Afrique noire ou celles des Sambas chemès d’Haï-ti, nous retrouvons toujours dans les plis du factum des hommes et des caractères, des paladins ou des fous héroïques, des traîtres, des femmes rêveuses qui vont rêver, des tristes et des tendres se pourchassant dans les paysages versicolores, dans les fluences des climats, des âges, des coutumes et des costumes. Quand je relis Mei-jen-fou, (La Belle) qu’écrivit Sseu-ma-Siangjou au temps lauré des Han et qu’en fermant les yeux j’entrevois la chambre, la parure, la couche puis même la délicieuse nudité de la toute belle dont la vénusté, les gestes et le cœur nous sont offerts, comment ne pas se dire que le romanesque correspond à un vieux besoin des hommes : celui de dresser des affabulations qui reproduisent le mouvement de leurs vies et de leurs rêves. Le roman, c’est la conciliation de l’imaginaire et du réel, il est éternel comme notre goût des belles histoires, notre incorrigible propension au conte et à la légende. Le roman d’aujourd’hui, ainsi que je l’écrivais une fois, représente une fleur longuement sélectionnée par des générations de jardiniers de la culture, en conséquence le rosier de Bengale ne doit pas nous faire oublier le rosier des chiens. Pour se faire donc une idée juste du romanesque haïtien et aborder sa connaissance, il faut avoir quelques

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renseignements sur les origines de l’art narratif haïtien.

C’est au grand romancier haïtien Frédéric Marcelin que nous devons d’avoir recueilli de la tradition orale un des plus beaux « Areytos » du psautier de l’Haïti li, de la découverte colombienne, « Areyto » dans lequel l’auteur, le Samba, après avoir résumé la navrante chronique de la nation chemès depuis l’arrivée des conquis-tadors, se plaint que nos Sambas ne pouvaient plus pratiquer leur art :

«... lls nous ont tout pris, tout volé !Les mabouyas meurent dans leurs trous,Nous n’avons plus de trou où mourir !Plus de forêt, plus de savane où danserÀ la lente musique des ruisseaux,Aux chants divins des Sambas !Notre nation n’est qu’un souvenir, une poussière, une

fumée ! Ouvre les flancs, ô Bahoruco !...»

C’est en effet dans le Bahoruco que fut sauvé et put se transmettre une partie de la tradition d’Anacaona et des plus fameux Sambas d’Haïti. C’est dans le Bahoruco que, indiens et nègres rebelles à la sauvage colonisation, se réfugièrent et purent sauver de la disparition complète quelque chose du patrimoine littéraire et culturel chemès, en le greffant bien entendu sur le génie nègre. En dépit du géno-cide quasi total du premier peuple haïtien, l’art narratif amérindien put ainsi contribuer avec l’art des Griots des différentes peuplades africaines et avec l’apport des occidentaux à la constitution d’une tradition narrative authentiquement haïtienne, authentiquement originale, l’art actuel de nos « composes », de nos « simidors » et de nos « tireurs » de contes.

Mais dans la mesure où la création narrative d’un peuple se multiplie, se diversifie, se systématise et s’accumule, qu’elle arrive à ce point critique où les contes et les récits s’organisent en cycles, en « dits » qui se relient, s’emboîtent, se prolongeant en séquences continues, on peut dire que sa culture est arrivée à l’âge du roman,

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L’accumulation des histoires amène un jour ou l’autre un change-ment qualitatif dans l’art du narré, qui devient roman, c’est-à-dire une discipline littéraire où l’homme est enfin en mesure de mettre en scène toute la synthèse de la vie et non plus certains aspects du réel, aspects qui chacun n’étaient traduits jusque-là que par des disciplines parcellaires : conte merveilleux, épopée, chroniques, mémoires et mémorials. Ainsi la naissance du long romancero de Bouqui et de Malice, dont les aventures inépuisables et sans cesse renouvelées recouvrent toute la réalité haïtienne, annonçait la matu-rité romanesque de la culture de notre pays. Il ne suffit pas cepen-dant qu’une culture soit mûre pour le roman, il ne suffit pas non plus que quelques créateurs aient individuellement le génie indispensable pour mettre en scène leur temps et les rêves de leur temps, il faut encore qu’un large public soit réceptif à la littérature écrite. Seuls les myopes de la culture voient l’arbre sans voir la forêt; il y a une dialectique de la création individuelle et de l’esprit collectif d’une communauté. Le roman, dans sa définition contemporaine ne peut en somme naître, vivre et se développer dans un pays que dans la mesure où l’instruction publique y assez répandue pour qu’il existe un public romanesque non seulement capable de lire mais de vibrer à l’unisson des romanciers. Littérature de masses donc, ou tout au moins, littérature de larges cénacles, ainsi se définit le roman. Tant que la littérature d’un peuple reste uniquement une littérature orale, le roman ne peut devenir un genre autonome, strictement délimité. Dans les pays où l’instruction publique est l’apanage de faibles mino-rités, les romanciers sont des exceptions, des hirondelles annoncia-trices d’un printemps à venir, rien de plus. Alors que la forme discur-sive du roman oral est une donnée secondaire, le synopsis y étant le seul matériau fondamental, livré d’ailleurs au caprice, au talent créateur et à l’inspiration fugace du récitant ou du conteur, le roman d’aujourd’hui est un genre dont le pouvoir incantatoire résulte autant du narré que de la manière dont est faite la narration et des perspec-tives qui y sont suggérées. À l’encontre du récitant ou du tireur, le romancier est un écrivain, il impose à l’affabulation un moule défi-nitif, il la coule dans un bronze rigide, la drape sur un squelette, lui imprime un contour, un mouvement qui ont une importance égale au

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thème et au factum.Le peuple haïtien est né d’une révolution antiesclavagiste triom-

phante, peut-être la seule révolution antiesclavagiste ayant si nette-ment atteint son objectif dans l’histoire de toute l’humanité. Le peuple haïtien devait donc porter dans sa culture le passif d’une aussi prodi-gieuse libération; peuple jusque-là surexploité, il était fatal que les anciens esclaves nègres domingois, analphabètes dans leur quasi-to-talité, en dépit des richesses étonnantes de la culture haïtienne en développement depuis déjà deux siècles et demi, il était fatal dis-je que l’art narratif restât de longues années du domaine de la littéra-ture orale. La poésie épique et lyrique, la chronique, l’histoire, le conte même pouvaient fleurir dès l’indépendance d’Haïti, - ce qui n’a pas manqué - mais il fallait un certain laps de temps avant qu’un public et des écrivains puissent s’adonner au roman. En effet, la constitution de la nation haïtienne en 1804, après l’écrasante victoire sur l’armée de Napoléon Bonaparte n’est pas le phénomène le plus extraordinaire de notre existence de peuple, loin de là. Le fait qu’un peuple nègre, illettré à plus de 99% ait pu en quelques années malgré l’hostilité de tout l’Occident colonialiste, se créer une élite lettrée capable de rivaliser avec celles de l’Europe, est bien plus insigne et significatif. Cela démontre que la culture nationale haïtienne était au départ déjà quelque chose de riche, de fort et vivace.

Trente ans après cette indépendance, malgré la censure obscu-rantiste du gouvernement féodaliste de Boyer qui ferme les revues et interdit les périodiques, l’École littéraire de 1836 est déjà sur la brèche et mène courageusement la bataille de la culture. Répondant au mot d’ordre de cette École : « La source d’inspiration pour vous est en vous et chez vous,... hors de là point de salut !...». Ignace Nau montre la filiation de nos écrivains avec les composes de la littéra-ture orale du peuple analphabète en publiant ses contes créoles où, avec finesse, il reprend les vieux thèmes chers aux paysans et aux travailleurs de chez nous, si puissamment créateurs. Mais le roman tarde toujours à apparaître. Il faut attendre 1859 pour avoir Stella, l’œuvre posthume d’Emeric Bergeaud mort à quarante ans. On a dit de ce livre qu’il est à peine un roman, qu’il serait plutôt une chro-nique allégorique des luttes pour l’indépendance. Comme si Gargan-

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tua et Pantagruel de Rabelais ou Le diable boiteux de Lesage étaient des romans conçus dans le même esprit que le roman moderne ! Bien sûr Stella met en scène les principaux héros de notre libéra-tion sous des déguisements transparents, on y distingue cependant une première esquisse d’un romanesque typiquement haïtien. Le personnage étrange et aimant de Stella est empreint d’une poésie qui sera une constante du roman haïtien. On y retrouve aussi l’ébauche d’une tendance que Raymond Radiguet définira dans sa forme ache-vée, parlant de certains linéaments du roman universel moderne : «... Roman où c’est la psychologie qui est romanesque. Le seul effet d’imagination est appliqué là, non aux événements extérieurs, mais à l’analyse des sentiments ». En dernier lieu, que Stella à la fin du livre puisse s’envoler au ciel sous les yeux de ses deux amoureux agenouillés et de tout le peuple assemblé, c’est plus que de l’allégo-rie, c’est l’audacieux début du réalisme merveilleux partie intégrante de notre veine réaliste, toujours sociale en même temps. Et puis, j’ai le sentiment profond que ce roman écrit par Bergeaud sur la terre d’exil, à Saint-Thomas où la tyrannie ubuesque de l’empereur Faus-tin Ier l’avait conduit, contient un effort visible de serrer de près les tendances et les déchirements les plus profonds de l’âme haïtienne écartelée entre trois cultures : celle de l’Afrique tribale, gothique, cruelle, terrible mais indomptable et tant belle, celle de l’Europe rapace, généreuse, raffinée et sceptique et enfin celle du continent amérindien, artiste jusqu’à la noblesse ou l’héroïsme. À mon sens si la Cantilène de Sainte-Eulalie peut être considérée comme le premier monument de l’esprit français et la première de sa littérature, je ne vois pourquoi on refuserait au narré d’Emeric Bergeaud le titre de roman.

Demesvar Delorme est pourtant considéré comme un roman-cier haïtien ! D’exil lui aussi, il a écrit Francesca en 1872. Si on cite Delorme comme romancier, c’est que cet écrivain, ami des grands romantiques français, mérite une notoriété dans d’autres domaines littéraires. En somme dans Francesca comme dans Le Damné (1877) Delorme a mis en scène ses nostalgies du beau monde des vieilles civilisations; ce n’est pas tant l’exotisme maniéré et la lourde érudi-tion qui gênent dans ces livres mais plutôt le fait que derrière un

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romantisme qui sonne faux, le romanesque est conçu comme un exercice de style. Il n’y a pas mieux à dire de Louis-Joseph Janvier et de son unique roman Une chercheuse.

Amédée Brun né en 1868 vient heureusement nous délivrer des pensums des deux précédents. Amédée Brun fut le romancier de ce qu’il appelle « l’atmosphère spéciale haïtienne » tout comme depuis la fin du XIXème siècle, les romanciers brésiliens se réclament du « sertao », du « Brésil profond ». Mais pour Amédée Brun le décor ne compte guère, dans son enthousiasme pour une littérature haïtienne foncière-ment liée à la réalité nationale, il n’entend traduire que l’es-sentiel des choses, « l’âme » des gens de chez nous, peu ou prou de couleur locale, pas de fresque sociale, rien que les touffeurs du milieu dans lequel défaillent ces « âmes » si particulières du terroir. C’est dire qu’Amédée Brun est très sûr de ses moyens. Modulation des sentiments, fluences du cœur humain, tendresse, courage, peur, sacrifices, faiblesses...La douceur et le tremblement intérieur de la phrase qui résonne à l’infini, comme un cristallisoir très fin, la puis-sance délicate de chaque proposition et l’intimisme magicien de la moindre page donnent au style de Brun une surface, une vérité, une sérénité et une perfection que l’on ne peut retrouver dans la littéra-ture de langue française que dans la Cyprienne Vandar d’Apolli-naire. Premier des grands romanciers haïtiens, Amédée Brun est un des grands tenants de notre réalisme humaniste. On peut lui repro-cher de n’être pas un écrivain « engagé », - mot qui est de ceux que je réprouve par excellence, - comme presque tous nos grands roman-ciers, mais Brun n’a pas pu être le peintre du macrocosme social, des foules, ni des malheurs ni des catastrophes collectives, il a préféré être le témoin de ce qu’il appelle les « catastrophes d’âme ». Il la définit ainsi, définissant en même temps toute une esthétique.

« ...Ce que l’on pourrait appeler une catastrophe d’âme est comparable à ce rocher qui se distingue à peine sur l’étendue d’une plaine. Que le fleuve dont les eaux sont voisines vienne à grossir en torrent et à s’épandre alentour, les accidents de la plaine s’effacent sous le liquide nouveau, les fractuosités se comblent et le rocher inaperçu auparavant apparaît dans sa fruste grandeur,

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seule partie insubmergée dans l’inondation... »Le choix était donc délibéré, il a voulu témoigner pour la vie

intérieure de l’homme, pour le renoncement, les joies hautaines et les souffrances indifférentes au monde extérieur, aux tempêtes et aux cataclysmes. Clinicien de la vie intérieure, réaliste du micro-cosme humain, ces plongées qu’Amédée Brun a faites dans le monde intérieur haïtien ont été un grand enseignement pour les romanciers haïtiens à venir. La voie tracée par lui n’a hélas été que fort peu suivie. Il a fallu que Jacques Roumain la reprenne pour que nous assistions à son intégration dans le jeune roman haïtien contempo-rain. Amédée Brun a écrit de nombreuses nouvelles dont plusieurs ont été incluses dans Pages Retrouvées, recueil publié en 1895, puis coup sur coup deux romans, Deux amours (1896), et Sans Pardon (1896), la mort devait le faucher la même année à l’âge de vingt-huit ans. Amédée Brun est un des plus grands romanciers haïtiens : une certaine indifférence trop méprisante pour le monde extérieur, un manque plus certain de perspectives d’avenir peuvent lui être repro-ché, mais son œuvre a été interrompue alors que tout le désignait comme chef de file du mouvement littéraire du début du siècle; il s’est arrêté d’écrire le jour où le crayon glissa de ses doigts, à l’âge où en général la plupart des grands romanciers n’ont pas encore commencé leur œuvre.

Frédéric Marcelin, aîné d’Amédée Brun de vingt bonnes années, est cependant un romancier postérieur à lui, un très grand romancier toutefois. En effet, Marcelin, homme politique, orateur parlemen-taire, économiste, diplomate et essayiste a beaucoup écrit avant de publier son premier roman Thémistocle-Épaminondas Labasterre en 1901, à cinquante-trois ans. On a dit et répété que Frédéric Marce-lin fut notre premier grand romancier réaliste, je tiens personnelle-ment que Marcelin fut plutôt attiré par la tendance naturaliste, qui n’est qu’un des courants du réalisme. Précisons immédiatement que le naturalisme de Marcelin n’est pas superposable à celui d’Émile Zola par exemple; on retrouve dans les romans de Marcelin quelque chose qui témoigne qu’on se trouve au pays du soleil, une lumière poétique qui est inévitable chez un « Toma » d’Haïti. Le natura-lisme de Marcelin n’est pas cette chose vitriolée si souvent irritante

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dans son vérisme scrupuleux, dans sa splendeur ricanante, mais un naturalisme de base un peu tempéré par un milligramme de complaisance, une pointe de désenchantement, une pincée de désa-busement et passablement de mollesse. Il ne saurait être de boucher de « tranche de vie » dans la littérature haïtienne, car chez nous l’homme est rêveur infiniment : il se glisse toujours dans l’œuvre du «vériste» le plus con-vaincu une parcelle de cet esprit collectif où poésie et réel font de si surprenantes combinaisons. Nous sommes touffus comme ces arbres sans élagueur, nos branches allongent leurs bras dans toutes les directions. C’est la faute à la terre, « tierra caliente », terre chaude. Frédéric Marcelin a été témoin de la dupli-cité des hommes de certains milieux sociaux haïtiens, ses héros les plus clairs à première vue sont emplis de morbidesse, parfois de fiel, les plus généreux d’entre eux n’ont aucune vraie pureté du cœur, le témoignage, sous couleur d’indulgence, est amer, pessimiste; même quand il prêche pour la libération humaine, on sent que Marcelin n’y croit guère, du moins pour Haïti, ou que peut-être il n’arrive pas à voir le chemin de la libération. Frédéric Marcelin, homme politique n’a d’ailleurs pas toujours été irréprochable dans son existence, il s’est compromis quelque fois et s’est rarement dressé dans sa vie. On trouvera peut-être ces termes exagérés, mais ses personnages sont des compromis d’anges et de porcins. Ils vibrent bien à la splen-deur de leur terre, à ses pitiés, à sa détresse, mais même les rares d’entre eux qui semblent pour-suivre des rêves idéaux ont comme dimension secrète de leurs actes le sauvetage individuel et l’arri-visme. Ah ! Marcelin n’a pas été tendre pour nos classes moyennes, et il a eu raison bigrement de montrer leur veulerie, leur duplicité et leur sordidité, mais tout de même il y a eu à l’époque considérée quelques individualités qui, entraînant insensiblement l’autre plateau de la balance, faisant contrepoids, sacrifiaient à l’avenir. Marcelin a parfois fait semblant de les voir mais, dans ce cas, il les a fort mal vus. Ceci dit, tu-dieu ! quelle puissance chez ce romancier, quelle chirurgie large des comportements et des mœurs, quelle puissance évocatrice des faits et de la foule haïtienne ! Ainsi, le démagogue Télémaque tonnant au parle-ment, le bras dressé dans un geste vengeur, drapé dans son verbe libertaire tandis que son œil torve épie

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les manœuvres sordides de ses compères de la fane politicienne dans les couloirs et la populace naïvement trépigne de plaisir... Thémisto-cle-Épaminondas Labasterre, lui, adolescent enfiévré de grandeur et de patriotisme, prêt à tous les sacrifices, donnera cependant sa vraie mesure humaine non par sa mort grand-guignolesque mais surtout quand il trahit ses tendres amours boutiquières, - perdant d’ailleurs tout sens critique -, pour poursuivre la chimère d’un riche mariage avec une donzelle blonde des milieux d’affaires... Zulma Corneille, fille d’une humble épicière de quartier, regarde Thémistocle comme le Prince Charmant qui la libèrera des relents de beurre rance, du hareng saur, de la kérosine, du faguenas offusquant de l’arrière-bou-tique et des mouches qui vrombissent autour de l’andouillette et du petit salé. Dans La Vengeance de Marna (1902), cette tendron est subitement devenue plus forcenée qu’héroïque, elle pleure sur elle-même d’abord, voilà pourquoi elle empoisonne et se laisse périr dans l’apothéose du feu. Le réalisme de Marilisse (1903), est plus tempé-ré, moins cru, nous nous trouvons en effet chez les travailleurs, les amours y sont ancillaires, plus sereines, le sourire ambigu de Marce-lin se tempère, la peinture a des couleurs plus fraîches, on y respire mieux, mais en somme cette pitié et cette piété de Marcelin pour le peuple apparaissent un peu conventionnelles : il ne prononcera pas toutefois le mot de médiocrité. La Confession de Bazoute (1909) ramènera Marcelin à ce réalisme plus cru auquel il est attaché et il y retrouvera ses « horizons sans ciel ». Frédéric Marcelin cependant sait être lyrique - Zola aussi, pardi ! - parfois ses peintures vives, colorées, précises, aérées nous font rire de plaisir, à reconnaître dans ses portraits de l’homme et de la terre, la couleur et les constantes haïtiennes. Sans enlever à Marcelin le titre de très grand romancier, on peut dire que ce paresseux de génie a mis moins de talent dans ses romans qu’il en portait en lui. Mais pour n’avoir pas à formuler nous-mêmes une opinion sur le style, l’art de la composition et la conception du personnage romanesque chez Marcelin, cédons lui la parole. Dans son livre Au gré du souvenir (1913), il a formulé tout cela mieux que le meilleur critique :

«...J’ai écrit nombre d’articles, de brochures, de livres... malheu-reusement je n’ai jamais eu la patience de m’atteler sérieusement à

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la besogne. De là, pas mal d’incorrections et de négligences...Avec un peu plus d’attention j’eusse pu écrire un peu moins maladroite-ment. Je ne me suis presque jamais servi pour mon travail que du crayon (sic), bien rarement de la plume. Et puis, je n’ai jamais pu recopier, je ne dirai pas une page, mais une ligne. J’ai peu biffé... Je n’ai guère donné une attention scrupuleuse qu’aux faits, quand j’avais à en parler. Là, j’ai poussé mon scrupule très loin, n’écrivant que ce dont j’étais absolument certain. Quand j’ai atténué quelque peu la vérité, ce n’a jamais été que lorsqu’elle était trop laide à dire...»

Une telle sincérité et une telle simplicité doivent quand même nous incliner à une certaine indulgence pour cet authentique roman-cier qui lui, à l’encontre d’Amédée Brun, a braqué son fameux mono-cle sur les faits, la gesticulation haïtienne et tous les accidents du panorama. Frédéric Marcelin est tout de même mort en exil, à Paris, en 1917. D’ailleurs un grand romancier haïtien, aussi prudent soit-il, est bien chanceux s’il réussit à échapper à ce sort.

Antoine Innocent, né en 1873, a voulu rester, semble-t-il, le-ro-mancier d’un seul livre, Mimola, paru en 1906. Réaliste, il s’est main-tenu à égale distance de l’étude de mœurs et de l’analyse de carac-tère. Madame Georges, la mère de Mimola, est peut-être l’ébauche la plus significative des produits des nouvelles cultures nées du viol de jeunes civilisations par l’impérialisme occidental. La personnalité de Madame Georges n’est ni africaine, ni amérindienne, ni occidentale, elle est tout ça et elle est autre chose, elle est haïtienne et elle n’est pas seulement cela. Chez le métis culturel les pulsions internes s’ad-ditionnent, se soustraient, se démultiplient : négation des négations de la synthèse psychologique, pugilats forcenés entre les thèses et les antithèses diverses, assertion dans les actes de cc qui est démen-ti en parole, convictions que font tanguer des incertitudes secrètes, démarches ébrieuses vers le but le plus net, duplicité de la tête et pluralité du cœur devant la vie. Mimola d’Antoine Innocent est peut-être le roman le plus universel dans notre littérature puisqu’il n’est pas seulement le « romance » d’Haïti, mais celui de toute l’Amérique latine et des quatre continents dont les cultures préoccidentales ont été, dans un raptus libidineux et immonde, saisies hurlantes par les

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cultures occidentales impérialistes pour un coït forcé. Dans la tête de tous les enfantelets instables, irrésolus, indéterminés, issus de l’effroyable copulation, se répercute encore le cri glaçant et écar-late du satyre en rut et dans leur cœur subsiste le mélange navrant de jouissance, de délice, de souffrance et d’horreur qu’éprouva leur nymphe-mère, prise forcée dans l’ébouriffant supplice, se débattant, soubresautant sous le sceau du ventre tiède de la bête toute puis-sante. Antoine Innocent, qui vit encore, a un grand talent, toutefois il nous semble que le sujet choisi par lui était trop écrasant pour ses épaules. Cela a abouti à un livre écrit dans la gamme mineure, le problème a été réduit à une dimension seconde. Mimola est la simple histoire d’une femme qui, à l’occasion d’une maladie mystérieuse de sa fille, maladie que les médecins ne peuvent soigner, se rend compte qu’elle est aussi païenne que monothéiste, aussi animiste que chré-tienne car, dans son amour maternel, voilà qu’elle court chercher la guérison, elle frappe partout, ébrieuse, elle titube d’un pôle à l’autre. Un romancier contemporain peut être insatisfait de Mimola, de son style un peu faible entre autres, malgré la fraicheur, les paysages, les visages et la vérité du mouvement de la vie, - vérité un peu étri-quée -, mais dans son réalisme naïf le livre a un charme infini. Sans conteste, pour cette seule esquisse, Antoine Innocent est un roman-cier qui restera dans la littérature haïtienne. Claude Roy revendiquait un jour le beau titre de poète mineur. Antoine Innocent a montré une voie, il a bien dégrossi le marbre où Amédée Brun et Frédéric Marce-lin avaient poursuivi le plein-relief de l’homme : homme d’Haïti, homme particulier et homme universel. La grande « Samba » de la nation haïtienne entamée par les grands « composes » du Bahoruco et les « simidors » anonymes de notre littérature orale avance donc sans relâche avec la verve sculpturale de nos grands romanciers. Tandis que travailleurs de la mer, trimardeurs des docks et des ports, va-nu-pieds des faubourgs, chanteurs de carrefour, nègres des feuil-lages, « z’orteils-ferrés » de la plaine et « secoueurs de rosée » des mornes, que tout notre petit peuple si puissamment créateur, joyeux, grave, tragique, négligent, héroïque, désordonné, artiste jusqu’à la témérité, relance la scansion immortelle et continue à jeter à pleines brassées dans le trésor des trois legs culturels, canulars dantesques,

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pathos plantureux, symboliques sans cesse réinventées et « audiences » toujours plus neuves, dans notre romanesque l’allégro s’achève, vivace, l’andante va commencer, molto sostenute.

Justin Lhérisson apparaît en effet. Il naquit la même année qu’An-toine Innocent, en 1873. L’œuvre de Justin Lhérisson va signifier péremptoirement que notre romanesque a franchi une étape, le neuf bourgeonne impétueusement. Poète, Justin Lhérisson mérita d’être l’auteur des paroles de l’actuel hymne national haïtien. Cet avocat et professeur d’histoire au bagout intarissable n’est pas un intellectuel comme les autres, il est peuple avant d’être clerc. Dans le privé, il était déjà un des plus brillants conteurs, un des plus savoureux « audienciers » de notre littérature orale quand il décida de faire passer « l’audience » dans la littérature écrite afin de renouveler le roman haïtien, révolutionnant du même coup fonds et forme traditionnelle grâce à l’expérience de la symbolique populaire. L’apport de Lhéris-son est comparable à celui du jazz à la musique universelle. Lhéris-son introduira dans le roman une mystérieuse note bleue, quelque chose comme un « swing » afro-haïtien et le narré sera soutenu par une percussion endiablée, secrète, inaudible, comme si des dizaines de mains rythmaient la phrase par des battements sur des temps forts et des temps faibles que seul un sixième sens peuvent retrouver. Avec La Famille des Pitite-Caille (1905) le roman devient une partie de diable à quatre, que dis-je, diable à trente-six plutôt, diable à cent huit si vous voulez, diable à tout un peuple. Les cadres du genre éclatent sous la tension d’une énorme fumisterie, d’une amère bouf-fonnerie, d’une tendre et humaine gaudriole, le roman se reconnait et se porte aussi bien sinon mieux qu’avant, mais sa forme biscornue, sublunaire, affolante comme une beauté de cauchemar, étonne et ravit dans son rigoureux équilibre. Comparez le théâtre convention-nel avec la comedia dell’arte et vous pourrez vous en faire une petite idée. Le livre est écrit d’un bout à l’autre, mais d’une façon singu-lière et si définitive qu’on arrive à se demander si on n’a pas affaire à une improvisation enregistrée. Comment Lhérisson a-t-il pu écrire en cabinet, sans le secours d’un public, une « audience » véritable coïncidant en même temps au canevas traditionnel du roman, dans ses exigences les plus actuelles bien entendu ? Hasard ? Avec Zoune

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chez sa Ninnaine (1906), le miracle se reproduit et les problèmes d’une composition narrative proprement haïtienne sont dorénavant résolus. Mais qu’est-ce donc que « l’audience » et à quoi corres-pond-elle ? « L’audience » parbleu, c’est le narré en liberté, la confu-sion du temps et de l’espace, c’est l’accélération subite, le retour en arrière, le freinage en douceur pour repartir droit devant soi à toute vitesse : à toute bouline, et tomber dans l’anachronisme désinvolte qui vous dépose non au siècle dernier ou à la période coloniale, mais tout bonnement à la rue des Quatre-Escalins, dans les mornes en compagnie de juteux paysans, si ce n’est... dans la lune. Le récit se poursuit, guilleret, courant à la poursuite de sa queue, puis de sa tête, sinon de son bras ou de sa cuisse, afin de retrouver un fil d’Ariane qui s’enroule comme une couleuvre endormie, fuse vers le temps jadis, bouscule présent et avenir pour retomber dans un jus de gouaille extravagante, un pétillement grégeois de salive mirifique et un petit tout de « mascaron1 » dont je ne vous dis que ça. Merveille de la vie sur l’âpre terre des « Tomas » d’Haïti ! Un rire énorme se balance au-dessus du récit et soudain explose, déferle en mots, en saillies, en onomatopées, en cris, en jets de salive, en jurons, en petites larmes vites écrasées, puis l’histoire continue, bête branchue, au corps éton-nant de grâce, de joliesse et de monstruosité. À voir comment Justin Lhérisson mène le jeu et fait danser la calinda à son monde, l’esthète évanescent ou le critique pincé peut être estomaqué au début, mais il n’aura pas le temps de dire que ce n’est pas comme cela qu’un roman devrait être fagoté, il est tôt pris lui aussi, retourné, enrégimenté dans la claque, bon gré mal gré, il suit le mouvement hors de souffle, raplapla. Il est ce lecteur profane, - mandarin chinois, archevêque ou prince silencieux de la cité des livres -, vite devenu une simple parcelle de la méduse nègre qui, invisible, gravite autour du volume ouvert telle une nuée de plasmas, de larves et de simulacres; il est converti, ce lecteur en gain de corail de polypier innombrable, en petit agrégat de la colonie d’yeux écarquillés, de colliers de dents claires, de jambes noires qui trépignent et de paumes cuivrées qui battent le rythme dans la nuit bleue, faisant le siège du romancier - audiencier. Justin Lhérisson par sa scansion baroque de chanteur

1 Mascaron : Danse de bande carnavalesque

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des carrefours et son chorus de «blues» a ramené l’art du roman à la genèse de la beauté, à la jeunesse de l’art, à l’avenir de l’arti-fice du monde, Justin Lhérisson est parfois situé dans le courant du réalisme critique. C’est passablement vrai, mais ce réalisme critique-là est enrubanné d’une liesse populaire, de flon-flons, de goguette, d’un fou-rire - élément qui déferle sur la politique, les travers, les vices, la richesse, la grandeur, la misère, la bêtise, la sexualité, la douleur, la démarche humaine, le derrière qui roule, la bouche qui s’empiffre, l’ennui des exploiteurs et la redoutable insouciance des exploités. Justin Lhérisson chante la comédie de l’existence, la stupi-dité de tout, le sérieux de la petite vétille, l’amer délice de vivre. Justin Lhérisson est aussi bon psychanalyste que Freud ou Adler, ce coquin-là connaît non seulement la libido, mais la mécanique des hormones et les mystères des glandes sexuelles travaillées par l’ar-dente puberté; il peut nous faire sentir le frémissement de vie qui en une seule nuit rend turgescents, succulents, les seins de Zoune, la frise d’une titillation horripilante et éclot en quelques heures son œil, ci-devant candide, d’un poussin d’or, son regard ébouriffé de donzelle aux cuisses de feu. Quelques semaines après la publication de Zoune chez sa Ninnaine du nord au sud d’Haïti, l’alizé charriait d’étranges fluences et le langage quotidien de tout un peuple anal-phabète qui n’avait pu lire le livre se trouva brusquement modifié. « Faire Cadet Jacques » signifiait du jour au lendemain abuser d’une femme, « Être en Zoune » s’employait pour parler d’une donzelle travaillée par une puberté affolante et « Amour, Délice et Orgue et le participe entre deux que », qui sont comme le sait un chacun, dans la grammaire française, des mystères aussi impénétrables que ceux de la Sainte-Trinité ou des natures de Jésus-Christ, devenait un adage familier aux nègres des feuillages. Un écrivain peut-il donc survivre à un tel destin littéraire ? Justin Lhérisson se mourait donc un soir, peu de temps après la publication de son livre. Il était âgé de trente-quatre ans et sous sa plume les premières phrases d’une nouvelle Zoune, Zoune dans la vie coulaient déjà... Nous mettrons ce roman dans notre bibliothèque, au rayon des chefs-d’œuvre non écrits, entre l’Alceste de Racine et cette Vie Nouvelle qui remuait dans le ventre

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de l’Annaïse de Jacques Roumain.Je ne sais si 1873 fut une bonne année pour le café ou pour le

rhum, mais elle fut sans conteste une année mémorable pour notre roman. Quelqu’astrologue facétieux saura peut-être démontrer que cette année-là il y eut de curieuses conjonctions de planètes, que Mercure était souvent en dissonante avec Jupiter, Saturne, Uranus, ou Neptune, ou encore que le soleil immarcescible eut alors ses plus beaux aspects, ses plus étranges couleurs et ses plus fameuses protubérances, bref, le fait est que comme Antoine Innocent, comme Joseph Justin Lhérisson, Fernand Hibbert naquit en l’an de grâce 1873. Tenant du réalisme critique lui aussi, il fut un coryphée du rire dans le roman. Le rire de Hibbert est aussi endiablé que celui de Lhérisson, mais combien est-il différent. Alors que le rire de Lhérisson était bon enfant, Hibbert, lui, rit au nez de chacun de ses personnages, son rire est sceptique, bien que bordé d’une mince frange de tendresse, quelle amertume dans ce rire. C’est un rire sauvage, cannibale, destructeur et quelque peu nihiliste, le rire de quelqu’ambassadeur à la cour de sa Majesté gracieuse l’impératrice Adeline. Le rire de Hibbert a d’abord fustigé son propre milieu, ses proches, sa famille même dit-on. Alors que Lhérisson avait centré son objectif sur le petit peuple, les Haïtiens moyens, les arrivistes, quelques politiciens et quelques satrapes, Hibbert, lui est le roman-cier de « la haute ». Mascarade que tout cela ! semble-t-il marmon-ner, la grenouille qui singe le bœuf ! alors que Proust était partie intégrante de la faune qu’il a décrite, Hibbert est à la fois là-dedans et en dehors, en même temps il jouit du fauteuil d’orchestre et du point de vue de Sirius : tout en semblant jouer le jeu il est étran-ger à la pitrerie de la prétendue bourgeoisie haïtienne, qui répète la bouche en cœur : « Les civilisés ?... C’est nous !... ». Hibbert se gondole avec dignité en faisant baisemains aux pimbêches qui se croient sorties des cuisses de jupiter, il ricane du célèbre Lapouitte que en redingote et tuyau de poêle, charcute ses patients avec sa maestria de crétin sonore, il se dilate la rate à observer les mines, les minauderies et les fausses manœuvres des jeunes villes en fleur et les conspirations de leurs aristocratiques familles pour faire tomber dans leurs rets matrimoniaux paltoquets et jeunes aventuriers blancs

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de peau et blonds à souhait, quelque Schlieden ou quelqu’Enkssen, frais émoulu en Haïti du dernier courrier d’Europe, il glousse de plaisir à décrire la bêtise et les préjugés insoutenables de ceux que Jacques Roumain appellera après lui les fantoches, il se tire-bou-chonne littéralement à peindre au vitriol le « lettré » Romulus et le rire sonne tellement amer, tellement désespéré, tellement immo-déré quand, à l’arsenic, il entreprend le portrait de Cilotte Thazar, que Fernand Hibbert débouche sur le grand tragique. Le grand-gui-gnol atteint son paroxysme quand Hibbert aborde le portrait de ses pareils, Gérard Delhi, Claude Sartène ou Lionel Brion, qui nagent dans le milieu semi-tribal et semi-féodal semblables à ces singes enfermés dans un aquarium. C’est d’ailleurs comme à regret qu’il les décrit, avec une pudeur de tendron il les dépeint à peine; en effet, dans la réalité ils sont si effacés, si méprisés, si peu visibles dans le mardi-gras quotidien de nos classes dirigeantes, que seuls les yeux de l’avenir peuvent les distinguer avec une tristesse émue. En eux et en leur progéniture spirituelle Fernand Hibbert met son espoir de désespéré mais comme il cache tant qu’il peut son rêve têtu, à peine le romancier susurre-t-il à leur propos quelques mots. Ces fous sublimes finiront cependant comme Juste Silencieux Cresson s’ils perdent de vue la petite étoile verdelette qu’ils distinguent, eux seuls, dans le noir tunnel où tout le monde joue à « Touche m’y, touche-moi », excepté eux bien entendu. Hibbert a horreur de la promis-cuité. On a dit de l’œuvre de cet extraordinaire romancier qu’elle représentait une peinture trop sombre de la vérité, qu’elle était d’un réalisme purement destructeur; le reproche est injuste assurément. Plus que Frédéric Marcelin qui a mêlé au roman des gloses sur l’ave-nir, mieux que Lhérisson qui rit sans méchanceté, Hibbert a ouvert la perspective d’avenir de son peuple. Dans l’absurde tragédie que représente l’œuvre de Fernand Hibbert, il flotte autour des person-nages et des choses une aura de catastrophe qui certifie que rien ne peut durer éternellement. Bien entendu, il est moins verbalement prophète que les autres, quand il fait état de discussions d’idées elles sont surtout relatives au passé, car il n’aime pas jouer les Cassandre. Je tiens personnellement Fernand Hibbert pour un écrivain opti-miste, car le pessimisme est tel dans ses romans que du fatalisme de

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l’histoire racontée se dégage une conviction qu’il ne formule pas : « N’est-ce pas ?... C’est tellement affreux, idiot, que ça sautera un de ces jours... Pas vrai ?...» À mon sens Fernand Hibbert a été le seul de nos romanciers d’avant 1915 à prédire implicitement l’occupation yankee et l’aliénation de notre souveraineté nationale, il l’a claire-ment écrit entre les lignes.

Hibbert n’a pas apporté de contribution formelle spectaculaire, ni quant au style, ni quant à la composition romanesque; discrète-ment il s’est contenté de bien digérer et d’assimiler l’apport de ses devanciers. Il n’a rien renié mais il a pensé que le contenu si explosif de son œuvre conditionnait une simplicité de moyens. Se conten-tant de son style limpide comme une source de montagne, sa phrase à la démarche un peu féline fait le reste à l’appui d’une technique narrative éclectique à mi-distance de l’art du « maît’conte » et de l’individualisme formel. Hibbert est un romancier qui masque son organon. Ce colosse est l’égal d’Amédée Brun, de Frédéric Marcelin et de Justin Lhérisson, c’est le quatrième mousquetaire du roman réaliste de cette époque. Justin Lhérisson eut d’ailleurs avant de mourir la joie de lire le premier roman de Hibbert, Séna (1904) dans lequel il campe un personnage unique dans notre littérature, Romé-lus Rorotte, alias Séna, qui de crapule patentée au départ, évolue à la fin du livre vers un humanisme et un humanitarisme assez positif. Peut-être Lhérisson a-t-il pu lire aussi Les Thazar, scènes de la vie haïtienne (1907), en tout cas il peut mourir en paix sachant que le portrait de l’homme haïtien allait être continué de main de maître. En effet Hibbert donne coup sur coup Romulus (1908), puis Masques et Visages (1910), ensuite, amer, désabusé, brisé par un milieu qui dévore les vraies valeurs comme à plaisir, il restera silencieux pendant treize ans. Il se ressaisira avant de mourir pour publier Les simulacres ou l’aventure de M. Hellenus Caton (1923) et peu après le livre le plus déchirant peut-être qu’il a écrit, véritable testament moral d’un maître épuisé par sa résistance au désespoir dans un pays envahi, aux mains de l’étranger et de gauleiters apatrides méprisant et craignant par dessus tout les valeurs de l’esprit. Ce Manuscrit de mon ami, c’était l’adieu de celui qui à l’encontre de tant d’intellec-tuels haïtiens avait tout refusé pour être simplement professeur de

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lycée, éducateur de la jeunesse montante et le témoin des laideurs d’un pays dont il adorait les splendeurs.

La génération qui suit a entre vingt et vingt-cinq ans au moment de l’occupation; elle n’a donné que trois romanciers dont il faut rete-nir les noms. En effet, l’andante terminé, le scherzo sera léger, aérien, parfois gracieux, jamais il n’atteindra la puissance et la grandeur. La plante romanesque a besoin d’être émondée de toute évidence. En somme ce qui aura manqué aux romanciers de cette époque ce n’est pas le talent, ils ont gaspillé leur talent; désorientés dans toute leur échelle de valeurs par une occupation étrangère que personne ne pouvait croire possible dans ce pays si fier, ils sont également sans boussole sur le plan littéraire. Il faut ajouter que ces nouveaux arri-vants ont grandi dans cette atmosphère futile qui, dans les couches dirigeantes, précède toujours les catastrophes sociales. Comment dans cette féodalité à son déclin alors que les classes dirigeantes et leurs alliés éprouvent le délire des dernières fantasias, l’ivresse des ultimes barouds et des pronunciamentos en série, - prétextes tout trouvés par l’impérialisme pour son intervention -, comment des adolescents imbus de la dureté du combat avec l’ange de la création ? Que dire de Félix Courtois, styliste minutieux dont la pureté de la langue est estimable mais dont la phrase sans relief est au surplus invertébrée ? Son roman Deux pauvres petites filles (1920) sera d’un réalisme un peu larmoyant à la manière d’un Georges Ohnet tropical. Ce romancier, dans les deux ou trois livres qu’il écrira par la suite, continuera à être un pleurnichard talentueux, il pleure sur la vie de naguère, il pleure sur les duretés du moment, il pleure sur lui-même parce qu’il ne peut pas comprendre son temps. Léon Laleau ne nous convainc pas plus avec ses deux romans La Danse des Vagues (1919) et Le Choc (1932). Plusieurs fois Léon Laleau a fait comprendre qu’il se croyait un «surintellectualiste»; il n’a pas eu le courage de s’avouer un saltimbanque, mais il nous prévient qu’il n’offre rien, ni mystique ni amour : «...Il vous offre une mystique. Moi, des cerveaux et des boules...» Il sera plus précis dans sa définition de créateur :

«... Je crois au contraire qu’il doit avoir le juste sentiment de son immédiate inutilité. Ce n’est qu’un joueur de quilles.

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Et son domaine n’excède pas le gazon du parterre...»Comment, vivant dans un tel désert du cœur, dépourvu de toute

passion et de toute participation au cœur humain, Léon Laleau a-t-il eu l’idée de tenter de décrire le choc de l’occupation dans les âmes haïtiennes et dans celles de la jeunesse en particulier ? Le Choc, roman le plus connu de Léon Laleau est une œuvre adroite, fine, sèche, froide, mais il est plus fabriqué à partir de ficelles que d’un art robuste. Artificier, verbaliste et prestidigitateur de grand talent, il aura manqué à Léon Laleau ce don de sympathie pour quelque chose, ce qui fait le grand écrivain, cet amour de l’homme et de la terre des hommes qui font le voyant, ce sens des responsabilités pour être un authentique témoin. On ne peut pas dire que Léon Laleau fut un faux témoin du choc causé en Haïti par l’agression et l’occu-pation américaine, mais que peut voir un jongleur de cerceaux et de boules dans la rue où il s’exerce pour amuser les passants. Maurice Desroches, le principal héros ne nous déçoit pas tant parce qu’il s’en-fuit d’Haïti à l’heure du sacrifice nécessaire, préférant aller ailleurs poursuivre ses mômeries et se livrer aux folies de l’époque tango, mais bien parce que toute cette jeunesse que Léon Laleau fait défiler porte au front le sceau du pyrrhonisme foncier de l’auteur ; pyrrho-nisme qui d’ailleurs n’a rien à avoir avec un doute méthodique ou une maïeutique à la Hibbert. Le dernier romancier à retenir de cette génération est Stephen Alexis, le père de Jacques Stephen Alexis. Il faut avouer qu’il a entrevu les tenants et les aboutissants du drame de son peuple, mais par malchance pour lui, il est de sa génération. Stephen Alexis a eu la clairvoyance de faire entrer en scène le petit peuple de francs-tireurs et de partisans qui se battaient à l’arme blanche contre l’agresseur, mais leur apparition est trop épisodique pour convaincre. Le Nègre Masqué, roman politique paru en 1933, a eu beaucoup de succès à sa sortie, mais aujourd’hui il date passa-blement. Malgré de grandes beautés c’est une œuvre où la peinture sociale des milieux urbains n’apporte pas beaucoup de neuf dans le romanesque haïtien et le dandysme des personnages les rend trop évanescents pour attacher longtemps.

Le moment est venu de situer la place de la femme haïtienne dans le roman avant d’aborder le finale. Cléanthe Desgraves-Valcin,

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l’auteur de Cruelle Destinée (1928), puis de La Blanche Négresse (1933) et de un ou deux autres livres qui ne sont pas du meilleur aloi, doit être citée parce qu’elle fut une pionnière; elle a ouvert la voie à Annie Desroy, l’auteur de Le Joug (1934) et plus près de nous à Marie Vieux-Chauvet, l’auteur de Fille d’Haïti et de La Danse sur le volcan. Mais tout cela est bien léger, bien exsangue, bien invertébré, bien maniéré pour nous retenir longtemps. Les femmes haïtiennes qui pourtant ont beaucoup à dire, du point de vue duquel elles observent notre réalité, attendent encore leur romancier.

La génération qui a atteint l’âge de raison au moment où les fusi-liers marins des États-Unis patrouillaient nuit et jour dans les rues d’un pays dont les écoliers apprenaient l’histoire épique et les faits d’armes légendaires pour la liberté et l’indépendance, ne pouvait réagir de la même manière que la génération qui l’avait précédée. La jeunesse est par définition ardente, généreuse, tourmentée par des aspirations idéales et prête à offrir sa vie pour les causes qu’elle croit juste; ceux de cinq et dix ans en 1915 ne pouvaient songer à rejoindre les patriotes en armes dans les montagnes et les résistants des campagnes et des halliers, cependant ils étaient attentifs aux échos de leur lutte désespérée, ils frémissaient à entendre les jéré-miades des gérontes responsables de l’abaissement de la patrie et la complainte désespérée de tout un peuple humilié ainsi ils étudiaient, serraient les poings, se recueillaient, observaient, jugeaient sévère-ment attendant leur heure. À cette époque la nation haïtienne fut obligée de procéder à la révision de toutes les valeurs sur lesquelles elle avait juste-là vécu, les bases fondamentales du romanesque tel qu’il avait été pratiqué jusqu’alors ne pouvaient échapper à ce nouvel examen. Autour d’un tout jeune homme, Jacques Roumain, se crée aux alentours de 1927 un groupe de jeunes intellectuels qui a pour organe La Revue Indigène. Les tendances y étaient diverses mais tous se reconnaissaient à un dénominateur commun : le culte du patrimoine haïtien, la fidélité à la race noire décriée et la volonté de reconsidérer tout leur héritage culturel en fonction de l’apport de la pensée universelle d’avant-garde. Dans cette conjoncture historique de la nation tous étaient d’accord pour affirmer que l’intellectuel, sous peine de se renier et de renier l’avenir de la culture, se devait

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de servir. Réalisme donc dans toutes les démarches de la produc-tion intellectuelle, mais néoréalisme, effort de conciliation de toutes les tendances du réalisme national : réalisme humaniste, réalisme critique, réalisme social, réalisme traditionnel nègre; également étude de la symbolique populaire nationale, analyse du merveilleux haïtien, donnée constante de la culture populaire et intérêt pour les recherches formelles de l’art moderne. Comme on le voit, on ne peut pas dire que La Revue Indigène se soit présentée comme une véri-table école littéraire, mais elle est catégoriquement pour une esthé-tique révolutionnaire, pour une esthétique de la fidélité, pour une esthétique combattante. Cette esthétique aussitôt définie triomphe en poésie et fait loi pour toute la nouvelle génération, mais, au départ, elle ne trouve pour la défendre qu’un seul romancier Jacques Roumain. En effet, malgré sa trépidante activité politique, en prison ou en liberté, Jacques Roumain trouve le temps d’être tout aussi bien poète que sociologue, ethnographe, idéologue et romancier. Peu après son action dans l’aile gauche du mouvement nationaliste et le rôle dirigeant qu’il joue dans le déclenchement des grèves qui abou-tiront à la fin de l’occupation américaine, Jacques Roumain publie un recueil de nouvelles, La Proie et l’Ombre (1930), puis en 1931 les deux premiers romans, La Montagne Ensorcelée et Les fantoches. Ces deux livres de Jacques Roumain, tout en contenant des germes qui se retrouveront plus tard épanouis, sont en somme des œuvres où l’auteur recherche son registre et s’essaie au plain-chant. Œuvres mordantes, acides, où le lyrisme a une large place, où la terre vibre et chante ; elles influenceront les autres romanciers de sa généra-tion qui se détachent déjà autour de lui, mais pas de façon suffisante pour que leur romanesque soit qualitativement changé. Nous avons essayé de montrer que La Revue Indigène exprimait la diversité dans l’unité; considérons donc un moment la production des contempo-rains de Jacques Roumain avant de revenir à celui qui sera bientôt non seulement l’écrivain qui renouvellera de manière décisive notre roman mais un véritable connétable de toutes les lettres haïtiennes contemporaines. En 1935, Maurice Casséus écrit un roman remar-quable, Viejo, qui fait augurer la renaissance prochaine et dont maints personnages annoncent ceux de Jacques Roumain. Ce livre

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ce Casséus est celui des faubourgs sombres et sordides où grouille une humanité pleine de vie, qui rit, se débat et se démêle pour vivre. Drue, colorée, mouvementée, cette œuvre est cependant trop près de la photographie d’art pour répondre à certains objectifs définis par La Revue Indigène.

Clément Magloire Saint-Aude apparaîtra un moment comme un de ceux qui seraient capables de renouveler la vitalité de la plante romanesque haïtienne. Très grand poète de la lignée des poètes maudits -au dire des surréalistes Magloire Saint-Aude serait le plus grand poète actuellement vivant dans le monde -, cet écrivain a également voulu, semble-t-il, rester un romancier maudit. Dans une série de « Tableaux de la Misère » hallucinants, Magloire accu-mulera une foule de sketches étranges dont le vérisme, dépouillé jusqu’à la nudité et la sécheresse, cache cependant sous son appa-rente rigueur une sous-dominante de désarroi quasi existentialiste. Ces «Parias», ces mauvais garçons, ces maquereaux, ces miséreux aux gestes fiers comme des hidalgos, ces ivrognes frissonnants du besoin de leur stupéfiant, ces Edith, ces Magdeleine, ces fillettes en rupture de bans avec le contrat social, Magloire Saint-Aude s’est en effet mêlé à eux ; comme le poète Carl Brouard, il s’est enlisé dans leur milieu sans air pur afin de goûter à l’amère délice d’une vie tissée de cauchemars aussi splendides qu’affreux, peut-être dans le souci de décrire cette existence affolante de l’intérieur. La puissance de Magloire Saint-Aude surgit à chaque page comme une bombe qu’il n’arrive cependant pas à faire éclater. Descendu dans la fosse aux serpents de la misère, de la déchéance, du vice et de l’ennui, Magloire Sainte-Aude a de la peine à en remonter pour accomplir une vraie œuvre de romancier, - qui implique une description faite autant de l’intérieur que de l’extérieur. Du fond du gouffre sa voix nous parvient, tragique, déformée, pâteuse des absinthes bues et cependant si prenante, si aiguë, si diamantée, que nous ne pouvons

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cesser d’espérer en lui.«... Le poète, chat lugubre, au rire de chat...»

a beau nous crier des confins où il s’est réfugié qu’il ne nous revien-dra pas :

«...Je descends indécis, sans indices, Feutré, ouaté, levé, au ras des pôles...»

nous ne pouvons le croire tout à fait. Il nous supplie de l’y lais-ser, tout en s’excusant auprès de nous de ne pouvoir échapper à ce néant qui le fascine :

«... Si pardonPour le bel halo de mes paupières, Je glisse, je descends. je m’enlise Dans la laine de mon comaBon comme le lait de la sieste...»

Mais pourquoi supplierait-il si l’autre appel n’était pas aussi atti-rant ? Magloire Saint-Aude romancier a créé trop de personnages énigmatiques, trop de fous dangereux, sublimes et magnifiques, trop d’abrutis dont certains gestes de lumière et de générosité ont la pure-té des gestes d’enfants, pour que nous désespérions de lui. Il a encore récemment publié une nouvelle Veillée ou, tout en n’échappant pas à son inquiétude et à ses fantômes intérieurs, il nous laisse augurer un certain retour à la lumière. J’ai été surpris de lire dans une critique littéraire récente sur mon roman Compère Général Soleil, -la seule page de ce genre qu’ait peut-être écrite Magloire Saint-Aude -, quelques aperçus d’une esthétique romanesque actuellement en gestation. Ce roman «humain et véridique où le détail psychologique dépasse les subtilités littéraires...» est peut-être pour bientôt. En effet Magloire Saint-Aude semble depuis quelques temps se réveiller du sommeil dans lequel il est si longtemps resté englué. Puisse-t-il nous surprendre agréablement en s’affirmant toujours un des plus vivants de nos romanciers.

Nous nous sommes attardés si longtemps à un romancier dont l’œuvre reste encore, pour l’essentiel, à écrire parce qu’il y a dans sa production un curieux mélange de Villon, de Nerval, de Zola et de Kafka, tous nègres ceux-là, ce qui peut donner lieu à une surpre-nante fleur sur la plante romanesque haïtienne, mais revenons aux

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autres romanciers de la génération de Jacques Roumain. Nous en étions arrivés à Pétion Savain, peintre et romancier populiste dont le livre sans lendemain, La Case de Damballah (1939) défraya long-temps la chronique et ne manque d’ailleurs pas de qualités. En 1942, Pierre et Philippe Tho-by-Marcelin publient un roman Canapé Vert qui eut un grand retentissement et remporta le grand prix du roman panaméricain. Ces romanciers dont la fraîcheur du récit et le style alerte sont les plus belles qualités, - leurs autres livres, La Bête de Musseau et Le Crayon de Dieu l’ont confirmé ne sont en somme que des conteurs agréables. Il ne faut pas chercher dans leur œuvre autre chose que certains procédés d’enrichissement de la langue littéraire haïtienne, beaucoup de verve à partir d’histoires colorées, peu ou prou de couleur locale, sel et piment d’une fantaisie descrip-tive remarquable. La plongée psychologique est peu profonde, l’étalé de mœurs reste à l’apparence des choses et bien peu de perspec-tives humanistes et artistiques se dégagent de l’œuvre des séduisants frères siamois du roman haïtien.

Il est peut-être temps de tenter de situer un romancier inclas-sable : Jean-Baptiste Cinéas. Aîné de la génération littéraire de 1915, il est aussi l’aîné de la génération de La Revue Indigène. Cinéas n’a pourtant commencé à publier des romans qu’en 1933 et il n’a pas encore achevé son œuvre. On a dit de Cinéas qu’il serait avant tout un romancier paysan, ce qui d’ailleurs ne signifie pas grand chose sur le plan esthétique, on l’a également voulu populiste, il se veut « audiencier » mais en somme la dimension la plus sûre de Cinéas c’est que son roman est sans romanesque vrai. Les personnages de Cinéas sont des prétextes, des moyennes d’hommes plutôt que des types, et au lieu d’utiliser l’« audience » pour soutenir une histoire, c’est l’histoire et les personnages, qui supportent mal l’« audience». En effet à travers son « audience » Lhérisson a avant tout pour objet un curieux type d’humanité qu’il dévoile par des pensées, par des démarches, par des comportements et des actes; l’« audiencier » populaire, lui est classiquement un fieffé et sympathique menteur, qui ment pour dire la vérité, car son imagination bat tout nativement la campagne : l’« audiencier » populaire est un coquin de hâbleur qui campe des personnages ni authentiques ni imaginaires en corsant

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l’histoire par une improvisation d’invention, par une broderie artis-tique du fait réel, par une médisance pleine de tendresse pour l’être humain, par une calomnie sans méchanceté. Alors que ce bla-bla-bla est rigoureux dans son jaillissement de puits artésien, Cinéas pour sa part se sert de l’« audience », d’une affabulation et de person-nages pour donner son point de vue didactique sur tout. Il est étrange que Cinéas, écrivain à thèse par excellence, - sa thèse se résume en trois mots : Splendide et malheureux pays ! - arrive malgré tout à intéresser depuis 1933, date à laquelle il a livré Le Drame de la terre, puis sept ans après La Vengeance de la terre (1940), suivi de L’Héritage Sacré (1945) et de Le Choc en Retour (1948). En somme Cinéas est un écrivain authentiquement haïtien, profondément natio-nal, progressiste même, ce qui lui aura fondamentalement manqué, c’est une esthétique, et son incorrigible défaut c’est qu’il s’intéresse trop aux choses et aux faits de chez nous et pas suffisamment à l’homme et aux gens. Il n’est d’aucune école, d’aucun temps, ce n’est qu’une conscience pure et honnête et il s’est justement dépeint en écrivant : «... La nature s’est montrée, quant au don d’imagination, d’une avarice cruelle. On ne voudra peut-être pas me croire. Il me faudra en bon paysan prendre contact avec le réel, toucher la terre, avant de tenter un vol lourd, sans grâce et de courte durée...»

Mais il est grand temps de revenir à Jacques Roumain, le conné-table des Lettres Haïtiennes contemporaines. Ses premiers romans édités donc, à part de nombreux poèmes publiés çà et là, Jacques Roumain ne publie aucune œuvre littéraire. Seuls ceux qui l’ap-prochent savent que cet homme a plus que du talent, qu’il est celui qui comprend le mieux les tâches immédiates et les problèmes essentiels posés aux écrivains haïtiens de toutes disciplines. Non seulement Jacques éclairait d’une manière saisissante pour n’im-porte quel jeune écrivain l’orientation susceptible de développer ses qualités narratives, mais quiconque avait un contact humain avec lui était aussitôt persuadé d’avoir approché le maître, le seul d’entre nous capable d’ouvrir de nouvelles voies aux lettres haïtiennes et de révolutionner notre roman. Hélas ! pendant des années Jacques fut un exilé politique, coupé de ses sources, arraché à ses amis et à l’intellectualité haïtienne, se promenant de par le vaste monde

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comme le juif errant, tentant toutefois de formuler son message. En 1941, explosion de joie dans toute la jeunesse et dans l’intellec-tualité haïtienne, Jacques Roumain est autorisé à rentrer dans son pays. Dès son retour, Jacques Roumain met les bouchées doubles, et consacre beaucoup de temps à la partie de son œuvre qui était le plus en retard, ethnologie, ethnobotanique, archéologie, paléontologie, questions idéologiques, divers plans sur lesquels il était également un chef d’école. On attend cependant impatiemment l’œuvre roma-nesque qu’il a promis de poursuivre.

Jacques Roumain est alors amené à accepter un poste diploma-tique au Mexique, peu après il est ramené en Haïti, mourant... Toute l’intellectualité haïtienne a le souffle coupé, mais le miracle s’accom-plit, ayant comme Antée touché la terre maternelle, il revit au milieu de ses amis, écoutant la commande sociale de tout un peuple qui réclame de lui une révolution littéraire. Il regagne son poste, mais quelque mois après, de nouveau terrassé par le mal qui le rongeait, il est ramené sur la terre natale. Il a l’air de se remettre, hélas ! cette fois-ci tout sera impuissant et Jacques Roumain se mourrait avant d’avoir réalisé cette renaissance littéraire qu’il pouvait seul, de l’avis général, assumer. Ce n’est pas mon propos d’évoquer dans ce travail la douleur des ouvriers dont il était le leader politique, celle des hommes de science, des sociologues, des ethnographes, des archéo-logues, celle des poètes, celle des prosateurs et des romanciers. Tout ce qu’il y avait de meilleur dans la jeunesse, dans le monde du travail et dans l’intellectualité était atterré. Cependant autour de la bière qui s’en allait le bruit commença à se répandre que Jacques avait eu le temps d’achever l’œuvre maîtresse qu’il nous destinait sur le plan romanesque et qu’au surplus un autre roman était quasi terminé. Quelques mois après, en 1944, paraissait Gouverneurs de la Rosée.

Le mot de liesse peut sembler trop fort pour caractériser la réac-tion du public haïtien à cette œuvre posthume, c’est pourtant le terme juste en l’occurrence. À cette date, c’était l’ouvrage le plus capital du romanesque haïtien qui avait vu le jour. En fait Jacques Roumain se présente devant la postérité avec pratiquement ce seul roman qui a été salué dans des dizaines de pays comme un chef d’œuvre, il est bien difficile donc de prétendre caractériser un tel bagage. Je peux

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tout au moins essayer de dire en quoi ce livre a révolutionné le roma-nesque haïtien, à mon point de vue bien entendu ; je ne manque-rai pas de signaler ce qui aux yeux de plusieurs constitueraient des défauts, qu’on ne manque pas de dire à propos de n’importe quel chef-d’œuvre quelques défauts pour être une beauté vivante. Cepen-dant même les prétendus défauts et les insuffisances de Gouverneurs de la Rosée sont riches d’enseignements et de promesses.

1. Dans ce roman, à l’encontre des autres ouvrages de nos autres grands romanciers, le dynamisme de l’histoire se fait nette-ment sentir. Les « catastrophes d’âme » de Amédée Brun, les mises en scènes véristes de Marcelin, l’« audience » endiablée de Lhérisson sur la splendide et amère comédie de l’existence en Haïti, la synthèse tragi-comique de Hibbert, tous ces apports étaient réalistes, cependant en dépit de timides aperçus de ce qui naît et se développe, leur réalisme restait un réalisme de surface où on n’arrivait pas à discerner où le fleuve de la vie entraînait les héros et la société haïtienne. Le réalisme de Jacques Roumain est un réalisme dialectique, un réalisme où les choses se meuvent, car on y éprouve le sentiment de conti-nuité inexorable de la vie d’une nation, on y voit comment un peuple bouge, comment une collectivité se met en mouvement pour se renouveler.

2. Jacques Roumain transcende la couleur locale, le vécu local, dans ce sens que la moindre page du livre est indispensable à la mue des héros, on y a la nette impression que la suite des petits faits journaliers les font évoluer inexorablement, comme malgré eux, vers la révélation d’eux-mêmes et à un point qu’ils ne pouvaient prévoir.

3. Sans manichéisme et d’une façon centrale Jacques Roumain fait entrer en scène et en action le peuple entier, chacun prenant posi-tion par rapport au mouvement qui les dépasse, qu’ils n’avaient pas prévu, qu’ils n’avaient pas voulu. Le roman devient ainsi un roman-poème, un roman-épopée où la confiance et l’espoir sont des conquêtes majeures des principaux personnages à la fin du

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récit.4. Jacques Roumain arrive à une maîtrise de la forme et de la

langue qu’aucun autre romancier haïtien n’avait atteinte avant lui, dans ce sens que son style et le contour du narré deviennent comme indispensables à l’affabulation qu’il y enveloppe; en d’autres termes coïncidence exacte entre forme et contenue. On ne peut raconter l’histoire de Gouverneurs de la Rosée autre-ment que Jacques Roumain ne l’a fait sans modifier sensible-ment l’histoire et sa signification.

5. Alors que les autres romanciers haïtiens amenaient logiquement notre adhésion par des qualités précises et leur puissance évoca-trice, Roumain introduit dans notre romanesque une dimension d’enchantement, il accapare le lecteur sans que celui-ci puisse en déceler immédiatement la raison. C’est la même aventure que lorsque nous tombons amoureux. Chez Lhérisson l’enregi-mentement était analogue à celui que provoque une séance de « jam-session » dans une cave obscure ou le passage subit d’une bande carnavalesque de « mascarons », chez Roumain nous sommes englués comme à l’apparition d’une femme inconnue qui pour le reste de nos jours hantera nos nuits et nos réveils.

6. Le romanesque de Roumain semble avoir triomphé de l’an-tithèse classique, ce n’est ni le romanesque des événements exté-rieurs ni celui de la vie secrète des âmes, c’est le romanesque du vécu, tout est romanesque, historiette, personnage, langage, composition. Le pouvoir de l’œuvre sur le lecteur résulte de cette synthèse artistique.

7. Le merveilleux entre désormais dans le réalisme sous le dégui-sement d’un fait naturel, mais pas banal. Ainsi Manuel est un thaumaturge et un visionnaire à l’égal de Moïse faisant gicler sa fontaine du roc. Ce qui est miraculeux ce n’est pas tant la source découverte mais la prescience et sa convection préalable dans l’existence de cette source, - il ne peut pas ne pas la découvrir -, ce qui est miraculeux c’est sa certitude de pouvoir faire jaillir la fraternité dans un milieu ravagé par la haine; ce qui est encore miraculeux c’est qu’il sait qu’Annaïse est Juliette parce qu’il est Roméo en dépit de tous les Capulet et Montaigu, c’est que l’un

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ou l’autre peut mourir car l’un ou l’autre survivra, étant devenus chacun et Roméo et Juliette pour le retour à la fraternité et à l’amour. « Heureux celui qui porte en soi un Dieu, un idéal de beauté et qui lui obéit », disait Louis Pasteur. Jacques Roumain apporte par son roman une nouvelle dimension à l’homme haïtien, il lui donne un sixième sens. Matérialiste ou mystique l’humain possède un pouvoir incantatoire sur la vie et sur les éléments. Qu’il en soit conscient ou non, il peut marcher sur les eaux, car dort toujours en lui un vieux fonds magique, une divinité, une omnipotence souveraine qui lui vient de l’Afrique dont la forme dessine un cœur. Pitié pour les races et les nations qui ont laissé s’éteindre le feu intérieur de l’homme et qui ainsi n’ont plus de merveilleux vivant !

Maintenant peuvent intervenir les discussions d’écoles. On peut en vouloir à Jacques Roumain de raconter une histoire indéterminée dans le temps ou insuffisamment précisée dans l’espace et d’avoir semblé négliger les problèmes globaux que confronte le peuple haïtien entier à tout moment de sa vie, alors même que se déroulent les petits drames individuels, locaux ou régionaux. On peut soute-nir que les personnages de Jacques Roumain sont stylisés, allégo-riques plutôt qu’existants qu’ils font « paysans éternels haïtiens ». - On peut lui reprocher en outre d’avoir négligé le fourmillement de la vie de son pays, l’agitation quotidienne haïtienne, la dialectique des comportements, des us et des coutumes qu’avaient si bien su reproduire les pères de notre romanesque. On peut arguer que le dynamisme de l’histoire ne se fait pas sentir dans Gouverneurs de la Rosée à travers le matérialisme de l’histoire qui est racontée, mais plutôt par le rire et l’action d’un homme providentiel qui surgit alors que rien dans le milieu et le lieu considéré ne le laissait prévoir. On peut encore ajouter que les personnages sont des symboles qui n’ont que récora : haïtienne et un parler très haïtianisé, on peut reprocher mille choses vraies, mille choses apparemment vraies, mais le fait est que le roman de Jacques Romain vit et résiste au temps. Ce que ce livre a apporté au romanesque haïtien est incalculable, si tant est que Jacques Roumain n’a pas tout apporté, c’est que le roman haïtien

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devait se développer après Gouverneurs de la Rosée. On pourra dépasser Gouverneurs de la Rosée parce que si ce n’était pas possible, Jacques Roumain n’aurait pas été l’initiateur d’une renaissance du romanesque haïtien. En effet depuis qu’il existe ce roman a rompu le cours traditionnel de notre genre romanesque, il est et demeure une force radiante qui joue depuis son apparition le rôle d’un organisa-teur collectif de toutes nos lettres contemporaines. Pour être désor-mais romancier en Haïti, il faut à la fois partir de Gouverneur de la Rosée et à la fois le nier.

Nous voici arrivés aux années immédiatement contemporaines. Il est difficile à un jeune romancier d’être le juge de ses confrères contemporains, mais qu’importe, nous nous rions des colères gratuites devant un effort qui essaie d’être positif pour l’avenir. Le finale du romanesque haïtien ne peut s’achever ou s’il a l’air de s’achever c’est pour se muer insensiblement en un nouvel adagio. Après Jacques Roumain, les frères Thoby-Marcelin ont poursuivi leur œuvre, Jean-Baptiste Cinéas a continué, Félix Courtois a persévéré, d’autres sont également survenus qui n’ont pas plus convaincu. Il faut citer le poète et dramaturge Morisseau Leroy, l’auteur de Récolte, Anthony Lespès qui par son roman Les Semences de la Colère est le secta-teur d’un réalisme social un peu glacé dont la frigidité et la beauté marmoréenne déçoivent, on peut citer Édris Saint-Amand au style plaisant mais trop pur dont le talent se définit plus comme celui d’un conteur alerte que d’un créateur d’humanités (Bon Dieu rit, 1952), en dernier lieu le poète Jean Brierre, auteur de Province (1952), dont il faut attendre les romans annoncés pour situer le talent.

Nous voici arrivés à la fin de ce florilège du romanesque haïtien. Il ne serait pas honnête de ne pas parler du dernier en date de nos romanciers pour la seule raison qu’on lui a demandé de deviser du roman haïtien, je veux parler de moi-même, Jacques Stephen Alexis. Pourtant il est bien difficile de se définir soi-même. Qu’il me suffise donc de dire que j’ai écrit trois romans et un recueil de nouvelles, Compère Général Soleil (1955)2 , Les Arbres Musiciens (1957), La Rose des Yeux achevé en 19573 et encore inédit comme Romancero 2 Gallimard, Réédition dans «l’Imaginaire», en 1982.3 Publié en 1959, par Gallimard sous le titre L’espace de cillement. Réédité dans «L’Ima-ginaire» en 1983.

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du Vent Caraïbe4. Je ne crois pas exagérer en disant que mes premiers livres ont eu un retentissement international considérable et que de nombreux critiques haïtiens et étrangers ont osé mettre Compère Général Soleil en balance avec Gouverneurs de la Rosée, tandis que plusieurs autres allaient même jusqu’à avancer que Jacques Roumain a eu un continuateur qui l’a largement dépassé. Si c’est vrai, l’ef-fort de Jacques Roumain n’aurait pas été vain et aurait abouti à son objectif, c’est la grâce que je me souhaite et que je nous souhaite tous, ainsi soit-il.

En tout état de cause le portrait de l’homme haïtien ne sera pas de sitôt achevé, dans la floraison des jeunes talents qui bourgeonnent, nous sommes attentifs à découvrir et à aider ceux qui iront plus loin que nous. Voilà une bien consolante fatalité. En effet dans la conjoncture actuelle de notre peuple, la nation haïtienne a besoin de ses romanciers autant que de ses ouvriers, de ses artisans, de ses ingénieurs, de ses artistes et de ses paysans.

Jacques Stephen Alexis, Janvier 1959

4 Pulié par Gallimard en 1960, sous le titre «Romancero aux étoiles».

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Notice biographiqueMichel Adam naît en Haïti, à Cabaret. Il vit sa prime enfance au sein d’une population composée surtout de paysans démunis, austères, joyeux comme travail-leurs, proches du communautarisme africain origi-nel. Un dénuement de milieu contrastant avec l’esprit d’ostentation des couches aisées, particulièrement en la « République de Port-au-Prince ».À son adolescence, la nation plonge dans chaos total avec la mainmise sur toutes ses sphères du macou-tisme : copie bananière, involutive, avatar formaté des mésaventures politiques, sociales et humaines que sont le nazisme, le fascisme ou le klan. Un vrai triomphe de la Déraison ! qui s’est perpétuée sous une forme ou une autre, malgré la chute de la maison Duvalier en 1986.Après le secondaire, l’auteur part faire des études universitaires en France, à Bordeaux. Trois ans plus tard, il est en Côte d’Ivoire, coopérant en enseigne-ment.Désireux de retrouver le sol américain, il effectue deux séjours au Brésil. Il admire au passage l’immen-sité et la diversité géographiques, la variété et la mixi-té de la population, le foisonnement culturel. Or, pour des raisons politiques, il choisit de se rendre au Chili d’Allende. Il y est étudiant en biologie cellulaire et écologie. Au coup d’état contre l’Unité Populaire, le Canada l’accueille. Résident permanent, puis citoyen, il habite à Montréal.