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Pierre Michon une autolégende

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Pierre Michonune autolégende

e jeune libraire ouvre auhasard un livre à couverturejaune. Vie de Joseph Roulin.Il le lit d’une traite. Il ne

connaissait de Joseph Roulin que lesportraits qu’en fit Van Gogh, enempereur des Postes à la barbe fleu-rie. Il connaissait encore moins l’au-teur de ce court texte. Simplement, cejour-là, il sut exactement pourquoi ilavait choisi d’être libraire.

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Je ne me suis jamais remis de cettelecture et j’ai lu depuis avidementtout ce qu’avait publié Pierre Michon.Il est entré dans « ma » littérature. Ila pris corps au sens sacré, au sensd’éternité. Mais l’autre corps, le corpsmortel, celui qu’il est parfois bien,parfois pas bien de connaître, jen’avais jamais souhaité le rencontrer.Je le savais là-bas du côté d’Orléans,ou de sa Creuse natale.

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Un jour à l’invitation de Jean-ClaudePinson et de l’Université, il est venu àNantes, puis revenu, puis resté. Il estpassé à la librairie, repassé, pris sesrepères, et entre le libraire muet detimidité et le grand écrivain se sontinstallées des habitudes d’amitié.

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J’avais rencontré l’auteur de ma vie.Plus jeune, j’aurais rêvé en les lisantêtre l’ami de Proust, Céline ou Rim-baud. Mais ceux-ci eussent sans douteété d’impossibles et fuyants compa-gnons, maugréant sans cesse, très lasou très furieux, que sais-je… Celui-làétait proche, vrai, tendre, drôle, pro-fond, se moquant des postures conve-nues. (« Alors qu’est-ce qu’il en pensede son grand écrivain? » m’avait-ildit le premier soir, où ayant bu plusque raison, il brisait le piédestal où jele tenais, provoquant en moi un senti-ment confus de colère et de peine).

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Il demande des nouvelles des enfants,des amis, de tous ceux auxquels ontient, et s’inquiétait de la santé de mamère qui, comme la sienne, était aubout de son âge. Certains jours, c’estun frère.

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Relisant Maîtres et serviteurs, je lisceci : « Le ciel était pur. Il n’y avaitplus de rosée, on avait passé l’heureoù les cyprès l’ont bue… » Je suisbouleversé par le chant de cet alexan-drin qui vient me surprendre audétour d’une page. Il y a ainsi descadeaux somptueux qui sont l’un dessecrets de la fascination qu’onéprouve à le lire. Je pense bien sûr à« Toutes choses sont muables et

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Notes sur un carnetde libraire

Alain Girard-Daudon

proches de l’ incertain ». CommentMichon apôtre d’une certaine moder-nité peut-il exprimer une telle nostal-gie racinienne?

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Nostalgie toujours, Booz endormi,n’est-ce pas celle de nos enfances quenos mères bienveillantes et les écolesrépublicaines nourrissaient, en nousforçant un peu, de ces longs et lentspoèmes? Un jour que l’Université l’yinvite, plutôt que de gloser sur Hugo,il se contente (et ce n’est pas rien !) dedonner à entendre le texte nu. Il raillevolontiers le goût d’aujourd’hui pourles colloques et rencontres en toutgenre, ce qu’il appelle « les lubiesculturelles de la marchandise».

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Un soir chez des amis que nous par-lions de Saint-Simon, à moins que cene fut lui qui ait été en train de le lireà ce moment-là, il s’est plu, tout lereste du repas, à jouer aux petits mar-quis, aux hommes de cour, lui qui l’estsi peu. Une autre fois, c’était unprince chinois d’une très anciennedynastie qui l’inspira dans un café. Iljoua longtemps, lui qui eût aimé êtreacteur, retrouvant gestes, mots, pos-tures d’autrefois avec une parfaitejustesse et un irrésistible humour.J’avais ce sentiment de vivre certainesbelles pages qui ne seraient jamaisécrites.

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Il vient à la librairie deux à trois foispar semaine, il y donne ses rendez-

vous comme il le faisait à Orléanschez Catherine. Il y retrouve Yaëlavant de déjeuner. La petite Louisecourt dans les escaliers. Parfois il sorten feignant d’être mécontent den’avoir pas trouvé l’introuvable.

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Il dit certains jours de moral un peugris qu’il ne croit plus en rien, que lalittérature est inutile. Puis, pour unemère qui s’en va, une petite fille quinaît, il dit les mots qu’il porte en lui,des textes qui toujours l’accompa-gnent. Et la littérature est là.

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Je lis encore beaucoup, c’est quandmême ce que je fais le plus dans lavie…1

e me souviens bien dumoment où Pierre, en 1976,est venu à la librairie pour lapremière fois : il me parut

très timide, déterminé néanmoinssur ce qu’ il venait chercher ce jour-là : le livre d’un «grand auteur»2, un« livre chic»3. Il parla peu, ne cher-chant visiblement pas l’échange,semblant même le craindre. Pour-quoi le remarquai-je, pourquoi est-ce que j’en garde aujourd’hui encoreun souvenir si vif? Était-ce le choixde l’auteur qu’ il avait fait, sesquelques paroles, son regard, sa che-velure d’alors, blonde, légère, bou-clée, une manière d’être? Sans doutetout cela à la fois, mais très certaine-ment déjà une présence, qui s’ impo-sait, même dans l’esquive.L’ère de Pierre, ce fut, dès cesannées quatre-vingt l’ère de lagabardine (un talisman), de ceuxque nous appelions les « hippopo-tames de la pensée» qu’ il lisait (lesauteurs « irremplaçables »4, maisqu’ il voulait un jour égaler), desrencontres multiples aux « TempsModernes », des chapeaux élégantsde Jacqueline5 pour les grands soirsde Pierre, des dîners inoubliablesqui suivaient, du boulaouane et duSancerre rouge.En 1984, ayant à peine terminéla lecture des Vies minuscules,

consciente de l’évidence d’un talentsingulier, de la radicale beauté desphrases, de leur puissance d’émo-tion, de l’éclat qu’ il y avait à le lire,je proposai à Pierre une présenta-tion à la librairie.Peu enthousiaste, il se laissa néan-moins convaincre du moment quec’était moi qui posais les questions,comme pour le protéger de quelqueuniversitaire redouté? La lectrice enmoi était touchée de cetteconfiance. La partie n’était pas facilemais je sais aujourd’hui que cesmoments, concentrés sur l’Essen-tiel, furent ma meilleure part dansce métier. Son émotion, la mienne,que forcément le public percevait,donnaient une fragilité à notreambitieuse entreprise : les lecteurs

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L’ère de PierreCatherine Martin-Zay

Pierre présente Les vies minuscules aux TempsModernes le 17 mars 1984. A sa gauche, ColetteOlive des éditions Verdier et Thierry Bouchard àl’ initiative de Compagnies de Pierre Michon coédi-tion Verdier/Théodore Balmoral 1993.

n’en étaient que plus désireux de lelire, séduits aussi par la simplicité,le naturel de Pierre. Il démystifiaitl’ idée que le public pouvait se fairede son travail d’écriture mais sans ledésenchanter cependant. Ce qu’ ildit aujourd’hui de cette « grandeexultation intérieure » qu’est pourlui le moment de l’écriture, nouspouvions en constater sur lui leseffets : amaigri, flottant dans sesvêtements, il semblait vidé de touteforce, voué à une seule tâche qui lepossédait, incorruptible. Un mys-tère subsistait.Il venait souvent. Nous riions.Nous parlions. La vie littéraire étaitau centre de nos conversations. Leslivres aussi bien sûr : j’ai un secretplaisir à penser aujourd’hui que

tous ces Faulkner, Cingria, Pound,Roussel qu’ il magnifie dans seslivres de sa belle prose, ses doigtsde « scribe » les ont, un jour ordi-naire, choisis et sortis du rayonpoche des « Temps Modernes », àl’entrée du magasin alors…Certains nous revenaient toujoursdans la conversation : «Bob»6 avanttout et toujours, l’ami de toutes lessituations, l’éditeur accordé à Pierre,fin et habile stratège. Bernard Wal-let, Jean-Baptiste Pontalis7 qui avaitprésenté Rimbaud le fils avec lui.Pierre Bergounioux, François Bon,Guy Walter qui avaient été parmises premiers auditeurs. Les nomsdes écrivains que j’avais invités, ouinvitais : Echenoz, Rolin, Macé,Rouaud, Trassard, Noël, Grenier,

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Librairie «off» : présentation à la bibliothèque d’Orléans où Georges Bataille fut conservateur, de La mort à l’œuvre de MichelSurya (éd. Gallimard). Pierre est en compagnie de sa libraire, de Thierry Fourneau et de Jean Gilbert. (avril 1987)photos © Librairie les Temps modernes.

toutes générations confondues, jene peux les citer tous. Quignard etPachet, invités pour les 30 ans de lalibrairie. Les Orléanais écrivains :Claude Mouchard, Thierry Bou-chard, Jean-Baptiste Puech, ThierryFourneau, Gabriel Bergounioux eten dernier lieu « Tonio »8 auquelPierre vouait admiration et affec-tion. Secret sur son travail, Pierre nel’était pas sur ses amitiés, essen-tielles pour lui, ni même sur sa vie.Il avait choisi de venir le lundiaprès-midi, quand il n’écrivait pas,jour plus calme à la librairie, ou lejeudi après avoir acheté Le Mondedes livres.Il venait en «Homme libre»9.Disposant de tout son temps, exi-geant du mien avec gentillesse maisfermeté, il était plutôt généralementpaisible, attentif, disponible, mali-cieux parfois. Lui dont je connais-sais les possibles et réelles vio-lences, la force redoutable d’unetoute puissance cachée, j’appréciaiscette délicatesse amicale à mon

égard, elle me touchait beaucoup,me touche encore.Curieux du moment présent etsachant en jouir, y participant (ilrépondait parfois au téléphone – lavie était un jeu –), il regardait sur-tout les femmes, les belles clientesaux longues jambes d’Ava Gardner,qui étaient aussi de potentielles lec-trices. Il s’asseyait à côté de moi,non loin de la caisse où il souhaitaitqu’un jour tombassent d’abondanceles «dollars» que lui procurerait lavente de ses livres. Il surveillait les« pilettes dorées » 10 qui devaient,selon lui, enluminer la librairie.Elles l’enluminaient.

« …jouir de tout et tout écrire pour-tant, je le voulais, je le pour-rais… »11 ■

Catherine Martin-Zay est la fondatricede la librairie « Les Temps Modernes »à Orléans.

Notes1. Rencontre avec Pierre Michon. Entretien à Oli-vet en juillet 1993 avec Marianne Alphant (dos-sier Les Temps Modernes/Œil de la lettre).2. Il s’agit de Georges Bataille, voir p. 114 « Viedu Père Foucault», in Vies minuscules.3. Voir p. 116, même texte.4. Trois auteurs éditions Verdier.5. Sa première épouse.6. Gérard Bobillier directeur des éditions Verdier.7. Voir En marge des jours, p. 100 éditions Galli-mard: « me promenant avec Pierre Michon enOrléans…» Jean-Baptiste Pontalis.8. Antoine Volodine.9. Corps du roi p. 97, éditions Verdier.10. Dédicace que Pierre me fit pour Vie de JosephRoulin le 7 mars 1988 : «Pour C.M., cette Vie deJ.R. dont les pilettes dorées vont enluminer LesTemps Modernes !»11. «Vie de la petite morte» p. 204, in Vies minus-cules.

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En compagnie de Richard Millet, venu parler deson livre L’innocence aux éditions P.O.L.

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Crétin de la Cor-rèze, crétin de laCreuse », lançaun jour Pierre

Bergounioux. Il voulaitparler de lui-même, et dePierre Michon. Avec letroisième larron RichardMillet, les « cousins deprovince » les plus mar-quants de notre paysagelittéraire.Quand l’heure serait plu-tôt au règne partagé del’autofiction et d’un réa-lisme médiocre, PierreMichon a choisi en effetde se camper sur un ter-rain radicalement inac-tuel. Là où, ainsi quedans les grands récitsmythiques, le merveilleuxet l’histoire s’ interpénè-trent et se confondent. Laclef pour accéder à ce territoirerare? Une écriture poétique et pré-cieuse, qui tourne délibérément ledos à l’usage commun de la langueet fait de chaque récit de PierreMichon un objet esthétique rigou-reusement concerté, dans sesgrandes masses comme dans cha-cun de ses détails. Complexe dansson élaboration et cependant decette absolue limpidité en laquelledu sens, à profusion, se rassemble.Procurant au lecteur la sensation

singulière de se trouver devant unelittérature qui lance un défi autemps. Et qui certainement parleralongtemps encore, après que seseront évanouis les petits marquisd’aujourd’hui. ■

Critique littéraire au journal l’Huma-nité, Jean-Claude Lebrun a publié desessais sur Jean Echenoz en 1992, etJean Rouaud en 1997 aux éditions duRocher.

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Le génial crétinde la Creuse

Jean-Claude Lebrun

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Michel Vanden Eeckhoudt

Photographe belge né à Bruxelles en1947, Michel Vanden Eeckhoudt apublié de nombreux ouvrages, commeChroniques immigrées en 1978 ; Zoolo-gies, en 1983 ; Sur la ligne en 1994 ; LesTravaux et les jours, avec Manuel Vas-quez Montalban, Actes Sud, 1996 ;Chiens, Marval, 1997.

La Grande Beune, Verdier, 1996, pages 27-28.

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PierrotCertains l’appellent affectueusementPierrot, parce qu’ il a le visage rond,comme une lune dans un ancienfilm de Méliès, et quelque chose depur et doux de l’enfance qui ne partpas. Le sourire est presque immédiatquand il vous découvre. Au premierabord, l’homme est accueillant,affable, il est de ceux qui ouvrent lesbras. « Et alors, vous dit-il, quellenouvelle ?» Resurgit le paysan croisésur un chemin de la Creuse, d’où ilvient.On l’ imagine aussi comme hommede cloître, tout de patience et desilence. N’était cette malice qui surgitquand les yeux se plissent. N’étaitaussi en d’autres temps cette angoissequi vient voiler le regard. Ainsi sur laphoto célèbre de Michel VandenEeckhoudt que publia Libération, oùPierre près d’une rivière (la sienne ?la Creuse ? ou la Grande Beune ?)semble nous appeler de très loin,d’un pays qu’on ne sait pas.À Nantes, il est un passant ordinaire,on ne se retourne pas sur lui. Lesvilles tardent toujours à reconnaîtreleurs écrivains. Seuls quelques unssavent et disent que c’est un écrivainmajeur. Pierre Michon vit à Nantesdepuis six ans.

Un « prince fragile »Il est né en 1945 dans un petit villagede la Creuse, pays joli sans doute,mais terriblement perdu, et en cetimmédiat après guerre encore trèsancien et immobile. Les paysages delà-bas serviront maintes fois dedécors dans ses textes.Les parents sont instituteurs. Très tôtle père s’absente du foyer. « À monpère, inaccessible et caché comme undieu, je ne saurais directement penser. »Pierre est élevé par sa mère et sesgrands-parents, venus vivre avec lui.Enfance choyée plutôt douce semble-t-il. À l’école il récite de la poésie. Surles chemins, chez lui, il entend lepatois. Il y est attentif, il aime ladiversité et l’étrangeté des langues. Ilfaudra y penser quand beaucoup plustard, la langue de l’écrivain Michonaura trouvé sa couleur, sa chair, sesouvenir qu’elle est née là, dans uneprovince d’autrefois avec ses fermes,ses écoles de la République, cemonde d’hier si proche et si disparu.Puis il est interne au lycée de Guéret.Il est sorti du cocon, découvre lesautres, une autre vie, la ville, reçoitun choc à la lecture de Rimbaud.L’enfant génial qui voit tout à l’âge oùle meilleur écrivain balbutie encore,puis choisit de se taire et de fuir, lefascine, et comme beaucoup d’entrenous, le laisse désemparé, le ren-voyant à son incomplétude. Commece sentiment qu’on peut avoir qu’ il ya là trop d’or offert à ramasser et quel’on s’épuise en de vains efforts.

Vie de Pierre MichonAlain Girard-Daudon

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photo : Richard Dumas

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photo : Richard Dumas

« Ayant, comme tant de nigauds infor-tunés, pris pour dogme les rodomon-tades juvéniles de la Lettre du Voyant,je travaillais à me faire tel, et en atten-dais l’effet de miracle promis ; j’atten-dais qu’un bel ange byzantin, descendupour moi seul dans toute sa gloire, metendît la plume fertile arrachée à sesrémiges et, dans le même instant,déployant toutes ses ailes, me fît liremon œuvre accomplie, écrite à leurrevers, éblouissante et indiscutable,définitive, indépassable. » La ren-contre avec le poète est à la fois unerévélation et un gâchis. Il fautattendre un peu pour une nouvellerencontre.Les années qui suivent sont desannées d’errance. Pierre n’a pas legoût du monde adulte, ni de la vieordinaire. Le poète de dix sept ans luia laissé ses envies de révolte, sesdésirs de fuir. Ça tombe bien : cesannées-là, partout dans le mondesont des années de braise. Étudiant àClermont-Ferrand, il n’est pas seulen 1968 à rêver des mondes meilleursqui n’existent pas, pas seul non plus,à qui le retour à l’ordre donnera desbleus à l’âme. On le voit alors vivantun peu en communauté, faisant duthéâtre d’agit-prop, militant gau-chiste tenté par l’action radicale,niant, reniant tout, en guerre ouverteavec lui-même et le monde ancien.On l’ imagine en habit de maudit,aimant les femmes au cœur rouge etles alcools de toutes couleurs, un peutrop.

Écrire pour ne pas tomberQuand ? Comment s’est opérée lamutation ? Comment le jeunehomme au fond du gouffre qu’ il s’estcreusé est-il devenu l’écrivain PierreMichon ?Un jour c’est sûr, il voit où il en estet, se retournant, d’où il vient. De cemonde qu’ il avaitocculté, de ces petitesombres du passé autre-fois rencontrées qu’ ilavait effacées de samémoire, voilà qu’ ilvoulait en parler,comme enfin une façonde parler de lui-même.Il écrit, on imagine,dans un état de grâce,de ferveur absolue. Ilraconte dans huit textescourts huit petites vies,des existences oubliéesde l’histoire, des petits riens auregard du temps qui se révèlent d’ex-traordinaires destins. D’« événementsinfimes et de bonheurs nains », l’écri-vain fait une légende. Ce sont Les viesminuscules qui paraissent chez Galli-mard en 1984 et obtiennent le prixFrance Culture. Ces sortes de chro-niques ont ceci de remarquablequ’elles sont aussi, comme le sou-ligne Jean-Pierre Richard, «une auto-biographie oblique et éclatée ».Michon ne s’en cache jamais : « Par-lant d’eux, c’est de moi que je parle ».À la fin du récit, il dit encore, parlantde ses personnages : « Qu’un stylejuste ait ralenti leur chute, et la miennepeut-être en sera plus lente ; que mamain leur ait donné licence d’épouserdans l’air une forme combien fugacepar ma seule tension suscitée ; que me

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Écrire pour ne pastomber, porter enpleine lumière letrésor des sentimentscachés et des viesoubliées, on voit lisantces lignes, laprofondeur etl’urgence de la quête,l’intensité du regardet la fulgurantebeauté de la langue.

terrassant aient vécu, plus haut et clairque nous ne vivons, ceux qui furent àpeine et redeviennent si peu. » Écrirepour ne pas tomber, porter en pleinelumière le trésor des sentimentscachés et des vies oubliées, on voitlisant ces lignes, la profondeur et l’ur-gence de la quête, l’ intensité duregard et la fulgurante beauté de lalangue. En ce début des annéesquatre-vingt, Michon a trouvé le che-min dont il ne déviera pas.C’est aussi ces années-là qu’ ildécouvre Faulkner. « C’est dans sonombre et en quelque sorte par sa mainque j’ai commencé d’écrire. » La lec-ture d’Absalon, Absalon n’est pas pourrien dans la formidable pulsion libé-ratoire qui conduit Michon à l’écri-ture. «Ce que m’a donné Faulkner, c’estla permission d’entrer dans la langue àcoups de hache, la détermination énon-ciative, la grande voix invincible qui semet en marche dans un petit hommeincertain. C’est la violente liberté. » ÀFaulkner, il va consacrer plusieursécrits, dont le récent Corps du roi.

Un vieux peintre orientalPour ceux qui lisent un peu « enavant », les vrais lecteurs, lesquelques critiques exigeants, la paru-tion des Vies minuscules est un événe-ment considérable, un de ces rarestextes qu’on peut lire et relire sans enépuiser la richesse, la fraîcheur et laforce. Dès lors se constitue une infor-melle confrérie des amis de Pierrecomposée de journalistes (à Libéra-tion, au Monde notamment), delibraires, d’écrivains (Bon, Bergou-nioux, Reda, Echenoz, Pachet et tantd’autres). Voilà l’écrivain qui vientjuste de naître, tôt mythifié. Il

observe cela avec un certain détache-ment. « Ce que vous me dites là de mareconnaissance, n’importe quel écri-vain qui a une bribe de notoriété peutl’entendre… La démocratie fait quenous sommes tous des écrivainsmajeurs. Ou de façon plus vicieuse,qu’il n’y aurait plus d’écrivains. »Pierre sait qu’ il ne se soumettra àaucune loi du marché, à aucune solli-citation même amicalement impa-tiente de ses lecteurs, de ses éditeurs.Qui aime Michon devra savoirattendre. Il écrira quand le temps seravenu de le faire comme « ces vieuxpeintres orientaux qui pendant dix ansne font rien, se promènent au bord del’eau, et qui tout à coup en deuxminutes et trois coups de pinceau fontun admirable canard. » Il rêve de haï-kus en quelque sorte, et ne fera quedes textes brefs.De là son goût du secret, voire sonagacement quand on l’ interroge surses projets. Le questionne-t-on surson travail qu’ il vous intime avecsourire et fermeté de faire silence surle sujet, quitte à s’éloigner de vous,comme un marcheur rêveur qui netravaille jamais, se contentant d’ob-server et de cueillir dans le monde ceque nous ne voyons pas. Il théorisepeu, dissimule volontiers la peinequ’ il y a à créer et, avec le bon rirequi est le sien, prétend que c’estparesse ces longs temps d’ impuis-sance si nécessaires à la maturationdu texte. Nous savons cependantque, pour peu qu’un sujet leretienne, fût-ce l’ Irlande païenne,fût-ce l’assèchement des marais deVendée ou la vie de Goya, il procèdepar une étonnante accumulation desavoirs, avant de se jeter vite et fort

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photo : Richard Dumas

dans l’écriture. «Ce que je demande àla littérature est que la rédaction d’untexte soit une fabuleuse dépense d’éner-gie, aveugle mais très consciente, pleu-rante et riante, limitée dans le temps,comme la copulation. »C’est en 1988 que paraît aux éditionsVerdier, son autre fidèle éditeur, Viede Joseph Roulin. Ce texte est à l’ori-gine une commande d’Alain Nadaud.Pierre aime l’ idée de commande.Sans doute les perçoit-il comme unaiguillon, un stimulant et aussi lemoyen d’orienter une curiosité quetout attise. Ces soixante pages quiparaissent cette année-là sont pourceux qui les attendaient, et n’atten-daient que ça, une source de joietotale. Ce texte parfait évoque la vied’un simple, un facteur rural, quicôtoya, quelques temps en Arles, legénie solaire de Van Gogh. C’est unechose nouvelle dans l’œuvre deMichon que l’apparition de cettefigure majeure et reconnue dupeintre hollandais, qui achève de sedésespérer sous le ciel de Provence.Comme Van Gogh, Michon fait sonportrait de Joseph Roulin, et commelui, le transfigure. Ce qui le retientchez cet homme bourru, fruste,ivrogne et républicain, c’est de tenterde saisir le regard de cet homme-làsur le mystère de l’art. À sa façonabrupte et inculte, Roulin questionnela création. Il n’est pas de vie aussiminuscule qui ne soit signifiante.« Derrière le champ de melons descavaliers camarguais passent au pas…Van Gogh ne les peint pas, il en est aujaune de chrome numéro trois, le pursoleil ; il sue ; Roulin à sa façon repensel’énigme des beaux-arts. » Et nous,assis dans les blés, près de l’artiste,

aurions-nous d’autres interrogations ?La figure de Roulin atteint ausublime, lorsqu’à la fin du récit, aumarchand avisé qui propose de luiacheter les tableaux que lui a laissésVan Gogh, il préfère les donnercontre un peu de reconnaissance, et,sentant confusément que l’art n’a pasde prix. Et Michon de conclure :« Qui dira ce qui est beau et en raisonde cela parmi les hommes vaut cher oune vaut rien? Est-ce que ce sont nosyeux, qui sont les mêmes, ceux de Vin-cent, du facteur et les miens? Est-ceque ce sont nos cœurs qu’un rien séduit,qu’un rien éloigne?… Ou vous toilesperchées dans Manhattan, marchan-dises qui dans vos lubies théophaniquesréjouissez les dollars et ce faisant sansdoute approchez un peu de Dieu,aussi ?… C’est toi peut-être, VieuxCapitaine coiffé d’azur qui regardes unpetit tas de bleu de Prusse tombé sur unchemin… » On perçoit ici commentl’émotion nous est donnée, sereine etsans pathos, par la simple grâced’une langue heureuse et sinuante,comme une rivière qui, en arrachantdes morceaux de terre du pays qu’elletraverse, nous en dit un peu plus surle sens caché du paysage, en quelquesorte l’origine du monde.

L’origine du mondeL’origine du monde, c’est justementle titre que Pierre garde en réserve, etdont il publie trois chapitres dans laNRF cette même année, tant sansdoute le fascinent les temps ancienset flous qu’évoquent les chroniques,des temps de genèse et de source.En attendant, c’est encore la questionde l’artiste, de sa nécessaire et dou-loureuse solitude qui est au cœur de

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Maîtres et serviteurs paru chez Verdieren 1990. Les figures de Goya et deWatteau sont ici convoquées.L’année suivante, à la demande de J.B. Pontalis, qui dirige l’excellentecollection L’Un et l’autre chez Galli-mard, Michon retrouve Rimbaud, legamin qui sur les photos « fait lagueule », celui qui a « jeté bas l’appa-reil à douze pieds qui nous tenaitdebout », qui empêche depuis tous leslittérateurs de dormir, comme lejeune Michon, quelques années plustôt. C’est Rimbaud le fils, portrait del’artiste en garnement, fils d’un pèreabsent lui aussi, d’une mère exces-sive et couveuse, Rimbaud fréquen-tant de tristes épigones (Demeny,Banville…), et surtout si tôt, si viteterrassé par son propre désir, commele furent Goya et Van Gogh. Ce quiici est remarquable, c’est que ce n’estpas avec Arthur que Pierre règle sescomptes, mais avec la Vulgate, cettehagiographie excessive dont on aaffublé le petit ardennais. Il tourneautour de la légende, l’approchantpar des « on dit que… on prétend…mais on ne sait pas… ». Mais que sait-on en somme de ce qui fait naître etmourir Rimbaud ? « Qu’est-ce quirelance sans fin la littérature? Qu’estce qui fait écrire les hommes ? »Michon sait que les grandes ques-tions demeurent sans réponse. Il saitaussi que l’Histoire qu’ il aime est unegrande illusion. L’Histoire littérairetout autant. Plutôt qu’un enfantmagnifié, sorte de Jésus des lettres,son Rimbaud est un petit homme fra-gile et incertain.

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Plutôt qu’un enfant magnifié,sorte de Jésus des lettres,son Rimbaudest un petit homme fragileet incertain.

photo : Richard Dumas

Le photographe Richard Dumas estimmédiatement reconnaissable à sonélégance, légèrement dandy, à son sensdes contrastes à la fois forts et rete-nus, à sa façon d’inventer des imagesindatables qui deviennent vite desicônes, au mystère qu’il laisse toujoursplaner dans des carrés et des rec-tangles qui retiennent d’étonnantesvibrations de lumière.

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photo : Richard Dumas

Les apparitions« Je ne crois guère aux beautés qui peuà peu se révèlent, pour peu qu’on lesinvente ; seules m’importent les appari-tions. »C’est bien d’apparitions dont il estquestion dans les deux textes, sansdoute ses plus romanesques, publiésen 1996 chez Verdier, Le Roi du boiset La grande Beune. Apparition tétani-sante d’une trop belle buraliste dansun tabac de campagne, et surtoutapparition miraculeuse (oserait-ondire religieuse) d’une belle dame quiarrête son carrosse en forêt poursatisfaire une envie naturelle sous leregard du narrateur à tout jamaisbouleversé. « Elle se campa dans lesoleil marbré de feuilles où flambèrentses cheveux, ses jupes d’azur énorme, leblanc de ses mains et l’or de ses poi-gnets, et quand dans un rêve ces mainsse portèrent à ses jupes et les levèrent,les cuisses et les fesses prodigieuses mefurent données, comme si c’était dujour, mais un jour plus épais ; brutale-ment tout cela s’accroupit et pissa. Jetremblais. Le jet d’or au soleil sombre-ment tombait, faisait un trou dans lamousse. »L’origine du monde est aussi le titred’un tableau de Courbet, somptueuxhommage au sexe de la femme.Michon y pense peut-être, écrivantces deux textes où il exalte si fort lachair.En même temps que Trois auteursréflexions plutôt qu’essais consacréesà Balzac, Faulkner et au méconnuCingria, Verdier publie en 1997Mythologies d’hiver, qui comprendentre autres Neuf passages du Causse,petits portraits dans l’esprit des Viesminuscules. Neuf existences qui ne

prennent sens que dans une confron-tation parfois brutale à L’Histoire,comme prennent sens les stalactitesde l’Aven Armand à la dernière pagedu livre. « Ce ne sont pas des pierreslivides dressées pour rien dans le noir,ce sont des objets pleins de sens qui ontun nom dans la bouche des hommes. »Nous aimons la première partie deces Mythologies, Trois prodiges enIrlande, qui annonce le texte quePierre écrira peu après en Vendée.

Les visionsEn 2000 le Conseil régional des Paysde la Loire propose à Pierre Michonune résidence d’écrivain en Vendée. Ils’agit pour lui comme pour trois autresartistes invités de rendre compte dupaysage qui lui est offert. L’exercicen’est pas simple quand on sait que lesrégions du sud de la Vendée échappentà l’esthétique convenue d’une ruralitéamène et séduisante. S’il faut rêver,c’est sur un horizon plat. Avant cela,avant même de regarder, Michon litbeaucoup. « Je n’ai pas été surpris par lepays, mes lectures le connaissaient. » Ildit encore: « J’ai pris le vent. J’ai beau-coup regardé le ciel. J’ai VU mon sujet. »Ainsi le travail d’érudition n’est pas unefin en soi. Il nourrit la rêverie, et celle-ci s’étire, dure, plus ou moins, jus-qu’à… la vision! « Ces textes sont nés dela vision de silhouettes lointaines demoines noirs s’affairant sur un horizonincertain, de brume et d’eau, en hiver. »Pour raconter le paysage, il choisit d’enévoquer la genèse. Retour à l’origine,encore. « Les choses du passé sont verti-gineuses comme l’espace. » Ce passéréinventé est à la fois un merveilleuxcreuset de fantasmes, et un terraind’aventures exaltant pour le créateur.

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Dans Les passants immobiles publié parles éditions nantaises Joca Seria, PierreMichon donne toute la mesure de sontalent de conteur dans trois chroniquesregroupées sous le titre d’Abbés. Avecune distance ironique et complice, ilrecrée un Moyen âge, comme on aimele rêver. « C’est le Moyen âge, n’est-cepas, des haleines de chevaux dans l’hiver,des cris codés au fond des bois, du gelbleu. » Il évoque notamment dans lapremière chronique, comment Eblel’abbé, évêque de Limoges décide d’as-sécher le marais. Travail considérable,que devront assurer les paysans aux-quels on promet des terres et le salut del’âme. Ils n’ont pas le choix. Personnene résiste aux désirs de l’abbé; lesfemmes encore moins. Car l’abbé estsensible à la chair. Ainsi à mesure quese façonne le paysage d’aujourd’hui,nous est contée une histoire d’amourentre l’homme d’église et une paysannedésirable et docile qui ne dit jamaisrien, mais se donne quand il le veut.Dans l’ensemble de ces trois chro-niques, la puissance imaginative etvisionnaire de Michon atteint des som-mets. Ne prétendant jamais à la recons-titution, ce qu’il nous donne à voir, et àrêver du Moyen âge, c’est sa poétiqueviolente et fantastique. Pour mieuxrendre compte de ce pays de terre etd’eau, pour répondre à la commandequi lui était faite, il choisit d’abord de« liquider la réalité ». « Le paysage estune fiction, l’Histoire en est une aussi. »Ce scepticisme, quant au réel, ce pos-tulat que tout est illusion dans ce quedisent et vivent les hommes, c’est peut-être là le fondement de la démarchecréatrice de Michon. Et pour cela sa foien la littérature.

La vie, l’amour, la mortAbbés paraît ensuite chez Verdier en2002 en même temps que Corps du roi,réunion de courts textes plutôt icono-clastes sur des écrivains révérés: Bec-kett, Faulkner, Flaubert et surprise!…le Hugo surgi des récitations d’enfance.C’est une œuvre très belle et trèsétrange, cependant dans la cohérencede ses préoccupations, où il poursuitune interrogation sur le statut du créa-teur. Beckett, Faulkner, Rimbaud ouGoya, c’est toujours la même énigme:comment devient-on cela? Y a-t-il uneréponse possible à cette question? Ils’ interroge aussi sur l’ image: il y a deuxportraits dans ce livre, et quels por-traits! Le Faulkner à la Lucky Strike,Le Beckett à la Boyard. C’est bien sou-vent dans la postérité que se construi-sent les icônes, grâce aux chroni-queurs, aux historiens de l’art qui fontprofession de bâtir des légendes. C’étaitdit déjà dans Rimbaud le fils. Michonlaisse entendre, non sans ironie, queFaulkner et Beckett ont maîtrisél’ image qu’ ils voulaient laisser aumoins autant que l’obscur opérateurqui les regardait. « Je suis le texte, pour-quoi ne serais-je pas l’icône? » L’en-semble s’achève sur un texte d’unesimplicité lumineuse qui est une sortede chef d’œuvre: Le ciel est un trèsgrand homme. La veine autobiogra-phique y apparaît pour la première foisaussi franche. En un temps très bref, lenarrateur est confronté aux expé-riences majeures par quoi on existe etavance tantôt debout, tantôt courbé: ledeuil, l’amour et la naissance. Michony parle comme jamais de sa douleur, deson amour, et cela le rend grand(comme nous tous le sommes dans laviolence de ces instants), mais aussi de

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son indignité (ce qu’aussi chacund’entre nous connaît). Cela clôt parfai-tement le livre parce qu’on est en pré-sence des deux corps de l’homme, lecorps magnifié et le pauvre corps. Il n’aplus recours ici aux masques de la fic-tion, il est selon le vœu de Montaigne,lui-même la matière de son livre.Les deux livres reçoivent le prixDécembre, l’année même où PascalQuignard obtient le prix Goncourt.Un échotier ignare s’ insurge dans lapresse contre ces choix jugés élitistes.Et Sollers de dire : «Cette année, on arécompensé les abbés. » Toute petitepolémique que Pierre conclut dansun éclat de rire, avant de disparaîtredans les rues de Nantes.

Une petite fille blonde.Nantes où il vit depuis six ans, avecsa compagne et leur petite filleLouise. « La paille d’or recouvre sesyeux, et parfois la petite main impa-tiente rejette en arrière ses cheveux. »Est-ce important ou non qu’ ildemeure ce passant ordinaire ? N’est-ce pas suffisant que ceux qui ledécouvrent et qui l’aiment mesurentleur chance ? ■

Ce texte est la version actualisée et développéed’un article paru dans Encres de Loire d’oc-tobre 2001, revue des métiers du livre en Pays dela Loire.

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orme élaborée, valorisée del’expérience, la littératuren’a reflété, longtemps,qu’une fraction de l’exis-

tence collective, celle des groupestitrés, fortunés, habitant les richesterroirs ou les grandes cités, hobe-reaux périgourdins, bourgeois tou-rangeaux ou rouennais, gens deParis. Il y a comme une affinité réci-proque entre le resplendissantmiroir des livres et les importantespersonnes, les autres noyées dansl’ombre, étrangères à elles-mêmes,ignorées du monde entier.Il peut prendre fantaisie d’écrire àn’ importe qui, mais certaines cir-constances facilitent pareille lubietandis que d’autres lui sont farou-chement contraires. Un Creusois,par exemple, agirait sagement s’ ils’abstenait d’y songer. Vague frangedu désert central avec sa préfectureau nom broussailleux, la Creuse nefut jamais le théâtre de quoi que cesoit. Dans toute son histoire, ellen’a peut-être fourni qu’un mot à lalangue française, celui de Croquantsdont les seigneurs affublèrent,jadis, les paysans révoltés. Il vientde Crocq, un hameau dans les bois,au-dessus d’Aubusson, d’où parti-rent un matin des va-nu-pieds exas-pérés par quelque plus cuisanteinjustice. Ils furent branchés avantla fin de la journée. À part cela,rien. Du moins rien qui justifiequ’on prenne la plume et du papier.Des gens de peu, aux jours mornes,

jargonnant le patois dans leurstristes cantons, le vide, le vent, diraMichon, un irrémédiable néant.On ne fait pas de livres avec ça.C’est la conclusion qui s’ impose àl’ ingénu dont pareille pensée auraiteffleuré la cervelle, voilà une qua-rantaine d’années, lorsque le mondeextérieur a fait irruption dans cesmarches fermées depuis le fonds desâges. Pour qui serait en peine de sereprésenter ce qui s’est passé, il fautimaginer, pêle-mêle, la soudainedisparition de la paysannerie parcel-laire, la fuite des filles vers Limoges,l’ouverture à Guéret d’un magasinde vêtements à l’enseigne « Lesmodes de Paris », la prolongation,pour certains enfants, de la scola-rité, et la découverte, par une poi-gnée d’entre eux, de ce que la viepeut trouver, aux pages des livres,une netteté dont elle resteradépourvue, sans cela.Pierre Michon a rapporté cetéblouissement et le désespoir quilui a succédé. Tout le prédestinait àse méprendre, à s’égarer. Les livrestiraient, semblait-il, leur éclatd’univers invariablement éloignésde centaines de lieues ou d’années.Rien, dans son expérience, n’étaitdigne de porter la langue magni-fique qui l’avait bouleversé.Il faut du temps pour comprendre,d’autant plus que sont plusanciennes les évidences auxquelleson se heurte. Celle, par exemple,qui condamne au mutisme ou à

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Que dire du Châtain ?Pierre Bergounioux

d’éclatants ridicules les «escholierslimouzins». Elle date du XVIe siècle.Rabelais l’a établi dès le chapitre VI

de son Pantagruel. Agacé par ungrimaud qui singe le beau langage,notre géant le prend à la gorge.L’autre, aussitôt, se souille etdemande grâce dans son parlernaturel : « Ne me touquas gran ! Neme touche pas ! »Pierre Michon a éprouvé la grandedéconvenue que tout, depuis tou-jours, lui prescrivait. Il a raconté salongue pénitence et puis l’annon-ciation, par un jour tardif, dans ladésolée cour d’école où il avait étéenfant, avec l’ indigente campagne,autour, les morts sans gloire qu’ ilavait repoussés, trahis, pour écrireon ne sait quoi de vain, d’ inventé.Ce qui semblait le condamner s’of-frait à le sauver s’ il consentait àabdiquer ses prétentions grandilo-

quentes pour revenir à ce qui s’étaitpassé là, sans bruit, presque sansphrases, sous ses yeux, avant des’évanouir.Ses Vies minuscules élèvent dans lalumière de leur sens ceux auxquelsil avait été dénié. Et c’est justices’ ils offrent une voix, enfin, à celuiqui les avait d’abord reniés. PierreMichon a brisé le silence séculaireoù des hommes, et des femmes,étaient ensevelis ; porté leur exis-tence dans le registre second, dis-tinct, intelligible de l’écrit. La litté-rature n’est rien d’autre que cepouvoir de révélation, cette forcelibératrice. ■

Romancier et essayiste Pierre Bergou-nioux a publié Jusqu’à Faulkner en 2002chez Gallimard, Back in the sixties chezVerdier et Univers préférables chez FataMorgana en 2003.

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e connais deux Michon,trois peut-être.Vint en premier celui deslivres, découvert alors que

j’étais à Saint-Nazaire, encalminédans les décombres de ces puis-santes illusions auxquelles beau-coup de ma génération avaient jus-qu’à plus soif sacrifié. Époque delectures tous azimuts où je creusefiévreusement dans les livres desgaleries de taupe. Pas prêt à goberdésormais n’ importe quoi (bienrésolu à ne plus jamais céder auculte du cargo). Rares sont les livresalors qui surnagent. Vies minusculesévidemment fut de ceux-là. Tout yétait, les travaux et les jours, lesrêves ardents de l’existence, lagloire de ses matins et ses soirspitoyables, ses tremblements, sescraintes et ses rictus. Et si la voixsonnait si juste dans des phrasestaillées comme à la hache et sculp-tées au poinçon, c’est qu’y venaitpeser tout le poids de terre qu’ il luiavait fallu, à cette voix, remuerdans les galeries obscures de la viepour atteindre l’air libre et y instal-ler son campement de bédouin, seschâteaux de papier. Bref, commebeaucoup, je sortis du livre groggyet conquis, me disant que bon sang,c’était bien ça – «ça» qui n’avait pasde nom mais qu’après nos annéesvirulentes toujours nous cher-chions.J’ai plus tard fait la connaissanced’un deuxième Michon : Michon

l’homme et le fils, celui du corpsmortel, le camarade Peter Mitchum,Michon le fraternel, tel que je le voisrégulièrement à Nantes, bien qu’ ilprétende, lui, ne pas «habiter ici» –une pique amicale, en même tempsqu’une façon sans doute de se vou-loir toujours en rimbaldienne par-tance. C’est bien ici pourtant qu’ ilréside, ce Michon-là. J’en gardemême pour la postérité quelquespreuves écrites, à commencer parcette dédicace très circonstanciéeoù, en date du 9 octobre 2002, ilm’offre son « Corps du roi souffrantd’otite et domicilié à Nantes ». Jepeux semblablement dater avec uneprécision de guide ferroviaire l’arri-vée à Nantes de ce corps-là, le corpsagissant et souffrant de l’ individuMichon, quoique ce fut un jour deprintemps sans otite-également,disons-le d’emblée, un jour dont lasoirée ne fut pas une «soirée Coca»(il y a, avec Pierre, les soirées« Coca » et les autres, plus mouve-mentées, avec lendemains d’excuseset de remords dostoïevskiens).Nous sommes donc le lundi 7 avril1997: arrivant d’Orléans par le trainde 13 heures 32, Michon Pierre faitson entrée incognito en gare deNantes où je le cueille dans la salledes pas perdus. C’est la première foisque je rencontre l’homme. J’ai entête la légende et l’aura qui déjà l’ac-compagnent. J’ai aussi à l’esprit lesphotos qu’on peut voir dans lapresse : mine sombre, lèvres serrées,

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Mes trois MichonJean-Claude Pinson

le regard intranquille et traqué, unair de forçat peu enclin à discuter.En somme, la littérature en per-sonne, le corps céleste de l’écrivaindéjà en route vers la postérité, mêmesi pour le moment son nom n’existeque pour un cercle de happy-few.Évidemment, j’ai dans un premiertemps un peu de mal à recoller lesmorceaux. Car le Michon réel, celuique j’accueille au sortir de la gare,est d’emblée sans façons, plus hilareque porté à la componction. Trèsvite on en est, outre à la bière, aututoiement, et son rire est de bonaugure qui se termine en hoquet deguimbarde. Et en effet tout ira bien àla fac avec les étudiants.Plus tard, j’apprendrais à mieuxconnaître celui qui dans la vie estaussi un rusé comédien, un vrai per-sonnage de Michon, expert enmanières caressantes autant quechampion en railleries (tantôt ilvous dépose un baiser russe au borddes lèvres, tantôt il vous brocarde,comme Vladimir à Estragon, dans lapièce de Beckett : «Tu aurais dû êtrepoète ! »). Une dégaine à la LuckyLuke aussi, entrant clope au bec à lalibrairie « Vent d’Ouest », s’accou-dant un instant au comptoir dusaloon pour y faire la bise aux ven-deuses, avant de filer dans les étagespour s’enquérir au rayon histoired’un livre rare sur la seigneurie dupays de Lou, et grogner, pester (ouplutôt faire mine de), si le librairen’a pas l’ introuvable bouquin.Mais je reviens au jour de son arri-vée à la gare de Nantes, où toutcommence, justement, comme unroman de gare. En effet, une jeunefemme de mes amies, ayant raté un

premier train à Paris, arrive, à lamême heure ou presque, à13 heures 36 exactement, en lamême gare de Nantes, où il estconvenu que je l’attende elle aussi.Le hasard, aidé de la SNCF, fait par-fois bien les choses. En l’occur-rence, c’est moi, fils de cheminotcomme de juste, qui joue ce jour-làles aiguilleurs du ciel. Car je suis, àvrai dire mon corps défendant,l’aveugle instrument de la Provi-dence, l’entremetteur du destin quifait se rencontrer les pas de l’une etceux de l’autre. Le scénario ensuiteest assez simple qui voit s’enchaî-ner canettes de bière et autres bois-sons propices au grand jeu de la

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séduction. La journée continue surce mode romanesque. Je passe ;l’ idylle de toute façon est enmarche, et en route l’accrochagedes atomes crochus dans le quartierde la gare. Et voilà bientôt géniteuret résident nantais Michon.Mais n’y a-t-il pas un troisièmeMichon, qui ne serait ni Michon-le-Verbe (père abbé de textes incon-testables) ni Michon-le-Fils (pèred’une petite fille) – ni le corps royalde l’Auteur, ni celui, amical etjovial, que je rencontre à Nantes ?Car me reste incompréhensible lepassage du deuxième au premier.Comment des phrases de la plushaute dynastie racinienne/rimbal-dienne peuvent-elles s’engendrer àpartir d’une dégaine lucky-lukienne ? Où est le levain, dansquelle fiole conservée le précieuxspiritus qui fait lever la pâte ver-bale ? Il faudrait invoquer ici uncorps du troisième genre, ni maté-riel, ni spirituel. Peu crédible, mal-gré le troisième Michon qu’ il m’ar-rive d’avoir parfois au téléphone.C’est une voix de fantôme alors quim’appelle : «Allô, Pinzón, ici Ham-let. Je suis au cimetière de Mou-rioux. Sais-tu qu’elles accouchent àcheval sur une tombe ? ». Et depoursuivre la tirade shakespea-rienne de Beckett : «le jour brille uninstant, puis c’est la nuit à nou-veau». La voix qui nous visite ainsiau milieu de la nuit n’est pas exac-tement, convenons-en, celle del’Esprit-Saint, mais elle n’est pasdépourvue d’ inspiration ; à sa façonelle crache le feu sacré. D’où cettehypothèse un peu loufoque : c’estce Michon-là, expert en spiritueux,

oracles et simulacres, qui ferait lajonction entre les deux précédents.Mais l’explication par le dopage etla fiole de Bourbon est aussi peusérieuse que celle de la glandepinéale qui faisait chez Descartescommuniquer substance pensanteet substance étendue, âme et corps.Mieux vaut en rester à l’énigme etpréserver le troisième Michon desexplications trop courtes.N’étant pas pour ma part contreSainte-Beuve, je préfère d’ailleurs nerien dissocier du tout. Prendrecomme un tout les trois Michon. Delà à en faire une sainte Trinité, c’estun pas que néanmoins je ne suis pasprêt à franchir (n’étant, qui plus est,pas même baptisé). Donc pas d’ado-ration. Mais de l’admiration pour lepremier, de l’amitié pour ledeuxième, de l’affection pour letroisième, oui, sans hésitation.Même si parfois il faut se fâcher.Ainsi un soir de beuverie (à sensunique), où, paraît-il, j’ai «cassé» lepoignet de l’écrivain. En réalité, toutau plus fut un peu, ce soir-là, mal-menée la défroque relative, corpo-relle, de l’auteur. Son double, intact,hors d’atteinte, n’a pas, Dieu merci,perdu la main. Il continue de noircirdes carnets qui deviennent deslivres jaunes peu ordinaires, peuoubliables, que l’on sait. ■

Poète et philosophe, Jean-Claude Pin-son a publié en 2002 Sentimentale etnaïve aux éditions Champ Vallon, dontun chapitre est consacré à « PierreMichon poète », et en 2001 aux mêmeséditions, un recueil de poèmes : Fado(avec flocons et fantômes).

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eptembre basculait dans lebel automne, le soleil nousdonnait des ombres plusgrandes qu’aux mois

chauds. Nous marchions vers leMadagascar, loin de l’ île de l’océanIndien que croise aux chevilles letropique du Capricorne, loin deFort-Dauphin qu’au gué du dix-septième siècle fonda Etienne deFlacourt. Nous étions sur la rivedroite du Loiret, nous allions nousrestaurer.Je l’avais lu. Ébloui, j’avais écrit àOrléans, rue des Roitelets, à Mon-sieur Pierre Michon ; j’avais dû luidire que j’aimerais beaucoup le ren-contrer, rencontrer celui qui des-sina cette constellation impeccable :Vies minuscules. Il m’avait donnérendez-vous chez Catherine, sonamie libraire, cedit jour en fin dematinée.C’est pourquoi, à quelques instantsde là, au Madagascar, nous choisis-sions une bouteille de blanc, sec,avant même de passer commande.Les prémices de notre fraternité àvenir se présentaient exactementcomme se présentent les scènesdans les rêves éveillés : tout enavantage. Nous souriions devant leMâcon servi dans un seau en plas-tique translucide – « pour le tenirau frais », avait précisé le patron.Nous fûmes catégoriques : ni cettebouteille, ni les suivantes n’au-raient devant nous le loisir de seréchauffer. Mais s’ il y eut ivresse, ce

fut de propos. Les derniers clientspartis, nous croisions encore leverbe. Avant que de sortir, nouslaissâmes derrière nous nos vestes,pour aller pisser dans la rivière d’oùvenait le sandre qui accompagnaitles Mâcon. Le lumineux sentier del’amitié se confirmait. Le jour bais-sait, les cymbales et les tamboursjouaient, nous tutoyions l’ infini.Nous reprîmes place sur les chaisesque gardaient nos vestes, le servicedu soir pouvait commencer, nous,nous étions prêts.

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Dans les derniers jours de février, ilfut convenu que je l’accompagne-rais aux Cards. Pierre devait yattendre une équipe de télévision.C’est en fin de matinée que, partisdu faubourg Saint-Antoine, nousprîmes, après la Porte de Vin-cennes, l’autoroute. Passé l’Ile deFrance nous fîmes le plein d’es-sence et décidâmes de déjeuner. Lerepas, le café, tout fut sans surprise,gentiment dégueulasse. Nousbavardions. J’aime entre nous ceslongues langues de temps que den-sifie l’anxiogène pratique de l’auto-mobile. L’episthémé alors pointe,mais gentiment. Passé Château-roux, les premiers flocons de neigeexigèrent l’usage des essuie-glacesdont l’effet mélancolique et sensuelmit en suspens nos échanges. Sortievingt-huit : Ambazac, puis direction

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SaisonsGérard Bobillier

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La Jonchère où nous fîmesquelques achats, de bouche princi-palement.«Et si nous allions rendre visite à tamère?– J’y pensais.»La neige, haute d’une botte, empié-tait sur la chaussée – la neige cou-leur de deuil chez les Orientaux.Dans l’automobile le silence se fit,nous gagnions, par Jarbreilles-les-Bordes, Saint-Goussaud. Nous nousglissions dans la toponymie com-plice.Le cimetière est situé à l’entrée duvillage. Tout était silence, le cheminen dévers qui mène à la porte d’en-trée était vierge de toute visite. Jem’effaçai et laissai quelques pasd’avance à Pierre ; lui savait où ilétait convoqué. La tombe était justeà l’opposé. Tant bien que mal, jem’efforçai de mettre mes pas dansles siens, des bavures me disaient ladifficulté d’une telle démarche.Nous arrivions. Pierre s’exclama.Fiché dans la neige, un toit desépulture en zinc, en forme dechasse-neige, orientait sa pointevers le caveau. Pierre évoqua lemauvais œil, Faulkner, et puis setut. Il secouait maintenant unebruyère en pot pour en chasser lapoudre blanche ; l’éricassée, nue,semblait transie, nous aussi. Nousfîmes demi-tour, je marchaisdevant. Nous descendions sur Châ-telus que nous n’atteindrions pas,nous nous rendions aux Cards. ■

Gérard Bobillier est directeur des édi-tions Verdier.

Pierre dans les bras de sa mère

Pierre au zoo photographié par sa mère

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l y a de la fatigue dans ceregard : il n’est pas fatiguéde regarder, il est fatigué dechercher devant lui ce qui

n’est qu’en lui et dans les livres.J’aime la façon dont il regarde etdont il écrit, plus que la façon dontil parle. Parler avec lui, familière-ment, est pourtant un grand plaisir,grâce à une sociabilité facile et dis-ponible. Dans la conversation ilaime se moquer, rire, il donne del’amitié, il lance des jugements

brefs et profonds, dans lesquels saculture et ses lectures sont distilléesen un godet de fine liqueur. Ainsiquand l’autre jour, dans une inter-view télévisée, il disait à peu prèsceci : « Chez Flaubert, en ce quiconcerne les relations avec lesfemmes, entre la muflerie et l’adula-tion, il n’y a pas beaucoup denuances.» C’était fin, drôle, laco-nique, et cela ne retirait rien à sonadmiration pour Flaubert, plus : àson adhésion d’écrivain au parti de

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Le regardde Pierre Michon

Pierre Pachet

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Flaubert, une adhésion convaincue,indéracinable, professionnelle.Mais son regard dit et voit autrechose. Par «regard», j’entends l’ac-cord entre ses lèvres minces et ser-rées, et des yeux bleus qui obser-vent sans ciller. Il regarde leschoses, et constate que ce n’est pasça, ce n’est plus ça, ce n’est pasencore ça. Il regarde les gens avecune indulgence qui va parfois jus-qu’à l’ indifférence ; et la profondeurde son regard lui ouvre une profon-deur de l’espace du monde. Leschoses proches sont là, épaisses, lerepas à préparer, la facture qu’ ilfaudrait payer, le texte promis quine sera sans doute pas écrit, l’amidont la présence est pour l’ instantbienfaisante et dont il serre le brasavec une affection presque désespé-rée. Mais derrière ces choses et cesgens, le temps frémit et gronde, etun gouffre appelle. Le regard dePierre Michon voit ces chosesemportées. Il dit adieu à ce qu’ ilaime.Ce regard ne voit pas plus clairqu’un autre, et ne le prétend pas. Ildramatise, comme d’autres minimi-sent, et il est le premier à subir lepoids de la dramatisation qu’ ilincarne. Le crâne un peu dégarnipar la méditation, en chemisette,appuyé sur un coude, il quêtel’amitié du monde et des gens, et latient à distance. Sa vocation n’estpas là. Elle est de pousser un grandbrame qui saisit ceux qui l’écoutentcomme il le saisit lui-même quandil lui livre passage. Aussi, malgré saprofonde humanité et la tendressequi l’étreint, ne regarde-t-il choseset livres que pour y capter quelques

brins à ajouter au torchis des mer-veilleuses cathédrales de papier àtravers lesquelles le vent sedéchaîne. Ce sont elles qu’ ilregarde d’avance, nostalgiquement,sachant que c’est là que sera célébréle culte ancien dont il se veut l’héri-tier, et grâce auquel le temps pré-sent pourra prétendre s’ insérerdans la tradition qui ne cesse de sedéfaire sous ses yeux.Dans le regard triste et slave dePierre Michon, une gaieté couve,qui parfois s’enflamme. Il cessealors de promettre la mort à touteschoses et à lui-même ; avec verve, ildétaille le comique piteux des cos-tumes et des prétentions, lesmasques que portent les person-nages ; il regarde le dérisoire desconstructions pompeuses et despetits jouets en plastique, et s’enamuse. Surtout il se moque de lui-même ; il se fait voir comme un roidéchu, déguisé en clown, et quin’est jamais si puissamment roi quedans cette gaieté supérieure, aubord du vide, dansante et cares-sante. Sa colère et sa tristesse, quisont terriennes, brûlent alors ets’élèvent légèrement dans l’air. Il estl’ indiscutable Roi qui célèbre la findes royautés. ■

Philosophe et essayiste, Pierre Pacheta publié Adieu chez Circé en 2001, etAux aguets chez Maurice Nadeau en2002.

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l y a une dizaine d’années,lorsque j’ai fait paraître unlivre intitulé Vidas, quelquespersonnes, pensant déceler

une proximité, m’ont parlé des Viesminuscules, que je n’avais pas lues(je pense d’ailleurs que c’est parceque on m’en a un peu trop parléque je ne les ai toujours pas lues).De Michon, Pierre, écrivain, je neconnaissais que deux livres, que jetrouvais d’ailleurs superbes :Maîtres et serviteurs, et surtout Viede Joseph Roulin, qui continue àm’apparaître comme un des plusbeaux livres écrits ces vingt der-nières années. On m’a souventassuré que les Vies minusculesétaient encore supérieures. Je veuxbien. C’est dire en tout cas si je suissatisfait de n’avoir jamais lu celivre, et de savoir que j’ai encore,vierge devant moi, la promesse decette découverte-là.De ce Michon, Pierre, écrivain, j’aichez moi une photographie, qu’unami journaliste m’avait glissée àl’ intérieur d’un livre, probablementJoseph Roulin. C’est un portrait qui,je crois bien, est l’œuvre du photo-graphe des éditions Gallimard.L’écrivain Michon y est très sérieux,pas mal chevelu (frisé), et il s’ap-prête à signer des livres, la mainarrêtée, le regard légèrement perdu.Pour tout dire, il n’a pas l’air très àl’aise. Mais dans ces circonstances-

là (la pose que réclame le photo-graphe, les pensées qui courentsous le crâne tandis qu’on se voitcomme de l’extérieur, artificielle-ment figé devant un objectif) il estpermis de n’être pas totalementépanoui.J’ai une autre photo du mêmeMichon. En vérité, ce n’est pas toutà fait le même, d’abord parcequ’une vingtaine d’années séparentles deux photos, ensuite parce qu’ ils’agit là de Pierre Michon, et pas deMichon, Pierre, écrivain. Cettephoto, c’est moi qui l’ai prise il n’ya pas très longtemps, dans le beaucimetière de Tallahassee, Floride.On y voit Michon assis par terre entailleur sur le gazon impeccable,légèrement voûté, penché versl’avant, un sourire gourmand auxlèvres, et prenant lui-même unephoto. Il porte un tee-shirt et uneveste noirs. On le devine tendu,sans doute un peu ému, et aussitrès satisfait de pouvoir photogra-phier l’objet qui se trouve devantlui, au ras du sol. Il s’agit d’un(petit) drapeau confédéré quiornait une (toute petite) pierretombale parmi des centainesd’autres, dans le carré du cimetièrede Tallahassee réservé aux sépul-tures de soldats sudistes. Sur lapierre tombale, il y avait simple-ment, outre la mention de l’armée(C.S.A.- Confederated South Army),

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Un tout petit drapeauau milieu d’un gazon

Christian Garcin

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le nom du soldat, et les dates de laguerre (1861-1865).J’aime bien cette photo, parce quecette journée là avait été une bonnejournée. Juste avant d’accéder à cepetit carré, nous avions marchédans les grandes rues quasi-désertes de la ville, et étions passésdevant quelques vérandas de boispeint et un peu délabré qui nousfaisaient penser, évidemment, àWilliam Faulkner. Pierre Michons’amusait de ce que je m’amusais àl’appeler Peter Mitchum, un peuavant nous étions allés dans unimprobable bric-à-brac acheterquelques souvenirs à ramener à nosenfants respectifs, et nous avionsbu un café, le plus corsé possible,au soleil. Ensuite, une ou deuxheures avant la rencontre quoti-dienne à l’université, ç’avait été lavisite au cimetière, et l’œil deMichon, à la fois précis et distanciésur le petit drapeau confédéré. Unebonne journée, oui. Et quand j’ypense aujourd’hui, je me dis quec’est d’ailleurs là que peuvent peut-être se rejoindre les deux Michon,le Michon, Pierre, écrivain, et lePierre Michon amicalement sur-nommé Peter Mitchum le tempsd’un bref séjour dans le sud desÉtats-Unis : dans cette posture à lafois humble et digne, gourmande eten léger retrait, dans ce regard

dense et acéré qui est toujours, quece soit par le filtre d’un postier arlé-sien à la barbe fleurie, du serviteurdiscret d’un grand maître des tempsanciens, ou de l’objectif d’unmodeste appareil jetable, soigneuse-ment réglé à la bonne distance, etdemeure en empathie avec sonobjet, fût-il un tout petit drapeau aumilieu d’un gazon. Car c’est par lamédiation de ce regard-là que l’objeten question peut se trouver projetéau-delà de lui-même pour venirtémoigner d’une grandeur disparue,peut-être mythifiée, et qui par làmême n’en finit pas de résonner –puisque aussi bien, c’est Faulknerqui le dit, et je suppose que Michon,lecteur de Faulkner, ne le démentirapas : Le passé n’est jamais mort. Iln’est même pas passé. ■

Romancier et traducteur, ChristianGarcin a publié en 2003, Fées diables etsalamandres aux éditions Champ Val-lon, Labyrinthes et Cie aux éditions Ver-dier, et L’embarquement chez Galli-mard.

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obby du Double Tree Hotel,Tallahassee, Floride : levoyant de l’ascenseur cli-gnote, down, chuintement,

le lourd panneau de métal coulisse,s’efface, telle la porte d’une basi-lique, Pierre paraît,tenant ouvertdevant lui, légère-ment incliné,comme un bré-viaire ou un psau-tier, l’édition deFaulkner dans laPléiade. Pierre Michon,abbé. Toujours m’a frappé lecôté médiéval de son visage : ter-rien et spirituel, de la ruse, de la vio-lence avec aussi des éclats de dou-ceur et même une bonté quibouleversent. Visage d’un hommequi sait piéger, chasser, parler auxbêtes et à Dieu, visage versatile dereître et de moine, accoutumé auxenluminures du sang et des lettres,rompu à la paillardise, à l’entaille dugel, au guet, au silence. Visagegothique de Saint-André desChamps, comme Françoise ouThéodore, « le garçon de chezCamus ». Les Russes ont encore cegenre de tête, chez nous les traits sesont brouillés, édulcorés. Bâtisseuraux mains rudes et patientes,homme noir sur le calcaire blanc,dans un jour proche de l’an mil.Chasseur de sangliers, manieur

d’épieu, baiseur. Forçant, polissantle calcaire blanc des corps. C’estcela, cet homme, mine de rien, quisort de l’ascenseur du Double TreeHotel, à Tallahassee, Floride, lesyeux fixés sur le psautier. Il ne

m’étonnerait nul-lement qu’ il aitété compagnon

de Jeanne d’Arc.Ils auraient tra-

versé la Loireensemble, striée de

flèches. Croisé avecle Cœur de Lion, unfauconnier arabe luiaurait appris com-

ment en user avec le grand gerfaut.Maintenant il marche à travers levieux cimetière de Tallahassee, quisépare l’hôtel de l’Université :brique néo-gothique, à créneaux etgâbles, pinacles et clochetons surquoi ondoient des drapeaux, entreViollet-le-Duc et Walt Disney, dequoi déclencher un réflexe deCharlottesville carabiné, mais non,il est très calme, très sûr de lui, ilmarche parmi les tombes militairessous les grands arbres. Les Fédé-raux sont à un bout du cimetière,les Confédérés à l’autre. Étendardsdans la poussière. Drapeaux taillésdans les robes de soie des femmesSartoris. Le démon s’est fait faire enItalie une pierre tombale qu’ ilemmène partout avec lui à la

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Michon en Amériqueportrait sur fond animalier

Olivier Rolin

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guerre. Il marche, Faulkner enpoche, le crâne ras et frais, baignéd’air, sous les spanish beards, cessortes de lichens qui font auxarbres d’ ici des barbes de conquis-tadors. Le premier européen à avoirtraversé la Floride s’appelait AlvarNuñez Cabeza de Vaca, conquista-dor, naufragé, esclave et thauma-turge. Cela le gênait bien un peu, ceTête de Vache, de constater qu’ ilfaisait des miracles, qu’ il ressusci-tait des princesses indiennes,comme ça, en veux-tu en voilà,mais c’était ça ou mourir, et toutscrupule pâlit devant la mort, et ence temps-là on était habitué auxfortes choses, hisser des mondeshors de la mer, les précipiter dans lesang, on ne chipotait pas. L’air estdoux et porte le son de nombreuxcarillons. Louons maintenant lesgrands hommes, si vous voulezbien. Si vous ne voulez pas, on lefera quand même.À présent, dans une salle de l’Uni-versité, Pierre lit Absalon, Absalon !Debout à son pupitre, le livre et unverre d’eau posés devant lui, plusque d’un Président (que suggèrentles plis du drapeau américain à sadroite) il a l’air d’un prieur lisantles Écritures, «les passages empreintsde cette antique et violente mystiquevengeresse » que lisait GoodhueColdfield enfermé, barricadé dansson grenier jusqu’à la mort. Mélo-pée fortement rythmée. Nous nesavons pas ce qui se passe dans cespages, disait Borges, mais ce qui s’ypasse est terrible. La faux rouilléede Jones appuyée contre le mur desa cabane. La treille de muscat, lacruche. Violente et lubrique épave.

« Eh bien, Milly, dommage que tune sois pas une jument. » La cra-vache, le vol silencieux de la faux :«Toujours ce qui évoque le derniersilence arrive en silence.» La fille, lavieille fille lisant l’office des mortssous le bosquet de cèdres. Debout àson pupitre, roide, le crâne ras, levisage comme une pierre, commeon en voit sur les chapiteaux deSaint-André-des-Champs, le livre etun verre d’eau posés devant lui, ledrapeau à sa droite, récitant de cetoffice des morts. La gloire est unechose mélangée.À présent, nous sommes sous lavéranda d’une demeure du Sud, lesflèches de la pluie criblent lesarbres du parc, les cèdres noirs souslesquels peut-être il y a cinqtombes, les tentes blanches qu’on adressées pour la fête, et qui sem-blent celles d’un camp ancien,comme on en voit sur les tableaux,cette Bataille d’Alexandre parexemple où Altdorfer a figuré ladéfaite de Darius Codoman. Deshommes en Stetson ouvrent leshuîtres pâles du golfe, font grillerles viandes (d’étrange façon,presque incongrue, c’est pour nousqu’on se livre à ces apprêts), lapluie fait ondoyer ses drapeaux grissur l’étang, sur les prairies où peut-être jouent des opossums. Dariustourne vers son poursuivant, dumilieu des lances, un visage où lamort déjà jette son ombre. Touteschoses sont mouvantes et prochesde l’ incertain. Opus aggredior opi-mum casibus, c’est une œuvre fertileen catastrophes que j’aborde : Pierreparle de Tacite, des Histoires, et dela beauté de l’ablatif absolu, cette

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flèche vibrant dans le mille, et desMémoires de Guibert de Nogent, etnous cherchons un moment (envain) le nom de pittoresques héré-siarques aux dépens de qui s’amuseGibbon, et nous louons comme il lemérite le style de Madame Guizot,sa traductrice. Puis il parle encoredes mustélidés, des putois, desbelettes qui s’attachent au cou de lapoule qu’elles saignent, et tuentcelles qu’elles ne mangeront pas,juste parce qu’ il n’y a pas de raisonde s’arrêter de tuer, et cela fait toutela différence avec les félins. Petit-gris au cou parcheminé des abbés,sauvagine au cou des belles, pan-toufles de vair. Puis nous parlonsdes bergeronnettes, des merlesd’Amérique et des hochequeueschers à Nabokov. Homme qui saitpiéger, parler aux bêtes, donner labecquée aux oisillons aveugles,ébouriffer le duvet. Puis il parleencore de la jambe très blanched’une blonde, qu’on voit aller dansun entrebâillement de tissu. Vol dugrand gerfaut. Et vous, chers cor-beaux. Et toi, soleil.À présent, assis à l’avant du van,Pierre pousse un hurlement. Ceuxqui le croyaient un peu endormi,l’œil mi-clos sur les marais quebalaie la pluie, se trompaient. Lechasseur, le belluaire était auxaguets. Il a vu un alligator. La pluiefait défiler ses tuniques grises,défraîchies, déchirées, sur lesmarais. Sous le phare de SaintMark, dans un bistro de planchesoù sont venus Al Capone et Ken-nedy, Elvis Presley et Edgar Hoover,et bien d’autres mais pas (si je mesouviens bien) William Faulkner,

nous avons mangé des crabes et bude la Budweiser et pour finir du vinblanc frais très recommandable.Autour de nous des pélicans,engoncés, mal peignés, stoïquessous l’averse. Mille bras d’eaudouce, autant d’eau salée, autantd’eau ni douce ni salée, étreignentmille lots de vase bleue nue. Touteschoses sont mouvantes et prochesde l’ incertain. Ce n’est pas la terre,puisque les mouettes crient au-des-sus des anguilles, ni la mer, puisquedes corbeaux et des gerfauts s’envo-lent avec une vipère dans le bec.L’œil aux aguets, mi-clos tel celuide Queequeg sur les tremblementsgris de l’eau, a repéré, narines etyeux à peine émergeants, le vieuxsac de peau, le préhistorique brace-let-montre. Homme qui sait piéger,chasser, parler aux bêtes et à Dieu.Lorsque j’ai bu un peu trop derabistaco, que le besoin devientimpérieux de faire éclater la forcedes mots, mes amis savent qu’ il y aquelques textes que je proférerai,que ça leur plaise ou non (maissouvent ça leur plaît) : le Transsibé-rien, la mort de Murat au livre XXXdes Mémoires d’Outre-tombe, leConsul jeté dans la barranca, avecun chien mort. Et la fin de JosephRoulin : c’est vous, corbeaux là-des-sus volant. C’est vous, chemins. Ifsqui mourez comme des hommes. Ettoi, soleil. Salut, Pierre. ■

Olivier Rolin a obtenu le prix FranceCulture en 2002, pour Tigre en papieréditions du Seuil.

C’est par Jacques Réda,alors capitaine du vaisseauNRF, que je fus initié àl’œuvre de Pierre Michon,

en même temps d’ailleurs qu’à cellede Pierre Bergounioux. Les Viesminuscules et La maison rose mefurent les portes d’entrée dans deuxmondes dont je ne me suis guèreéloigné depuis lors.– Que dire de la séduction immé-diate presque brutale, provoquéechez moi par un texte de Michon ?C’est l’effet, il me semble, d’uneénergie de langue, d’une très sin-gulière vitalité d’énonciation : avecla prise, ou surprise, d’une voixtout à la fois lyrique et railleuse,d’un rythme, présent, perdu, tou-jours à l’œuvre dans le courant dela narration, d’une scansion, ensomme, capable d’ informer la

matière des mots et le tissu d’unmonde.– Pourquoi, vers quoi, en vertu dequoi aussi tout cet ébranlement dephrases ? Il s’agissait, il me semble,de mettre affectivement en mouve-ment, disons d’émouvoir quelquesgrandes catégories primordialeschargées d’approcher, ou de fairetrembler un certain sens deschoses. Ces existentiaux porteront,ça et là, des désignations diverses ;on pourra les nommer sexe, grâce,couleur, violence, poids, lumière,rire, ébriété, silence, ombre, barba-rie ; ou bien encore rage, impuis-sance, miracle pourquoi pas. Maistoujours les commandera la forced’un désir unique : incarner tout letranscendantal de leur pulsion dansle dessin, ou destin de quelquesêtres singuliers, menus, dont la

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Une autolégendeJean-Pierre Richard

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petitesse même, ou l’effacement,l’oubli, la distance (historique,esthétique, et même la plus fami-lière), ouvriront à un paradoxe,double, d’énigme et de célébration.On a souvent évoqué, ces dernièresannées, les formes et enjeux de ceroman personnel qui en est venu à senommer autofiction. Avec l’œuvrede Pierre Michon, si puissammentautobiographique elle aussi (malgrésa discrétion, son goût de l’ombre),ne faudrait-il pas parler plutôt d’au-tolégende?– Éblouissants et sauvages, lesromans de Michon sont de grandesréussites d’art, d’un art toujoursanimé, et comme tourmenté par laquestion de l’art, de son originecertes, obscurément liée à toute unerêverie de la famille, mais aussi deson usage quotidien, et de sa fin, deson attachement à une vie, de sonlien à une, ou à de multiples morts.À quoi cela sert-il, finalement d’êtreun écrivain, ou même un simplelecteur, un praticien ou un accom-pagnateur d’écriture ? À une tellequestion la rareté même (toute rela-tive pourtant) des écrits de Michonpourrait apporter une intonationassez poignante.Mais la nature des réponses éven-tuelles a peut-être un peu changéaussi, depuis les textes initiaux (prisdans une vision tragique du senslointain, du génie impossible, du filsséparé) jusqu’aux derniers écrits(davantage occupés, du moins mesemble-t-il, par un mouvement deréinvention, de don, de transmis-sion). Cette évolution me paraît par-ticulièrement sensible dans le der-nier livre paru, Corps du roi, et

surtout dans le dernier chapitre decelui-ci, Le ciel est un grand homme,où François Villon et Victor Hugo, àtravers deux des poèmes les plusactifs de notre littéra-ture, La ballade des pen-dus et Booz endormi,servent de soutien àune remontée boule-versante, une réorgani-sation aussi de souve-nirs. En relisant à lasuite ces deux textes, on peut rêverau sort d’une seule chair qui sedécompose et recompose. DansBooz endormi, et en conclusion dutexte de Michon lui-même, le dor-meur, rêveur trouve enfin sa placedans le champ recréé des mots et desétoiles. Quant à la « faucille d’or »,courbe tranchante de son propretexte, abandonnée encore, mais defaçon indulgente maintenant, par lefaucheur métaphorique d’un étédésormais éternel, elle y devient,courant ça et là de page en page,comme la clef d’une surprenantemoisson d’être, ou de devenir. ■

Universitaire et critique littéraire derenom, Jean-Pierre Richard a publié dansL’état des choses Gallimard 1990, etQuatre lectures Fayard 2002, d’éclairantesanalyses de romanciers contemporains.

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Éblouissants etsauvages, les romansde Michon sont degrandes réussitesd’art

photo : Mickael Bourdaud’hui

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Candeur de Pierre MichonAgnès Castiglione

à la mémoire de Madame Gayaudon

« Je m’étais donc mis à écrire (…)une sorte d’hommage à Melville,une salutation dans laquelle je vou-lais surtout lui dire que j’aimaisbeaucoup la tendresse timide de soncœur forcené».

Jean Giono

l existe un monde admirable,le monde Michon. Il estdense et profus, multiple etsingulier. On y aime et craint

le verbe, «son clinquant dans le jour,son pouvoir vide, sonore». On y jettetoute couleur à la diverse façon despeintres : les mots sont d’éclatantescouleurs. Beaucoup de monde ypasse avec des livres, des bêtes et deschapeaux. On y voit des capitaineset, dans les neiges vers Saint-Priest-Palus, leur paradigme absolu, l’ inou-bliable capitaine « une dernière foisvisible sur sa baleine blanche ».Michon a vu la baleine. Il a vu lacouleur. Candeur de Pierre Michon.La baleine que Michon regarde ainsiest d’une insupportable candeur.C’est « la surnaturelle absencecéleste », le vide du ciel clouéd’étoiles toutes blanches, sa vio-lente indifférence dans le mal et lamort, les chairs souffrantes sous desdraps pâles, la débauche de lys,dans «l’ irrespirable odeur blanche»de Marsac, pour couronner un petitspectre fleurdelisé. C’est la folleinsuffisance du monde, la faillite detoute Grâce. Voilà la candeur : dansde blanches fleurs d’ortie, dans de

l’épine blanche, des chutes, desécroulements. Car si la blancheurrehausse la beauté de tant de ruti-lantes couleurs, elle en dit l’ab-sence, l’abolition ou le profondmélange, comme fait l’absinthe, «lablanche, qu’on appelle aussi la verte,infernale et solaire, jaune dechrome numéro trois ». La blan-cheur est à leur principe, elle accusele rien qui les fonde, comme il estdit dans le Rimbaud du drap funèbrederrière les azurs parfaits. Commedans Melville, la blancheur signale àl’âme quelque chose d’exceptionnelet la pensée de notre propre vanitélorsque, terrifiés, nous regardonsles blanches profondeurs de la Voielactée. Nous regardons la comète.Dans la clarté déserte ou l’étédépravé, nous regardons pérégrinerles bernés de tout poil, les dupes,les indignes, les innocents, « lescréatures qui n’ont pas d’étoile». Cesont les candides. Nous voyons lespâleurs de cire, les visages dechaux, les traits crayeux, les mainsde blanchisseuse. Et que les regardssont poignants où l’œil s’absente,œil blanc, œil de plâtre, «regard deneige au fond d’un trou ». Nousvoyons le petit plumet blanc deshaleines dans la brume, des parolesdans le gel sonore, et l’ardent plu-met de la gnôle, le blanc du matin,le trou blanc de l’absinthe, cette« fissure de lumière dans l’âme ».Candeur et pitié de Pierre Michon.Le candide est démuni, désemparé,

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empêtré dans des maladresses etdes pudeurs de grand enfant. Il est« depuis toujours et pour toujoursenfant ». Il en a l’étonnement, lechagrin désarmé, stupéfait, «quandnous apparaissons dans ce mondequi ne nous remboursera pas».Candeur et hargne. Michon a vu «lepur diamant d’orgueil» dans le cœurde tous ses Achab, «la volonté fortequi des hommes fait des princes». Lablancheur de la baleine, c’est lagrande colère puisque l’étymologiede candeo le veut ainsi : « la terreurdu vide et du goût pour cette ter-reur ». C’est le feu, le défi, l’ infati-gable pourchas d’Achab, du Témé-raire, d’Alaric et de tant d’autres,cette « phrase infinie qui toujoursvous échappe (…) ne rejoint que lecadavre». Colère toute pure et vou-loir enfantin, comme cette «grandevoix invincible qui se met enmarche dans un petit homme incer-tain». Nous regardons ces comètesavec amour. Avec grande pitié etdévotion, avec adoration et colère,comme Ishmaël, Attalus, Roulin,tant d’autres, nous éprouvons unesympathie sauvage et « du pardonpour la folie d’un capitaine».La baleine est dérisoire, le candideest innombrable. Dans la poétiquepassionnément antithétique deMichon, une autre variété du can-dide, c’est le godiche, « le granddemeuré littéraire » et ils nousémeuvent dans les soirs de givre,dans les préaux venteux où volentdes papiers lunaires. Le candide,c’est le niais, le naïf, tel que l’a unefois pour toutes incarné le blancPierrot de la Commedia, autrebaleine en qui Michon s’est

reconnu. C’est donc l’artiste, cettegrande chose blanche, « énorme etfutile », cet « enfariné » qui bouf-fonne, ce spectre candide sous sonmasque de clown blanc.Michon a vu la baleine originelle, «cerien par quoi tout commença». Il enconçoit sans trêve la grande formeblanche: c’est le monde,« une chair blanche, unbeau morceau »; c’est lafemme, l’incarnation super-lative, la grande bêteblanche, le jour éblouis-sant, le bol de lait; c’est lelivre aux feuillets blancs.C’est l’ inépuisable candeurdu « Nobody de calcite »,avant la naissance detoute écriture, la formidable antécé-dence du « Rien sur le Verbe ». Etcandeur aussi de l’accroc biogra-phique « dans la toute-absence dupère » – ce chapitre d’une histoire« marqué par un blanc », diraitLacan – qui noue indissolublementl’origine du texte à celle de sonauteur. L’écrit c’est donc un essorsur du rien, une voix qui soudain«perche» sur un néant, une paroleviolemment arrachée au silence etqui, comme Achab « au nom dehache et d’ahan », entre de mêmedans la langue. Nous regardons lacomète, le candide miracle épipha-nique de l’écriture : éclaircie de l’ho-rizon, trouée de jour, lumière nais-sante dans la clairière, doux tilleulsblancs de neige pour ceux qui selèvent sur le blanc de la page, quivivent «plus haut et clair», «quandils ont des ailes, quand ils revien-nent dans le verbe pur et lalumière».

il existeun monde admirable,le monde Michon.Il est denseet profus, multiple etsingulier.

« Le Père est cruel… Que d’orphe-lins il laisse ». Dans la vieille que-relle des maîtres et des serviteurs,des pères et des fils, l’écrivain estpeut-être celui qui s’orpheline ens’affranchissant. Rendons au can-dide, au naïf son sens étymolo-gique : il y a quelque chose de natif,d’enfantin, Baudelaire nous le dit,au principe de l’œuvre d’art, unecandeur au cœur forcené de l’ar-tiste. Cette tendresse timide, jecrois bien l’apercevoir en l’hommeMichon à l’attention sérieuse duregard, à la juvénile fraîcheur dusourire. Ne réformons donc pas

l’ impeccable lapsus qui fit de Rim-baud «l’éternel enfant». La candeurfonde la beauté surprenante del’œuvre de Pierre Michon et fait lanouveauté inouïe de sa voix,comme si, de l’épouvantable blan-cheur d’un naufrage, lui seul échap-pait pour venir nous le dire. ■

Agnès Castiglione est universitaire. Elleest à l’origine du 1er colloque internatio-nal consacré à Pierre Michon, à l’Uni-versité de Saint-Etienne en mars 2001

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photo : Sophie Bassouls

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Sainte-Beuve, que tu lis, parle deMolière comme d’un homme aucaractère universel. À cette universa-lité décrite comme caractère, il ajoutel’indifférence, comme s’il s’agissait làpresque d’une qualité propre à l’uni-versalité. Pourrais-tu me dire sur quelfond d’indifférence se dresse ta curio-sité,et si cette notion d’universalité teparaît toujours pertinente?J’aimerais bien être indifférent. Etc’est sans doute quand j’arrive à l’êtreque je peux écrire. Mais je ne parlepas d’ indifférence au sens de sérénitédétachée ou de conscience souve-raine. Je pense plutôt à l’ indifférencedu léger vent qui est en train de fairebouger les arbres par la fenêtre. Alorsce vent, ça peut aussi être une tem-pête, ça peut être n’ importe quellemanifestation du monde. Et il n’estpas sûr que le monde soit indifférent.Le monde tel qu’ il est, que ce soitl’explosion de l’univers, la lutte per-pétuelle que se livrent les micro-orga-nismes, ou la personnalité deMolière, tout ça est extrêmement vio-lent. Beau et violent. Pour parler del’ indifférence du monde, il faut croireque le monde est stable, est calme.L’universel est toujours critique, tou-jours en crise, jamais en stase, tou-jours différent.

Es-tu un contemplatif ?Sûrement pas dans le sens hédonisteque les Occidentaux donnent auxconcepts orientaux qu’on traduit parcontemplation.

Être un contemplatif au sens orien-tal, c’est aussi développer un art devivre dans lequel la contemplationdonnerait l’illusion de trouver saplace tout naturellement.Je ne sais pas vivre ; mais je crois à lachance. Je ne suis pas un contempla-tif. Je suis peut-être un super-actifempêché par moi-même. Je neconnais le farniente que lorsque jesuis au comble de la dépression,quand je lis des polars – et encore jelis des polars.C’est les vacances et je ne comprendspas pourquoi on reste trois heures surla plage. Je me demande toujours :Est-ce que c’est une pose sociale?Est-ce une véritable jouissance de cetas de corps uniformément hideux?On a vu la mer une fois, ça suffit bien,on peut même écrire dessus sansjamais l’avoir vue. « Vieil océan ôgrand célibataire», ça vaut en un ins-tant toutes les heures de plage dumonde. En tout cas, je ne contemplepas la mer.Il y a certainement quelque chose de

Pour cet entretien avec Pierre Michon, je savais sa répugnance à répondre désor-mais à des questions trop directes sur son œuvre. Je me suis donc servie dequelques livres et de quelques auteurs dont je sais qu’il aime à s’entourer et jeme suis contentée de recueillir ses réactions orales immédiates.Y. P.

24 août 2003entretien avec Yaël Pachet

juste et de vrai dans cette histoire decontemplation des vieux chinois. Jepense à je ne sais plus quel poète quiraconte un jour d’ illumination. Il ditque c’était l’automne, que le ventsoufflait, et « j’étais dans un tel étatque je ne savais pas si le vent me por-tait ou si je portais le vent». C’est dela contemplation, et ça n’en est plusparce que la chance vous donne pen-dant un instant d’être dans le mouve-ment même du monde. Du moins,comme diraient encore les chinois :c’est mon idée ! C’est mon idée !

On dit au sujet des estampes d’Hiro-shige, le célèbre peintre japonais,qu’il a le premier traité le paysagenon comme un décor pour unescène narrative mais pour lui-même.Est-ce que dans Abbés, où le paysagejoue un rôle important, tu t’es sentiinfluencé par cette tendance géné-rale à tout traiter ?Pas du tout. D’ailleurs dans Abbés,par exemple, mes notations paysa-gistes sont extrêmement courtes,générales, poncives. Par exemple : leciel est grand. Ou : le crépuscule est

rouge. Ou : L’herbe pousse. Mais çame flatte beaucoup que tu parlesd’Hiroshige. Finalement il n’en faitpas beaucoup. Il montre une jupeemportée par le vent, et on voit levent, ça suffit. Ça me fait plaisir parceque ça veut dire que ce livre sans des-cription fait que le paysage est quandmême très présent. C’est d’ailleurs lamême chose pour les Vies minuscules.

Michel Schneider a dit de Freud quesa pratique analytique s’est proba-blement fondée sur un refoulementdu musical, comme si l’oreille nepouvait assumer deux fonctions dif-férentes, l’écoute de la musique, etl’écoute de la parole. Pour ton art, outa pratique de l’écriture, quel art,quelle pratique as-tu refoulé ; end’autres termes, sur quelle base derefoulement ta capacité à écrires’est-elle construite ?Il y a d’abord le plus évident puisquemon «art» est plutôt visuel, et que j’aiété très attiré par ça, j’ai un peurefoulé la peinture. Mais plus profon-dément, comme mon «art» est égale-ment très sonore, rythmé et déclama-toire, j’ai refoulé la musique. Encoren’en suis-je pas sûr parce que je medemande s’ il y avait quelque chose demoi à refouler de ce côté-là. Je suissourd à toute musique où il y a unembryon de symphonie. Par exemple,le blues lorsqu’ il n’y a qu’une voix etun accompagnement simplet, je com-prends, j’entends, je suis avec, je suisdans le mouvement. Mais pour lereste la musique est quelque chose dedouloureux, parce que je sais quec’est comme un de ces mouvements,le vent qui portait le vieux chinois, etje n’ai pas part à ce mouvement.

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photo : Juliette Angel

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Une estampe résulte de la collabora-tion de quatre personnes : l’éditeur,le dessinateur, le graveur et l’impri-meur. L’auteur est par excellencel’homme seul. Est-ce qu’il t’arrived’échapper à cet isolement ?J’ai écrit des textes avec des photo-graphes, surtout avec Magdi Senadjiqui m’a amené à relire Flaubert et àécrire ce texte sur Flaubert. Magdi etmoi, nous avons fait ce coupensemble. Et je ne me sens pas vrai-ment seul, sinon pour ma compé-tence à écrire, mais il en est de mêmepour n’ importe quel métier. Je ne mesens pas seul parce que j’ai eu lachance de rencontrer un éditeur avecqui je suis complètement en phase,Gérard Bobillier. Avant, c’était toutautre chose.

Aimes-tu la conversation ?Non.

Tu as sûrement des sujets de conver-sation intime favoris. À quoi aimes-tu penser de manière récurrente ?Je ne sais pas, à Victor Hugo, auxmastodontes comme Victor Hugo. Àl’origine de l’homme. Au langage.

Les sujets de conversation de l’étés’inspirent de la lecture des jour-naux. Borges a prétendu n’avoirjamais lu un journal de sa vie, appli-quant ainsi le conseil d’Emerson quirecommandait de lire des livres, pasde journaux. Il est difficile d’échap-per complètement aux faits diversqui bouleversent tout le pays commele drame de Vilnius.Te laisses-tu hap-per par ce type d’événement ?Ah oui. Et ce coupe-gorge de Vilniusfait partie des facteurs qui m’ont bou-

sillé l’été. Au-delà du fait que je mesuis parfaitement identifié à BertrandCantat, on peut en tirer la conclusiongrossière globale, grossièrement sim-pliste que voilà : les deux sexes sontirréconciliables.

Aby Warburg, dans sa conférence surle Rituel du serpent chez les indiensHopis, constate : « Le télégramme etle téléphone détruisent le cosmos.La pensée mythique et la penséesymbolique, en luttant pour donnerune dimension spirituelle à la rela-tion de l’homme à son environne-ment, ont fait de l’espace une zonede contemplation ou de pensée,espace que la communication élec-trique instantanée anéantit ». Le ser-pent à sonnettes n’épouvante plusl’Américain d’aujourd’hui et donctout le rituel des Indiens Hopis estvidé de son sens.Sais-tu pourquoi le moulin à eau esttellement devenu à la mode commenaturel, comme ornement de lanature à partir du XVIIIe siècle (onpeut penser par exemple à la bellemeunière de Schubert) ? Et bien c’estparce que la grande industrie avaittrouvé comme moteur le moulin àvent, puis la vapeur. Et que donc lemoulin à eau était un refuge dupassé, était ce qui était du passéqu’on sentait devoir finir. Unemachine qui ne sert plus à rien est unjoli moulin champêtre ; un crotaledont on peut guérir les morsuresn’est plus le Crotalus atrox de Linné.

J’ai relu quelques entretiens avec desauteurs, histoire de… Ainsi, Borgesaffirme : « si à la fin, lorsqu’il termineson œuvre, l’auteur pense qu’il a fait

ce qu’il se proposait de faire, l’œuvrene vaut rien ». Duras, quant à elle, setargue de savoir, sans aucun doute,lorsqu’il y a un livre. Naipaul racontede quelle manière son désir d’écrirea surgi à l’âge de onze ans, commeune imposture puisque ce n’estqu’après des années et une dépres-sion qu’il a réussi à trouver sa voix etson sujet. Et toi, je ne te demandepas quel est ton credo, mais simple-ment à quoi tu t’en tiens ?Je ne sais pas quand un bouquin est

fait et je ne suis jamais sûr de savoirsi j’ai fait ce que je voulais parce queje ne sais pas ce que je voulais. Je nesais pas à quel propos Duras disait : jesais quand il y a un livre, mais il mesemble que je sais moi aussi quand ily a un livre, à posteriori, quand c’estfait ; mais ça ne répond pas à un butque je m’étais fixé avant. C’estcomme des rails que je perdrais àchaque fin de récit. Tout à coup, il setrouve que je suis de nouveau sur lesrails, mais je ne sais pas où ils sont.En ce moment tout particulièrementje ne sais pas où ils sont.Quand j’ai trouvé les rails, je suis sûr dene pas être un imposteur. Ça n’est pascomme quand il faut répondre à uneinterview. Qu’est-ce que je peux dired’éclairant, parce que tout ça est telle-ment peu éclairé par la conscience.

Les écrivains se fabriquent une biogra-phie avec leurs livres.Lorsque tu consi-dères ta vie, qu’est-ce que tu mets enavant, ta vie sociale, d’homme privé,d’écrivain?Face à moi-même c’est ma vie d’au-teur qui compte puisque c’est ce quej’ai réussi de mieux. Mais m’expli-quer de ça dans une interview ça n’estpas possible puisque mes livres sontlà pour venir à la place de moi, de mavie et de ce que je pourrais en dire.Toute interview est une imposture. Laposture fofolle géniale : Duras ; la pos-ture mi-Homère mi-Hegel : Borges.Pour Naipaul : la posture bourrue àqui on ne la fait pas. Langues de bois,semblant. Rhubarbe et séné. Rado-tages, obéissance aux questions. Je nepeux pas m’empêcher de penser queces trois-là n’étaient pas du tout cequ’ ils veulent qu’on croie qu’ ils sont

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dans leurs interviews. L’ interview estune redondance plate, stéréotypée.Ce qui est vivant dans le texte, l’ in-terview le momifie. Ou, pour parleren termes freudiens : c’est le je quiparle dans le texte, et dans l’ interviewc’est le gros moi obscène et roucou-lant. Je ne peux plus relire une seulede mes interviews sans dégoût.

Quand la science est belle, commentlui résister et faire de la littérature?Tu penses à L’Homme et la charrue quiest un chef-d’œuvre. Certains livresde Leroi-Gourhan sont parfaits. Maison a besoin de la littérature parcequ’on a besoin de Madame Bovary etpas du polar nul que je lis en cemoment. Il y a des chefs-d’œuvredans toutes les disciplines. Et il y aautant de navets dans les écrits scien-tifiques que dans la littérature.

Tout de même, face au discoursscientifique comment ce fauteur detrouble qu’est forcément un auteurjustifie son travail ?Parce que seul un auteur peut dire :«je ne sais pas si le vent me portait ousi je portais le vent». Seul un auteurpeut adhérer à ce point à son objet,n’être plus que son objet, et jouir den’être plus.

Revenons à l’Homme et la charrue àtravers le monde d’André G. Haudri-court,un de tes livres de chevet.Selonlui, le cultivateur ne perçoit dans le« tout fait » naturel que les formesqu’il a déjà construites. Comme sil’homme ne pouvait voir que ce qu’ila lui-même inventé. Et toi, commentfais-tu pour inventer? Changes-tu tesgestes, cherches-tu un nouvel outil ?

Questionnes-tu ta méthode?J’ai bien peur que non. Je pense quedepuis que j’ai trouvé cette façonabrupte de travailler avec les Viesminuscules je n’ai pas changé deméthode. J’ai parlé de ça dans cin-quante interviews. Avant j’avaisessayé plein de postures, de voix.Cette voix-là me paraît la mienne –mais c’est peut-être une voix de ven-triloque. Voix du ventre ou pas, çan’a pas d’ importance : c’est monoutil. Et on sait bien, que ce soit à lafaçon de Haudricourt ou de Lacan,que l’homme pense avec son outil.

Selon Joseph Koerner, pour Aby War-burg: « la culture étrangère, ou indi-gène,moderne ou archaïque,contami-née ou hermétiquement close seraittoujours schizoïde, un intermédiairedynamique entre les menaces objec-tives et le moi menacé par la mort ».As-tu peur des serpents à sonnettes?J’ai une peur atroce des serpents àsonnettes et de beaucoup d’autrescréatures aussi mythiques que le ser-pent à sonnettes. Ce dont je devraisavoir peur j’ai du mal à le dire. Çam’évite peut-être d’avoir peur de mesvrais serpents à sonnettes : ceux quivéritablement me tuent.L’art est évidemment le premier deces intermédiaires dynamiques dontparle Warburg : une peur bellementécrite ne fait plus peur. Si tu écris unchef-d’œuvre sur ta propre mort, tun’as plus peur de ta mort. ■

Yaël Pachet est artiste (elle est cho-riste à l’opéra de Nantes), elle est éga-lement auteure et a publié On est bien,on a peur aux éditions Verticales en2002.

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Remerciements

Ce dossier a été réalisé l’été 2003 par Alain Girard-Daudon pour les librairies Initiales,sur une maquette de Brigitte et Bernard Martin des éditions Joca Seria, dont il faut saluerle talent et la patience…Il est constitué de témoignages inédits, textes aimants, proses d’amis écrivains, journa-listes, libraires, éditeurs, qui vont voulu ici dire leur admiration pour un écrivain et uneœuvre immense.Merci à Pierre Bergounioux, Gérard Bobillier,Agnès Castiglione, Christian Garcin, Jean-Claude Lebrun, Catherine Martin-Zay, Pierre Pachet, Yaël Pachet, Jean-Claude Pinson,Jean-Pierre Richard, Olivier Rolin.Merci aux photographes, notamment Mickael Bourdaud’hui, Richard Dumas, Michel Van-den Eeckhoudt, Bernard Maume, Sophie Bassouls.Merci à Christine.

Ce dossier bien sûr est dédié à Pierre Michon.Mais il est aussi dédié à Jean-Pierre Richard, qui fut mon merveilleux professeur.

Bibliographie de Pierre Michon

Vies minuscules. Gallimard 1984. Folio 2895Vie de Joseph Roulin.Verdier 1988.L’empereur d’occident. Fata morgana 1989.Maîtres et serviteurs.Verdier 1990.Rimbaud le fils. Gallimard 1992. Folio 2522La Grande Beune. Verdier 1996.Le Roi du bois. Verdier 1996.Trois auteurs.Verdier 1997.Mythologies d’hiver. Verdier 1997.Abbés, in Les passants immobiles. Joca Seria 2001.Abbés.Verdier 2002.Corps du roi. Verdier 2002.Dans notre texte, de nombreux extraits cités proviennent de ces titres, mais aussi d’entre-tiens de Pierre Michon avec Yaël Pachet (revue Esprit d’octobre 2000),Thierry Guichard (LeMatricule des Anges de décembre 1993) et Jean-Christophe Millois (revue Prétexte de l’été1999). Il faut citer enfin : Compagnies de Pierre Michon, hommage collectif aux éditions Verdier,1993, ainsi qu’un numéro spécial de la revue Scherzo.

Sur Pierre MichonL’œuvre de Pierre Michon suscite de très nombreux articles et commentaires.Nous nous contenterons ici de citer ici les actes du colloque de Saint-Etienne (mars 2001),rassemblés par Agnès Castiglione :Pierre Michon, l’écriture absolue. P.U. Saint-Etienne 2002Et bien sûr de Jean-Pierre Richard :L’état des choses. Gallimard 1990Quatre lectures. Fayard 2002Pour les lecteurs les plus curieux, il faut absolument recommander le site des éditions Ver-dier : http://www.editions-verdier.frOù l’on trouve notamment une bibliographie très exhaustive et raisonnée, établie et mise àjour par Agnès Castiglione qui ne fait pas moins de douze pages ! Ainsi que de nombreuxextraits d’articles et d’entretiens.

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Antipodes8, rue R. Schuman95880 EnghienTel. : 0134120500Fax : 0134176926

L’Astrée69, rue de Lévis75017 ParisTel. : [email protected]://www.l-astree.com

Blandine Blanc19, rue Pierre Bérard42000 Saint-EtienneTel./Fax : [email protected]

La Boucherie76, rue Monge75005 ParisTel. : 0142170880Fax : [email protected]://www.laboucherie.com

Le Bruit des Mots11, place du Marché77100 MeauxTel. : 0160320733Fax : [email protected]

Le Cadran Lunaire27, rue Franche71000 MâconTel. : 0385388527Fax : [email protected]

Comme Un Roman27, rue de Saintonge75003 ParisTel. : 0142775620Fax : [email protected]://www.comme-un-roman.com

Les Cordeliers13, côte des Cordeliers26100 Romans-sur-IsèreTel. : 0475051555Fax : [email protected]

L’Écritoire30, place Notre-Dame21140 Semur-en-AuxoisTel. : 0380970509Fax : [email protected]

Le Grain des mots13, bd du Jeu de Paume34000 MontpellierTel. : 0467608238Fax : [email protected]

Gwalarn 15, rue des Chapeliers22300 LannionTel. : 0296374053Fax : [email protected]

Lucioles13, place du Palais38200 VienneTel. : 0474855308Fax : [email protected]

Maupetit142-144, La Canebière13001 MarseilleTel. : 0491365050Fax : [email protected]

Le Merle Moqueur37, rue de Bagnolet75020 ParisTel. : 0140090880Fax : [email protected]://www.lemerlemoqueur.fr

Millepages174, rue de Fontenay94300 VincennesTel. : 0143280415Fax : [email protected]

Millepages Jeunesse133, rue de Fontenay94300 VincennesTel. : [email protected]

Les Mots Passants2, rue du Moutier93300 MarseilleTel./Fax : 0148345812

L’Odeur du Temps35, rue Pavillon13001 MarseilleTel. : 0491548156Fax : [email protected]

Quai des Brumes35, quai des Bateliers67000 StrasbourgTel. : 0388353284Fax : [email protected]

La Réserve14, rue Henri-Rivière78200 Mantes-la-jolieTel. : 0130945323Fax : [email protected]

Le Scribe115, faubourg Lacapelle82000 MontaubanTel. : 0563630183Fax : [email protected]:/www.lescribe.com

Les Signes5-7, rue des Domeliers60200 CompiègneTel. : 0344381018Fax : 0344381021

Le Square(L’Université)2, place Dr Léon-Martin38000 GrenobleTel. : 0476466163Fax : [email protected]

Vent d’Ouest5, place du Bon-Pasteur44000 NantesTel. : 0240486481Fax : [email protected]

Vent d’Ouest auLieu Unique2, rue de la Biscuiterie44000 NantesTel. : 0240476483Fax : [email protected]

Voix au Chapitre67, rue Jean-Jaurès44600 Saint-NazaireTel. : 0240019570Fax : 0251763932

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