Pierre Bourdieu, le droit et les juristes. La meprise

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PIERRE BOURDIEU, LE DROIT ET LES JURISTES. LA MÉPRISE Jean-Jacques Sueur Éditions juridiques associées | « Droit et société » 2013/3 n° 85 | pages 725 à 753 ISSN 0769-3362 DOI 10.3917/drs.085.0725 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe1-2013-3-page-725.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions juridiques associées. © Éditions juridiques associées. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Éditions juridiques associées | Téléchargé le 17/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Éditions juridiques associées | Téléchargé le 17/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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PIERRE BOURDIEU, LE DROIT ET LES JURISTES. LA MÉPRISE

Jean-Jacques Sueur

Éditions juridiques associées | « Droit et société »

2013/3 n° 85 | pages 725 à 753 ISSN 0769-3362DOI 10.3917/drs.085.0725

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Pierre Bourdieu, le droit et les juristes. La méprise

Jean-Jacques Sueur

Faculté de droit de l’Université de Toulon, 35 avenue Alphonse Daudet, F-83000 Toulon. <[email protected]>

À propos de…

BOURDIEU Pierre, Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989-1992, Paris : Seuil, Raisons d’agir, 2012, 672 p.

Je suis un avocat convaincu, résolu, absolu de l’autonomie scientifique 1.

(Pierre BOURDIEU)

La publication d’un livre de plusieurs centaines de pages, traitant d’un sujet pluriséculaire et émanant de l’un des penseurs les plus importants du XX

e siècle est nécessairement un évènement ; la portée de l’évènement s’accroît lorsque ce pen-seur, à l’image de certains mandarins de la Chine ancienne qu’il connaît bien 2 a su, très tôt, tout en occupant le cœur du système académique, le mettre en cause sinon en péril par la vigueur d’une pensée (et d’un style) qui ne connaissait d’autre limite que celles de la vérité, disait-il ; elle devient – cette portée – à peu près irrésistible, il faut en convenir et le regretter, lorsque ledit mandarin n’est plus et que la publica-tion en cause coïncide avec le dixième anniversaire de sa mort. La commémoration opère alors à la façon d’un « rite d’institution » à l’envers : elle immortalise pour mieux effacer. Le présent travail n’a d’autre ambition que de contrarier ce mouve-ment tendanciel, propre au système dans lequel nous nous trouvons.

Le cours Sur l’État est précieux parce qu’il est traversé par une inquiétude presque troublante (et si loin des clichés) sur la manière de procéder, de « dire ce qu’il y a à dire », le besoin de transmettre, et aussi parce qu’il aide à revoir certaines

1. Pierre BOURDIEU, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris : Seuil, 1992, p. 161.

2. Nous empruntons cette idée à A. de Swaan, dans le commentaire qu’il a donné de l’ouvrage au journal Le Monde : Abram DE SWAAN, « Sur l'État. Cours au Collège de France (1989-1992) », de Pierre Bourdieu : le mandarin insoumis », Le Monde, 6 janvier 2012.

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catégories juridiques critiques qui intéressent le juriste : penser l’État n’est pas de tout repos. Il aide aussi à en finir avec cet État « impensable » – mais omniprésent – comme Bourdieu l’écrit d’entrée de jeu (État impensable ? droit impensable ?), l’État peut et doit être pensé, nous dit-il, mais il faut prendre le risque en le faisant de voir s’effondrer bien des choses, de revenir sur certaines certitudes. Nous n’allons pas faire, pour autant, une apologie du sociologue défunt, pas plus qu’une critique de la critique. La pensée juridique dominante est marquée depuis au moins un siècle et demi par une certaine représentation de l’ordre dans la cité, de l’État et de son rapport au droit ; cette représentation implicite fonctionne, on l’a dit avant nous (Olivier Beaud), à la manière d’un obstacle épistémologique. Bourdieu s’en prend à cet obstacle, voilà pourquoi il nous intéresse. Il permet de rompre aussi avec tous ces rapprochements préparés à l’avance qui font que les savants, juristes ou non, croient connaître leur objet quand ils ne font que se reconnaître eux-mêmes entre pairs, à l’instar du « mariage officiel » chez les kabyles, dont il est question dans ce livre, à plusieurs reprises : une super règle s’imposant aux acteurs et prédéterminant l’objet – épistémologie spontanée, partage des savoirs, faux-semblants et rites de passage. Ce livre qui n’est pas un livre ordinaire décloisonne donc, en ce sens, il nous libère nous autres juristes, qui croyons avoir les idées claires sur certaines choses familières, il nous provoque aussi, ce qui est essentiel. Il nous somme de répondre par la même occasion, et à travers lui, de revenir sur une partie de l’œuvre de celui qui l’a écrit.

Il y a chez Bourdieu un curieux mélange de pertinence (c’est-à-dire d’efficacité, disait-il), et de caricature apparente, lorsqu’il s’agit de décrire ce métier particulier qu’est le métier de juriste, diseur de droit, praticien, inventeur ? Sans doute parce que le discours qu’il tient est un discours expérimental. Il discerne les travers d’une certaine manière de « faire » du droit, les à-côtés, les rites, comme cette manière qu’ont les juristes d’épouser leur objet ou d’être subjugués par lui. Tout cela, il le dénonce en des termes extrêmement sévères, parce que c’est à ses yeux une carica-ture de ce que doit être la démarche scientifique. Ce que Bourdieu reproche au fond aux juristes, ou à certains d’entre eux, c’est de se complaire dans une attitude « impensée » elle aussi, d’observation d’un objet qui n’existe pas. Tout se passe donc comme si les usages sociaux du droit devaient nécessairement rejaillir sur ceux qui le font ou le pensent, comme si ceux-ci étaient voués, du fait même qu’ils ont affaire à cet outil, à se confondre avec lui ou à en devenir le prolongement ; Homo juridicus ne serait alors qu’une variante d’ Homo faber. La plupart du temps, ils ne mentent pas donc, ces juristes, ils se trompent eux-mêmes dit en substance le sociologue, leur hypocrisie n’en est pas une 3, ils sont ce qu’ils sont, empêtrés dans la force symbolique des mots qu’ils emploient et qu’ils ne maîtrisent pas eux-mêmes ; « ils ne font croire que parce qu’ils croient » 4. Le prestige d’un certain positivisme juridique ne pouvait que confirmer le sociologue dans cet « état d’esprit » : les juristes sont heureux de ce qu’ils sont, à l’époque où Bourdieu écrit,

3. Pierre BOURDIEU, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective », in François CHAZEL et Jacques COMMAILLE (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris : LGDJ, coll. « Droit et Société », 1991, p. 95.

4. Ibid., p. 96.

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et d’avoir trouvé dans quelques formules magiques (mais purement techniques et qui remontent pour l’essentiel à l’avant-guerre), les solutions du problème de la liberté, ne voyant pas que dans cette sorte de résignation technicienne ils donnent des armes à ceux qui leur dénient toute autonomie – comment donner à d’autres, ou penser que l’on est en mesure de donner à d’autres, ce dont on ne dispose pas soi-même ? Il ne lui a pas échappé non plus, quoiqu’il n’en fasse guère état – ce qui prouve qu’il ne pratiquait pas l’acharnement –, qu’il s’est trouvé des juristes pour aller plus loin encore et commenter certains textes à une période de l’histoire – la France des années 1940 par exemple – où l’heure n’était pas vraiment au commentaire.

Ces faits sont connus. Il serait assez facile d’en rester là (et peut-être le caractère disséminé des analyses de Bourdieu à propos du droit incite-t-il à cette généralisa-tion), en y voyant une condamnation générale et sans appel, par laquelle le socio-logue se bornerait à considérer dans cette activité de commentaire indéfini et de paraphrase incessante des mots du droit légiféré, une nature, un conatus, quelque chose qui n’a rien à voir avec un acte de la volonté. Bref, il dénierait aux juristes la liberté de penser leur métier autrement que comme il le définit lui-même, le juriste est juriste, de toute éternité et de la tête aux pieds. Les analyses que nous venons d’évoquer ne relèveraient donc pas vraiment de la critique (la critique est une marque de sympathie un peu rude qu’on adresse à une personne ou à un groupe de personnes en pensant qu’elle pourra ou qu’elles pourront s’en inspirer pour se « corriger »), elles sonneraient plutôt comme une assignation à résidence dans le monde du court terme et de la stratégie. C’est – ce serait – un triste constat placé sous le signe de ce que Bourdieu appelle l’« habitus juridique », triste pour les prin-cipaux intéressés peu enclins, écrit-il, « aux poses et aux postures prophétiques », mais beaucoup plus, « notamment chez les juges, au rôle de lector, d’interprète, qui se réfugie derrière l’apparence au moins d’une simple application de la loi et qui, lorsqu’il fait œuvre de création juridique, tend à le dissimuler » 5.

L’efficacité de la critique (qui n’en est peut-être pas une) tient à son fort degré de vraisemblance, nous en avons déjà eu un aperçu. Il se trouve, d’autre part, que pour le moment, ce constat est resté sans suite, à notre connaissance, et que du coup, l’expérience que Bourdieu a tentée, est restée sans suite elle aussi, comme si les juristes – employons encore ce pluriel suspect –, étaient indifférents, alors que par leur silence, ils apportent un commencement de preuve sérieux du bien-fondé du message qui leur est destiné, à moins que ce ne soit une manière d’entériner par l’absurde le partage des savoirs dont ils se satisfont si bien. Nous pensons pourtant que cette interprétation n’est pas la bonne, pour plusieurs raisons qui ne sont pas – espérons-le ! – strictement corporatistes. Disons-le autrement : Bourdieu vise juste, mais si son analyse était fondée, nous ne serions peut-être pas là pour en discuter. C’est ce paradoxe qu’on voudrait tirer au clair, sans trop s’attacher aux motifs pour lesquels « les juristes » n’ont rien entendu ou pas grand chose.

La première de ces raisons est la plus importante : toute la sociologie de Bour-dieu dément le simplisme qu’on lui prête. Ces attaques existent, redisons-le, mais

5. Cf. Pierre BOURDIEU, « La force du droit. Pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 6.

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redisons-le aussi : qui visent-elles ? Le métier de juriste est comme tous les métiers, il arrive que ceux qui s’y adonnent commettent des fautes professionnelles, ne comprennent pas eux-mêmes le rôle qu’ils occupent dans la société, contribuant par là même à réduire ou a dévaloriser l’importance de l’outil qu’ils ont entre les mains et la nature de la fonction qui leur est impartie. C’est au fond ce que notre auteur, du haut de sa posture à lui, dit de ces juristes qu’il connaît : ils ne savent pas ce qu’ils font et ils le font mal. Ce qu’il dit là, d’autres que lui l’ont dit et continuent de le dire (y compris chez les juristes), mais pas avec cette sorte de précision détermi-niste qui donne au jugement porté les allures d’un constat : c’est ainsi, les choses sont ce qu’elles sont, et les juristes aussi – « champ », habitus, positions et stratégies...

Bourdieu a la part belle et il en profite pour occuper le terrain à titre préventif : sa sociologie du droit, ne le dissimulons pas non plus, est une manière de couper court à toute concurrence émanant de la corporation des juristes (ou de ce qu’il en connaît). Mais gardons à l’esprit que le sociologue parle des juristes au pluriel. Ce n’est pas une figure de style. Ce pluriel renvoie à une typologie inaboutie d’ailleurs, à une classification, plus fidèle à la vérité, c’est-à-dire à la complexité des choses. Si les juristes sont des hypocrites, cette « hypocrisie », ils l’ont en partage avec tous ceux qui tiennent le discours de l’« officiel » – terme très important et sur lequel nous reviendrons, mais dont on comprend très bien le sens : il y va de la légitimité de l’État, de la confiance, du crédit, du « fiduciaire » comme il le dit aussi (infra). Cela donne à ce discours (à l’« hypocrisie » de celui qui le tient donc, et aussi à sa complicité avec d’autres discours non moins hypocrites), une épaisseur qui fait de celui-ci un objet spécifique d’étude : le discours des juristes, comme celui des fonc-tionnaires de l’État, des agents religieux ou autres « maîtres du monde », « fait partie de la réalité », dit et répète le sociologue 6. Il est quelque chose d’autre que ce que « veulent » apparemment dire les mots qui le composent, mais que nous ne pou-vons percevoir ou que nous ne percevons que très difficilement, parce qu’il s’inscrit dans un « contexte ». Le message est brouillé, c’est donc que les juristes hypocrites n’ont pas le monopole du discours hypocrite. Il y a plusieurs métiers dans le métier de juriste. C’est trahir Bourdieu et sa conception de la sociologie, que de ne pas voir cela, cette banalité de l’hypocrisie collective, d’une part, et le fait, d’autre part, que la catégorie des juristes au sens où il l’entend englobe toute une série de variantes, parce que, souvenons-nous en, les juristes sont aussi à leur manière des socio-logues, des inventeurs d’ordre, les gardiens de l’imaginaire collectif, à l’occasion. Tout cela aussi est présent dans le cours Sur l’État en particulier, nous le verrons en temps utile 7.

Il y aussi autre chose et d’autres raisons de ne pas dramatiser la dramatisation apparente du discours de Bourdieu sur les juristes. D’abord, ces portraits de juristes qui semblent résumer à eux seuls les contradictions du « métier », saisies à diffé-rentes périodes historiques. Bodin, de ce point de vue, n’est pas très différent de Kelsen, dont on peut lire qu’il entend « occulter » la « violence extralégale » de

6. Cf. en particulier, Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 424-426.

7. Cf. infra.

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l’ordre établi 8, ce qui est tout de même un peu court, mais le malheur de cette pensée désespérée est qu’elle donne beaucoup d’arguments pour que l’on « pense » cela à son propos ! Cette typologie inachevée des juristes que nous avons mention-née, ne la retrouve-t-on pas dans chacun d’eux (ou dans certains de ceux dont la mémoire collective a gardé le souvenir) ? Les juristes ont beau s’afférer à des tâches quotidiennes et foncièrement conservatrices de ce qui est, conservatrices par na-ture, ils sont aussi, « les moteurs de l’universel, de l’universalisation. Ils ont pour eux le droit, c’est-à-dire ce discours à prétention universelle et cette capacité parti-culière, qui est leur capacité professionnelle, de rendre raison, de donner des rai-sons, de produire des raisons, donc de porter les choses qui sont de l’ordre du fait – “C’est comme ça”, “Ce n’est pas possible”, “C’est intolérable”, etc. – à l’ordre de la raison par deux voies : par l’invocation de principes juridiques universels [...] et par le recours à l’histoire. Les juristes ont été les premiers historiens du droit constitution-nel, les premiers à essayer de trouver des précédents, à dépouiller les archives 9. » Quel plus bel hommage ?

Nous avons là aussi une des clefs de la difficulté de la position du sociologue : le « jeu juridique » n’est pas facile à caractériser, il n’y a pas que la tension vers l’universel, il y a aussi cette fatalité de la logique instrumentale de l’outil. Les ju-ristes, dit le sociologue, « ont un capital de mots, un capital de concepts, et ils peu-vent, à ce titre, contribuer à la construction de la réalité » 10. Mais ils ont aussi be-soin, nous avons besoin de croyances, de certaines formes de « reconnaissance, institutionnalisée ou non » – sans elle point de liberté –, que nous recevons (ou que nous ne recevons pas) du groupe à l’intérieur duquel nous sommes 11. Dualisme, « irréductible dualisme » de la règle juridique, donc, comme l’écrivait naguère Si-mone Goyard-Fabre en se plaçant certes sur un tout autre plan 12. C’est une sorte de lieu commun de la littérature juridique. Mais qui a dit que les lieux communs sont toujours faux ? Nous reviendrons un peu plus loin sur cette question parce qu’elle est essentielle : Bourdieu parle aux juristes en employant (parfois) le langage des juristes. Ensuite, il faut se souvenir de l’importance que le sociologue donne au droit dans l’analyse du processus de constitution des champs, en particulier du champ littéraire, nous aurons l’occasion d’y faire allusion. Enfin, n’oublions pas que Bourdieu est aussi, au moment où il écrit son œuvre, le contemporain de plu-sieurs échecs retentissants du droit, de la démocratie et disons, d’une certaine con-ception romantique de l’« État de droit », qui ne sont pas faits pour le dissuader ou l’aider à réviser son jugement en ce qui concerne la responsabilité des profession-nels de cette discipline : le totalitarisme, le terrorisme, les décolonisations man-quées, la guerre froide, les violences, la fraude à la démocratie à grande échelle, etc. Il n’est pas interdit de faire entrer en ligne de compte aussi l’image que renvoient à 8. Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris : Seuil, coll. « Liber », 1997, p. 115.

9. ID., Sur l’État, op. cit., p. 427. 10. Ibid., p. 523.

11. La formation des prix et l’anticipation des profits, publié dans Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire, Paris : Fayard, 1982 et repris dans ID., Langage et pouvoir symbolique, Paris : Seuil, coll. « Points », 2001, p. 107.

12. Simone GOYARD-FABRE, Essai de critique phénoménologique du droit, Paris : Klincksieck, 1972, p. 209.

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l’époque (que renvoient toujours ?), l’université en général et les facultés de droit en particulier, qui pour certaines d’entre elles se donnent l’illusion d’exercer un rôle au-dessus de leurs moyens, parce qu’elles se croient proches de l’objet qu’elles étudient (les gouvernants, l’État, etc.).

De telles analyses donc, prises comme des expériences de discours analytique sur le droit, auraient « mérité » d’être discutées davantage et critiquées sur le terrain où elles se placent : celui de l’épistémologie. Cette réflexion critique doit être menée comme un acte de libération : une telle épistémologie (au sens de détachement, d’indépendance, de liberté) est possible, parce que le juriste – un juriste ? – doit pouvoir s’« arracher » pour reprendre cette expression imagée que Bourdieu em-ploie également très souvent quand il parle du droit, à la condition qui est la sienne. Voilà la clef de tout. Cette épistémologie et la méthodologie qui l’inspire, ce sont au fond, transposées dans un milieu donné, et sans volonté de « faire système », celles que l’auteur du cours Sur l’État a voulu appliquer à tous ses objets d’étude (la Kaby-lie, le Béarn, la famille, l’école, l’université, la littérature, les arts, le sport, la ville, la pauvreté, etc.). Le droit ne fait pas exception.

Précisons pour finir ce qui sera le fil conducteur de ce travail. Bourdieu com-mence par une sorte de phénoménologie : le droit n’étant après tout qu’un des nombreux mécanismes qui permettent à la société des hommes de « tenir debout », la question qu’il pose est de savoir en quoi consistent ces règles qu’on appelle juri-diques, en quoi aussi elles se distinguent d’autres règles, nécessaires à leur utilisa-tion, et qui ne sont pas des règles de droit, ou qui ne se donnent pas pour telles en tout cas (celles par exemple qui président aux échanges ente juristes, leurs straté-gies de publication et d’intervention dans le débat public, etc.). Il en arrive ainsi, assez naturellement, à l’idée de champ, ce qui veut dire toutes sortes de choses, mais surtout ceci : qu’il y a entre ces différentes catégories de règles et les stratégies de ceux qui les utilisent, une « cohérence » qui donne à tout cela unité et efficacité C’est là un point central qui peut aussi prêter à confusion : le champ n’est pas un système, mais il tend au système, il tend à acquérir par la logique de son fonction-nement interne (les décisions de jurisprudence, les partis pris des docteurs de la loi, les réactions des publics, etc.) une efficacité que Bourdieu lui-même nomme « co-hérence » et qu’on pourrait appeler systémique. Mais le champ a aussi un contenu précis : des conflits, des stratégies, des enjeux de pouvoir, etc., lesquels ne peuvent être compris qu’en référence à ce champ particulier 13. Le sociologue s’en sert pour désigner toutes sortes de choses – champ politique, champ de cour, champ des entreprises, champ universitaire, etc. –, qui ont en « commun » que les agents qui s’y trouvent et qui évidemment sont dans plusieurs champs à la fois (ce qui veut dire qu’ils ne sont pas seuls dans ce champ !), acceptent de jouer un certain jeu, suivant certaines règles, non sans risque pour eux et pour leurs alliés.

13. « Les champs, écrit Bourdieu, dans une des nombreuses définitions qu’il en donne, se présentent à l’appréhension synchronique comme des espaces structurés de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendant de leur position dans ces espaces et qui peuvent être analysées indépendamment des caractéris-tiques de leurs occupants (en partie déterminées par elles) », Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris : Éditions de Minuit, 1980, p. 113.

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Qu’est-ce qui explique alors que le droit, dont certains théoriciens s’évertuent en ce moment à dire qu’il n’existe pas, nous fasse pourtant de l’effet ? Ce travail, la réponse à cette autre question, suppose de la part de celui qui s’y livre un exercice assez particulier qui consiste à se placer lui-même en position de n’être ni juriste, ni sociologue (dans un certain sens), ni historien, mais un peu tout cela à la fois en tâchant de saisir l’objet au lieu de le cerner. Disons-le donc très clairement, à partir de maintenant nous nous engageons du côté de la sociologie, non par lassitude et pour changer d’« appartenance », mais tout simplement parce qu’il est impossible de faire autrement. Et aussi parce que nous y trouvons un certain nombre de béné-fices. Ces bénéfices résident dans la puissance explicative de cette sociologie : elle nous ramène au droit c’est-à-dire à nous-mêmes. Un peu de sociologie éloigne du réel (et du droit), beaucoup y ramène (I). Bourdieu lui-même n’est pas juriste, mais il n’est pas démographe non plus, ni politologue, ni historien et la sociologie, telle qui la conçoit, est « méta » pour reprendre une expression qu’il affectionnait et qui signifie à la fois trans et inter, au-dessus de et entre-deux, c’est-à-dire qu’elle a vocation à tout embrasser, comme chez Durkheim, comme chez Weber, comme chez Elias – ses trois grandes sources d’inspiration et de fécondité intellectuelle. Autrement dit, qu’elle est, cette sociologie « méta », contre toute attente, libératrice de celui qui s’y adonne. La liberté de la recherche comme condition de la démocra-tie par le droit (II) ?

Une remarque de fond avant de commencer : si nous acceptons ce type de dis-cours et si nous nous posons de telles questions, c’est que nous sommes « embar-qués », et nous ne pourrons plus désormais nous « en sortir » par un autre genre d’acrobatie qui consisterait par exemple à dire que tout cela est une certaine forme de discours concernant notre pratique, mais que bien entendu nous n’y sommes pour rien.

I. De la sociologie au droit : une introduction au réel

La sociologie mène au droit comme la théorie mène au réel. Nous sommes là sur le terrain de ce que Bourdieu appelle un « structuralisme génétique » et qui consiste à penser « qu’une des manières de comprendre un fonctionnement social est d’en analyser la genèse » 14. Mais évidement il faut peser le sens des mots : ge-nèse ne veut pas dire évolution, encore moins nostalgie de ce qui a été ! Mais plutôt restitution d’un sens ou d’une logique propre à un mouvement repérable comme nous l’avons vu (naissance de l’État, différenciation du droit, émergence du corps des « docteurs »). « Dans mon projet, écrit-il [toujours à propos de l’État, mais il est possible d’élargir à d’autres sujets], j’introduis d’emblée l’idée qu’il y a une logique de la genèse des logiques » ; ce qui ne veut pas dire qu’il y a un « sens de l’histoire », mais que celle-ci, rétrospectivement, peut être recomposée, donc si l’on veut ra-contée, à l’aide des éléments rationnels qui président à la constitution de l’objet dont on refait l’« histoire ». « Être historien ou sociologue selon moi » dit-il pour finir, en s’inspirant de Cassirer, mais aussi de ce qui constitue son propre élan naturel,

14. ID., Sur l’État, op. cit., p. 146.

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« c’est avoir le sens qu’on a affaire à des logiques » qui échappent à l’alternative de la contingence (histoire historienne) et de l’immanence (la « raison dans l’histoire ») : nécessité dans la contingence, prise en compte de l’« histoire antérieure », mais aussi des « dispositions permanentes », qui ne sont jamais qu’une histoire cristalli-sée (« habitus ») 15. Cette sociologie historique est donc bien une méthode ; en ce sens, elle est exactement le contraire de ce que l’auteur du cours Sur l’État dénonce à très juste titre : l’hommage révérencieux aux anciens, la galerie de portraits, la « manuelisation » du savoir 16, le musée. Les auteurs ne sont pas des auteurs. Ce sont des éclaireurs. Choisissons-les de préférence, s’il le faut, pour leur capacité à parler avec nous de ces objets qui nous préoccupent. Fonction démiurgique des sciences sociales ? Éloge de la discussion en tout cas. L’hommage rendu à Norbert Elias est très révélateur de ce point de vue, et tout sauf révérencieux : « Je suis un défenseur acharné de la pensée d’Elias, mais je commence à être énervé parce qu’il bénéficie aujourd’hui d’une sorte de sacralisation... En fait, je l’aime moins pour ce qu’il a apporté que pour ce qu’il a oublié en chemin 17. »

Le concept de « champ » doit être compris à la lumière de ces remarques préli-minaires, comme un procédé de clarification. Les « champs sociaux » fonctionnent, écrit ailleurs Bourdieu, ils « marchent », pour peu qu’ils trouvent des « agents », y compris des savants, des artistes, des intellectuels, etc. pour « jouer le jeu », accep-ter de s’investir dans tous les sens du mot, c’est-à-dire munis d’un certain capital et de leur virtù. Cela peut donner des catastrophes, des pertes, des réussites, ou rien de spectaculaire, la routine, mais cela « marche », répétons-le, parce que ceux qui sont dans le champ acceptent de prendre des risques. Bien entendu, ils ne le font pas par hasard, et les prédispositions acquises par eux (en partie du fait de la posi-tion qu’ils occupent à l’intérieur du champ en question), les y conduisent, ou les en détournent. C’est ici qu’intervient la notion d’habitus. Nous sommes en droit de penser que le monde social se transforme par l’effet de ses propres transformations, donc le monde du droit aussi, que les « positions » évoluent elles-mêmes en fonction des stratégies des acteurs et que tous ces mouvements qui ont lieu dans le « sys-tème-champ » (formule de compromis !), tout cela fait que rien n’est intégralement prévisible à un moment donné, si tout n’est pas possible. L’habitus, dit Bourdieu de manière un peu énigmatique, « est un produit des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective des conditionnements mais en lui faisant subir une transformation » 18 ; il y a donc quelque chose qui est de l’ordre de l’histoire, de la longue durée, de l’obstacle, mais aussi autre chose. Et c’est là, dans cet autre chose, que gît « l’espace des possibles » 19, autrement dit la liberté. Enfin, le droit joue son rôle, nous le savons ; il définit la règle du jeu notamment dans ces périodes très particulières où il n’y a plus de règles ou presque plus, il est – jusqu’à un certain

15. Ibid., p. 153.

16. Pierre BOURDIEU, « La sociologie en question », in ID., Questions de sociologie, op. cit., p. 50.

17. ID., Sur l’État, op. cit., p. 314.

18. ID., Questions de sociologie, op. cit., p. 134.

19. Cf. ID., Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris : Seuil, 1992, p. 326 et suiv.

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point – l’ordonnateur des interdépendances sociales entre les acteurs du champ en train de se constituer.

La question qui reste posée (elle le restera peut-être jusqu’au bout et nous n’avons pas la prétention de trancher) est la suivante : si les champs ou les « systèmes-champs » et autres dispositifs de ce type communiquent ente eux tout en étant diffé-rents les uns des autres (la géographie n’est pas la littérature), s’ils sont ce que les hommes en font donc, jusqu’à un certain point, et non l’inverse, qui dira que tel so-ciologue parlant d’un champ, le champ littéraire, par exemple, et le datant d’une certaine manière, aura raison ou tort, dans le champ des sociologues ? Le méta socio-logue ? Le roi des sociologues ? « [La] frontière entre la sociologie et l’histoire n’a au-cun sens », tranche Bourdieu, en se référant à Durkheim, et – autre thème central – chacun de ces champs sociaux a son histoire, il se transforme dans certaines limites : « Les révolutions partielles dont les champs sont continûment le lieu ne mettent pas en question les fondements mêmes du jeu, son axiomatique fondamentale, le socle de croyances ultimes sur lequel repose tout le jeu 20. » Qu’est-ce que l’avant-garde ? Qu’est-ce qu’un revirement de jurisprudence ? Qu’est-ce qu’une révolution « par-tielle » ? On dira : l’avant-garde, la révolution ont permis la constitution de champs d’un nouveau type, pas un revirement de jurisprudence ! Pas pour le moment.

Le champ juridique est-il un « champ » comme les autres ? Y a-t-il d’ailleurs un... droit commun des champs ? Bourdieu n’ignore rien de cette particularité du droit qui est d’être à peu près partout, donc d’être par définition, hors de portée d’une quelconque « délimitation ». Selon la définition qui aura été donnée du droit (et il y en a beaucoup, comme on le sait), on oubliera toujours quelqu’un ou quelque chose ou, inversement, il se peut qu’il y ait des intrus, un indésirable, un person-nage qui n’y a pas sa place mais s’y est introduit subrepticement (la Nature, Dieu ?). Il faut aussi tenir compte de la plasticité de l’outil. Ce qui conduit à évoquer la ques-tion des « champs disciplinaires » (branches ou disciplines disent les juristes), si importante, si stratégique. Qu’est-ce qui explique la primauté de telle branche ou secteur du droit sur les autres ? Qu’est-ce qui rend compte de l’émergence d’un certain type de pratiques qui en viennent à un moment donné à constituer une branche quasi autonome parmi toutes les autres ? Ces questions se posent avec un certain degré de « dramatisation » chez les juristes, parce qu’elles ne sont évide-ment pas purement et simplement des questions académiques. C’est ce dont il faut prendre conscience : le droit que nous avons sous les yeux, avec ses divisions et ses positions, n’est qu’un droit, il n’est pas là par hasard, c’est un certain état du droit, sur lequel il ne nous est pas interdit d’intervenir à notre tour, pour le faire évoluer.

I.1. Synchronie : l’état du droit

Tout le monde sait qu’il y a une certaine spécificité du travail juridique, tout le monde sait aussi que les juristes opèrent sur un outil très particulier qui leur donne prise sur le monde mais qui ne saurait avoir d’effet – terme important que nous avons déjà rencontré – sans quelque chose d’autre que la pure instrumentalité de

20. ID., Questions de sociologie, op. cit., p. 116.

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cet outil, comme en atteste aussi cette phrase de Thomas Bernhardt, souvent citée : « Nous sommes tous étatisés. » Mais cet État n’est pas vraiment celui des juristes. Les cours au Collège de France commencent par une longue dissertation sur les rôles des « commissions étatiques », comme institutions légitimes de représenta-tion et prélude à une décision politique rendue légitime, en partie, du fait de cette délégation. On pourrait généraliser le propos : l’État c’est un doute qui décide, un doute efficace ou officiel, pour paraphraser un autre sociologue, parlant de tout autre chose. L’institution est ce qui donne corps à tout cela. Les analyses de Bourdieu sur ces différents sujets sont passionnantes parce qu’on peut les mettre en regard de celles produites par les juristes sur le même sujet, mais aussi parce qu’elles forment un tout relativement cohérent qui fédère différents éléments épars. Elle explique, selon nous, la vision quelque peu mécanique du juriste faiseur de droit qui émerge dans l’œuvre du sociologue : si le droit est l’autre nom de l’institution, qui elle-même est l’autre nom de l’État, il est tentant de peindre les juristes comme des serviteurs dociles, d’autant plus qu’il leur est arrivé de l’être. Bref, sa vision globali-sante de l’institution (nous allons y venir), empêcherait Bourdieu d’être... juste avec les juristes.

(1) Bourdieu ne nie pas que l’État soit ce... qu’il est, qu’il ressemble de près ou de loin (c’est selon : France, États-Unis, Chine, Japon, etc.) à la définition qu’en donnent les juristes, mais il prétend seulement que l’État en général n’est pas l’État en particulier – cet État, l’État des manuels de droit constitutionnel. En un mot, c’est un concept, à la fois plus large dans son étendue – il n’y a pas d’empires, ou les empires sont des États car Bourdieu, contrairement à d’autres théoriciens, inclut les empires dans la catégorie État, y compris les empires anciens –, et plus facile à ap-préhender, empiriquement : nous avons affaire à l’État de tous les jours, comme on le voit à travers la fenêtre, l’État qui se montre et qui se voit – les commissions, les bureaux, les agences, nous dirions les autorités. Cette manière d’approcher l’objet est importante : elle coupe court à certaines critiques, à certains dualismes aussi – le public et le privé, le droit imposé et le droit négocié –, et aussi parce qu’elle brouille pédagogiquement, délibérément les pistes : l’État n’est pas le contraire du marché, il arrive même que le marché – un certain marché, la concurrence entre des administrations centrales – soit « dans l’État », mettant face à face des appareils, des individus ou des groupes. L’État est trop présent à notre attention, il nous en-globe (au sens que Jaspers donnait à ce terme), en sorte qu’il est à peu près impos-sible de le penser « à part », pour ce qu’il est, et que la seule manière de faire est de partir de cette omniprésence indicible (nous sommes tous des « représentants »), pour essayer, chemin faisant, de dire de quoi il retourne, ce qu’il en est de cette « ins-titution » qui est à la fois bavarde – elle nous dit toutes sortes de choses sur son compte –, et singulièrement opaque, intéressée à sa propre survie comme institution.

Qu’est-ce donc qu’une institution ? Réponse de l’auteur du cours Sur l’État, en référence à un vers de Paul Valéry, « du fiduciaire organisé, de la confiance organi-sée, de la croyance organisée, de la fiction collective reconnue comme réelle par la croyance et devenue de ce fait réelle » 21. Ou encore, un peu plus loin, une institu- 21. ID., Sur l’État, op. cit., p. 67.

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tion « existe deux fois », dans les choses et dans les esprits. « Une institution réussie [...] disparaît en tant qu’institution. On cesse de la penser comme ex instituto [comme quelque chose qui a été institué]. » C’est dire que l’institution selon Bour-dieu n’est pas l’institution des juristes (depuis Hobbes), c’est une croyance collec-tive, quelque chose qui fait tenir la société. Le concept d’institution, à l’écart des modes, n’est pas autre chose qu’une manière de parler de l’État en action, c’est l’État en tant qu’il dit et fait toutes sortes de choses et qu’il en fait croire tout autant sur son propre compte. C’est l’officiel. Nous allons y revenir. C’est ainsi que l’État, cet État-institution tend à quelque chose qui est de l’ordre de l’unification, de l’intégration et de l’universel. L’État intègre tout, y compris ce qui n’est absolument pas susceptible de l’être ; dans ce dernier cas – les langues, les patois, les régiona-lismes, les exceptions –, il laisse subsister quelques traces d’un pluralisme irréduc-tible, en le privant de toute capacité de perturber l’ensemble. Arrêtons-nous un instant sur ce point. Il arrive que des logiques apparemment contradictoires mais pas antagonistes se déploient en même temps et sur un même plan : celle, d’une part, des discours fondateurs et intégrateurs ou des textes constitutifs d’une part (les déclarations de droits, les chartes), qui ont vocation à nier les contradictions dans une frénésie performative – « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » –, celle, d’autre part, de l’irréductible diversité des appartenances de toutes sortes, de l’autre, le réel historique. Cette diversité ne peut subsister que dans un cadre qui les limite en leur reconnaissant sinon des points communs – là n’est évidemment pas la question –, mais un droit commun, un terrain sur lequel ils pourront en découdre pacifiquement, au moins jusqu’à un certain point. Le droit occupe évidemment une place centrale dans ce processus d’intégration ; il est le mé-diateur obligé : moyens de contrainte, discipline, définition des principes (le principe d’indivisibilité de la République, par exemple).

(2) Les juristes donc sont l’autre nom de l’État selon Bourdieu, comme il le dit dès les premières pages du cours Sur l’État ; certains parlent même en son nom, jusqu’à se confondre avec lui.

L’étrange notion de l’« officiel » que Bourdieu utilise abondamment est là comme un critère répartiteur. Elle reflète la richesse infinie du pauvre métier de juriste. Tantôt, en effet, le juriste nous est dépeint comme un poète, non parce qu’il n’aurait pas « les pieds sur terre », mais parce que, comme le poète, il a la capacité de changer le monde avec des mots (et parfois de changer le sens des mots pour mieux s’en servir) 22. Tantôt, il se trouve « en situation normale d’État », routinisé, mandaté, institutionnalisé ; ce sont alors des « reproducteurs » et non des « créa-teurs » dit Bourdieu, dont on voit bien qu’il ne peut se contenter d’une telle dicho-tomie – le bien et le mal, le « juge juste » et l’automate – puisqu’il ajoute aussitôt, en référence aux travaux d’Alain Bancaud, que ce juge justicier, s’il s’attaque à des dossiers « épineux » – juger d’autres juges par exemple, ou juger des crimes particu-lièrement graves –, est pris au piège d’une contradiction insoluble, puisqu’il faut

22. Ibid., p. 82-84.

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bien s’« arrêter » (c’est-à-dire juger), et que la solution qui sera rendue n’est pas nécessairement la « bonne solution » 23. L’arrêt est ce qui arrête le cours de la jus-tice, comme l’écrit Loïc Azoulai au sujet de la Cour de justice de l’Union euro-péenne 24. Ces pages sont passionnantes, parce que le sociologue est à la limite de ce que peut dire la sociologie pour décrire ce type de situations limites. Et il en est parfaitement conscient. L’« officiel » est ce qui contraint en somme le juriste à ne pas aller jusqu’au bout de sa logique créatrice et justifie, en même temps, cette sorte d’auto-limitation. C’est la face cachée du rituel, ce qui lui donne sa force, parce qu’il reflète très exactement « l’idée que le groupe a de lui-même et l’idée qu’il en-tend professer de lui-même, la représentation [...] qu’il entend donner de lui-même quand il se présente en tant que groupe » 25 ; ce sont donc les fictions nécessaires, le dire de ceux qui parlent ex officio, et qui ont été nommés, mandatés pour ce faire, « un jeu dans lequel tout le monde se ment et ment à d’autres en sachant qu’ils se mentent » 26. L’officiel, enfin, c’est aussi une manière pour l’institution de dire qu’elle est là, qu’elle opère, qu’elle accomplit son « idée d’œuvre » (Bourdieu aurait très certainement aimé cette formule de Maurice Hauriou).

Ces indéterminations en forme de points d’interrogation ou d’appels à contribu-tions imaginaires (« il y aurait tout un travail à faire sur... »), nous les retrouvons lorsque Bourdieu s’en prend sans les nommer aux juristes savants, mais ici le piège ne pouvant se refermer (il n’y a pas d’« arrêt », dans les deux sens du mot « arrêt »), tout devient possible théoriquement et la figure du juriste se fige. Écoutons Bour-dieu pour commencer, la critique viendra ensuite : le juriste qui doit rendre compte de ce qu’est le droit feint, il fait des compromis et il rend compte dans sa pratique quotidienne de ce compromis permanent entre sa propre histoire et l’histoire du droit qu’il sert. Comme il lui faut le faire savoir à tous ses semblables et à ses publics éventuels, au cas où ils viendraient très raisonnablement à douter de sa parole, la forme finit par l’emporter sur tout le reste. Le juriste est alors ce qu’il paraît être ; à la limite (nous disons : « à la limite » pour ménager tous les possibles et aussi pour nous rassurer nous-mêmes !), il expérimente dans presque tous ses gestes, les plus simples comme les plus chargés, les plus ritualisés, ce que Bourdieu nomme le « sens pratique » : une pensée qui est « dans l’action », comme nous l’avons déjà noté au début de cette étude, et qui se confond si bien avec cette dernière qu’on finit par ne plus faire la différence entre celui qui parle et ce qu’il dit 27 ; il se sent « chez lui » dans le monde du droit 28. Il est habile (c’est-à-dire « habité »), il est

23. Ibid., p. 98-99.

24. Loïc AZOULAI, « La limite à l’arrêt. Positivité de la transgression chez Jacques Derrida », in Jean-Jacques SUEUR et Pascal RICHARD (dir.), La transgression, Bruxelles : Bruylant, 2013, p. 497 et suiv.

25. Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 84

26. Ibid., p. 109.

27. ID., Le sens pratique, Paris : éditions de Minuit, 1980. Ce « sens pratique », ce n’est pas autre chose qu’une pratique intériorisée assortie d’une considérable économie de pensée – agir sans y penser, comme si cela allait de soi, parce que cela va de soi – ; il peut donc être connu, analysé en tant que tel, il sera alors l’objet d’un savoir qui permettra de comprendre ce qui se joue exactement au cours d’une rencontre spor-tive, d’un concert de musque classique ou d’une compétition électorale.

28. Cf. aussi, ID., Méditations pascaliennes, op. cit., p. 170-171.

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« pragmatique ». « Pour simplifier, dit encore l’auteur du Sens pratique, et au risque de réduire les choses à l’état de slogan, on pourrait dire que la droiture de ceux qui disent le droit est à la fois l’un des fondements de l’effet que le droit exerce au dehors, et un effet que le droit exerce sur ceux qui exercent le droit et qui, pour avoir le droit de dire le droit, doivent être “droits” 29. » Cette image est un slogan. Il faut la considé-rer comme telle. Le « sens pratique » du juriste a ceci de particulier qu’il est exigé par la fonction, il fait partie de l’« officiel », dont il atteste l’existence. Et tout se ramène donc pour le juriste ordinaire, pour le juriste de tous les jours, à cette négociation permanente entre le bon sens pratique et la pratique ritualisée. Telle est la thèse.

Mais une question demeure sans réponse : de qui s’agit-il au juste ? Qui est-il ce « juriste droit » si peu conforme à tout ce que par ailleurs Bourdieu écrit au sujet de la fonction sociale du droit ? Que signifie ce grand écart entre le droit et les juristes ? Il se trouve, nous le savons bien, que les juristes ne sont pas complètement inno-cents dans cette affaire. Ils se plaisent souvent à parler d’eux en ignorant les réalités en question, ou en les révérant un peu trop (parce qu’ils savent bien ce qu’elles sont). Mais, outre que l’erreur de quelques-uns ou d’un grand nombre ne vaut pas vérité pour tous, il est du devoir du sociologue ou du savant de la rechercher cette vérité, qui est aussi la vérité du droit, et de le faire si possible en détournant le re-gard – après les avoir condamnées – de ces dérives formalistes qui sont autant de caricatures. Le droit est dans les faits (sans se réduire à eux bien entendu), et il n’est pas possible de l’ignorer. Bourdieu le sait, mais il croit les juristes incapables d’accéder à cette vérité, à moins d’être des anges ou des prophètes. C’est tout l’enjeu du droit dit « des affaires », par exemple, comme l’a finement montré Yves Dezalay 30. Étudiant cette catégorie particulière de juristes que sont les avocats spécialisés dans cette partie du droit au moment où a lieu le big bang des marchés financiers (fin des années 1980), il n’ignore pas – il en fait même le centre de sa réflexion – cette interaction créatrice qui a lieu alors entre les mutations du droit et de l’économie, et celles des manières de faire du droit, de vendre son savoir-faire, le cas échéant. Tout cela est certain. Mais il écrit aussi : « Puisque la force du droit est d’être une mise entre parenthèses des rapports de forces, le triomphe du modèle anglo-saxon ne reflète pas seulement le pouvoir des financiers de Wall Street, il s’inscrit aussi dans une logique spécifiquement juridique : la supériorité d’un mode de production, mis au point et perfectionné par les Lawyers depuis près d’un siècle pour répondre à ces besoins financiers 31. »

Cette démonstration en appelle d’autres ; elle appelle aussi une interrogation de portée générale sur l’étendue de ce qui est décrit là. Pour cela, il faut s’« arracher » à ce qu’on pourrait appeler la méthodologie du juriste ordinaire, commencer par tout ce qui est refoulé, dénié ou contesté avec plus ou moins de hauteur – feinte – par la doxa des facultés de droit. « Les règles de droit, écrit encore Yves Dezalay dans les premières pages de son livre, ne sont pas simplement une règle du jeu pour

29. ID., « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective », art. cité, p. 97.

30. Dans sa thèse, élaborée sous la direction de P. Bourdieu et reprise dans : Yves DEZALAY, Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du droit, Paris : Fayard, 1992.

31. Ibid., p. 26.

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les opérateurs économiques, elles sont aussi ce qui définit la territorialité et la préé-minence sociale d’un groupe de professionnels sur un marché de l’expertise où la compétition est de plus en plus sévère, puisque l’internationalisation avive la concur-rence entre les différents savoir-faire 32. » Les juristes de droit économique occupent une place un peu à part dans le monde des juristes, de ce point de vue. Ils ne dédai-gnent pas les faits ; ils effectuent la démarche que l’auteur du sens pratique reproche aux juristes collectivement de ne pas adopter : élaborer une grille de lecture de la réali-té (les groupes, les corporations, les phénomènes de domination/dépendance, etc.), pour décrire les actions telles qu’elles sont et les confronter ensuite aux règles plus ou moins instrumentalisées pour rendre possibles ces actions (prendre le contrôle d’un marché, intervenir sur les prix, interpréter la constitution dans un sens ou dans un autre). Ils font donc œuvre de création et d’invention scientifique, ces auteurs d’un droit qu’ils ont eux-mêmes contribué à façonner comme discipline autonome (moins par rapport aux autres disciplines que par rapport aux réalités dont elles ont à connaître). Ils réalisent ainsi un travail de sociologues : ils jouent le jeu, ils dévoi-lent la règle qu’ils devinent derrière la règle de droit, pour « casser le jeu », comme le dit Bourdieu au sujet de la sociologie et du métier de sociologue précisément 33. Ils font aussi de l’histoire à l’occasion.

I.2. Diachronie : les transformations du droit

Si l’histoire fait partie de la sociologie, la sociologie est, chez Bourdieu comme chez M. Hauriou, un des moyens de rendre compte de cette dimension historique du juridique. Nous disons dimension historique pour ne pas laisser croire qu’il s’agit de raconter une histoire, mais de dire l’histoire qui est dans le droit, avec un début et une fin.

On ne sait rien en fait, ou presque rien sur le moment constitutif d’une institu-tion ou, a fortiori, d’un champ (champ juridique, champ littéraire) ; le « champ » est ce qu’il est, et c’est seulement une fois constitué qu’il sera possible ensuite d’en reconstituer la genèse 34. Il faut compter aussi avec les « effets d’hysteresis » comme dit Bourdieu, c’est-à-dire les blocages, les retards, les « contraintes » qui continuent d’agir quand leur cause a disparu. Le penseur est donc condamné à accomplir le travail de l’histoire en la reconstituant. Étrange similitude avec la démarche de Mi-chel Foucault : la « rupture » (ou la naissance) est un « élément signifiant » en tant que tel, comme le note Judith Revel au sujet de ce dernier auteur : « sommer Fou-cault de rendre compte du passage d’une épistémè à une autre n’a aucun sens » 35 ; il en va très exactement de même pour l’auteur des Règles de l’art. Il faut donc sup-poser qu’elle aura – cette histoire, l’histoire d’une institution ou d’un « champ » particulier – laissé assez de traces de son passage pour que le chercheur puisse se

32. Ibid., p. 14.

33. Voir, par exemple, Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 100.

34. « L’inconscient, c’est l’histoire » écrivait Durkheim, l’inspirateur ; cité dans Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 144-145.

35. Judith REVEL, Foucault, une pensée du discontinu, Paris : Mille et une nuits, 2010, p. 98.

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livrer en toute sérénité à ce travail d’« archive » pour parler comme l’auteur de Les mots et les choses. Mais, rien ne garantit que l’historien, muni de sa pioche virtuelle, pourra à coup sûr trouver ce qu’il cherche, si d’ailleurs il sait ce qu’il cherche. Le propre d’une institution ou d’un « champ » définis, comme on l’a vu, dans leur enracinement sociologique et historique, est qu’ils oublient ou effacent bien des traces de leur passé, ils ne se constituent que par un phénomène d’occultation sélective de ce qu’ils ont été (les auteurs oublient les combats de leurs anciens pour imposer le droit d’auteur, comme les juristes oublient parfois qu’ils ont douté, ou qu’ils on été ce qu’ils ont été et ont écrit ce qu’ils ont écrit). C’est donc faire un pari sur le temps qui passe que de penser que la reconstitution historique serait pos-sible. Elle ne l’est pas toujours. On trouverait dans les travaux des historiens du droit, et du droit romain en particulier, un certain nombre d’enseignements très utiles à ce sujet, faisant apparaître le droit comme un « monde culturel à plusieurs dimensions, fait d’une série de sédimentations », selon la formule de Merleau-Ponty que rapporte Paul Amselek 36. Il faut comprendre que la « sédimentation » en question n’est pas visible à l’œil nu, elle peut donc encore être restituée et regardée pour ce qu’elle est, mais au prix d’un effort de dépaysement qui permet de retrou-ver « dans nos usages et dans nos lois, les immenses débris, ces vestiges qui, par leur opiniâtre vitalité, seront toujours pour l’esprit humain, un inépuisable sujet de méditation et de surprise » 37. Bourdieu sociologue des Lumières en historien du droit pré-positiviste : à quelles conditions cela est-il possible ?

(1) Il faut, pour commencer, éliminer les faux-semblants, les croyances dit juste-ment l’auteur du cours Sur l’État, comme ce qu’il appelle « le fantasme de l’élé-mentaire » 38, autrement dit, la question de l’« originaire », selon une expression qui revient assez souvent : quand les hommes commencent-ils à s’apercevoir qu’ils « vivent en droit », sous le règne du droit ? La question ainsi posée, la détermination hypothétique de quelque chose – du genre base ou fondement – d’où résulterait tout ce qui suit, cette question donc ne comporte évidemment aucune réponse (ce qui veut dire, par exemple, que la question de la nature des droits fondamentaux, entendus comme des « droits qui fondent », n’a elle non plus aucune chance d’être jamais résolue correctement). Il faut, au minimum, intérioriser notre propre his-toire pour mieux l’objectiver, comprendre les processus de constitution des « consti-tutions » (au sens de choses constituées) que nous observons. De ce point de vue, ce n’est pas faire preuve d’esprit de clocher (constitutionnaliste), « tirer la couver-ture à soi », que de voir dans certaines des réflexions de Bourdieu autour de l’État et du pouvoir, une sorte de « modernisation » du thème du pouvoir constituant. On doit convenir avec lui que l’« acte constituant » – terme qu’il n’emploie évidemment pas, mais l’idée est bien là – fait sens en ce qu’il est ce « moment » très particulier où des jurislateurs interviennent sur le cours de l’histoire pour donner une forme à la société, après l’avoir pensée, cette forme. Au commencement, explique le socio-logue, dans ce qu’il appelle les « situations originaires », comme celle de l’amusnaw

36. Paul AMSELEK, Méthode phénoménologique et théorie du droit, Paris : LGDJ, 1964, p. 435.

37. D’après Chassan, cité dans Paul AMSELEK, Méthode phénoménologique et théorie du droit, op. cit., ibid.

38. Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 146.

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kabyle – le sage diseur de droit, qui énonce ce qui doit être, lorsque rien ne va plus –, celle du « créateur juridique », ou encore celle des commencements de l’État lui-même, c’est-à-dire à l’époque des canonistes anglais du XII

e siècle qui ont « inventé l’État moderne » 39, au commencement donc, quelqu’un parle, en général un juriste ou une assemblée de juristes, pour dire ce qui finira par être considéré comme « allant de soi » 40. Ces commencements ont ceci de précieux que tout y est dit, condensé et que, par conséquent, le juriste savant, celui qui étudie ces moments-là (nous ajouterons : les rédacteurs et les exégètes du Code civil français ou de n’importe quel code qui l’aura pris pour modèle), a le plus grand mal à se séparer de son objet et de ce qu’il est lui par rapport à cet objet : voir c’est comprendre.

Bourdieu emprunte à Weber son analyse du juriste comme « prophète éthique » – ce qui est tout de même mieux que gardien de l’hypocrisie de ses semblables. « Le prophète, écrit-il, prend le groupe à son propre piège, il est celui qui invoque l’idéal collectif, qui dit au groupe le meilleur de ce que le groupe pense de lui-même : il dit au fond la morale collective 41. » Nous dirions, en référence à ce que nous avons vu supra, qu’il parle « officiellement ». Il donne donc un cadre aux activités des hommes comme nous le disions. L’hypothèse est certes limitée dans le temps, surtout si l’on s’en tient aux exemples cités par le sociologue allemand (Moïse et les autres pro-phètes juifs, les oracles babyloniens, les druides gaulois) ; mais c’est le moment de l’actualiser, de revoir à la hausse la fonction prophétique du juriste, non certes pour nous gratifier nous-mêmes d’une gloire perdue, mais parce qu’il est bien vrai que dans certaines périodes critiques comme celle que nous sommes en train de traverser, les juristes ont assumé une telle fonction, qu’ils l’assument encore et qu’il n’y a au-cune raison de leur dénier cette capacité d’invention. Il n’y aucune raison non plus de ne pas étendre cette fonction à des assemblées constituantes ou à des groupes, voire aux dimensions de tout un peuple 42.

(2) Mais l’histoire de l’État n’est pas non plus linéaire ; il faut en prendre cons-cience et cela ne va pas de soi, si l’on regarde certaines histoires idéalisées des cons-titutions de la France (les « cycles », les mouvements, les tendances, le mot même d’« histoire constitutionnelle » et ce singulier, plein de sous-entendus !). Si la genèse de l’État est difficile à analyser – et à comprendre –, sa trajectoire l’est aussi, dont le hasard n’est pas exclu, le « bric et le broc », selon une citation de Marc Bloch que Bourdieu affectionnait 43. C’est qu’elle ne répond à aucun schéma préétabli, et qu’elle oppose ou superpose parfois des termes apparemment contradictoires ; le métier du sociologue consiste alors à s’armer de patience et de prudence afin de résister à la tentation du naturalisme évolutionniste et de la reconstitution histo-

39. Ibid., p. 96-100.

40. Ibid., p. 81.

41. Ibid., p. 83.

42. C’est le travail qu’a mené Kantorowicz dit Bourdieu, c’est aussi celui que John Elster a accompli à partir des débats qui ont précédé l’adoption des deux premières constitutions écrites de l’histoire moderne.

43. « La justice royale se mit à s’insinuer dans la société tout entière. [La pénétration de la justice royale] fut relativement tardive ; on peut dire en gros qu’elle ne commença guère avant le XII

e siècle ; elle fut lente ; elle se fit sans plan d’ensemble, sans textes législatifs, et, si je puis dire, de bric et de broc » (Marc BLOCH, Seigneurie française et manoir anglais [1934], Paris : Armand Colin, 1960, cité dans le cours Sur l’État, op. cit., p. 331).

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rique du passé au prisme du présent 44. Nous sommes aux antipodes de l’évolution-nisme du Durkheim de De la division du travail social, de ce que François Chazel nomme son « obsession du génétique » 45. C’est le génie de Norbert Elias, dit Bour-dieu, d’y être (presque) parvenu. Voici son commentaire qui sonne comme un discours de la méthode : « Elias [il s’agit de ses travaux sur La société de cour] a le principe de construction sociologique à l’état réflexe : il ne laisse jamais passer du brut, du non-construit sociologiquement. Il dit que la concentration n’est pas sim-plement une extension spatiale qui poserait des problèmes 46. » Les évolutions para-doxales donc ne peuvent être ramenées tout simplement à deux principes s’opposant frontalement, d’où résulterait une hypothétique « synthèse » ; par exemple, principe dynastique et principe d’État (dépersonnalisé, public en un mot), le droit et le sang, l’Un et le multiple, etc. ; de telles oppositions existent certes, mais pas comme nous sommes tentés de les voir, elles sont ancrées dans un milieu donné, un « champ », elles ne sont pas dissociables non plus des effets qu’elles produisent elles-mêmes à l’intérieur du « champ » considéré : Montesquieu a influencé Montesquieu. Le « champ » dissout les banalités du sens commun. Que cela ait lieu dans la France du XVI

e siècle, dans l’État d’Israël à sa naissance ou dans le Japon de Meiji est de peu d’importance, du seul point de vue théorique. Mais qu’un tel principe méthodolo-gique soit mis en lumière est, inversement, de la plus haute importance pour per-mettre l’élucidation de certaines questions également théoriques que d’autres sa-vants se posent, à d’autres niveaux – au niveau mondial, régional, etc. –, sans pouvoir en venir à bout. Sur de telles questions, par exemple, disons celle de l’« État euro-péen » (nous transposons), ou celle des sociétés dites sans État, il faut poser « la ques-tion des conditions de constitution des principes de constitution » 47. La question du « méta ». C’est seulement en se situant à ce niveau que nous pourrons comprendre de quoi il s’agit, et ce que veulent dire des formules comme celle-ci : « L’État est le prin-cipal producteur d’instruments de construction de la réalité sociale 48. » Le savant est celui qui accepte de se rendre parfois un peu plus complexe que son objet.

Enfin, l’État peut aussi échouer ou ne pas parvenir à ses fins. Il peut bifurquer, disparaître, ou devenir quelque chose d’autre. Cette pathologie fait partie de la théorie de l’institution (elle en faisait partie chez M. Hauriou, quoiqu’il ne l’ait ja-mais dit en ces termes, ou seulement de manière métaphorique). La crise survient, comme le dit Bourdieu au sujet... de l’Église et de la crise de la liturgie catholique, lorsque celui qui agit au nom et pour le compte de n’est plus perçu par ceux à qui il s’adresse que comme un automate maladroit, décalé. « La crise de la liturgie, écrit-il, renvoie à la crise du sacerdoce (et de tout le champ des clercs), qui renvoie elle-même à une crise générale de la croyance : elle révèle, par une sorte de démontage quasi expérimental, les “conditions de félicité” qui permettent à l’ensemble des

44. Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 362-366.

45. François CHAZEL, « Émile Durkheim et l’élaboration d’un “programme de recherche” en sociologie du droit », in François CHAZEL et Jacques COMMAILLE (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, op. cit., p. 30.

46. Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 207.

47. Ibid., p. 271.

48. Ibid., p. 266.

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agents engagés dans le rite de l’accomplir avec bonheur ; elle manifeste rétrospecti-vement que ce bonheur objectif et subjectif repose sur l’ignorance absolue des conditions » de son « accomplissement efficace » 49. Si ces conditions ne sont plus réunies, si l’on ne trouve plus trace de cette « félicité » (langage rousseauiste !), c’est que la « crise » est déjà là. Le récit fondateur (la constitution, les droits, les règles de droit en général) tourne à vide ou il devient fou, comme on le voit en ce moment même, en certains endroits du monde ou dans certaines institutions internationales, à propos des responsabilités qui pèsent sur les peuples et leurs dirigeants, soupçon-nés avec fracas d’avoir voulu leur propre mort, alors qu’ils ne font que subir l’« hypo-crisie collective » de leurs anciens dirigeants. C’est une idée qui semble fasciner le sociologue de l’État, tant les références sont nombreuses à ces moments critiques au cours desquels le processus étatique d’unification/intégration semble basculer ou en tout cas être sérieusement menacé : la fronde, les guerres de religion, les crises so-ciales. Bourdieu aborde donc d’une certaine manière le thème de la « défaillance souveraine », il voit dans la fin de l’État (ou celle des empires) quelque chose de pro-grammé, qui tient à la nature même de l’État comme il le voit, c’est-à-dire un centre qui est incapable d’assumer toutes les conséquences de sa propre centralité, donc qui délègue à l’infini ; la corruption, prise au sens le plus large, est la cause principale de ce déclin programmé : « Ce que le roi fait pour lui-même [autrement dit détourner à son profit une part du “capital” qu’il détient], chacun de ses mandataires peut le faire aussi pour lui-même 50. » Il faudrait méditer sur ce dernier point : si la corruption n’est pas une pathologie, c’est un destin, et l’histoire du XX

e siècle doit être réécrite.

II. L’expérience sociologique du droit : une philosophie de la liberté Une vision un peu enfantine de la philosophie pourrait conduire à penser que...

tout cela, tout ce que nous venons de dire n’est « pas cartésien », pas du tout. Que n’a-t-on pas fait dire aux « idées claires et distinctes » ? La clarté n’est pas le confort et il arrive que le travail intellectuel demande de la peine. Analyser la « logique spé-cifique » qui nous fait penser ce que nous pensons, la « logique de la logique », cela comporte aussi un risque, non celui de ne plus pouvoir penser, mais plutôt de de-voir opérer quelques reconversions douloureuses. La sociologie selon Bourdieu, et tous ceux qui l’ont inspiré, conduit au « doute radical » 51. Cette position aurait quelque chose de désespérant si, après avoir tiré tout le profit de ce que le socio-logue méta nous dit au sujet du droit, nous nous en remettions à son jugement

49. ID., « Le langage autorisé : note sur les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », Actes de la recherche en sciences sociales, 5-6, 1975, repris en dernier lieu dans : ID., Langage et pouvoir symbolique, op. cit., p. 171-172.

50. ID., Sur l’État, op. cit., p. 433. Bourdieu s’appuie ici sur les travaux qu’il connaît (Pierre-Étienne. WILL, « Bureaucratie officielle et bureaucratie réelle. Sur quelques dilemmes de l’administration impériale à l’époque des Qing », Études chinoises, 8, printemps 1989, p. 69-141) ; il montre par exemple comment, dans la Chine du IV

e siècle avant notre ère, cette corruption programmée « s’institutionnalise », du fait des inter-médiaires précisément, sortes de « sub-bureaucrates » en état de « chantage permanent » avec un pouvoir affaibli : leur situation dans l’Appareil, les réseaux dont ils disposent les mettent en position de pouvoir « bloquer les ordres venant d’en haut et l’information venant d’en bas » (Ibid., p. 446).

51. Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 42.

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sévère pour retourner à nos chères études. Mais ce jugement sévère – l’a-t-on assez remarqué ? – est assez proche de celui qu’il tient au sujet des philosophes en géné-ral 52 ou en particulier 53. Le paradoxe de cette vision dissolvante de tout ce qui ne résiste pas au regard critique du sociologue, cependant, est qu’elle comporte un pou-voir émancipateur assez extraordinaire, mais embarrassant. Émancipateur et embar-rassant parce qu’elle consiste, en dernière analyse, à remettre en cause tout un con-texte productiviste particulièrement défavorable à la production des idées justement.

À contre-courant de ce contexte, la science sociale, telle que l’entend le sociologue, est une politique, compensatrice des inégalités entre les hommes, comme il le dit dans l’admirable Leçon inaugurale de 1982 54, elle est une science qui, en raison de son objet, se heurte à des obstacles pratiques de toutes sortes, c’est donc sinon une action, du moins la condition de toute action, un combat (intellectuel et non « intellectua-liste »), une lutte qui suppose réunies chez ceux qui la mènent un certain nombre de conditions objectives. Le « champ scientifique », écrit-il ailleurs, est un monde en soi qui comme tel « exerce des contraintes, des sollicitations [...] qui sont relativement indépendantes des contraintes du monde social global englobant » 55. C’est donc la condition de possibilité de tous les autres champs et la réponse à toutes les questions que nous nous sommes posées jusqu’ici. Dans ces conditions, la liberté de la re-cherche est bien constitutive de la liberté sociale, de la liberté publique au sens que ce dernier terme pouvait revêtir naguère, c’est-à-dire au XIX

e siècle 56, et inversement cette liberté, que n’épuise aucune déclaration solennelle et que rien ne permet de garantir absolument, doit être remise sur le chantier, en permanence, sauf à tomber dans l’oubli des musées. Nous pensons que la liberté absolue, que Pierre Bourdieu revendi-quait pour lui-même, appartient à tous les savants pour peu qu’ils aient avec leur objet un certain type de relation, pour peu qu’ils soient un peu philosophes. Être philo-sophe, en l’occurrence, ce n’est pas regarder ailleurs ou « faire de la métaphysique » (pour ne rien regarder du tout), c’est travailler à la construction d’une division du tra-vail intellectuel qui n’existe pas encore mais qui s’impose d’elle-même, à moins d’admettre qu’il faille, pour être philosophe, faire une certaine philosophie. Il est pos-sible, à ce prix, de lire Bourdieu sans cesser d’aimer le droit et de l’aimer librement !

II.1. La liberté de la recherche en droit La question est assez « délaissée » chez les juristes, comme le remarquait ré-

cemment Olivier Beaud, dans le cadre des « libertés universitaires » 57, alors qu’elle est évidemment essentielle : il n’y va pas seulement du statut des universitaires (ou

52. ID., Homo academicus, Paris : Éditions de Minuit, 1984.

53. ID., L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris : Éditions de Minuit, 1988.

54. « Mais qui, dit-il aussi, dans le monde social, a intérêt à l’existence d’une science autonome du monde social ? », ID., Leçon sur la leçon. Leçon inaugurale prononcée au Collège de France, 23 avril 1982, Paris : Éditions de Minuit, 1982, p. 25.

55. ID., Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris : INRA éditions, 1997, p. 15.

56. Cf. Philippe BRAUD, La notion de liberté publique en droit français, Paris : LGDJ, 1968, p. 4 et suiv.

57. Olivier BEAUD, Les libertés universitaires à l’abandon, Paris : Dalloz, 2010, p. 31.

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des membres du Collège de France), ce qui est en cause, aujourd’hui plus que jamais, c’est l’idée même d’une recherche pérenne et légitime dans le domaine des sciences sociales. À quoi servent-elles ? Jusqu’où peuvent-elles aller ? Il va sans dire que la réponse à des questions de cette sorte est fortement tributaire du champ disciplinaire à l’intérieur duquel on les pose. Les juristes occupent une position assez particulière de ce point de vue, plutôt en retrait, nettement à l’écart des autres sciences sociales ; ce retard même – le droit est-il une science sociale ? – entretient une frilosité qui n’est plus de mise. Ils sont « routinisés », certains de ces juristes, au point de se protéger encore contre d’éventuels « contacts » avec les autres sciences sociales. On ne se sou-vient pas sans une certaine nostalgie un peu amère (mais non dénuée de lucidité : il n’y a pas d’âge d’or !) de l’époque – l’après-guerre, la IIIe République triomphante – où François Gény s’interrogeait, dans une œuvre monumentale consacrée aux pro-blèmes de méthode, sur les limites de la recherche en droit 58. Ces questions de mé-thode étaient abordées alors sans aucune retenue ; c’étaient des questions ordi-naires. Peut-être parce que les juristes se sentaient moins menacés. Sans doute aussi parce que, en France comme en Europe, l’énorme machinerie positiviste ne s’était pas encore mise en ordre de bataille pour interdire certaines de ces questions. Plus certainement encore, parce qu’il faut, pour se poser de telles questions et le faire sereinement, disposer de moyens suffisants. Ces moyens ne relèvent pas, moins que jamais, du seul volontarisme du chercheur « inspiré » ; ce sont des institutions, des statuts, des financements, donc (condition de tout cela), une reconnaissance 59.

Certes, certaines de ces questions interdites ne le sont plus vraiment, mais force est de constater que si elles sont posées désormais, elles sont souvent mal posées, ou posées sans que cela ait la moindre conséquence du point de vue de la pratique scientifique de celui qui les pose, ce qui est encore plus grave. Ce sont des questions académiques. L’interdisciplinarité, par exemple, est peut-être une question dépas-sée : mieux vaudrait dire transdisciplinarité 60 ou, tout simplement, construction des concepts à partir du réel dans le cadre d’une science complète de la société. Avant de réfléchir sur « les difficultés de la communication en sciences sociales », comme le fait Bourdieu 61, penchons-nous sur nous-mêmes, sur ce que nous fai-sons lorsque nous travaillons et dialoguons, si nous le pouvons, avec d’autres sa-vants ou sachants, qui s’adonnent aux mêmes activités que nous et avec apparem-ment les mêmes buts. Nous constaterons alors que plusieurs niveaux de discussion se superposent et qu’ils n’autorisent pas de notre part une réponse simple, en termes de « oui » ou « non » ou de « pour » ou « contre » ; nous vérifierons, au con-traire, comme le fait Bourdieu, et comme Michel Foucault l’avait dit avant lui, à sa manière, que de telles questions dépendent de la configuration générale des savoirs

58. François GÉNY, Méthode d’interprétation et sources en droit positif français, Paris : LGDJ, 1919, notam-ment le tome 2 (avec de très longs développements sur la « libre recherche scientifique »), n° 155 et suiv., p. 74 et suiv.

59. Cf. Olivier Beaud, Les libertés universitaires à l’abandon, op. cit., p. 75 et suiv.

60. Cf. François OST, « Questions méthodologiques à propos de la recherche interdisciplinaire en droit », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 6, 1981, p. 1 et suiv.

61. Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 438 et suiv.

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à un moment donné, que lire un livre ou participer à une discussion sur les statuts épistémologiques respectifs du pouvoir et de la liberté 62, cela n’a pas le même sens sous le IIIe République et aujourd’hui, ni même peut-être au début ou à la fin d’une carrière ! Nous prendrons conscience, en d’autres termes, qu’une telle question est autoréférentielle, que nous ne pouvons nous la poser sans présupposer toutes sortes de conditions qui nous concernent et qui concernent les conditions géné-rales de production du savoir qui est le nôtre à ce moment-là.

Le savant, faute de s’autoproclamer souverain sur son propre domaine d’investi-gation, et faute aussi de pouvoir se couper en deux (sans jamais le faire vraiment), doit donc donner des gages. Or, pour donner des gages, il faut inspirer confiance et, à cette question, il est possible de répondre de plusieurs façons. Durkheim l’a fait d’une manière équivoque et imposante à la fois en s’identifiant purement et sim-plement à son objet d’étude – ou à l’un d’entre eux, l’État, où, dans la tradition de la pensée juridico-sociologique qui était la sienne, il avait tendance à voir la quintes-sence de la société. Il le fit au terme d’une démarche dont Bourdieu se réclame comme il le fait toujours – par un hommage distant qui ménage sa propre liberté. « Un très beau texte de Durkheim, écrit-t-il, identifie le sociologue à l’État. Il dit que, au fond, le sociologue fait ce que fait la connaissance du second genre selon Spinoza : il produit une vérité débarrassée de la privation liée à la particularité. Chaque agent a une vérité particulière (selon Spinoza, l’erreur est privation), les agents sociaux ont des vérités privées, c’est-à-dire des erreurs. Le sociologue [...] est celui qui est capable de se situer en ce point d’où ces vérités particulières apparais-sent comme particulières, et il est donc capable d’énoncer la vérité des vérités par-ticulières qui est la vérité tout court 63. » Texte magnifique, en effet, qui relègue assez loin le commentaire habituel autour des faits sociaux qu’il faut traiter « comme des choses », et nous conduit, conduit Bourdieu en tout cas, à définir sa propre fonction en termes héroïques.

La position de Bourdieu en ce qui concerne la possibilité d’une science positive du droit, d’une activité juridique qui puisse être qualifiée de scientifique n’est pas sans évoquer de manière indirecte celle de tous ceux qui, à l’instar de Kelsen, non seulement en affirment de manière hautaine la possibilité mais ne voient pas qu’il soit possible d’être un juriste digne de ce nom en faisant « autre chose » que de la science. Elle l’évoque parce qu’elle est exactement aux antipodes de cette posture intellectuelle : le droit est peut-être un objet de science, mais il n’y a pas de science du droit qui puisse se fixer comme objet d’étude des normes ou des énoncés sup-posés « purs ». Ces normes ou énoncés sont saisis dans un « contexte ». Mot terri-blement équivoque, puisqu’il n’est évoqué qu’en référence à des objets qu’il est supposé contenir, alors même que ceux-ci ne peuvent être connus, pense-t-on, qu’en étant séparés de lui : il est à la fois un contenant nécessaire et un obstacle à la connaissance. Il faut donc non pas l’oublier, ce « contexte », mais le penser pour ce qu’il est, un ensemble relativement stable de données empiriques qui sont néces-

62. Comme le fit, à la fin de sa vie, A. Hauriou dans une étude mémorable : André HAURIOU, « Réflexions sur les statuts épistémologiques respectifs du pouvoir et de la liberté », Revue de droit public, 1974, p. 643 et suiv.

63. Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 70-71.

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saires à la connaissance du droit et qui, pour certaines d’entre elles, sont liées à sa fabrication ou à sa mise en application. Il est donc vain d’isoler les « phénomènes juridiques » – fabrication, application de la règle de droit – de l’étude d’un phéno-mène qui serait plus juridique encore ou juridique par essence ; juridiques, ils le sont tous à des titres divers et le seul risque encouru par le chercheur n’est pas de perdre son identité de chercheur ès sciences juridiques, comme le redoutait Kelsen, mais tout simplement, de ne rien chercher du tout, occupé qu’il serait (et qu’il est encore assez souvent), à se lancer sur les traces d’un objet qu’il a perdu en le pri-vant de sa nature d’objet dans un contexte. La connaissance du droit est aussi un phénomène juridique. Pourquoi le dissocier des autres ? Nous trouvons des élé-ments de réponse à ces questions et notamment à la dernière, dans les recommanda-tions formulées par l’auteur de Questions de sociologie à l’adresse des sciences so-ciales en général.

La première de ces recommandations concerne la position du juriste savant. Celle-ci doit être définie non en termes d’ouverture – mot galvaudé – mais comme celle du chercheur pratiquant ce que nous proposons d’appeler un pragmatisme raisonné. Nous arrivons là au cœur du sujet : se donner le droit pour objet, c’est étu-dier plus que le droit, c’est déborder, aller au-delà. Et cela n’est possible, cette sorte de débordement n’est recevable que si le savant s’observe et analyse sa relation à l’objet en même temps que l’objet lui-même. Se décrire soi même en décrivant l’objet ; Bourdieu appelle cela l’« objectivation participante ». C’est la voie qu’emprunte Yves Dezalay, déjà cité, lorsqu’il définit le droit économique comme une actualisation permanente des règles et des institutions juridiques, via la pratique des agents eux-mêmes 64. Nous devons donc opter pour une connaissance aussi complète que possible du juridique, nourrie par l’expérience des acteurs et de ce que nous en savons (pragmatisme raisonné et éclairé). Pour cela, nous avons besoin d’une con-naissance élémentaire, presque intuitive, du droit, pas très éloignée, à y bien regar-der, d’un certain positivisme juridique qui consiste en substance à « faire pléo-nasme du monde », selon l’admirable formule de Mallarmé, ce poète que Bourdieu cite si souvent, en raison de ses visions prophétiques sur la « force des mots ».

Une fois accompli cet effort d’introspection nécessaire mais terriblement ris-qué, il sera relativement aisé de suggérer une hypothèse de travail que Bourdieu lui-même n’a pas rejetée : une théorie comparatiste des différents « champs » culturels ou non, visant à identifier dans ces « autres » champs culturels, par exemple, la littérature ou les systèmes symboliques de manière générale, quelques éléments de réponse aux questions restées en suspens, les questions fondamentales. C’est la seconde des recommandations, mais elle se fait plus discrète : Homo juridicus peut échapper à sa condition de lector, à condition de prendre conscience de la place qu’il occupe dans le système des sciences sociales. Le juriste, bloqué à la frontière, n’est pas sans ressources. Il peut espérer aller plus loin, déborder son objet comme nous l’avons dit, sans risque de sanction, mais avec l’espoir d’en « tirer profit » en se servant des ressources que lui procure cet objet même.

64. Yves DEZALAY, Marchands de droit. La restructuration de l’ordre juridique international par les multina-tionales du droit, op. cit., p. 12.

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Pierre Bourdieu n’a pas rejeté cette piste « comparatiste » comme nous l’avons dit. Il y a d’ailleurs été assez naturellement conduit par ses travaux sur les fonctions et le « pouvoir symbolique » des langages. Il ajoute cependant un point très important, en référence à Max Weber : ce qu’il convient de comparer ce sont certes des récits, mais ce sont des récits instrumentalisés par des agents, toutes sortes d’agents, et l’étude de cette instrumentalisation, des usages de ces récits est indispensable pour rendre la comparaison utile, opératoire 65. « Il [Max Weber] a eu le mérite de constituer les agents religieux, juridiques, culturels – les écrivains – comme indispensables pour comprendre la religion, le droit, la littérature 66. » Cette dernière remarque est inté-ressante, parce qu’elle renvoie à l’idée de « sens commun » ou à celle de « sens commun linguistique » (François Ost) et elle en souligne les limites qui sont aussi nos propres limites, à nous juristes : si « sens commun » il y a, il faut bien, à un mo-ment ou à un autre, se demander d’où il vient, ce qui nous impose cette idée de quelque chose qui nous est commun et qui ne nous sera révélé qu’au terme d’un effort très long et d’un travail collectif. Le courant « droit et littérature », auquel nous venons de faire allusion 67, peut permettre d’apporter un commencement de réponse à cette question dernière ; où commencement signifie aussi contrôle du savant sur ses propres outils, nécessaire dépassement des ressemblances consta-tées : le droit n’est pas de la littérature 68 !

En réunissant de tels « récits » comme l’Orestie d’Eschyle ou le roman de Robinson Crusoé, en les étudiant, nous ne sommes pas « hors sujet », nous ne perdons pas notre temps, puisque nous étudions les choses mêmes, les faits, notre réalité, que nous mettons en scène dans une conversation imaginaire réglée en fonction de nos be-soins. Nous voyons, nous lisons ce que la société a à nous dire sur elle-même. C’est la raison du succès du mot « émergence » – relevé à juste titre par Bourdieu dans le cours Sur l’État 69 : ce qui « émerge », c’est le social, vu par ceux qui ont vocation à en être les médiateurs ou les traducteurs. Pratiquer cet exercice de comparaison n’est pas un luxe, c’est un exercice nécessaire : que disons-nous quand nous disons ce que nous disons, nous autres juristes, qui prétendons faire quelque chose avec les mots que nous employons mais que nous ne sommes pas les seuls à employer ?

II.2. La liberté dans le droit Sur ce plan, Bourdieu intervient de plusieurs façons. Sans que les questions ultra-

théoriques que se posent les juristes en ce qui concerne leur objet ne l’intéressent vraiment, le sociologue prend parti pourtant, non sur ce qu’est le droit, mais sur la nature de l’opération qui consiste à « faire » le droit, à l’appliquer, à l’interpréter.

65. Cf. Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 276-277.

66. Ibid., p. 277.

67. Outre l’ouvrage important de François OST, Raconter la loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, Paris : Odile Jacob, 2004, on peut se référer à certains des travaux de Richard WEISBERG : « Droit et littérature aux États-Unis et en France : une première approche », in Antoine GARAPON et Denis SALAS (dir.), Imaginer la loi : le droit dans la littérature, Paris : Michalon, 2008, p. 19 et suiv.

68. Cf. les analyses de François OST, Raconter la loi. Aux sources de l’imaginaire juridique, op. cit.

69. Cf. Pierre BOURDIEU, Sur l’État, op. cit., p. 301.

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Mais la question de la liberté l’intéresse aussi en un autre sens, comme expression problématique du rapport dominants/dominés ; le sociologue s’interroge ainsi sur ce qui lui paraît être la contradiction majeure des systèmes juridiques des sociétés in-dustrialisées : que ce droit, le droit que nous avons devant nous, s’autorise d’une tradition disons « libérale » alors qu’il est par nature un instrument de domination. Ces dernières lignes sont sans doute de trop et quelque peu « hypocrites » à leur ma-nière puisque, somme toute, c’est de la même chose qu’il s’agit dans les deux cas, d’un rapport, d’une relation entre des agents. Les Méditations pascaliennes, livre ultime, sont une longue interrogation sur cette question qui est pour le juriste la ques-tion ultime elle aussi : la liberté dans l’étude du droit comme condition de la liberté.

(1) Comme le droit est un outil, et que cet outil est destiné à servir à quelque chose, il est somme toute assez normal que, par un phénomène bien connu d’occultation de ce qui « va de soi » ou de ce qui « va sans dire », les juristes, de manière générale, se soient assez peu souciés de cette question de l’application du droit ou de son effi-cacité. Soit qu’en effet, ils y voient une sorte d’évidence, contenue dans la définition de leur objet, soit qu’ils aient construit une muraille théorique pour éviter de poser une question compromettante, voire inutile. Réponse du sociologue : cette efficaci-té est bien réelle, essentielle même au sens où elle fait partie de la définition du droit, mais elle est aussi presque toujours contournée, instrumentalisée, on en joue comme on se joue du droit lui-même, et les juristes professionnels sont objective-ment complices de cette transgression permanente de la règle de droit. Nous sommes en permanence sur la corde raide. C’est ce qu’il faut expliquer : la pérenni-té d’une puissance aussi maltraitée.

Bourdieu aurait pu voir dans cette sorte de transgression continue une des ma-nifestations constitutives du juridique – le juriste est toujours en bordure ou à la frontière, non par duplicité, mais bien parce que c’est la règle qui oblige à trans-gresser la règle (par exemple dans tous les domaines dits « sensibles » : droit poli-tique, droit de l’environnement, droit économique ou droit de la bioéthique). L’analyse qu’il propose n’est pas très différente de ce que vous venons de dire, mais elle est tout simplement formulée d’une autre manière et avec d’autres mots : c’est l’analyse d’un sociologue qui fait de ces pratiques transgressives ou de dénégation le lot commun des juristes et des politiques. Le droit n’est pas là où il dit être ou le fait dire (première variante), ou il est là sans y être, il n’est pas efficace, il ne sert à rien de ce qui est annoncé, il entretient l’illusio chez ceux à qui il s’adresse (seconde variante). C’est donc d’une théorie du droit comme transgression qu’il s’agit, mais sans les très bons arguments qui auraient pu lui enlever le caractère accusateur qu’elle revêt parfois.

Première observation : l’application du droit n’est pas un phénomène univoque, elle n’opère pas de manière linéaire et simple à la manière d’une cause qui produi-rait un ou plusieurs effets repérables, mais résulte de plusieurs initiatives croisées entre des autorités ou corps – doctrine, juges, etc. : « Le simple juge d’instance (ou, pour aller jusqu’au derniers maillons, le policier ou le gardien de prison) est lié au théoricien pur et au spécialiste du droit constitutionnel par une chaîne de légitimité

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qui arrache ses actes au statut de violence arbitraire 70. » Le droit est un système con-currentiel d’interprétations contrôlées. Seconde observation : le système juridique est efficace, disent Bourdieu et les linguistes dont il s’inspire (Benveniste, Chomsky), parce que le droit a cette propriété particulière de créer du droit. Cette propriété ne réside pas dans la contrainte qu’il déploie, elle procède de l’ensemble des représenta-tions qu’il véhicule et c’est parce qu’il est « structuré comme un langage » que le droit exerce « un pouvoir structurant » 71. C’est encore un point important ; en référence à Weber une fois de plus, l’auteur de l’étude bien nommée sur La force du droit « con-cède », comme il le dit, une certaine « réalité sociale » à « l’efficacité symbolique » que le droit « formellement rationnel » doit à « l’effet propre de la formalisation » : les codifications sont utiles parce qu’elles rappellent aux acteurs des règles sur lesquelles, du fait de cette codification, ils sont a priori d’accord pour dire qu’elles ne sont pas discutables en tant que telles 72.

Mais c’est la société, ce sont les groupes qui la composent et les valeurs acceptées par eux, qui font que le droit est ce qu’il est (ou qu’il n’est rien), et c’est à cette aulne-là qu’il faut apprécier, évaluer, définir le cas échéant les catégories juridiques et les stratégies des acteurs du « champ juridique » ; qu’il y ait dans ces stratégies un certain nombre d’« invariants contingents », d’invariants sur la durée (l’institutionnel, l’officiel, le fondamental) que, d’autre part, ces acteurs soient eux-mêmes redevables dans l’organisation de leur statut d’acteurs de certaines croyances qui se trouvent être à la fois dans le droit et dans les esprits ou dans la « culture », tout cela doit aussi être pris en compte. L’interprétation n’est donc pas une fin en soi ou un moyen de révé-ler la signification d’une norme, c’est un facteur d’ajustement qui ne peut être com-pris en référence aux seules données du droit positif.

S’il en est ainsi, rien d’essentiel ne sépare l’interprétation d’une règle de droit de son « application ». Comme cette dernière, l’interprétation n’est jamais le résultat d’un va-et-vient tranquille entre l’interprète – il y en a généralement plus d’un –et « le monde » dans lequel il opère. C’est un acte complexe qui s’inscrit dans un « champ » lui aussi. Elle s’y inscrit, c’est-à-dire qu’elle est soumise à d’autres règles qui ne sont pas toutes écrites. Il y a, en la matière, une « règle du jeu explicite » (la « répartition des cartes », les rôles, les statuts) et une autre implicite (l’intelligence du jeu, l’habileté des joueurs, les ruses autorisées ou non), qui font qu’il existe des variations statistiques pouvant donner l’illusion de la liberté – c’est tantôt comme ci, tantôt comme ça, les avis sont partagés, etc. C’est ce que les spécialistes de l’histoire des idées appellent des controverses, des débats ou des revirements : con-troverses à propos de la controverse par exemple, c’est-à-dire à propos de la liberté de l’interprète, de la liberté du juge, de celle de l’« auteur ». Bourdieu n’ignore pas cer-tains des débats qui tournent autour de ces questions. Il les mentionne à l’occasion, mais il semble n’avoir pas pris la mesure exacte de leur importance en quelque sorte existentielle du point de vue des juristes eux-mêmes : c’est là que tout se joue,

70. ID., « La force du droit. Pour une sociologie du champ juridique », art. cité, p. 7.

71. ID., Sur l’État, op. cit., p. 270.

72. Cf. ID., « La force du droit. Pour une sociologie du champ juridique », art. cité, p. 17.

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c’est là que le droit apparaît pour ce qu’il est (à condition de ne pas idéaliser la fonction de ceux qui sont chargés de le dire) 73.

Sont-ils libres, ces juges ou ces interprètes ? Assurément non, si l’on définit la li-berté comme pouvoir inconditionné de dire le droit ; oui d’une certaine manière et avec toutes les réserves qui s’imposent, si on tient compte de la médiation du champ (qui n’est pas un lieu neutre), et du fait que les stratégies des acteurs, comme les stratégies matrimoniales chères à Bourdieu, « sont le produit non de l’obéissance à la règle [une règle, telle règle particulière qui s’imposerait en tant que règle], mais du sens du jeu qui conduit à « choisir » le meilleur parti possible étant donné le jeu dont on dispose [...] et l’art de jouer dont on est capable » 74. Et l’on pourra toujours, à partir de là, expliquer a posteriori pourquoi à tel moment précis tel joueur à pris ce parti plutôt que tel autre, dire ce qu’il a dit, éventuellement donner, à ce mo-ment-là, de son comportement l’explication qu’il en a donnée.

C’est ainsi que Bourdieu pose la question de l’application/interprétation du droit. On peut réfuter en bloc l’analyse. Mais avant de le faire, prenons garde à ce qu’elle nous dit : cette idée de « règles du jeu » implicites, d’une sorte de surmoi collectif qui certes nous « domine » d’une certaine manière, mais qui peut aussi être instru-mentalisé par nous, cette vision d’une liberté dans un cadre, tout cela est si familier pour nous juristes, nous sommes si accoutumés à rencontrer ce type de probléma-tique dans notre pratique de juristes, qu’il faut y regarder à deux fois.

(2) Il nous reste à aborder une dernière question, symétrique de la précédente : si le droit interprété, appliqué est ce qu’il est, que pouvons-nous en attendre ? Pou-vons-nous espérer, comme le veut la promesse de toutes les révolutions qui ont eu lieu en son nom, qu’il pourra nous libérer, autrement dit nous libérer de lui-même ou de l’image qu’en donnent certains spécialistes ? Il y a plusieurs façons de ré-pondre à ce type de questions (si l’on met de côté la solution de repli pur et simple qui consiste à ne pas répondre du tout). La plus incertaine est celle qui vient immé-diatement à l’esprit et qui consiste en substance à comparer les deux termes de la question : qu’est-ce que le droit ? Qu’est-ce que la liberté ? Mais les théoriciens se divisent en deux catégories sur ce type de sujets : il y a ceux qui n’ont pas grand-chose à dire, et ceux qui ont beaucoup trop d’idées sur la question pour pouvoir s’entendre avec les précédents. Il faut donc se résigner, non à ne pas répondre, mais à déplacer la question comme le fait Bourdieu avec beaucoup de profondeur selon nous. Analysant non le droit en général ou « en soi », mais ces dispositifs parti-culiers qu’on appelle des déclarations de droits et dont il y a lieu de penser que, par la volonté de leurs auteurs ou par la vertu des mots qui y sont inscrits, ils seront « libéra-

73. On ne peut s’empêcher de penser, en disant cela, et avant tout autre commentaire, à tous les débats qui agitent encore de nos jours une certaine « doctrine » sur le rôle de l’interprète, sur la capacité créatrice du juge, sa place dans le système juridique, etc. Bourdieu s’exprime en particulier dans des termes qui évoquent irrésistiblement l’ainsi nommée « théorie réaliste de l’interprétation » (initiée en France par Michel Troper), à cette importante nuance près que les juges et autres diseurs de droit sont saisis comme des acteurs animés dit-il d’intérêts « divergents », voire « opposés » et qui, de ce fait, sont en concurrence dans leurs activités législatrices ou légitimatrices respectives, tout en étant « objectivement complices et se servant mutuellement » (ID., « La force du droit. Pour une sociologie du champ juridique », art. cité, p. 6).

74. ID., Choses dites, Paris : Éditions de Minuit, 1987, p. 79.

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teurs », Bourdieu s’interroge. Il pose non pas la question de la « force du droit » en l’occurrence, mais celle du public ou des publics auxquels ce droit particulier est destiné et celle, connexe, du décalage pouvant exister entre un discours performatif et émancipateur de ce type et la condition de dominés, de victimes, d’opprimés, etc. de ceux à qui par définition il s’adresse (« considérant que l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements »). Comment parler justement de la domination, sans exercer soi-même une forme de domination ? Pouvons-nous nous contenter, nous autres ju-ristes, de la définition simple, claire et terriblement « efficace » du droit comme ordre de contrainte, alors même que par là, nous nous rendons insupportables à une bonne partie de ceux qui ont « affaire » au droit ?

Il se trouve que les juristes, sur ce point, ne sont pas complètement sourds et aveugles et il est même assez frappant de constater à quel point les rédacteurs des textes qui posent le principe de la désobéissance légitime à l’ordre qu’ils ont voca-tion à fonder, ou de la nécessaire résistance à l’oppression (comme « conséquence des autres droits de l’homme » ainsi que le dit l’article 33 de la Déclaration des droits de l’homme de la constitution du 24 juin 1793), apportent pour une fois une réponse à la question que se pose le sociologue. Comme si, dans ces périodes-là, critiques comme nous les avons appelées, le droit, les textes devenaient une grille de lecture presque fidèle, scientifiquement recevable, des contradictions auxquelles leurs auteurs ont été confrontés en les écrivant. Comme si, soudainement, ils n’étaient plus hypocrites, ces auteurs. Geneviève Koubi s’est très longuement atta-chée, dans d’innombrables études, à la question de l’ambiguïté du droit de résis-tance à l’oppression tel qu’il figure dans les constitutions révolutionnaires, et des difficultés qu’il y a à le « penser », comme elle l’écrit dans l’une d’entre elles 75. Elle conclut en parlant d’un droit hors du droit, d’un droit qui est « hors le droit » pour que vive le droit. Ces grands textes sont autoréférentiels, voilà ce qui les singularise. Les juristes les écrivant sont à ranger au nombre de ces prophètes ou créateurs dont parle Bourdieu : ils ne sont pas hypocrites eux non plus. Ce ne sont pas des « juristes en situation normale » comme Bourdieu le dit plaisamment, des juristes qui font leur métier de juristes normaux 76. Ils sont extraordinaires.

Ce concept de normalité est important, parce qu’il nous ramène à notre point de départ : tous ces textes, toutes ces déclarations sont déplacés, décalés, ils de-viennent des énigmes – nous le savons bien – dans les périodes dites « normales » justement, c’est-à-dire la plupart du temps. C’est lorsque les choses reprennent leur cours ordinaire que l’oppression, après avoir été montrée du doigt et déniée dans l’acte déclaratoire de la liberté, reprend « ses » droits, si l’on peut ainsi parler, devenant du coup un objet de droit. Elle se manifeste, opposant son anormalité radicale à la normalité supposée de la situation. C’est alors, également, que le so-ciologue reprend lui la parole, s’il le peut, et qu’il s’efforce à son tour de « montrer du doigt » l’oppression que les textes ne désignent plus qu’en creux, il le fait et il

75. Geneviève KOUBI, « Penser le droit de résistance à l’oppression dans les sociétés démocratiques contempo-raines », consultable sur : <http://koubi.fr/IMG/pdf/Penser_le_droit_de_resistance_a_l_oppression_-_2000.pdf>.

76. En référence, encore, aux travaux d’Alain Bancaud sur la haute magistrature.

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doit le faire sans fards, sans crainte de se répéter : « Si l’on veut réduire réellement ces formes de violence visibles et visiblement répréhensibles, il n’y a pas d’autre voie, écrira-t-il, ce sociologue, que de réduire la quantité globale de violence qui échappe aux regards et aux sanctions, celle qui s’exerce au jour le jour, dans les familles, les usines, les ateliers, les banques, les bureaux, les commissariats, les prisons, ou même les hôpitaux et les écoles, et qui est, en dernière analyse, le pro-duit de la “violence inerte” des structures économiques et des mécanismes sociaux relayés par la violence active des hommes 77. » Dire cela en démocratie, c’est ajouter du droit au droit, ni plus ni moins.

Complexité et entrecroisement des discours et des rôles dans ces situations « normales », où l’on ignore qui du sociologue ou du juriste est le plus fidèle aux textes, le plus en accord avec ce qu’ils disent, et où inévitablement se pose, comme si cela avait la moindre importance, la question des rapports entre ces deux rôles. Il y a moins de différence, en effet, on le voit bien ici, entre ces deux corps de métier qu’entre les juristes eux-mêmes – le « créateur » ou le « prophète » et le juriste « rou-tinisé ». Dire cela en démocratie, c’est ajouter du droit au droit, ni plus ni moins.

La sociologie de Bourdieu est un appel à l’action démystificatrice, au désen-chantement du monde ; mais elle est aussi un procédé très efficace pour dépasser par l’action l’attitude passive du savant qui se penche sur le monde, comme on se penche sur un mourant. Cette description ne se suffit jamais à elle-même, elle n’est jamais ce qu’elle paraît être. Dès lors, la résistance ne se définit pas en termes de réponse à une action de sens opposé (une oppression, une « tyrannie », comme disent les textes révolutionnaires), elle ne se résume pas non plus à la sèche énumé-ration des voies de recours mises à la disposition du justiciable-citoyen pour « mettre un terme » à une situation quelconque. Aussi paradoxal que cela paraisse, c’est d’abord une opération de l’esprit qui précède l’action. C’est ainsi que procède le sociologue philosophe des Méditations pascaliennes : après avoir énuméré les contraintes et humiliations de toutes sortes et de tous ordres (dans l’ordre écono-mique, nous l’avons vu, mais aussi dans l’ordre symbolique, comme il l’écrit avec tant de lucidité) qui mettent en danger cette liberté, la liberté d’être soi, et aussi par voie de conséquence la liberté du chercheur qui se préoccupe de dire de quoi il s’agit, Bourdieu conclut, ou presque, que : « À la dégradation imposée par des con-ditions dégradantes, les agents parviennent toujours à opposer des défenses indivi-duelles et collectives, ponctuelles ou durables – parce que durablement inscrites dans les habitus, comme l’ironie, l’humour, ou ce qu’Alf Lüdtke appelle Eigensinn, l’“entêtement obstiné” et tant d’autres formes méconnues de résistance. » Il ajoute, après cette première conclusion, que pour cette même raison, parce que les formes de la résistance sont imprévisibles et peut-être infinies, il est difficile de parler des dominés « de manière juste et réaliste » 78, ce qui veut dire que parler de la domina-tion et des dominés, c’est soit donner à ces derniers des instruments de libération, soit les « enfoncer » 79. Cela n’est pas rassurant mais peut aussi être exaltant. C’est

77. Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 275-276.

78. Ibid., p. 276.

79. Ibid.

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Pierre Bourdieu, le droit et les juristes. La méprise

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sans doute ce qui a conduit le sociologue de la domination à peindre avec autant d’ostentation les instruments de la domination symbolique, pour la rendre osten-sible justement, pour la montrer du doigt, pour ne pas « faire le jeu » des domi-nants, pour ne pas se trahir lui-même.

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Voilà ce qu’explique Bourdieu à propos du droit, de l’État et des juristes. L’im-mense mérite de ces analyses, outre leur unité fondamentale, est qu’elles ménagent des portes de sortie pour l’observateur, elles le libèrent, et lui donnent donc la possi-bilité de les dépasser.

La science, et la science juridique en particulier, si on la hausse à ce niveau, n’apparaît pas ou plus seulement comme un « acte de connaissance », c’est une action dans l’action, un « agir communicationnel ». Tout ce que Bourdieu lui dénie en certaines occasions, parce qu’il est lui-même pris dans cette action et que ce qu’il a devant les yeux ne l’encourage pas à penser autrement, elle peut y prétendre, elle l’atteint même parfois, à condition d’éviter les pièges qui lui sont tendus et qui tiennent en grande partie à la nature de l’objet étudié et aux images pieuses qui circulent à son sujet.

L’auteur Jean-Jacques Sueur est professeur à la faculté de droit de l’Université de Toulon, où il enseigne le droit des libertés fondamentales, la théorie du droit et le droit public éco-nomique. Il est fondateur et ancien directeur du Centre d’études et de recherches sur les contentieux de cette même université. Il a publié dans ces différents domaines ainsi qu’en droit constitutionnel. Parmi ses publications récentes : — « Variations sur un thème (trop) connu : je ne suis qu’un affreux positiviste », in Patrick CHARLOT et Mathieu DOAT (dir.), Liber Amicorum Darcy. Détours juridiques : le praticien, le théoricien et le rêveur, Bruxelles : Bruylant, 2012 ; — « Analyser le pluralisme pour comprendre la mondialisation », in Jean-Yves CHÉROT et Benoît FRYDMAN (dir.), La science du droit dans la globalisation, Bruxelles : Bruylant, 2012 ; — « Pour une autre analyse économique du droit », Revue interdisciplinaire d’études ju-ridiques (RIEJ), 68, 2012 ; — Pour un droit politique. Contribution à un débat, Laval : Presses de l’Université Laval, coll. « Diké », 2011.

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