PHILOSOPHIE, EXÉGÈSE ET HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE...

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L'enseignement philosophique – 60 e année – Numéro 2 PHILOSOPHIE, EXÉGÈSE ET HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE Sylvain PANIS Université Halle-Wittenberg (Allemagne) La philosophie française actuelle se réduit le plus souvent à une simple histo- riographie ou exégèse de textes. Rares sont les revues de philosophie qui consacrent un numéro à une question théorique et, quand c’est le cas, la question théorique est systématiquement traitée d’un point de vue historique ou à travers des commentaires d’auteurs. À l’université, l’essentiel des thèses porte sur des auteurs, et un jeune cher- cheur qui ose aborder directement un sujet de philosophie se heurte systématique- ment à l’incrédulité de ses collègues. Si on avance malgré tout des idées nouvelles, il convient alors de les dissimuler derrière des textes faisant autorité et qui y ressem- blent « à peu de chose près ». D’où le reproche adressé aux philosophes de perpétuer l’attitude scolastique qui consiste à ne penser qu’à travers les livres et jamais par soi- même, ou d’occuper leur temps à recopier les textes et à faire de la paraphrase à la manière de Bouvard et Pécuchet. À cette pratique de la philosophie, on oppose celle des sciences de la nature et des mathématiques, où les chercheurs, dès le doctorat, consacrent leur énergie et les budgets à produire de nouvelles théories ou de nou- velles démonstrations. Si une telle réduction de la philosophie à la simple historiographie ou exégèse des textes menace l’existence même de la philosophie, la description de la science Résumé La philosophie française actuelle se réduit sou- vent à de l’historiographie ou à de l’exégèse de textes, s’exposant ainsi au reproche de stérilité. Certes, la philosophie ne doit pas céder à une telle tendance sous peine de se discréditer ou de dispa- raître. Cependant, à l’inverse, l’histoire de la théorie et l’exégèse sont nécessaires à la théorie non seulement pour produire de nouvelles hypo- thèses mais aussi pour les justifier, ceci étant vrai pour toutes les disciplines scientifiques. Mots clefs : démonstration, exégèse, histoire, philosophie. Abstract The present French philosophy often confines itself to historiography or exegesis of texts, thus taking the risk of being reproached sterility. Indeed, philosophy must not give way to such a tendency, risking discredit or disappearance. However, conversely, the history of theory and exegesis are necessary to theory, not only to produce new hypotheses but also to justify them, which is true concerning all scientific dis- ciplines. Key words : demonstration, exegesis, history, philosophy.

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L'enseignement philosophique – 60e année – Numéro 2

PHILOSOPHIE, EXÉGÈSE ET HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

Sylvain PANISUniversité Halle-Wittenberg (Allemagne)

La philosophie française actuelle se réduit le plus souvent à une simple histo-riographie ou exégèse de textes. Rares sont les revues de philosophie qui consacrentun numéro à une question théorique et, quand c’est le cas, la question théorique estsystématiquement traitée d’un point de vue historique ou à travers des commentairesd’auteurs. À l’université, l’essentiel des thèses porte sur des auteurs, et un jeune cher-cheur qui ose aborder directement un sujet de philosophie se heurte systématique-ment à l’incrédulité de ses collègues. Si on avance malgré tout des idées nouvelles, ilconvient alors de les dissimuler derrière des textes faisant autorité et qui y ressem-blent « à peu de chose près ». D’où le reproche adressé aux philosophes de perpétuerl’attitude scolastique qui consiste à ne penser qu’à travers les livres et jamais par soi-même, ou d’occuper leur temps à recopier les textes et à faire de la paraphrase à lamanière de Bouvard et Pécuchet. À cette pratique de la philosophie, on oppose celledes sciences de la nature et des mathématiques, où les chercheurs, dès le doctorat,consacrent leur énergie et les budgets à produire de nouvelles théories ou de nou-velles démonstrations.

Si une telle réduction de la philosophie à la simple historiographie ou exégèsedes textes menace l’existence même de la philosophie, la description de la science

RésuméLa philosophie française actuelle se réduit sou-vent à de l’historiographie ou à de l’exégèse detextes, s’exposant ainsi au reproche de stérilité.Certes, la philosophie ne doit pas céder à une telletendance sous peine de se discréditer ou de dispa-raître. Cependant, à l’inverse, l’histoire de lathéorie et l’exégèse sont nécessaires à la théorienon seulement pour produire de nouvelles hypo-thèses mais aussi pour les justifier, ceci étant vraipour toutes les disciplines scientifiques.Mots clefs : démonstration, exégèse, histoire,philosophie.

AbstractThe present French philosophy often confinesitself to historiography or exegesis of texts, thustaking the risk of being reproached sterility.Indeed, philosophy must not give way to such atendency, risking discredit or disappearance.However, conversely, the history of theory andexegesis are necessary to theory, not only toproduce new hypotheses but also to justifythem, which is true concerning all scientific dis-ciplines.Key words: demonstration, exegesis, history,philosophy.

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qu’on lui oppose est toute aussi fallacieuse : l’histoire de la théorie est nécessaire à lathéorie, et les sciences de la nature ou les mathématiques n’échappent pas à cetterègle.

1. LA RÉDUCTION DE LA PHILOSOPHIE À L’EXÉGÈSE ET À L’HISTOIRE DE LA PHILO-SOPHIE

Existe-t-il de bonnes raisons de réduire la philosophie à l’historiographie ou àl’exégèse des textes ?

Il convient évidemment de laisser de côté le fait qu’il est plus facile, en France,de publier et d’obtenir un poste lorsqu’on ne s’occupe que d’histoire de la philosophie.La question est précisément de savoir comment on en est venu là, et pourquoi celan’est quasiment pas remis en cause.

La tendance à réduire la philosophie à l’historiographie et à l’exégèse pourraitêtre expliquée ou justifiée à partir du fait que tous les sujets que traitait la philosophierelèvent désormais de la science, et qu’il ne reste donc plus au philosophe qu’à relaterl’histoire des idées. Par exemple, les notions d’espace et de temps sont maintenanttraitées avec bien plus de précision, et même parfois de profondeur, par la physiqueou la psychologie génétique que par la philosophie 1. De même, les principes de laperception et de la formation des concepts sont aujourd’hui explicités par les sciencescognitives avec beaucoup plus de succès et de rigueur que les théories de la connais-sance des philosophes. Actuellement, la philosophie du langage commence peu à peuà céder la place à la linguistique, à la psycholinguistique et à la sociolinguistique dontl’outillage conceptuel et les moyens d’expérimentation sont nettement plus élaborés.

Mais une telle explication demeure insuffisante. Il reste des domaines qui nerelèvent pas encore des sciences, et qui ne le seront probablement jamais. C’est le cas del’esthétique, de l’éthique, de la morale, de la logique et de l’épistémologie, bref, toutesces disciplines qui, certes, s’appuient sur de nombreuses descriptions, mais dont lesconclusions sont fondamentalement normatives ou évaluatives. En effet, les sciencesprocèdent tout autrement : elles s’appuient sans doute, entre autres, sur d’innombrablesénoncés normatifs ou évaluatifs – normes de raisonnement, de démonstration et d’ob-servation –, mais leurs conclusions sont essentiellement descriptives, qu’il s’agisse delois, de définitions d’objets, de la découverte de nouveaux phénomènes ou de nouvellesstructures. De fait, lorsqu’un philosophe avance des énoncés descriptifs sur le psychismehumain, la société ou la structure de l’espace-temps, il lui est aussitôt reproché d’empié-ter sur des domaines qui ne relèvent pas de sa compétence ; inversement, lorsqu’unscientifique avance des énoncés normatifs de type « Il faut… » ou « On doit… », alors onjuge, avec une connotation légèrement péjorative, qu’il « philosophe ».

Ainsi, l’appropriation par les sciences de domaines qui appartenaient aupara-vant à la philosophie ne conduit pas à sa disparition en tant que discipline théorique,mais contribue bien plutôt à son assainissement. Cela lui permet d’une part de sedébarrasser de questions qu’elle était incapable de traiter sérieusement dans la mesureoù elles relevaient en réalité d’autres disciplines – ce qui ne veut pas dire que la philo-sophie ne doit pas recourir à ces disciplines pour fonder ses conclusions. D’autre part,cela lui permet de retrouver sa véritable signification qui est de traiter les questions

1. Concernant le concept de temps en physique, voir par exemple P. Yourgrau, Einstein/Gödel. Quand deuxgénies refont le monde, trad. C. Jeanmougin, Paris, Dunod, 2005 (A World Without Time – The forgotten legacyof Gödel and Einstein, New York, Basic Books, 2005). Concernant le concept d’espace en psychologie cognitive,voir par exemple J. Piaget, La construction du réel chez l‘enfant, Paris, Delachaux et Niestlé, 1937.

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impliquant des réponses normatives ou évaluatives – Qu’est-ce qu’une société juste ?Qu’est-ce que la vertu ? Qu’est-ce qu’une preuve ? Plus généralement : De quel droit ?Qu’est-ce que cela vaut ? –, questions traitées par la philosophie politique, l’éthique oula logique, qui sont donc autant de disciplines particulières de la philosophie, comme laphysique, la biologie, la sociologie sont des disciplines particulières de la science. Cefaisant, la philosophie gagne en légitimité : non seulement elle évite de se discréditerauprès des autres disciplines en traitant des questions qui ne sont pas de son ressort,mais elle affirme en outre son utilité en répondant aux questions normatives que seposent les sciences et auxquelles celles-ci ne peuvent répondre par leurs propresmoyens – par exemple la question de la validité des inductions, de la démarcation entrescience et pseudoscience ou des critères de décision entre hypothèses concurrentes.

Une autre explication ou justification possible de la tendance de la philosophieactuelle à se contenter de descriptions historiques serait que toutes les questions nor-matives dont s’occupe la philosophie auraient déjà été traitées de manière exhaustivepar les philosophes du passé et qu’il suffirait donc de les lire et de les comprendre cor-rectement. La question de la vie bonne, par exemple, serait déjà traitée en long et enlarge par Aristote, il suffirait donc de commenter cet auteur. De même, Kant auraitdéfinitivement réglé la question du critère de la moralité, il suffirait donc de « le lirecomme il faut ».

Cette explication nous paraît également insuffisante, cela pour plusieurs rai-sons. Tout d’abord, les questions évoquées par les auteurs du passé n’ont pas toutesété résolues. En logique, ni Aristote ni Hume, en dépit de leurs avancées décisives,n’ont réellement résolu le problème de l’induction. L’impératif catégorique de Kant estsans doute un critère de moralité pertinent – on parvient malgré tout à des résultatsen philosophie, tout comme en science –, mais il demeure insuffisant dans la mesureoù, entre autres, son application n’est pas toujours évidente et requiert des procé-dures d’évaluation complémentaires 2.

Surtout, de nombreuses questions normatives qui se posent aujourd’hui ne seposaient pas autrefois. C’est le cas par exemple du statut de l’embryon humain, de lalégitimité de l’euthanasie en phase terminale de maladie, de la place de l’environne-ment dans le droit, des principes d’une logique de l’apprentissage, etc. La remarqueironique bien connue à propos des philosophes : « ces auteurs qui, si on les comprendbien, ont tout résolu, et même le reste » apparaît pour le moins exagérée. Les questionsnormatives qui persistent aujourd’hui sont même à ce point abondantes que l’on nepeut que s’étonner, voire s’indigner, de voir la philosophie académique actuelle se limi-ter à de simples commentaires de textes. Nous ne nions pas que les philosophes dupassé puissent contribuer à résoudre quelques-unes de ces questions – nous y revien-drons. Seulement, il semble que la résolution de ces questions inédites au moyen duseul commentaire de textes ou de la seule histoire de la philosophie conduirait soit àpasser à côté de solutions véritablement pertinentes, soit à déformer la pensée desauteurs, ce qui est précisément contraire aux exigences du commentaire de texte.

Enfin, admettons un instant que toutes les questions aient déjà été résoluespar les auteurs du passé. Il existe toutefois une différence entre affirmer que telauteur a pensé ceci et cela – point de vue descriptif ou compréhensif de l’historien etdu commentateur – et affirmer que ce même auteur a tort ou raison – point de vue

2. Cf. par exemple J. Habermas De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, 1992, rééditionParis, Champs-Flammarion, -1999 (Erläuterungen zur Diskursethik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991).

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théorique ou systématique. Bien que le contenu des énoncés puisse être identique etque le second point de vue présuppose le premier, les prétentions à la validité diver-gent. Cela apparaît à travers les procédés de démonstration et de recherche que cha-cun de ces points de vue est censé mettre en œuvre : alors que l’historien ou le com-mentateur doit avant tout se référer à des textes originaux, à des traductions et àd’autres commentateurs, le théoricien doit aussi, et surtout, s’appuyer sur d’autres tra-vaux théoriques portant sur le même sujet et, éventuellement, sur des observationsempiriques réelles. Face à un auteur ou un texte donné, les deux points de vue sontparfaitement possibles et légitimes. Ainsi, à supposer que les auteurs du passé aientdéjà résolu toutes les questions philosophiques, cela ne justifierait pas encore laréduction de la philosophie à l’historiographie ou à l’exégèse des textes.

Un autre argument expliquant ou justifiant la réduction de la philosophie àl’historiographie consiste à dire que faire de l’histoire de la philosophie revient à fairede la philosophie. Deux conceptions distinctes soutiennent ce point de vue.

La première conception procède de la philosophie de Hegel, en particulier del’introduction aux cours sur l’histoire de la philosophie 3. Selon Hegel, chaque positionphilosophique du passé n’est que le développement – unilatéral, partial – d’un aspectparticulier du concept général de philosophie ou de pensée. De plus, selon Hegel,chaque position philosophique – autrement dit chaque aspect du concept de philoso-phie – constitue en quelque sorte une solution aux contradictions que rencontre laphilosophie précédente – l’histoire de la philosophie formant ainsi un vaste processusd’apprentissage –, de sorte que chaque philosophie ou chacun des aspects du conceptde philosophie ne peut être réellement compris qu’en étudiant les philosophies anté-rieures ainsi que le passage de l’une à l’autre. Par conséquent, étudier les philosophiesdu passé et leur enchaînement reviendrait à étudier la philosophie elle-même, à lafois sa forme et son objet. Autrement dit, les monographies historiographiques por-tant sur telle ou telle philosophie constitueraient en réalité, en même temps, desétudes théoriques ou systématiques sur la pensée. Par exemple, en étudiant le « cogi-to » de Descartes, on étudierait non seulement une période historique de l’histoire desidées, mais aussi un aspect particulier de la philosophie ou de la pensée, exactementcomme les psychologues qui étudient la pensée de l’enfant étudient en même tempsun aspect particulier de la pensée humaine. Enfin, à supposer que l’histoire de la phi-losophie forme un processus d’apprentissage, alors le point de vue à partir duquel onjuge les philosophies du passé – et qui conçoit l’histoire de la philosophie justementcomme un tel processus d’apprentissage – devrait, pour être valide, se situer au termede ce processus. Ce qui signifie que le processus d’apprentissage ou l’histoire de laphilosophie constituerait en même temps une procédure de justification. L’étude his-torique de la philosophie permettrait donc non seulement de décrire les composantsde la philosophie, mais aussi de justifier la forme et le contenu qu’elle doit adopter.

Il ne s’agit cependant plus dans ce cas de l’attitude neutre qui se contente dedécrire la pensée d’un auteur ou l’évolution d’une idée, il s’agit bien au contraire del’attitude critique, théorique ou systématique qui consiste à évaluer la pensée desauteurs et, éventuellement, à en extraire des éléments en vue d’une théorie générale.Cette position est donc peut-être une justification de l’historiographie et du commen-

3. Cf. G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie. Introduction, bibliographie, philosophie orientale,trad. G. Marmasse, Paris, Vrin, 2004 (Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, cours de 1805 à 1830,C. L. Michelet (éd.), Berlin, 1833-1836, « Einleitung in die Geschichte der Philosophie ») en particulier A, 3, c.

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taire de texte dans le cadre de la philosophie systématique – nous reviendrons plusloin sur cette position –, mais elle ne constitue aucunement une justification de laréduction de celle-ci à la seule description historique.

La seconde conception visant à montrer que faire de l’histoire de la philoso-phie revient à faire de la philosophie s’appuie sur le fait que toute reconstruction del’histoire de la philosophie suppose l’analyse de concepts philosophiques – c’est-à-direla mise en lumière de leurs caractéristiques, de leur portée et de leurs limites –, etdonc un point de vue critique ou théorique. Par exemple, comprendre la philosophied’Aristote, ou le passage de Platon à Aristote, suppose au moins une analyse desconcepts d’Idée et de substance, par conséquent une activité systématique. Il n’yaurait donc pas de véritable différence entre le point de vue de l’historien ou du com-mentateur et celui du théoricien.

En réalité, il est tout à fait possible de décrire une position philosophique ou lacritique d’une position par une autre sans jamais s’interroger sur la validité d’aucuned’entre elles. Par exemple, on peut énumérer tous les arguments d’Aristote à l’en-contre de la doctrine des Idées de Platon sans pour autant déterminer si ces argu-ments parviennent réellement à réfuter la position de Platon. Reconstruire la penséed’un auteur ou l’évolution d’une idée, ce n’est pas encore juger si cet auteur a raisonou si cette évolution représente un progrès. Les historiens de la philosophie ne sontpas nécessairement des philosophes, tout comme les historiens de la médecine nesont pas forcément des médecins.

Selon nous, la tendance actuelle de la philosophie académique à se réduire àune simple historiographie ou exégèse des textes s’explique en partie par la naturemême de la philosophie. Quelle que soit la conception de la philosophie – recherche despremiers principes, recherche de l’absolu, science reconstructive, science normative –, etquelle que soit la branche de la philosophie – esthétique, éthique, logique, etc. –, il s’agitd’une discipline dont les conclusions ne portent pas simplement sur le monde empiriqueet sont même parfois – quand la philosophie est conçue comme discipline critique ounormative – carrément contrefactuelles. Les conclusions en philosophie sont donc trèssouvent des propositions qui ne sont pas empiriquement vérifiables. Ce qui signifie quela philosophie ne peut fonder ses conclusions uniquement sur des observations factuelleset doit recourir, en plus, à des arguments non empiriques. Cela apparaît en particulierdans les définitions philosophiques. Si on cherche à établir par exemple un concept nor-matif de vérité, on ne peut s’appuyer seulement sur les usages observables du terme« vérité », car il se peut que certains de ces usages soient déviants. À supposer que ladéfinition normative de la vérité rejoigne une partie des usages observables, alors cettedéfinition s’accompagnera toujours d’un jugement évaluatif ou critique du type : « Cesusages observables sont rationnellement acceptables ».

Or, les arguments non empiriques sont des arguments abstraits qui, en dehorsdes mathématiques et de la logique formelle, sont difficiles à formaliser, à communi-quer et à manier, par conséquent des arguments par lesquels on commet facilementdes erreurs. C’est le cas par exemple de l’argument transcendantal chez Kant ou de lapreuve pragmatico-réflexive de K.-O. Apel, comme en témoignent les nombreuxdébats dont ils font l’objet au sein même de la communauté philosophique 4.

4. Voir par exemple B. Stroud, « Transcendental Argument », in The Journal of Philosophy, 15, n° 5, 1968,p. 241-256 ; J.-M. Ferry, « Sur la fondation ultime de la raison : “penser avec Apel contre Apel” », in Habermas,la raison, la critique, coll. Procope, Paris, Cerf, 1996, p. 153-185.

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Cette difficulté à communiquer et à manier les arguments philosophiques estrenforcée par le fait qu’il n’existe actuellement aucune épistémologie de la philoso-phie. Alors que les sciences de la nature bénéficient sur ce point de nombreuxouvrages – le Novum Organum de Bacon, La Théorie physique de P. Duhem ou laLogique de la découverte scientifique de K. Popper –, la philosophie ne peut compterque sur une poignée de travaux singulièrement obscurs – par exemple les écrits deHegel – et qui n’ont rien d’exhaustif. Cela peut s’expliquer ainsi : une épistémologiede la philosophie suppose une définition précise des tâches de la philosophie ; or,comme on l’a suggéré plus haut, la philosophie commence à peine à se détacher dessciences descriptives, si bien qu’il n’existe pas encore de définition, même approxima-tive, des tâches spécifiques de la philosophie, du moins de définition qui fasse l’unani-mité. La philosophie apparaît ainsi comme une discipline aux limites floues, faisantusage d’une multitude de méthodes plus ou moins cohérentes entre elles, de sortequ’on a le sentiment que le philosophe avance en tâtonnant vers une destination qu’ilignore lui-même.

Étant donné la nature des arguments philosophiques et l’absence de règlesméthodologiques permettant de compenser au moins en partie ces inconvénients, lesconclusions philosophiques sont particulièrement difficiles à défendre. Un philosophearrivera rarement à convaincre la communauté scientifique ou les non-spécialistes. Ils’expose davantage à l’indifférence ou au rejet que les autres théoriciens – ce qui estd’autant plus vrai si on conçoit la philosophie comme une discipline visant à prescriredes normes du discours, de l’action et du vivre-ensemble. Ces difficultés à justifierune position philosophique et à obtenir un consensus ont conduit certains observa-teurs, voire certains philosophes, à déclarer qu’il n’existe pas de vérité ni de progrèsen philosophie et que le choix d’une position dans ce domaine relève uniquement dela préférence subjective ou de l’engagement personnel 5. Pour toutes ces raisons, ilfaut non seulement beaucoup de travail et d’inventivité, mais aussi un certain couragepour avancer une théorie philosophique.

Au contraire, tout comme les autres sciences descriptives, l’historiographie etl’exégèse portent principalement sur des faits concrets, en l’occurrence des textes –les originaux, les manuscrits, les différentes éditions, les citations, etc. Certes,comme dans toute science descriptive, ces faits ne sont jamais à l’abri d’une remiseen cause et peuvent en outre confirmer simultanément une multitude de positionsincompatibles, de sorte que les conclusions, même dans ce contexte, demeurenttoujours faillibles. De plus, l’interprétation des textes rencontre une série de pro-blèmes spécifiques. Par exemple l’auteur peut avoir commis des erreurs d’inatten-tion qui ne reflètent pas sa pensée réelle, ou une œuvre peut subsister uniquementsous la forme d’une traduction douteuse. Néanmoins, là aussi, il existe une épisté-mologie qui permet de prendre conscience de ces difficultés et qui propose des solu-tions méthodologiques 6. Surtout, l’historien de la philosophie ou le commentateurde texte s’inscrit dans une perspective descriptive. Il rend compte de la pensée detel ou tel auteur et décrit l’évolution des idées, sans jamais être obligé d’exprimerun jugement critique à leur égard, encore moins de proposer des solutions alterna-tives. Il n’a donc pas à recourir aux arguments abstraits et étranges de la philoso-phie. L’historiographie et le commentaire de texte en philosophie apparaissent ainsi

5. Cf. J. Piaget, Sagesse et illusions de la philosophie, Paris, PUF, 1965, -1992, p. 90-91, p. 282-283.6. Cf. par exemple J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, PUF, 1993, trad. par l’auteur (Einfüh-rung in die philosophische Hermeneutik, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1991).

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comme des tâches beaucoup plus sérieuses, scientifiques et respectables que la phi-losophie elle-même.

On comprend alors pourquoi il existe une tendance à abandonner la philoso-phie au profit de l’exégèse et de l’histoire de la philosophie. Alors que la première nebénéficie d’aucune méthodologie, avance en tâtonnant sans direction précise, tout envoulant imposer des normes – si bien qu’il faut, en plus des vertus élémentaires duchercheur, un certain courage intellectuel pour avancer une nouvelle théorie philoso-phique –, les secondes possèdent des buts et des méthodes relativement définies etreconnues, n’imposent aucune norme, et ne supposent donc rien de plus qu’un mini-mum d’intelligence et d’assiduité.

Ceci explique probablement mais ne justifie pas l’abandon de la philosophiethéorique au profit de l’histoire de la philosophie et du commentaire de texte. Que sepasserait-il en effet si, en physique par exemple, on se contentait de faire de l’histoirede la théorie et de commenter les auteurs tels que Aristote, Galilée, Newton et Ein-stein ? On peut parier qu’il n’y aurait plus de physique à proprement dit, c’est-à-direplus de discussions théoriques sur les particules élémentaires et les forces d’interac-tion, sur la validité des différentes versions de la théorie des cordes, ou sur la ques-tion d’une conciliation de la théorie de la relativité générale avec la physique quan-tique. Plus exactement, si on se contentait de décrire ou de commenter la pensée desauteurs dans les facultés et les laboratoires de physique, alors le risque serait de voirle terrain de la physique théorique occupé par des incompétents et d’assister à la dispa-rition de la physique scientifique. C’est ainsi que, encore récemment, des charlatans ontpu s’emparer de sujets tels que les courants telluriques, jusqu’à ce que les physiciensdécident de s’en préoccuper 7. On peut penser qu’un tel « matin des magiciens » se pro-duira en philosophie si on continue à la réduire à l’historiographie et au commentairede texte dans les universités et les centres de recherche. Les conséquences seraient undénigrement puis un rejet de la philosophie, c’est-à-dire l’abandon de toute discussionsérieuse sur des questions normatives telles que « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? »,« Peut-on fixer des limites à la souveraineté d’un État ? » et « Qu’est-ce qu’un raisonne-ment valide ? ». C’est pourquoi la philosophie doit réoccuper le terrain de la théorie, etque cela doit être soutenu par les institutions, notamment les universités.

2. NÉCESSITÉ DE L’HISTORIOGRAPHIE ET DE L’EXÉGÈSE DANS LE CADRE DE LATHÉORIE

Compte tenu de ces critiques à l’encontre de la réduction de la philosophie àl’historiographie et au commentaire de texte, on pourrait penser que ceux-ci doiventrester rigoureusement séparés. De fait, cette séparation semble constituer la règledans les sciences. Par exemple, les Éléments d’Euclide, qui constituent pour la plupartdes scientifiques un modèle de démonstration et d’exposé théorique, ne comportentaucune considération historique ou exégétique. Du point de vue du théoricien, l’his-toire de la théorie serait par conséquent une discipline parfaitement secondaire etoptionnelle. Elle pourrait éventuellement être mentionnée dans un exposé théorique,mais tout au plus en introduction, dans les scolies, les notes de bas de page ou lesannexes à l’attention des érudits ou de quelques curieux. Il faudrait ainsi admettreune division du travail scientifique où tandis que « les uns accroissent la connaissance

7. Cf. Ch. Vauge, Les ondes aujourd’hui, Paris, Ellipse, 2004.

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en vertu de leur effort autonome et de leurs propres découvertes, les autres s’occu-pent surtout “de ce que d’autres ont pensé d’utile et d’agréable en vue d’indiquercomment il faut comprendre leurs écrits et leurs monuments 8.” » En philosophie,cette conception apparaît à travers des œuvres telles que l’Éthique de Spinoza, laMonadologie de Leibniz et le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, où lesauteurs du passé ne sont évoqués au mieux que dans des paragraphes subsidiaires.Cette position est aujourd’hui largement défendue par la philosophie analytique.Toulmin déclare par exemple dans Les usages de l’argumentation : « […] il vaudramieux éviter dès le départ de pénétrer dans l’arène philosophique, où la poussière decontroverses anciennes peut facilement être soulevée et nous aveugler 9. » La philoso-phie analytique s’oppose ainsi à ce qu’elle appelle la « philosophie continentale », sug-gérant par cette expression que l’étroite relation entre philosophie et historiographiese limite à une partie restreinte du monde et demeure de ce fait parfaitement contin-gente.

En réalité, la critique de la réduction de la philosophie à l’historiographie ou àl’exégèse n’implique pas l’abandon de celles-ci dans le cadre de la philosophie théo-rique. De manière générale, l’histoire de la théorie et l’exégèse sont indispensables àla théorie, que ce soit dans le contexte de découverte, le contexte de communicationou le contexte de justification.

1. Le contexte de découvertePar « contexte de découverte », on entend l’étape du travail scientifique qui

consiste à produire de nouvelles propositions, c’est-à-dire aussi bien des nouvelleshypothèses que des nouvelles stratégies de démonstration pour une hypothèse don-née 10. Dans ce contexte, la connaissance des autres théories – récentes ou anciennes –est utile à plusieurs égards.

On évoquera d’abord un argument en partie contestable avancé par Feyera-bend. Selon Feyerabend les exploits accomplis par les grands scientifiques « sont “trèsinstructifs” non pas parce qu’ils ont des éléments en commun que le chercheur doitdétacher et apprendre par cœur s’il veut devenir un bon scientifique, mais parce qu’ilsfournissent une aire de jeux, riche et variée, à l’imagination 11. » Autrement dit,comme les rêves ou les œuvres de fiction 12, les autres théories existantes, anciennesou issues d’autres disciplines, peuvent contribuer à l’inspiration du scientifique lors dela création de nouvelles hypothèses ou stratégies de démonstration.

Mais cet argument n’est pas toujours vrai. La connaissance des autres théoriespeut aussi, inversement, constituer un obstacle à l’inventivité. C’est ce qu’illustre, sil’on suit J. Eisenstaedt, la genèse de la théorie de la relativité restreinte : « L’ignoran-ce, parfois, a du bon. “Mieux vaut être une tête bien faite que pleine”, un dicton qui

8. J. Grondin, L’universalité de l’herméneutique, op. cit., p. 60, citant M. Chladenius, Einleitung zur richtigenAuslegung vernünftiger Reden und Schriften, Leipzig, Lanckisch, 1742, Düsseldorf, Stern-Verlag Janssen, -1969.9. S. E. Toulmin, Les usages de l’argumentation, trad. Ph. De Brabanter, Paris, PUF, 1993 (The Uses ofArgument, Cambridge, Cambridge University Press, 1958) p. 233. Cf. aussi l’introduction de J. Conant à l’ou-vrage de H. Putnam, Le réalisme à visage humain, trad. Cl. Tiercelin, Paris, Seuil, 1994 (Realism with a HumanFace, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1990) p. 43 et p. 84, ainsi que p. 28-29 l’exemple de la phi-losophie de l’esprit.10. Cf. par exemple H. Reichenbach, Experience and Prediction. An Analysis of the Foundations and the Structu-re of Knowledege, Chicago/London 1938, -1966, § 1.11. P. Feyerabend, Adieu la raison, trad. B. Jurdant, Paris, Seuil, 1989 (Farewell to Reason, Londres, Verso,1987) p. 219.12. Cf. par exemple le fameux rêve de Kekulé, in P. Thuillier, D’Archimède à Einstein. Les faces cachées de l’in-vention scientifique, Paris, Fayard, 1988, p. 327-342.

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s’applique assez bien à Einstein. Parce qu’il faut une grande liberté d’esprit pour oserrecomposer le tableau de la physique 13. » Plus loin : « Tout cela implique que, pourmieux comprendre, pour entendre plus aisément la relativité restreinte, il ne faut pastrop écouter Fresnel ni Lorentz et interpréter l’expérience d’Arago plus simplementque son auteur. Il faut ici oublier l’histoire ! C’est bien ce que font les physiciens quidoivent alors refondre aussi bien que refonder leur image du monde physique, unerefonte qui exige une sorte d’oubli des anciennes bases de leur discipline et de sesméandres 14. »

L’histoire de la théorie et le commentaire de texte sont nécessaires dans lecontexte de découverte principalement pour les raisons suivantes.

Comme le dit Hempel dans les Éléments d’épistémologie, « un chercheur, dansl’effort d’invention qui lui est nécessaire, tirera avantage de sa familiarité avec les der-niers développements de sa discipline. Celui qui est tout à fait novice aura du mal àfaire en science une importante découverte, car il y a de fortes chances pour que lesidées qui lui viennent répètent ce qui avait été déjà essayé ou qu’elles contredisent desfaits ou des théories bien établis, mais qu’il ignore 15. » En d’autres termes, la connais-sance des théories déjà existantes permet d’éviter de perdre du temps à prouver ce quia déjà été prouvé et de répéter les erreurs ou les insuffisances du passé. En outre, lefait de savoir ce qui est aujourd’hui admis ou contesté permet de déterminer ce qu’ilconvient de dépasser à travers une théorie nouvelle, et donc d’orienter la recherche.Remarquons que la connaissance des erreurs et des apports du passé est d’autant plusimportante en philosophie où l’on ne dispose pas encore d’une épistémologie cohéren-te et où la fréquentation des auteurs constitue la seule manière de saisir, au moinsapproximativement, les buts généraux de la philosophie et les moyens de les atteindre.

Enfin, Feyerabend avance un autre argument qui semble cette fois parfaite-ment juste : « Quelques-uns de ces éléments [les préjugés ou présupposés d’une théo-rie scientifique] sont accessibles sous la forme d’énoncés clairs, tandis que d’autressont sous-entendus et ne deviennent connus que par contraste, quand on le compareà des points de vue nouveaux et inhabituels 16. » Autrement dit, la connaissance desthéories du passé ou issues d’autres disciplines permet d’approfondir la connaissancedes positions actuellement admises en mettant en lumière, par comparaison, leurspostulats ou préjugés implicites. Or, en modifiant plus ou moins ces postulats ou pré-jugés, il est aussi possible de percevoir de nouvelles hypothèses ou de nouveaux ter-rains de recherche, contribuant ainsi à l’accroissement du savoir.

2. Le contexte de communicationUne théorie scientifique ne doit pas seulement être consistante ou en adéqua-

tion avec les faits, elle doit aussi être communicable, cela pour au moins deux raisons.D’une part, une théorie ne peut être considérée comme parfaitement valide tant qu’el-le n’obtient pas la reconnaissance de l’ensemble de la communauté scientifique.D’autre part, les acquis de la science doivent être transmis aux nouvelles générationspour éviter des régressions et permettre des progrès futurs.

13. J. Eisenstaedt, Einstein et la relativité générale, Les chemins de l’espace-temps, Paris, CNRS Editions, 2002, -2007, p. 24.14. J. Eisenstaedt, Einstein et la relativité générale, op. cit., p. 26.15. C. Hempel, Eléments d’épistémologie, trad. B. Saint-Sernin, Paris, Masson & Armand Colin, 1972, ArmandColin, 2002 (Philosophy of Natural Science, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1966) p. 23.16. P. Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, trad. B. Jurdant etA. Schlumberger, Paris, Seuil, 1979, 1988 (Against Method, New Left Books, Londres, 1975) p. 157 ; ibid.,p. 29 : « […] les préjugés sont mis en évidence par contraste et non par analyse. »

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Or, pour rendre une théorie communicable, il ne suffit pas de la formuler dansun langage clair et précis. Comprendre une théorie, ce n’est pas seulement savoir àquoi renvoient ses concepts, c’est aussi reconnaître leur utilité ou leur pertinence.Cela suppose de déterminer à partir de quels problèmes ces concepts surgissent –quels problèmes ils prétendent résoudre et quels sont leurs enjeux. Cela supposeautrement dit de reconstruire l’histoire des concepts. L’histoire des concepts ou de lathéorie est ainsi le meilleur moyen de comprendre une théorie. Duhem confirme cepoint de vue à propos de la physique : « La méthode légitime, sûre, féconde, pour pré-parer un esprit à recevoir une hypothèse physique, c’est la méthode historique. Retra-cer les transformations par lesquelles la matière empirique s’est accrue, tandis que laforme théorique s’ébauchait ; décrire la longue collaboration par laquelle le sens com-mun et la logique déductive ont analysé cette matière et modelé cette forme jusqu’àce que l’une s’adaptât exactement à l’autre, c’est le meilleur moyen, voire le seulmoyen, de donner à ceux qui étudient la physique une idée juste et une vue claire del’organisation si complexe et si vivante de cette science 17. » De même, selon ErnstMach : « L’analyse historique de ces problèmes particuliers reste d’ailleurs le moyen leplus efficace et le plus naturel de pénétrer les éléments essentiels des principes, etl’on peut même dire que ce n’est que par cette voie qu’il est possible de parvenir à lapleine compréhension des résultats généraux de la mécanique 18. » Par conséquent,l’exposé d’une théorie ne peut se contenter d’une simple présentation hypothético-déductive – sur le modèle des Éléments d’Euclide – et doit aussi intégrer des élémentshistoriographiques et narratifs.

3. Le contexte de justificationL’étroite collaboration de la théorie avec l’histoire de la théorie et le commen-

taire de texte a été maintes fois soulignée par les épistémologues et les scientifiqueseux-mêmes, comme on peut le constater ci-dessus. Mais cette étroite collaboration n’aété mise en lumière que dans le cadre du contexte de découverte ou dans le cadre dela présentation didactique des théories. Quasiment aucun auteur n’évoque le rôle del’histoire de la théorie au sein du contexte de justification. Tout se passe comme si ladémonstration d’une théorie excluait toute référence à l’histoire ou aux autres textesexistants. Sans doute le modèle de démonstration que constituent les Éléments d’Eu-clide a-t-il fortement contribué à cette croyance. Pourtant, bien que cela puisseparaître paradoxal, l’histoire de la théorie et le commentaire de texte sont, dans l’étatactuel des connaissances, indispensables à toute démonstration rigoureuse.

Pour comprendre le rôle de l’exégèse et de l’historiographie au sein du contex-te de justification, il convient de partir du problème suivant : on ne dispose aujour-d’hui d’aucune procédure de preuve absolue ; tout savoir est donc faillible, c’est-à-diresusceptible d’être faux ou insuffisant ; comment peut-on dès lors justifier une proposi-

17. P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, 1906, Paris, Vrin, -1997, p. 408-409. C’est aussi ence sens que l’on peut comprendre ces propos de Sellars concernant la philosophie in Science and Metaphysics.Variations on Kantian Themes, Atascadero Californie, Ridgeview Publishing, 1967, 1992, chapitre I « Sensibili-ty and Understanding », p. 23 : « L’histoire de la philosophie est la lingua franca qui rend possible la communi-cation entre philosophes, appartenant au moins à différents points de vue. La philosophie sans l’histoire de laphilosophie, si elle n’est pas vide ou aveugle, est au moins muette (dumb). » (« The history of philosophy is thelingua franca which makes communication between philosophers, at least of different points of view, possible.Philosophy without the history of philosophy, if not empty or blind, is at least dumb. » Nous traduisons.)18. E. Mach, La mécanique. Exposé historique et critique de son développement, trad. E. Bertrand, Paris, Her-mann, 1904, Paris, Jacques Gabay, 1987 (Die Mechanik und ihrer Entwicklung : historisch-kritisch dargestellt,Leipzig, Brockhaus, 1883) Préface, p. 1-2.

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tion ? Comment peut-on prétendre à la validité dans un contexte de finitudecognitive ? Une conclusion rationnellement acceptable peut-elle découler de proposi-tions incertaines ?

On ne peut certes prétendre à des positions absolument valides dans uncontexte de finitude cognitive, mais on peut au moins prétendre à des positions« meilleures » que les autres positions actuellement connues. Autrement dit, on peutprétendre à une « plus grande vérisimilitude ». En effet, en se limitant au cadre res-treint des positions actuellement connues, une telle prétention évite toute ambitionabsolutiste inaccessible – elle est donc en conformité avec le fait de la finitude cogni-tive –, mais en cherchant à hiérarchiser ces positions, elle évite tout relativisme nive-lant et auto-contradictoire – elle satisfait donc aux exigences de la prétention à lavalidité. Une telle solution n’a rien d’original, on la trouve chez de nombreux épisté-mologues, par exemple chez Popper : « Tout ce qu’on peut dire d’une hypothèse c’estque, jusqu’à maintenant […] elle a permis d’avancer davantage que d’autres hypo-thèses, bien qu’il soit impossible de la justifier ou de la vérifier jamais, ou même d’enmontrer la probabilité 19 » ; et chez Kuhn : « La vérification ressemble à la sélectionnaturelle : elle choisit la plus viable parmi les possibilités de fait existant dans unesituation historique particulière 20. » De fait, en physique, Einstein prétendait que, bienque probablement fausse, sa théorie était néanmoins meilleure que celle de Newton 21.

La question est ensuite de savoir ce qui fait qu’une théorie est meilleurequ’une autre. Il s’agit autrement dit de déterminer un « critère de préférence ». Nouslaisserons ici cette question de côté car elle n’a pas de conséquence directe sur notrepropos 22. Quel que soit le critère de préférence adopté, cette démarche implique untype d’argumentation où les différentes positions concurrentes sont examinées lesunes à la suite des autres, de la « plus mauvaise » à la « meilleure », chaque nouvelleposition comblant quelques-unes au moins des insuffisances des positions précédentes– l’argumentation prenant ainsi l’apparence d’un processus d’apprentissage. Nousappellerons cette démarche « démonstration comparative ».

Si, dans un contexte de finitude cognitive, une position est rationnellementacceptable seulement si elle possède une plus grande vérisimilitude, c’est-à-dire si elleest meilleure que les positions concurrentes connues, alors l’acceptation rationnelled’une position sera d’autant plus assurée qu’elle est confrontée à un plus grand nombrede positions concurrentes. Autrement dit, plus un exposé confrontera un grand nombrede positions concurrentes, plus cet exposé pourra être qualifié de « scientifique » au sensde « sérieux » ou de « rigoureux », par opposition à la simple opinion 23. De ce point de

19. K. Popper, La quête inachevée. Autobiographie intellectuelle, trad. R. Bouveresse et M. Bouin-Naudin, Paris,Calmann-Lévy/Pocket, 1989 (« Unended Quest. An Intellectual Autobiography », in The Philosophy of KarlPopper, coll. The Library of Living Philosophers, édité par P.A.Schilpp, vol. I, Open Court Publishing Co., LaSalle, p. 3-181) note 98 p. 298.20. Th. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Paris, Flammarion, 1983 (The Structureof Scientific Revolution, University of Chicago Press, 1962) p. 202.21. Cf. à ce sujet K. Popper, La quête inachevée, op. cit., p. 48-49.22. Voir S. Panis, La démonstration dialectique, Lille, ANRT, 2008, § 2.4.23. On retrouve l’un des arguments avancés par J. S. Mill en faveur du pluralisme théorétique in De la liberté, trad.G. Boss, Zurich, Éditions du Grand Midi, 1987 (On liberty, Londres, Parker, 1859) p. 34-35 (p. 90-91 traductionLanglet): « Bien loin qu’elle ne suscite le doute et l’hésitation dans la pratique, l’habitude ferme de corriger et decompléter ses propres opinions en les comparant avec celle des autres est le seul fondement stable qui supporte unejuste confiance en elles. Car, connaissant tout ce qui peut manifestement être dit contre son opinion, et ayant soute-nu sa position contre tous les contradicteurs – sachant qu’on a recherché les objections et les difficultés au lieu de leséviter, et qu’on n’a négligé aucune lumière susceptible d’éclairer le sujet de tous côtés –, on a le droit d’estimer sonjugement meilleur que celui de toute personne ou de toute multitude qui n’a pas traversé une telle épreuve. »

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vue, l’argumentation des Éléments d’Euclide et du Tractatus logico-philosophicus deWittgenstein est insuffisante puisqu’elle se contente d’exposer les axiomes et théo-rèmes sans réellement tenir compte des positions concurrentes. Au contraire, les dia-logues platoniciens et les traités d’Aristote sont formellement satisfaisants puisqu’ilsaccordent une place importante à l’examen des positions adverses. Remarquons quecela ne préjuge pas de leur contenu : une conclusion peut être incorrectementdémontrée mais juste ; inversement, une position peut être parfaitement démontréemais invalidée à la suite de l’apport de nouvelles données.

Si l’acceptation rationnelle d’une position est d’autant plus assurée qu’elle estconfrontée à un grand nombre de positions concurrentes, alors le scientifique ne doitpas, dans le contexte de démonstration, concentrer son attention uniquement surl’observation des phénomènes ou sur l’élaboration de sa propre position, il doit aussiexaminer les positions concurrentes. Cela suppose une recension de ces positionsconcurrentes, qui peut s’effectuer dans plusieurs directions.

Un scientifique peut tout d’abord concevoir lui-même les positions concur-rentes. Cela est nécessaire quand le domaine d’objet traité ou le type de prétention à lavalidité émis sont tellement inédits qu’il n’existe encore aucune position concurrente.Mais une telle attitude créative est aussi utile quand des positions concurrentes exis-tent déjà. Il existe par exemple un grand nombre de théories portant sur les causes desallergies, cela n’empêche pas les scientifiques d’imaginer de nouvelles positionsconcurrentes dans le seul but de renforcer leur démonstration. L’imagination créatricejoue de ce fait un rôle important non seulement pour la production de nouvelles théo-ries susceptibles de remplacer les positions aujourd’hui admises, c’est-à-dire dans lecontexte de découverte – comme l’ont montré par exemple Popper et Feyerabend 24 –,mais aussi pour la production de positions rivales susceptibles de consolider la justifi-cation des positions défendues, c’est-à-dire dans le contexte de démonstration.

Cependant, l’imagination demeure limitée en ce sens où, quand bien mêmeelle serait capable de concevoir toutes les positions concurrentes possibles, elle nedonnerait aucune garantie que tel est bien le cas. Le scientifique doit donc égalementprospecter parmi les positions existantes. On peut distinguer au moins trois domainesdans lesquels peut s’effectuer cette prospection.

En premier lieu, il convient évidemment de recenser les positions concurrentesqui font actuellement l’objet de débats dans la discipline concernée. Par exemple, sion propose une nouvelle théorie de la gravité, il convient alors de la confronter à laphysique quantique, à la théorie de la relativité générale et aux différentes versionsde la théorie des cordes.

Deuxièmement, on constate que certains sujets ou problèmes étudiés par leschercheurs font l’objet de plusieurs disciplines scientifiques. Par exemple, l’étude ducomportement humain fait l’objet à la fois de la biologie, de la psychologie et de lasociologie. Rien ne garantit que cela ne soit pas aussi le cas pour d’autres sujets ouproblèmes. La recension des positions concurrentes doit donc s’effectuer en interro-geant les autres disciplines scientifiques. La démonstration comparative suppose etjustifie ainsi la coopération entre les sciences, c’est-à-dire l’interdisciplinarité.

Troisièmement, il est possible que des théories anciennes soient en mesure derésoudre certains problèmes que rencontrent des positions plus récentes. Par

24. Cf. par exemple K. Popper, Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique, trad. M.-I. et M. B.de Launay, Paris, Payot, 1979, -1985 (Conjectures and Refutations, London, Routledge and Kegan Paul, 1963)p. 54 ; P. Feyerabend, Adieu la raison, op. cit., p. 218-219.

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exemple, il se pourrait que la pensée de Leibniz apporte des solutions à certains pro-blèmes que rencontre la physique actuelle et constitue ainsi une position concurrentepertinente 25. De même, « la théorie du mouvement d’Aristote est cohérente et a étélargement confirmée. Elle a stimulé la recherche en physique […], en physiologie, enbiologie et épidémiologie jusqu’à la fin du XIXe siècle et elle a gardé toute sa pertinen-ce aujourd’hui 26. » La théorie du mouvement d’Aristote est donc en mesure de consti-tuer une position concurrente pertinente. Dès lors, il convient, pour justifier une posi-tion, de ne pas se contenter des positions concurrentes actuellement en débat et derecenser aussi celles qui ont été conçues par le passé.

On voit que ce qui a été dit plus haut concernant l’imagination créatrice vautaussi pour l’histoire de la théorie : celle-ci est pertinente non seulement dans lecontexte de découverte, comme cela est souvent admis, mais aussi, contrairement àl’opinion commune, dans le contexte de justification. De plus, si la justification d’uneposition doit passer par la recension et le commentaire des positions concurrentes –aussi bien celles du passé que celles émises par les autres disciplines –, alors l’argu-mentation dans un contexte de finitude cognitive est indissociable d’une « herméneu-tique » – d’une méthode ou d’un art d’interpréter les textes. La division du travailentre « ceux qui démontrent » et « ceux qui commentent » évoquée plus haut est doncparfaitement injustifiée.

De fait, contrairement à l’idée reçue, les scientifiques commentent les positionsconcurrentes autant que les philosophes. Ainsi, en physique, une grande partie del’œuvre de Galilée est consacrée à la comparaison du système copernicien avec le sys-tème ptolémaïque et la physique d’Aristote. De même, Einstein ne cesse dans sesarticles de se situer par rapport à Galilée ou à Newton. Cette démarche comparativeapparaît aussi en sociologie et théorie de la société. Elle apparaît par exemple dans Lesuicide de Durkheim. Celui-ci examine d’abord successivement les théories concur-rentes portant sur les causes du suicide – des théories psychologiques aux théoriessociales, en passant par les théories de la race et de l’hérédité – avant d’avancer sapropre position, qui semble alors combler les erreurs et les insuffisances des positionsprécédentes. De même, la plupart des chapitres de la Théorie de l’agir communication-nel de J. Habermas sont consacrés à l’analyse critique des théories concurrentes, saposition n’étant exposée que dans les « Considérations intermédiaires ». Une telledémarche comparative apparaît également en mathématiques. Cela peut surprendre,puisque les mathématiques sont le plus souvent considérées comme le domaine privi-légié de la démarche déductive. Lakatos a cependant montré dans Preuves et réfuta-tions, en s’appuyant sur l’exemple de la conjecture d’Euler portant sur les polyèdresréguliers, que l’argumentation mathématique pouvait aussi prendre la forme d’undébat entre plusieurs positions, la discussion progressant par essais et erreurs à lamanière d’un processus d’apprentissage – sur le modèle du dialogue entre Socrate etl’enfant dans le Ménon de Platon 27.

25. Cf. M. Lachièze-Rey, Les avatars du vide, Paris, Le Pommier, 2005, p. 58 ; R. Omnès, Philosophie de la scien-ce contemporaine, Paris, Gallimard, 1994, p. 388.26. P. Feyerabend, Adieu la raison, op. cit., p. 326 ; cf. aussi Contre la méthode, op. cit., p. 107-108.27. Cf. I. Lakatos, Preuves et réfutations. Essai sur la logique de la découverte mathématique, trad. N. Balacheffet J.-M. Laborde, Paris, Hermann, 1984 (Proofs and Refutations, Cambridge University Press, 1976), p. 5 :« […] les mathématiques non formelles, quasi empiriques ne se développent pas dans un accroissement conti-nu du nombre de théorèmes indubitablement établis, mais dans l’amélioration incessante des conjecturesgrâce à la spéculation et à la critique, grâce à la logique des preuves et réfutations. » Concernant le dialogueentre Socrate et l’enfant, cf. Platon, Ménon, 82c-85b.

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L’exégèse et l’histoire de la théorie occupent ainsi une place de premier planau sein de l’activité théorique, que ce soit dans le contexte de découverte, le contextede communication ou le contexte de justification. Une science ne peut donc être prati-quée rigoureusement sans l’histoire des sciences, et il ne peut y avoir de véritablescientifique qui ne soit aussi historien au moins de sa propre discipline. L’exégèse etl’histoire de la théorie ne constituent pas de simples compléments érudits à la science,elles font au contraire partie de ses conditions nécessaires.

Mais cela n’implique pas l’installation des théories, notamment celles du passé,dans un sanctuaire où toute contestation représenterait un sacrilège. Dans le contextede justification en particulier, la démarche comparative consiste à confronter les diffé-rentes positions concurrentes connues afin de déterminer laquelle est la meilleure, cequi suppose une attitude critique à leur égard. La démarche comparative accordedonc sans doute une grande importance aux théories du passé et considère leur diver-sité comme bénéfique, mais elle s’oppose à toute réduction ou soumission historiciste.Si on applique cette démarche à la philosophie, celle-ci se place alors entre les deuxécueils contemporains évoqués plus haut : celui de la philosophie analytique qui« convoite la vérité en oubliant l’histoire », et celui de la philosophie continentale« qui se contente du passé en oubliant la philosophie » 28.

3. VERS UNE ÉPISTÉMOLOGIE DE LA PHILOSOPHIE

On a vu que l’une des raisons pour lesquelles la philosophie théorique est peupratiquée dans le milieu académique réside dans la difficulté à saisir correctement lesarguments abstraits qu’elle emploie, difficulté aggravée par l’absence d’épistémologieexhaustive de la philosophie. Comment peut-on en effet prétendre à des conclusionsphilosophiques, si on ignore ce qu’est une conclusion philosophique en général, etquelles sont les règles de raisonnement que supposent de telles conclusions ? Certes,il n’est pas absolument nécessaire de connaître les méthodes en philosophie pour phi-losopher, tout comme un individu qui n’a jamais étudié la grammaire peut parfaite-ment s’exprimer correctement. Néanmoins, il semble qu’un chercheur qui connaîtl’épistémologie de la philosophie sera mieux à même d’éviter certaines erreurs etd’établir des démonstrations correctes, tout comme un individu qui connaît la gram-maire maîtrisera mieux la langue. Il convient donc d’élaborer une épistémologie etune méthodologie de la philosophie. Ce qui suppose une définition de la philosophie,tout du moins une clarification de ses buts.

On rétorquera que personne ne s’entend aujourd’hui sur la définition de laphilosophie, de sorte que toute épistémologie paraîtra partiale ou arbitraire. Remar-quons cependant que, encore récemment, la géographie ne bénéficiait d’aucune défi-nition précise et donc d’aucune méthodologie rigoureuse 29. On peut ainsi espérer quela situation actuelle de la philosophie n’est que provisoire. Une définition et une épis-témologie de la philosophie heurteront seulement quelques sensibilités qui considè-rent la philosophie comme un discours où l’originalité des idées doit primer sur lesexigences de scientificité, où le style compte davantage que la rigueur de l’argumenta-tion, conception nourrie par les écrits des auteurs postmodernes. Soulignons cepen-

28. Nous empruntons ces expressions à J. Barnes, « Aristote chez les anglophones », in Critique, n° 399-400intitulé Les philosophes anglo-saxons par eux-mêmes, août-septembre 1980, p. 708 : « Le vice anglais, c’est deconvoiter la vérité en oubliant l’histoire ; le vice européen, c’est de se contenter du passé en oubliant la philo-sophie. »29. Cf. par exemple J. Scheibling, Qu’est-ce que la géographie?, Paris, Hachette, 1994.

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dant que la réflexion méthodologique ne conduit pas forcément à étriquer la pensée,bien au contraire. D’une part, elle permet de la libérer de bon nombre de préjugés.Par exemple, la réflexion sur le rôle de l’histoire de la théorie dans la théorie permetde prendre conscience que la prépondérance actuelle de la démarche déductive estillégitime et qu’il faut admettre d’autres procédés tels que la démonstration compara-tive. D’autre part, une épistémologie de la philosophie n’est pas obligée d’avancer unedéfinition stricte de la philosophie, ni d’imposer des règles de raisonnements. Ellepeut se contenter, du moins dans un premier temps, de dire ce que la philosophien’est pas, et d’exposer les différents types de raisonnement – preuve réflexive, déduc-tion, induction, démonstration comparative, etc. – en examinant leur portée et leurslimites, sans contraindre à adopter l’un d’eux. Ajoutons que si on ne disposait d’aucu-ne définition ni d’aucune règle méthodologique, et si chacun, dans le milieu de la phi-losophie, se mettait à produire des théories, alors on pourrait craindre une cacopho-nie générale aboutissant au discrédit de la discipline entière. Des éléments de cetteépistémologie ont été esquissés ici à travers la distinction entre science et philosophie,ainsi que l’exposé de la démonstration comparative.