Pierre-François Moreau

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Pierre-François Moreau après Gerda

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isbn : 978-2-37385-079-6 16 euros

Pierre-François Moreau

après Gerda

À la fin du mois d’août 1937, le reporter de guerre Robert Capa débarque à New York après une traversée de l’Atlantique en paquebot. Il a 23 ans, il est déjà veuf : un mois plus tôt, sa compagne photographe Gerda Taro a été tuée lors de la guerre d’Espagne à Brunete, près de Madrid, alors qu’il se trouvait à Paris.

Ce séjour est l’occasion pour Capa de s’extraire de son désespoir et de mener à bien un projet de livre. Un album à la mémoire de Gerda, intitulé Death in the Making, pour évoquer en images les douze der-niers mois qu’ils ont passés en Espagne à couvrir la Guerre civile.

Après Gerda, livre sur la naissance d’un livre, roman où se mêle his-toire et fiction, recrée le tourbillon de ces six semaines à New York, lors desquelles remontent les souvenirs de cette année 1936-1937, ses vio-lences, ses déchirements qui bouleversèrent aussi bien le couple Taro-Capa que l’Europe entière.

Né en 1954, Pierre-François Moreau est romancier et scénariste.

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© Les Éditions du Sonneur, 2018

ISBN : 978-2-37385-079-6

Dépôt légal : mai 2018

Conception graphique : Sandrine Duvillier

Photo de couverture : Robert Capa, Gerda Taro at a café, Paris, 1935-1936

© International Center of Photography/Magnum Photos

Les Éditions du Sonneur

5, rue Saint-Romain, 75006 Paris

www.editionsdusonneur.com

L’éditeur remercie très chaleureusement Benoît Laudier

de l’avoir mené jusqu’à Pierre-François Moreau et Gerda Taro.

L’auteur, pour sa part, tient à remercier tout particulièrement : Antoine

Novat, Sébastien Dosseur, Gilles Le Mao,

Stéphane Jourdain, Benoît Laudier, Thierry Marignac,

l’artiste connue sous le nom de Miss.Tic, Hoda Fourcade.

bibliographie sélective

La Soif, Éditions la Manufacture de livres, 2017

Les Mal Passés, Jean-Paul Rocher Éditeur, 2001

Vertige de l’inaction, Jean-Paul Rocher Éditeur, 1999

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je suis mort mais je m’obstine, dit un refrain irlandais.

Dans le reflet du miroir, au bar des secondes classes, j’ai l’air

d’un cinglé : teint blême, costume froissé et cheveux en

bataille. Je me reconnais à peine. Ma légende a une haleine

chargée et mon regard divague. Une gueule de livre de con-

doléances. À vingt-trois ans, déjà vieux, déjà veuf.

En paquebot ivre, je m’accroche à la rançon de ma célé-

brité ; un double cognac, la énième tournée d’un camarade

passager. Je suis ce type sur qui on écrase une larme pour la

révolution. Sous l’effet du roulis, la conversation chavire. La

guerre, l’Espagne et son train de massacres sombrent dans

l’abysse atlantique.

Nos verres sont vides, j’allume une cigarette et ma voix se

désole en franco-hongrois mâtiné d’anglo-espagnol… Je le

fais exprès, je suis une légende. En dépit de ce sabir, tout le

monde a bien compris que je n’ai que vingt-cinq dollars en

poche pour conquérir l’Amérique.

Je connais d’avance la réponse.

– Non, camarade Capa, celle-là, c’est pour moi ! Hé ! Gar-

çon, la même chose !

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Le bonhomme se penche vers sa femme, lui chuchote un

mot à l’oreille. La dame pince un peu les lèvres, mais ouvre

son porte-monnaie. Une coupure de vingt dollars apparaît

sous mon nez.

Les garçons du Dôme me surnomment l’emprunteur de

génie. Le Dôme du boulevard Montparnasse, un îlot pour

réfugiés de l’Est dans une ville hostile. Il y flotte une odeur de

saucisse grillée noyée dans le muscadet jusqu’à une heure

tardive. Un abreuvoir joyeux assez peu fréquentable. L’ami

Csiki dit : le rendez-vous des hirsutes et des poupées miteuses.

– Pour la cause, murmure la femme.

Merci pour elle. J’empoche le billet de vingt. C’est vrai, je

truande, entourloupe, déménage à la cloche de bois. Rue Lho-

mond, je n’avais pas de quoi payer la piaule de cet hôtel mina-

ble, et mon compère Weisz, qu’on surnomme Csiki, non plus.

Les gars de Pest sont des voyous, un travers pas bien méchant

que Gerda m’a souvent reproché. Au marché de Mouffetard,

j’ai failli me faire poisser comme un voleur de pommes, ce

qui m’aurait valu une reconduite à la frontière hongroise avec

pour horizon un bataillon disciplinaire et la férule militaro-

fasciste de l’amiral Horthy.

La dernière fois que j’ai remis les pieds en Hongrie, ma terre

natale, c’était à l’été 1931 pour y renouveler mon passeport

valable dix ans. Les autorités poussent la mauvaise graine, la

jeunesse insoumise, à se carapater. Je suis un pacifiste dans

l’âme. Comme je l’entends souvent : ces réfugiés qui débar-

quent de l’Est, c’est tous des anarchistes.

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En six ans, mon passeport a vieilli. Il est crasseux, recollé

avec une bande de scotch toute jaunie. Trop de frontières,

de barrages, de suspicions. J’ai glissé à l’intérieur ma lettre de

recommandation à l’en-tête du bureau parisien du maga-

zine Life. Si, en certaines circonstances, ce genre de feuille

vaut un passeport diplomatique, en d’autres, c’est un billet

d’ordre d’exécution sommaire. Pour l’heure, je trinque à la

vie, à la mort. Seules les distractions nous empêchent de

mourir.

Le bonhomme qui arrose ne se lasse pas de raconter les

nuits de Montparnasse, Pigalle, le bal Tabarin, la brasserie

Graff, le Sphinx, le Chabanais… Il fredonne la chanson du

bordel de L’Opéra de quat’sous. Il a déjà la nostalgie des blon-

des à gros nichons et nuques inoubliables, ces danseuses à

peu près nues sous la lueur mauve des projecteurs. Sa bonne

femme en robe bleu marine à col blanc est plate comme une

limande, mais elle tient le porte-monnaie. Un air connu. On

trinque à l’enfer d’ici-bas. À la liberté, pourquoi pas. On lève

le coude. Traverser l’Atlantique, c’est long.

Le paquebot Lafayette entrera demain dans le port de New

York. Douze jours de traversée ai-je entendu sans les avoir

comptés. Sur un panneau du bar, le calendrier effeuille les

derniers jours de ce funeste mois d’août 1937. Et moi, je mime

la vie comme d’autres font semblant d’être morts. C’est incom-

préhensible pareille obstination. Je bois à en mourir, mais je

tiens debout. J’ai dit à Ted, qui m’accompagne : parce que

c’est elle, la petite Gerda, qui vit en moi.

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Ted a baissé les yeux sans oser me contredire, bien trop falot

d’ailleurs pour contredire quiconque, l’ami Ted. S’il avait eu

un tant soit peu de courage, de volonté, de cojones espagnols,

on n’en serait pas là. Je n’aurais pas cette sensation atroce

qu’on m’a arraché la peau. Tout mon corps est à vif. Dedans

n’est que dévastation.

Difficile de raconter comment c’est arrivé, je n’étais pas là.

Mais Ted était présent. Il ne m’a épargné aucun détail.

Peu avant Valdemorillo, à une trentaine de kilomètres à

l’ouest de Madrid, la route monte vers des vallons arides, un

paysage de cicatrices jaunies sans arbre ni abri. Je la connais

cette route, elle ressemble à mille autres sillonnées tout au

long de ces douze derniers mois à l’arrière de véhicules bar-

bouillés de sigles, de slogans. Rien qu’à fermer les yeux, je me

sens bringuebalé par les cahots, les ornières, les cratères.

Sous un ciel crépusculaire, dans une odeur de poudre et

d’incendie, la limousine noire chargée d’agonisants s’avance.

En bord de route, Gerda et Ted font des signes. Le chauffeur

espagnol crie qu’il ne peut pas les prendre.

Mais personne ne l’écoute. Personne n’écoute personne.

Les tympans sont bouchés par la journée de bombardements.

Les deux grimpent sur le marchepied : « Vamos ! Vas-y, roule ! »

Le chauffeur espagnol a haussé les épaules. Gerda est légère

comme une plume et Ted ne fait pas le poids, cet imbécile. La

limousine circule sous ce ciel de débâcle tous feux éteints vers

El Escorial et son école religieuse transfor mée en hôpital

britanni que de campagne. Autour, des chars russes T-26, des

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camions, des soldats qui se regroupent. Çà et là, des piles de

cadavres des bataillons décimés de la 35e Division, des survi-

vants prêts à s’entretuer pour une gourde d’eau saumâ tre, des

carcasses, des déserteurs, des chevaux, des mules, des entê-

tés.

En juillet 1937, la bataille de Brunete est présentée par

l’état-major républicain comme la grande offensive.

Debout sur le marchepied de la limousine noire qui roule

dans l’air chaud de l’été, Ted est blême, et Gerda étourdie par

un mélange de jubilation et d’horreur.

Un vrombissement sous le vent bleu de la nuit. Et soudain

tombe le feu des bombardiers Heinkel, des chasseurs Fiat…

– Tu dis ça, mais tu n’en sais rien, Robert…

Mademoiselle s’exprime avec distinction, pas comme moi

qui cause le plus souvent en macédoine internationale, j’aime

dire : en capanais.

– Je sais ce que je sais !

– Non, tu n’y étais pas.

Toujours à me contredire. Une vibration de l’air, un joli brin

de voix, une musique douce, chantante, au timbre légèrement

aigu et un accent pétri d’errances d’apatride.

Gerda parle plusieurs langues ; laquelle est-ce ? Français,

espagnol, anglais, allemand, polonais ? Quelle importance,

quoi qu’elle dise, je comprends. Elle se dresse sur la pointe

des pieds, ses grands yeux clairs me fixent et doucement se

ferment.

Sa présence s’évapore.

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Son souffle s’est éteint à l’hôpital britannique de campagne

d’El Escorial le 26 juillet vers trois heures du matin. Sous l’ef-

fet de la morphine, elle n’a pas souffert.

Non, je n’y étais pas. Je m’en veux. Je m’en veux, je m’en veux

mille fois. Je n’arrive pas à me consoler, même quand je me

dis que ce n’est pas moi qui ai écrit l’histoire. Alors que c’est

faux, c’est moi pour une bonne part. Je peux la réinventer, la

démentir, la tordre. Dans ma tête, ses yeux sont là à me regar-

der et sa voix coule en moi comme du sang transfusé. Je l’en-

tends la nuit, le jour, avant que ne reviennent le vrombisse-

ment des avions qui chassent et qui mitraillent, l’insoutenable

épaisseur d’un incendie d’où je m’extirpe en feu, en eau.

– Allez Robert, oublie un peu la guerre.

Tu as raison Gerda. Ce bruit, ce n’est rien que le vent, un

vent de l’Atlantique, un souffle qui nous emporte et d’inlas-

sables vagues contre la coque du paquebot.

– Tiens voilà nos poules, bredouille Ted.

Au milieu d’une foule qui tangue dans le brouhaha du bar

des secondes classes, trois filles en manteau à col de fourrure

ont le teint livide des réfugiées, mais peut-être sont-elles seu-

lement sujettes au mal de mer.

Ça fait déjà deux ou trois jours que Ted les a repérées, il pré-

tend qu’elles sont juives, mais dès qu’il tente de les approcher,

elles lui échappent – ce n’est pas difficile, il a la jambe dans le

plâtre. Cette fois, elles ont plus de courage, elles m’abordent.

– Vous êtes Robert Capa ? Le photographe ?

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Oui, c’est moi l’attraction, le Hongrois, le métèque, le type

qui a vu la mort en face, le célèbre veuf. Le chien fou chargé

d’ébranler la conscience du monde, ce monde qui s’en moque

ou bien se voile la face.

Photographe, les filles trouvent en général ce métier exci-

tant, affolant, envoûtant. Je ne vais pas leur dire que je me

sens de plus en plus comme une hyène.

En Espagne, tout le monde nous suspecte d’être des espions

ou de vouloir nous faire de l’argent sur le dos du malheur.

C’est tout le contraire, personne ne veut comprendre que ce

malheur, on le prend en pleine gueule. La photo enfle, ampli-

fie tout. C’est une sorte de prothèse qui accroît les capacités

de l’œil par sa vitesse, sa précision.

La fatigue a creusé mes traits, la faim dans Madrid assiégée

me noue encore le ventre. La route de Valdemorillo a fait de

moi un orphelin définitif. Et ces trois filles, jeunes et plutôt

jolies malgré leurs teints livides et leurs tics au coin de la bou-

che, me donnent envie de sourire. Je me souviens avoir parié

deux dollars avec Ted qu’elles n’étaient pas juives.

– Juives ?

Les deux grandes baissent les yeux, prennent un air vague-

ment dégoûté, ou simplement consterné, la plus effrontée

fait non de la tête.

Je leur ai parlé en français et elles n’ont pas bronché.

– Pardon les filles, je croyais… Alors, pas besoin de photos

d’identité pour vos Nansen. Mais désolé, je ne fais pas dans

le glamour.

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Je suis vraiment bourré pour plaisanter avec les passeports

d’apatrides.

Mon physique râblé, mon teint basané et ma gouaille de

tête brûlée les impressionnent, les troublent. Elles rient. Elles

sont autrichiennes, la plus jeune dit :

– Bientôt américaines !

Elle ajoute :

– Est-ce qu’il va y avoir une révolution communiste ?

Sur une jambe mais avec beaucoup d’aplomb, Ted prodigue

la bonne parole. Il promet des émeutes. À Harlem, le mouve-

ment communiste serait en plein essor. Sa remarque tombe

à plat et ne fait rire personne, je crois même que ça leur fout

la trouille. Elles préféreraient sans doute l’entendre racon-

ter l’Alcazar, le Bagdad, le thé dansant des Champs-Élysées,

fermé pour outrages aux bonnes mœurs.

L’aînée se tourne vers moi et murmure sobrement :

– On voulait vous dire… On est vraiment désolés de ce

qu’on a appris…

S’ensuit un silence. Long, désespérant.

Elle ajoute en s’étranglant qu’elles ont lu ça dans Ce soir, et

dans Life, à Paris.

Ça ne m’étonne pas, je les vois bien acheter le supplément

de Vu sur la guerre d’Espagne, quarante-huit pages au cœur

de la Révolution, et la semaine suivante le supplément Tou-

risme, le hors-série Beauté…

– Mettez-nous aussi cette revue d’avant-garde avec la cou-

verture verte !

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Allez, sois magnanime Bob, après tout, ce ne sont que trois

jeunes filles curieuses qui aiment les journaux illustrés et les

télégrammes, les trains rapides et les ascenseurs. Bien sûr,

leur curiosité vis-à-vis de ce monde de la vitesse ne les engage

que de très loin à participer à une guerre civile. Trois gosses

de riches trop désœuvrées pour s’enrôler au Secours rouge

ou dans l’Unité de transfusion sanguine, mais qui chaque fois

qu’elles en ont l’occasion affichent des opinions communis-

tes. C’est moderne, c’est épatant, quant à aller se faire trouer

la peau en Espagne, faut pas exagérer.

Finalement, leurs aveux, leur compassion les embarrassent.

Elles nous offrent des sandwiches, un paquet de cigarettes et

nous saluent.

Ted n’a pas le cœur à les retenir, à leur raconter la route de

Valdemorillo et les bombardements, les corps déchiquetés et

la grande offensive de Brunete qui a tourné au massacre.

Même avec sa jambe dans le plâtre qu’il traîne comme une

décoration, le jeune louveteau, commissaire politique de

l’Unité canadienne de transfusion, n’a pas le cœur à leur détail-

ler les circonstances de l’accident.

Ni à leur susurrer combien il aime leurs yeux ; c’est ce qu’il

dit toujours.

Une brève seconde, au milieu des voyageurs, je cherche

Gerda, ma blondinette qui virevolte et chante comme un

oiseau. Mais l’« alouette de Brunete » s’est envolée. Je ne vois

que des passagers qui vacillent, qui penchent lentement d’un

côté, puis de l’autre. Une lente oscillation de bain d’arrêt.

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Voilà maintenant un mois que c’est arrivé.

Une déchirure dans le ciel.

Moi, je ne suis plus qu’une ombre qui tremble, qui grelotte.

En plein mois d’août, dans la touffeur du jour, je bois pour me

réchauffer. Je suis mort, mais je m’obstine. Je suis ivre, mais je

m’accroche, avec pas grand-chose d’autre qu’une cigarette au

bec et cette monumentale gueule de bois qui me tient depuis.

Ted a insisté pour faire le voyage avec moi. Le journaliste

procommuniste de vingt ans à peine, le gosse, comme on l’ap-

pelait à Madrid, monté en grade dans l’organigramme du

Parti à la faveur de la suspicion généralisée, s’en retourne au

Canada. Ce commissaire politique de la Blood Unit cana-

dienne chargé de surveiller que le sang aux transfusés fût d’un

rouge orthodoxe s’est porté volontaire, il est mon infirmier

malgré sa jambe dans le plâtre. Je n’aurais jamais dû lui dire

que mon père Dezső s’était suicidé après s’être séparé de ma

mère et avoir accumulé un océan de dettes de jeu. Ted a craint

que je ne me jette au milieu de l’Atlantique, que je ne sombre

corps et âme dans le bleu d’encre et d’acier, mais je suis tou-

jours accroché au bar des secondes classes, pied sur la barre

de cuivre, à tanguer d’ivresse, du lent roulis, à ressasser des

souvenirs que je ne peux noyer.

Autour, la foule des passagers longtemps prostrés sur les

chaises et les banquettes s’agite. Des voix crient qu’on aper-

çoit la côte. Ted se dresse sur ses béquilles et part en claudi-

quant. Je le suis en titubant.

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Sur le pont, l’air frais et salé dérouille ma carcasse, au loin,

un trait brunâtre trace une ligne de chance sous une brume

d’un gris rose. Au milieu de la cohue qui se presse au bastin-

gage, Rudolf et sa femme Danuta me font une place. Ils n’ont

pas trente ans. Lui est berlinois, violoniste et professeur de

musique, affublé d’une barbiche à la Trotski. Lorsqu’on s’est

repérés au début du voyage et qu’on s’est présentés, il n’a pas

tardé à m’avouer qu’à Berlin, on l’avait accusé de distribution

de tracts du Parti socialiste ouvrier, qu’on l’avait rossé, et mis

trois semaines en prison.

– Ça me rappelle quelque chose, avais-je maugréé.

On s’était très bien compris. Danuta, une Juive polonaise,

a toujours vécu en Allemagne, comme Gerda. Elle porte un

béret rouge, pointe du doigt la côte, éclate d’un rire joyeux.

Voilà que j’ai une furieuse envie de l’embrasser.

Sur le boulevard du Montparnasse, le 1er mai dernier, Gerda

a choisi un bouquet de muguet. « Hé ! Mes oiseaux ! Promesse

de bonheur pour toute l’année ! » a juré la marchande, une

grosse dame en tablier. Gerda en béret rouge a éclaté d’un rire

joyeux.

Une année que nous devions passer ensemble, j’avais tout

arrangé. Aujourd’hui, tous les bouquets de fleurs sont tressés

en couronne.

– Robert, quand on sera installés, viens nous voir à Los

Angeles ! crie Danuta.

Je promets, mais je sais que je ne les reverrai pas. J’ai tant

d’amis d’un jour. Toute la sincérité du monde ne suffit pas à

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les conserver. C’est ma vie. Une vie aspirée par un tourbillon

d’événements, de ville en ville dont je ne me souviens plus

toujours du nom, les échanges sont pourtant vrais et pro-

fonds, mais une photo, ça dure quelques dixièmes de seconde,

ensuite la relation se grêle, se corrode, se dissout. Adieu, pas

de lettres, pas même une carte postale.

Celle que je voulais retenir est partie pour de bon.

– On achètera ton livre ! jure Rudolf.

Je souris. Des pages défilent, un premier livre à l’œuvre. Une

idée à laquelle je me raccroche comme au bar des secondes

classes. Ce livre sera un survol au-dessus des douze derniers

mois de ma vie, de notre vie : nos reportages en Espagne.

Il sera mon mausolée de papier, mon Taj Mahal.

J’entends Gerda me dire, sinon me redire :

– Oui ! Tout ça pour empocher l’avance de l’éditeur et la

jouer au poker…

Elle me peint plus noir que je ne suis, alors qu’elle sait que

tout ce que j’ai lui appartient.

– N’exagère pas, chérie.

– Tu parles ! Quand ça t’arrange, Gerda Taro, c’est toi.

Une belle emmerdeuse. C’est tout Gerda, les chicanes

d’outre-tombe.

Ce livre n’est encore qu’une idée, une pâle lueur au loin

dans l’obscurité de ma nuit, le gris plombé de mon âme. Ted

y croit dur comme fer, je suis un héros, une légende. C’est

comme si c’était fait, qu’il dit. Ce gosse croit au soutien du

camarade Staline autant qu’au père Noël. Je vais me déme-

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ner, c’est sûr, je suis prêt à tout, même les menaces ne me font

pas peur.

J’ai des contacts : André Kertész qui vit maintenant à New

York avec sa femme Elisabeth, il a été mon mentor à Paris ;

Léon Daniel de l’agence Pix, dont le frère Henri a été mon

agent à Berlin ; Wilson de Life que je ne connais pas encore,

mais lui me connaît. Oui, j’ai toute une liste.

Ce livre sera notre enfant. L’un de ces enfants de la guerre.

On en a tellement vu, tellement photographié, à Valence, à

Madrid… Un peu partout, en Espagne, en France, des deux

côtés de la frontière. Un orphelin né des désillusions, des

décombres, de la mort à l’œuvre.

Je demande à Rudolf comment on dit ça en anglais.

– Death in the making, répond-il.

Comme titre de livre, ça me va.

Je sais pourquoi ma noiseuse me dit : « Quand ça t’arrange,

Gerda Taro, c’est toi. »

Nos premières photos d’Espagne d’août et de septembre

1936 ont toutes été signées Robert Capa, avec l’assentiment

de Lucien Vogel, le rédacteur en chef de Vu pour qui on cou-

vrait le casse-pipe espagnol.

Robert Capa est un pseudonyme, un personnage fictif ;

oui, je m’appelle Endre Friedmann. Et j’ai dit à Gerda, comme

pour justifier cette signature sous ses images : « Capa, ça peut

aussi bien être un homme qu’une femme. »

J’aime dire une équipe ou une coopérative.