Pistes pédagogiques · la vie de Nikola Tesla) renouvelle le genre de la biographie, où les...

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Pistes pédagogiques Exposition Jean Echenoz, roman, rotor, stator

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Pistes pédagogiques

ExpositionJean Echenoz,roman, rotor, stator

Jérôme Lindon

« Quand un de mes livres a l’air de plaire à Jérôme Lindon, il intervient donc très peu, n’impose ni ne propose presque aucun changement. Ou alors cela peut être un peu déconcertant. Une de ses rares interventions dans ce dernier livre, par exemple, c’est à propos d’un passage où, décrivant un personnage, j’évoque le physique de Louison Bobet. Non, non, dit-il, pas Louison Bobet. Ah bon, lui dis-je, et pourquoi ? Qu’est-ce que vous avez contre Louison Bobet ? Rien de particulier, me répond-il, ou plutôt si : la thalassothérapie. Allez, soyez gentil, enlevez Louison Bobet. Allez, adieu, Louison Bobet. C’est comme ça. Et puis il a ses théories, sur le singulier par exemple : le singulier, dit-il, quand c’est possible dans une phrase, c’est toujours mieux que le pluriel. Cette théorie, à ce jour, me paraît toujours juste.Ça continue comme ça, je lui apporte un livre tous les deux ou trois ans. Lorsque nous nous voyons de temps en temps, j’évite de parler de mon travail, surtout quand ça ne marche pas bien. Jeune homme, j’imaginais qu’un éditeur pouvait seconder un auteur, l’assister dans ses tourments, arpenter avec lui le jardin du Luxembourg en discutant gravement de la place d’un personnage, de l’articulation entre deux chapitres et toute cette sorte de choses. J’ai vite compris, avec Jérôme Lindon, qu’un éditeur a autre chose à faire, lui en tout cas. Lui a horreur des états d’âme et qu’on le prenne pour ce qu’il n’est pas, que ce soit père substitutif, confesseur ou thérapeute, il déteste [...]. Allez, adieu, les états d’âme. » p. 35

JÉRÔME LINDON ET JEAN ECHENOZ

© Louis Monier

1995, au cours d’une réception donnée par les Éditions de Minuit à l’occasion du Prix Novembre, décerné à l’écrivain pour Les Grandes blondes.

TEXTILE EXTER. 11-B - 171017

EXT 14

Le personnage de roman du 17e à nos joursComment, à travers la construction des personnages, le roman exprime une vision du monde qui varie selon les époques et les auteurs et dépend d’un contexte littéraire, historique et culturel, en même temps qu’elle le reflète, voire le détermine. Le fait de s’attacher aux personnages permet de partir du mode de lecture le plus courant. [Programme de français en classe de première]

On trouve dans l’œuvre de Jean Echenoz des personnages de fiction, des références ou allusions à des figures du cinéma (Au piano) mais également des personnages réels.

Ainsi le cycle Ravel (2006), Courir (2008) (sur l’athlète Emil Zatopek), Des éclairs (2010) (fiction inspirée de la vie de Nikola Tesla) renouvelle le genre de la biographie, où les personnages bien réels sont traités comme des personnages de fiction, avec leur part de mystères, de situations incongrues, d’essence romanesque.

Pourtant ces fictions nous donnent également à lire la réalité du monde où évoluent ces personnages. Ainsi le siècle de la vitesse et du progrès dont témoignent les nombreux moyens de transports, automobile, train, bateau qu’emprunte Maurice Ravel pour se déplacer ; ou encore les inventions de Nikola Tesla sur le courant alternatif et sa rivalité avec Edison.

Le roman 14 questionne quant à lui le rapport fiction/histoire et la place du personnage de fiction.

• En quoi Anthime, personnage principal du roman, représente-t-il des questions humaines universelles ? Le regard porté par Jean Echenoz sur la Première Guerre mondiale via ce personnage interroge-t-il notre perception de cet évènement ?• La fiction est-elle un moyen efficace pour rendre compte de la réalité de la guerre ?

Les réécritures du 17e siècle jusqu’à nos joursLa création littéraire sous l’angle des relations de reprises et de variation par rapport aux œuvres,aux formes et aux codes d’une tradition dont elle hérite et dont elle joue.[Programme de français en classe de première série L]

>>>>> Dans un jeu de réécriture décalée, l’œuvre de Jean Echenoz emprunte souvent aux codes du roman d’espionnage, d’aventure ou policier.

> Lac (1989)Où le personnage principal, Franck Chopin (on notera le nom choisi pour le personnage), entomologiste au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, est ponctuellement agent de renseignement français.> Je m’en vais (1999) Quinquagénaire cynique, Félix Ferrer, qui tient une galerie d’art, est victime d’un malaise cardiaque. « Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. » Ce n’est pas tout de quitter sa femme : l’aventure démarre quand Delahaye, son comparse, informe Ferrer qu’un navire a fait naufrage sur la banquisequarante ans plus tôt. Il transportait un lot d’œuvres inestimables. Félix Ferrer part donc au Pôle Nord.

Quelques thématiquesen lien avec les programmes scolaires du lycée

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> Envoyée spéciale (2016)Autour de l’enlèvement de Constance, l’héroïne du roman, un voyage entre Paris, Pyongyang et la Creuse. Un kidnapping, un projet de contre-espionnage afin de déstabiliser le régime nord-coréen, une demande de rançon : tous les ingrédients d’une intrigue pleine de rebondissements.

• En quoi Jean Echenoz, bien que les utilisant, se démarque-t-il des codes de ces genres littéraires ? Par quels procédés narratifs ?• Quel est l’effet recherché par l’auteur avec ces emprunts et la distance qu’il entretient avec eux ? ?

>>>>> L’œuvre de Jean Echenoz propose des descriptions très précises à partir de photographiesVoir par exemple dans l’exposition la photographie de Ravel et la manière dont Jean Echenoz l’exploite dans son livre ; regarder la vidéo de l’électrocution de l’éléphante Topsy et la description de la scène dans un chapitre du roman Les éclairs

• Qu’est-ce que la transposition d’un média (image, vidéo) à un autre (l’écriture) change dans notre perception du réel ? • Quelle(s) différence(s) peut-on relever dans la description d’un document dans une fiction et par exemple un essai historique ?

>>>>> Les citationsL’œuvre de Jean Echenoz offre des exemples de réécritures de pages classiques de romans ou de citations.Ainsi dans Je m’en vais, la description des déplacements de Baumgartner fait écho dans une forme parodique à l’ouverture du dernier chapitre de L’éducation sentimentale de Gustave Flaubert,De même dans 14 : Lorsque le tocsin annonce la mobilisation, Anthime enfourche son vélo pour rejoindre le village ; un cahot sur la route fait chuter son livre qui s’ouvre sur le chapitre intitulé « Aures habet, et non audiet » : « il a des oreilles, et il n’entend pas » citation latine que Victor Hugo utilise pour un chapitre de Quatre-vingt-treize.

>>>>> Le style de la langueIIIIIIIII Le recours aux procédés cinématographiques intéresse Jean Echenoz dans ce que cela exprime du mouvement, plus que de l’image : champs contre champs, déplacement comme un travelling qui permettent de multiplier les points de vue et de brouiller la narration.« Quand j’ai commencé mon premier roman, les premières scènes étaient des scènes de film. Je n’avais pas conscience de cette grosse consommation cinématographique mais j’ai spontanément fait appel à cette rhéto-rique du cinéma : la question du cadre, de la place et du mouvement de la caméra, de la focale, du montage champ/contre-champ… » (Les Echos 27/11/2017)

IIIIIIIII La récursivité qui imite les rouages d’une machine, dans un mouvement infini :« Rien ne changea, à ceci près qu’Abel pensait que Carrier savait, que Carrier savait qu’Abel pensait qu’il savait, qu’Abel pensait que Carrier savait qu’il pensait qu’il savait, et le reste à l’avenant, à l’infini, ad libitum,… »Le Méridien de Greenwich

IIIIIIIII Le jeu sur les sons des mots : « L’habile alibi d’Abel » Le Méridien de Greenwich

IIIIIIIII L’adresse au lecteur, qui perpétue et renouvelle la tradition de Jacques le Fataliste (1796) de Denis Diderot.« Vous, je vous connais, par contre je vous vois d’ici. Vous imaginiez que Max était encore un de ces hommes à femmes, un de ces bons vieux séducteurs, bien sympathiques mais un peu lassant. Avec Alice, puis Rose, et mainte-nant la femme au chien, ces histoires vous laissaient supposer un profil d’homme couvert d’aventures amoureuses. Vous trouviez ce profil convenu, vous n’aviez pas tort. Eh bien pas du tout. La preuve, c’est que des trois femmes dont il a été question jusqu’ici dans la vie de cet artiste, l’une est donc sa sœur, l’autre un souvenir, la troisième une apparition et c’est tout. Il n’y en a pas d’autres, vous aviez tort de vous inquiéter, reprenons. » Au piano

• En quoi les différentes figures stylistiques et procédés narratifs mobilisés dans les romans de Jean Echenoz définissent-ils sa langue et servent-ils la narration ?

>>>>> Une œuvre très documentée« Les choses qui m’attirent, comme des déclencheurs romanesques, sont souvent des domaines auxquels je ne connais pas grand-chose. Je lis tout ce que je peux trouver, cherche des images, des sons, fais des interviews… » (Entretien Transfuge-Damien Aubel- 01 /12 /2017)

« Je me documente beaucoup, je rencontre des gens, je lis, je compile toutes sortes de catalogues, je repère les noms des photographes, je vais les voir, j’enregistre, je retape tout ce que j’écris. Attention, ce n’est pas pour utiliser ces renseignements, c’est une sorte de garde-fou, j’en garde peut-être 1 %, il n’y a jamais plus de 1 % de la réalité qui soit pertinent en terme de romanesque. » (Libération 16/09/99)

Ainsi de la découverte de carnets de guerre retrouvés dans des papiers de famille que Jean Echenoz va retranscrire, nourrir de lectures et d’archives cinématographiques, naitra le désir d’écrire 14 ; une thèse de médecine sur Maurice Ravel ; les longues heures passées à la BnF à la lecture de l’Equipe pour se documenter sur Emil Zatopek.

• à quoi s’apparente le travail de l’auteur avant l’écriture proprement dite de l’histoire ?• Jean Echenoz dit qu’il reste 1 % du travail collecté dans ses livres : pour autant en quoi ce travail de documentation est-il utile ?

>>>>> Les étapes de l’écriture : les différents tapuscrits avec les corrections manuscrites successives

Le travail préparatoire de l’écrivain

Les quatre états du tapuscrit Des éclairs présentés dans l’exposition montrent le travail qu’a exigé l’énumération d’épithètes qui caractérisent le pigeon.

• Observer les différentes versions de la description du pigeon : sur quoi portent les corrections ?• Qu’est-ce que le recours à la correction manuscrite sur des tapuscrits peut nous dire du travail de relecture et d’écriture de l’auteur ?

Les Editions de Minuit

Créée dans la clandestinité en 1941, les Editions de Minuit sont restées une maison d’édition indépendante qui témoigne de l’histoire de la littérature française et de l’édition française de la seconde moitié du 20e siècle.

à propos de Jean Echenoz

Naissance en 1947.Son premier roman, Le Méridien de Greenwich, parait en 1979 aux éditions de Minuit, dirigé alors par Jérôme Lindon qui publiera toute son œuvre, malgré l’échec de cette première publication (1000 exemplaires vendus).

Jean Echenoz a exploré, à travers 17 ouvrages, les différents genres litté-raires jusqu’à les détourner, du roman d’aventure au roman d’espionnage (Lac, 1989 ; Envoyée spéciale, 2017) ou au roman biographique (Ravel, 2006), portant un regard décalé et souvent ironique sur son rapport au monde et entretenant avec le lecteur une apparente complicité.Deux prix littéraires couronnent sa renommée publique et critique : Prix Médicis en 1983 pour Cherokee, Prix Goncourt en 1999 pour Je m’en vais.

L’exposition

à travers tapuscrits et manuscrits originaux, carnets de notes, repentirs et réflexions sur l’écriture, mais également photographies, archives et documents audiovisuels, extraits cinématographiques, l’exposition rend compte du foisonnement de l’écriture et de la vivacité du romanesque qui surgissent de l’univers de Jean Echenoz.

Construite en trois parties, l’exposition propose une incursion dans l’œuvre de Jean Echenoz qu’il aime à définir comme des « machines à fiction », des « mécaniques bricolées ».Un parcours qui conduit du temps de l’inspiration à celui du livre édité.

Le titre de l’exposition Roman rotor stator – emprunté au 1er roman Le Méridien de Greenwich – symbolise ce qui traverse toute l’œuvre de Jean Echenoz : la tension entre le mouvement (de l’action, des personnages) et l’immobilité (le déplacement ne conduit à rien, au mieux nous ramène au point de départ). La scénographie propose au spectateur d’expérimenter ce déplacement « en rond » qui ramène au point de départ.« Je sais qu’il a toujours fallu bouger, enfin qu’une partie intégrante du roman c’est le déplacement. Alors ça pouvait être un ailleurs tout à fait imaginaire, fictif, reconstruit en studio, c’est-à-dire à partir d’une documentation, des choses que j’allais chercher dans des bibliothèques, où je trouvais des plans, des cartes, des guides, des ouvrages de géographie et dès que ça a été possible, je suis allé repérer sur les lieux ». (entretien Pascale Bouhénic-1997)

La première partie de l’exposition s’intéresse à tout le processus au départ de sa création et témoigne de l’importance de l’étape de documentation qui précède l’écriture. Photographies, livres, archives audiovisuelles, retranscriptions d’archives de presse ou d’archives d’individus indiquent le souci du détail « qui fait effet de réel » pour mieux nous entrainer dans la fiction.On y découvre également la fascination de Jean Echenoz pour le mouvement sous toutes ses formes, mais avec une désillusion de plus en plus marquée. Autrement dit le rotor devient stator.

Le deuxième temps du parcours est consacré à la langue du roman, à la panoplie des jeux verbaux qui définissent son goût pour le jeu avec la langue et les mécanismes de son écriture : humour, fantaisie verbale, comique des personnages (figure du tandem) ou des scènes, changement de registre de langue.Souvent le burlesque nait du décalage opéré entre le langage, familier, ironique et son objet, grave, important.

Où l’on retrouve les ingrédients du roman, ce qui le compose.Les acteurs de la fiction tout d’abord : personnages, bestiaires, lieux de fiction mais aussi les acteurs de la diction : omniprésence du narrateur qui commente la narration ou analyse l’intrigue, dialogue instauré entre le narrateur et le lecteur.L’exposition se clôt sur les amitiés littéraires avec la présentation de très beaux portraits de Jean Echenoz et Jérôme Lindon en compagnie d’écrivains et des correspondances entre l’éditeur et l’auteur comme témoignage d’une relation exigeante et respectueuse. L’éditeur qui permet au livre d’advenir.

Deux temps composent ce volet initial.Tout d’abord, celui d’un mouvement que l’on voit à l’œuvre. Car l’œuvre souvent démarre avec les perspectives que lui ouvre une riche documentation. Elle emprunte, sur sa lancée, au langage d’un art qui est le mouvement même : le cinéma, source d’inspiration majeure, qui anime la trame romanesque de la richesse de ses arrière-plans. Elle est portée par sa fascination constante pour la régularité rythmée des rouages des mécanismes.

Second temps, « on tourne, mais en rond » : si le moteur des romans de Jean Echenoz est bien la poursuite du mouvement, sous de multiples formes (la virtuosité de la phrase, l’obsession d’une ouverture vers un ailleurs qui lance les divers personnages dans une course parfois frénétique à travers le globe), ce mouvement même s’avère menacé d’épuisement, et ramène souvent les personnages à leur point de départ, la vaine illusion du changement le cédant à l’amertume du désenchantement.

Au-delà de ces deux temps, l’œuvre de Jean Echenoz fait la preuve, dès le départ, de sa capacité à changer de cap, à élaborer des récits aux rouages complexes et aux rebonds incessants, à poursuivre la quête de sujets toujours insolites. Et les trois grandes biographies (Ravel, Courir, Des éclairs) réussissent cette gageure de réduire la monotonie d’un ressassement mécanique, non pas en l’évitant, mais en le plaçant au cœur même de l’argument romanesque.

Two time signatures constitute this first part.Firstly that of a movement that we see in action.For the work often starts off with the views afforded to it by a plentiful documentation. It borrows on its upward trajectory from the language of an art which is motion itself: cinema, a major source of inspiration, which animates the fictional framework with the richness of its backdrops. It is carried by its constant fascination for the rhythmic regularity of the gearwheel of a mechanism.

Second time signature, “We turn, but go round in circles”: if the driving force behind the novels of Jean Echenoz is the pursuit of motion, under various forms (the virtuosity of the phrasing, obsession with opening up to an elsewhere which launches the various characters on a sometimes frantic trail across the globe), this very motion proves to run the risk of being worn out, and often pulls the characters back to their point of departure, the vain illusion of change giving way to the bitterness of disillusion.

Beyond these two time signatures, the work of Jean Echenoz proves from the outset its ability to change direction, to elaborate tales with complex cogs and incessant rebounds, to go in search of subjects that are always unusual. And the three great biographies (Ravel, Running, Lightning) pick up the gauntlet of reducing the monotony of a mechanical repetition – not by avoiding it, but by placing it at the very heart of the fictional argument.

FICTION AND ITS COGWHEELS

« Tout ira par deux », dit un personnage de l ’Équipée malaise. Cette formule est une variation pour rire sur un thème moins futile : le sens du chiffre 2, dans une œuvre qui joue constamment de la valeur des chiffres. Si le 2 préside à la plupart des jeux de la diction, jeu doit lui-même s’entendre de deux façons. Le jeu est d’abord celui de deux mains indépendantes, chacune capable des plus grands prodiges, comme les mains dans le jeu des pianistes, dans celui du prestidigitateur. Tous les inventeurs de ces romans sont de géniaux manipulateurs, Caine qui signe pour une opération Prestidge (Le Méridien de Greenwich), Gregor qui, avant de finir manipulé, fait surgir au bout de ses longues mains des prodiges de lumière (Des éclairs). Le texte même de Jean Echenoz aligne avec habileté pauses et digressions descriptives où s’entrecroisent, comme joués par deux mains distinctes, deux thèmes parallèles. Ce qui nous amène à l’autre sens du mot jeu, et à son versant ludique. Pourquoi louche-t-on si souvent dans ces romans ? Parce que les yeux sont au strabisme divergent ce que les mains sont au virtuose, des puissances autonomes, version bouffe. Incongruité garantie, le texte multiplie les appariements cocasses de personnages comme de mots, dont le plus représentatif est sans doute cette coordination boiteuse qu’on appelle, en stylistique, le zeugme. Par deux aussi, dans le roman, la fiction et sa diction : une des séductions de l’œuvre tient à son pouvoir de jouer de façon hautement virtuose sur deux tableaux, la perspective en arrière-plan d’un monde las et le rebond d’un discours qui en compense la pesanteur. Tout en effet est distance et humour dans cette posture, tout est dynamique imprévisible, comme chez les musiciens prisés par l’auteur : virtuosité, liberté, surprise.

“Everything will go in twos” says a character in Double Jeopardy. This formula is a frivolous variation on a less trivial theme: the meaning of the number 2 in a work which constantly plays on the value of figures. If the 2 presides over most of the games with words, the word game must itself be understood in two ways. The game is first and foremost that of two hands independent of each other, each one capable of the greatest wonders, like the hands in the playing of pianists, in the magic of magicians. All the inventors in these novels are manipulators of genius, Caine who subscribes to a Prestidge project (Greenwich Meridian), Gregor who, before ending up manipulated, produces at the end of his long hands wonders of light (Lightning). Jean Echenoz’s very text skilfully reels off pauses and descriptive digressions in which, as if played by two separate hands, two parallel themes criss-cross.This brings us to the other meaning of the word game, and to its ludic side. Why do people squint so much in these novels? Because eyes are to divergent strabismus what hands are to the virtuoso, a comic version of these autonomous powers. Guaranteed to be incongruous, the text multiplies funny pairings of characters as of words, of which the most representative is no doubt that shaky conjoining called, in stylistics, zeugma.Fiction and diction also go in twos in the novel: one of the attractions of the work is based on its power to play with great virtuosity on two fronts, the background perspective of a weary world, the rebound of a discourse that compensates for the weight of it. Everything in fact is distance and humour in this posture, everything is unpredictable dynamism as with musicians that the author values: virtuosity, freedom, surprise.

DICTION AND THE GAMES ASSOCIATED WITH ITDUAL FIGURES

“It’s quite clear, everything will go in twos, always more or less in twos.” Double Jeopardy

« C’est tout à fait clair, tout ira par deux, toujours plus ou moins par deux. » p. 49

L’Équipée malaise

« À travers les fenêtres fermées, le bruit de la ville lui parvenait comme la sourdine d’un monstrueux piano répétitif, la main gauche de l’artiste assurant, par accords continus, le bourdonnement grave des rumeurs pendant que la droite improvisait sur les motifs cliquetants et véloces, aigus et précis, fournis par les coups de pare-choc ou de klaxon dans la rue de Rome, les bris de glace de la miroiterie. » p. 84

Lac

Des éclairs

« Gregor fait encore longtemps durer le silence après que celui-ci s’est établi puis, sans un mot, commence de présenter une succession accélérée de prodiges électriques. Sous ses impulsions et à distance, comme par passes magnétiques, des étincelles grésillent bientôt de toutes parts, projetant de vifs éclats et, par intermittence, se propagent à travers l’air dans toutes les directions lancées par les longs bras de Gregor – prolongés de très longs doigts parmi lesquels deux pouces interminables – vers les lampes qui entreprennent de scintiller frénétiquement. » p. 62-63

LES MAINS DE THELONIOUS MONK, AU PIANO

© DR

Photographie issue de la pochette du disque Thelonious Monk Quartet - Live In Stockholm 1961. Dragon Records

© H

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