Pierre Bourdieu - La sociologie dérange

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Pierre Bourdieu - La sociologie dérange Entretien avec l’historien Roger Chartier diffusé dans "Les chemins de la connaissance" (Partie 1 - 1988) Roger Chartier : Cela ne doit pas être très facile d’être sociologue parce que quand on regarde justement la manière dont ton travail est reçu, il y a un lot de contradictions formidables qui viennent sous les plumes et dans les esprits et qui d’ailleurs m’ont effrayé un peu à propos de cet entretien. Est- ce que la sociologie c’est fait pour démobiliser les masses ou désespérer Billancourt ? Est-ce que c’est à la fois une écriture illisible, tellement complexe qu’on ne peut pas la pénétrer et qui ne serait pas un message particulièrement clair et pour certains trop subversif ? Et enfin, finalement, comment la sociologie peut prétendre - on en a l’impression parfois - à être une sorte de science dominante, alors qu’il me semble que, par tout ce que tu dis, tu la déconstruis en tant que discipline ? Donc c’est peut-être par toutes ces contradictions qu’on peut engager cet entretien parce que ça met en jeu finalement : qu’est-ce que c’est que la sociologie ; qu’est-ce que c’est qu’être sociologue et le rapport à d’autres qui, comme les historiens auxquels j’appartiens, se trouvent confrontés à ce monstre multiforme et finalement un peu inquiétant ? Pierre Bourdieu : Je pense que la sociologie dérange et le sentiment un peu obsidional que je pourrais éprouver en tant que sociologue est malgré tout neutralisé par la contradiction même des attaques. Je pense en particulier que les accusations de type politique dont la sociologie est l’objet ont au moins

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Entretien avec l’historien Roger Chartier diffusé dans "Les chemins de la connaissance" sur France Culture en 1988

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Pierre Bourdieu - La sociologie dérange

Entretien avec l’historien Roger Chartier diffusé dans "Les chemins de la connaissance" (Partie 1 - 1988)

Roger Chartier : Cela ne doit pas être très facile d’être sociologue parce que quand on regarde justement la manière dont ton travail est reçu, il y a un lot de contradictions formidables qui viennent sous les plumes et dans les esprits et qui d’ailleurs m’ont effrayé un peu à propos de cet entretien. Est-ce que la sociologie c’est fait pour démobiliser les masses ou désespérer Billancourt ? Est-ce que c’est à la fois une écriture illisible, tellement complexe qu’on ne peut pas la pénétrer et qui ne serait pas un message particulièrement clair et pour certains trop subversif ? Et enfin, finalement, comment la sociologie peut prétendre - on en a l’impression parfois - à être une sorte de science dominante, alors qu’il me semble que, par tout ce que tu dis, tu la déconstruis en tant que discipline ? Donc c’est peut-être par toutes ces contradictions qu’on peut engager cet entretien parce que ça met en jeu finalement : qu’est-ce que c’est que la sociologie ; qu’est-ce que c’est qu’être sociologue et le rapport à d’autres qui, comme les historiens auxquels j’appartiens, se trouvent confrontés à ce monstre multiforme et finalement un peu inquiétant ?

Pierre Bourdieu : Je pense que la sociologie dérange et le sentiment un peu obsidional que je pourrais éprouver en tant que sociologue est malgré tout neutralisé par la contradiction même des attaques. Je pense en particulier que les accusations de type politique dont la sociologie est l’objet ont au moins cette vertu d’être contradictoire et de ce fait, elles permettent de vivre. Bon, il est vrai que la sociologie n’est pas toujours facile à vivre.

Roger Chartier : Oui, parce qu’on a l’impression que c’est une discipline qui par l’effort de réflexivité qu’elle apporte sur les autres, en même temps, implique celui qui la produit dans le champ même qu’il est en train de décrire et que, par là, elle n’est pas facile à vivre non seulement parce qu’elle renvoie aux autres une image que peut-être ils ne supportent pas mais

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aussi parce qu’elle implique celui qui la produit dans l’analyse elle-même.

Pierre Bourdieu : J’ai l’expérience d’une situation, lorsque par exemple je vais parler de sociologie à des non-sociologues, à des non-professionnels, je suis toujours partagé entre deux stratégies possibles ; la première qui consiste à présenter la sociologie comme discipline académique comme s’il s’agissait d’histoire ou de philosophie et, dans ce cas, j’obtiens un accueil intéressé mais précisément académique ; ou bien je cherche à exercer l’effet spécifique de la sociologie, c’est à dire, je cherche à mettre mes auditeurs en situation d’auto-analyse et à ce moment là je sais que je m’expose à devenir le bouc émissaire finalement de l’assistance. Par exemple, j’ai eu une expérience il y deux ans à Bruxelles quand j’étais allé à la Philharmonique de Bruxelles invité par un responsable d’une association. Les amis de la philharmonique de Bruxelles, qui, très gentiment mais un peu naïvement, m’avait demandé de venir exposer mes visions, mes représentations de l’art, de la sociologie de la musique, etc. Et, jusqu’au dernier moment, je me le rappelle très bien, dans la voiture où nous partions dans la nuit, etc., je lui disais : « Vous ne vous rendez pas compte ; vous me faites faire quelque chose d’épouvantable et ça va être dramatique ; il y aura des incidents ; je vais me faire insulter ». Il pensait que j’avais comme ça le trac ordinaire du conférencier. Et ensuite ce que je craignais est arrivé ; ça a été un véritable happening et pendant huit jours on a parlé que de ça dans le milieu intellectuel à Bruxelles et un de mes amis a entendu dire par un des participants que, depuis les surréalistes, il n’avait jamais entendu un débat aussi mouvementé et extraordinaire qu’à cette occasion. Or, j’avais dit des choses tout à fait anodines, euphémisées, neutralisées ; j’avais pris des précautions ; j’avais en point de mire dans l’assistance une vieille dame très bien habillée avec son sac à mains sur les genoux, un petit peu comme au Collège de France ; bon... et j’avais un souci extrême de ne pas être choquant un seul instant ; donc, j’euphémisais un maximum. Malgré ça, je pense que la « vérité » sociologique a une telle violence qu’elle blesse ; elle fait souffrir et du même coup les gens se libèrent de cette souffrance en la reprojetant sur celui qui apparemment la cause...

Roger Chartier : C’est la différence sans doute entre l’histoire qui parle de mort et peut-être de l’ethnologie qui parle de sujets qui sont que très rarement ou, dans des circonstances uniquement exceptionnelles, mis en confrontation avec les discours qui parlent d’eux-mêmes.

Pierre Bourdieu : Là encore, je peux répondre par un exemple. C’est une anecdote que je trouve assez drôle. Un de

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mes collègues au Collège de France qui est un membre éminent de l’institut me disait que mes travaux avaient suscité certaines résistances chez certains des membres de l’institut, même des résistances certaines... Et parmi mes travaux, le plus choquant était un article que j’ai publié sous le titre Les catégories de l’entendement professoral en mettant beaucoup d’ironie - alors ça c’est une parenthèse mais très souvent j’écris les choses en riant ; malheureusement, il n’y a pas de signe pour exprimer le rire ; c’est une des grosses lacunes de la symbolique graphique - donc, j’avais donné ce titre Les catégories de l’entendement professoral et dans cet article j’analysais d’une part, les appréciations données par un professeur de Cagne de Fénelon à propos des dissertations de ses élèves et, d’autre part, les nécrologies d’anciens élèves de l’école Normale Supérieure. Et cet éminent collègue, au demeurant égyptologue, me dit : « Vous savez tout de même vous avez pris pour objet des nécrologies ». Je lui dis : « Mais enfin mon cher collègue comment vous pouvez me dire ça, quel est votre objet sinon des nécrologies ». Autrement dit, ça, je pense ça fait très bien sentir l’écart entre la sociologie et l’histoire. Beaucoup de choses qui sont accordées comme allant de soi à l’historien, qui sont même considérées comme des prouesses ; si, par exemple, un historien découvre des relations cachées, des liaisons, comme nous disons, entre tel personnage historique et tel autre personnage historique, bon, on le loue et on voit ça comme une découverte. Alors que si je publiais par exemple le dixième de ce qu’il faudrait dire pour comprendre le fonctionnement de l’univers universitaire, le champ académique, je serais considéré comme un délateur monstrueux. Et d’autre part, la distance temporelle a une vertu que tout le monde connaît, de neutralisation, etc. Mais dans le cas la sociologie, nous sommes toujours sur des terrains brûlants et les choses dont nous débattons sont vivantes, ne sont pas mortes et enterrées...

Roger Chartier : Oui c’est pour ça qu’on avait pensé que cet entretien pouvait être centré autour des effets politiques du travail intellectuel et en prenant le cas de la sociologie essayer de voir comment peut-être s’est déplacée dans la scène intellectuelle française la figure de l’intellectuel - en gros, en partant d’une figure un peu prophétique, messianique, dénonciatrice à un niveau macroscopique de la société globalement ; peut-être le nom de Sartre pourrait emblématiser ce type de discours, le Sartre de l’après-guerre - vers un travail qui est un travail d’un autre ordre. Il y a une formule de Foucault que je trouve toujours très frappante ; il disait que son travail finalement, c’était d’écailler quelques évidences, quelques lieux communs. Il me semble qu’il y a une assez grande proximité sur ce plan là ; c’est presque une formule que tu pourrais reprendre à ton compte.

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Pierre Bourdieu : Tout à fait. Je pense que c’est un des points d’accord total. D’une part, la répudiation de la grande figure de l’intellectuel total, comme je l’appelle, dont l’incarnation par excellence est Sartre, c’est à dire l’intellectuel qui remplit un rôle prophétique. Max Weber dit que le prophète est celui qui répond totalement à des questions totales, à des questions de vie ou de mort, etc. Et je pense que le philosophe dans son incarnation sartrienne est une figure prophétique, au sens rigoureux du terme, c’est à dire qui répond globalement à des problèmes existentiels, vitaux, politiques, etc., etc. Ca, je pense que pour notre génération, en partie, parce que nous étions un peu accablés et fatigués par ce rôle total, il est inconcevable de chausser les bottes de Sartre ; et je pense que, pour parodier la formule De Malraux, nous voulons donner la monnaie de l’absolu ; c’est à dire, on ne peut plus répondre à tout ; il faut répondre à des questions partielles, délibérément constituées comme partielles mais y répondre complètement, enfin aussi complètement que possible dans l’état des instruments de connaissance ; et cette sorte de redéfinition minimisante de l’entreprise intellectuelle est, je crois, très importante parce que c’est un progrès dans le sens d’un plus grand sérieux à la fois intellectuel et politique. Alors là, c’est ce que j’ajouterai peut-être par rapport à Foucault ; j’ai une conception assez militante de la science, ce qui ne veut pas dire : engagé du « tout ». Enfin, je pense que la science sociale, qu’elle le sache ou non, qu’elle le veuille ou non, répond à des questions extrêmement importantes ; en tout cas, elle les pose et elle a le devoir de les poser mieux qu’elles ne se posent dans le monde social ordinaire. Par exemple, mieux qu’elles ne se posent dans le milieu des journalistes, mieux qu’elles ne se posent dans le milieu des essayistes, mieux qu’elles ne se posent dans le milieu de la fausse science.

Roger Chartier : Tu n’es pas sur un terrain un peu dangereux là avec la notion de science ? J’ai lu quelque part qu’on parlait de jdanovisme new look, non ? Comment est-ce qu’on peut constituer la définition de ce qu’on entend par science sans retomber dans des errements qui distinguaient sans aucune ambiguïté... parce qu’une autorité avait en charge cette distinction : la science de la non-science ?

Pierre Bourdieu : Oui, justement, là, je pense que c’est un des grands malentendus entre moi-même et beaucoup de mes contemporains, disons de ma génération, qui sont nés à la vie intellectuelle et politique à l’époque précisément du jdanovisme - et qui à l’époque étaient jdanoviens alors que j’étais antijdanovien, je crois que c’est une coupure importante - qui croient reconnaître dans le travail que fait la sociologie ce qui se pratiquait sous le nom de science au temps du

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stalinisme et, en particulier, cette coupure entre science et idéologie que je n’ai jamais reprise à mon compte, que je conteste radicalement, qui est une coupure mystique et qui a été reprise, c’est pas par hasard, par les philosophes et jamais par les scientifiques, les praticiens de la recherche ; cette coupure était tout à fait analogue à celle qu’on trouve dans les discours religieux et prophétiques ; elle permettait de séparer le sacré et le profane ; c’est à dire les sacrés et les profanes. Ca, je trouve ça détestable. Mais je pense qu’on est fondé à parler de science même si notre science est inchoative, débutante, balbutiante, etc. Il y a malgré tout une séparation de nature entre l’effort scientifique que fait l’historien, l’ethnologue, le sociologue ou l’économiste et ce que fait, par exemple, le philosophe. Nous travaillons à être vérifiables ou falsifiables. Je peux évoquer une expérience radiophonique ; un jour que je venais de discuter, tu étais d’ailleurs là, avec Levy-Leboyer, je venais de discuter de son dernier livre sur le patronat, je ne ne me rappelle plus si c’était hors antenne ou in ; et il m’a dit : « Vous savez mon cher collègue, j’ai regardé votre enquête, j’ai pris vos chiffres, j’ai refait vos statistiques et nous ne sommes pas d’accord ». Alors j’ai dit : « Comment est-ce possible ; comment avez-vous fait ». Et il me dit : « Je n’ai pas réintroduit les banquiers ». Alors nous avons discuté sur la construction d’objet : est-ce qu’on peut étudier le patronat sans y introduire les banquiers. C’est un problème de discussion scientifique et cela étant dit, il pouvait refaire ses statistiques et retrouver les mêmes résultats que moi. Bon, alors voilà le genre de choses qui, me semble-t-il, me permet de parler de science, étant entendu que, quand je dis science, je dis qu’on peut me réfuter avec des arguments scientifiques. Mais jusqu’à présent, c’est encore à faire. Alors j’en profite pour dire ça parce que j’y tiens beaucoup ; jusqu’à présent j’ai été l’objet d’attaques mais jamais de réfutations au sens rigoureux du terme ; je dirai qu’une des raisons de ma tristesse, c’est que dans le champ intellectuel français, j’ai beaucoup d’ennemis mais je n’ai pas d’adversaires, c’est à dire des gens qui feraient le travail nécessaire pour poser une réfutation. Alors, je sais qu’en pareil cas on me répond : « Mais ça, c’est totalitaire parce que vous êtes irréfutable ». Pas du tout, pour me réfuter, il faut se lever de bonne heure, il faut travailler. Bon c’est un peu arrogant mais bon...

Roger Chartier : Non, non, acceptons le travail (rire). Je crois qu’il y a dans ce travail, pour revenir à notre point de départ, cette manière d’écailler les certitudes pour reparler comme Foucault. Il y a une phrase que tu emploies dans Questions de sociologie qui est à peu près parallèle, c’est : détruire les automatismes verbaux et mentaux. Ce travail vise à rendre problématique ce qui apparaît comme donné de soi ou allant de soi dans le monde social ; toutes ces coupures qu’on donne

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sur le mode de la nature : ça ne peut pas être autrement ; ça a toujours été comme ça. Je crois qu’un des actes les plus aigus de la recherche, c’est de montrer que c’est construit, que c’est au milieu d’enjeux, que ça dépend de rapports de force, etc. Et c’est de ce point de vue là d’ailleurs que, en dehors des sociologues, les historiens et d’autres peuvent avoir cette lecture de ton travail à la fois d’adhésion et de critique, de distance et de respect ; je crois que c’est un peu le sens de cet entretien qui va se dérouler sur plusieurs séquences. Le point de cet écaillement des certitudes dans ce domaine là - un des lieux où, je crois, tu l’as mené le plus avant - c’est sur ce problème des frontières, le problème des partages, des découpages. Et ici on peut dire aussi qu’école a été faite parce que les historiens se sont confrontés à ce qui paraissait comme des catégories allant de soi. Je vais prendre des exemples ; à un moment donné, on peut croire que la coupure entre les jeunes et les vieux, ça appartient à la nature ; il y a effectivement des gens qui sont jeunes et des gens qui sont vieux ; ou bien des frontières dans des régions, il y a clairement des limites administratives et territoriales qui font que l’on est dans la France du midi ou dans la France du nord ; ou les groupes sociaux, il y a objectivement des catégories ; l’INSEE en produit tous les jours et d’autres instituts ; ils produisent des grands classements qui fait qu’il y a des classes moyennes, des patronats, des salariés, etc. Je crois que sans me tromper que c’est là ce qu’il faut construire dans sa dynamique historique : pourquoi tel découpage et à qui il sert...

Pierre Bourdieu : Je suis tout à fait d’accord avec ce que tu viens de dire et je pense qu’un des apports de mon travail - et c’est pourquoi j’ai toujours été très surpris quand il est décrit comme dogmatique, terroriste, etc. - a été de retourner sur la science elle-même le regard scientifique. Par exemple, au lieu d’utiliser sans hésitation ni réflexion les classifications professionnelles, de les prendre pour objet d’analyse. Le paradoxe, c’est que, par exemple, les historiens - bon, je pense que nous avons la meilleure école historique du monde ; ce n’est pas un compliment verbal - reste que les historiens sont souvent d’une naïveté extraordinaire dans l’utilisation des catégories. Par exemple, on peut faire des statistiques longitudinales comparant le statut des médecins depuis le 18ème siècle jusqu’à nos jours - j’invente peut-être l’exemple - sans se dire que la notion même de médecin est une construction historique qui n’a pas cessé de changer. Autrement dit, ce sont les catégories mêmes avec lesquelles on construit l’objet historique qui devraient être l’objet d’une analyse historique. La même chose à propos des termes mêmes avec lesquels nous parlons de la réalité. Par exemple, on parlera de politique ; la politique ; c’est tout à fait une

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notion historiquement constituée, qui s’est constituée très très récemment ; l’univers de ce que j’appelle le champ politique, c’est une invention de pratiquement le 19ème siècle. Bon, là on pourrait discuter ; je ne veux pas m’aventurer trop ; je suis en face d’un historien redoutable mais je pense que toutes ces notions, tous les mots, les concepts que nous employons pour penser l’histoire sont historiquement constitués ; et bizarrement, par exemple, les historiens sont sûrement les plus portés à l’anachronisme parce que, soit pour faire moderne, soit pour rendre leur travail plus intéressant, soit par négligence, ils emploieront des mots actuellement en cours pour parler de réalités dans lesquelles ces mots n’avaient pas cours ou bien avaient un autre sens, voilà des exemples. Je pense que cette réflexivité est extrêmement importante.

Roger Chartier : Ce que tu dis là pour la diachronie, c’est à dire sur le long terme, on pourrait le dire aussi dans le monde social contemporain ; les mêmes mots peuvent être employés par différents groupes, différents milieux et n’ont pas le même sens. Et un des pièges de cette sorte de nominalisme qui consiste à parler en termes de catégories qui seraient valables pour tous ou reprenons l’exemple du politique ; je crois que l’un des points intéressants, c’est de montrer comment la construction même de ce qui est politique est la chose la moins partagée du monde. Je crois que c’est un des points qui t’a oppposé aux sondeurs ou aux statisticiens quant à la pertinence de tous ces sondages dont on nous abreuve à longueur de journée en essayant de montrer que les non-réponses ou que même des réponses qui, si elles sont formulées à partir de lieux sociaux différents, ont des sens absolument incompatibles les uns avec les autres.

Pierre Bourdieu : Je pense que cette sorte d’anachronisme chez les historiens prend chez les sociologues la forme d’un ethnocentrisme de classe, c’est à dire qu’ils tendent à universaliser le cas particulier : je prends mes propres catégories de pensée, mes principes de classement, mes taxinomies, mes divisions, en masculin/féminin, chaud/froid, sec/humide, haut/bas, classes dominées/classes dominantes, etc. et je les universalise. Dans le cas de l’anachronisme ou l’ethnocentrisme, dans tous les cas, c’est le fait de ne pas interroger ses propres systèmes d’interrogation. Si j’avais un modèle théorique, ce serait le modèle kantien qui consiste à soumettre à la critique réflexive les instruments avec lesquels on pense la réalité. Dans mon travail sur les catégories de l’entendement professoral, j’essayais de déterminer les oppositions que les professeurs emploient pour évaluer un travail d’un élève ou pour évaluer leurs collègues disparus ; ces catégories de perception donc sont celles avec lesquelles ils évalueront aussi un livre ; ce sont celles qu’ils vont

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employer inconsciemment pour lire les livres dans lesquels j’analyse ces catégories. Par exemple, on dira - un des obstacles de lecture à la sociologie - que la sociologie est vulgaire. Je reprends le vieux vocabulaire de Cicéron ; il parlait de philosophia plebeia ; ce n’est pas parce qu’elle parle du peuple que la sociologie est vulgaire ; c’est parce qu’elle est au plus bas dans la hiérarchie des sciences ; elle parle aussi du peuple plus que d’autres ; on pourra revenir sur ce point. Ces catégories de pensée profondément intériorisées sont liées à la hiérarchie des disciplines dans le système scolaire ; les disciplines pures comme les mathématiques qui sont plus « haut » que les disciplines impures, comme la chimie ou a fortiori la géologie ; de même que la philosophie est plus « haut » que la géographie ; ces oppositions sont extrêmement structurantes et elles déterminent même les choix des oeuvres ; c’est à dire ce qu’on publie, ce sur quoi on écrit, l’ambition ; ce qui veut dire que plus on est d’une origine sociale élevée et plus on a une consécration scolaire grande plus on prendra des sujets vastes, mondiaux, oeucuméniques, théoriques, etc., etc. Voilà toutes ces choses que les intellectuels devraient objectiver, qui manipulent la pensée des intellectuels. Quelqu’un qui dévoile tout ça, non pas du tout pour embêter les autres mais pour se contrôler lui-même dérange.

Roger Chartier : Je dirai : se dérange aussi lui-même parce que l’écriture devient aussi extrêmement tendue, extrêmement complexe. Si on pense en historien à partir de ce que tu as dit sur cette tension entre les mots qui peuvent rester comme des invariants et puis des notions qui sont construites, soit chronologiquement, soit socialement de manière extrêmement diverse, qu’est ce qu’on fait ? Il y a plusieurs choix possibles ; je crois qu’aucun n’est vraiment satisfaisant. Soit on redouble et toute une partie de l’école historique française a essayé d’écrire l’histoire dans les catégories, dans le langage même des temps et des hommes dont ils faisaient l’histoire ; ce qui a un effet de répétition. Soit on traduit, à l’autre extrême ; c’est à dire que tout est transposé d’un domaine dans l’autre : on peut dire que Paul Veyne quand il veut expliquer le monde romain pour montrer la différence radicale traduit tout et c’est comme ça que dans un langage très moderne sont données des réalités qui deviennent très familières mais justement, par cet effet de familiarité forcé, je crois qu’il espère montrer leurs différences. On essaie de faire fonctionner un concept qui peut être né à un moment donné dans une circonstance historique particulière sur d’autres réalités, pour le mettre à l’épreuve, mais aussi pour faire voir d’une manière nouvelle cette réalité ancienne. Je prendrai un exemple ; on a publié, sous la direction de Duby et de malheureusement maintenant décédé

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Ariès, cette histoire de vie privée ; il est clair que ce concept de la vie privée ne peut pas être construit comme absolument contemporain de la période du Moyen-âge ou du 16ème siècle ; c’est un concept qui a ou bien des définitions antérieures : c’est un concept du droit romain ; ou bien des définitions postérieures : la famille, l’intimité réduite du 19ème siècle focalisant toute l’affectivité sur la famille. Bon, on a quand même pris le parti et le pari de le faire fonctionner sur une très longue période de temps pour essayer de mettre à l’épreuve des réalités historiques pour les faire surgir de manière nouvelle et, en même temps, pour instrumentaliser le concept, pour montrer à la fois ses limites, sa pertinence. En tous les cas, c’est un choix extrêmement difficile ; je suppose que pour le sociologue, sur le monde social contemporain, c’est le même problème ; beaucoup de l’attention qu’on a pu voir dans ton écriture, parfois de son obscurité, parfois de sa complexité, est liée à ça. Comment on peut rendre cette variation derrière le stable nominalement ?

Pierre Bourdieu : Oui, tout ce que tu as dit en tant qu’historien, je pourrais le signer en tant que sociologue ; j’allais dire a fortiori parce que très souvent - je reviendrai à cette opposition entre le passé et le présent - le présent, ce n’est pas le présent temporel ; c’est ce qui est encore suffisamment vivant pour être enjeu de luttes. Et à ce moment là, par exemple, la révolution française peut-être très présente. Bon, mais nous, nous sommes toujours dans le vivant et ce dont nous parlons est toujours enjeu de lutte ; donc les mots mêmes que nous utilisons pour parler de ce dont nous parlons sont des enjeux de lutte, sont employés différemment par les agents politiques. Par exemple, un des principes de la lutte politique, c’est de lutter pour les mots communs : qui est républicain ; tout le monde est républicain ; en période d’élection ce sera la discipline républicaine, la solidarité républicaine, etc., etc. ; tout le monde est au centre. Bref, il y a des mots dont on sait qu’ils doivent leur prix dans la lutte au fait qu’ils sont enjeu de lutte. Et nous pour parler de ces luttes et dans tous ces univers que j’appelle des champs, des petites arènes où on joue à des choses différents - ça va être le champ scientifique, le champ politique ou le champ des historiens, le champ des sociologues, etc. - il y aura comme ça des mots-clé pour lesquels on se bat. Alors, comment décrire tout ça : il y une arme, c’est le guillemet. Et Bachelard disait magnifiquement à propos des sciences de la nature mais c’est a fortiori vrai des sciences sociales ; il dit : la science, ce sont des guillemets. Alors je dis la même chose mais en faisant sentir que ce n’est pas moi qui parle, que je marque une distance d’objectivation. Alors ça, c’est une chose qui crée des malentendus dans ce que je dis. Lorsque je dis que les classes dominées préfèrent Dalida - l’exemple n’est pas bon ; il

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faudrait peut-être des exemples meilleurs - mais on pense que je le pense. Par exemple, dans le domaine de la culture, j’enregistre comme un fait qu’il y a des oeuvres culturelles qui sont plus légitimes que d’autres. Il se trouve que très souvent ce sont les oeuvres que j’aime le mieux mais, cela dit, je ne porte pas un jugement de valeur. Essayez par exemple de mettre sur le marché scolaire un éloge de Dalida, vous aurez zéro ; alors que si vous mettez un éloge minable de Jean-Sébastien Bach, vous aurez la moyenne. Et ça, c’est très très mal compris ; c’est un des points de distance qui est lié aux guillemets. Alors, ensuite, le problème de l’écriture, c’est un cauchemar et très souvent j’ai des problèmes parce que les gens pensent que j’impose en quelque sorte une orthodoxie...

Roger Chartier : Si j’ai une minute, ce que je voudrais dire, c’est que le rapport du sociologue à son travail et à son écriture et autant que je connaisse la schizophrénie correspond tout à fait à la situation de la schizophrénie.

Pierre Bourdieu : Oui, il faut dire quelque chose ou faire quelque chose et au moment où on le dit ou on le fait, dire qu’on ne fait pas ce qu’on fait, ce qu’on dit et dans un troisième discours, dire encore qu’on ne fait pas ce qu’on vient de dire qu’on fait, etc. Il y a une série de niveaux de discours qui rendent le langage impossible si bien que, par exemple, une part de ce que j’ai fait pourrait se résumer par le slogan marxiste le plus stupide : la culture dominante est la culture de la classe dominante. En fait, je peux dire que tout mon travail est construit contre cette phrase qui à la fois dit et ne dit pas et, en même temps, il n’invalide pas cette phrase parce qu’en gros ça reste vrai mais tellement en gros que c’est faux. On pourrait faire la même analyse pour la notion d’idéologie ; la notion d’idéologie est évidemment l’instrument de luttes ; l’idéologie, c’est la science des autres, c’est la pensée des autres, etc. Et en même temps le fait d’avoir dit qu’il y a de l’idéologie, c’est à dire des discours qui sont produits par quelqu’un à partir de l’effort pour légitimer sa propre position, c’était une conquête scientifique importante. Cela dit, mon travail a été construit à 90% contre cette notion d’idéologie et tout le travail pour parler du pouvoir symbolique, de domination symbolique, de méconnaissance, etc., en y introduisant un tas de choses qui pourraient être décrites comme un peu compliquées, était nécessaire pour conserver une coupure, un acquis souvent d’ailleurs lié au marxisme dans sa forme originaire et combative. Il a fallu à la fois conserver et détruire d’où un effort extrêmement difficile qui se retrouve à la fois dans le langage, dans la construction même des phrases ; c’est un discours qui charrie un méta-discours disant constamment attention à ce que vous lisez. Et malheureusement, je n’ai pas obtenu de mes contemporains la

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lecture que j’attendais. Je l’obtiens mais pas du tout parmi les gens qui écrivent dans les journaux.

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Pierre Bourdieu - A l’illusion messianique, il faut substituer des espérances rationnelles modérées

Entretien avec l’historien Roger Chartier diffusé dans "Les chemins de la connaissance" (Partie 2 - 1988)

Roger Chartier : « Tout progrès de la connaissance de la nécessité est un progrès dans la liberté possible » : ça, c’est une phrase de toi dans toujours Questions de sociologie. Il me semble qu’on peut par là ouvrir un deuxième domaine dans lequel il y a rupture à travers ce travail par rapport au rôle classique dévolu aux intellectuels. On peut dire finalement que pendant longtemps le rôle des intellectuels était d’essayer d’inculquer aux dominés le discours qu’ils devaient tenir sur leurs propres conditions, donc de leur imposer ce discours qu’ils ne pouvaient pas constituer par eux-mêmes mais que d’autres savaient pour eux. Il me semble que dans la perspective qui est la tienne et qui a cette capacité heuristique de faire penser dans d’autres domaines que le domaine de la sociologie, le projet est tout autre : c’est de donner des outils permettant de démonter les mécanismes de domination qui fonctionnent sous les espèces de la division naturelle, normale, ancestrale. Il y a presque un projet de reprise de possession de l’individu par lui-même ; ce qui, je crois, est assez contraire avec une image très stéréotypée de ce travail qui est montré comme des contraintes contre lesquelles on ne pourrait rien, broyant les individus et ne leur donnant aucune place.

 

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réalisme rêveur ou rêve réaliste ?

Pierre Bourdieu : Si je voulais répondre en une phrase à ce que tu viens de dire, je dirais que nous naissons déterminés et nous avons une petite chance de finir libres. Nous naissons dans l’impensé et nous avons une toute petite chance de devenir des sujets. Et ce que je reproche à ceux qui invoquent à tout va la liberté, le sujet, la personne, etc., c’est d’enfermer les agents sociaux dans l’illusion de la liberté qui est une des voies à travers lesquelles s’exerce le déterminisme. De toutes les catégories sociales, la plus inclinée à l’illusion de la liberté est la catégorie des intellectuels. C’est en ce sens que Sartre a été l’idéologue des intellectuels, c’est à dire celui qui a entretenu l’illusion de l’intellectuel « sans attaches, ni racines », comme disait Mannheim, l’illusion de l’auto-conscience, l’illusion que l’intellectuel peut maîtriser sa propre vérité. Et je pense que dans le refus forcené que certains opposent à la philosophie, dans la haine qu’ils opposent à la sociologie, il y a ce refus de découvrir l’intellectuel enchaîné dans des déterminismes : ceux qui tiennent aux catégories de pensée, aux structures mentales, aux adhérences et aux adhésions universitaires qui sont d’ailleurs beaucoup plus déformatrices que les adhésions politiques. Je pense que les universitaires sont beaucoup plus menés par les intérêts académiques que par les intérêts politiques, etc. Autrement dit, je pense que c’est à condition de s’approprier les instruments de pensée et aussi les objets de pensée que l’on reçoit que l’on peut devenir un petit peu le sujet de ses pensées ; c’est à dire on ne naît pas le sujet de ses pensées, on devient le sujet à condition, entre autres choses - je pense qu’il y a d’autres instruments ; il y a aussi la psychanalyse, etc. - de se réapproprier la connaissance des déterminismes. Je pense que je fais exactement le contraire de ce qu’on me fait dire.

Roger Chartier : Oui, mais à ce moment là est-ce qu’on n’arrive pas devant cette sorte d’effrayant paradoxe qui consiste à dire que tu écrirais pour ceux qui ne peuvent te lire et qu’en même temps tu serais lu par ceux qui ne veulent pas te comprendre ?

Pierre Bourdieu : Oui, je pense qu’ils ne peuvent pas me comprendre parce qu’ils ne veulent pas me comprendre. J’ai évoqué tout à l’heure le texte de Deguy La haine de la philosophie qui, pour moi, a quelque chose de pathétique. C’est un texte qui est un document extraordinaire sur la souffrance que peut provoquer la culture et que peut provoquer l’analyse au sens de socio-analyse : l’analyse du rapport à la culture qui hante tous les hommes cultivés. Toute la souffrance de Deguy, je la connais. Et si on avait lu La

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distinction jusqu’au bout au lieu de la réduire à de simplifications absurdes, on aurait vu dans un post-scriptum où je me réfère à Proust que j’évoque à la fois les jouissances spécifiques que donne le rapport à la culture et les souffrances spécifiques que procure le désenchantement culturel. Proust, qui était un admirable sociologue avait dit avant moi mais dans son langage - c’est à dire que personne ne l’a entendu - ce que dit La distinction.

Roger Chartier : Pourquoi est-ce que c’est à partir de La distinction publiée en 1979 que ces mécanismes de rejet, de réfutation par la réduction à quelques slogans se mettent en place ? Les travaux antérieurs sur le système scolaire pouvaient avoir des adhésions ou des refus mais ne déchaînaient pas le même type de réactions : au contraire, on pouvait discuter la notion de reproduction ; il pouvait y avoir des contresens sur la démonstration ; c’étaient des travaux qui ont été fondateurs de la sociologie historique de l’éducation proposant des outils, des méthodes qu’il fallait en tant qu’historien expérimenter sur un terrain qui était construit de manière tout à fait différente. Mais pourquoi La distinction - parce que finalement ce débat très violent - le mot « débat » n’est pas juste d’ailleurs puisqu’il ne s’agit pas vraiment d’un lieu de discussion mais d’une forme de rejet - mais pourquoi avec La distinction ?

Pierre Bourdieu : Je crois que la culture dans nos sociétés est un des lieux du sacré : la religion culturelle est devenue pour certaines catégories sociales - dont les intellectuels - le lieu des convictions les plus profondes, des engagements les plus profonds. Par exemple, la honte de la gaffe culturelle est devenue l’équivalent du péché. Je pense que l’analogie avec la religion peut-être poussée très loin. Alors qu’aujourd’hui, une analyse de sociologie religieuse peut être poussée très loin, comme celle sur les évêques ; elle ne touche personne même pas les évêques. J’ai eu d’éminents évêques pour élèves qui auraient pu, pas pu, dû écrire ce que j’ai écrit sur les évêques. La sociologie de la culture se heurte à des résistances fantastiques. Et le travail d’objectivation qui a été fait sur la religion : personne ne peut contester qu’il y a une certaine corrélation entre la religion que l’on a acquise dans sa famille et la religion que l’on professe ; on ne peut pas nier qu’il y ait une transmission de père en fils des convictions religieuses, que quand cette transmission disparaît, la religion disparaît. Bon, quand on le dit sur la culture, on enlève à l’homme cultivé un des fondements du charme de la culture, à savoir l’illusion de l’innéité, l’illusion charismatique : c’est à dire j’ai acquis ça par moi-même, à la naissance comme une espèce de miracle. Alors, toutes ces choses là expliquent la violence des résistances. Ce qui est très étonnant, c’est que finalement

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ma conviction, c’est que la sociologie est une manière de prolonger la philosophie par d’autres moyens. Si je voulais donner une généalogie glorieuse à la sociologie, je dirais qu’au fond le premier sociologue est Socrate. Alors là, les philosophes vont être furieux parce qu’ils revendiquent ce père fondadeur. Et en fait, c’est évidemment quelqu’un qui descendait dans la rue poser des questions, qui allait demander à un Général ce que c’est que le courage, qui allait demander à Euthyphron, un homme pieux ce que c’est que la piété, etc. Il faisait des enquêtes dans une certaine mesure d’une part. Et d’autre part pour évoquer ce que tu disais à l’instant sur la lutte contre les représentations, c’est quelqu’un qui se battait à longueur de temps contre l’équivalent de mes adversaires aujourd’hui - non pas de mes adversaires mais de mes ennemis ou en tout cas ceux que je combats scientifiquement - c’est à dire des sophistes : des gens qui parlent à la fois d’un irréel en faisant croire qu’il est réel, mettent le réel à distance par un nuage de mots qui impressionne, etc., etc. Si je revendique cette autorité, ce n’est pas simplement un coup stratégique pour m’approprier un ancêtre noble. Par exemple, tout le travail que je fais contre les doxosophes : c’est un nom que j’ai emprunté à Platon ; c’est un magnifique mot ; doxa veut dire en grec à la fois opinion, croyance et aussi représentation, semblant, faux-semblant, etc., etc. et sophos veut dire celui qui connaît ; les doxosophes, ce sont à la fois les savants de l’apparence et les savants apparents. Pour moi, les gens qui produisent des sondages sont l’équivalent des sophistes aujourd’hui, c’est à dire des gens à qui on accorde de l’argent - bon les sophistes se faisaient payer ; Socrate n’était guère payé, etc. - des honneurs, des profits, des profits matériels, des profits symboliques, etc., pour produire un faux-semblant sur le monde social dont tout le monde sait au fond qu’il est faux mais qui a pour lui une force extraordinaire qui tient à ce que, au fond, les gens ne veulent pas savoir la vérité. J’en viens à la vraie réponse ; le problème du sociologue, c’est qu’il essaie de dire des choses que personne ne veut savoir et surtout pas ceux qui le lisent. Et du coup, cela fait douter de la légitimité de mon existence de sociologue et de la fonction du travail scientifique : est-ce qu’il est bon de dire ce qu’il en est de la légitimité du monde social ? Est-ce qu’un monde social qui se connaîtrait lui-même serait vivable ? Je pense que oui ; je pense que beaucoup de souffrance, beaucoup de misère - qui sont toujours oubliées par la grande déploration marxiste - seraient formidablement atténuées ou transformées ou annulées si une plus grande connaissance de ce qu’il en est de la culture, de ce qu’il en est de la religion, de ce qu’il en est du travail, etc., bon...

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Roger Chartier : Mais est-ce qu’on n’est pas là du côté d’une sorte d’utopisme : comment assurer la divulgation de ces outils qui peuvent permettre de prendre conscience des déterminations et partant, qui peuvent permettre de laisser la place à la petite marge de liberté ? Est-ce qu’il y a pas aussi un risque de populisme, c’est à dire de considérer qu’il faut rompre avec tout le savoir immédiat ou tout une culture héritée pour lui substituer des outils d’analyse rationnelle qui décapent, qui démontent, qui déconstruisent ce qui fait la réalité elle-même ?

Pierre Bourdieu : Oui, il y a deux choses ; le populisme, c’est une chose ; et par ailleurs, cette sorte de radicalisme décapant, c’est une autre chose. Cela ne va pas nécessairement de pair. Pour ce qui est du populisme, je ne crois pas avoir laissé planer la moindre équivoque. Là encore, je pourrais employer la métaphore socratique : Socrate interroge mais il ne prend pas pour argent comptant ce qu’on lui répond. Et le sociologue sait très bien que, en toute bonne foi, les gens qui produisent des réponses ne disent pas nécessairement la vérité. Et tout son travail consiste à construire les conditions de l’élaboration de la vérité à partir de l’observation des comportements, à partir des discours, à partir des écrits, etc. Bon, ça s’est une chose. Et a fortiori il n’est dans l’état d’esprit d’aucun sociologue. Si, il y a toujours quelques imbéciles pour croire que le peuple dit plus vrai que les autres. En fait, le peuple étant particulièrement dominé, il est particulièrement dominé par les mécanismes symboliques de domination. Par exemple, où ça a été particulièrement à la mode dans la période où la gauche était au pouvoir : on pense qu’en mettant un micro devant la bouche d’un mineur, on va recueillir la vérité sur les mineurs. En fait, on recueille des discours syndicaux des 30 années précédentes et quand on pratique avec un paysan on recueille des discours d’instituteurs. L’idée qu’on pourrait retrouver une espèce de lieu originaire dans le monde social, que ce soient les intellectuels, que ce soit le prolétariat, etc., etc., est une des mystiques qui ont à la fois permis aux intellectuels de se donner le moral mais sur la base d’une automystification dramatique. Alors donc, le sociologue écoute, interroge, fait parler mais il se donne aussi les moyens de soumettre à la critique tout discours. Ca va de soi dans la profession mais je pense que ce n’est pas su à l’extérieur. Deuxième problème : est-ce que cette science destructrice des idées reçues - et c’est là d’ailleurs que la sociologie est très très proche de l’écriture de gens comme Flaubert ; l’analogie est fantastique ; ce qui fait problème pour moi, c’est qu’on ne s’en aperçoive pas, qu’on dise Bourdieu déteste Flaubert alors que pour moi c’est pareil - cette science peut-elle échapper elle-même à cette mise en question ? Elle objective toute chose, est-ce

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qu’elle peut s’objectiver elle-même ? Et si elle s’objective, est-ce qu’elle ne détruit pas ses fondements ? C’est un vieil argument aussi vieux que la science sociale et je m’étonne que, sauf dans les classes de terminale, on ose encore le formuler dans un débat scientifique. Mais enfin bon, il faut quand même y répondre : l’historien étant lui-même dans l’histoire, est-ce qu’il y a une science historique ; le sociologue étant lui-même dans la société, est-ce qu’il y a une science sociologique, etc. Là, je pense que la réponse est possible ; seulement, ça prend un peu de temps. J’essaie d’argumenter en deux phrases. Je pense que le discours sociologique s’engendre dans un espace qui est lui-même un espace social, un champ scientifique où il y a des luttes, des concurrences, etc. et comme dans les sciences de la nature, un certain progrès vers plus de connaissance est possible à travers la lutte entre les gens qui cherchent à s’approprier la connaissance du monde social à condition que cette lutte soit soumise à des règles minimales de dialogues réglés. Autrement dit, à condition que tous les coups ne soient pas permis. Par exemple, à condition qu’on ne puisse pas liquider un argument scientifique par un argument politique ; on ne peut pas tuer un théorème en disant il est de droite ; or, on peut tuer une théorie ou un argument sociologique en disant : il est de droite. Un champ scientifique relativement autonome, capable d’établir des vérités provisoires justiciables de vérifications est un champ dans lequel ce genre de coup n’est plus possible. Malheureusement, ce n’est pas le cas ; les sociologues ont du mal à garder leur univers contre l’irruption d’arguments de préau.

Roger Chartier : la question n’est peut-être pas sur le plan d’une dissertation de terminale...

Pierre Bourdieu : Mais ce n’est pas à toi que je pensais du tout ; tu le sais bien (rire) !

Roger Chartier : Tu es de ceux qui ont fait connaître en France le travail de ce sociologue anglais Richard Hoggart qui avait écrit, dans les années 50, un livre magnifique La culture du pauvre qui essayait de montrer que, par rapport à tous les discours dominants projetés en masse et à l’époque dans une proportion moins grande que maintenant par la culture de masse, les journaux, la télévision, la radio, que tous ceux qui étaient soumis à ces messages, loin d’en être complètement abrutis, complètement dominés, complètement annihilés avaient toujours cet espace pour ce qu’il appelait une attention oblique, une adhésion à éclipses. Est-ce que tu ne crois pas que les outils du discours critique que le sociologue voudrait donner comme arme pour cette reprise de possession de ceux qui sont dans l’attitude la plus dominée ne risquent

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pas à leur tour aussi d’apparaître comme quelque chose qui, projeté de l’extérieur, serait aussi soumis à la même adhésion à éclipses et la même attention oblique ? C’est à dire que finalement ce qui appartiendrait à la sphère de la critique des conditions de domination pourrait aussi apparaître comme appartenant à cette sphère même et être un instrument qui ne serait pas différencié. Comment l’articulation entre ce savoir spontané sur le monde social et qui est sans doute fait de ces attitudes de défiance et de défense peut être pénétrée par une réflexion critique et des outils qui permettraient normalement de prendre distance ?

Pierre Bourdieu : Encore une fois, je sens deux questions. Je crois que ce que ce que la sociologie, en tout cas telle que je la conçois, produit, ce sont des instruments d’autodéfense contre l’agression symbolique, contre la manipulation symbolique, etc., c’est à dire essentiellement contre les producteurs professionnels de discours. Et il est évident que le sociologue ne peut pas compter, je l’ai dit plusieurs fois, sur les producteurs symboliques, c’est à dire sur les journalistes, sur les évêques, les professeurs, sur les philosophes, enfin, sur tous les gens qui font profession de parler et de parler du monde social. Puisqu’une part considérable de son travail consiste à mettre en garde contre la rhétorique du discours ordinaire sur le monde social, le discours des demi-habiles. Le problème est que les instruments que produit le sociologue sont interceptés par ceux qui s’en servent et, très souvent, la sociologie entre dans par exemple... il y a tout une part de la publicité, tout une part du marketing... Par exemple, on pourrait prendre à la télévision une soirée électorale et en faire une analyse terrible mais peut-être impubliable parce que ça serait considéré comme une démolition criminelle ; ça serait le professeur de science politique qui vient commenter le journaliste qui vient commenter l’homme politique, chacun luttant non pas pour avoir le dernier mot mais pour être en position de méta-discours par rapport au précédent. J’emploie une métaphore qui est très amusante ; c’est dans une expérience célèbre de Kellog qui travaillait sur les singes. Un jour, il met une banane en l’air hors de portée du singe ordinaire ; ils essayaient tous de sauter puis Sultan qui est le plus malin attrape une petite guenon, la met dessous, grimpe dessus puis attrape la banane. Ensuite tous les singes sont là avec une patte en l’air pour monter sur l’autre mais personne ne veut plus ; tout le monde ayant compris qu’il ne faut pas se laisser monter dessus, personne ne veut plus être dessous. Si maintenant on regarde un débat de télévision de soirée électorale, et bien voilà, ce sont des gens qui ont la patte en l’air pour monter mais pour avoir quoi, pour être celui qui fait du méta : je vais vous dire ce que c’est que de dire ce que vous dites. Vous avez l’historien - je ne vais pas le nommer

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mais tout le monde le connaît - viendra dire : « oui, si nous comparons les statistiques, il apparaît que ce qui peut apparaître comme une victoire n’est pas une victoire mais c’est plutôt une défaite jusqu’à un certain point, etc., etc. » Et ensuite un autre montera sur lui. Alors énoncer ce genre de mécanismes aurait un effet formidable. Mais qui aurait intérêt à le diffuser ? Il va être intercepté, pour employer la métaphore du rugby, avant d’arriver à l’aile. Et comme tu disais tout à l’heure, les gens qui auraient intérêt à entendre ces choses là ont une chance infime. Cela dit, ils ont des systèmes de défense spontanés ; ils ont des instruments - qu’il ne faut pas sous-estimer - passifs mais aussi actifs. Par exemple, à propos de la participation proposée par De Gaulle, un mot extraordinaire que j’ai entendu de la bouche d’un ouvrier de Renault : « La participation c’est "prête-moi ta montre et je te donne l’heure" » ; c’est même (rire) : « donne-moi ta montre et je te donne l’heure ». Alors, ce n’est pas une analyse politique et pour développer ce qui est contenu dans cette espèce de message métaphorique, parabolique, etc., il faudrait des heures d’analyse. Mais bon, il y a des formes de défense. Si les instruments de défense que produit la science avancée et les instruments de défense spontanée arrivaient... c’est à dire si on avait des rugbymen qui ont vu au magnétoscope le match et qu’ils peuvent en tirer partie, on aurait un changement profond de la vie politique. On rendrait la vie impossible aux sophistes ; simplement, ce n’est pas demain la veille parce que pour le moment les sophistes contrôlent la transmission.

Roger Chartier : c’est pour ça que tu avais soutenu la candidature de Coluche ?

Pierre Bourdieu : Ce n’est pas sans lien ; je pense que la candidature de Coluche était une candidature tout à fait sérieuse parce qu’elle mettait en question en pratique par la dérision, etc., sans aucun apport poujadiste... Alors ça, c’est une chose tout à fait étonnante, voilà, un exemple de défense... Il y a eu des articles très savants dans Le monde (ton ironique) pour dire : c’est la renaissance du poujadisme, etc. Moi, j’avais des statistiques ; je savais que Coluche avait des bases sociales qui étaient l’opposé absolu des bases ordinaires du poujadisme, c’est à dire les intellectuels, les jeunes gens qui ont des titres scolaires supérieurs aux positions qu’ils ont pu obtenir avec, c’est à dire la base traditionnelle du gauchisme. L’intérêt de Coluche, c’est qu’il faisait en pratique des happenings critiques. Je vais employer une image plus noble aux antipodes dans l’espace hiérarchisé de la culture, c’est Karl Kraus. Personne ne l’a lu en France mais tout le monde sait qu’il faut lire Karl Kraus. Donc je vais me servir de cet effet de légitimité (rire). Karl Kraus, c’est

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quelqu’un, un intellectuel professionnel qui a passé sa vie à faire au fond l’inverse de ce que faisait Sartre. Il a passé sa vie à faire des happenings. Il faisait des choses magnifiques et si j’avais le temps je ferais ça, il faisait des fausses pétitions sur la base des sentiments de la bienséance sociale qui anime les intellectuels. Par exemple aujourd’hui, ce serait la défense des homosexuels, contre le sida, etc. Il faisait une fausse pétition signée des noms les plus célèbres de l’époque et les gens n’osaient pas démentir. Après il révélait qu’il avait tout inventé, que les gens n’avaient pas signé. Cet homme a passé sa vie à faire sur le mode coluchien, par des happenings théâtraux, des soirées bordéliques à mettre en question tout cet univers de sophistes pour faire diffuser cette sorte de défense pratique.

Roger Chartier : Oui, mais enfin, on va encore dire que tu cherches le bâton pour te faire battre...

Pierre Bourdieu : Il est évident que ça doit beaucoup à mon tempérament, moi, que j’appellerais l’habitus. Enfin, bon... Ce que je pense - là j’ai présenté la forme exagérée pour prolonger la question - c’est qu’il y a place pour un utopisme rationnel, c’est à dire qu’on a le droit à une part d’utopie dans les limites du possible. Et je crois qu’un bon usage de la sociologie comme instrument de transformation du monde social, ce serait de définir les limites de ce qu’on peut faire et d’aller aussi loin que possible au-delà de ses limites avec une toute petite chance de réussir.

Roger Chartier : Est-ce qu’une de ses limites n’est pas cette phrase de Descartes que tu emploies quelque part : « Qui accroît sa science accroît sa douleur. », c’est à dire que finalement cette mise à nu de tous ces mécanismes, à partir du moment où on a renoncé à l’idée qu’il pouvait se transformer en une sorte d’espérance du grand soir, en une sorte de messianisme qui subvertirait l’ensemble du monde social et le recréerait sur des bases nouvelles est plus source d’une sorte de désespérance que d’un grand projet politique, parce qu’une autre des ruptures avec cette figure traditionnelle, intellectuelle, au moins celle sortie de la seconde guerre mondiale, c’est cette perte d’illusion quant à l’accumulation progressive de ces frustrations dans une sorte de mouvement cumulatif qui entraînerait la grande rupture. Plus personne n’y croit. Donc, à partir de ce moment là, ce travail de mise à nu non accompagné de l’espérance messianique n’est-il pas cet accroissement sans fin de la douleur et n’est-ce pas là un autre des obstacles plus fondamental que celui opposé par les écrans que tu as décrit ?

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Pierre Bourdieu : Je pense que l’espérance messianique est un des grands obstacles aux transformations. A cette illusion messianique, il faut substituer des espérances rationnelles tout à fait modérées qui étaient discréditées comme réformistes, comme des compromissions, etc. Je pense qu’il y a des formes très très radicales. Je pense que si tous les intellectuels travaillaient dans l’espace qui les concerne pour faire advenir un tout petit peu plus de transparence, un peu moins d’auto-mystification, etc., ça serait un grand changement. Pour prendre un exemple très simple, s’il y avait une commission juridiquement garantie de sociologues, de juristes, etc. pour le contrôle du bon usage des sondages, ça serait un progrès dans le sens de la démocratie, voilà. Or, ça, c’est quelque chose qu’on considérera comme indigne d’être revendiqué. Ou bien, il faut s’occuper du Vietnam, c’est à dire des choses qui sont totalement hors de portée, qui, comme le disent les stoïciens, ne dépendent pas de nous. Ce qu’il faut voir, ce sont les choses qui dépendent de nous et qui sont au fond beaucoup plus importantes qu’on ne le croit. Par exemple, tout ce qui est de la mystification produite par les intellectuels ; bon, ça, ça dépend de nous. C’est pourquoi la critique de l’illusion intellectuelle qui est de notre ressort - ce n’est pas du tout que ce soit le « tout » de l’action politique - est sans doute le plus important de ce que nous pouvons faire. Il y a beaucoup d’autres choses à faire mais ce qui dépend de nous c’est quand même ça.

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Pierre Bourdieu - Le monde me comprend mais je le comprends

Entretien avec l’historien Roger Chartier diffusé dans "Les chemins de la connaissance" (partie 3, 1988)

Roger Chartier : Il me semble que les sciences sociales - sociologie, histoire, anthropologie - sont à l’heure actuelle toutes tendues autour de la résolution possible d’un dilemme qui est peut-être largement un faux problème, entre ce qui les a dominées dans les années 60, c’est à dire les approches en termes de structures, de hiérarchies, de positions, de relations objectives, d’un côté, et puis, d’un autre côté, toutes ces tentatives qui, dans chacune de ces disciplines, peuvent prendre des formes différentes, s’attacher à des objets différents mais qui ont quand même en commun de restituer l’agent social, l’individu, la relation interpersonnelle. Il est clair qu’en histoire, après la grand dominante de l’histoire sociale qui visait à construire les hiérarchies objectives d’une société qu’on retrouvait à partir de données fiscales, notariales, agencées dans des catégorisations globales, on se porte maintenant vers des approches qui essaient de penser en termes du rôle du sujet : retour de la biographie, retour de l’intentionnalité ou bien d’utiliser des notions comme celle de communauté qui est devenue importante chez les historiens qui ne voulaient plus penser en termes de catégories socio-professionnelles ou de classes. Je crois que cette tension existe dans l’histoire. Je pense qu’elle existe aussi dans la sociologie. Dans le dernier livre que tu as publié Choses dites, un des interviews manifeste cette opposition que tu dis fausse entre l’approche structuraliste et toutes les autres qui ont quelque chose à voir avec la phénoménologie, qu’on les appelle interactionnisme, ethnométhodologie, etc. Il me semble que pour toi - c’est peut-être la piste de réflexion qu’on peut suivre dans cet entretien -, ce sont largement de faux problèmes et qu’il y a eu là une sorte de constitution des faits dans les sciences sociales héritée de l’histoire et en même temps ce sont des commodités qui permettent facilement de se distinguer : en se portant à un des pôles et en disqualifiant l’autre, on peut se donner à bons comptes une sorte d’originalité et de novation là où les autres sont qualifiés

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de « tradition ». Alors pourquoi tu penses que fondamentalement, ce sont là de faux problèmes ?

Pierre Bourdieu : Il y a tout un écheveau de faux problèmes dans ce que tu viens de dire. D’abord, sur l’idée de fausses révolutions que tu as évoquée, si ces faux problèmes sociologiques, scientifiques se perpétuent, c’est parce que souvent ils s’appuient sur de vrais problèmes sociaux ou sur de vrais intérêts sociaux. Par exemple, comme tu l’as suggéré, je pense que la plupart de ces oppositions entre micro/macro, objectif/subjectif, aujourd’hui entre les historiens entre l’analyse économique et l’analyse politique, etc., sont des fausses oppositions qui ne résistent pas à 3 secondes d’analyse théorique mais qui sont extrêmement importantes parce qu’elles remplissent des fonctions sociales pour ceux qui les utilisent. Par exemple, le champ scientifique obéit malheureusement à des lois de changement tout à fait semblables à celui de la haute couture ou à celui du champ religieux ; c’est à dire que les jeunes, les nouveaux venus font des révolutions vraies ou fausses, des hérésies et ils disent : « Voilà, tous les vieux nous ont bassinés pendant 30 ans avec l’histoire économique à la Labrousse, la Braudel, on a compté les tonneaux dans le port de Lisbonne, etc. ; ça suffit. » Ou bien il faut compter autre chose, on comptera des livres ; comment compter des tonneaux sans trop s’occuper des livres. Ou bien on dit : « mais non, tout est dans le politique », etc. C’est comme dire que les robes sont trop longues et puis la fois d’après, trop courtes... L’intérêt des faux problèmes, c’est qu’ils sont éternels. En plus, ces faux problèmes, du point de vue de la science sont souvent enracinés dans des vrais problèmes politiques : individus et société, individualisme et socialisme, individualisme et collectivisme, individualisme/holisme, tous ces mots en « isme » absurdes, sans queue ni tête. Ces oppositions peuvent toujours être réactivées parce qu’elles ont quelque chose à voir avec l’opposition collectivisme, socialisme d’un côté et de l’autre libéralisme, etc. Et à travers ces adhérences souterraines, on peut réintroduire dans le champ scientifique des luttes politiques. Or, l’autonomie du champ scientifique repose sur l’instauration de frontières contre ces faux problèmes. Par exemple, une position scientifiquement très faible peut-être renforcée s’il y a derrière des forces politiques. Dans une période de libéralisme avancé, les actions de tous les tenants d’une théorie absurde de l’homo economicus rationnel remontent. Bon, elles remontent dans certains lieux, pas dans la pratique scientifique mais elles remontent. Du coup, on peut faire une opération intellectuelle dans le champ scientifique à la faveur d’une conjoncture politique. Maintenant, pourquoi ces problèmes sont de faux problèmes ; une des oppositions majeures, c’est celle entre l’objectivisme et le subjectivisme.

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D’abord, c’est une idée de Durkheim, la sociologie est difficile parce que nous croyons tous être sociologues. Une des difficultés particulières de la sociologie - mais c’est la même chose de l’histoire - tient au fait que nous croyons avoir la science infuse ; nous croyons comprendre tout de suite et un des obstacles à la compréhension, c’est cette illusion de la compréhension immédiate. Une des manières de rompre avec cette illusion, c’est d’objectiver ; « il faut traiter les faits sociaux comme des choses » : il faut faire comme si Roger Chartier ou Pierre Bourdieu n’avait pas de subjectivité sans attacher d’importance à ce qu’il me dit de son vécu, à ses expériences mentales, à ses représentations. De tout ça je fais non seulement table rase mais je m’en méfie. J’appellerai ça « prénotions » chez Durkheim, « idéologies » chez Marx, sociologie spontanée, peu importe, je m’en méfie. C’est là qu’on va se servir de la statistique : je vais compter le nombre de fois que Roger Chartier aura dit « allons » parce que ce sera révélateur de quelque chose qu’il ne sait pas lui-même mais qui est plus important que tout ce qu’il m’a dit, etc. Je vais mesurer la hauteur de la position de sa voix ; ce sont des choses qui ont été faites : on peut prédire la position sociale de quelqu’un d’après la position de la voix dans la gorge, etc. Voilà, ça, c’est l’objectivisme. En face, on dira que ce qui est intéressant, c’est ce que les sujets pensent, leurs représentations, leurs images mentales, ce qu’ils ont dans la tête à propos du monde social. C’est une opposition furieusement bête que je vais, je crois, liquider en une phrase. Je pourrai faire la même chose pour l’opposition société/individus ; d’ailleurs c’est très voisin. C’est un mot de Pascal ; je le cite en le simplifiant un peu : « le monde me comprend mais je le comprends ». Le monde me comprend et m’anéantit comme un point ; je suis une chose du monde ; je suis en tant que corps ; je suis situé, daté, déterminé ; je suis soumis à des forces ; si je tombe par la fenêtre, je tombe sous la loi de la pesanteur, etc., etc. Et je le comprends ; je ne suis pas réductible à la position que j’occupe dans ce monde. Ca veut dire que dès que l’on prend pour objet cette chose tout à fait particulière qu’est l’homme, on aura à prendre en compte comme existant dans l’objectivité cette double réalité. C’est une chose ; on peut le peser, le mesurer, le compter ; on peut compter ses propriétés : combien il a de livres, d’automobiles... Et par ailleurs, il fait partie de l’objectivité aussi qu’il se représente ces choses-là. Chacun de nous a un point de vue : il est situé dans un espace social et à partir de ce point de l’espace social il voit l’espace social. Une fois qu’on a dit ça, on voit bien que l’alternative est idiote. Pour comprendre le point de vue de Roger Chartier sur l’histoire, il faut savoir à quel point de l’espace des historiens est situé Roger Chartier. Et on aura à la fois la vérité objec!ive de Roger Chartier et le principe de ses représentations. Cette opposition

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tout à fait fictive est très utile parce qu’on peut faire un coup objectiviste, un coup subjectiviste. Dans ma jeunesse, j’ai eu la chance de pouvoir me construire à la fois avec Sartre et Lévi-Strauss et contre Sartre et Lévi-Strauss. L’un, Sartre, incarnant la position subjectiviste de la façon la plus radicale qu’il soit et l’autre, Lévi-Strauss, incarnant la position objectiviste de la façon la plus radicale qu’il soit. Et en fait, ça n’a aucun sens de dire qu’on est d’accord avec l’un ou avec l’autre.

Roger Chartier : Est-ce que tu ne crois pas que dans chaque trajectoire biographique, dans ce domaine des sciences sociales, il y a un moment et un lieu qui permettent, non pas de prendre conscience de l’absurdité de cette position, mais de rendre opératoire un certain nombre d’instruments pour la surmonter. Pour toi, il me semble que c’est à travers le travail ethnologique, en particulier sur le Béarn, c’est à dire sur ta propre identité, ta propre communauté d’origine, que se fait cette résolution - au moins provisoire et toujours difficile et tendue puisque dans les domaines de la recherche elle-même ce ne sont pas forcément les mêmes sources et les mêmes instruments qui sont à mettre en oeuvre selon la notion de point de vue que l’on emploie. Mais c’est peut-être dans cette situation limite qui n’est pas de l’ordinaire de la recherche, qui implique directement soi comme individu dans une société qui est aussi la sienne, que se fait le déclic. Il m’a toujours frappé, en lisant les travaux que tu as faits sur la Kabylie et encore plus sur le Béarn, sur le problème des stratégies matrimoniales, que c’était peut-être là un point exemplaire de ce tu veux démontrer ici, cette absurdité de l’opposition lorsqu’on est soi-même en situation - je crois que tu as employé le mot - d’expérimentation épistémologique. Ce qui n’arrive pas forcément tout le temps.

Pierre Bourdieu : Je pense que la propension à l’objectivisme ou le subjectivisme est inégalement forte selon l’objet, selon le rapport entre le sujet connaissant et l’objet en voie d’être connu. Par exemple, la situation de l’ethnologue porte à l’objectivisme ; le fait d’être étranger - la tradition phénoménologique a beaucoup réfléchi sur cette situation d’étrangeté - qui est hors du jeu, qui n’a pas d’enjeux sur les jeux qu’il observe, qui décrit par exemple les échanges matrimoniaux sans intérêts dans la chose, porte à une vision objectiviste. Même chose pour un sociologue qui étudie un système de l’éducation ; il ne se comporte pas du tout comme un père de famille qui cherche un meilleur établissement pour son fils. Par exemple, quand je travaille sur les grandes écoles, je cherche à objec!iver, à rendre visible des mécanismes complètement inconscients, qui échappent à la fois à la conscience des étudiants, à la conscience des gens qui les conseillent ; les conseillers eux-mêmes ne savent pas eux-

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mêmes ce qu’ils leur conseillent ; ce qui ne veut pas dire que le conseil ne soit pas bon, etc. J’essaie de faire quelque chose tout à fait objectiviste. Ca ne peut me servir à rien pour conseiller les meilleurs placements à mes propres fils. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas un intérêt mais c’est un intérêt d’un autre ordre. Les situations impossibles d’expérimentation épistémologique dans lesquelles je me suis mis à deux reprises inconsciemment, c’est, d’une part, l’étude d’un village dans lequel j’avais passé toute mon enfance et dans lequel les gens que j’étudiais étaient des camarades que je connaissais bien et, d’autre part, l’étude de l’université que j’ai faite il y a quelques années. Dans ces deux cas, même si j’avais pu m’abandonner à la tentation objectiviste, forcément à un certain moment, l’objet lui-même m’aurait renvoyé à la figure mes intérêts subjectifs. Par exemple, lorsqu’on analyse le système académique, on fait apparaître des hiérarchies qui ont des principes différents. Le monde universitaire est divisé autour de la lutte à propos de deux principes de hiérarchisation possibles : être premier quant au pouvoir, c’est à dire sur les instruments de reproduction, être président d’un jury d’agrégation, être président du comité consultatif d’université, c’est à dire être capable de se reproduire ou de contrôler la reproduction ou d’interdire la reproduction des autres, etc. et puis, de l’autre, la réputation, le fait d’être traduit en langue étrangère, le fait d’être invité dans des institutions nobles, le fait d’avoir un prix Nobel, par exemple... Ces deux principes de hiérarchisation existent et sont en concurrence. Le sociologue par des techniques objectives, c’est à dire sans se référer aux opinions des gens, produit des hiérarchies et une fois qu’elles sont reproduites, elles paraissent évidentes. Et en même temps, il faut un travail formidable contre les idées reçues pour rendre cette hiérarchie objective, pour la mettre sur le papier. On voit bien qu’il y a un décalage : en tant qu’indigène, j’observe dans l’indignation des tas de pratiques qui ont pour principe un travail collectif pour cacher ces évidences, pour nier ces hiérarchies que tout le monde connaît. Il y a des hiérarchies et personne ne veut le savoir ; il y a des mécanismes collectifs socialement institués qui fonctionnent comme système de défense au sens freudien, c’est à dire qui permettent de ne pas voir ces hiérarchies. Pourquoi ? Parce que peut-être le monde scientifique serait invivable si la vérité objec!ive devenait la vérité subjective. Ce genre de questions se serait posé à moi de manière moins dramatique si j’avais étudié le patronat ou l’épiscopat.

Roger Chartier : Mais tu sous-entends par là que les historiens sont rarement en situation d’expérimentation épistémologique puisque par définition, sauf ceux qui travailleraient sur le temps présent et là la frontière

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disciplinaire n’aurait peut-être plus grand sens, l’objet est toujours à distance et les intérêts propres du sujet sont d’un autre ordre mais n’y sont pas directement impliqués. Alors, si on poursuit ce raisonnement là, ça explique peut-être pourquoi globalement la réflexion des historiens sur leur propre pratique est sans doute moins aiguë, moins tragique que la réflexion des sociologues et tout particulièrement celle que tu as entamée à travers les livres et ces entretiens. Donc, il y a comme une protection du milieu historique pour le meilleur puisqu’il y a un moindre déchirement mais peut-être - je ne dirai pas pour le pire - mais en tout cas comme une moindre lucidité par rapport à l’objet qu’on est en train de construire. Alors le fonctionnement plus aisé de ces deux pôles opposés - l’un du côté des structures, l’autre du côté des intentions -, qui partagent les types de sources, les types de pratiques, les classes d’historien et qui finalement peuvent coexister dans un champ qui ne s’unifie pas, fait peut-être naître beaucoup moins clairement la tension à partir de laquelle nous avons entamé cet entretien.

Pierre Bourdieu : Tout ce que tu viens de dire me satisfait beaucoup ; c’est une description tout à fait recevable de la différence entre le champ historique et le champ sociologique. Parfois, j’ai la nostalgie du monde historique. Je me dis que je serais plus tranquille si j’étais dans cet univers où on a Les lundis de l’histoire, où on peut discuter entre tenants de l’histoire économique la plus dure et tenants de l’histoire des mentalités et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. D’ailleurs, il y a des personnages tout à fait œcuméniques qui assurent le pont entre les différentes positions, etc.

Roger Chartier : Et en plus on fait plaisir en écrivant, c’est à dire si on donne à l’histoire cette fonction, soit qu’elle assume volontairement, soit qu’elle remplit d’elle-même qui est de donner des racines, de donner des références, des identités à ceux qui peut-être en manquent, aussi bien au niveau d’une communauté qu’au niveau d’une identité nationale. Finalement, toutes les discussions qu’on peut avoir sur cette sociologie, comme agressive et comme créant mais avec combien de douleur cette réappropriation des individus, par eux-mêmes se situe dans un tout autre ordre que le discours historique qui a priori est un discours qui conforte, qui rassure.

Pierre Bourdieu : Tout ce que tu viens de dire expliquerait très bien la différence de traitement social dont sont l’objet les écrits historiques et les écrits sociologiques. On le voit bien ne serait-ce qu’en terme de vente dans les librairies : on n’imaginerait pas faire des séries de sociologie comme cadeau de Noël ; c’est tout à fait impensable. Je dis ça sans agressivité

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du tout ; si j’étais historien, je participerais, moi aussi, à la production de cadeaux de Noël. Ce que je veux dire, c’est que ça pose des questions sur la différence entre la sociologie et l’histoire. Les sociologues sont vus comme des gens agressifs, conflictuels, des gens « à histoires » alors que les historiens sont des gens « sans histoires » ; ils travaillent sur des choses révolues ; de temps en temps, ils soulèvent un débat sur la révolution française. Ce qui me paraît important, c’est que l’histoire est une discipline beaucoup plus intégrée, plus conviviale, beaucoup plus conforme à l’idéal de la communauté scientifique... si tant est que la communauté soit une communauté ; ce qui est une fiction : une communauté scientifique est un lieu où on lutte pour la vérité. La sociologie, parce qu’elle est conflictuelle, est plus intégrée. Ca, ça va tout à fait à contre-pente des idées reçues. On dit : « Au moins les historiens peuvent parler entre eux ; ces sociologues, ils s’étripent tous, il n’y en a pas deux qui disent la même chose, etc. »| C’est au nom d’une philosophie tout à fait archaïque et simpliste de la communauté scientifique que l’on peut donner un privilège à l’histoire et au nom encore d’un de ces couples débiles, on oppose le consensus au conflit. C’est un grand sujet de dissertation : « Pensez-vous que la société repose sur le consensus ou le conflit ? » Qui ne voit pas qu’il y a une forme de consensus par le conflit, parce que d’abord pour discuter, il faut avoir un terrain d’accord sur le terrain de désaccord et ensuite parce qu’à travers le conflit, on s’intègre ; on s’intègre autrement, non pas dans le compromis ou dans l’évitement. Comme tu le disais tout à l’heure, chacun dans son petit empire, dans son petit fief puis on est pénard ; l’histoire du Moyen-Âge n’embarrasse jamais l’histoire moderne. Je pense qu’une des grandes faiblesses de l’histoire - tous mes amis sont historiens ; je ne suis pas suspect d’être méchant - c’est qu’elle n’est pas soumise au fond à cette espèce d’épreuve permanente que subit le sociologue qui doit sans cesse se justifier d’exister, qui ne peut jamais considérer son existence comme acquise. Un exemple très concret : quand je veux faire passer un questionnaire, je me présente comme historien. Dès qu’il y a une situation difficile, je dis aux étudiants : « Dites plutôt que vous êtes historiens ». Un historien est justifié d’exister alors qu’un sociologue... Le fait, donc, que la sociologie soit une science « à histoires », qui fait des problèmes, qui crée des problèmes, dont la science est en question, l’oblige - en tous cas certaines sociologies - à une lucidité permanente sur sa propre existence, à une anxiété du fondement qui fait qu’elle est au fond plus progressiste scientifiquement.

Roger Chartier : On peut aussi donner une dimension historique à cette tension ou à ce débat dont on vient de parler. Est-ce que dans le projet de Durkheim, il n’y a pas

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l’idée que, la sociologie pourrait devenir une sorte de science des sciences, un projet qui engloberait ? Et il y a sûrement dans ta pratique des restes de ça parce que tu ne serais sans doute absolument pas d’accord pour définir la sociologie par le fait qu’elle travaille sur ce qui est contemporain : ce qui est contemporain peut être aussi ancien. L’idée d’un temps présent qui appartiendrait aux sociologues est complètement récusée. Il suffit d’ouvrir un de tes livres ou la revue dont tu t’occupes, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, pour voir qu’il y a des articles qui portent sur le dix-neuvième siècle... Est-ce que ça ce n’est pas une trace ou une marque de ce projet qui a pu exister et qui a été le lieu de débats vifs entre cette école sociologique française si forte et puis d’autre part la constitution presque simultanée des « Annales » autour de March Bloch et de Lucien Febvre. Qu’est-ce qu’il en est de cette prétention qui peut tout de même - je ne dis pas ça négativement - nous faire réagir ?

Pierre Bourdieu : Pour ma part, j’ai complètement abdiqué l’ambition de la discipline royale qui était constitutive de la sociologie. Dans la classification des sciences telle que l’a présentée Auguste Comte, la sociologie était au sommet, le couronnement, etc., etc. Et je pense que dans les rivalités entre philosophes et sociologues, il y toujours l’ombre portée d’Auguste Comte, de son ambition, etc. Je pense que c’est une ambition qui n’a pas de sens pratique. De même qu’une autre ambition plus clairement formulée chez Durkheim et qui m’est étrangère, c’est l’ambition, qu’on pourrait appeler spinoziste, de la production d’une vérité transcendante aux intérêts particuliers. Il y a un texte de Durkheim très beau dans L’évolution pédagogique ; on croirait une traduction du fameux texte de Spinoza sur la vérité et l’erreur... Les individus particuliers ont une vue partielle et partiale de l’univers ; ils ne peuvent pas totaliser ; ce sont des vues antagonistes, incompatibles, non cumulables alors que le savant, lui, a, comme disait Leibniz à propos de Dieu, le géométral de toutes les perspectives, le lieu géométrique de tous les points de vue : le sociologue ayant le savoir du tout peut dire aux individus particuliers mieux qu’eux ce qui est bien pour eux ; c’est à dire que l’erreur est privation, mutilation ; elle est le fait de ne voir qu’un petit bout...

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Pierre Bourdieu - L’habitus est un système de virtualité qui ne se révèle qu’en situation

Entretien avec l’historien Roger Chartier diffusé dans "Les chemins de la connaissance" (partie 4, 1988)

Roger Chartier : Je crois qu’un des problèmes auquel tu te confrontes et qui est aussi partagé par les historiens est ce que tu as appelé « la genèse au sein des individus biologiques des structures mentales », c’est à dire finalement comment les sujets, les agents sociaux incorporent un certain nombre de structures qui ensuite guident leurs comportements, leurs modes de conduites, la hiérarchie de leurs choix, leurs goûts. Et c’est aussi pour essayer de comprendre cette incorporation des structures mentales dans des individus biologiques - qui ont quelque chose en commun d’appartenir à une même espèce - que tu as essayé de proposer une notion opératoire - qui n’est peut-être pas traditionnelle au moins dans un état récent des sciences sociales - qui est la notion d’habitus. Ca peut paraître un peu barbare ce concept, ce mot. Pourquoi l’employer ? Et d’où vient-il finalement ? Est-ce que c’est quelque chose que tu as forgé ? Ou est-ce en rapport avec une autre tradition - celle-ci plus ancienne que le vocabulaire employé par exemple dans l’histoire des mentalités et dans les premières formes des Annales - que tu as situé ce projet ?

Pierre Bourdieu : La notion d’habitus est une très vieille notion puisqu’elle remonte à Aristote, traverse Saint-Thomas, etc. Mais je pense que la perspective généalogique n’apporte rien sur un concept. L’usage scientifique d’un concept suppose une maîtrise pratique et théorique des usages antérieurs et de l’espace conceptuel dans lequel le concept emprunté a été utilisé. Et en fait, à partir de cette maîtrise de l’espace on peut avoir une ligne théorique comme on a une ligne politique à partir d’une intuition des espaces politiques différents à travers lesquels les constantes structurales se maintiennent. La notion d’habitus, telle qu’on la trouve chez Aristote, chez Saint-Thomas ou au-delà, chez des gens aussi différents que Husserl, Mauss, Durkheim, Weber..., dit finalement quelque chose de très important : les sujets sociaux ne sont pas des

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esprits instantanés. Autrement dit, pour comprendre ce que quelqu’un va faire, il ne suffit pas de connaître le stimulus ; il y a au niveau central un système de dispositions, c’est à dire des choses qui existent à l’état virtuel et qui vont se manifester en relation avec une situation. C’est un débat extrêmement compliqué mais la notion d’habitus a plusieurs vertus. Elle est importante pour rappeler que les agents ont une histoire, qu’ils sont le produit d’une histoire individuelle, d’une éducation associée à un milieu et d’une histoire collective et qu’en particulier les catégories de pensée, les catégories de l’entendement, les schèmes de perception, les systèmes de valeurs sont le produit d’incorporation de structures sociales. Je vais prendre un exemple qui est un peu compliqué mais qui, je crois, fera bien comprendre. J’ai étudié tout à fait récemment les choix des élèves qui, après le bac, vont s’orienter dans cet espace extrêmement compliqué aujourd’hui qu’est le système de l’enseignement supérieur. Il faut imaginer ça comme une espèce de forêt : il y en a qui vont partir à gauche, d’autres à droite, il y en a qui vont se perdre dans des méandres, des labyrinthes... J’ai étudié comment les gens choisissent : pourquoi les uns vont plutôt vers l’Ecole Normale, les autres plutôt vers l’école Polytechnique, vers l’ENA, etc. J’ai été amené à dire sur la base de données empiriques que tout se passe comme si les agents sociaux, dans ce cas particulier les aspirants étudiants, avaient intériorisé une structure d’opposition qu’est la structure d’opposition objective de cet espace dans lequel ils vont rentrer, c’est à dire en gros entre HEC et l’Ecole Normale, d’un côté les affaires et de l’autre, les choses intellectuelles. Ils ont donc des systèmes de préférence qui sont acquis dans leur famille : on trouvera plutôt des fils de profs à l’Ecole Normale et plutôt des fils de commerçants à HEC. Dans cette alternative, le choix qui est très structurant dans la mentalité moderne est art/argent, désintéressé/intéressé, pur/impur, esprit/corps... C’est cette opposition tout à fait fondamentale qui va déterminer les préférences en matière d’automobiles, en matière de journaux lus, en matière de vacances, de rapports au corps, de sexualité, etc. Cette opposition, qui existe dans l’objectivité sous forme de distributions, de pratiques, sous forme de structures de distributions de produits..., va être intériorisée sous forme d’un système de préférences : entre une position intéressante intellectuellement mais peu payée et une position économiquement très payante mais perçue comme non intéressante intellectuellement, si je suis fils de professeur, je choisirai la première. Voilà un exemple où une structure objective devient une structure subjective, une catégorie de perceptions et d’appréciations, un système de préférences.

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Roger Chartier : C’est là où la discussion du point de vue des historiens peut entrer. En travaillant avec cette notion, il y a une première question qui peut se poser, celle que Panovski posait lorsqu’il étudiait les homologies entre les formes d’architecture et les formes de la pensée : quel est le lieu, la matrice sociale qui permet cette inculcation de dispositions suffisamment stables pour fonctionner dans des champs d’application extrêmement divers ? Est-ce qu’on peut lire ce que tu as fait plutôt en penchant du côté d’une incorporation très originelle en quelque sorte ? Et il y a dans certains des textes, en particulier dans le livre Le sens pratique l’idée que les choses se jouent très tôt et que la prime enfance peut être le moment décisif de cette sorte de transmission de la structure sociale à l’intérieur des individus avant même le maniement du langage, avant même la pensée rationnelle et maîtrisée. Ou bien est-ce que tu crois que les dispositifs institutionnels, par exemple l’école à laquelle tu as donné tant de temps et tant d’études, viennent ajouter, renforcer, corriger ce qui pourrait être la première incorporation au niveau de ce rapport de gestes, de comportements qui passe par le non-dit ? Je crois qu’il y a là un grand débat puisque c’est celui qui pose la question de l’importance relative de structures institutionnelles d’un côté et de l’autre côté, tout ce qui passerait par ce voir-faire et ce ouï-dire qui est celui d’une matrice même des comportements au sein de la plus petite des cellules sociales, c’est à dire celle de la famille nucléaire : parents/enfants.

Pierre Bourdieu : Un préalable à la réponse. Je vais saisir l’occasion pour faire voir à quel point l’opposition individu/société sur laquelle repose toute une série de débats actuels est absurde. La société - faire une phrase dont le sujet est la société c’est s’engager à faire du no sens mais je suis obligé de parler comme ça pour aller vite - existe de deux façons : elle existe dans l’objectivité sous formes de structure sociales, de mécanismes sociaux, par exemple les mécanismes de recrutement des grandes écoles, les mécanismes du marché, etc., et elle existe aussi dans les cerveaux, c’est à dire dans les individus ; autrement dit la société existe à l’état individuel, à l’état incorporé. Autrement dit, l’individu biologique socialisé, c’est du social individué. Cela dit, cela ne veut pas dire que le problème du sujet des actions ne se pose pas : est-ce que le sujet est conscient ou non ? Et là, on reviendrait au problème que tu poses de la genèse de l’individu, des conditions sociales d’acquisition, des structures fondamentales de préférence, est-ce que les jeux sont faits très tôt... C’est un problème extrêmement compliqué. Je pense qu’il y a une irréversibilité relative pour une raison logique et assez simple : toutes les stimulations externes, les expériences seront à chaque moment perçues à

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travers des catégories déjà construites. Donc, il y a une espèce de fermeture. Je pense que, par exemple, le vieillissement peut être défini comme une sorte de fermeture progressive de ses structures. La personne qui vieillit est une personne qui précisément a des structures mentales de plus en plus en plus rigides, donc de moins en moins élastiques par rapport aux stimulations, aux sollicitations, etc. Ceci est en place très tôt. Par exemple, l’opposition masculin/féminin. Une psychologue que j’ai entendue dans une communication magnifique à Chicago a fait des travaux expérimentaux sur l’apprentissage des différences entre les sexes. C’est extraordinaire de voir que dans les nursery schools, avant 3 ans, les garçons et les filles apprennent comment se conduire les uns envers les autres. Ces mécanismes sont mis en place très tôt. Si on pense que les mécanismes de la division du travail sexuel sont très fondamentaux - par exemple, pour la politique, toutes les oppositions politiques sont des oppositions sexuelles : soumission/domination, dessus/dessous, etc. -, on a tendance à penser que les premières expériences sont très fortes. Cela dit, un très grand psycho-sociologue russe qui s’appelle Vygotsky - qui s’inspire de Piaget mais introduit une dimension socio-génétique - essaie d’analyser l’effet propre de l’enseignement scolaire. Il dit des choses tout à fait passionnantes. Il prend l’exemple du langage qui peut être généralisé : les enfants arrivent à l’école sachant leur langue ; pourtant, ils apprennent la grammaire. Un des effets majeurs de l’école serait le passage de la pratique à une méta-pratique. Donc, l’habitus, ce n’est pas un destin ; ce n’est pas un fatum comme on me le fait dire ; c’est un système de dispositions ouvert qui va être constamment soumis à des expériences et du même coup transformé par ces expériences. Cela dit, je vais tout de suite corriger : il y a une probabilité que les gens aient des expériences conformes aux expériences qui ont formé leur habitus. Cela dit - je suis un peu long mais je crois que c’est important pour lever les malentendus - je vais dissiper une autre difficulté : l’habitus ne se révèle - c’est un système de virtualité - qu’en référence à une situation. Contrairement à ce qu’on me fait dire, c’est dans la relation avec une certaine situation que l’habitus produit quelque chose. il est comme un ressort mais il faut un déclencheur. Selon la situation, l’habitus peut faire des choses inverses. je vais prendre un exemple concernant mon travail sur les évêques. Les évêques sont des gens qui vivent très vieux et dans la synchronie, j’avais des gens côte à côte de 35 ans et de 80 ans, donc des gens qui avaient été constitués comme évêques dans des états du champ religieux tout à fait différents qui étaient devenus évêques en 33, en 36, en 45 et en 80. J’avais l’origine sociale ; j’avais des fils de nobles par exemple ; les fils de nobles qui dans les années 30 auraient fait baiser leurs anneaux aux fidèles dans les paroisses dans

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une tradition aristocratique quasi féodale que Duby évoque dans ces livres sont aujourd’hui avec le Saint-Denis, c’est à dire des évêques rouges, radicaux. Si on comprend bien ce qu’est un habitus, on comprend que le même habitus aristocratique de distance au moyen, au trivial, au petit bourgeois puisse produire l’inverse dans des situations inverses. Autrement dit, c’est l’habitus qui constitue la situation et c’est la situation qui constitue l’habitus. C’est une situation extrêmement complexe : selon l’habitus que j’ai, je verrai ou je ne verrai pas les mêmes choses dans la même situation. Et voyant ou ne voyant pas cette chose, je serai incité par mon habitus à faire ou ne pas faire certaines choses. Autrement dit, c’est une relation extrêmement complexe mais que, je crois, toutes les notions ordinaires - sujet, conscience, etc. - ne permettent pas de penser.

Roger Chartier : Est-ce que tu crois qu’il y a un maniement historien possible de cette notion ? En t’écoutant, on est frappé par les parentés et les différences avec un autre des auteurs qui emploie la notion d’habitus assez familièrement et fréquemment qui est Norbert Elias, lui aussi sociologue, lui aussi historien en un sens. Plusieurs historiens dont je suis ont essayé de prolonger, de manier cette réflexion pour essayer de comprendre comment sur un procès de longue durée les catégories du mental mais plus profondément toute l’économie psychologique des individus a pu être modifiée avec cette idée qu’on peut historiciser l’objet que désigne la psychanalyse. Est-ce que tu crois que c’est une perspective possible ? Elle introduit une notion de processus qui est une notion avec laquelle tu ne travailles pas ordinairement, ton travail portant sur des habitus qui se développent et engendrent des appréciations, des perceptions et des actions dans un moment donné, dans un champ donné. Est-ce que ça veut dire par là que tu récuses comme étant un peu téléologique, trop macroscopique une telle perspective écrasant en quelque sorte la complexité de la réalité ? Ou est-ce que c’est simplement parce que les objets sur lesquels tu travailles, même s’ils ont une dimension historique, ne prétendent pas à la très longue durée puisque par définition ils se situent dans des champs, c’est à dire dans des espaces qui à un moment donné sont constitués comme unifiés par des enjeux, par des positions, et par des places.

Pierre Bourdieu : C’est une question extrêmement difficile. C’est vrai que j’ai une sorte de suspicion, de défiance méthodique ou méthodologique à l’égard des grandes lois tendancielles qui ont fleuri dans le marxisme et dans le post-marxisme et qui, je crois, sont toujours la tentation à la fois des historiens et de certains sociologues. Un des réflexes professionnels que j’essaie d’inculquer, c’est la défiance à

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l’égard des comparaisons du type avant/après : est-ce qu’avant 45 le système scolaire était plus démocratique ou moins démocratique par exemple. Les gens s’empaillent pour des faux problèmes sans voir qu’on a affaire à deux structures complètement différentes dans lesquelles les taux de représentation des fils d’ouvriers qu’on absolutise n’ont pas du tout le même sens. Je prêche beaucoup la défiance à l’égard de ces comparaisons et a fortiori des grandes lois tendancielles, le processus de rationalisation chez Weber ou ce processus, dont Elias a développé un certain aspect, de monopolisation par l’Etat de la violence physique. Parce que je pense effectivement qu’il y a le danger de téléologie, parce qu’il y a aussi la tendance à transformer du descriptif en explicatif. Je pense aussi à la notion d’enfermement chez Foucault. Ce sont des notions qui me mettent un peu en état de malaise. Ayant dit cela, je dirai que la problématique d’Elias est au fond celle qui m’est la plus sympathique parmi ces problématiques parce qu’effectivement il prend pour base d’une psychologie sociale historique évolutive un grand processus réel qui est la constitution d’un Etat qui monopolise d’abord la violence physique et j’ajoute la violence symbolique, toutes les formes d’autorité. Le système scolaire, par exemple, c’est un énorme progrès dans le sens de la monopolisation du droit de dire qui est intelligent et qui est bête. Ce processus ne peut pas ne pas avoir des effets sur ce que j’appellerai les habitus, sur ce que les historiens appellent d’un mot un peu mou et dangereux [1] les mentalités. Maintenant, plus précisément, il y a une autre question qui est celle des conditions sociales de la constitution de censures. Je crois qu’un travail de recherche - et là encore une fois, Elias l’esquisse magnifiquement bien à propos de l’exemple du sport - serait d’analyser avec des indicateurs indirects comme le sport l’état de la licéité de la violence dans une société déterminée. Là, je pense que c’est un très bon programme étant entendu que la violence devrait être étudiée sous toutes ses formes : la violence physique, la violence symbolique, l’insulte. Les travaux de Claverie et Lamaison sont très intéressants à ce titre ; ils montrent que dans les sociétés paysannes un certain type de violence était toujours présent et qu’on ne peut pas comprendre un certain nombre de mécanismes si on ne voit pas que la violence physique et symbolique... Même chose pour la Kabylie, on ne peut absolument pas comprendre toute la civilisation de l’honneur si on ne sait pas que ce sont des sociétés dans lesquelles une insulte implique qu’on risque sa vie. Par exemple, je pense que la vie des intellectuels serait totalement transformée s’ils risquaient leur vie à chaque fois qu’ils insultent quelqu’un.

Roger Chartier : On peut peut-être rester un moment sur l’exemple du sport qui permet de comprendre ce qui est

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important dans ce travail de type psycho-sociologique, c’est à dire les conditions de possibilité au niveau de l’habitus qui rendent possibles une confrontation sans destruction, un affrontement sans que la vie soit en jeu. En même temps, cet exemple permet de bien mettre en place ce qu’est la notion même de champ qui est l’autre grande dimension puisque le fonctionnement d’un habitus, comme tu l’as dit, ne dépend pas seulement de sa nature intrinsèque ; il dépend du lieu dans lequel il s’exerce ; et si le champ a changé, le même habitus produit des effets différents. Cette notion de champ, je crois qu’elle est aussi ce qui permet de penser la discontinuité ; on retrouverait un peu le problème du nominalisme, c’est à dire qu’il faut bien dans la langue scientifique ou non avoir des mots pour désigner des espaces, des lieux. Ces mots peuvent être apparemment stables mais derrière cette stabilité, ce qui est important, ce sont les configurations spécifiques qui les visent. On peut prendre l’exemple de la politique en montrant comment il y a toujours de la politique mais la politique telle que nous l’entendons renvoie à un certain moment la constitution d’un certain type d’enjeux, peut-être à un certain fonctionnement du débat... Et dans le cas du sport, même chose, on peut dire que depuis les Mayas jusqu’à aujourd’hui, il y a des exercices physiques et pourtant ce que l’on peut définir comme l’espace du sport n’est pas depuis les Mayas, il est à un certain moment. Donc je crois que c’est là où l’histoire et la sociologie se mêlent complètement : c’est l’analyse des conditions d’émergence de ces espaces relativement unifiés ou suffisamment unifiés pour permettre que l’on puisse y désigner des positions occupées par des acteurs, ces positions dépendant à la fois des acteurs et en même temps les modelant.

Pierre Bourdieu : C’est là encore ce qui me rapproche et me sépare d’Elias. Je crois qu’Elias est plus sensible à la continuité que moi. Par exemple, dans le cas du sport, il me paraît dangereux de faire comme tant d’historiens du sport une généalogie continue depuis les jeux olympiques de l’antiquité jusqu’aux jeux olympiques d’aujourd’hui. Il y a une continuité apparente qui masque une formidable rupture au dix-neuvième siècle avec les boarding schools, avec le système scolaire, avec la constitution d’un espace sportif... Autrement dit, il n’y a rien de commun entre les jeux rituels comme la soule et le football. C’est une coupure totale. Et le problème serait le même - et c’est là que ça devient plus étonnant - si on part des artistes. On a envie de dire que Michel-Ange et Jule II c’est la même chose que Pissaro et Gambetta. En fait, il y a des discontinuités formidables et il y a une genèse de la discontinuité. C’est là que ça devient intéressant. Dans le cas du sport, la discontinuité est assez brutale : en liaison avec les internats, etc.

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Roger Chartier : oui, la charnière dix-huitième/dix-neuvième en Angleterre.

Pierre Bourdieu : Oui, alors que pour le champ artistique, on a l’impression que c’est un univers qui n’en finit pas de se constituer. Ca commence au quattrocento, peut-être avant, puis peu à peu on invente la signature de l’artiste ; on invente l’évaluation de l’oeuvre selon des critères autres que le prix de la peinture... Et il faut arriver pratiquement jusqu’à Manet à la révolution impressionniste pour que le champ artistique commence à fonctionner vraiment en tant que tel [2]. Là j’y vais fort mais c’est pour choquer l’historien, je pense que c’est un anachronisme de dire que Michel-Ange est un artiste. Bien sûr les historiens ne sont pas naïfs et se posent le problème mais ils le posent en termes à mon avis naïfs : à quel moment passe-t-on de l’artisan à l’artiste ? On ne passe pas de l’artisan à l’artiste ; on passe d’un univers dans lequel on a des gens qui produisent selon des normes qui sont celles de l’économie à un univers isolé à l’intérieur du domaine économique qui est un univers économique renversé où on produit par exemple sans marché, où pour produire, il faut avoir assez de capital pour tenir en sachant qu’on ne vendrait pas un seul produit de toute sa vie ; ce qui a été le cas de la plupart des poètes à partir de Mallarmé. Il faudrait développer l’analyse plus longuement mais lorsque nous projetons rétrospectivement le concept d’artiste ou d’écrivain sur les périodes antérieures à 1880 en gros, nous commettons des barbarismes absolument fantastiques... Et du coup nous ne voyons pas des problèmes de genèse d’un personnage mais de genèse d’un espace dans lequel ce personnage peut exister en tant qu’artiste.

[1] Il se réfère ici à l’expression « mentalités primitives ».

[2] Il ajoute : "Je pense que dans le domaine de la littérature on pourrait faire la même chose : paradoxalement avant Flaubert, il n’y avait pas d’artistes."

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Pierre Bourdieu - L’iconoclasme spécifique accompli par un artiste suppose une maîtrise virtuose du champ artistique

Entretien avec l’historien Roger Chartier diffusé dans "Les chemins de la connaissance" (partie 5, 1988)

Roger Chartier : Il me semble que ton travail s’oriente dans ses derniers développements vers des voies un peu inattendues, en particulier par cette étude proposée sur Flaubert, Manet, un moment particulier de l’histoire du champ esthétique, littéraire et pictural. Est-ce que ça veut dire que c’est une manière d’essayer de se disculper par ce retour à des individualités et à un objet plus noble ? Quelqu’un qui a écrit un livre sur la distinction et qui s’est occupé d’objets aussi peu distingués que les consommations alimentaires ou les goûts les plus ordinaires, peut-être là trouverait la manière de relégitimer tout son travail en se portant vers des objets les plus légitimes. Est-ce que là tu n’es pas en train de te soumettre toi-même à un certain nombre d’analyses que tu as proposées en voulant redistinguer par l’objet et non plus par le travail ?

Pierre Bourdieu : Certains ne manqueront pas de dire que c’est associé au vieillissement et à la consécration sociale... Ce qui est d’ailleurs une loi commune au vieillissement des savants. La consécration, très souvent, s’accompagne d’un changement des objets : plus on est consacré dans un champ, plus on a le droit à des ambitions planétaires. Par exemple, les savants ont souvent une deuxième carrière en tant que philosophes. Moi, j’ai le sentiment que ce n’est pas le cas et que c’est la logique même de mon travail qui m’a amené à cette étude. A la liste que tu as donnée, on pourrait ajouter Heidegger, un autre penseur central. Au fond, Manet, Flaubert, Heidegger, pourraient être considérés respectivement, si on voulait faire un palmarès, comme le plus peintre des peintres, le plus écrivain des écrivains et le plus philosophe des philosophes. C’est la logique normale de mon travail, et en particulier la compréhension du processus de genèse d’un

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champ, qui m’a conduit à m’intéresser à eux. Dans le cas de Flaubert et de Manet, je pense que ce sont des personnages qui doivent être considérés comme des fondateurs de champs. Je prends l’exemple de Manet qui est le plus net. On avait une peinture académique, des peintres d’Etat, des peintres fonctionnaires qui étaient à la peinture ce que les professeurs de philosophie sont à la philosophie - sans méchanceté -, c’est à dire des gens qui avaient une carrière de peintres, qui étaient recrutés par des concours, qui avaient des classes préparatoires avec les mêmes procédures de bizutage, de nivellement, d’abrutissement et de sélection. Et puis un personnage, Manet, arrive ; il est passé par ces écoles. Ca, c’est extrêmement important ; c’est une chose que Weber dit en passant dans son livre sur le judaïsme antique : on n’oublie toujours que le prophète sort du rang des prêtres ; le Grand Hérésiarque est un prophète qui va dire dans la rue ce qui se dit normalement dans l’univers des docteurs. Manet est dans ce cas ; il est l’élève de Couture ; c’est un peintre semi-académique ; et il commence déjà à faire des histoires dans l’atelier de Couture ; il critique la manière de faire asseoir les modèles ; il critique les poses antiques, il critique tout ça... Puis, il commence à faire une chose extraordinaire - comme un premier collé du concours de l’Ecole Normale qui se mettrait à contester l’Ecole Normale - : au lieu d’intérioriser la sanction sous la forme de la malédiction - chose que nous connaissons bien dans le milieu universitaire -, il conteste l’univers et il le défie sur son propre terrain. C’est le problème de l’hérésiarque, le chef de sectes qui affronte l’église et lui oppose un nouveau principe de légitimation, un nouveau goût. Le problème est de se demander comment ce goût apparaît : qu’est-ce qu’il y a dans son capital, sa famille, son origine, et surtout son univers social de relations, ses amis, etc. Je fais un travail que bizarrement aucun historien n’avait jamais fait. Ou alors de façon plus anecdotique, j’essaie d’étudier l’univers des amis de Manet, l’univers des amis de la femme de Manet qui étaient pianistes et qui jouaient du Schuman, ce qui était l’avant-garde à l’époque. Je cherche à résoudre une question tout à fait fondamentale ; celui qui saute hors de l’institution universitaire ou les institutions académiques saute dans le vide. J’ai évoqué le drame du premier collé tout à l’heure parce que beaucoup des auditeurs ont au moins une connaissance indirecte de cette expérience. Le problème du premier collé, c’est qu’il ne peut même pas penser à contester l’institution qui l’a collé ; ça ne lui vient même pas à l’esprit ; et s’il y pense, il se trouve jeté dans le néant. Manet en est là : « Si je ne fais pas de la peinture académique, est-ce que je ne cesse pas d’exister ? ». Il faut avoir du culot pour résister à l’excommunication. Pour résoudre ce problème là, Il faut comprendre ce que Manet avait comme ressources qu’on appellerait psychologiques mais qui en fait ont des bases

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sociales : ses amis, ses relations artistiques, etc. Voilà le travail que je fais. Je vais au plus individuel du plus individuel : la particularité de Manet, à savoir ses rapports avec ses parents, ses amis, le rôle des femmes dans ses relations... et en même temps à l’étude de l’espace dans lequel il se situait pour comprendre le commencement de l’art moderne.

Roger Chartier : Oui, mais l’art moderne, ce n’est pas tout à fait la même chose que l’instauration d’un champ de la production picturale. La constitution globale du champ qui implique aussi les positions de ceux qui ne font pas de l’art moderne renvoie nécessairement à d’autres déterminants. Ou est-ce que tu penses que simplement le coup de tonnerre que donne Manet recompose tout un ensemble de positions pour les faire cohabiter comme des positions contradictoires et affrontées à l’intérieur de quelque chose qui est neuf et qui est justement ce champ ?

Pierre Bourdieu : Tu as tout à fait raison de me corriger. Je donnais une vision tout à fait classique du révolutionnaire exclu, isolé, etc. J’étais tout à fait mauvais. La vérité, c’est ce que tu dis. Manet institue l’univers dans lequel plus personne ne peut dire qui est peintre, ce qu’est le peintre comme il faut. Pour employer un grand mot, un monde social intégré, c’est à dire celui que régissait l’Académie est un monde dans lequel il y a un nomos, c’est à dire une loi fondamentale et un principe de division. Le mot grec « nomos » vient du verbe « nemo » qui veut dire diviser, partager. Une des choses que nous acquérons à travers la socialisation, ce sont des principes de division qui sont en même temps des principes de vision : masculin/féminin, humide/sec, chaud/froid, etc. Un monde bien intégré, académique dit qui est peintre et qui ne l’est pas ; l’Etat dit que c’est un peintre parce qu’il est certifié peintre. Du jour où Manet fait son coup, plus personne ne peut dire qui est peintre. Autrement dit, on passe du nomos à l’anomie, c’est à dire à un univers dans lequel tout le monde est légitimé à lutter à propos de la légitimité. Plus personne ne peut dire qu’il est peintre sans trouver quelqu’un qui contestera sa légitimité de peintre. Et le champ scientifique est de ce type, c’est un univers dans lequel il est question de la légitimité mais il y a lutte à propos de la légitimité. Un sociologue peut toujours être contesté dans son identité de sociologue. Plus le champ avance, plus son capital spécifique s’accumule, plus, pour contester la légitimité d’un peintre, il faut avoir du capital spécifique de peintre. Apparemment, les mises en forme de contestation radicale, par exemple les peintres conceptuels d’aujourd’hui qui apparemment mettent en question la peinture doivent avoir une formidable connaissance de la peinture pour mettre en question adéquatement, picturalement la peinture et non pas comme

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l’iconoclaste primaire. L’iconoclasme spécifique accompli par un artiste suppose une maîtrise virtuose du champ artistique. Ce sont des paradoxes mais qui apparaissent à partir du moment où il y a un champ. La naïveté qui consiste à dire « Il peint comme mon fils » est typique de quelqu’un qui ne sait pas ce qu’est un champ. Un autre exemple est celui du douanier Rousseau qui était naïf mais le naïf n’apparaît que quand il y a un champ - de même que le naïf religieux n’apparaît que quand il y a un champ religieux... C’est quelqu’un qui devient peintre pour les autres. C’est Picasso, Apollinaire, etc. qui ont fait du douanier Rousseau un peintre en le pensant à partir du champ de la peinture. Mais lui-même ne savait pas ce qu’il faisait. L’opposé du douanier Rousseau, c’est Duchamp qui est le premier à avoir maîtrisé de manière quasi parfaite - ce qui ne veut pas dire consciente - les lois du champ artistique et le premier à avoir joué de toutes les ressources que donne cette institutionnalisation de l’anomie.

Roger Chartier : Mais alors si on applique la même perspective sur ce qui constitue les sciences sociales, est-ce que tu dirais que la constitution d’une discipline comme discipline est l’équivalent de la constitution d’un champ tel que tu viens de le décrire pour le champ de production picturale ?

Pierre Bourdieu : Il faut qu’il y ait un jeu et une règle du jeu pratique. Un champ ressemble beaucoup à un jeu mais une des différences majeures étant que le champ est un lieu où il y une loi fondamentale, des règles mais il n’y a personne qui dit les règles comme pour un sport, une fédération... Et finalement, il y a des régularités immanentes à un champ, des sanctions, des censures, des récompenses sans que tout ça ait été institué. Le champ artistique, par exemple, a la particularité d’être le moins institutionnalisé de tous les champs. Par exemple, il y a relativement peu d’instances de consécration. Cela dit, il y a champ quand on est obligé de se plier - sans même procéder à une opération consciente - à un ensemble de lois de fonctionnement de l’univers. Prenons dans le champ philosophique l’exemple d’Heidegger avec ses idées nazies ; être antisémite deviendra être antikantien. Ce qui est intéressant, c’est cette espèce d’alchimie que le champ impose : ayant à dire des choses nazies, si je veux les dire de telle manière que je sois reconnu comme philosophe, je dois les transfigurer au point que la question de savoir si Heidegger était nazi ou pas n’a aucun sens. Il est certain qu’il était nazi mais ce qui est intéressant, c’est de voir comment il a dit des choses nazies dans un langage ontologique.

Roger Chartier : Ce que tu avances là permet de se sortir des grandes naïvetés réductionnistes. Les historiens passant

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d’une analyse des positions sociales, des structures sociales à une analyse des objets ou des pratiques culturelles ont pratiqué autant que d’autres une sorte de court-circuit en mettant en rapport directement la production et la position, ceci, soit à l’échelle de l’individu en mettant très mécaniquement en rapport ce qui était produit avec l’individu producteur, soit alors à l’échelle de groupes. Par exemple, beaucoup de discussions sur les formes de « culture populaire » se sont enlisées dans cette mise en rapport sans aucune médiation. Alors, je crois que l’idée de traduction, de médiation, de retravail dans une langue et dans un système qui est imposé par l’état du champ est un apport décisif. Même question que pour la perspective sur la notion d’habitus : que fait-on du champ avant le champ ? Comment peut-on essayer de repérer dans ce langage ce qui peut se dire, à un moment donné, constitué, organisé à l’intérieur d’un espace commun - même si les positions qui y sont occupées sont complètement contradictoires et antagonistes - alors même que cet espace commun n’existe pas ? Par exemple, je suis en train de faire un travail sur Molière, plus particulièrement sur George Dandin, une de ses pièces. Je crois qu’on peut dire que le théâtre au dix-septième siècle est une des manières de viser des progrès qui ensuite seront constitués avec d’autres langages, d’autres formes dans le savoir sociologique. Je crois que ce n’est pas revenir à la notion du précurseur - cette idée un peu stupide qui consiste à faire une galerie de portraits à partir de Montesquieu ou même plus haut. Cette idée n’a aucun sens. En revanche, ce qui a du sens, c’est de comprendre à travers quel type de discours, de formes peuvent se viser des objets qui ensuite seront constitués comme les objets propres du champ sociologique

Pierre Bourdieu : Oui, tout à fait. Encore une fois, il y a beaucoup de contribution dans ce que tu viens de dire. Je pourrai apporter un autre exemple à côté de celui de Molière, c’est celui du roman au dix-neuvième siècle. Communément, on dit que Balzac est le précurseur de la sociologie. En fait, pour moi, le plus sociologue des romanciers, c’est Flaubert. Cet exemple surprend souvent puisqu’il est en même temps l’inventeur du roman formel. Il y a eu, à mon avis, à tort un effort, en particulier de la part des romanciers du Nouveau Roman, pour constituer Flaubert comme inventeur du roman pur, du roman formel, sans objet, etc. En réalité, Flaubert est le plus réaliste, sociologiquement, de tous les romanciers, en particulier dans L’éducation sentimentale et en particulier, parce qu’il est formel. On peut dire exactement la même chose de Manet dont les recherches formelles étaient en même temps des recherches de réalisme. Je pense que le travail de recherche formelle dans le cas de Flaubert a été l’occasion d’une anamnèse sociale, de retour du refoulé social.

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Et Flaubert, à la faveur d’une recherche purement formelle, a fait un travail qui a consisté à expectorer sa propre expérience du monde social et à faire une objectivation de la classe dominante de son temps qui rivalise avec les plus belles analyses historiques. Quand j’avais fait ma première analyse de L’éducation sentimentale, je l’ai envoyée à un certain nombre d’amis, dont un philosophe qui m’a demandé si la vision de l’espace social bourgeois que propose Flaubert était sociologiquement fondée. Je pense que Flaubert n’a pas su lui-même complètement qu’il produisait cette analyse. Ce travail sur la forme était en même temps un travail sur lui-même, un travail de socio-analyse dont il produisait la vérité objective de ce qui lui faisait écrire un roman. On a dit naïvement que Flaubert s’identifie à Frédéric ; en fait, Flaubert produisait le roman d’un personnage qui occupait la même position que Flaubert dans l’espace social et qui, occupant cette position, n’arrivait pas à écrire un roman. Bon, là, on pourrait développer à l’infini ; ça poserait tous les problèmes de la fonction de la sociologie, le rôle d’anamnèse, de socioanalyse, du rapport entre le roman et le discours scientifique. Une question qui, moi, m’a beaucoup fait réfléchir : pourquoi la traduction en langage sociologique du contenu de L’éducation sentimentale révolte les amoureux de Flaubert ? Je comprends tout à fait bien cette expérience ; je pense que j’aurais été révolté, il y 20 ans, par les analyses que je propose aujourd’hui. Cela dit, ça fait réfléchir sur les formes de l’objectivation. Je pense que, selon les états du champ, les formes d’objectivation seront différentes. Je vais employer une analogie au risque de paraître compliqué. Les guerres de religion sont la forme que prennent les guerres civiles dans l’état de différenciation des champs où le champ politique n’est pas encore différencié du champ religieux. Il y a une espèce de lutte pâteuse où les guerres de paysans sont à la fois des guerres religieuses. Se demander si elles sont politiques ou religieuses est idiot : elles sont aussi politiques que possibles dans les limites d’un espace où le politique n’étant pas constitué comme tel, le seul terrain, c’est la religion. De même, je pense que Molière, comme tu l’as montré à propos de George Dandin, peut constituer une forme d’objectivation de sociologie, de rapports bourgeoisie/noblesse, de systèmes de classements, etc. Il dit le plus possible dans l’état des systèmes de censure.

Roger Chartier : Oui, dire le plus possible ou dire autrement. Là, on revient à un problème qu’on a traité, celui de l’écriture. Il semble, à travers tout ce que tu dis, qu’il y a presque comme une fascination nostalgique par rapport à cette écriture littéraire qui pourrait peut-être dire avec un impact, une force beaucoup plus grande que celle de toute écriture sociologique, même la plus achevée, la plus réussie, l’objet

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que tu vises. Peut-être que c’est là une question qui a trait à l’état du champ, c’est à dire, à un moment donné, lorsque le discours sociologique n’est pas constitué comme tel, la littérature - peut-être d’autres formes - occupe tout le terrain. Elle est à la fois littérature et quelque part sociologie. A partir du moment où on est dans une situation de compétition, de concurrence, de dualisme, effectivement la sociologie peut être accusée comme étant par défaut puisqu’elle ne peut pas rendre dans la langue la plus légitime, qui est celle de la littérature, des objets qui peuvent être communément visés. Et là, on a peut-être un exemple de comment un même type de discours peut changer non pas parce qu’il change lui-même mais parce que le champ dans lequel il est prononcé a lui-même changé... Sur l’identification possible, est-ce que par moments tu ne voudrais pas être Flaubert ?

Pierre Bourdieu : Oui et non. C’est évident que j’ai une certaine nostalgie. Cela dit, je pense que le fait d’être en mesure de comprendre sociologiquement les raisons pour lesquelles Flaubert n’a pu être que Flaubert - ce qui est déjà extraordinaire -, c’est à dire non sociologue alors qu’il voulait l’être, empêche de rêver d’un discours qui est un discours aliéné. Je pense que dans une certaine mesure le romancier flaubertien n’a pas pu complètement faire ce qu’il voulait faire. Il n’a pu dire ce qu’il disait sur le monde social parce qu’il le disait sur un mode tel qu’il ne se le disait pas, qu’il ne se l’avouait pas. Peut-être parce qu’il ne pouvait supporter la vérité du monde social qu’il présentait que sous une forme supportable, c’est à dire mise en forme... Les romanciers sont souvent en avance [1], par exemple, dans la compréhension des structures temporelles, dans la compréhension des structures de récits, dans la compréhension des usages du langage, etc. C’est en grande partie parce qu’étant occupés par le travail de mise en forme, ils mettent la réalité à distance ; ils touchent la réalité avec des pincettes de forme ; du coup, ils peuvent la supporter. Alors que le sociologue est insupportable parce qu’il dit les choses comme ça, sans mise en forme. La différence de forme, c’est à la fois tout et rien. Ca explique que la trans-formation que j’opère de L’éducation sentimentale en schéma, ça ne change rien et ça change tout. Et ça rend insupportable quelque chose qui était charmant parce que c’était le produit d’une dénégation et c’était re-dénié par le récepteur qui comprend tout en comprenant sans comprendre. Ca a le charme du jouet avec le feu social qui est quelque chose que personne ne veut connaître.

Roger Chartier : Oui, je crois que le rapport entre les modes d’écriture et la discipline scientifique est différent dans le cas des deux disciplines. Pour l’histoire, il est plus aisé de se mouler dans des formes de narration qui peuvent être

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techniquement empruntées beaucoup plus aisément à la construction littéraire, l’enjeu n’étant pas le même. En sociologie, l’enjeu, c’est la distance par rapport à l’objet lui-même.

Pierre Bourdieu : Oui, là, j’ai souvent envie de taquiner mes amis historiens qui ont un souci de l’écriture tout à fait légitime de la belle forme mais qui, je crois, souvent, s’épargnent les rudes grossièretés du concept qui sont extrêmement importantes pour faire avancer la science. Le souci du beau récit peut être très important parce il y a aussi une fonction d’évocation. Une des manières de construire un objet scientifique, c’est aussi de le faire sentir de le faire voir, de l’évoquer au sens presque micheletien - bien que je n’aime pas beaucoup ça. Evoquer une structure, c’est une des fonctions de l’historien à la différence du sociologue qui lui doit dégager l’intuition immédiate. L’historien, s’il veut parler des moines tunisiens, il va évoquer la forêt, etc. Il y a une fonction du beau style mais parfois je crois que les historiens sacrifient trop à la belle forme et dans cette mesure là, ne font pas jusqu’au bout la coupure avec l’expérience première, les adhérences esthétiques, les jouissances du rapport à l’objet.

[1] Bourdieu cite Faulkner comme "formidable romancier du discours populaire". Cet exemple se coulait mal dans le reste du propos d’où le choix de la mise en note.