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  • LAURENT COURNARIE

    LEXPERIENCE

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    COURS ENSEIGNE EN 1ERE SUPERIEURE, 2007-08 PAR LAURENT COURNARIE

    Philopsis ditions numriques

    http://www.philopsis.fr

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    Laurent Cournarie - Philopsis 2010

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    Sommaire

    INTRODUCTION : LA PENSEE OUVERTE SUR LEXPERIENCE ...................................4 1 Lexprience contre lidentit soi de la pense ........................................................................4 2 Toute connaissance commence avec lexprience mais ne drive pas toute de lexprience ..6 3 Penser lexprience mme : lempirisme ou la phnomnologie ? ............................................8 4 Exprience et pense ...................................................................................................................13 5 Lessence dialectique de lexprience........................................................................................18 6 Lexprience ou la constitution passive de la connaissance ....................................................23 7 Lexprience entre le donn et le construit................................................................................30 CHAPITRE I : LEXPERIENCE OU LE PLUS BAS DEGRE DU SAVOIR .....................38 1 LA THEORIE SANS LEXPERIENCE ................................................................................................38 1.1 Lexigence de lessence : le langage contre lexprience.........................................................38 1.2 Science nest pas sensation.........................................................................................................39 2 LE REALISME DE LA SCIENCE ARISTOTELICIENNE.......................................................................45 2.1 Oti/dioti ........................................................................................................................................46 2.2 Luniversel dans le singulier : laffaire Callias ........................................................................54 CHAPITRE II : VERITE DE LEMPIRISME ..........................................................................59 1 LEMPIRISME OU LA QUESTION DE LORIGINE DES IDEES ...........................................................59 1.1 Lme comme une table rase ou un miroir .............................................................................60 1.2 Gense de toutes les connaissances relles et possibles........................................................65 2 LEXTENSION EMPIRISTE DU PRINCIPE EMPIRIQUE : LA CAUSALITE ..........................................69 2.1 Le ddoublement de lexprience : impression et habitude...................................................69 2.2 Emprisme et scepticisme .............................................................................................................77 3 LE FONDEMENT EMPIRIQUE DE LA SCIENCE ET LE DEPASSEMENT DE LA METAPHYSIQUE ........82 3.1 La signification dun nonc est sa mthode de vrification.................................................82 3.2 Un langage de lexprience ........................................................................................................83 4 CRITIQUE EMPIRISTE DE LEMPIRISME.........................................................................................87 4.1 Les deux dogmes de lempirisme.............................................................................................87 4.2 Le holisme pistmologique.....................................................................................................88 CHAPITRE III : SCIENCE ET EXPERIENCE........................................................................98 1 SCIENCE MODERNE, METHODE EMPIRIQUE.................................................................................98 1. 1 Galile plutt que Bacon ........................................................................................................98 1. 2 Lempirisme de Bacon...........................................................................................................101 2 SCIENCE MODERNE, SCIENCE EXPERIMENTALE.........................................................................104 2.1 Exprience et mathmatisation..............................................................................................104 2.2 La raison et lexprience : la rvolution dans la mthode ..................................................111 3 GALILEE, THEORICIEN OU EXPERIMENTATEUR ? ......................................................................118 CHAPITRE IV : THEORIE ET METHODE EXPERIMENTALE.....................................120 1 LA SCIENCE OU LE RATIONALISME APPLIQUE ...........................................................................120 2 LA THEORIE DE LA METHODE EXPERIMENTALE ........................................................................126 3 LIMITES DE LA METHODE EXPERIMENTALE...............................................................................129 CONCLUSION : LEXPERIENCE HUMAINE......................................................................134 BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................142

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    INTRODUCTION : LA PENSEE OUVERTE SUR LEXPERIENCE

    1 Lexprience contre lidentit soi de la pense

    Comment penser lexprience ? Il faut partir de cette question pour reconnatre la tension qui existe entre la pense et lexprience. Le rapport de la pense lexprience nest pas un rapport pacifi mais plutt polmique. La pente naturelle de la pense est de sinstituer contre lexprience. Du moins lexprience reprsente-t-elle peut-tre ce quil y a dirrductiblement extrieur la pense, ce que la pense ne peut puiser, ce que le concept ne peut jamais compltement assimiler soi : lexprience se donne la pense comme un cart initial dont il nest pas certain quelle puisse le combler. Il y a plusieurs manires denvisager cette tension entre la pense et lexprience.

    On peut commencer par souligner lopposition entre la pense et lexprience. Non seulement lexprience est lautre de la pense, mais elle se prsente mme comme le tout autre . Lexprience apparat en effet comme ce quil y a dimmdiatement tranger. La pense doit pour ainsi dire sortir delle-mme, du rgne de lidentit soi, pour souvrir une dimension daltrit. La pense repose sur le principe didentit. Or celui-ci nest pas seulement le fondement logique de la vrit (A=A), mais la mthode mme de la pense. Du moins connatre consiste-t-il toujours assimiler linconnu au connu, lautre au mme, la chose sa reprsentation, lobjet son signe. Or, comme on la suggr, lexprience se signale par le fait quelle dborde la pense de sorte que paradoxalement la suprme exprience est prcisment celle qui dfait la relation identifiante de la pense, cest--dire lexprience o la pense est totalement dborde, par exemple pour Lvinas, la relation de la pense lide dinfini ( Mais si exprience signifie prcisment relation avec labsolument autre cest--dire avec ce qui toujours dborde la pense la relation avec linfini accomplit lexprience par excellence , Totalit et infini, prface, p. XIII). On peut donc peut-tre assimiler lexprience lide dinfini cest--dire, contre la lettre de la philosophie de Lvinas, considrer que lexprience est, dans le domaine mme de la pense thorique, lindice dune altrit, dune extriorit qui dfie le pouvoir de la pense qui consiste se retrouver sous les choses, sidentifier aux choses, ce qui revient les identifier ses concepts et finalement aux actes du je pense . Le je pense doit pouvoir accompagner toutes les reprsentations, dit Kant, cest--dire identifier soi tous les contenus possibles de ce qui se prsente dans lexprience : la connaissance, cest--dire lidentification dune chose (de ceci comme un ceci) suppose lidentit du je pense . Comme lcrit encore Lvinas : Etre moi, cest avoir lidentit pour contenu. Le moi

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    ce nest pas un tre qui reste toujours le mme, mais ltre dont lexister consiste sidentifier, retrouver son identit travers tout ce qui lui arrive. Il est lidentit par excellence, luvre originelle de lidentification (ibid., p. 6). En termes kantiens, disons que la conscience est la forme mme du moi ou de lidentification : cest le je pense , cest--dire le principe dunit et didentit de la pense qui est au fondement de lexistence du moi. Or lexprience nest-elle pas ce qui brise lidentification, ce que la pense ne peut intgralement prvoir, ce qui dfie son pouvoir de prvision videmment cette hypothse est rigoureusement anti-kantienne, puisque pour le philosophe allemand, lexprience est constitue par le sujet, cest--dire que sous lexprience factuelle, il sagit de retrouver les actes de la subjectivit transcendantale.

    Mais, lexprience est encore davantage : cest le tout autre de la pense. Car autant la pense est construction de concepts (si lon fait abstraction dune pense intuitive) cest--dire, par dfinition, travail de mdiations, autant lexprience est rapport immdiat aux choses (ou rapport aux choses immdiates). Lexprience soppose la pense comme limmdiat au mdiat, le concret labstrait, le particulier au gnral, le donn au conu. De l le privilge que lon peut accorder lune ou lautre : si la vrit est universelle, si luniversel nest jamais donn mais toujours labor intellectuellement, alors la pense lemporte sur lexprience. Lexprience est toujours indigne de la vrit. La vrit est dessence intelligible et lexprience est sans aucune vrit. Inversement si le rel nest jamais gnral mais toujours singulier (ltre cest lindividuel), sil est toujours ce dont on part et que le concept a pour fonction de penser prcisment en liant la diversit quil contient, alors lexprience prime sur la pense. La pense est en quelque sorte le moyen pour connatre ce qui est donn dans lexprience. Ici, il sagirait en quelque sorte de substituer le terme dexprience celui dintuition et lon pourrait dire avec Kant : De quelque manire et par quelque moyen quune connaissance puisse se rapporter des objets, le mode par lequel elle se rapporte immdiatement aux objets et auquel tend toute pense comme au but en vue duquel elle est le moyen, est lintuition (CRP, Esthtique transcendantale , 1). Lintuition (lexprience) est le rapport immdiat des objets elle donne des objets ; la pense ne fait que produire lunit qui rend lintuition signifiante, le concept pense des objets. Mais videmment pour Kant, on ne peut identifier intuition et exprience. Dune part parce quil y a des intuitions empiriques (sensations) et des intuitions pures (temps, espace) ; dautre part, parce que lexprience est plutt le tout constitu par lunion de lintuition et du concept.

    Ainsi selon le rle attribu lexprience, cest--dire selon le statut que la pense saccorde vis--vis de lexprience, des divergences profondes apparaissent entre les philosophies. Tous les systmes philosophiques, traditionnellement, proposent une thorie de la connaissance. Or, si la question de lexprience divise la philosophie et son histoire, cest quelle intervient de manire dcisive dans la conception de la connaissance. On

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    peut opposer assez sommairement le parti de ceux qui considrent que lexprience est peut-tre lorigine de la connaissance, mais prcisment lorigine nest pas le fondement, le commencement ne commande pas, mais au contraire il faut se sparer du commencement pour fonder la connaissance. La pense sinstitue prcisment en dliant cette confusion de lorigine et du fondement. Cest la vrit propre du cartsianisme : si lon veut tablir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences , il faut commencer tout de nouveau ds les fondements , donc tout recommencer contre ce qui a t reu depuis lorigine, cest--dire tenir comme faux ce qui est douteux. Il est faux de croire que ce qui est premier soit fondateur, ou plutt cest une croyance quil convient justement de critiquer comme fausse. Lexprience ne btit rien de solide : elle nest rien de solide comme suffit le prouver le doute lui-mme qui falsifie facilement ses certitudes. Ce que lexprience ma appris, ma fait connatre, il suffit dun acte de volont pour en rvler la vanit (le doute mthodique, systmatique et hyperbolique).

    Kant dit quelque chose de voisin dans une formule clbre.

    2 Toute connaissance commence avec lexprience mais ne drive pas toute de lexprience

    Que toute notre connaissance commence avec lexprience, cela ne soulve aucun

    doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connatre pourrait-il tre veill et mis en action, si ce nest par des objets qui frappent nos sens et qui, dune part, produisent par eux-mmes des reprsentations et dautres part, mettent en mouvement notre facult intellectuelle, afin quelle compare, lie ou spare ces reprsentations, et travaille ainsi la matire brute des impressions sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle quon nomme exprience ? Ainsi chronologiquement, aucune connaissance ne prcde en nous lexprience et cest avec elle que toutes commencent.

    Mais si toute notre connaissance dbute avec lexprience, cela ne prouve pas quelle drive toute de lexprience, car il se pourrait bien que mme notre connaissance par exprience, ft un compos de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connatre (simplement excit par des impressions sensibles) produit de lui-mme (CRP, Introduction, 2e dition, p. 31).

    Rien ne prcde lexprience : toute connaissance commence avec le

    commencement de lexprience, puisque lexprience veille les facults de connatre elles-mmes. Mais lorigine rend raison de la gense de la connaissance, non de sa validit. Le fondement de la connaissance, sa lgitimit, nen procde pas. Ainsi peut-tre le commencement est-il lui-mme faussement radical parce quil ne donne pas le principe de la connaissance : tout en tant premier, il nest pas exclusif. La connaissance obtenue par lexprience supposerait, non certes selon lordre du temps, une autre source de reprsentations, cest--dire une source indpendante delle.

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    Il ne faut donc pas confondre lorigine de lexprience et la constitution de lexprience : la connaissance commence par lexprience mais la connaissance nest pas uniquement constitue par lexprience.

    Au contraire, dautres estiment que cette distinction entre lorigine et le fondement, entre lorigine factuelle et le principe de droit est illusoire : tout commence par lexprience, donc lexprience est le principe de toute connaissance. La pense commence et finit par lexprience. Sans lexprience, la connaissance sannule puisque, sans elle, la pense non seulement na aucun objet mais encore nexiste pas.

    Ainsi le statut de lexprience divise la philosophie entre le rationalisme et lempirisme : le rationalisme reconnat la pense des droits suprieurs en cartant lexprience comme une mauvaise origine du savoir (Descartes) soit comme une origine et non un fondement (Kant). Lempiriste soumet la pense lexprience qui est le fondement et le critre ultime de toute connaissance.

    Mais si la pense est contre lexprience ou si elle est le moyen dont lexprience nest que loccasion, alors la difficult saiguise : comment penser lexprience en tant que telle ? Cette fois, la difficult se reporte sur le concept dexprience. Comment se reprsenter lexprience ? Le simple concept de lexprience nest-il pas le pire ennemi de lexprience ? En effet, la pense na-t-elle pas tendance imposer lexprience une forme, anticipant ce quelle peut tre, au lieu de se laisser enseigner par elle. On retrouve la dimension dextriorit dont lexprience est le chiffre pour la pense. Ce qui fait sens dans lexprience nest-ce pas prcisment ce qui est susceptible de renouveler la pense, de briser la loi du mme, de lidentification ? Si la connaissance progresse, cest donc que la vrit doit intgrer en elle un cart par rapport lidentit de la pense avec elle-mme. Autrement dit, ce quest lexprience, cest ce quelle peut par elle-mme nous laisser entrevoir de nouveau : lexprience est prcisment cette possibilit de nous faire connatre ce qui nous tait inconnu. L o la pense est principe didentit ou didentification, lexprience est principe daltrit et de dcouverte aussi lidal serait un concept aventureux de lexprience et un cours exprimental sur lexprience. Lexprience est ouverte sur lindit, sur ce qui est au-del de la clause de clture qui dfinit le concept. Lexprience ne reconnat aucune limite ou rien dimpossible. Au lieu de parler des conditions ou des principes de lexprience possible, lexprience parle plutt de limpossibilit des principes. Lexprience dcrit ici en quelque sorte une attitude qui tend favoriser ce que Musil appelait le sens du possible , se mfier des thories globales et dfinitives, et de manire gnrale prfrer les exprimentations aux visions exclusives et unilatrales (J.-P. Cometti, LAmrique comme exprience, p. 31). Pour ainsi dire, lexprience situe la vrit toujours dans lavenir ou fait signe la pense vers ce qui nest pas achev, unifi, mais qui est ouvert et pluriel.

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    3 Penser lexprience mme : lempirisme ou la phnomnologie ?

    Cette ouverture de la pense lexprience peut peut-tre recevoir deux formes. Lempirisme en est la premire : la pense na aucune autonomie puisque tout drive de lexprience. Toute connaissance est une suite immdiate ou indirecte de lexprience. Mais lexprience ne dsigne pas seulement lorigine de la pense, mais aussi sa destination. Tout se passe comme si la pense tait doublement ouverte sur lexprience, comme le lieu de son origine, sa provenance, et comme lhorizon de son progrs, sa destination. Lexprience est ainsi toujours lavenir de la pense. Dans ces conditions, lexprience apparat comme le principe de toute vrit et de toute connaissance : dune part cest toujours lexprience qui ouvre la pense sur elle-mme et la sollicite pour un travail indfini de connaissance. Dautre part elle est pour la pense la rgle de sa propre mdiation, ce qui lui assure un contenu et un point dappui. Hegel caractrise ainsi lempirisme :

    Le besoin, pour une part, dun contenu concret en face des thories abstraites de lentendement, qui pour lui-mme, ne peut progresser de ses gnralits jusqu la particularisation et dtermination, pour une autre part, dun point dappui ferme face la possibilit de pouvoir tout prouver dans le champ et suivant la mthode des dterminations finies, conduisit tout dabord lempirisme, qui, au lieu de chercher le vrai dans la pense elle-mme, va le prendre dans lexprience, dans la prsence extrieure et intrieure. []

    Il y a dans lempirisme ce grand principe, que ce qui est vrai doit ncessairement tre dans leffectivit et tre-l pour la perception. Ce principe est oppos au devoir-tre dont se rengorge la rflexion et quelle utilise pour se comporter de faon mprisante envers leffectivit et la prsence en invoquant un au-del qui ne saurait avoir son sige et son tre-l que dans lentendement subjectif. []

    De lempirisme vint lappel :

    Laissez les divagations au milieu de vides abstractions, fixez vos regards sur vos mains, saisissez lici de lhomme et de la nature, jouissez de ce qui est prsent ; et lon ne peut mconnatre quil sy trouve contenu un moment essentiellement lgitime. Lici, ce qui est prsent, len-de devaient tre changs avec lau-del vide, avec les toiles daraigne et les figures brumeuses de lentendement abstrait (Science de la logique, 37, 38, add. 38)

    On voit donc ici que louverture de la pense lexprience est une

    dette ou une soumission de la pense lexprience. Penser lexprience ici na pas vraiment de sens puisquon pense partir delle, ou alors la pense divague et ne produit que des non-sens : en dehors de lexprience la pense ne pense rien.

    Lautre manire denvisager louverture de la pense sur lexprience, cest de supposer que lexprience ouvre la pense prcisment, sans pour autant considrer que lexprience produit intgralement ou causalement la pense. Lexprience est lorigine que la pense rcuse et oublie. Il sagit de considrer que lexprience est le sol premier o la pense prend naissance

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    mais dont elle sloigne fatalement en devenant pense conceptuelle, pense thorique (philosophie et science). Ds lors, lobjet de la philosophie serait de rendre intelligible cette origine, darticuler le langage spontan de lexprience dans le langage thorique, quitte oprer sur la rflexion une rflexion seconde qui en rhabilite la priorit. Revenir lexprience serait la tche la plus essentielle de la philosophie, si elle veut tre autre chose quun systme arbitraire de concepts. Ainsi le mot dordre de la phnomnologie : retour aux choses mmes (zu den Sachen selbst ! ; auf die Sachen selbst zurckgehen ) peut-il sinterprter comme un retour de la pense lexprience. Lappel aux choses mmes dsigne lambition daller la manifestation simple de ce qui se montre lexprience la plus dpouille de toutes les constructions hrits de lhistoire culturelle, philosophique, scientifique ou religieuse et ainsi faire apparatre la dimension intentionnelle de la conscience sous tous les actes de lesprit1.

    1 Le mot dordre du retour aux choses mmes contient en lui-mme plusieurs projets :

    rompre avec le constructivisme no-kantien (la connaissance est une construction par lesprit des donnes sensorielles), avec le positivisme (la science est ltude des faits), qui est lesprit de la science moderne, lorigine de sa crise, et en mme temps exhausser laspiration de la philosophie au statut de science rigoureuse (cf. larticle de 1911 qui porte ce titre), reprenant lexigence cartsienne de fondation de la science dans lvidence. Ainsi la phnomnologie se dfinit comme la science des phnomnes, science fondatrice puisque les phnomnes sont ce que les sciences ngligent au profit des choses, des faits, sinterdisant de penser lexprience elle-mme.

    Cest ainsi dans la conscience quil faut ressaisir les choses mmes, cest--dire la relation originaire de la conscience et des choses : paradoxalement cest par la rduction phnomnologique, que la conscience retrouve les choses, cest--dire se dcouvre comme vise des choses. Donc lexprience au sens phnomnologique dsigne la phnomnalit comme le monde rduit la sphre intentionnelle de la conscience, et non comme ce qui dpend du monde physique et de la causalit qui rgit lexistence et les rapports entre les choses. En mme temps, il sagit de rouvrir lexprience la richesse et la diversit de ses possibilits. En effet, toute conscience est conscience de quelque chose. La pense est essentiellement vise et intention. Elle porte idalement en elle autre chose quelle-mme. Elle est lacte de prter un sens (Sinngebung). Et cette intentionnalit constitue lessence de la conscience (cf. Ides 84, 146) : cest le thme premier de la phnomnologie. Mais il faut comprendre que chaque mode de pense porte en lui sa manire spcifique de se rapporter quelque chose, et cette thse est aussi fondamentale. Lintentionnalit, comme rapport lobjet, constitue lessence de la conscience, mais lintentionnalit nest pas un acte toujours identique, prsent dans toutes les formes de conscience, variant aprs coup et subjectivement comme ayant un coefficient plutt volitif, affectif ou imaginatif. Ces lments dterminent en quelque faon chaque fois une manire originale pour la conscience de tendre vers un objet, davoir le monde en face delle, cest--dire de dcliner lexprience. Autant de dimension dtres que de formes pour la conscience de se transcender dans sa vie concrte.

    Donc contrairement une ide reue, les phnomnes ne se donnent pas immdiatement nous. Limmdiat, cest--dire lexprience mme, est ce quil faut reconqurir contre tout ce qui est venu dissimuler la prsence des phnomnes la conscience. Ainsi la mthode phnomnologique est-elle paradoxale en elle-mme : il ne sagit pas de construire une mthode mais en quelque sorte dadopter comme principe la rcusation de la mthode entendue comme construction de concepts. Autrement dit, cest faire de la description des phnomnes la mthode elle-mme. Ou encore, le retour aux choses mmes sinterprte de manire mthodique par le principe ou la rgle, dinspiration cartsienne, dabsence de prsupposs : il sagit de dcrire exclusivement les phnomnes selon leur apparition phnomnale la conscience. Aussi la rduction qui renverse lattitude naturelle de lesprit (qui isole la conscience et le monde, oppose le sujet et lobjet) ne doit-elle pas tre interprte ngativement comme une limitation (rduire = soustraire) mais positivement comme une libration de lessence de la conscience qui, prise dans lattitude naturelle (dans la croyance en lvidence donne du monde), mconnat son pouvoir constituant, cest--dire ne

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    Cest dans ce sens que Merleau-Ponty invite comprendre loriginalit de la phnomnologie fonde par Husserl, lorientant vers une phnomnologie de la perception et du corps :

    Il sagit de dcrire, et non pas dexpliquer ni danalyser. Cette premire consigne que Husserl donnait la phnomnologie commenante dtre une psychologie descriptive ou de revenir aux choses mmes cest dabord le dsaveu de la science. Je ne suis pas le rsultat ou lentrecroisement des multiples causalits qui dterminent mon corps ou mon psychisme , je ne puis pas me penser comme une partie du monde, comme le simple objet de la biologie, de la psychologie et de la sociologie, ni fermer sur moi lunivers de la science. Tout ce que je sais du monde, mme par science, je le sais partir dune vue mienne ou dune exprience du monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire. Tout lunivers de la science est construit sur le monde vcu et si nous voulons penser la science elle-mme avec rigueur, en apprcier exactement le sens et la porte, il nous fait rveiller dabord cette exprience du monde dont elle est lexpression seconde. La science na pas et naura jamais le mme sens dtre que le monde peru pour la simple raison quelle en est une dtermination ou une explication. [] Revenir aux choses mmes, cest revenir ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et lgard duquel toute dtermination scientifique est abstraite, signitive et dpendante, comme la gographie lgard du paysage o nous avons dabord appris ce que cest quune fort, une prairie ou une rivire (Phnomnologie de la perception, Avant-propos, p. II-III)

    Ici on retrouve encore la question de lorigine. Mais cette fois

    lorigine nest ni le faux commencement de la pense (rationalisme) ni la cause de la pense (empirisme), mais la dimension originaire du sens. Ce qui conduit dnoncer une prmisse commune au rationalisme (ou plutt lintellectualisme) et lempirisme2.

    souponne pas la corrlation a priori des choses avec les actes de la conscience qui leur donne sens, et aussi comme une libration de la richesse de sens contenue dans la vie intentionnelle multiple de la conscience. Donc ici le retour aux choses, cest--dire aux phnomnes, cest--dire la corrlation de la conscience et des choses, est bien un retour limmdiat. Mais limmdiat doit tre dgag, dsobstru. Limmdiat doit tre redcouvert mthodiquement qui oblige se dprendre dune navet pralable (lattitude naturelle) pour que la conscience dcouvre quelle est donatrice de sens (sinngebende). Limmdiat de lexprience nest pas lexprience immdiate de la navet de la conscience qui croit que le monde est l donn. Limmdiat nest rvl que par la rduction phnomnologique, cest--dire la suspension de toute thse concernant lexistence du monde et de son sens. Le voir de la conscience se libre de son alination dans les choses vues. La mthode phnomnologique (le retour aux choses mmes par lpok) retrouve la caractristique de toute mthode : modifier radicalement la pense, la manire de penser, mais ici la modification consiste retrouver lexprience elle-mme, revenir la sphre de la donation qui nest autre que la conscience pure.

    2 Lintellectualisme ne vit que par lempirisme. Merleau-Ponty le montre : Lintellectualisme vit de la rfutation de lempirisme et le jugement y a souvent pour fonction dannuler la dispersion possible des sensations (Phnomnologie de la perception, p. 40). Il assume le prsuppos de lempirisme, cest--dire latomisme des sensations, le divers qualitatif pur et qui appelle pour son unit, pour la constitution, partir de cette diversit, de la perception, lacte du jugement. Le jugement est souvent introduit comme ce qui manque la sensation pour rendre possible une perception (ibid. p. 40). Autrement dit lopposition entre lempirisme et lintellectualisme est de second niveau, procde dun prjug commun, que tout commence avec la sensation. Ce qui est effectivement donn, la sensation, nest pas ce qui est effectivement peru ou

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    devrait ltre. Le jugement explique et comble lcart entre la sensation et la perception. Or dune part quelle ralit faut-il reconnatre la pure sensation, cest--dire lide dun pur divers ? Nous traiterons rapidement ce point. Est-ce que la sensation est un fait psychique en de de la perception, du souvenir et de limagination ? Il semble bien que la sensation ne soit pas perue, que le donn pur ne soit pas donn : la sensation nexiste pas; ce donn pur nest, en ralit, pas donn Cest la perception, et non la sensation, qui est pour nous incontestable (Alqui, Lexprience, p. 26). La ralit de la sensation est psycho-physiologique et non psychique : elle relve de lexcitation externe et nest donc pas vcue comme telle. La sensation est limpression du sens, qui par elle-mme ne distingue aucune chose, ne comporte aucune information de distance, de dure, de poids, aucune dtermination de temps et despace. Elle ne donne rien en dehors delle-mme. On ne sent pas, on apprend sentir, on apprend se reprsenter quelque chose partir du donn sensoriel qui en soi est sans dtermination. Le blanc purement sensoriel si lon peut dire nest ni feuille de papier, ni neige, sans largeur, sans longueur. La sensation ne reprsente pas encore (ou elle est purement la matire de la reprsentation qui attend au-del delle de recevoir la forme qui assure sa fonction reprsentative). La vritable sensation, la sensation en soi, nest ni reprsentative ni affective. Elle ne se confond ni avec la reprsentation quelle dtermine, ni avec le sentiment gnral o elle se mle. Reprsentative, elle serait tendue; affective elle aurait une dure. Dans les deux cas elle serait considre, non point en elle-mme, mais dans lactivit qui en prend possession. La sensation, en elle-mme, est en dehors de ltendue et du temps; elle est une pure conception de lesprit, conception ncessaire par laquelle nous exprimons que la pense ne fait pas la vrit par une action absolue qui naurait aucune condition en dehors delle-mme (Jules Lagneau, Clbres leons et fragments , p. 213).

    Pourtant si la sensation est non pas ce qui est donn mais le plus abstrait (la sensation nest pas lorigine de la sensibilit, le donn basique (sens data), mais le plus pauvre, le plus abstrait, le terme que lanalyse physiologique restitue lorigine de la perception), alors lintellection qui devait en corriger la multiplicit, latomisme, qui introduit lactivit dans la passivit, est une abstraction supplmentaire, une contre abstraction aussi inutile et injustifiable que la premire abstraction. Cest la solution dun problme mal pos. Si tout drive des sensations, tout commence avec la perception, cest--dire par le jugement. Mais si cette origine est une abstraction, il faut commencer avec la perception telle quelle se donne, telle quelle est vcue, il faut accueillir le sensible comme il se donne et la donation du sensible nest pas insignifiante mais non seulement porte dans sa manifestation son propre sens (cf. lintentionnalit) mais encore est peut-tre le fondement de tous les actes de la conscience. Par exemple, si Descartes dans lanalyse du morceau de cire sest dj situ au-del du peru, en confondant cette cire avec la nature dun corps, cest quil sest plac dabord en-de delle, au niveau empiriste de la diversit pure. Descartes dcrit en effet la cire comme une collection de qualits parses et discrtes, ou il appauvrit lexprience sensible par lnumration de la collection des qualits sensibles, prsentes comme des lments ponctuels, des donns sans forme ni relation, cest--dire sans signification : il y a la couleur, le parfum, le son, mais le sensible est dcrit comme une collection de qualits sans rapports prsomptifs entre eux. Or sil est lgitime de parler dun sens du sensible cest parce que le sensible est un tissu conjonctif, une trame o les qualits sannoncent les unes les autres, les unes par les autres. Ce nest pas une couleur que je perois, mais une nuance colore qui anticipe sa douceur, et sa surface annonce le son quelle peut rendre. Autrement dit, pour Merleau-Ponty, il ny a jamais une pure conscience face une collection dimpressions sensibles sans rapport elle et sans rapport entre elles. La perception est un certain mode de donation de lobjet la conscience qui ne doit rien lopration intellectuelle de lentendement Il y a mme un devenir immanent au sensible, une variation des qualits selon leur champ propre de manifestation, et ce devenir ne passe pas, contrairement ce quen pense Descartes, entre le donn (la cire) et le nant (la cire dtruite par la chaleur de la flamme). Descartes part des qualits spares et figent leur donation cette sparation. Ce sont des qualits dfinies sans possibilit dune variation interne, par laquelle se manifesterait un sens original dexistence. Le donn des qualits ne fait pas sens par lui-mme, puisquil est en attente de lacte de lentendement, et cest ce que lpreuve de la flamme entend prouver. Dailleurs Descartes introduisait dj le nant comme possibilit essentielle du sensible en dcrivant la cire : elle na pas encore perdu la douceur du miel quil contenait, il retient encore quelque chose de lodeur des fleurs dont il a t recueilli , comme si le sens de la cire tait de disparatre, de svanouir. Ou plus exactement le feu nest pas compris

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    Donc dores et dj trois positions philosophiques se dessinent : 1) le

    rationalisme qui soumet lexprience la puissance unificatrice du concept, mme si cest en faisant collaborer le concept et lexprience ; 2) lempirisme qui subordonne la pense au donn de lexprience et pose lidentit du pensable et de lexprimentable ; 3) la phnomnologie qui

    comme une exprimentation, avec ce que cela comporte dartificiel par rapport la vie de la sensibilit et du sensible, mais comme un vnement parfaitement homogne aux qualits naturelles immdiates. Le sensible est demble soumis la perspective de sa suppression, ce qui est requis sil sagit de montrer quil na pas de sens propre, didentit en lui-mme : il faut que le sensible soit en dfaut absolu dunit (prmisse empiriste) pour qu terme il reoive une unit forte par lacte de lentendement. Mais cette cire-ci, celle qui existe devant le regard, sous le toucher, la cire mme qui se donne la conscience perceptive a disparu dans cette unit intellectuelle. Ainsi entre la pure collection de qualits de lempirisme et la rduction scientifique de la chose un fragment dtendue (intellectualisme) il y a lexprience de la perception de la chose et de ses qualits sensibles. Lintellectualisme manque la perception quil a pourtant charge dexpliquer. Comme dit Merleau-Ponty, lanalyse intellectualiste finit par rendre incomprhensibles les phnomnes quelle est faite pour clairer (ibid., p. 43). Lanalyse intellectualiste escamote la perception et le mode dtre de la sensibilit. La clbre analyse du morceau de cire saute de qualits comme lodeur, la couleur, et la saveur, la puissance dune infinit de formes et de positions, qui est, elle, au-del de lobjet peru et ne dfinit que la cire du physicien. Pour la perception, il ny a plus de cire quand toutes les proprits sensibles ont disparu, et cest la science qui suppose l quelque matire qui se conserve. La cire perue elle-mme, avec sa manire originale dexister, sa permanence qui nest pas encore lidentit exacte de la science, son horizon intrieur de variation possible selon la forme et selon la grandeur, sa couleur mate qui annonce la mollesse, sa mollesse qui annonce un bruit sourd quand je la frapperai, enfin la structure perceptive de lobjet, on les perd de vue parce quil faut des dterminations de lordre prdicatif pour lier des qualits tout objectives et fermes sur soi (ibid., p. 41). Ainsi entre le divers pur des sensations et lidentit exacte de lobjet pour lentendement, il y a une forme dunit qui nexclut pas une certaine variation, et cest l prcisment la perception relle. La perception contient au moins ces trois dterminations corrlatives : identit immanente aux qualits, variation fonde dune multiplicit des vcus, irrductibilit au jugement. Merleau-Ponty dveloppe et radicalise cette thse phnomnologique qui conoit la perception comme une modalit originale de la conscience. Le monde peru nest pas un monde de qualits insignifiantes, matire sans forme, un monde dobjets pour un sujet dli de tout rapport au monde. Il faut rviser notre usage des catgories de forme et de matire. La conscience ninforme pas une matire sensible, dont elle possderait la loi idale, mais il faut envisager une matire prgnante de la forme, comme la mlodie par rapport la suite des sons. Autrement dit, la perception se fait dans lhorizon de ltre au monde, ce qui revient dire dune part que la prsence implique un rapport plus pratique que thorique et que dautre part le corps est le foyer de cette prsence. Par consquent toute conscience est conscience perceptive (Le primat de la perception, 1953), le monde peru serait le fond toujours prsuppos par la rationalit, toute valeur et toute existence . Merleau-Ponty donc, partir de la phnomnologie (cest--dire la philosophie en tant quelle se contente de dcrire les phnomnes, ce qui apparat chaque vcu de conscience) montre la fois que lintellectualisme falsifie la perception, ne rend pas raison du monde peru, de lacte de percevoir (ce qui nempche pas sa cohrence : le primat du jugement est ncessaire partir de la prmisse atomiste de lempirisme) et conduit ncessairement niveler la perception, rduire toute identit et toute unit lidentit et lunit objectives, cest--dire sobstine confondre la saisie de la chose mme (exprience) et la saisie de la chose en elle-mme (reconstruction de lexprience), et que la perception est premire, quil y va dans la perception moins dune premire connaissance que de louverture de la conscience au monde. Donc percevoir cest autre chose que sentir ou juger, lobjet peru est autre chose que le donn sensible ou ltre idal conu. Il faut revenir la perception mme, au moment de lapparatre du monde o se nouent toutes nos relations.

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    tente de formuler thoriquement ce qui se donne originairement dans lexprience, ce qui la place dans un rapport doublement critique lgard du rationalisme et de lempirisme.

    4 Exprience et pense

    Jusquici, la difficult pour la pense est de trouver en quelque sorte la bonne distance avec lexprience. La distance du rationalisme est un rapport critique lexprience : la distance de lempirisme est un rapport critique la pense par lexprience : la distance phnomnologique est leffort dun retour limmdiat qui ne se donne pas immdiatement. Mais on peut souligner la difficult exactement inverse. Sil est difficile de penser lexprience, ce nest pas en raison dun statut problmatique de lexprience par rapport la pense, mais par une sorte de saturation de la pense par lexprience. Tout ce que la pense peut penser est susceptible dune exprience. Ou plus exactement, lexprience est partout. Lexprience nest pas la relation immdiate aux choses, mais la forme de toute relation possible. Lexprience cest luniversel en fait, luniversel comme facticit. Sans doute, a-t-on lhabitude de supposer le contraire : la valeur de lexprience consiste dans son caractre limit et rgional. Cest parce que tout nest pas exprience que lexprience peut servir de critre pour confirmer une thorie et pour dmarquer la science de la mtaphysique. Lide de totalit est une ide mtaphysique. Aussi, se limiter lexprience ou contester lide de totalit, soumettre au verdict de lexprience tout nonc, cest la mme chose. La limite du connu, voir du connaissable et de linconnaissable passe par lexprience. On a prcisment lexprience pour se dfaire de la fascination mtaphysique de la totalit. La vrit nest pas totale, mais toujours circonscrite, locale pour ainsi dire. Il ne faut pas confondre objectif et absolu .

    Pourtant, ne peut-on pas faire lhypothse que tout est exprience, sinon relle, du moins possible, et mme, plus radicalement, que la pense est intrinsquement lexprience mme, que la pense et lexprience sentre appartiennent : lexprience est lessence de la pense, la pense conduit lessence de lexprience. Aprs tout, lexprience ne se rduit pas seulement ce dont la pense peut se servir pour se constituer comme savoir (lexprience comme un instrument de la pense), sil y a prcisment une exprience de la pense. Pour Heidegger, par exemple, la pense nest justement pas la science et cest en cela que la pense est une exprience : et le caractre radical de la pense oblige rviser notre notion dexprience. Cest ce que souligne, de manire sotrique, le texte crit en 1947, intitul Lexprience de la pense (Aus der Erfahrung des Denkens) sotrique puisque sur la page de gauche, on lit en italiques une suite de notations de moments, de paysage un peu sur le mode haku chinois, et sur la page de droite, des penses prcisment qui font ce quelles disent : une exprience, un voyage puisque dans Erfahrung se lit de

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    manire vidente le verbe fahren, voyager. La pense est une exprience, un voyage, un cheminement, donc tout le contraire dune dmarche mthodique tendue vers un rsultat : Qui pense grandement, il lui faut errer grandement (Questions III, p. 33). La pense nest pas une possibilit (disponibilit) du sujet pour connatre le monde, mais ce qui advient au sujet, prcisment comme une pure exprience, tout le contraire dune exprimentation, cest--dire un dispositif exprimental domin par la pense. Lexprience de la pense, cest la pense en tant quexprience (le gnitif est la fois subjectif et objectif : lexprience que fait la pense, la pense comme exprience). Heidegger crit ainsi : Nous ne parvenons jamais des penses. Elles viennent nous (ibid., p. 25). Penser cest se laisser reconduire la mditation de ce quil y a de plus simple et de toujours oubli, la commmoration de sa propre origine, cest--dire lEtre : Nous pouvons risquer le pas qui ramne de la philosophie la pense de lEtre, ds lors qu lorigine de la pense nous respirons un air natal (ibid., p. 33). La pense comme exprience fait sortir de la philosophie et de la mtaphysique. La pense en tant quexprience oblige dun mme geste affranchir lexprience et la pense de tout horizon technique de comprhension : lexprience nest pas une technique au service de la pense qui nest pas, originellement en tous cas, facult ordonne la matrise du monde. Cest ce que dveloppe longuement Heidegger par exemple dans la Lettre sur lhumanisme :

    Nous ne pensons pas encore de faon assez dcisive lessence de lagir. On ne connat lagir que comme la production dun effet dont la ralit est apprcie suivant lutilit quil offre. [] Si nous voulons seulement apprendre exprimenter purement cette essence de la pense dont nous parlons (das genannte Wesen des Denkens rein zu erfahren), ce qui revient laccomplir, il nous faut nous librer de linterprtation technique de la pense dont les origines remontent jusqu Platon et Aristote (p. 27-31).

    Mais sans pour autant suivre la voie de cette radicalit (la pense comme exprience, comme cheminement vers une pense toujours plus commenante, cest--dire vers une claircie dont la philosophie ne sait rien , et qui conduit prfrer le dialogue avec les potes et les prsocratiques), on recourt de plus en plus souvent, au moins depuis Galile, des expriences de pense (thought experiment, Gedankenexperiment), cest--dire des essais utilisant limagination pour rsoudre un problme ou un paradoxe, prenant la forme de la question : que se passerait-il si ? , dcrivant une situation relle ou possible (physiquement ou simplement logiquement), une situation contrefactuelle (ce qui aurait pu se passer mais ne sest pas pass). On en connat en philosophie avec lanneau de Gygs3

    3 Cest la fable que dveloppent les frres Glaucon et Adimante dans la Rpublique, pour

    mettre en doute, dans le prolongement de la thse de Thrasymaque, que la justice soit une vertu et non simplement un conformisme social. Elle interroge le fondement des motivations de laction morale (peur de la sanction ou respect du devoir pour lui-mme). Tout nest que mensonge et hypocrisie. Cest ce que veut illustrer Glaucon par le mythe du berger Gygs, berger au service du roi de Lydie.

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    ou lallgorie de la Caverne chez Platon, le malin gnie chez Descartes4, le bateau de Thse dont parle Plutarque repris par Hobbes et Leibniz5, et en science avec le dmon de Maxwell, ou le paradoxe dEinstein et de Langevin des deux jumeaux par exemple6.

    Si lhomme pouvait se rendre invisible, il sabandonnerait sans retenue linjustice. Il serait toujours ce quil est seulement en priv. Il ne relverait que de lui-mme: les autres nexisteraient pas, ou simplement comme des moyens. Entre moi et ma volont, aucun obstacle, aucun scrupule. Il oserait enfin tout ce quil veut. La crainte ne viendrait pas temprer son dsir plonxique : donnons lhomme de bien et au mchant un pouvoir gal de faire ce qui leur plaira; suivons-les ensuite et regardons o la passion (pithumia) va les conduire: nous surprendrons lhomme de bien sengageant dans la mme route que le mchant, entran pas le dsir davoir sans cesse davantage (pleonexia), dsir que toute nature poursuit comme un bien, mais que la loi ramne de force au respect de lgalit (359c). On ne trouvera pas un homme assez juste pour observer la justice en ayant le moyen dune injustice sans chtiment (360b-c). Le mchant et le bon, le juste et linjuste finissent par se confondre. Linjuste tait un juste plus audacieux, le juste un injuste plus timor. La conscience morale ne serait donc que lintriorisation de la conscience de lautre et de la crainte de la peine. Et si jamais il se trouvait un seul juste, on en ferait lloge public mais tous ne penseraient pas moins quil est plaindre comme le plus insens des hommes (360d).

    4 Lhypothse sert maintenir le doute dans sa radicalit hyperbolique, prouver la certitude du cogito (toute la ruse ne suffit pas faire douter le sujet de son existence) et prouver lexistence du sujet (sil trompe le sujet, celui-ci existe).

    5 Le vaisseau sur lequel Thse alla et retourna tait une galiote trente rames, que les Athniens gardrent jusquau temps de Dmtrius le Phalrien, en tant toujours les vieilles pices de bois, mesure quelles se pourrissaient, et y remettant des neuves en leurs places : tellement que depuis, dans les disputes des Philosophes touchant les choses qui saugmentent, savoir si elles demeurent une, ou si elles se font autres, cette galiote tait toujours allgue pour lexemple de doute, parce que les uns maintenaient que ctait un mme vaisseau, les autres, au contraire, soutenaient que non (Les vies des hommes illustres, Vie de Thse , Pliade, I, p. 21).

    Cet exemple pose un cas de perplexit ontologique et pistmologique sur lidentit. Plutarque rapport que les Athniens conservrent le bateau de Thse en tant, au fil des ans, les vielles pices de bois par des neuves. Le problme est alors le suivant : la fin de la reconstruction, sagit-il du mme bateau ? Hobbes reformule le problme en 1655 dans son De corpore, en faisant lhypothse suivante. Supposons quun ouvrier ait conserv les vieilles planches, remplaces par les Athniens, pour les rutiliser et les rassembler exactement dans le mme ordre. On se trouverait alors en prsence de deux bateaux de Thse, le bateau inlassablement rnov, et le bateau reconstitu avec ses pices dorigine. Lequel de ces deux bateaux porte lidentit numrique du bateau de Thse, sachant qunoncer quil y a deux bateaux numriquement le mme violerait le principe logique didentit ?

    On peut prendre deux partis. Le premier consiste penser que lun des deux bateaux est le dpositaire de lidentit numrique, sappuyant sur le principe quil ny a pas dentit sans identit. Mais deux options sont possibles : a) affirmer que cest le bateau entirement rnov qui lest, en vertu de la continuit spatio-temporelle du processus de rnovation : cest le mme bateau parce que de proche en proche, on peut remonter au bateau dorigine cest le mme qui a t remplac ; affirmer que cest le bateau reconstitu, en vertu cette fois de lidentit de la substance matrielle : cest le mme parce quil est constitu des mmes pices dans la mme matire. Mais videmment, chaque option est insuffisante : la premire ne tient pas compte du changement, cest--dire du rsultat complet du processus : le temps est ni pour mieux affirmer lidentit ; la seconde postule que lidentit cest la substance et que la substance, pour parler comme Aristote, cest le substrat matriel au mpris de la causalit formelle ou finale, ou efficiente. Cest pourquoi on peut tre tent de juger que la solution du problme est purement conventionnelle, que lidentit est sinon indterminable, du moins indtermine, que le principe pas dentit sans identit est peut-tre faux, srement quivoque, puisque tout dpend du concept de lobjet dont on dispose ou quon mobilise : forme persistante dans le temps ou assemblage de parties. On ne peut identifier le mme bateau parce quon ne dispose pas, avec assurance et compltement, du concept spcifique. On ne sait pas juger que cest le mme bateau parce quon ne sait pas juger ce quest un bateau.

    6 Le paradoxe des jumeaux est une exprience de pense voque par Albert Einstein puis publie en dtail par Paul Langevin en 1911 pour illustrer cet aspect troublant de la relativit

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    Sans doute ici lexprience est intrinsquement constitue par la pense et a intgr finalement la dmarche exprimentale elle-mme mais sans passer par lexprimentation relle. Lexprience de pense cest la pens qui se dispense de lexprience ou qui se porte au-del de ce que lexprience pourrait proposer, afin de soulever ou de rsoudre une difficult, souvent un paradoxe qui na de sens prcisment que pour la pense (et non pour lexprience). Il sagirait alors de dterminer plus prcisment ce que lexprience de pense contient encore dexprience, ou en quel sens lexprience de pense est encore une exprience (exprience pour penser plus, exprience pour penser au-del de lexprience). Alors une exprience de la pense nest rien dautre que la pense qui sexprimente elle-mme et finalement lusage ici du terme dexprience ou dexprimentation (experiment) est assez lointain ou trs mancip de son contexte strictement scientifique dorigine. Mais en un autre sens, rien nest plus adapt que cet usage mme si exprimenter est toujours une activit lie lincertitude : cest initier une recherche sans savoir exactement ce que lon fait, quoi lon tend. Lexprience de pense est une manire de troubler les certitudes de la pense et de lobliger penser plus ou rviser ses concepts. Et pour ce faire, elle se laisse dporter au-del delle-mme, elle se fait plus aventureuse : ici lexprience fait signe vers une forme dextriorit, cest--dire produit lanalogue de ce qui se passe pour lexprimentation relle, quand il sagit dagir tout en se laissant agir par lextriorit, cest--dire construire les conditions pour un usage productif de lextriorit. Exprimenter, en effet, ce nest pas seulement observer mais provoquer comme une dcision de lextrieur. En tous cas, lexpression suggre que la pense est elle-mme quelque chose qui sessaie, qui sprouve, que donc lexprience nest pas lautre de la pense mais la forme gnrale de la pense : mme la thorie est une pratique. Lexprience nest pas ce qui est domine par la pense (la thorie) mais peut-tre ce qui domine la pense. Et du mme coup, cela autorise supposer que lexprience stend en droit aussi loin que stend la pense, que la pense ne peut pas sortir de lexprience. Car la pense sexerce encore sur elle-mme, sur une hypothse qui elle-mme outrepasse la diffrence du possible et du rel ou du factuel : cest une exprimentation de la pense sur elle-mme. Ainsi, par cette extension, lutopie relve de lexprience. On sait bien que lutopie prsente une double dimension : dun ct la pense y abolit le poids du rel et se dleste du rapport

    restreinte selon lequel la mesure d'une dure dpend du rfrentiel dans lequel cette mesure est effectue. Dans cette exprience imaginaire des jumeaux, l'un des frres reste sur Terre tandis que l'autre fait un aller-retour en fuse une vitesse proche de celle de la lumire. En raison de la dilatation du temps prvue par la thorie, la dure du voyage dpend de la trajectoire suivie par celui qui effectue la mesure. Plus prcisment la dure du priple mesure par le frre sdentaire est plus longue que celle mesure par le frre voyageur de sorte que lorsqu'ils se retrouvent, le voyageur se dcouvre plus jeune que son jumeau rest sur Terre.

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    lexprience, mais dun autre ct lutopie a une fonction critique et subversive qui permet de repenser radicalement ses concepts et ainsi de pouvoir induire des changements dans la ralit. Lutopie cest lide dune autre exprience, lexprience en pense dune autre ralit sociale, qui emprunte la voie du rcit, lui-mme subordonn aux coordonns de toute exprience possible (le temps, lespace) et des contenus dexprience (laction, les mobiles des personnages), pour critiquer et peut-tre amender lexprience du rel.

    En suivant cette hypothse, on est amen reconnatre une extension maximale au concept dexprience et peut-tre mme se demander si, quoique lon dise, lexprience nest pas un concept mtaphysique. Tout est exprience, tout est objet dexprience ou plutt de tout objet une exprience est possible. Ainsi il y a autant dexpriences quil y a de domaines dactivits : on parle aussi bien dexprience physique, dexprience psychologique, dexprience morale, dexprience esthtique et mme dexprience mystique de manire assez surprenante, comme le remarque J.-P. Clro (Lexprience, p. 5), cest propos de ce domaine o lexprience tend vers sa suppression par son caractre absolument indicible, o lexprience dsigne la limite toute exprience partage, que lon trouve le plus douvrages consacrs lexprience. Donc lexprience est une catgorie de fait universelle, un concept aussi formel que lobjet en gnral = x dont parle Kant. Lexprience nest certes pas un nom de ltre, mais elle est le concept qui sert traduire toute relation ltre. Il apparat ici que lexprience nest pas un concept rgional dsignant soit un type dactivit, soit un type de relation certains objets. En effet on peut distinguer, par commodit, trois grandes catgories de la vie mentale comme le suggre Anouk Barberousse dans son introduction Lexprience : la pense, laction, lexprience. Mais toute activit dans sa dimension rflexive engendre une exprience. Il y a une exprience de la pense comme il y a une exprience de laction. Si lon reprend la tripartition aristotlicienne : theria, praxis, poisis, on voit quon peut au moins pour les deux premires leur faire correspondre un mode et mme une norme de vie. Or parler de vie thortique ou de vie morale, cest bien supposer une exprience thortique et morale de la vie. Mais cette reconnaissance dune extension universelle de lexprience (lexprience est ce qui doit accompagner toute activit humaine) pose alors le problme de lunit et du contenu de lexprience. Dabord si tout est exprience, il ne peut y avoir une exprience de lexprience. Ce qui nous ramne notre difficult initiale, mais renverse : il ne sagit pas de savoir comment penser lexprience, attendu que la pense est bien la seule manire dapprhender lexprience puisquelle ne peut pas tre elle-mme son objet et sa mthode. Donc luniversalit de lexprience est en ralit luniversalit des objets possibles de lexprience. Mais alors il en rsulte un caractre extrmement formel et donc indtermin de lexprience : lexprience est la forme gnrale de toute relation un objet possible. De sorte que, paradoxalement ce nest pas lexprience qui peut enseigner quelque chose

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    de lobjet puisque cest la nature de lobjet qui dtermine lexprience. Tout est objet dexprience, cest--dire toute activit est exprience de quelque chose. Cest donc ce quelque chose qui dtermine lexprience. Le paradoxe est videmment complet puisque, en tant parti de lopposition de la pense et de lexprience (mdiat/immdiat), on aboutit la conclusion que lexprience nest pas moins formelle que la pense. Ainsi dans lexprience morale, cest lobjet moral qui spcifie lexprience, dans lexprience esthtique, cest le concept du beau qui dtermine lexprience Lexprience se disperse dans linfinit des objets qui peuvent lui donner un contenu dtermin.

    Cette extension illimite de lexprience risque de plonger le concept dexprience dans lindtermination. Mais on ne peut nier que cette tendance existe et quelle soit partage par la philosophie.

    5 Lessence dialectique de lexprience

    La phnomnologie pour Hegel est prcisment la science des expriences de la conscience. Mme si pour Hegel, lexprience de la conscience forme une totalit, si les manifestations de la conscience sont ncessaires la ralisation de lesprit, du moins lexprience est chaque fois la forme et le concept qui dsigne le dveloppement de la conscience cest--dire la vie de labsolu en tant quil est sujet ou conscience de soi. Lexprience stend aussi loin que le mouvement de la conscience. Hegel crit la fin de lintroduction de la Phnomnologie de lesprit :

    Cest par cette ncessit quun tel chemin vers la science est lui-mme dj

    science, et, selon son contenu, est la science de lexprience de la conscience.

    Lexprience que la conscience fait de soi ne peut, selon le concept de lexprience mme, comprendre rien de moins en elle que le systme total de la conscience ou le royaume total de la vrit de lesprit (p. 77).

    En tant que la vrit, selon la dtermination de la philosophie moderne, doit se prsenter la conscience, toute connaissance a la forme dune exprience, cest--dire exprience dun objet pour le sujet et objectivation, manifestation du sujet lui-mme dans cette relation lobjet. Le concept dexprience parce quil oblige penser le sujet et lobjet, le savoir de lobjet par le savoir de soi du sujet, possde une extension identique celle de la conscience. Le principe de lexprience contient la dtermination infiniment importante que, pour admettre et tenir pour vrai un contenu, lhomme doit lui-mme y tre prsent, de faon plus prcise, quil a trouver un tel contenu en accord avec la certitude de lui-mme et runi avec elle. Il doit y tre prsent, soit seulement avec ses sens extrieurs, ou bien avec son esprit plus profond, sa conscience de soi essentielle (Hegel, Encyclopdie des sciences philosophiques, Science de la logique, I, 7, p. 171).

    Mais le principe de lexprience correspond la possibilit mme de

    la conscience.

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    Hegel sappuie incontestablement sur le sens usuel ou commun dexprience : autrement dit, lexprience ny a pas la dimension limite de la signification pistmologique. Mais en mme temps il fait de lexprience en quelque sorte le concept total pour penser le mouvement mme de la conscience, son cheminement vers la science.

    En effet, dun ct, le concept dexprience correspond ce que lon entend par l dans le langage commun : faire une exprience pour la conscience est toujours faire lexprience de quelque chose de nouveau, interprte comme la disparition dun objet ancien. Et cest bien ce que nous dcrit louvrage : une suite de figures et dexpriences pour la conscience qui passe dun objet un autre, dune vrit une autre. Ainsi Hegel parle de lexprience de la conscience comme on parle de lexprience de la vie ou dun homme dexprience (cf. J.-F. Marquet, Phnomnologie de lesprit de Hegel, p. 33) : une suite dpreuves et dapprentissage de soi par lapprentissage des choses, la transformation de soi par lpreuve des choses. Lexprience transforme le sujet en fonction des objets quil rencontre. Lexprience sur lobjet est une exprience du sujet sur lui-mme ou cest en lui quil fait lexprience de lobjet.

    Mais dun autre ct la rinterprtation est radicale. Dabord lexprience est ici la possibilit mme de la conscience. Lexprience nest pas une modalit de la conscience, mais ce quelle engendre comme son tre mme : on pourrait presque dire de manire existentialiste que la conscience existe comme exprience (la conscience est cet tre dont lessence est dexister comme exprience). En effet la conscience (commune) engendre elle-mme une distinction entre ce qui est pour elle et ce qui est en soi, entre la certitude et la vrit. Or cet cart initial et reconduit jusquau savoir absolu qui en est la limite finale, est le moteur de lexprience. La conscience est toujours plus quelle mme, elle contient plus que ce quelle croit tre (cf. Hyppolite, ibid., p. 21) : son savoir (conscience) se divise en certitude (subjective) et vrit (objective). Son savoir est donc inquiet en lui-mme. Pour la conscience le vrai cest un monde pos comme tant en soi (par exemple, limmdiatet sensible, la chose de la perception, la force de lentendement ou la vie). Mais ce vrai est li un certain savoir. Or ds lors et tant quil y a une diffrence entre la vrit et le savoir, que la conscience ne retrouve pas son savoir dans lobjet ou la vrit dans son savoir, elle est voue lexprience : elle fait dans son objet lexprience de son savoir et dans son savoir lexprience de son objet et ainsi est condamne au devenir et au mouvement7. Autant dire que lexprience est

    7 La conscience est dabord spare de la vrit et lexprience est ce temps ncessaire pour y

    parvenir. Seulement ce vide nest pas immobile : il est plutt plein daction, ce que Hegel appelle le ngatif. Cet cart cest la puissance du ngatif , cest--dire lexigence dabolir cette distance pour la conscience et de saccomplir dans la vrit. Hegel le prcise : Ltre-l immdiat de lesprit, la conscience, possde les deux moments : celui du savoir et celui de lobjectivit qui est le ngatif lgard du savoir. Quand lesprit se dveloppe dans cet lment de la conscience et y tale ses moments, cette opposition choit chaque moment particulier, et ils surgissent tous alors comme des figures de la conscience. La science de ce chemin est la science de lexprience que fait la conscience ; la substance avec son mouvement est considre comme objet de la conscience. La

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    dessence dialectique ou que la dialectique est proprement lexprience mme. Ce mouvement dialectique que la conscience exerce en elle-mme, en son savoir aussi bien quen son objet, en tant que devant elle le nouvel objet vrai en jaillit, est proprement ce quon nomme exprience (Phnomnologie de lesprit, I p. 75). Par l, Hegel marque un deuxime cart par rapport la signification ordinaire : l o la conscience commune croit passer dobjet en objet, croit dcouvrir une nouvelle vrit en ayant reni lancienne (le mouvement de la conscience est comme une suite dapparitions et de disparitions, doublis et de dcouvertes, donc un mouvement sans ncessit), la conscience pour la philosophie (la conscience pour la conscience philosophique) voit natre le nouveau de lancien, le postrieur de lantrieur : autrement dit, la conscience ne recommence jamais une exprience nouvelle, mais toute exprience sengendre sur la prcdente, ou plutt lexprience est ce qui sopre sur lobjet pour en faire apparatre un nouveau. Cest le mme processus qui lie lapparition de lobjet nouveau et la disparition de lobjet ancien, et cette unit cest lexprience elle-mme, ou encore ce quil faut appeler le mouvement dialectique de la conscience. Lobjet nest pas ce qui est pos comme oppos par la conscience (Gegenstand) mais ce qui rsulte de lexprience de la conscience en elle-mme sur lobjet antrieur (Enstandenes). La dialectique est ainsi la vrit philosophique de lexprience (lexprience repense dans son dveloppement phnomnologique) faisant apparatre la ncessit de lexprience de la conscience (ou lexprience comme production ncessaire de la conscience).

    Enfin, cette rlaboration philosophique de lexprience tient lextension que le concept dexprience acquiert dans ce mouvement

    conscience ne sait et ne conoit rien dautre que ce qui est dans son exprience ; en effet, ce qui est dans cette exprience est seulement la substance spirituelle, et en vrit comme objet de son propre soi. Lesprit cependant devient objet parce quil est ce mouvement : devenir soi-mme un autre, cest--dire devenir objet de son propre soi, et supprimer ensuite cet autre. Et on nomme justement exprience ce mouvement au cours duquel limmdiat, le non-expriment, cest--dire labstrait, appartenant soit ltre sensible, soit au simple seulement pens, saline et de cet tat dalination retourne soi-mme ; cest seulement alors quand il est aussi proprit de la conscience que limmdiat est prsent dans sa ralit effective et dans sa vrit.

    Lingalit qui prend place dans la conscience entre le moi et la substance, qui est son objet, est leur diffrence, le ngatif en gnral. On peut lenvisager comme le dfaut des deux, mais il est en fait leur me ou ce qui les meut tous les deux (ibid., p. 32).

    Donc si la conscience se caractrise par la distinction sujet/objet (il lui appartient dtre un sujet et davoir affaire des objets), on assistera tantt un primat de lobjet (= la conscience proprement dite), tantt un primat du sujet (= la conscience de soi) et dans un 3me moment, lquilibre entre lobjet et le sujet (= la raison : le sujet se retrouve dans lobjet par la science (lois de lentendement) ; raison pratique : le sujet se reconnat dans lEtat qui est aussi objectif, mais produit par lui). Mais la raison elle-mme apparat sous trois forme : raison subjective (facult de lme) qui a ses trois moments, raison objective (LEsprit ou la Loi) avec ses trois moments (la cit, moment objectif o la loi est donne comme incontestable ; la culture, moment subjectif o la loi est construire ; la moralit qui nest la loi ni donne ni construire, mais interne au moi qui dtermine agir ; et enfin la religion car Dieu nest ni un objet ni une ide mais une ide se posant dans lexistence, un objet qui apparat au sujet comme plus subjectif que lui, cest--dire quelque chose qui ralise cet quilibre sujet/objet qui est lessence de la raison.

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    dialectique de la conscience. Hegel largit considrablement la notion dexprience, par exemple par rapport Kant. Comme le souligne Hyppolite : La critique de lexprience stend chez lui lexprience thique, juridique, religieuse et en se limite pas lexprience thortique (Gense et structure de la Phnomnologie de lesprit, p. 14). Aussi, contrairement Kant (et Fichte dans la premire partie de La doctrine de la science o il entendait faire une histoire pragmatique de lesprit humain ) o la rflexion philosophique sajoutait la conscience commune pour remonter lentendement transcendantal comme fondement de lexprience possible (cest la conscience philosophique qui montrait lidentit de la conscience et de lobjet cest--dire la possibilit de lexprience), Hegel part de la conscience commune et dcrit son exprience, comment elle est transforme par ses objets, jusquau savoir absolu quand la certitude et la vrit sgalisent, cest--dire quand la conscience commune se sera leve la conscience philosophique8. Et cette exprience ne se limite pas au savoir scientifique de lobjet mais concerne toute forme dexprience : Il sagit de considrer la vie de la conscience aussi bien lorsquelle connat le monde comme objet de science, que quand elle se connat elle-mme comme vie, ou quand elle se propose un but. Toutes les formes dexpriences, thiques, juridiques, religieuses, trouveront donc leur place puisquil sagit de considrer lexprience de la conscience en gnral. Le problme de Kant : Comment lexprience est-elle possible ? , est ici considr de la faon la plus gnrale. Et si nous songions tout lheure rapprocher la Phnomnologie de Hegel de celle de Husserl [revenir aux choses mmes, cest--dire en considrant la conscience telle quelle soffre elle-mme sans adopter la rflexion de surplomb du discours philosophique], nous pouvons maintenant dcouvrir un rapprochement avec les philosophies existentielles qui fleurissent de nos jours. Dans bien des cas en dcouvrant lexprience que fait la conscience, Hegel dcrit une manire dexister, une vision du monde, mais, contrairement la philosophie existentielle, il ne sarrte pas cette existence mme, il y voit un moment qui, dans son dpassement permet datteindre un savoir absolu (ibid., p. 15-16).

    Ainsi, tous gard, La phnomnologie de lesprit est le livre de lexprience. En effet, ce nest pas une philosophie sur lexprience (comme la Critique de la raison pure qui analyse les conditions transcendantales de lexprience objective) mais la phnomnologie de lexprience : la description que la conscience fait delle-mme, du mouvement par lequel elle se transforme en conscience philosophique. Ainsi lexprience est prserve dans sa spontanit et dans son caractre aventureux en quelque

    8 Dans le savoir absolu, lexprience sannule un peu comme le narrateur de A la recherche

    du temps perdu, tant revenu de tout ce quil successivement pos comme des vrits (aller Venise, embrasser Albertine, etc.) comme autant de certitudes provisoires, saperoit que la vrit ne lui est rien dextrieur, mais quelle est dans la littrature, cest--dire dans lactivit dcrire lhistoire de ses expriences. La boucle est boucle : le hros de lhistoire devient la suite de son histoire lauteur du livre qui raconte cette histoire.

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    sorte : la conscience fait tout sans savoir ce quelle fait comme exprimenter est une activit expose au doute, lincertitude. Ou plutt la conscience prouve le double caractre de lexprience : ladhsion un contenu o elle veut croire la vrit suivie de la dsillusion qui la lance dans une exprience nouvelle.

    Mais lextension indfinie de la notion dexprience ne se paie-t-elle pas dune dfinition faible ou insuffisamment dtermine de lexprience ? Tout est objet dexprience en tant que la conscience accompagne et intriorise toute relation possible un objet. Du moins, contre la conception hglienne qui pense lexprience comme mouvement de la conscience, issu de la comparaison et du dsquilibre entre la vrit et la certitude, nest-on pas amen infailliblement rabattre lexprience sur son moment subjectif et ly confondre ? Autrement dit par exprience (Erfahrung) il faut entendre vcu (Erlebnis)9. Tout vcu est une exprience de la conscience. Donc il y a exprience pour chaque vcu de la conscience : toute exprience est exprience vcue . Ici deux cueils apparaissent en mme temps : lextension de lexprience tout ce qui est vcu par la conscience, et le caractre subjectif de lexprience vcue. Ici les principaux motifs de critiques saccumulent et se conjuguent : lexprience cest le vcu, cest--dire le donn, limmdiat, le subjectif : ce qui est vcu ne peut tre que subjectif ; le donn subjectif ne peut tre quimmdiat ; le subjectif ne peut tre que donn immdiat Cest pourquoi il faut passer un autre concept de lexprience.

    9 Le rapport entre Erfahrung et Erlebnis mriterait lui seul toute une tude. Le terme

    dErlebnis nest devenu courant que vers les annes 1870, simposant dans la langue commune, semble-t-il, partir de la littrature bibliographique. Erleben, explique Gadamer dans Vrit et mthode, veut dire tre en vie quand quelque chose arrive . Le terme met laccent sur limmdiatet avec lequel on saisit le rel : le vcu est toujours ce que lon a soi-mme vcu (p. 78). Dans ces conditions, exprience et vcu semblent se confondre puisque le principe de lexprience, dit de son ct Hegel, contient cette dtermination qui exige, pour quun contenu soit vrai, que lesprit lui soit prsent. Mais prcisment, autant lexprience est dessence dialectique, reposant sur lingalit au sein de la conscience entre la certitude et la vrit, autant le vcu contient dans son unit tout cart. Le vcu a aussi rapport au donn, mais un donn qui a la mme forme que lesprit mme. Limmdiat de lexprience est un moment dpasser et pousse la conscience sortir delle-mme. Limmdiat de lexprience est un faux immdiat puisquil engage la conscience dans un travail de mdiations pour parvenir lgalit entre sa forme et son contenu. Au contraire le vcu dsigne lunit de sens irrductible de toute vie, et singulirement de la vie de lesprit. Cest pourquoi Dilthey en fait un concept cl pour mieux dterminer la mthode dans le domaine des sciences humaines. Les faits spirituels (culturels) ne sont pas des choses mais des faits immdiatement dous de sens, de sorte que la connaissance dans ce champ de ralit passe par la comprhension, cest--dire par le vcu du sens. Le sens, en effet, ne peut sobserver. Il nest pas connaissable par exprience, lexprience consistant toujours laborer un objet donn. Le sens ne peut que se vivre. On ne peut ainsi dissocier sa donation de la conscience et sa manire de laffecter. Quelque chose est l pour moi (fr sich da), sans sparation entre le sujet et lobjet (cf. R. Aron, La philosophie critique de lhistoire, p. 75) : ltre et lapparatre concident. Au contraire, pour lexprience, ltre et lapparatre sont spars et distincts. Lexprience est le fait de la sparation du sujet et de lobjet : le vcu est le fait de leur indistinction.

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    6 Lexprience ou la constitution passive de la connaissance

    En effet il y a une issue aux difficults souleves jusqu prsent. Lexprience cesse dtre problmatique si lon rduit son concept ou si, pour ne pas confondre lexprience et le vcu, on rserve le vcu au champ des sciences humaines. Aprs tout, si lon en juge par les progrs quelle lui a fait accomplir, il suffit de demander la science de nous enseigner ce quest lexprience. Pour penser lexprience, il faut se tourner vers la science, puisque cest en devenant exprimentale quelle a enregistr des progrs considrables et que lexprience perd sa dimension subjective. La science offre un concept objectif de lexprience et, ce titre, dpourvu dambigut. Le sens pistmologique de lexprience fait sortir du sens commun de lexprience o elle finit par sidentifier au vcu de la conscience.

    Pourtant on peut redouter ici de nouvelles difficults. Dabord on peut toujours contester lide que la science puisse noncer ce quest lexprience. La science utilise lexprience, mais moins didentifier usage et essence, il y a loin entre penser lexprience en tant quexprience et organiser, contrler lexprience pour vrifier un nonc thorique. Autrement dit, la science nest pas elle-mme science de lexprience mais science exprimentale. Il ne lui appartient pas de poser le problme des conditions a priori de lexprience ce qui ne veut pas dire que ce problme puisse tre trait sans tenir compte de la mthode et de lhistoire des sciences. Le sujet de la science est un sujet idal (le je pense, gardien du seuil du valable comme dit G. Marcel, corrlat de lobjet = X chez Kant, lentendement humain). Mais une exprience sans sujet nest pas exactement une exprience. La science de lexprience, Hegel lindiquait, nest pas la science par lexprience, parce que la connaissance de la vrit implique la dialectique du sujet et de lobjet. La prsence du sujet, la certitude du sujet dans lexprience fait la diffrence entre lexprience et lexprimentation.

    Lautre diffrence procde de la prgnance de la passivit dans lexprience. Lexprience lie activit et passivit, et cest cette liaison qui fait la nature problmatique de lexprience. Lexprience suppose toujours le contact du moi avec les choses. Ainsi lactivit de lesprit nest pas premire, au moins dans le temps (cf. Kant). Il faut lesprit admettre ce moment irrductible de passivit, et cest pourquoi lexprience est toujours pour lui le chiffre et le rappel de sa finitude. Lentendement ne peut exercer sa spontanit que pour autant quil est rceptif : un objet ne peut tre pens que sil est donn. Kant peut distribuer la passivit et lactivit sur deux facults distinctes (la sensibilit, lentendement), du moins lexprience se constituant leur jointure est impensable sans lune et lautre dimensions. Au fond la position de Kant contient cette double dtermination : articulation du concept lintuition, cest--dire finitude et passivit de la connaissance ; lments a priori constituant lexprience au lieu den dpendre. Selon la premire dtermination, on peut sans doute parler de

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    lempirisme de Kant : la raison humaine ne peut connatre que ce qui est donn, cest--dire phnomnal. Mais selon la seconde, sa philosophie rcuse lempirisme puisque tout ne drive pas de lexprience. Et les deux dterminations travaillent pour ainsi dire dans le mme sens dune destitution de la mtaphysique : car une science se dfinit par lapplication des concepts a priori un objet dexprience. En dehors des limites dfinies par lexprience possible, le concept ne fait rien connatre. Donc ce nest pas en saffranchissant de lexprience, que la pense slve une connaissance suprieure et cest encore moins, par ce moyen, quelle peut fonder ultimement ldifice des sciences dans une science suprme (mtaphysique)10.

    Donc il ny a pas plus dexprience sans passivit quil ny a dexprience sans un sujet. Cest pourquoi on peut tre tent de faire de la passivit lessence de lexprience (ce qui conduit lempirisme) et de faire de lexprience la plus passive le modle de lexprience (la douleur).

    Mais videmment il sagit de savoir si cest dans le mme sens quon fait lexprience de la douleur, une exprience de physique ou quon parle dun homme dexprience. Dans ce dernier cas, on veut signaler que lpreuve et lendurance du rel, la passivit de lexprience prcisment, est irremplaable : lexprience dsigne ici lenrichissement, le savoir mme de la passivit, les leons que lon tire davoir eu prouver dabord les choses avant de les comprendre et de les matriser. Mais en va-t-il si diffremment dans lexprience scientifique ? Lexprimentation nest pas davantage compltement active. Certes lobservation y est claire par des choix dlibrs, selon des attentes thoriques prcises, mesure par des

    10 Comme lcrit Chenet dans son commentaire de la Critique de la raison pure :

    L'ontologie (mtaphysique gnrale) est impossible. L'Esthtique transcendantale enseigne que l'objet des sens n'est pas l'objet mme, mais rien que la reprsentation qui nat en nous de l'affection de notre rceptivit (par un objet inconnu) laquelle impose aux objets de la reprsentation une forme a priori. Dans l'intuition sensible, aucune chose en soi n'est donne. Espace et temps ne sont pas des prdicats transcendantaux, des proprits des choses mmes, mais n'ont rapport qu' la rceptivit de notre pouvoir de connatre. L'Analytique transcendantale enseigne que l' intuition intellectuelle n'est pas davantage procure par l'entendement dont le pouvoir n'est pas d'intuition mais de liaison des reprsentations d'abord donnes par la sensibilit (pouvoir discursif). Les catgories ont leur source dans l'entendement, elles n'expriment pas des proprits transcendantales de l'tre, ce ne sont que des fonctions sous lesquelles nous pouvons unifier un divers de reprsentations sensibles, des lois de l'unit synthtique d'aperception.

    L'ontologie ne peut donc tre qu'une ontologie du phnomne : espace, temps, substantialit, causalit, etc., sont des prdicats qui ne concernent rien que le phnomne : l'objet pour nous, c'est--dire tel qu'il est reprsent par la sensibilit affecte et li par l'entendement pour tre pens.

    La mtaphysique spciale est illgitime. La Dialectique transcendantale enseigne que la raison n'est pas la facult d'atteindre l'absolu qu'elle vise. Pouvoir de reprsenter un terme inconditionn pour chaque type de synthse opre par l'entendement (synthse catgorique, hypothtique, disjonctive, donnant lieu trois Ides : me, monde et Dieu), la raison n'a pourtant pas de pouvoir constitutif.

    Il n'est pas un seul lment de notre connaissance qui ait voir avec les choses en soi : avec la sensibilit, nous n'avons affaire qu'aux conditions du phnomne ; avec l'entendement, qu'aux lois du phnomnes ; avec la raison, qu'aux maximes de la connaissance systmatique du phnomne .

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    appareils dont les rsultats sont soigneusement interprts Mais il faut l encore commencer par prter attention au donn, procder une observation dtaille et compltes des donnes. Donc si lexprimentation ne drive pas totalement de lexprience passive, elle dbute par la soumission au donn, lexigence de constater. On peut mme aller plus loin. Exprimenter cest certes organiser mthodiquement un fait, le provoquer, donc cest agir. Mais cette action est paradoxalement tourne vers lextriorit, comme on la dit plus haut, vers la production dune dcision extrieure la prvision active, finalement dirige vers un effacement de lexprimentateur pour laisser parler le rel. Cest ici, mme si ce nest jamais le rel qui parle, si donc il serait illusoire de croire que leffacement de lacte exprimental puisse tre complet et que lexprimentation se confonde avec la ralit (la ralit est informe par lactivit et le protocole de lexprimentation et par la thorie), la dimension dexprience dans lexprimentation qui parle encore. Ce quil y a de passivit dans lexprimentation, relve de lexprience.

    Lexprience nest ainsi ni du ct du pur sujet ni du ct du monde, mais leur point de rencontre, et peut-tre la diffrence entre lexprience et lexprimentation tient-elle linflexion que lon donne cette rencontre : lexprience, cest la rencontre du sujet et de lobjet dans le sujet comme si lexprience ntait que lpreuve du sujet par lui-mme tandis que lexprimentation cest la rencontre du sujet et de lobjet dans lobjet il sagit pour le sujet de soublier pour faire comme si lexprience ntait que lpreuve de la vrit par lobjet lui-mme.

    Reste que lide dexprience est largement indexe sur la dimension de passivit. Lexprience pure, pour ainsi dire, cest ce qui reste quand, dans le rapport de lesprit au rel, on fait abstraction de tout ce qui vient de lesprit (invention, spontanit conceptuelle, liaison, rgles). Sous cet aspect, on retrouve nouveau lide daltrit : lexprience cest bien le rel qui est expriment dabord et immdiatement comme tranget. Lexprience impose la reconnaissance que le monde nest pas ce que je pense, quil nest pas ma reprsentation. Cest, en quelque sorte, le rel moins ce que lesprit y projette. Et si lexprience peut enseigner lesprit, cest condition que celui-ci fasse leffort pour oublier son activit, mettre entre parenthse le construit (cf. la rduction phnomnologique), pour laisser au donn le pouvoir de lenseigner. Cest ce quon voulait dire, en prsentant mme lexprimentation comme le moyen, certes contrl, de rendre lextriorit productrice de vrit, de mettre le rel en position de dcision. Lexprience ne nous apprendrait rien si elle ne plaait pas lesprit dans une situation de dpaysement, ne lobligeait pas sortir de ses cadres. Lexprience sauve lesprit de ses habitudes de pense. Si lexprience est didactique, cest parce quelle vient contrarier la pense. Cest bien pourquoi Hegel prsentait lexprience et lempirisme comme ce qui vient corriger le point de vue de la mtaphysique sur lobjectivit. La connaissance ne va pas du mme au mme. Il ne suffit pas de croire que les choses sont comme les concepts ou que les concepts spontanment noncent ce que sont les choses. Toute la mtaphysique repose prcisment

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    sur cette croyance que ses concepts sappliquent immdiatement et infailliblement ltre mme, que la connaissance de ltre mme (Dieu, le monde, lme) peut tre atteinte par les prdicats :

    Cette science considrait les dterminations-de-pense comme les dterminations

    fondamentales des choses. [] Cette mtaphysique prsupposait en gnral que lon pouvait arriver la connaissance de labsolu en lui attribuant des prdicats, et nexaminait ni les dterminations dentendement suivant leur contenu et leur valeur propres, ni non plus cette forme qui consiste dterminer labsolu par attribution de prdicats (Encyclopdie des sciences philosophiques, Science de la logique I, 28, p. 294).

    Or lexprience est prcisment ce qui perturbe lentendement dans sa

    prcipitation et sa prvention croire que les concepts en lui sappliquent sans critique ltre mme quil prsuppose au fondement des choses. Le premier enseignement de lexprience est ngatif : la pense apprend se dfier delle-mme, ne pas croire que ses dterminations immdiates valent pour lessence des choses. Le rel, cest bien ce qui est pens, mais pour une pense qui a critiqu sa croyance spontane identifier le rel justement avec ses penses immdiates. Le rel ce nest pas ce qui est cru (pens immdiatement) mais ce que la pense a critiqu, commencer par elle-mme. Or lexprience est ce qui fait sortir la pense du cercle de la croyance. Si lexprience nest pas destine demeurer trangre lesprit, du moins elle impose lesprit le moment ncessaire et salutaire dune dpossession de soi-mme. Lexprience contraint lesprit renoncer lautosuffisance, au rgne de lidentit comme on a dit au dbut. Lexprience impose donc la raison sa propre critique et cest pourquoi, le criticisme kantien peut apparatre comme une forme dempirisme : cest la critique de lempirisme mais qui repose sur les mmes prmisses que lempirisme. Le criticisme partage avec lempirisme la limitation de la connaissance la connaissance des phnomnes. Mais il sen distingue en montrant que la ncessit et luniversalit contenues galement dans lexprience, cest--dire lexprience objective dont la science est lattestation, ne proviennent pas de lexprience. Aussi faut-il distinguer la matire et la forme de lexprience. La forme de lexprience prcde et rend possible lexprience : donc tout ne drive pas de lexprience. Ainsi la critique de lexprience objective, tout en partageant la prmisse mme de lempirisme,