Philippe Laperrouse

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PhilippeLaperrouse

LaBelleetleGrenadier

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©PhilippeLaperrouse,2020

ISBNnumérique:979-10-262-6205-3

Courriel:[email protected]

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Lespersonnagesetlessituationsdecerécitétantpurementfictifs,touteressemblanceavecdespersonnesoudessituationsexistantesouayantexisténesauraitêtrequefortuite.

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Nous sommes le 4 avril 2021, jour de Pâques. Le grenadier de la Gardeimpériale,RigobertBonneville (engranduniforme),mortauchampd’honneurle 26 août 1913, est attablé dans la salle àmanger du châteauBeausoleil desDumond.Ensoi,çan’ariend’extraordinaire,saufquelesDumondnel’ontpasinvité.

L’homme vient de loin, dans tous les sens de l’expression. Il a décidé des’offrirunpetit-déjeunerconsistantpourseremettredelafatigueduvoyage.

Au moment précis où il est entré dans son champ de vision, la baronneRoselyne Dumond pousse un cri strident. Le soldat s’y attendait un peu. Ilreconnaît volontiers que rencontrer un fantômevieuxdedeux sièclesdans sesmeubles n’est pas une situation paisible. Surtout un dimanche de Pâques.Roselyne hurle au moment où il ouvre un pot de confiture de prunes, dontl’aspectluiasemblédesplusengageants.Cegestefamiliern’apourtantriendemalveillant.

Pour la baronne, le fait est là, incontestable : dans sa salle à manger, ungrenadierdes arméesdeSaMajesté l’empereur se restaure autourd’unboldelaitissud’uneberthequelefermieradéposéesurleseuildesademeure.

Dans une attitude théâtrale, Roselyne, effarée, recule la main sur son cœurjusqu’au mur où veille le portrait de son ancêtre le docteur Poulard, qui sedistinguaparsavaillancedanslescombatsdumontdesSingesen1917.

—Quiêtes-vous?…Euh…Quefaites-vouslà?...Commentêtes-vousentré?

Destroisphrasesqu’ellearticuleaveclavitessed’unemitrailletteàquestions,c’est la troisième qui est la plus compliquée pour lemodeste soldat. Vous nepouvez pas résumer deux siècles de vie en tenant une tartine de confiture.Surtout si la prune visqueuse vous dégouline tranquillement entre les doigts.Rigobertserendrapidementcomptequetoutcequ’ilpourraitdiremanqueraitdesérieuxetdoncdecrédibilité.Ilfaituneffortdecourtoisienéanmoins:

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—GrenadierRigobertBonneville,du1errégimentdelaGardeimpériale.

Ils’estlevé,arevêtusonbonnetd’oursonréglementaireets’estprésentédansuneattitudeimpeccable,cequin’arrangeriendupiètreavisqueRoselyneasursapersonne,mêmesi lesoldatarbore lerubandelaLégiond’honneursursonplastron.Laripostedelabaronnen'estpastrèsprotocolaire.

—Vousvousfoutezdemoi!

Depuisquelquesjoursqu’ilestarrivédanscetterégionquelesgensappellentlaDrômedescollines,Rigobertcommenceàavoirintégrécertainesexpressionscourantesdanslepeupledecetteépoque.Commetouslesespritsfantomatiques,il assimile vite les situations. Il est obligéde constater que lesmots quevientd’employerRoselynenesontguèrecourtois.Ilenabiensaisilesens.

—Madame la baronne, je comprends votre surprise, mais si vous vouliezbien,nouspourrionsavoirunentretienquidissiperaitlesmalentendus…

—Onnevariendissiperdutout!Sortezouj’appellemonmari!

En d’autres circonstances, elle aurait été délicieuse la baronne, maisaujourd’huiellen’entendpasdéployeruncharmeparticulier.Enchemisedenuitbleueetvaporeuse,échevelée,sesyeuxvertslançantdeséclatsmétalliques,elles’agitedanstouslessens.Pendantuninstant,sonregardapeurésedirigeverslevaisselier ; la pensée de jeter des assiettes à la figure de l’intrus lui traversel’esprit. Instinctivement,elleestime lecoûtde lacassebien tropélevépour lacirconstanceetseravise.

—Geoffroy!

Jugeant que le grenadier tarde un peu à exécuter son ordre de retraite, elletentedepousserlebaronsonépouxenpremièreligne.Lesoldatsesouvientqu’àAusterlitzsescamaradesetluicontinrentlespiresassautsdestroupesennemies,alors celui dumari de Roselyne ne l’impressionne nullement…D’autant plusqueGeoffroyDumond,sentantvenirunedifficultéménagère,accourtmollementsur les lieux du conflit. Il est encore en tenue légère. Sa robe de chambre futprobablement d’un beau satin moiré, mais visiblement, elle a perdu de sasuperbe.Leschaussonsdemonsieurlebaronsemblentaussifatiguésquelui.Ilestlaid,peut-êtreunelaideurdumatin,maislaidquandmême:unvisagegris,boursouflé,agrémentédepochesetstriéderides,cequiparaîtfréquentchezlesbourgeois d’aujourd’hui. Il dispose encore de quelques cheveux roux sur le

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sommetducrânequis’apprêtentàs’envolerpuisqu’iln’apaseuletempsdelespeigner.

LadiscussionavecRigobertBonnevilledébutesurdesbasesunpeurudes:

—Qu’est-cequ’ilfoutici,celui-là?

Fauted’uneouvertureplusamicale,lesoldatdéclinedenouveausonidentité:

—GrenadierRigobertBonneville,du1errégimentdelaGardeimpériale.

Un blanc gêné s’installe dans la conversation, puis une réaction qui peutparaîtreassezprimaires’emparedeGeoffroy:

—Roselyne,appellelagendarmerie.Onnevapasselaisseremmerderparunclochard.

L’insulte est grave. Rigobert fait une nouvelle tentative pour ouvrir desnégociationsavecl’ennemi:

—MonsieurDumond,jecomprendsvotresurprise,maisjenesuisenaucuncasunmanant.J’aicombattuauservicedeSaMajestéàAusterlitz,Ulm,Iéna,Eylau…Jepeuxvousexpliquermaprésence…

—Vousexpliquerezçaauxforcesdel'ordre,monpetitmonsieur!

Roselynebatailleau téléphonepourannonceraugendarmeGrégoryLimouxqu’elleestattaquéeparunpelotondegrenadiersdel’arméeimpériale.Rigobertaprévularéactionducoupletoutenayantespérépouvoirs’expliqueravecsesmembres.Laveille,ils’estrenduàlabrigadelocalepourl’anticiper.

Pourassimilercequisuit, il fautsavoirqu’en tantque fantômehomologué,RigobertBonnevillebénéficieduprivilèged’invisibilité.

Caché par sa transparence en entrant dans la gendarmerie, il est tombé enpleine explication des gravures entre le brigadier Souleymane Kamara et sonsubalterne Grégory Limoux, qui paraissait très contrarié. Ce dernier necomprenaitpas sadésignationpourassurer lapermanencedudimanchepascalalorsqu’ilavaitl’occasioninouïed’emmenerHéloïseaubal.GrâceàDieu,sonsupérieur est resté inflexible ; il n’a pas transigé sur le devoir d’obéissance.GrégoryLimouxadûs’incliner.QuantàRigobert,ilapréférés’éclipser(sil’onpeutparlerainsid’unfantômeinvisible).

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Désormais, lecoupleDumond tourneautourdusoldat.GeoffroyDumond leregarded’unairmauvais:

—Lesgendarmesvontarriver,mongaillard!Onfaitmoinslemalin,hein!

—Écoutez,MonsieurDumond,jepourraisvousexpliquer,c’esttrèssimple…

—Tunem’expliquerasriendutout!Bientôt,tuserashorsdemavue!

Àcemoment,Rigobertjugequelechâtelainl’exaspère.

—Trèsbien,MonsieurDumond!Commevousvoulez!

Ilutilisesonpouvoird’effacementdelui-même,manœuvrequinemanquepasdeproduiresonpetiteffethabituel.Engénéral,lesgenspoussentdes«oh!»etdes « ah ! » de stupéfaction, cherchent autour d’eux sous la table, dans lesarmoires…Maislà,RoselyneDumondprofèreuneréflexioninattendue:

—Geoffroy!Qu’est-cequetuasencorefait?

L’emploidel’adverbe«encore»neplaîtpasdutoutàGeoffroyDumondquibafouilled’indignation:

—Encore…encore…enc…

Àcemoment,uncrissementdepneussurlegravierdelacoursefaitentendre.Laporte de laKangoode la gendarmerie nationale claque fortement.GrégoryLimouxestd’unehumeurchagrine.Laseulepenséequ’HéloïseserendraaubalduvillageaubrasduplâtrierGeorgesThouarlerévolte.Ilestnéanmoinsobligédeparaître courtois lorsque lesdeuxchâtelainsRoselyne etGeoffroyDumonds’approchentetluisouhaitentlabienvenued’unairpatelin.

Geoffroyhésite. Ilne lui semblepasopportund’expliquerquesonépouseadécouvertdanssasalleàmangerungrenadierdelaGardeimpérialeenuniformeen train de s’empiffrer de la confiture aux prunes concoctée par Lison, laservanteducouple.Mêmeunmilitairepourraits’étonnerd’unteltableau.

—GendarmeLimoux!Quellebonnesurprise!Figurez-vousquemafemmeacruvoirunchenapanrôderautourdenotredemeure…

RoselyneDumondappréciemodérémentd’êtredésignéecommeresponsabledu dérangement des forces de l’ordre. Geoffroy l'oblige à se taire d’un coupd’épaulequimanquedelafairechuter.

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LegendarmeLimouxestdotéd’uncrânetroppetitpoursonképi,cequ’ilarépétéplusieursfoisàsahiérarchiesansqu’onchangesonéquipement.Devantla légèretédesDumond, il retiresoncouvre-chefetgrattesachevelureblonded’un index énergique. Le brigadier Kamara lui a fait la leçon à plusieursreprises : on ne contrarie jamais les hommes de pouvoir. Or dans ce coin deverdure, il se trouve qu’on parle de Geoffroy Dumond comme prochainconseillergénéralducanton.Alors,prudenceetbienveillance!

Pourtant,lerèglementindiquequeledérangementdelabrigadepourunmotifaussifaiblemériteuneamende.Maislafinessepolitiquedugendarmel’emportesursoncourageadministratif:

—MonsieurDumond!QuemadameDumondserassure!Nousveillonssurleterritoire.Decepas,jevaismoi-mêmefaireunerondedanslesenvirons.

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Lascènequivoits’opposerlesoldatdesarméesnapoléoniennesetlecoupleDumondestledébutdel’épilogued’unelonguehistoire.

LegrenadierRigobertBonnevilleestdécédépendantlabatailledeDresdele26août1813.Ilfaitbeau,c’estunjouragréablepourtrépasser.Ilestfauchéparun coup de fusil traître d’un tireur autrichien embusqué. Bouleversé par sadouleur,Rigobertquittecemondedansladignité.Lorsqu’onestgrognarddansl’arméedel’empereur,onmeurtnoblementlevisagetournéverslecielquel’oncontempleunedernièrefois.Sansfaired’embarras.

C’estlà,pendantquelquesminutesdesouffrance,qu’illevoit,émergeantdesnuées. Souvent les enfants s'amusent à donner des formes connues auxmouvements des nuages qu’ils observent. Mais au moment où RigobertBonnevillerendsonâmeàDieu,ilnes’agitpasdejeu.Ilaperçoitunesilhouetted’hommedans l’espace infini.Certes l'aspect est flou,maisRigobert a encoreassezdeluciditépourreconnaîtreunchevalier,etpasn’importequelchevalier.Lacroixqu’ilportesurlapoitrine,Rigobertlaconnaît:unTemplier!Satenuenelaisseaucundoute,c’estunTemplier,undecesmoinessoldatsquiguerroyadans tout l’Orient (et ailleurs) jusqu’au XVe siècle. Le mourant perçoitfaiblement un grognement, puis plus nettement quelques paroles. L’apparitions’adresseaugrenadieraumomentoùiltrépasse.Rigobertseditqu’ilestnormaldeperdrelaraisondansunmomentpareiletd’entendredesvoix.

—Rigobert,tunevaspasdisparaître,çanem’arrangepas!JesuisJehandeBonneville,tonancêtre…

—Jehan…Jehan…

— Oui, dépêche-toi de me comprendre parce que je n’ai pas beaucoupd’énergieetàpremièrevue,toinonplus!

La«chose»s’estompedansl’étheraufildesondiscours,maisRigobertaletemps d'intégrer l’essentiel. D’abord la bonne nouvelle (enfin, c’est ce qu’il

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croit) : il va survivre sous forme de fantôme. Ensuite la contrepartie : il doitretrouverletrésordeJehandeBonnevilleetleremettreàundescendantdesexemasculin, après quoi il est possible que le grenadier perde son apparencevaporeuse et regagne les sphères de la vie éternelle, ce qui est la destinéenormale d’unmort…Après ces révélations, le visage de Jehan deBonnevilles’évanouit dans le ciel du royaume de Saxe et le corps du soldat exhale sonderniersoupir.

La silhouette de Rigobert entre en scène. Elle se relève sur ses jambes,époussettesonuniformeetsedonneuninstantdecalmepourseremettredesatransformation.UnAutrichienspectateurdecemiracles’enfuitenhurlant.

Rigobert a reçu une éducation simple. Il a vaguement entendu parler desTempliers par son grand-père. Dans sa famille, on colportait les épopées dessièclesprécédentslorsdeslonguesveilléesd’hiver.Rigobertnecomprenaitpaspourquoil’histoiredecesmoines-soldatsrevenaitsisouventsurlatablelorsquesonaïeulracontaitdeslégendes.Ilcomprenaitencoremoinslaraisonquiavaitpoussél’undecesmoinesàluiadresserlaparolealorsqu’ilvivaitsesderniersinstants.

******

Lesurlendemain,unesilhouetteéthéréeettransparente,enformedegrenadierde laGarde,déambuledans lesruesdeParis.L’ambianceet l’atmosphèresontlourdes de menaces. L’ambiance parce que l’empereur est pris en grippe etpoursuivipartouslespuissantsd’Europe,l’atmosphèreparcequ’encettefindumois d’août, les Parisiens suent et sentent la transpiration. L’orage gronde auproprecommeaufiguré.

En portant son regard ici et là, Rigobert constate que la misère suinte departout.Des femmes crasseuses se vendent sur le pavé, des gamins tendent lamainouvolent,deshandicapéssonteffondrésàtouslescoinsderue.Lorsqu’unbourgeoisimprudents’aventuredanscesquartiers,ilpresselepasdepeurd’êtreagressé.

Rigobert se reprend.ÀDresde, il a l’impression d’avoir défié les lois de laguerreetmêmecellesdelavie.Surunchampdebataille,onestmortouonest

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vivant,mais on n’est pas entre les deux !Qu’est-ce que ça veut dire ?Et cethomme qui lui a parlé dans les nuages, qui est-il ? Il a mentionné Jehan deBonneville.Quiest-ce?Pourquoicet individua-t-il lemêmenomque lesien,maispastoutàfait?

Ilfautbeaucoupdetempsàunêtredebonneéducationpours’habitueràsoncorpsvirtuel.Pourungrenadierdenaissancemodeste,c’estencorepire.

Rigobert se meut dans son uniforme guerrier, mais il est saisi d’une drôled’impression.Parmoments,ildisparaîtetnevoitplusriendelui-même.Ilfinitparcomprendrequ’ilexisteoupasauxyeuxdesautres(etauxsiens)quandilledécide.

L’anciensoldatpeutàloisirdevenirtransparentenémettantunsimplesoufflesurleboutdesesdoigts.Cephénomèneprovoquedesanecdotesamusantesqu’ilnemanquepasd’explorer.Riennel’empêchedes’attableràuneaubergeetdes’évanouirdansl’espaceaumomentdel’addition.Alorsqu’ilestentrédansuneéglisepourfairesesdévotions, ilasentiunmauvaiscourantd’airparcourirsamanche. Son corps, mal informé, a disparu instantanément de la vue du curéauprèsduquel il seconfessait.Leprêtreest sorti sur leparvisde lamaisondeDieu dans un état quasi comateux. Puis, il a préféré garder pour lui l’incidentpour ne pas avoir à révéler à sa hiérarchie qu’il était sur le point de donnerl’absolutionaudiable.

Mieux encore, Rigobert se déplace sans marcher. Il a fait une expérienceunique : parcourir la rue de la Ferronerie en moins de temps qu’il faut pourécluserunpichetdepicrate.Lesquelquesbadaudsquicheminaientsurlepavéont eu l’impression d’une légère vibration de l’air, sans explication crédible.Deuxsièclesplustard,unrecorddumondedesprintauraitétéenvue.

L’ancien soldat n’est pas au bout des découvertes de ses extraordinairesfacultés.Ilyatroisjours,ilétaitentraindecombattreauservicedel’Empereur.Enfin… c’est ce qu’il croyait. Par hasard, son regard tombe sur une page duMoniteur universel déployé par un bourgeois assis sur un banc de square :avril1814!Aurait-ildonclepouvoird’accélérerletemps?

Cesquestionsledésorientent.Rigobertseditqu’ildoitd’abordseconcentrersur ses fonctionsessentielles :boire,manger,dormir.Apparemment, elles sonttoujours présentes, mais tout se passe comme si ces activités intimesd’indispensablesétaientdevenuessecondaires.Rigoberts’aperçoitqu’ilpeutne

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pas se nourrir sans dommage corporel. Il peut aussi aisément se priver desommeil.Ilpenseencorequecettefacultéauraitététoutdemêmebienutilesurlechampdebataille.

Au total, l’ancien soldat Rigobert doit admettre qu’il est visible ou non enfonction de son bon vouloir et que la composition gazeuse de son imagen’appelleaucundessoinsordinairementapportésàuncorpshumain.Enplus,ilsemble que pour lui, les jours et les semaines passent beaucoup plus vite quepour les vivants. Ces étrangetés étant comprises, la question plus rude quitaraudel’espritdeRigobertestcelle-ci:queva-t-ilfairedetoutescesqualitésetdel'infiniquis’ouvredevantlui?

Un peu emprunté, voici qu’il erre sans but. Il s’efforce de dormir dans desaubergespourfairecommetoutlemonde.Maiscettefaçond’effacersixàseptheuresdesonemploidutempsjournaliernelesatisfaitpas.Lavied’unêtredechairetd’osestpeut-êtremonotone,mais–d’unecertainefaçon–rassurante.Àtouteheure,ilsaitengénéralcequ’ilvafairedansl’instantsuivant.

Certes,lepseudo-grenadierjoueavecsonapparence.Ilcourtiseoulutineunebellequiluipasseàportéedemains.C’estamusantetencoreplusdrôlelorsquel’intéressée gifle l’homme le plus proche d’elle bien qu’il soit innocent de ceharcèlement.Maiscelanepeut remplir les journéesdeRigobert : l’éternitéestlongue.

Pourtant, une pulsion bizarre propulse son enveloppe évanescente jusqu’àFontainebleau,pourlesadieuxdu«petitcaporal»corse.Legrenadierestlàaupremierrang,danslesreplisdel’air,àl’insudetous.Quandl’Empereursort,iljetteunregardprofondsursesderniersfidèles,puisils’engouffredanslavoiturequil’attend.Rigobertadmiresadignité.AumomentoùleCorseestmontédanssa diligence, il n’a pas remarqué que le marchepied s’est déplié sans aidemanuelle,commeparmagie.

D’unseulcoup,unevaguedesouvenirssubmergel’espritdeRigobert:lefeudesarmes,lesang,lecridesblessés…Touttournedanssonimaginaire.Quandl’attelageimpérials’éloigne,Rigobertpleurebeaucoup.

Plus tard, il réapparaîtdanslacapitaleavecla têtefort tourmentée.Qu’a-t-ildonc faitde toutescesannéesàpartdonner lamort et faire sonpossiblepourl’éviter?Quen’est-ilrestésurlesterrespicardesdesesancêtresoùilfaisaitsibonvivre?

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Alorsqu’ilchemineenruminantcessombrespensées,lelongdelarueMolayau cœur de Paris, il est pris d’un étourdissement qui l’oblige à s’asseoir. Sonattentionseporteinstinctivementverslecieloùcourentquelquesnuagesd’avril.Devantsesyeux,l’airseplisse,sedéforme,unesilhouettesedégagedeslimbesenmêmetempsqu’unroulement lugubre luivrille lesoreilles : leTemplierdeDresde!

Rigobertsubitlafoudreduguerrier:

—Rigobert, je t’aiditderetrouvermontrésor.Tun’asrienfait!Tutiensàtraînertapeinejusqu’àlafindestemps?

Rigobertqui,eneffet,n’apasconsacrébeaucoupd’effortsàcetteaffaire,estabasourdiparl’apparition.Iltrouvelaressourcedetenterunephrase:

—Maismaître,guide-moi…unedestination,unepiste,uneseule!

Iljugebondedonnerdu«maître»auspectreparprécaution.Cettepersonneterriblequisepromèneentrelesnuagesluiparaîtavoirunpouvoirhorsnorme.Il faut donc luimontrer une grande déférence, carRigobert détesteraitmourirunesecondefois:

— Minable… Les Archives nationales… Causses de Gramat… Jehan deBonneville…Remue-toi…Jen’ai…jen’ai…plusd’énergie.

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Vaincu par la coalition des forces européennes, l’empereurNapoléon Ier estpartienexil.Revenonsquelquesmoisplustôt.

Le3septembre1813,unbalestorganisédanslessalonsdel’impératrice.Lasoirée est douce, on a ouvert les fenêtres qui donnent sur les jardins d’oùmontentdesodeurssuaves.LesnouvellesdufrontdesarméesdeSaMajesténesontpastrèsbonnes,maispendantlestravauxmilitaires,lafrivolitécontinue.

Unfeud’artificeestprévuàlanuittombée.Àl’intérieur,lesgroupessesontformés. Les murmures des conversations bercent les invités. Les fumées descigares s’élèventparesseusement au-dessusdes têtes.Parfois éclatent le cristald’unriredefemmeoulegrasdel’hilaritéd’unhomme.Lesrobesdiaphanesauxplissés élégants sont entourées de fracs noirs à doubles basques. On peutapercevoirdesabdomensavantageuxetdécorésfrôlerdespoitrinesoudesbrasfémininspresquenus.

L’orchestre égaye déjà l’ambiance en sourdine.Un artiste étranger joue dessolosdeflageoletàmerveille,cequiconstituel’innovationinstrumentaledelasoirée.

L’heuredeladansearrive.Surunsigneinvisible,lesmusiciensattaquentunquadrille. Les hommes et les femmes se mettent en place, puis les talonsfrappentlesoletlescorpssemblentglisser,alternantlesfiguresavecéléganceetdextérité. Un peu en retrait, les mères, tout en surveillant leurs progénitures,commententl’alluredechacunetchacune.Bientôt,l’impatiencegagnelesrangs,car l’Impératrice n’a pas encore fait son apparition. Des courtisanes jugentqu’ellesera,sanscontesteetcommed’habitude,lameilleuredanseusedubal.

Lacontredanseterminée,lafoulesemélangedenouveau,lesconversationssepoursuivent, les éventails reprennent leurs ballets frénétiques. Ici et là, on sereconnaît, on se salue, on se dit que la soirée est une réussite. Les danseurscherchentleursouffle,maisl’orchestreenchaînedéjàparunemazurkaenlevée,àla dernière mode. Les hommes s’empressent auprès des jeunes femmes en

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espérant faire preuve de leur compétence chorégraphique et achever la fête leplusgalammentdumonde.

Quand le silence revient, les cavaliers s’inclinent et raccompagnent leurspartenaires. C’est à ce moment précis qu’un bruit mat se produit. Pauline deSolignac vient de s’effondrer sur le plancher du salon. Des cris stridentsjaillissentde toutesparts.Unevaguedéferlante semble submerger cettemaréehumaine.Descourantscontrairess’entremêlent:certainsfuient,d’autresjouentdescoudespours’approcherde l’incident.Desfemmeshorrifiéesportent leursmainsgantéesà leursvisages.Desmessieurssedonnentdesairs importantsetrassurantstandisquePaulinedeSolignacrendsonâmeàDieu.

Paulinevasursesvingtans.Elleest issued’unepetitenoblessedel’AncienRégimeauxoriginesenracinéesdansleBas-Limousin.Elleapassésajeunesseau château des Orgues qui fut miraculeusement épargné par les troublesrévolutionnaires. Bien qu’elle ait été fille unique, la famille de Pauline estnombreusepuisque,outresonpèreetsamère,sononcle,satanteetleursenfantsontleursappartementsdanslamêmedemeure.SibienquePaulineaétéélevéeentouréedesesparents,maisaussid’unbataillondecousins.

Vers1794,sonpèreajugéqueletempsdesprivilègesétaitrévolu;ils’estjetédans le commerce, ce qui devenait de plus en plus nécessaire vu l’étatd’impécuniositédans lequelsedébattaitsonentourage.Sesaffairesontprisdel’ampleur, si bien que ce nouveau négociant en tissus de luxe a décidé des’installeràParispourêtreplusprochedesnotablesdurégime.Ilaemmenésafamille,ycomprislejeunecousinFélixquil’aaidédanssonactivité.C’étaiten1812.Malheureusement,Monsieur de Solignac est décédé quelquesmois plustard.Ilreposedésormaisdanssaterrenatale,auprèsdesesancêtres.Néanmoins,ilaeuletempsetl’occasiondeprésentersafemme,safilleetFélixàmadameRemuzat,unedamedelasuitedel’Impératrice.

Depuisqu'elleestadolescente,Paulinerêvedefréquenterlemondedesgensimportants.Lesbalsdelahautesociétésontlesmeilleursendroitspourfairedesconnaissances.C’est dans ces circonstances que sa cousineAlbertine a trouvél’hommedesavie.Aussi, lorsquesamamana reçuune invitationdemadameRemuzatpour lebaldece jour,Paulinea insisté longuementpouryparticiper.Sa mère, qui ne lui refuse jamais rien, s’est inclinée à condition qu’elle soitaccompagnéed’elle-mêmeetdeFélix.

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Malheureusement, Pauline n’a jamais été épargnée par la maladie. Elle estd’une constitution frêle, sujette à de nombreuses difficultés physiques. Lesmédecinsestimentqu’elleadespoumonsfragilesetqu’ilconvientd’éviter lesefforts inutiles. Bien que fiévreuse à la suite de sorties imprudentes dans lachaleur du mois d’août, elle a néanmoins tout fait pour être présente auxfestivitésdecejour.Pourdireleschosessimplement:ellen’auraitjamaisdûsemontreràcettesoirée,carsonétatdesantén’estpasbrillant.

Cequidevaitarriverarrive:dèslapremièredanse,ellesetrouvemal.

Lajeunefemmenerésistepasàsoninconséquence.Allongéeàmêmelesol,ellesemeurt.Alorsqu’elleestentouréedeglapissementsetd’agitations,alorsqu’elleneportequ’unevuebrouilléesurlesbasblancsdesmessieursetledrapédes robes féminines,uneétrange sensation s’emparede sonesprit.Commeuncharivariincontrôlable.

Uneformefloueapparaîtau-dessusdesoncorps,hautdans lesmouluresduplafond. Elle a l’impression qu’un voile transparent frissonne. Un visage auxyeux noirs qui s’estompe par moments, se montre fugitivement, se déplace,disparaît,revient.Alorsquel’imagesembleseconfondreaveclesfresquesàlagloiredel’empire,Paulinedistingueunsoufflelégerquimurmureunmessageàpeineaudibleàsonoreille:

—Paulin…Pauline… Je suis Isab… Isabeau…LeTrésor desTempliers…retrouve-le…Remets-leàunefemme…seulementàunefemmetum’entends?Bi…

Lespectres’évanouitaumomentoùPaulinepoussesonderniersoupir.

Autourd’elle,oncrie,ontrépigneencore.C’esttrèsennuyeux!L’Impératriceferapart de son courroux.Unmédecin, sacoche à lamain, fend la foule, bientroptardpoursauverlamalheureuse.Samères’affalesurPaulineetlacouvredesanglots en hurlant son nom. À cause de cette petite provinciale, la fête estindiscutablement gâchée.On s’apitoie encore un peu, tout en espérant que lesfestivitéspourrontreprendreetqu’onpourraoublierl’incident.

Son cousin emporte le corps de Pauline dans ses bras. La jeune fille inerterepose dans sa longue cape bordée de fourrure. Dans l’entrée du château, unvalet emperruqué est victime d’une vision ahurissante : la silhouette de laPauline sedédouble.L’unedesdeux formes sautedesbrasde l’hommequi la

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porteetsemetàbatifolerdansl’espace.L’autrefemmeestemportéeparlejeunecousindePaulinequisemblenes’apercevoirderien.

Le serviteur se passe la main sur le visage comme s’il émergeait d’uncauchemar,maisilseditquecen’estpaslemomentdeposerdesquestions.Cequivientdesedéroulersoussesyeuxestunpeucurieux,mais,quoiqu’ilarrive,lesmaîtresonttoujoursraison.Etpuis,ilasûrementeutortdeboireausouper.IlseprécipitepourouvrirlaporteaugarçonchargéducorpsdePauline.

Àtraverslafenêtre,l’apparencedePaulineregardetristementpartirlavoiturequiemportesoncorpshumain.

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Rappelons-nousquenousavons laissé le soldatRigobertBonneville, assisàmêmelesoldelarueMolay,dansunétatdegrandehébétude.L’apparitionquis’estmontréealorsqu’iltrépassaitsurlechampdebatailledeDresdes’yestdenouveaumanifestée en tenant despropos semblables auxprécédents. Il y étaitencorequestiond’uncertainJehandeBonnevilleetd’untrésoràtrouver!

Encettefind’année1814,lesévènementsnerendentpasfacilel’existencedeRigobert ou plutôt de son succédané, qui va et vient toujours revêtu del’uniformedu1errégimentdelaGardeimpériale.Lapolitiqueapousséle«petitcorse » vers l’exil, le frère deLouisXVI s’installe au pouvoir.Dans les rues,ceux qui criaient «Vive l’empereur » quelquesmois plus tôt n’hésitent pas àclamer leur attachement au roi sans vergogne. Cette versatilité de l’opinion,Rigobertenéprouve lesconséquencesàsesdépens. Iciet là,desregardsnoirsluisontadressésquandsonbonnetàpoilssemontre.Iladéjàessuyédesjetsdepierres ou d’objets orduriers. On a beau être enchâssé dans une enveloppeirréelleetdonc traversésansdommageparcesprojectiles,Rigobert trouvecesgestes de détestation très désagréables, surtout lorsqu’on a donné sa vie auservicedelaNation.

Alorsqu’ilseremetlentementdesesémotionsetdesonamertume,lesoldatréfléchit à la difficile position dans laquelle l'ont projeté ces changements.RigobertBonneville,ouplusexactementsonfantôme,atoujoursétéungarçondebonsens.Lorsqu’onestpétriderationalité,êtretransforméenentitégazeuse,cen’estpasfacileàaccepter,maislegrenadierdécidequ’iln’apaslechoix:ildoit faire connaissance avec son apparence corporelle si particulière. Dansl’immédiat, se montrer en soldat de l’empereur, c’est vraiment la plusdésastreusedesinitiativesàprendre.Enattendantmieux,ilseraitprudent–pouréviterlavindictepopulaire–desoufflersurleboutdesesmanchespourjetersasilhouettedanslatransparence.

Ayantfaitlepointsursasituationpersonnelle,Rigobertseconcentredoncsurlesparolesdeladernièreapparition.Sefairemorigénerdepuislesnuagesparunancêtre de mauvaise humeur, c’est un évènement qui dépasse largement

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l’entendement de l’ex-grognard. Rigobert est à la fois agacé par cettemanifestation surnaturelle et craintif d’une intervention qui ressemble à unecolèredivine.SileCréateurs’enmêle,latranquillitédesonavenirpost-mortemestcompromise.

Pour compliquer la situation, il est obligéde constaterque lediscoursde laVoixn’estpastrèsclair.Elleluiareprochédenepasavoirtenucomptedesoninterpellationprécédente,cequiestparfaitementexact,puisquelesoldatn’avaitriencomprisauxparolesqu’elleavaitprononcéesàDresde.Ilfautdoncqu’ilsemontreplusattentifpournepass’exposeràunenouvelleirritationcéleste.

Rigoberttented’aborddereconstituerlesmorceauxd’unehistoirequisemblesans queue ni tête. Voyons, se dit-il, il y est question d’un Templier et d’untrésor,cequipourraitêtreunebonnenouvelle,si laVoixvoulaitbien indiquersonemplacement.Maispetitproblème:apparemmentleTemplier(ouceluiquiesthabilléenTemplier)n’enaaucuneidéeoualorsc’estau-dessusdesesforces.Laseulechoseclaire,c’estquec’estàlui,Rigobert,legrognardquiaparcourutoute l’Europeàpied,qu’il estdemandéde retrouverune fortunequidoit êtresûrementd’unmontantconsidérable.Pourquelquespiècesdemonnaie,laVoixneseseraitpasdonnélapeinedetraversercinqsièclespourturlupinerunpauvresoldatmourant.

LaVoixal’airdetenird’autantplusàcebienqu’elleaattribuéàRigobertnonseulement le devoir de le localiser,mais aussi les pouvoirs fantomatiques quivont–enprincipe–luipermettrededépasserlescontraintesmatérielles.

Autreélémentd’information:leTemplieraparléd’archives.Rigobertsaitcequesontdesarchives.C’estunendroitsombreoupoussiéreuxoùunhommeâgépassesontempsàcompulser,trier,soignerdevieuxgrimoiresauxquelspersonnenecomprendrienetqu’aucunêtreneconsulterajamais.LafamilledeRigobertétaitdepetitenoblesse,cequiveutdirequ’ellepossédaitavant1789quelquesarpentsdeterreaumilieudesquelssiégeaitunedemeuretrèsanciennequitentaitde ressembler à un château, grâce à une tourelle édifiée par un capitaine del’armée royale deLouisXIV. Et c’est dans cet endroit précisément, d’où l’ondominait la campagne normande, que se retirait l’oncle Honoré. Il se piquaitd’entretenircequ’ilappelaitdesarchives.Bienentendu,personnenesavaitcequ’ellescontenaient.LaRévolutionabalayéHonoré,sesarchivesetl'entouragede Rigobert. La demeure ancestrale a disparu, incendiée par des groupesincontrôlés.

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Cequititillel’espritdeRigobert,c’estlemot«nationales»dansl’expression«Archivesnationales»employéepar laVoix. Il existeraitdoncunendroitoùtouslesdocumentsdelanationsontcentralisés,stockés,étudiés.Cedoitêtreunmonstrueuxamasdepapier.L’ex-Templieravait l’airdepenserqueRigobertytrouverait quelque chose qui le mettrait sur la voie du trésor. Un problèmechassantunequestion,unenouvelleinterrogations’ouvrealors:oùsesituecetendroitpleindevieuxécrits?

Rigobert se sent impuissant. Dissolu dans la transparence, il ne peuts’informer auprès des personnes qu’il croise. S’il revêt son accoutrement degrenadier, il ne peut non plus arrêter n’importe quel promeneur pour luidemander benoîtement l’adresse du lieu qu’il cherche. Aumieux, il risque lalapidations’il tombesurunroyalisteexcité.CheminfaisantdanslesartèresdeParis, il parvient sur une grande esplanade où jaillit un puissant jet d’eau aumilieu d’une vaste fontaine. En ce mois de mars 1815 (pour un fantôme, untrimestre passe à la vitesse d’une journée), le printemps pousse ses premièresardeurs.Cetaprès-midi,laplaceestsillonnéedenombreuxbadauds:desvitriersoudes crieursdes rues, des femmes en emplettes, des amoureux etmêmedeschienserrants.Chacunvaqueàsesaffaires.Qui,danscettefoule,peutinformerRigobertsurlesensdel’expression«Archivesnationales»?

Dansuncoin,ilaperçoitunvieuxassissurunechaisebancale.Vusonâgeetsa constitution encore nerveuse et robuste, Rigobert fait l’hypothèse quel’hommeapuservirdans l’armée impériale,cequicréerait immédiatementunliendecordialitétrèsfavorableàsademande.Rigobertsedécideàl’interroger;ilprendlerisquederéapparaîtreenuniforme.L’ancienquiacoifféunbonnetdemarin,posedesyeuxbleusetmalicieuxsursonenvironnement.LegrenadierluitrouveunairdesoncousinOvidequiavaitcetypederegardbienveillantetqui,en plus, avait beaucoup lu et savait tout. Enfin… disons qu’il connaissaitbeaucoupdechoses.

Rigobertprendsurluietabordel’individu.Aussitôtlevieuxportelamainaucouvre-chefensignedereconnaissance:

—Commentt’appelles-tu,l’ancien?ditRigobert.

L’hommeseredresse:

—AugusteLimonetdela52edeligne!

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Rigobert est soulagé : il est en pays de connaissance. Son interlocuteurs’exprimeavecunaccentguttural,maisilal’airdecomprendrelefrançais.Danslatroupe,cen’étaitpasforcémentunequalitécourante.

—Monbrave,noussommesentresoldats,n’est-cepas?Peux-tum’indiquerl’endroitoùilyabeaucoupdepapiers?Ilparaîtqueças’appelleles«Archivesnationales».

Levieuxéclatederire,sepasselamaindanssesdernierscheveuxblancsetsort sa pipe, celle qu’il appréciait fumer dans les campements, la veille desbatailles.

—Monpauvre,lesArchivesnationales,c’estl’hôteldeSoubise,cen’estpasparici.Ilfautrevenirsurtespas.

Rigobertremerciechaleureusementunanciencompagnond’armespuis,sansbarguigner, escamote son corps dans l’espace. Devant cette disparitionextravagante, son interlocuteur vacille de stupéfaction.AugusteLimonet qui asurvécu dans les tourmentes guerrières de Eylau et de Wagram, s’effondred’émotionenpointantdudoigtl’endroitoùRigobertvientdes'évanouir.

Uncrijaillitsurlaplace:

—Auguste!

Unemarchandedelégumestoutenrondeuraccourtensedandinantpourluiportersecours.

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Aujourd’hui, Évariste Frèrepierre s’est levé comme d’habitude, c’est-à-dired’unehumeurmaussade.Onnepeutpasdirequ’ilestcourroucé:l’emportementn’estpasdanslanaturedemonsieurFrèrepierre.Bienaucontraire,l’hommeestd’uneplaciditélégendaire.

Ce qui domine plutôt dans son caractère, c’est une sorte de morositémélancolique. C’est ce qu’on lit sur son long visage au teint jaunâtre. Lescheveuxblancss’affolentdèslemilieudelajournée.Parunréflexeincontrôlé,commepourappelersesmèchesàl’ordre,ilpasserégulièrementlamainsursoncrâne.Sansbeaucoupdesuccès.Lespaupièresfripéestombentendiagonalesursesyeuxverts,souventrougispar lafatigue.Sonnezaquilinattirait l’essentieldesmoqueriesdans sonemploiprécédent.Parcequ’ilnevoit jamaispersonnedans son travail, sa bouche paraît définitivement close. Ses fines lèvress’assèchentàforcedenepasservir.L’ensemblerespirelatristesseetlagrisaille.L’impressiongénérale,c’estquemonsieurFrèrepierreestdésoléd’êtresurterreetd’imposersonenveloppecorporelleàdesimprudentsquiauraientletortdelecroiser.Lefaitestquecesaventurierssonttrèsrares.

Évaristeacommencésacarrièredefonctionnaireauservicedesécrituresdelaville de Paris. Son chef s’est rapidement aperçu que monsieur Frèrepierre nesupportait pas la promiscuité un peu bourrue organisée par ses camarades detravail.Aussi,lorsqu'unposteauxArchivesnationaless’estouvert,ilaétéfacilede convaincre Évariste de présenter sa candidature qui a été acceptée avecempressement. Il faut dire que l’exercice solitaire dumétier d’archiviste et laperspective de s’agiter une dizaine d’heures par jour dans une atmosphèresombre, poussiéreuse et poisseuse ne suscitent pas de vocations, sauf celled’Évariste.Ilsetrouvaitdoncaubonendroit,aubonmoment.

Lespremiersmoisd’activitédemonsieurFrèrepierreontétéconformesàsessouhaits. Il s’est consacré à l’établissement d’un plan de classement pour lesfichesd’étatcivildudépartementdelaSeine.Latâches'avéralongue,arideetsans intérêt.Denombreuxdocumentsétaient faux,absents, raturés,déchirés…

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SurtoutcequiplaisaitàmonsieurFrèrepierre,c’estqu’ilnevoyaitpersonneetqu’ilétaità l’abridesquolibetsdesescollèguesde travailqu’ilne fréquentaitpas.

Installédanslessous-solsdel’hôteldeSoubise,lelocalquiluiaétéattribuéestunesortedesoupirail.Àtraversunevitrefendueetsale,ondevinelesbasdepantalons et de robes des passants et des passantes plus ou moins pressés.Parfois, on aperçoit les jarrets des chevaux qui tirent des voituresbringuebalantesetbruyantes.

LavieprivéedemonsieurFrèrepierreestàl’imagedesaprofession:navrantedeplatitude. Il a épousécellequi lui était destinéedès ledébut :Fernande, lafille d’un marchand de tissus, ami de son père. Toute autre union lui auraitsembléinconvenante.

Dire que Fernande est une femme effacée, c'est presque un euphémisme.Entièrement dévouée à Évariste, elle attend patiemment que sa carrière sedéroule en se consacrant à de longs travaux de tapisserie. Chaque fois qu’ilgravit un échelon, Fernande organise une petite fête dans leur modeste logis.Exceptionnellement, elle fait l’emplette d’une bouteille de vin blanc et d’uneboîte de gâteaux, ce qui permet au couple de se divertir un moment lorsqueÉvaristeregagnel’appartement,lesoirvenu,avecsadérisoireaugmentation.

L’après-midi du jour dont nous parlons,monsieur Frèrepierre s’affaire danssoncagibi.D’entrée,enobservantsamineeffarée,unintrusdevineraitaisémentqu’unévènementextravagants’estproduitdanssaviedefonctionnaire.Ilauraitpu être question de la visite du chef de service, monsieur Dupiront, mais cederniern’ajamaisosédescendredansl’antredel’archiviste.Non!Ils’agitd’unfait plus extraordinaire : vers 10 heures du matin, une jeune femme s’estprésentéedevantÉvariste.Évaristeenestrestécoipendantplusieurssecondes:depuisqu’il a emmenéFernandeaubal, c’est-à-dire ilya très longtemps, il ararementadressélaparoleàunêtredesexeféminin…

Pour Évariste, l’affaire est d’autant plus troublante que l’intruse était d’unegrandebeauté.Danssonsouvenir,iln’avaitjamaisressentiunetelleémotionniobservédes traits aussidélicats. Il estvraique les seuls êtresdu sexe fémininqu’il a entraperçus dans sa vie sont les amies de sa mère, dont les dignesapparencesneprêtaientpasàdesrêveriesadolescentes.

La jeune femme s’est présentée sous le nom de Pauline de Solignac.

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Curieusement, elle était vêtue d’une robe blanche, à la taille haute, au drapésoignéetaudécolletéquipouvaitsusciterl’imagination.Unmanteaudevelours,bordé de fourrure, ne cachait rien de sa silhouette. Évariste en rougit, ce quidonnaàsonteintdesrefletsmordorésquiauraientpuêtredumeilleureffetend’autrescirconstances. Il ressentituneprofondegênedesa faibleprestanceenprésenced’unefemme.

Dansunpremiertemps,Évariste,lessensenpleineeffervescence,neprêtapasattentionà la requêtede la jeunequémandeuse,desortequ’enbalbutiant, il lapriadelarépéter.

—Monsieurl’archiviste,jesuisàlarecherchederenseignementssurl’unedemesancêtres,IsabeaudeSolignac,quivécutvoicicinqousixcentsans.

ÉvaristeFrèrepierre,élevéparunemèreauxmanièresrudes,nesesouvenaitpasavoirétéinterpelléunjourparunevoixhumained’unetelledouceur.

—Mademoiselle…euh…l’affairemeparaîtmalaisée…monservicedisposed’ungrandnombredemanuscrits,mais leplus regrettabledesdésordres règneencoredansleurprésentationetjenesais…

— Pourriez-vous me montrer un endroit où je pourrais en prendreconnaissanceàl’aise,monsieurl’archiviste?

******

Alors que l’horloge d’un clocher d’une église voisine retentissait trois foisdans le silencede l’après-midi,PaulinedeSolignac,dont la silhouettepeineàémergerd’unepiledegrimoiresgris,étudiedepuisprèsdecinqheureslestextesquel’archivisteluiaconfiés.Saqualitéd’êtreirréelleluipermetdelireplusieursmilliersdedocumentslorsqu’unêtredechairetd’osendécryptepéniblementunseul.

ÉvaristeFrèrepierres’estretirédanssonréduit,pétrid’inquiétudes.

L’archivistenecomprendpasquelajeunefemmen’aitpasencoremanifestélamoindre intention de suspendre ou d’arrêter son travail de recherche. Cetteabnégationestd’autantplussurprenantequ’Évaristeestpersuadéqu’iln’estpas

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humainement envisageable d’espérer trouver un renseignement dans l’amasdemanuscritsdontilassurelagarde.

Enoutre,uneautreangoissel’étreint: iln’estpasexcluquereclusedansunespace minuscule, confiné et malpropre, l’inconnue soit prise d’uneindisposition.Aucunejeunefillenepeutrestercloîtréeplusieursheuresdansuncouloir sombre, à lamerci des rats ou des araignées, sans hurler ou peut-êtremêmes’évanouir.Évaristen’aaucuneidéedelaprocédureàappliquerdansunetelleéventualité.

Enfin,latêteentrelesmains,lefronthumide,ils’interrogefiévreusementsurlamanièrelaplusdignedecontercetterencontreàFernandelorsqu’ilrentrera,puisqu’ilneluicachejamaisrien.Avoueràsonépousequ’ilaétéobligédeleverles yeux sur une femme à la silhouette aussi gracieuse le remplit d’uneculpabilitépotentiellequiluirongelessangs.

C’est à cet instant précis de sa réflexion que le second évènementextraordinaire de la journée se produit.Unhomme se présente devant lui !Etquelhomme !Ungrenadierde laGarde impérialedeSaMajesté l’empereur !Évariste est atteint d’un accès d’alarme.Certes, il vit dans unmonde confiné,maisilsaitqueNapoléonaétéchassé.Pourautant,iln’estpasroyaliste,iln’aaucuneopinionpolitiqueetn’aaucuneintentiond’enavoir.

Ce soldat gigantesque, avec son bonnet en poil d’ours, n’est-il pas à larecherche d’une vengeance quelconque ? Il ne doit pas aimer les hommesplanquésderrièreunbureau.Évaristeestdansl’obligationdelancerledialogue:

—Mon…Monsieur?

—Monsieurl’archiviste,jevousdemandedel’aide.JesuisàlarecherchedemonaïeulJehandeBonneville…Ilm’aindiquévotremaison.Vouspossédezdenombreuxparchemins…

ÉvaristeFrèrepierreestunpeudépasséparl’affluencequisepressedanssonservice.Cette jeune femme, d’abord, qui n’a pas levé le nez de ses grimoiresdepuis lematin.Et puis, ce soldat d’une armée fantôme à la recherche de sesancêtresduXIVesiècle!

Ilnecomprendpastrèsbiencommentl’ancêtremortdecethommeapuluidonnerdesindicationsutiles,maisiln’enestpluslà.

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L’archivisteprendsur lui et retrouve soncalme.Après tout, seschefset sescollègues ne se risquent jamais dans son antre. Personne ne pourra donc luireprochercesdeuxvisites.Etpuis,siunmalotruluicherchequerelle,illuiserafaciled’affirmerqu’iln’avupersonnedelajournée.C’estd’ailleurslaversionqu’il va servir à Fernande, ce qui lui évitera de s’emberlificoter dans ladescriptiondelajeunefemme.

En attendant, il installe le nouveau venu face à Pauline de Solignac. Cettedernièreaàpeinesoulevélapaupièrepoursaluersonvis-à-vis:

—GrenadierRigobertBonnevilledu1errégimentdelaGardeimpériale.

—PaulinedeSolignac!

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Lorsqu’unepersonneest transforméeenfantôme,ellepassed’abordparunephased’étonnement légitime,puiselles’adapte.Pauline,connuedesonvivantpour sa grande beauté et la vivacité de son intelligence, a compris ce qui luiarrivaitdanslesdélaislesplusbrefs.Désormais,elleenaprissonparti.

La Voix qui l’a interpellée alors qu’elle se mourait sur les planchers del’Impératricel’adéstabiliséependantsesderniersinstants,maislorsqu’elleavusoncorpspartirdanslesbrasdesoncousin,elleaadmisquequelquechosedeparanormals’étaitabattusursatête.Rienneseraitpluscommeavant.

Paulineestdoncunspectre.Ilfautquejel'admette,sedit-elle.LaVoixqu’ellea entendue avant de trépasser était, de toute évidence, responsable de satransformation. Elle ne lui a pas donné beaucoup d’indices sur les raisons duchoixdontelleafaitl’objet.Ellesemblaitbienpluspréoccupéeparsonaffairedetrésor.Lavérité–pense-t-elle–c’estquelaVoixveutseservirdemoipourpoursuivresesintérêtspersonnelsàcinqsièclesdedistance.

Elle a dit s'appeler Isabeau de Solignac. Son nom laisse penser qu’il s’agitd’uneancêtredePauline.Ensuite, elle aparlédu trésordesTempliers.L’abbéRicard,chargédel’éducationdePauline,avaitétéassezlaconiquesurl’histoiredesTempliers.Paulinesavaitsimplementqu’ilsontétéjugéscommehérétiques(cequelecuréRicardluiavaitannoncéavecunrictusdedégoûtàlabouche)etbrûléssurlesbûchersduroiPhilippeleBel,danslesannées1300etquelques.

Les Templiers étaient des personnes très riches, mais le père Ricard avaitaffirmé que le souverain avait mis la main sur leur trésor. Si la Voix l’amissionnée pour le retrouver, Pauline en déduit logiquement qu’une partie dumagotaéchappéauxagentsroyaux.

Jusque-là, tout est cohérent, mais de nombreux éléments intriguent encorePauline:quelestlerapportentrelesSolignacetlesTempliers?Pourquoitoutçalui est arrivé à elle, alors qu’elle a une multitude de cousins et cousines quiauraientpu–toutaussilégitimement–êtrechangésenfantômes?Pourquoila

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Voixa-t-elleinsistépourqueletrésorsoitremisendesmainsféminines?Toutescesquestionsdemeurentsansréponse,alorsquelajeunefemmearpentesansbutlesruespopuleusesdeParisoùquelquesyeuxégrillardsseretournentsursafinesilhouette.

Chemin faisant, elle s’aperçoit qu’être transformée en être impalpable necomportepasquedes inconvénients.Elle peut semouvoir au loinpar un seulmouvementdelapensée.Terminerlesdéplacementsmalaisésendiligenceentreun curé ventripotent et unmarchand au regard plus oumoins libidineux. Elleapparaîtlàoùelleadécidéd’être.

Lorsque, sous le coup d’une inspiration, elle est allée voir monsieurFrèrepierre pour retrouver trace d’Isabeau de Solignac, elle a compris qu’elleétaitenmesuredelireenquelquessecondesdesmilliersdedocumentsanciensàla calligraphie compliquée. C’est un atout considérable quand on pense auxlimitesphysiquesdecespauvreshumains.

D’ailleurs, contrairement à ce qu’avait l’air de croire l’archiviste tout fripéqu’elleavaitrencontré,sarechercheaaboutiàdeuxpapiersprécieux.D’abord,unelettred’amourémouvanted’Isabeauàl’adressed’ungalant.Lenomdecetheureuxn’étaitpaslisible,maisPaulines’estemparéedudocumentpourlecasoù…

ElleadécouvertaussilecontratdelaventeauclandesSolignacduchâteaudesOrguesvers1350,dansleLimousin.C’est làquePaulineapassélesseizepremières annéesde savie.Un instinct lui souffled’y revenir.C’est sûrementdanslesarchivesfamilialesqu’ellealeplusdechancesdetrouverquelqueautreinformationconcernantIsabeau.

LevoyageentreParisetlemanoirdesesparentsluiprendcinqminutesgrâceà sonpouvoir de transmutation.Bientôt, lepaysagede son enfance sedéroulesous ses yeux. L’édifice est bâti aumilieu du bas pays briviste, au bout d’unchemin forestier, sur un éperon rocheux qui domine une vallée. On peut êtrefantôme et sentimental : Pauline est traversée d’une onde de nostalgie. Ellereconnaîtlessentiers,lesbosquetsetlesclairièresoùelleasisouventjouéavecsescousinsetcousines.Lepaysagearevêtusonapparencedoréedesaison.Ilestvraiquenoussommesdéjàle28novembre1815.

La silhouette de l’édifice se dessine sur le ciel bleu de cette belle journéed'automne finissant. Sous les yeux de Pauline, se dressent lesmurs de pierres

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ensoleillés et les tours coiffées de toits en poivrière. Pauline a toujours étéconvaincue qu’une telle forteresse était quasi inexpugnable. De fait, elle atraversé les siècles à l’abri des hordes violentes. Les enfants s’y sentaient ensécurité.

Maislajeunefilleestlàpouraffaire.Elles’interrogesurlastratégieàadopter.Quidésormaishabitecechâteauqu’elleaquittédepuissixansdéjà?Samèreest partie dans l’autre monde. Elle va donc y trouver sa cousineMarie et safamillesansdoute:c’estleplusvraisemblable.Ya-t-ilquelquepart,danscetteenceinte qu’Isabeau de Solignac a acquise au XIVe siècle, une chance deretrouverlatracedecetancêtre?L’endroitleplusindiquéestlebureaudesononcle. Pauline décide de s’entourer de son privilège d’invisibilité et s’avance.Elle traversesanshésiteruneportede ferquidébouchesur lacourd’honneur.Leslieuxontpeuchangédepuisqu’elleestpartieavecsamèreàParis.

Aucun serviteur ne patrouille dans les couloirs. Dans le bâtiment principal,Pauline entend des bruits de cuisine. Elle localise facilement la pièce d'où dedélicatsfumetssedégagent.Autourdesfourneauxetdelatabledepréparation,deuxdomestiques sedémènent.Unevieille femmequePaulineneconnaîtpasestencostumetraditionnel.Elleachèvedeconfectionnerunetarteauxpommesavantdel’enfourner.Unejeunefilleentablierarrosedebouillonunepoulardequi grésille dans une rôtissoire. C’est Janette ! Elle avait douze ans lorsquePauline l’a vue pour la dernière fois. En unmot, le déjeuner se prépare. Lesmaîtresattendentdepasseràtable.

Paulinedécouvrelafamilleréuniedanslasalleàmanger.Dissimuléedanssoninvisibilité, elle reconnaît sa cousineMarie qui est devenue une femme assezforte. Deux fillettes (celles de Marie sans doute) jouent au parterre. Quatrecouvertssontdressés.Aucunhomme!Serait-ilpossiblequelecousinPaul,quiaépouséMarie,nesoitplus?Ilestvraiqu’ilétaitd’unecomplexionfragile.

Paulinehésite.Sefaireconnaîtrepeutsusciterdesréactionsimprévues:peur,panique, incrédulité, agression…Pauline pense plus sage de rester discrète etdonctransparente.Lamaîtressedemaisonl'aidesanslevouloir:

—Pauline,vacherchertononcledanssatour.Lerepasvaêtreservi.

Pauline,elleabaptisésapetitePauline!MerciMarie!

La fillette s’élance, suivie de Pauline (le fantôme). Elle grimpe une volée

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d’escaliersaupasdecourseavantdepousserunelourdeporteenboisvermoulu.

—Mononcle,ledéjeunerestprêt!

—Jeviens!

Quelques secondes plus tard, un vieux sort de la pièce. Pauline reconnaîtl’oncle Antoine. Sa santé est désormais chancelante. Néanmoins, il porte soninusableredingoteàlacouleurindistinctequiaprisdel’âgeaussi.L’hommeauxcheveuxblancshirsutesdescendensetenantfermementàunerampeenboisquibranle sous la force de son poignet maladroit. En passant devant Pauline, lajeune fille se rend compte qu’il souffle comme un bœuf, tout enmarmonnantquelquechosequ’ellenecomprendpas.

Profitant de ce départ, Pauline se glisse dans la pièce que le vieux vient dequitter.Autrefois, cet endroit était défendu aux enfants. Pauline a la sensationagréabledebraverun interdit.Elledébouche surun réduit sombre, éclairéparune seulemeurtrière dans laquelle un bataillon d’araignées ont tranquillementtissédespiègesfilandreux.Partoutautourd’elle,s’entassentsurdesétagèresouà terre, desgrimoiresoudesparchemins.Àcôtéde ce chaos, lapagailledanslaquelle elle a travaillé dans les couloirs de l'hôtel de Soubise lui paraît unexempled’organisation.

Aucun doute : elle se trouve au milieu des archives de la famille. L’oncleAntoine y a coulé lamajeure partie de son existence. Il est probable qu’il s'yactivetoujours,enespérantsansdouteymettreuneespèced’ordreminimaloualors rêver aux fastes du passé. Elle dispose d’une moitié d’heure pour fairefonctionnersalecturerapidesanssavoircequ’elleveutprécisément.

Aumomentoùl’oncleregagnesapiècedetravail, ilpesteenconstatantquequelques parchemins se sont dispersés ici et là. L’œuvre d’un courant d’airmalveillant ou d’un vol de chauves-souris dont quelques bataillons s’infiltrentparfois dans le local. Pauline vient de trouver ce qu’elle ne cherchait pasforcément,maisquivaluipermettredeprogresser:encoredeslettresd’amoursignéesparIsabeaudeSolignac.

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Pendant ses campagnes militaires, Rigobert Bonneville s’était lié d’amitiéavec un drôle de soldat : Yvan Lanadec. Ce Breton était un être solitaire,renfermé, pétri de croyances paranormales : spiritisme, voyance, surnaturel…Lesveillesdecombats,ilselivraitàtoutessortesdemanipulationsmystérieusesqui fichaient la trouilleàsescamarades.Beaucoupd’entreeuxétaientcertainsqu’il invoquaitdesforcesmaléfiqueset,parsuperstition, ilssedétournaientdeluisaufRigobertqueleBretonfascinait.Cedernieravaitréussiàprédirelejourdesamortquinemanquapasdesurvenirpendantlabatailled’Eylau.

Dansleursnombreusesconversations,Rigobertavaitapprisqu’YvanLanadecavaitétéinitiéparunmageappeléOstox,lequelofficiaitdanslesprofondeursdel’unedesforêtsdesarégionbretonne.

Au début 1816, après sa visite aux archives dont il a tiré un précieuxdocument, l’ancien soldat, très tourmenté par sa propre aventure, décide desolliciterledénomméOstoxpourcomprendresasituation:commentseconduit-onlorsqu’onn’estnivivantnidécédé?Quiest-onvraiment?

Approcher ce personnage n’a pas été une mince affaire. Grâce à ses bonsrapports avec Lanadec, Rigobert avait obtenu de son ancien compagnon decombatlesecretquiluiapermisdeprendrecontactavecl’hommemystérieux.Ilestentrédanslesboisetàunendroitprécis,sousunchênecentenaire,Rigobertréciteuneinvocationqu’ilaretenueparcœur.

Lemageapparaît.Rigobertlesuit.

C’est ainsi qu’il se trouveenprésenced’Ostoxdans sonantre, une sortedegrotte accessible dans la partie la plus sombre de la forêt. Il est difficile dedonnerunnomàlacréaturequisefaitappelerOstox.Pourunhumain,ilesttropmaigre, toutenos.Sesyeuxressemblentàceuxd’unaveugle, ilsneregardentplus, sauf que les gestes très précis de l’individu ne laissent pas penser à un

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problèmedevision.Ostox,s’iln’estpasunêtrevivant,estpeut-êtreunfantôme,rien ne le prouve. Ou alors, il est quelque chose d’autre, entre humain etapparitiongazeuse.

Ostox parle longuement à Rigobert et satisfait une grande partie de sesinterrogations. Iln’estpasaisédedevenir fantômeaprès samort. Il fautavoiraccumulédanssonâme,uneformidableconcentrationd’énergieconstituéeparunerichevieintérieure.C’estlecasdeRigobert,mêmesicelui-cinelesaitpas.Aufuretàmesuredel’existencedufantôme,cetteénergies’étiole,l’apparitions’estompeetfinitpardisparaître.

Rigobert commence à comprendre une partie des évènements qui l’onttourneboulé.LavoixdeJehandeBonnevilleestdonccelled’unfantômeenvoied’extinction, ce qui explique son débit oratoire faible et haché. Selon Ostox,pendantcinqsiècles, JehandeBonnevillea recherchéson trésorvainement.Àboutdeforces,ilatentédepasserlerelaisàRigobert.Pourlemage,cedernierdisposede trois cents anspourmener àbien samission ; au-delà, sonénergiedéclineraet ildeviendra inopérant.Rigobert, fortdecettecertitude,vaprendrecongé,lorsqueOstoxprécise:

—Sachequeletempsdeshumainsetdesrevenantsn’estpaslemême.Pourceuxdontl’âmeanimeencorelavie,lessièclesdurentcentans.Pourtoiettessemblables, la fragilitéde taconstitutionest tellequecentans sontconcentrésdans une année. Pendant douze de tes mois, tu connaîtras cent années del'existencedeshommes.Tudisposesde trois à cinqde tes années, c’est-à-diretroisàcinqsièclespourlesautres,avantdedisparaîtredéfinitivement.

Trois ans pour retrouver la trace d’un trésor dont il ignore tout ! RigobertBonneville commence à trouver un peu raide la plaisanterie divine qui l’atransforméenzombie.Lesforcesdel’ombreauraienttoutdemêmepuficherlapaixàsoncorpsmortsurlechampdebatailledeDresde.C’étaitlemoindredesrespects!

Àlasuitedelavisiteaumage,l’idéedenerienfaireluitraversel’esprit.

Deux obstacles s’opposent à cette mauvaise solution. D’une part la Voix,mêmesielleestentraind’expirer,trouveralemoyendeluireprocherdurementsoninaction.Etd’autrepart,siRigobertneselancepasàlarecherchedutrésorimmédiatement,queva-t-ilfairependantlestroisprochainesannées?Oùva-t-iltraîner ses guêtres ? Si son corps n’était pas déjà dans un état vaporeux, il

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pourraitsedirequ’ilvamourird’ennui.

Ayant pesé les avantages et surtout les inconvénients de cette solution, lesoldatRigobertBonnevillechoisitdesemettreenordredemarche.

Leseulélémentdont ildispose, il l’a trouvé lorsde lavisitechezmonsieurFrèrepierre.Ils’agitdel’actededécèsd’unenfantd’unan,nomméGautierdeBonneville. À la rubrique « adresse du père », il est mentionné le templed’Arville.Rigobertaconsultélescartesdel’archiviste.Ilsaitqu’ArvillesesituedanscettepartiedelaBeaucequ’onnommelePaysdunois.Grâceàsongrand-père qui racontait des histoires colportées par des générations d’aïeux, il sesouvientquelesTemplierss’organisaientàpartirdebâtimentsqu’onappelaitlescommanderies.PourRigobert,laprochaineétapedesadémarcheestclaire.PourespérertrouverlatracedeJehandeBonnevilleetdoncdesontrésor,ildoitallertoquerauportaildelacommanderied’Arville.

Le Pays dunois où les Templiers avaient construit l’une de leurs bases,Rigobert le connaît bien. L’une de ses tantes habitait non loin, dans la vieillevilledeChâteaudun.Ilapassédenombreusesannéesd’adolescencedanscetterégionàcourirlesgueusesetviderdeschopes.

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Le 4mars 1816, Rigobert se présente donc comme un quidam quelconquedevantlesitedelacommanderied’Arville.Leporcheestimposant,encadrédedeuxmagnifiques tours en briques. Il aurait pu franchir aisément cet obstaclegrâceàsaconsistanceinforme,maisRigobertareçudesamèreMagdeleine,uneéducation rigoureuse. Politesse et bonne tenue en société lui ont été durementenseignées.Ils’annoncedoncenfrappantauportail.

Legrenadiernerentrerajamaisàl’intérieurdel’enceinte.Unêtremonstrueux,auxépaulesdeuxfoispluslargesquelessiennes,sortàsarencontre.Àsontorsenuetluisantdetranspiration,Rigobertpensequ’ils’agitd’unesortedeforgeronquifaitaussiofficedeportierpourlacollectivité.

LorsqueRigobertdéclinesonnometl’objetdesavisite,l’hommepousseunrugissement terrible. Il estpossiblequececri aitun sensconvenupuisqu’àcesignal,unehordedepaysansarmésdefourchesetdefauxseprécipite.Surunsigne invisible, cette petite troupe se fige, armes aux pieds. Rigobert se sentdévisagé par une trentaine de paires d’yeux à l’expression peu chaleureuse etautantdeminesàl’aspectbelliqueux.

Une femme vêtue comme une souillon se détache du groupe. Le puissantforgerons’adresseàelled’untonrude:

—Vachercherlemoine!

L'interpellées’éclipsesansbarguigneret revientpeuaprèssuivied’unerobede bure qui avance à petits pas empressés. À côté de la stature du portier, lereligieuxparaîtd’allurechétive.Sonvisageestàmoitiédissimulépar l’ombredu capuchon de son habit, de sorte que Rigobert n’aperçoit que sa bouchelorsqu’illuiparleavecvivacité.

RigobertapprendquelenomdeBonnevilleesthonnidanscettecollectivité.Iln’estdoncpasquestionderecevoirunêtreportantcepseudonyme.

Rigobert presse le moine de lui avouer les raisons de cet ostracisme. Le

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religieux raconte la légendequipèse sur laviedecet endroitdepuisplusieurssiècles. Jehan de Bonneville qui avait effectivement été membre de lacommanderie s’était comporté demanière indigne et ses « exploits » honteuxétaientrestésdanslesmémoiresetlesarchives.Alorsquel’entréedansl’Ordredes Templiers imposait le vœu de chasteté, Jehan de Bonneville s’était roulédans la luxure. Ses contemporains ne comptaient plus ses maîtresses qu’ilrecrutaitdanslesfamillesdesrichesfermiersdesenvirons.Ilavaitengrossédenombreuses ribaudes. Cette information n’étonna pas Rigobert puisqu’il avaitdécouvertlatraced’undesesbâtardschezlevieilarchiviste.

Selonlemoine,onnetrouvepersonnedanscetterégionquiprononceencorelenomdeBonnevillesanssesigner.L’ancêtredeRigobertétaituncoureurdejuponset,pourtoutdire,unvéritableobsédésexuel.Enquestionnantplusavantle religieux qui s’exprime devant lui, à voix basse, tête baissée, le soldat del’EmpirecomprendenoutrequeJehandeBonnevilleétaitunaventurier,unpeuaffairiste qui avait conquis une place auprès des dirigeants des Templiers auniveaunational.Ilestvraisemblablequecedernierl’employaitpourdestâchesd’espionnage ou de brigandage peu en rapport avec l’objet de l’Ordre, maisindispensableences tempsoù il fallait seprémunirdesdangerspolitiques.Enrésumé, Jehan deBonneville était une sorte d’hommedemain ou d’éminencegrisedugrandmaîtreJacquesMolay.

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Le24 juin1900, il y adéjàneufmois selon le calendrierdes fantômesquePauline et Rigobert cherchent la trace du trésor de Jehan deBonneville. Sanssuccèsapparent.

Ce jour-là, Pauline de Solignac assiste à la représentation de La Légended’Isabeau au théâtredeMontmartre, àParis.Elle a étéattiréepar le titre sansriensavoirdel’intrigue.D’aprèslesjournaux,ils’agitd’uneépopéeprovincialeduXIVesiècle.Leschancesquel’héroïneaitétéinspiréedesonancêtreétaientminces,maisPauline,animéeparunpressentiment,ajugénécessairedevérifier.

L’histoire, c’est celle d’une jeune fille de petite noblesse qui a la fermeintentiondesedestinerauxmétiersdévolus(habituellement)auxhommesetenprioritébiensûr : laguerre.Évidemment,cetteambitionsoulève l’opprobredesa famille et du village, jusqu’à la cour du seigneur de l’endroit. Une femmeenfante et s’occupe de son foyer. Point barre. À cette époque, elle n’a pas àrevendiquerd’autresrôles.Isabeaunel’entendpasainsi.Enversetcontretous,elle s’entraîne durement, achète son armement et part guerroyer dans descontréeslointaines.

Pendantcetemps,soncousin,RolanddeLescou–unjeunehommecharmant,mais naïf – se trouve particulièrement perturbé. Pour tout dire, il se meurtd’amour pour l’aventurière. Comme tous les nobliaux, il rêve d’une femmedouce, occupée par la tenue de son intérieur et des affaires familiales. Sonépouse aurait patienté sagement, attendant qu’il revienne de ses exploitschevaleresques.Loindecefantasme,Isabeaun’aaucuneenviedefinirainsietrepousse périodiquement les avances de son cousin. Pire ! Elle se donne sansvergogneàtouslesguerriersquilaconvoitent.Unjour,Rolandserévoltedevanttantdefrivolitéetdéfiel’undessoupirantsdelabelleenduel.Rolandestalorstuéd’uncoupd’épée.

Dans le dernier acte, le jeune homme ensanglanté s’effondre sur scène. Lerideautombesurcedrame.Aprèsuninstantdestupeur,lepublicéclateenlongs

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applaudissements : c’est le succès ! La troupe de comédiens salue sous lesovations. Le calme revenu, les candélabres illuminent la salle qui s’emplit del’agitationdesspectateursselevantdeleursplaces.

PaulineremarquequelaplupartdesfemmesquittentlethéâtreaveclesyeuxrougisparlafintragiquedeRoland,maiscen’estpascequilapréoccupe.Ellechercheetgagne lescoulisses.Unvastecharivariy règne.Onsebouscule,ons’interpelle, on se félicite. Le fantôme de Pauline se faufile entre décors,techniciens,acteurs.Chacunestoccupé,onneluiprêtepasattention.Elletrouveenfinlacomédiennequitenaitlerôled’Isabeau.HélènePortet,unegrandefilleauphysiqueanguleux,l’accueilledanssaloge.Entraindesedémaquiller,elleaperçoit l’ombredePaulinedans sonmiroir.Cettedernière est décidée à allerdroitaubut:

—Jevouspried’excusermonintrusion,mademoiselle.J’aideuxquestions:quiestl’auteurdecettepièce?Oùpuis-jelerencontrer?

Lacomédiennes’esclaffed’unriredethéâtre:

—Ah!Ah!Ah!Mapauvre!Nesavez-vousdoncpasqu’OctaveRobinetestmortdepuisdeuxans?

Lecoupest rudepourPauline,quivoit l’unedesespistess’effondrer.Maiselle se ressaisit vite : depuis qu’elle a pris conscience de sa mission, sontempérament est devenu plein de ténacité. Elle s’incruste encore dans lescouloirsengorgésdu théâtre.Elle interroge lesunset lesautres,enchoisissantplutôtlespersonnesâgéesquipourraientavoirlamémoiredumilieuartistique.Elle finit par recueillir une information qui la soulage : le concierge del’établissement lui révèle qu’Octave Robinet a vécu longtemps dans ledépartementdelaCorrèze,prèsduchâteaudeVentadour!

Endépitdesonenveloppeincorporelle,Paulinetrouvelemoyendetrépignerdejoie:Ventadour!PrèsdudomainedelafamilledeSolignac!Celanepeutêtreunhasard!Ilfautretournerdanscetterégion.

D’unseulmouvementdesapenséeéthérée,ellesetransportesurplace.

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Eninterrogeantlespaysansalentour,Paulineafiniparrepérercettefermeauxmursnoircispar le temps,situéeenlisièredelaforêt.Lajeunefilles’étonne:commentpeut-onvivreàl’oréeduXXesiècledansunendroitaussipauvre?

Unevieille paysanne est assise au coin de l’âtre. Sa silhouette frêle se tientnéanmoinsdroite.Elleaposésesmainsdécharnées, l’unedans l’autre,sursesgenoux.Danssonvisagefripé,deuxyeuxtranslucidesdardentlesimportunsquiont le front de s’avancer jusqu’à elle. Sur le crâne, elle porte le capulettraditionneldeshabitantesduBas-Limousin.D’aprèslesvillageois,elleaétélanourriced’OctaveRobinet,elleest laseulesurvivanteparmiceuxetcellesquiontconnul’auteurdramatique.

Lajeunefilleal’impressionqu'ellesetientàlamêmeplacetoutlejour,hivercommeété.

La femmeobserve longuement, sansmot dire, l’apparition d’un fantôme enrobe de bal. Pauline se présente brièvement, puis elle mentionne le nomd’Isabeau.Àcet énoncé, il lui sembleque le regardde lavieille a légèrementvacillé,maiselleseterredanssonmutisme.Paulinecraintqu’elleneluirépondepas,elledécidededéfiersonattitudeenrestantdevantelleletempsqu’ilfaudra.Alors que la jeune fille va insister sur l’objet de sa visite, la femme émet unpremiersonrauqueetincompréhensible,puisbalbutie:

—Isa…Isabeau…Elleaimait…lechevalieràlacroix…

Ensuite, le silence retombe entre les deux ombres. Pauline tient uneinformationmince,maisuneinformationtoutdemême.Isabeauexistait,elleavécudanscepays.Etdetouteévidence,elleétaitsouslecharmed'unguerrier.Commentetpourquoiuntelamourplutôtbanala-t-iltraversélessiècles?

Ellesepencheplusavantsurlavieillequireculelégèrementavecungestedefrayeur:

—Qui?Quiétaitcechevalier…?

Soninterlocutricerépète:

—Lechevalier…lechevalier…

Et sa tête tombe sur sa poitrine. Pauline craint un instant qu’elle ait rendul’âmeàDieu,maissoncoupalpiteencore.Elleestplongéedansuneespècede

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torpeur.Ildevientimpensabledésormaisdelafaireparler.

Àcemoment,ungaminentre. Ilpeutaller surdixans, sescheveuxenépiss’égayentsursonvisage rond.Sabouille rougiepar les travauxdeschampsetson regard aiguisé respirent l’intelligence et la débrouillardise. Ses pauvreshabitssontmisérables.IlsecouelarobedePauline,sanss’inquiéterdeneriensentirdanssamain.Lesadultesontparfoisdedrôlesdevêtements.

—C’esttoi,madamequichercheIsabeau…

— Monsieur, je suis en quête de tout ce qui pourrait me fournir desrenseignementssurlalégended’Isabeau.

—Suivez-moi!

Paulineemboîtelespasdugarçonnet.Dehors,lacaniculedel’étéestrude.Lachaleur fait vibrer l’air. Tout est lourd à porter pour les marcheurs et lestravailleurs rares en ce milieu de journée. En pénétrant dans les sous-boisproches, on peut enfin respirer. Pauline est insensible à ces changementsphysiquesd’atmosphère.Elleal’impressionquelegarçonconnaîtparfaitementsonchemin.Ilavancesansseretourner;ilnes’assuremêmepasqu’ellelesuit.

Songuidestoppesoudaindevantunfourré.Sanscraindrenilesroncesnilesanimauxdangereuxquipeuventsecachersousuneépaissecouchedefeuillages,il déblaie l’endroit à mains nues, jusqu’à découvrir une pierre, ou plutôt unesortederocherdresséverslecieldontlatailleledépassed’unebonnecoudée.Paulines’approcheetsonattentionestattiréepardesinscriptionsqu’ellemetdutempsàdéchiffrer:JehanetIsabeau.Letoutestaccompagnéd’uncœurnaïf.

Aucun doute n’est permis, deux êtres qui s’aimaient se sont exprimés ici.D’aprèsl’aspectdeslettres,leurcrid’amourdatedeplusieurssiècles.Undétailtrouble Pauline. Environ deux pouces en dessous dumessage, se dessine trèsclairementune croix semblable à cellede l’OrdreduTemple.Elle se souvientalors de l’homme rencontré dans les locaux de l’archiviste. Il cherchaitquelqu’un de cette même époque ; il avait parlé lui aussi de l’Ordre desTempliers. Était-ce possible qu’il y ait un rapprochement entre les deuxinvestigations ? Ce serait peu ordinaire, mais Pauline se dit que beaucoupd’évènementsétonnantssontsurvenusdepuisledébutdesadémarche.

Toujoursest-ilqu’elleaobtenuuneconfirmationetuneinformation:IsabeauétaituneguerrièreamoureuseetsongalantsenommaitJehan.

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Pendant que Pauline de Solignac flâne dans une forêt deCorrèze, Rigobertarpentelesalléesdel’ExpositionuniverselledeParis,danslesquellesdéambuleuneimmensefouledevisiteursstupéfaitsparunetelleprofusiondeproduitsetd’innovations.Lesexposants rivalisentd’imaginationetdecréativité.Rigobertnesaitplusqueregarder:lesauberges,lesthéâtres,lesmarchands,lesétalssesuccèdentdansd’innombrablesdécorsbaroquesouchamarrés.Lesrobeset lesredingotessepressentd’unstandàl’autre.Souslesfeuillages,surlesterrasses,des conversations ronronnent, émaillées d’exclamations ou de rires. Partout,l’ambianceestàlagaieté.Lesombrellesetleséventailss’agitentfurieusement,carlatempératuredel’atmosphèresembles’échaufferdevanttantdespectaclescolorés.

Legrenadierdel’Empereurnerésistepasàl’enviepuériledemontersurlestrottoirsroulants,unedesgrandesattractionsdelafête.Quellebelleinvention!Tout en se laissant porter par lamachinerie,Rigobert imagine le parti que lessoldatsimpériaux,chargéscommedesbaudets,auraientputirerdecegenredetrouvailleau lieudes’épuiserdansde longuesmarchesavant lescombats.Leshommes auraient pu atteindre les champs de bataille frais comme des truites.L’Histoireenauraitétéprobablementbouleversée.

Il se félicite de se mouvoir dans un corps d’une consistance immatérielle.Ainsi,ilnesouffrepasdelachaleursoussonlourduniformedegrenadieretsonbonnet enpoils.Chemin faisant, sonapparenceanachroniqueattire l’attention.Des enfants agrippés aux robes de leurs mères le désignent du doigt ens’étonnant, mais la plupart des visiteurs pensent que ce soldat d’une autreépoquefaitpartied’unspectacleintégréàlamanifestation.

RiennesemblefatiguerRigobert,nilacanicule,nisalonguepromenadedanslesallées.Pourtant,ilrestepréoccupéparlarecherched’untrésorhypothétique.Ilal’impressionquelaVoixnelelâcherapas.Pourfairelepoint,ilprendplacesurunbancpublicdont lamoitiéestdéjàoccupéeparunedameenchapeautéequitented'hydraterungaminturbulentencolmarin.

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Lefaitestlà: iln’aguèreavancédanssamission.Quesait-il?SonancêtreJehan de Bonneville était un moine-soldat du Temple. Cet aventurier avaitprobablement vécu comme un joyeux fripon, amateur de jolies femmes et debeuveries viriles. Il avait sans doute accumulé beaucoup d’argent gagné demanièreplusoumoins licite.Chargédesplusvilesbesognes, ilétaitunesorted’espionàlabotteduGrandMaîtredel’Ordre.Ilestpossiblequ’ilsesoitfaitpardonner ses écarts par rapport à la règle des Templiers en se rendantindispensableouenacceptantdesentreprisesquirebutaientlesautres.

Le profil de l’homme ainsi décrit commence à se dessiner dans l’esprit deRigobert, dont nous avons perçu l’intelligence vive à plusieurs reprises. C’estinsuffisant, Rigobert pense que son raisonnement doit aller plus loin. Il estconvaincuqu’ilnepeutdésormaiss’appuyersurdescertitudes,parcontreilpeutetildoitsebasersurdefortesprobabilités.Lescénarioauquelilpenseestpeut-êtreunpeuromancé,maisiltientdebout.

Au travers de légendes rapportées par son grand-père, Rigobert se souvientque lesTempliers étaientune congrégation très riche et que le roiPhilippe IVavait fini par mettre la main sur le magot après avoir conduit les chefs del’organisationaubûcher.SiJehandeBonnevilleétaitbien,commeillesuppose,l’éminence grise du Grand Maître, il est probable qu’il savait beaucoup dechoses sur les comptes et la fortune de l’institution.Alors que le roi Philippedécapitaitl’Ordre,nepouvait-onpasfairel’hypothèsequeJehandeBonnevilleait escamoté tout ou partie du trésor ?Une partie certainement, car l’Histoirecertifiequeleplusgrosdumagotesttombédansl’escarcelleroyale.

RigobertconsidèrecommetrèsprobablequelaVoixparledecettefractiondupatrimoine de l'Ordre qui a échappé aux mains royales. Petit problème :comment être sûr que la Voix est celle de Jehan ? Rigobert décide qu’il n’aaucunmoyendevérifieretquec’estdoncbiensonaïeulquil’apriédetrouversonfabuleuxtrésor.

Très excité par ses suppositions,Rigobert finalise sa réflexion.Tenons pourvraisemblable,sedit-il,quesonancêtresesoitappropriéunepartdubiendesespatrons.Maisalors…pourquoi laVoix lui a-t-ellecommandéde la rechercherpuisqu’elledoitsavoiroùelleestcachée?A-t-elleoublié?Depuiscinqsiècles,unetiercepersonnenes’enest-ellepasemparée?

Rigobert Bonneville prend désormais un véritable intérêt à cette chasse au

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trésor.Sesraisonnementsleconduisentàvouloirvérifierundétail.Seullevieilarchivistequ’iladéjà rencontréapeut-êtreuneréponseàcettequestionqui letitille.Ildécided’enavoirimmédiatementlecœurnet.

Aussitôt pensé, aussitôt fait. Rigobert se propulse de nouveau à l’hôtel deSoubise.

—Encorevous?

ÉvaristeFrèrepierre n’est pas ravi.S’il a accepté ce poste dont personnenevoulait,c’étaitavecl’intentionaffichéedenepasêtredérangé.Etvoilàquecetindividu toujours déguisé en soldat napoléonien revient ! Évariste pense qu’ilfaudraitajouterunarticleaurèglementpourinterdirel’entréeauxexcentriques!Non seulement l’homme a déjà passé une journée dans des vieilleriesparcheminéesetdescouloirsinsalubres,maisilsouhaiterecommencer!Àcroirequ’ilaimeça!Etenplus,sonintentionestdedépouillerlesarchivesroyalesduXIVe siècle ! Évariste le conduit dans un réduit occupé par un tissu de toilesd’araignées. Les rats ne sont pas de sortie, ce n’est pas leur heure. Ils sontprobablement dans un coin tranquille, en train de cuver leur repas de midi.Évariste,deloin,désignel’endroitàl’homme:

—C’estici!

Grâce à sa puissance de lecture rapide, Rigobert fait le tour de ladocumentation. Après trente minutes de travail, il tombe enfin sur ce qu’ilcherchait.Dixminutesplus tard, il repasseavecunsouriredetriomphedevantÉvaristeFrèrepierre lequel jugesonvisiteurdéfinitivementfououarrogant,oualorslesdeuxàlafois.Àdéfautd’unrèglementsévère,c’estleconciergequinedevraitpaslaissercegenred’individuaccéderàsonbureau.

Rigobertvientdedénicherune sortedeprocès-verbalqui établit la listedesnomsdesTempliersbrûlésvifspar leroiPhilippeIV.JehandeBonnevillen’yfigurepas.L’hypothèsequ’ilaformuléesetrouveconfortée.Sonancêtreafichulecampaumomentoùl’étauroyalserefermaitsurlesTempliersetiln’estpasfarfeludepenserqu’il aemportéunepartiede l’orde lacommunautédans safuite.

Enutilisanttoujoursleprincipedelaplusgrandeprobabilité,Rigobertessaiedefranchirunpassupplémentaire.Pourcela,ilfautqu’ilseprojettedanslatêtede Jehan deBonneville, aumoment où il est sur le point d’être arrêté par les

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agents de Philippe le Bel. Fuir Paris ? Oui, mais dans quelle direction ?SûrementpasverssesterresnatalesdeNormandie,c’estlepremierendroitoùleroietses troupes lechercheront.PourRigobert, laroute laplusvraisemblable,c’estcelleduSud-Est.LesTempliersontl’habitudedel’emprunterchaquefoisqu’unedeleursexpéditionss’organiseendirectiondelaTerresainteetdoitdoncs’embarquerdansundesportsde lamerMéditerranée.Etpeut-êtrequesurceparcours,lefugitifpourracomptersurquelquesrelaiscomplicespouréchapperàsespoursuivants?

Les«visions»deRigobert s’arrêtentaumomentprécisoù sonancêtre, sursoncoursierleplusrapide,franchitlesportesdelacapitaleendirectiondusud,pourchasséparunetroupedecavaliersroyaux.Aprèss’ouvrel’inconnu.

Ilabesoind’aide.

Cequ’ilespèreseproduitaprèssapromenadedanslesartèresdel’Expositionuniverselle et sa visite à l’archiviste. Il a résolu de passer la nuit sous le pontAlexandre III. La soirée est douce et son état gazeux lui permet toutes lesfantaisies. Il aurait pu prendre une chambre dans un hôtel de luxe et s’enfuir,invisible,sanspayersonséjour.Cegenredefilouteriel’amusebeaucoup.Maisoutrequeleconciergeseseraitopposéàsonentréeenconsidérantsonuniforme,Rigobertn’anulbesoind’unesuiteroyalepuisqu’ilneressentpasl’inconfort.

Bref…ils’installecontreunepiledupontpourobserverbateauxetpassants.C’est à cemoment-là que laVoix s’adresse à lui, plus faiblement que les foisprécédentes:

—Tues…tues…surlabo…bonnevoie…àLyon,je…jemesuisarrêtéàLyon…Ilsétaientencoreaprèsmoi…elleétaitlà…

—Mais,monsieur…???

Rigobert n’a pas le temps de poser sa question à celui qu’il vient d’appeler«monsieur»,saVoixsetait.

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Le lendemain, Rigobert a pris sa décision. Il va suivre l’itinéraire de sonancêtre jusqu’à Lyon. Chemin faisant, il espère trouver des indicessupplémentaires, comme si Jehan deBonneville avait laissé des traces de sonpassagequiauraientsurvécuàl’usuredessiècles.GrâceauxleçonsdesononcleEustache,Rigobertestboncavalier,illoueunchevalàuncharronunpeuétonnédel’apparencedesonclient.Maiscegrognardimpérialpaiebien,lemarchandneposedoncpasdequestion.

Quand nous parlons du « lendemain », rappelons-nous que l’écoulement dutemps connu de l’ancien grenadier est différent du commun des mortels. Aumoment où Rigobert franchit la porte d’Italie couché sur l’encolure de soncoursierlancéàpleinevitesse,noussommes(pourlemondeentier)le1erjuillet1903.

Les premiers kilomètres sont avalés à vive allure. Rigobert a la sensationexcitantede revivre les impressionsdeJehanàcinqcentsansd’écart.Sur sonpassage,desbourgeoisaffairéss’étonnent,desouvriersdérangésl’insultent,desenfantsjoueursl’applaudissent.

Lorsqu’ilentredansMontgeron,l’unedespremièrescitésimportantesdesonparcours,ilseheurteàungrandconcoursdepeuple.Deshommesetdejeunesgenss’attroupentenbabillantautourd’individusauxmoustachesconquérantes,prêts à enfourcher des machines étranges, composées de deux roues et d’unguidon.Rigoberts’arrêtepourfaireboireetreposersamonturequi,elle,n’ariendevirtuel.IlapprendparunecommèrequelavilleorganiseledépartdupremiertourdeFranceàvélo.C’estunecourse:leplusrapidesurcettedrôledemontureauragagné.

Il observe quelques concurrents qui font les beaux en pédalant devant lesdames. L’ancien soldat ne peut encore s’empêcher d’imaginer la commoditéqu’auraientprocuréecesenginsauxdéplacementsdestroupesimpériales.Maisletempspresse,ildoitreprendresachevauchée.

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Lesoleildominesonparcours,maisilfinitirrésistiblementpardéclinerensenoyantdansdescouleursdefeu.Lesoirvenu,ildoittrouveruneaubergedanslapetitecommunedePont-sur-Yonne.Rigoberthésite:endossera-t-ilsonalluredegrenadier ou restera-t-il dans la transparence ? Comme son nom l’indique, levillageestpartagéparlecoursdel’Yonne.Rigobertpasseaupasdesonchevallepontquienjambelefleuve.Unelieueplusloin,ilaperçoitunrelaisdeposte.Sajumentvapouvoiryretrouverdesforces.Lemaîtredeslieuxluiproposeunrepas frugal etuncouchagepour lanuit.L’aubergistedécouvre sans sourcillerl’accoutrementvestimentairedecevoyageur.Ilaunebonneraisonpournepass’enétonner.

AumomentoùRigoberts’attabledevantlebrouetdelégumesconcoctéparlafemme du patron, son regard tombe sur une sorte de stèle. Aucun doute :l’Empereur a fait étape ici même, lors de son retour d’exil. L’aubergiste luiconfirme le fait historique. Sous les yeux inquiets du maître des lieux,l’apparencedeRigobert semblevaciller etdevenir floue.Legrenadier, étoufféd’émotion, se lève et observe une minute de silence dans un garde-à-vousréglementaire. Il est accompagné par son hôte qui a compris la gravité del’instant.

Lelendemain,Rigobertreprendsonchemindèsl’aube.Avoircôtoyél’ombrede l’Empereur l’a transporté de joie et de fierté. Peut-être a-t-il dormi dans lamêmechambrequele«petitcaporal».Malheureusement, l’aubergisten’apaspuluiconfirmercepointhistorique.

Plus le fantôme de Rigobert avance, plus il est surpris par l'entretien de laroute.Lerevêtementestlisseetagréableàfouler.Fini,lesvoiesempierréesdesonenfance,surlesquelscahotaientpéniblementlesdiligences.Lesornièresquiprovoquaienttantd’accidentschezleshumainsetlesanimauxsontplusrares.

Bientôt,sachevauchéeestralentie.Lafouledevientdeplusenplusdensesursonchemin.Ilareconnudesautomobiles,c’est-à-direcessortesdemachinesquiavancent toutes seules en crachant de la fumée. Mais elles ne sont pas lesvéhiculeslesplusnombreux.Deschevauxoudeshommestirentdescharrettespleines à ras bord d’objets hétéroclites : matelas, couvertures, casseroles,fauteuilss’entassentpêle-mêle.Desbrouetteschargéesdesacssontpousséespardes adolescents en bras de chemise. Des enfants accrochés aux mains desfemmesmarchent en braillant. Rigobert s’informe. Nous sommes au mois dejuin 1940. L’invasion du pays par les Allemands bouscule des millions de

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famillesverslesud.

Unjeunehomme,toutensedemandantcequefaitunsoldatdel’Empiredanscescirconstances,luiconfirmequ’ilsetrouveprisaumilieud’unexodeetquecen’estpeut-êtrepaslemomentdesedéguiserengrognard.

Soudain un grondement horrible bouleverse le ciel. Le cheval de Rigoberts’affole et jette son cavalier à terre.Desmonstres de plusieurs tonnes d’aciersurgissentau-dessusduconvoi.Lesgenss’égayentdésormaisdans leschampsen hurlant de terreur.Des rafales d’armes à feu hachent la foule.Rigobert estpeut-être transpercé, sans dommage. Pendant quelques instants, il reste sidéréparcequivientdesepasser.Ilcomprend:c’estdoncainsiqueleshommessefontlaguerreaujourd’hui.Autourdelui,lessurvivantsserelèventetreprennentleurchemin.D’autrescorpsneseredresserontpas.

L’ancien grenadier se remet en route. S’il se laisse engluer dans ces routesembouteillées,soumisauraidpermanentdecesmonstrueuxoiseauxtueurs,ilvaperdre beaucoup trop de temps pour parvenir à Lyon. Il se sent envahi d’uneondedetristessepourtouslespauvresêtresquicheminentautourdelui,maisilchoisitlasolutiondefacilité.Ilcommuniquesondond’invisibilitéàsajument,puis l’hommeet l’animal s’estompent dans l’atmosphère sous les yeux effarésd’ungaminqui traînaitderrièresamère,puis ilgagnesadestinationd’unseulmouvementdepensée.

IlarriveàLyon,le14septembre1944.Apparemment,c’estunjourdeliesse.Sur les trottoirs, la foule exulte. Partout les gens chantent et rient. Entreinconnus,ons’embrasse.Deshommesarméscirculententouréspardesessaimsdejoliesfemmes.Ilparaîtqu’ungénéralimportantestvenuicipourconsacrerlalibération de la ville. Rigobert est chahuté. Chacun veut toucher son bonnetcommeun talismanmagique.Sur sonpassage, des cris joyeusement ironiquess’élèvent:vivel’Empereur!

Dans la soirée, Rigobert se retire dans sa transparence et sur les bords duRhône. Il observe avec mélancolie les flots tumultueux du fleuve qui nes'engouffrentplussouslepontGallienidétruitparl’occupant,commelaplupartdesouvragesquienjambaientlesdeuxcoursd'eaudelacité.

Il vient de traverser une guerre. Les hommes n’en finiront-ils jamais des’entre-tuer?Lepointpositif,c’estqu’ilaréussiàsuivrelecheminprobabledesonancêtre.

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—Etmaintenant?

Etmaintenant?...Rigobertnesaitplus.Désormais,iln’aplusderéponse.Ilal’impressiond’avoirépuisétouteslesoptionspourretrouvercefoututrésor.Cesoir, devant lemugissement puissant de ce fleuve qui se rue vers les côtes dusud,ilestsansavenir.IlaessayédeseprojeterencoreunefoisdanslatêtedeJehandeBonneville,maisçanemarcheplus.IlestarrivélàoùlaVoixl’adirigé.À partir de l’ancienne capitale des Gaules, les solutions qui s’offraient à sonancêtrechasséparunehordedecavaliersroyauxsonttropnombreuses.

Rigobertdécidederestersurplaceetdeseressaisir.Aprèsquelquesheuresderepos,ilélaboredenouveauxscénarios.

Il est possible que Jehan ait pris l’option de ne pas bouger de Lyon.Aprèstout,mêmeàsonépoque,lavilleétaitpopuleuse,ilétaitfaciledesefondredanslesruesetlafoule.

Danscettehypothèse,Rigobert tentede reconstituer lecoursdespenséesdeJehan.

Leplusvraisemblable,c’estque l’ancienTemplierestarrivéàLyonfatigué,lasdefuir.Ilaprisconsciencequetôtoutard,ilseraitrattrapéparlesaffidésdePhilippeleBel.Iln’aplusqu’uneobsession:dissimulerletrésor,faireensortequelessbiresdusouverainnetrouventrien.Illecamoufledansunendroitsûr.LesgensduroidécouvrentlemagotetemprisonnentJehan.Ilsletorturentpourqu'ilavouele lieudesacachette,mais l’homme,quienavud'autres,neparlepas. Ces brigands ne profiteront jamais de la fortune des moines. Fin del’histoire.

Mais un autre scénario est envisageable.Après une ou deux nuits de repos,ayant semé ses poursuivants, Jehan a pu continuer sa fugue vers le sud. Là,commeil l’afaitsisouventavecsescompagnons,ilauraitpus'embarquerunenouvellefoispourleMoyen-Orient,terrequ’ilconnaissaitparfaitementoùilseseraitévanoui.

Lesténèbresfroidess'avancent.Rigoberts’allonge.Entantquefantôme,ilaencorelafacultédetoutoublier.Ils'endortàmêmelesol,commeautempsdesbivouacsavantdepartiràl’assautpourlagloiredel’Empereur.

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MounaestunSDFconnusur lesbergesduRhône. Ilaseshabitudeset soncouchage sous le pont de l’Université. Ce matin, il s’éveille de mauvaisehumeur.Lanuitaétébruyantedanslaville.Lesgenssesontréjouislonguementdelafindusecondmillénaire.Mounanelescomprendpas,carpourlepeupledes indigents, les jours qui vont venir seront strictement semblables auxprécédents:recherchedenourriture,nepasavoirfroid,selaver,bavarderavecles compagnons demisère s’ils ne sont pasmorts…An 2000 ou pas, ce seratout,c’est-à-direrien.

Pourtant, ce matin il bénéficie d’une distraction. Il bute sur un soldatnapoléonienétendusur…sur le sol.Mouna tâte lecorpsde lapointedupied.Curieusement,ilnesentrien.Alors,illehèle:

—Eh!Monadjudant!Tudors?

Rigobert ouvre enfin son œil spectral. Le ciel est gris, couleur neige. Unesilhouette immense obscurcit la lumière.Un homme debout, velu, en haillonsl’observed’unairtorve.Illuirappellelespauvreshèresquidéambulaientdanslesruesparisiennesdanslesannées1800,lorsquelafaminefrappaitlespetitesgens. Rien ne change sur les pavés des villes. L’individu est unmendiant auvisageravagédepilosité.Enplus,ilempestel’alcool.

Mouna pense que cet individu a dû arroser copieusement la veillée pourarriveràsespiedsenhabitdegrognarddel’Empire.C’estsansdouteunnoceurperduàlasortied’unbalcostuméentre«bourges».Lasoiréeaétéaniméedecegenred’évènements.Lesrichesnesaventplusquoifairepours’amuser.

Rigobert retrouve ses esprits.Nepasperdre facilement son sang-froid, c’estune caractéristique et un avantage de fantôme. L’individu lui confirme sescraintes:sontempsdespectresedéroulepourluiplusvitequepourn’importequelhumain.Ladatedu jour est celledu1er janvier2000.L’anciensoldatestcommesidéré.Ilestnéàuneépoqueoùlesêtresvivantsnefaisaientqu’unpetittoursurterre,trenteouquaranteansaumaximum,etpérissaientdelaviolenceoudelafamine.Iln’auraitjamaisimaginéqu’unehumanitéexisteencoreàl’an2000.Lesguerresn’ontdoncpassuffiàexterminertouteviesurlaplanète.

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Au loin,quelquesmonstresmétalliquesqui fonctionnent tous seulscirculentsurlesquaisenémettantunesortedebourdonnementdésagréableetencrachantunefuméegrisâtre.

Rigobertn’apasbeaucoupavancédanssarecherche.SilaVoixvoulaitbiensedonnerlapeinedesemanifester,çal’arrangerait…Ilfautpourtantqu’ilagisse,maisiln’apaslamoindreidéedesadestinationnidesaprochaineoccupation.La seule possibilité dans l’immédiat est demarcher. Les initiatives germerontpeut-êtreaveclemouvement.

Le soldat traîne dans le quartier des facultés, sous les arbres dénudés parl’hiver.Despassantsemmitoufléslecroisentd’unpaspressé.Ilremarquequelesdames et demoiselles qui le dépassent sont toutes en pantalons ou en jupescourtes et bottines ! Quelle époque ! Elles ont jeté corsets, jupons et robesvolumineuses.Certainesmontrentlegalbedeleursmollets!DanslemondeoùRigobert a été éduqué, le maintien modeste de la femme était une règleancestrale. Comment en sont-elles venues là ?On dirait que, désormais, ellessont assurées de disposer d’une place dans la société. Une impression delibérationflotteautourdeleurssilhouettes.

Pire:l’uned’entreellesl’aborde!Ellealescheveuxmi-longsetlibres!Sesyeux sont clairs et empreints de curiosité. Son sourire est direct et cordial.Plusieurstoursd’uneécharpedelainerougeprotègentsoncoudelafroidure.

—Ehbien,soldat!Qu’est-cequivousarrive?

Rigobertsaitquelaréponseàsaquestionnevapasêtresimple.Mieuxvautprendrelesdevants:

—Mademoiselle,lasituationn’estpastrèsclaire.Vousn’allezpasmecroire.

—Ditestoujours!

Le grenadier bafouille. Cette jeune fille est sympathique, mais que peut-ilattendred’elle?Elleessaiedevaincrel’hésitationdesonvis-à-vis:

—JesuisElsa,étudianteenhistoire.Venez,jevousoffreunchocolatchaud.

Bien que le jour soit férié, un bar est ouvert non loin de là. La devantureembuéeestchargéedeguirlandesetd’inscriptionsjoyeusescélébrantlesfêtesdefind’année.Àl’intérieur,onépongelesderniersverresd’unenuitdecuite.Les

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chantsetlesriresfatiguéssesontestompés,maisdirequel’entréed’ungrognarddeNapoléon dans l’établissement passe inaperçue ne serait pas conforme à laréalité.Desapplaudissementss’élèventderrièrelestables,onseredresse,onsedonnedes coupsde coude, on réclamedenouvellesbouteilles, chaquegroupeconvie le grenadier de l’Empire, mais Elsa pousse son invité dans un cointranquille.

Rigobertlivrealorsàlajeunefillel’intégralitédesonaventure.Ilestàboutderessourcesetilseditqu’ilnerisquerienàtoutraconteràuneinterlocutricequisembleàl’aisedanssonépoque.Enmettantleschosesaumieux,ellel’aidera.Aupire,ellerira.Contrairementàsonattente,l’étudianteneletraitepasdefou,d’ivrogneoudequelquechosecommeça.Elleal’airpassionnée.

—Écoutez,Rigobert!Votrehistoireestinvraisemblable,maisj’aienvied’ycroire.Jesaisquej’ail’hommequ’ilvousfaut:EudesdeSainte-Marie!

—Eudes…

—Oui,c’estunchroniqueurquivivaitdanslesannées1300.Onditqu’ilétaitprocheduroiPhilippeetqu’ilaassistéausupplicedesTempliers!Ilsuffitderecherchersestextes.Jevaism’encharger.

L’étudianteestravie.Elleobserveattentivementl’hommequiluifaitface.Cetindividudéguiséengrognardestpeut-êtreundérangé.Parfois,onencroisesurles quais, les lendemains de fête. Il se meut avec une drôle d’allure. Parmoments,onal’impressiondefloulorsqu’ilbouge.Ellen’arrivepasàsefaireuneidéeprécisesurcepersonnage,maissonrécitl’aravie.

Elle quitte le soldat en promettant de faire des recherches qui l’aideront.Rigobertadumalàcroirequ’unêtreaussifrêlepuisseluiapporterdessolutions,maisilseditqu’iln’arienàperdreenacceptantunnouveaurendez-vous.

Cinq jours plus tard, Elsa retrouve Rigobert à la même place. Quand ellearrivedanslebistrot,lecafetierrigoleendésignantl’arrière-salleàlafille:

—L’Empereurestlà!Ilvousattend!

Rigobert est effectivement attablé devant un verre de vin. Il hume avecravissement lesodeursdeframboisedudernierBeaujolais.Lebreuvageestunvrai nectar lorsqu’il le compare aux piquettes raides et âcres qu’il ingurgitaitdanslesmauvaisesauberges,lorsdesséancesd’ivrognerieentrehommesdesa

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jeunesse.

—Rigobert!J’aidesnouvelles!

L’attaque de l’historienne réjouit Rigobert. Des nouvelles vieilles de septsiècles,ilfautentendreça!

—Eudes de Sainte-Marie a tenu à jour le nombre et la liste des Templierssuppliciés. Jehan deBonneville n’y figure pas.De plus, il rapporte que le roifulminait quand il a appris que des responsables ont échappé au bûcher. Ilordonnadeconstituerdeséquipespourlespoursuivre.

—Etilsl’ontattrapé,monaïeul?

— Je ne sais pasRigobert, l’histoire ne le dit pas.MaisEudes raconte qued’anciensmoinesduTemplerepentisontétéachetésparlesagentsroyauxpoursignalerlesfuyards.D’aprèsplusieurstextesdeclercs,JehandeBonnevilleaétévudanslarégion,c’estàpeuprèscertain.Ilestprobablequ’ilyaséjournéenallantdecacheencache!

Rigobert suit attentivement la relation des pérégrinations de son ancêtre parElsa. Il est donc sur la bonne voie, mais pour autant, les informations ne luiindiquentpasdansquelledirectionildoitchercher.Deplus,siJehanabienvécuquelquetempsdanslarégion,rienneditqu’iltransportaituntrésoraveclui.LaVoixdonnepourtantl’impressiond’enêtrecertaine.

— J’ai gardé le meilleur pour la fin, ajoute l’étudiante avec une minegourmande. Eudes indique qu’un moine de la commanderie de Montiracleaffirmequevotre ancêtre a séjournéquelques joursdans cet établissement.Levoyageurnemontraitpasl’allured’unTemplier,maislecommandeurseméfiaitdela«trogne»dupersonnagequiluiparaissaitlouche.Letempsqu’ilfassesonrapportàsessupérieurs,l’hommeavaitdéjàfilé.

—Montiracle,oùest-ce?

—C’estaujourd’huisurlacommunedeVillemoirieu,Rigobert!

Rigobertaunedernièrehésitation:

—Commentavez-vouseuautantd’informations,mademoiselle?

—Internet,monsieurlegrenadier!Ilvafalloirquejevousexplique!

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Le9 septembre2000,PaulinedeSolignac tourne en ronddans sa chambre.Ellenesaitplusquellesuiteàdonneràsamission.Pour l’heure,ellea trouvérefuge chez une descendante : Adeline de Solignac, une journaliste de lapremièrechaîne.Paulineluiadévoilésonpasséréeletvirtuel.Adelinen’apascru un mot de ce que lui a raconté Pauline, mais elle a trouvé ça follementamusant.Elleadoncoffertàsonaïeuledel’abriterdanssasuperbedemeuredeFontainebleau, sans savoir qu’elle proposait à Pauline de vivre tout près del’endroit où elle est décédée. La journaliste est souvent absente, laissant àPauline la jouissance de lamaison et de ses installations.Elle s’est promis detirerdurécitdesonancêtreuneséried’émissionsouunromanunpeudélirant,dèsquesesreportagesluipermettrontdeprendreunpeuderecul.

Paulineaconstatéqueletempsestpassétrèsvitepourelle,etqu’iln’yapaslieudes’étonnerdesétrangetésdelademeured’Adeline.Elleauraitputrouverconsternantel’absencededomestiques,remplacéspartoutessortesdemachinesà laver ou à faire la cuisine.Elle aurait pu aussi rester ébahie devant tous cesinstruments qui parlent comme des êtres humains ou pire encore, ceux quitransmettent des imagesdepuis le boutde laplanète !Ehbien, non !Pauline,malgré quelques difficultés à assimiler son environnement a admis que leprogrèsafaitsonœuvreetqu’ilestdoncnormalqu’ellenecomprennerien.

Elle est en particulier stupéfaite qu’Adeline ait réussi à domestiquer unmorceau de la mer qu’elle stocke dans un grand cube devant chez elle. Lecomble, c’est qu’un homme vient de temps à autre nettoyer l’eau avec uneespècedevasteépuisettepourqu’aucunpoissonoucrustacén’yséjournesansdoute.C’estl’océansansâmequivive!

Trèssereine,ellefaitlepointsurelleetsursamission.Certes,elleacomprisqu’elleestd’unenatureéthérée,voiregazeuse,maiselleaconservé toutes sesfacultésderaisonnement.

ElleaentendulavoixdesonancêtreIsabeauquiluiaordonnédetrouverun

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trésoretde le remettreendesmains féminines.Ellesaitdésormaisqu’Isabeauétait une sorte de garçon manqué qui semait la mort sur tous les champs debatailledesonépoque.Elleesttombéeamoureused’uneespècedechenapandunom de Jehan de Bonneville… Et Pauline a croisé un homme déguisé engrenadierdel’empereurquicherchejustementJehandeBonneville.

Alorsqu’elles’interrogeaitsur lasuiteàdonner,Adelinerentre inopinémentchez elle. La jeune femme a la tête de son emploi : 40 ans, du sérieux, ducharme, des ensembles dehaute couture,mais pas de fantaisies oud’excèsdecoquetterie.

—Pauline!J’aiunebonnenouvellepourtoi!J’aifaitfairedesrecherchessurJehandeBonneville.Leshistorienssontformels,iln’estpasmortsurlebûcheren même temps que les autres. Il est probable qu’il s’est enfui avec un petitpéculeetquelesagentsduroil’ontpoursuivi!OnaretrouvésatracedanslesarchivesdelacommanderiedeMontiracle!

—C’estoù?

—DanslarégiondeLyon!

—JetefaisréserveruneplacedansleTGV.

—InutileAdeline!J’yvaisparmespropresmoyens.

—Attends…J’aiuneinfocurieuse.Enmêmetempsqueleshistoriensdelachaînefaisaientleursrecherches,ilssesontaperçusqu’ilsn’étaientpaslesseulssurcetravail.Quelqu’unconsultaitlesmêmessitesqu’eux.

Paulinene saitpascequec’estqu’un site,mais elle retientque l’amoureuxd’Isabeaufaitl’objetdeplusieursinvestigations.Ellenedoitpassefairebrûlerlapolitesse.Elleestdésormaisconvaincuequepourmettrelamainsurletrésor,il faut qu’elle suive les traces d’Isabeau. Ses pérégrinations la mènerontinéluctablementversJehan.C’estluiquiacachélemagot.

Pauline,d’unmouvementdepensée,sepropulsedanslaplaineiséroise.Noussommesdéjààl’automne2008.

Elle atterrit en face du château de Montiracle. Deux tours de pierre sedétachent surun fonddecielbleu.Cen'estplusunebâtisseaustèreconsacréeauxactivitésmonastiques.Aujourd’hui, c’estun lieu touristique.L’ensemblea

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étévisiblementrestauréetouvertaupublic.Destablesprotégéesdeparasolsontétédisposéesdevantl’établissement.

Paulinearriveaumomentoùunesilhouetteétrangesortdumonument!Cettefois,ledouten’estpluspermis,c’estlegrenadierdel’arméeimpérialequ’elleacroisédansleservicedesarchivesdelacapitale.Rigobertsefige:ilareconnulajeunefemme.

Ilrestesidéréparlabeautédel’apparition,maisaussiparcequ’illaretrouveidentique à elle-même à deux cents ans d’intervalle. Et puis, à une sorted’évanescencedanssonattitude,ilcomprendquePaulineestdanslemêmeétatphysiquequelui:c’estuneentitégazeuse.

Pour se donner une contenance, Rigobert et Pauline prennent place sur unbancenbois.

—Mademoiselle, il me semble que nos rencontres témoignent du fait quenouspoursuivonsdesbutssemblables.

—Toutàfait,monsieurlegrenadier.J'étudielaviedemonancêtreIsabeaudeSolignac et j’ai de bonnes raisons de penser qu’elle était amoureuse de votreaïeulJehandeBonneville.

—C’estincroyable…absolumentincroyable…

Rigobertn’arrêtepasderépéterlemotd’unairmédusé.

—Selon toute vraisemblance, Jehan deBonneville est venu par ici. Puis-jevousdemander,monsieur,sivousavezdécouvertquelquetracedesonpassagedanscettemaison?

Lajeunefemmequ’iladevantluiestcharmante.Danssonmanteaudebal,ondiraituneprincessedecontedefées.Ellesembleàlafoisfragileetdéterminée.Son front clair et son regard décidé en disent long sur sa résolution.Rigoberthésitepourtant.D’abordparcequedanslesrégimentsdel’empire,iln’ajamaisappris les codesde la conversationqu’il convient demener avecune élégantesortantd’unefêtedel’Impératrice.Ensuite,parcequ’ilserendcomptequeleursdémarchesrespectivessontconcurrentes.Il jugeprudentdenepasdévoiler lesinformationsqu’ilvientdeglaner.

—Aucune trace demon ancêtre, mademoiselle. Jehan de Bonneville a, de

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touteévidence,passéunenuitdanscechâteau.Àpartirdelà,jecrainsquetoutespoirderetrouveruntémoignagedesadestinations’envole.

PaulineobserveattentivementRigobert.IlluirappelleEnguerrand,undesescousins avec lequel elle jouait dans son enfance. Enguerrand était un fameuxconteur d’histoires. Pour lui, il n’y avait pas de grandes différences entre lesrécitsvraisetlesfauxqu’ilsefaisaitunplaisird’inventerpourdistrairePaulineou bien lui faire peur. La plupart du temps, Pauline détectait facilement lesmensongesd'Enguerrand.

Aujourd’hui,devantcenigauddesoldattrèsemprunté,ellepensequ’ilment.Ilacomprisqu’ilnedoitpasrévélertoutcequ’ilsaitàunefillequipoursuitlemême but que lui, donc il retient ses informations. Ce qui est complètementindifférentàPauline,puisqu’elledétientelleaussiunatoutdanslavastepochedesonmanteau.

Avantdemettre fin à sadernièrevisite enCorrèze, elle a eu la curiositédefouiller la demeure où vivait l’ancienne nourrice d’Octave Robinet. L’auteurdisposaitd’uncabinetdetravailoùs’entassaientencoredespilesdemanuscrits.L’un des dossiers portait, d’une écriture déliée, ces mots : « La suite de lalégended’Isabeau».UnteltitrenepouvaitpaslaisserPaulineindifférente.

GrâceàOctave,elleensaitplussurlafuitedeJehan.Entoutcas,unpeuplusque ce pauvre grenadier. Le cavalier a effectivement passé une nuit dans lacommanderie deMontiracle. Là, en pleine nuit, unmystérieuxmessager s’estprésentédans lesmursduchâteauetademandéàvoirJehan.Cedernieracrud’abord qu’un espion du roi avait retrouvé sa trace. Lorsque l’homme aprononcé le nom d’Isabeau, Jehan s’est montré et s’est fait remettre unparchemin. Isabeau avait au cours de ses pérégrinations guerrières établi unréseaud’informateursquiluiavaitpermisdelocaliserceluiqu’elleaimait.Elleluidonnaitrendez-vousdansunefermequ’elleconnaissaitdanslepaysdrômois.

Pauline observe encore Rigobert avec compassion. Elle croit que c’est ungarçoncourageuxetvaleureux,maisellelesentunpeudépasséparsonétatetparsamission.

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PaulinealaissépartirRigobertavecregret.Elleauraitaimélerencontrerdansunautremonde,cegarçon.Unmondesansfantômes,sansmission,sanstempsquipasse.Ellepensequ’ilsavaitquelquechosed’importantsursonaïeuletqu’ila gardé l’information pour lui par méfiance. Cet oubli la chagrine, mais elleaussi,elleamentiparomission.Ellenepeutdoncpasluienvouloir.

Dansl’espoirderessusciterlessensationsvécuesparsonancêtre,Rigobertestvenu àMontiracle à cheval, suscitant la curiosité amusée des riverains de sontrajet, plutôt habitués aux colonnes de voitures qui partent en direction desAlpes.Noussommesenfévrier2009:c’estl’époquedelagrandetranshumancedesquatrerouesverslesstationsdeski.

L’anciengrenadierprenddésormaislecheminduretoursurlamêmejument.

En fait, il n’apas tout à faitmenti àPauline. Il n’apas appris beaucoupdechoses. Une nouvelle fois, il est démuni face à sa mission. Pauline s’estdispensée de lui parler du rendez-vous qu’Isabeau a donné à Jehan près deValence.

Mais quelqu’un d’autre va s’en charger. Rigobert chevauche vers Lyon. Ilpourraitéviterdecirculeràdosdecheval,maisilaimeça.IlauraitadoréservirdanslacavaleriedeSaMajesté,maissamodesteconditionnelepermettaitpas.Auxabordsdel’agglomérationlyonnaise,unconducteurdetravauxquisurveilleunchantierprèsdel’autorouteaunevisionétrange:ungrenadiernapoléoniengalope sur le dos d’une jument à la robe pommelée, le long de la voie desécurité.Ce qui laisse l’homme pantois, c’est que le soldat tient un téléphoneportableentrelesmains.

Il fautmentionner ici qu’Elsa, l’étudiante en histoire qui a prisRigobert enamitié, lui a confiéunmobile en luidonnant les explicationsessentiellespourcommuniqueravecelle.Rigobertestabsolumentémerveillépar l’objet.Quelleavancée!Ilimagineleprofitqu’auraientputirerlescadresdel’arméeimpériales’ilsenavaientdisposé.Unemanœuvreestdécidéeparlesgénéraux?Hop!La

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voilàinstantanémentréaliséesurleterrain!

Présentement, il entend la douce voix d’Elsa, qui n’a aucune ressemblanceaveclaVoixquiluiaassignésamission.Elsaapoursuivisesrecherches:selonle chroniqueur de l’époque Eudes de Sainte-Marie, Jehan deBonneville a étéarrêté dans le château deBeausoleil par les agents royaux, près deChabrillandanslaDrôme.

Sursamonture,Rigobertcrievictoireettournebridepoursuivreunenouvellefois la piste de son ancêtre. Le chef de chantier qui a été spectateur de sonpremierpassageest témoindusecondensens inverse.Aussitôt, ilsesentsaisid’unmalaise. Il informe sahiérarchiequ’il préfère abandonner sa tâcheplutôtqueprendrelerisqued’êtrevictimed'autresvisionsanachroniquesouoniriques.

Chemin faisant, le portrait de Jehan de Bonneville se précise encore dansl’espritdeRigobert.L’ancienTemplierétaitsansaucundouteunaventurieràlamoralitéapproximative.Parmitoutessesconquêtes,ilavaitprobablementcroiséIsabeaudeSolignac.Labelles’étaitentichéedecethomme.Lorsqu’unefemmesolliciteavecunetelle insistancederevoirunfuyardquirisquesavie, iln’yaaucundoute:ellel’aimepassionnément,aupointdevouloirlesauver.

Rigobert arrive au matin du dimanche de Pâques 2021 sur le domaine ducoupleDumond,oùnousl’avonssurprisalorsqu’ilserestaurait.D’aprèsElsa,c’estlàquedevaitsesituerlafermedurendez-vousfixéparIsabeau.Danscettecommune,siseaumilieud’unpaysagejolimentvallonné,ilnepeutpasyavoird’autrelieupossiblepourserencontrer.

*****

GeoffroyDumondn’est pas serein. Il connaît ce genre d’intuition : un petitquelquechoseluiditquecedimanchepascalvaêtreunejournéeépouvantable.

À7heures,alorsqu’ilmettaittoutjustelepiedparterre,ilyaeucetétrangeindividudéguisédanssasalleàmanger.

Vers 9 heures, il a presque oublié l’incident. Il se prépare pour assister à lamessedupèreLiron. Il n’aqu’une idéeen tête : saprochaineélection. Il doitdoncabsolumentêtrevuparlesgensetlesnotablesimportantsquisontassidus

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aux célébrations religieuses. Il serrera quelquesmains, parlera des affaires dechacun,donneradesassurancesets’eniraenprétextantdesrendez-vous.

Tout enajustant sonnœuddecravate, il reste enarrêtdevantuneétrangeté.DepuislafenêtredelachambreducoupleDumond,sonregardplongesurl’alléebordéedepeupliersquiconduitjusqu’àsademeure.Toutauboutduchemin,ilaperçoitunefemmeenlonguerobe,emmitoufléedansunmanteauàparementsde fourrure. Elle semble avancer en glissant sur le sol. Pendant quelquessecondes, le propriétaire des lieux l’observe, complètement médusé. Et puissoudain,lasilhouettedisparaît.GeoffroyDumondenrestebouchebée.

Iltentel’effortderationalisercequivientdesepasser.Ilsaitqu’iln’ajamaisétévictimed’hallucinations.Àcetteheuredelamatinée,ilnepeutpasêtresousl’emprise de l’alcool. Pourtant, il a vu cette silhouette sur le chemin, c’estcertain.

GeoffroyDumondréfléchitrapidement.Iln’estpasquestiondesedonner leridicule de rappeler la gendarmerie après l’incident de lamatinée.Un hommerespectablecommeluinesesentpascapabled’expliqueraugendarmeGregoryLimouxqu’après un fantômede grenadier impérial, sa propriété a été envahieparunefemmeenrobedebal.IlneveutpasnonplusenparleràRoselyne,quinecomprendrapasetenprofiterapourl’engueulerencoreunefois.

Lemieuxestdeneriendire.Maisenfin…toutdemême,ilespèrenepasvoirdébarquerchezluitoutelacourdel’empereur.

PendantqueGeoffroyDumondseremetdesesémotions,RigobertetPaulinese rencontrent sur la rive de l’étang du domaine. À leurs pieds, quelquesvaguelettes clapotent doucement. Le soleil de printemps égaye les prés et lescollines environnantes. Au loin, quelques moutons paissent tranquillement.RigobertadresseunreprochepoliàPauline:

—Pourlerendez-vousdeJehanetIsabeau,voussaviezmademoiselle,etvousnem’avezriendit!

—Monsieur,ilestpossiblequenosbutssoientidentiques.Maiscomprenez-moi:jenevousconnaispas.Commentserais-jecertainequevotrerechercheesteffectuéedansunefinalitéhonorable?

—Pauline,regardez-moi!Si j’avaisdesintentionsmalicieuses,croyez-vousvraimentquejevoyageraisdansunhabitaussipeudiscret?Noussommesfaits

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du même bois, si j’ose cette comparaison. Nous existons par l’intermédiaired’une masse d’énergie qui s’est formée jusqu’à reconstituer la forme de noscorps. Mais cette consistance est précaire. Bientôt nous disparaîtronsdéfinitivement.

Paulineenestconvaincue,lesoldataraison.Ilssontdeuxfantômeslancéspardes phénomènes surnaturels sur la piste d’un même trésor. Elle propose deconjuguer leurs efforts. Rigobert en convient. Il n’y a plus d’autre choixdésormais. Le mieux est de partager les difficultés qu’ils devront encoreaffronter.Paulinefaitétatdesesinterrogations:

—Commentexpliquerquenosancêtresneconnaissentpasl’emplacementoùils ont dissimulé leur fortune ? Ils auraient pu ainsi nous laisser mourirtranquillementetéconomisernosénergiesrespectives.

—Vousavezraison,mademoiselle.Pourmapart,jenevoisqu’uneréponse.N’oublionspasqueJehanétaitpourchasséparlesagentsduroi.Souslamenacequi devait être pressante, il s’est débarrassé de son trésor dans la premièrecachettevenue,sansavoirletempsdeprendredesrepèrespourleretrouver.

—Çasetient,Rigobert…répondPauline,sansconviction.

Les deux apparitions cheminent désormais dans les bois de la propriétéDumondenpartageantleursinterrogations.Paulinepoursuitsaréflexion:

— Et comment expliquer qu’ils ont émis deux appels ? Ils auraient puconvenird’unaccord!

—Surcepoint,jesuisdanslesmêmesinterrogationsquevous,Pauline.Peut-êtreont-ilspenséqu’ilsaccroissaientleurchancedetrouverletrésorenlançantdeuxlimierssursapiste.

À ce moment précis, Rigobert et Pauline sont surpris par une virileinterventiond’Édouard,legarde-chassedelafamilleDumond:

—Qu’est-cequevousfoutezlà,vousdeux?Quiavousapermisde…

L'hommen’aura jamaisde réponse à saquestionqu’il n’apas achevée.LessilhouettesdeRigobertetPaulineviennentdes’évanouirdansl’espacepardeuxmouvementssimultanésdeleurspenséesrespectives.

Édouardestunvieuxàqui«onnelafaitpas»:lesastucesdesbraconniers,il

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les connaît toutes. Ilprend le toncomminatoirequi convientdanscegenredecirconstances:

— Sortez de votre cachette, immédiatement ! Vous m’entendez ? J’ai dit :immédiatement!

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Rigobert et Pauline sont désormais alliés dans la recherche de la véritéconcernantJehandeBonnevilleetIsabeau.Lesdeuxenquêteurssesontinstallésdansl’écuriedudomainedesDumond.Karel,lepalefrenierquipassesontempssur les bords de la piscine, prend néanmoins grand soin de Féodor, un alezanacheté par les propriétaires qui ne l’ont jamais monté et ne le chevaucherontjamais.Dansundesnombreuxboxlibres,ontrouveaussiJoséphine,lajumentvaillantequeRigoberts’acharneàcajolerdepuisleurdépartdeLyon.Karell’adécouvertedansleschampsalentour:elleluisemblaitabandonnée.L’hommeadécidédel’abriterauxcôtésdeFéodorenattendantqu’onretrouvelepatrondeJoséphine.

Toutprèsdel’animal,RigobertetPaulineseprélassentdanslefoin.Ilsaimentcetteodeurd’herbesèchequ’ilsontconnuedans lesgrangesde leursenfancesrespectives.Ilssesonttrouvésbiend’autrestraitscommuns,maiscen'estpaslemomentd’échangerdedouxsouvenirs.Ilesttempsdefairelepoint,carlesdeuxombressontencoreloind’avoirmenéleurmissionàbien.

Paulineprendl’initiative:

—Récapitulons,décideRigobert.Quesavons-nous?

Rigobertdressel’étatdeleursinformations.

Lesprincipauxresponsablesdel’OrdredesTemplierssontexécutésen1314.JehandeBonnevilleéchappeaubûcher.Àpartirdecemoment,ilestprobablequ’il se cache des agents royaux en ayant en sa possession une partie de lafortunedel’Ordre.S'estimantmenacéparlarecherchedeshommesdemaindePhilippeleBel,ils’enfuitdelacapitaleetarriveàLyonen1315ou1316.Pouruneraisoninconnue, ilyresteaulieudepoursuivrevers lesud.Paulinepensequ’ilsesentaitensécuritépuisqueLyonn’aétérattachéàlaFrancequ’en1320.

Pendantsesnombreusesmissionspourl’Ordre,JehanarencontréIsabeaudeSolignac. Les deux tourtereaux sont tombés amoureux. Isabeau, apprenant la

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menacequiplanesurJehan,luidonnerendez-vousdansunefermeduDauphinéaveclaprobableintentiondel’aideràsesauver.

JehanrejointIsabeausur les lieuxconvenus.Malheureusement, lessbiresduroi sont sur leurs talons. Pressés par le danger, les deux amants enterrent leurtrésor n’importe où. Ils neprennent pas le tempsdenoter des repères pour sedonner une chance de le retrouver. D’après la chronique d’Eudes de Sainte-Marie,Jehanestarrêtésurplace.Lessoldatsdelacouronnenetrouventriensurlui.C’estdonclà,quelquepartdanscecoindeverdure,queJehanacachécequirestaitdelafortunedesTempliers.

—Ensuite, c’est l’inconnu, poursuit Rigobert.Ont-ils été tués ? Se sont-ilséchappés?

Lelendemain,lesdeuxfantômesarpententensembleledomainedesDumond.Ilsnesaventpascequ’ilscherchent,encoremoinslaformesouslaquellel’objetdeleurpoursuitepourraitseprésenter.RigoberttenteencoredeseprojeterdanslatêtedeJehan.Sanssuccès.

Chemin faisant, Rigobert et Pauline échangent de douxmots, ils parlent deleursvies.Enfin…deleursviesquandilsétaientvivants.Lesoldatétaitlasdesemerlamortpartoutoùilpassait.Ilenvisageaitdequitter l’armée,sontempsétaitsurlepointdes’achever.IlvoulaitrejoindresononcleHonorépourétudier.Pauline rêvait de courir les salons parisiens, les dîners dans lesmaisons de lahaute société, de parler avec des gens brillants : peintres, poètes, romanciers.Elleavaitenvied’écrire.Elleavaitmêmecommencéàtenirunesortedejournalquotidien.

Versmidi,unincidentsurvient.RoselyneetGeoffroyDumond,quiprenaientl’apéritif sur leur terrasse après avoir assisté à l’office, aperçoivent Pauline etRigobertquidevisenttranquillementassissurunbanc.C’enesttrop!Roselynesedresseénergiquementetenvoielaseulephraseaimablequ’elleconnaissepoursortirdessituationsimprévues:

—Geoffroy,faisquelquechoseaulieuderesterlà,commeunimbécile!

Geoffroy,depuis l’apparitiond’ungrenadierdanssasalleàmangeretd’unefemmesurlechemin,commenceàsentirquequelquechosed’anormalsepassechez lui. Prudent, il n’est pas pressé de déclencher un assaut contre ces deuxintrusqu’iljugedangereux.Aussi,illanceuneréponseimproviséepourgagner

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unpeudetemps:

—Roselyne!Qu’est-cequetuveuxquej’yfasse?

Lemoinsqu'onpuissedire,c'estquelesrelationsauseinducoupleDumondsont tendues. Comme d’habitude dans les cas potentiellement conflictuels,Roselyne fait savoir à sonmariqu’il est unevraie larve.Elle s’est levée et sedirigerageusementverslesdeuxêtres.Elleestmouléedansunravissantblazerblanc et un élégant pantalon noir et droit, le tout étant signé Balanciaga.Geoffroy n'a pas le cœur à apprécier son élégance. Il la regarde s’éloigner ensentantvenirl’incident.Sonseulrecourscettefois,c’estlegendarmeLimoux.Ilouvresontéléphone.

Soudain, interrompues par les rugissements de madame Dumond, les deuxsilhouettess’éclipsent:

—GEOFFROY!Remue-toi!Ilsontdisparu!Qu’est-cequet’asfoutu?

Rien.Geoffroyn’astrictementrienfait,àpartalerterlagendarmerie.

Voici que la fourgonnette des forces de l'ordre, guettée par le propriétaire,stoppe sur le gravier de la cour d’honneur. Le brigadier Kamara descend duvéhicule en roulant des épaules. Il a été rappelé en urgence par le gendarmeLimouxquisesentaitunpeudépasséparlesproblèmesdesDumond.

Geoffroy en est à réfléchir à la manière de présenter les faits au brigadierKamarapournepaspasserpourundérangémental.Ilespèreencoreconserverunepetitechancedel’emporterauxprochainesélections.Lemieuxestd’oublierlapropensionagaçantedecessilhouettesàdisparaîtredupaysageparunsimpleclaquement de doigts. Il informe Souleymane Kamara qu’il a vu à plusieursreprisesdesgensdéguisés rôder autourde chez lui.Legendarme, enmilitairesérieux, affiche sacompréhensionet assuremonsieur etmadameDumondqueseshommesvonteffectuerdesrondesapprofondiesdanslesjourssuivants.

—MonsieurDumond,comptezsurnous.Lagendarmerieestlàpourpréserverlatranquillitédescitoyens!

Silebrigadieravaitordonnéunefouilleimmédiateetsystématiquedessous-bois qui entourent la résidence desDumond, ses hommes auraient sans douteaperçuuntéléphonemobileflottantdansl’espaceàleurhauteur.Eneffet,Elsa,l’étudiantelyonnaise,arappeléRigobert:

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—Rigobert,ilyaunélémentnouveau.D’aprèsEudesdeSainte-Marie,Jehanaététuésurplace.L’informationinédite,c’estqu’ilyaeudeuxexécutions.

—Isabeau?

—Non,justement!C’estlàlabizarrerie.PourEudes,ils’agitd’unenobleduDauphiné,MariedeBarral,qu’ilavaitépouséedeuxansauparavant!

Rigobertselaissesurprendreparl’information.Toutunpandel’histoirequ’ilavaitimaginées’effondre.Ilyavaitdoncunesecondefemme!

—EtIsabeau?

—Jenesaispas,Rigobert.Peut-êtreest-ellearrivéeaprèslesexécutions.

Rigobert rapporte immédiatement à Pauline les derniers développements dudramequis’estjouéàl’endroitoùilssetrouvent,ilyaseptsiècles.Paulineestconsternée.Ainsi Isabeaupoursuivaitunamour impossible !Unnoblemarié !UnTemplierenplus!Isabeaus’estsansdoutesentiedevenirhargneusecontreleshommespuisqueceluiqu’ellevoulaitl’atrahie.CelaexpliqueraitquesaVoixait demandé à Pauline de remettre le trésor qu’elle aura trouvé en des mainsféminines.

Jehanétaittellementvolagequ’ilavaitprobablementpromisl'anneaunuptialàla plupart de ses conquêtes et « omis » de parler deMarie à Isabeau. Paulinepense qu’il devait compter sur son réseau de maîtresses pour échapper à lajusticeroyale.

Si elle n’a pas été tuée avec les deux autres, cela signifie sans doutequ’Isabeauestarrivéetroptardsurplace.

— Ou trop tôt, corrige Pauline. Elle débarque ici, rencontre Jehan au brasduquelelleaperçoitMariedeBarral.Ellecomprendsoninfortune,unedisputes’ensuitetellerepartimmédiatement.Trèsfâchéeévidemment!

—Toutçaneditpasoùestletrésor,conclutRigobert.

Lesdeuxapparitionsobserventlejourquitombesurlacampagne.L'horizonsecouvrede teintesmauves etmordorées.C’est superbeet reposant.Rigobertavoue qu’il n’a jamais regardé aussi bien le ciel et ses couleurs lorsqu’ilcombattait sur tous les champs d’Europe. Pendant un instant, Pauline rêve depoésie. C’est alors que le soldat entend de nouveau sa Voix. Sous les yeux

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inquietsdePauline,ilaunmouvementderecul,tétanisédepeur.

—Tuyes,Rigobert…Tuyes…Cherchedansl’étang…

LaVoixtropfaibles’éteint.L’étang!L’anciengrenadierfaitpartàPaulinedel’informationdélivréeparlaVoix:

—L’étang…Maiscommentva-t-onyaller?

Laquestiondesacompagne,Rigobertselaposed’emblée.Ilnesaitpassiunfantômepeutmarchersur l’eau.Deplus,s’ilpeutsurnager, il ignorecommentallerexplorersouslasurfacepuisque,d’aprèssonmentor,c’estlàquesetrouvelebutdesarecherche.

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—Jenevoisqu’unesolution,ditPauline,convaincrelesDumonddedraguerleurétang!

—Mais lamèreDumondestune furie,Pauline.Ellehurledèsqu’ellenousaperçoit.Ellenevoudrajamaisnousécouteretencoremoinsnouscroire.

—Jesuisd’accord,Rigobert.Nousnepouvonspasleurdirelavérité,ilfautquenouslafassionsdireparquelqu’und’autre.

—Qui,Pauline?

Lajeunefemmeréfléchit.Parseslecturesetsondond’observation,elleavitecompris que les Dumond respectent deux institutions : l’État et l’Église.Autrementdit,deuxcatégoriesdepersonnages:lesagentsdesforcesdel’ordreetl’abbéLiron,leprêtredeleurcommune.

Rigobertaundoute:

—Jenousvois assezmal convaincre lebrigadierKamaradubien-fondédenotrerecherche.Ilvanousprendrepourdesclownsdèsquenousluidironsquenousarrivonstoutdroitdel’année1813.

—Vousavezraison,Rigobert!Nousdevonstravaillerl’abbéLiron.

Leprêtreesteffectivementladernièrechanceducouple.

Les deux fantômes sont reçus par le curé de la paroisse dans sa sacristie.Henri-ThéodoreLironestunpetithommeàladémarchedandinante,autourdetailleavantageuxetauxbrascourtauds.Sonvisagerondafficheunregardbleuàlafoisingénuetmalicieuxderrièreunepairedelunettesàmonturedorée.Ilsemontre accueillant et chaleureux. Il s’amuse beaucoup de l’accoutrement deRigobert.Illanceuneplaisanterie:

—Commentval’empereur?

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L’ancien grenadier et Pauline entreprennent le récit de leurs aventures, enreprenant dès le début, c’est-à-dire dès leurs fins respectives. Lorsqu’ils setaisentenfin, lecuréachangédephysionomie:deroseetavenant,sonteintatourné au verdâtre. Les fidèles de la paroisse ont habitué le prêtre à entendretoutessortesd’équipéesplusoumoinsconformesàlamorale,maislà,lesdeuxpersonnagesquisontdevantluiparviennentàledéstabiliser.

—Écoutez,mesenfants,vousdevezcomprendreque l’Églisea toujoursététrèscirconspectedevantlessituationssurnaturelles,maisellesaitaussis’amuser.S’ils’agitd’unefarced’étudiants,lemieuxseraitquenousenriionsensembleetquenousbuvionsunverrepourarroserça.

RigobertetPaulines’attendaientànepasêtrecrus.Onneconversepasavecdesentitésauxformesévanescentes,âgéesdeplusdedeuxsiècles.Leursregardsse croisent. Ils viennent d’avoir la même idée. D’un geste de mains, leurssilhouettess’évanouissentdansl’espacesouslesyeuxeffarésdel’ecclésiastique.

—Oùêtes-vous?...Oùêtes-vous?

L’abbé Liron transpire, s’agite, parcourt en sprint tous les recoins de sonimmensesacristie.Danssacampagne,ilsecroyaitàl’abridetoutemanifestationsurnaturelleoudephénomènesextravagants l’obligeant à remettre encause safoi.Henri-ThéodoreLironestauborddel’apoplexie.

Afind’éviterdesexplications laborieusesauprèsdesautoritésmédicalesquelecuréLirons’apprêtaitàappeler,RigobertetPaulinedécidentdereveniràdesfigureshumaines.

—Désoléd’envenir là,monpère,mais il est très importantquevousnousfassiezconfiance.

L’abbéLirons’épongelefrontdesonvastemouchoiràcarreaux:

—Biensûr,biensûr,jevouscrois,maisnefaitesplusça!

Paulinereprendlefildeladiscussionaveccalme:

—Monsieur le curé, ce que nous vous demandons, c’est de convaincre lecoupleDumonddefairedraguersonétangetderemonteràlasurfacetoutcequiparaîtra suspect. Nous, nous ne pouvons pas nous en charger, ils ne nousécouteraientpas,maisvous,vouslepouvez!Vousêtesunhommerespecté!

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—Maiscommentvoulez-vousquejefasse…

Rigoberts’attendaitàcetteréplique:

—C’est très simple, l’abbé ! Vous avez entendu en confession un briganddontvousnepouvezévidemmentpasrévélerl’identitéquivousaapprisqu’uncadavreaétéjetédansl’étangaprèsunmeurtrecommisdanslarégion.

—Unmeurtre…uncadavre…maisvousmedemandezdementir!

—Non, personne nement, répond Pauline. Quand vous verrez ce qui serarepêché,voussaurezquevousavezditlavérité.

—Votreaffaireestcomplètementfolle!

Rigobertestsurlepointdeperdrepatience:

—Monsieurl’abbé,voudriez-vousquel’évêquesoitinforméqu’ilseproduitdedrôlesd’apparitionsdansvotreéglise?

Non!Henri-ThéodoreLironn’aimeraitpasça!Maisalors,pasdutout!

*****

Vers 9 heures le lendemain (délai humain), une petite troupe piétine lesalentoursdel’étangdanslesoleilnaissant.Lesoiseauxsentantqu’ilvasurvenirquelque chose de grave se sont tus. Il y a là les propriétaires Dumond, leprocureur de la République, le brigadier Kamara et quelques-uns de sessubalternes.L’abbéLironadéclinél’invitation.Les«vedettes»delacérémoniesont trois hommes-grenouilles déjà en tenue qui s’embarquent sur un canotpneumatique.

RigobertetPaulinesontaussiprésents,dansunreplidel’atmosphèreàl’insudetous.Ilssontpresqueauboutdeleursmissions.

Les pseudo-batraciens ont plongé les uns après les autres pour commencerleurtravaildeprospection.

Lesilencesefaitdanslepetitgroupe.Leprocureurs’estadjointlesservicesd’un huissier qui prend des notes avec empressement. Le temps passant,l’impatiencegagnepeuàpeulesrangs.Lesplusdécontractéssontleshommes

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du brigadier Kamara. Le gendarme Limoux a entrepris de raconter à sescamarades son dernier week-end avec Héloïse sur un ton plaisant. Les riresfusentunpeu trop fortement augoûtdemonsieur leprocureurqui commandeénergiquementleretourausilence.

Aprèstroisquartsd’heure,RoselyneDumondpointeenfindudoigtlasurfacede l’eau troubléedequelquesbullesd’airetdevaguelettesdiscrètes.Une tête,puis une silhouette de nageur apparaissent. Bientôt suivie d’une deuxième etd’une troisième. Il sembleque lesnageurs tirentderrièreeuxunobjet lourdetvolumineux.Danslegroupe,oncommenceàsepousserducoude.

Leshommes-grenouillesabordentlerivageavecleurchargement.Des«oh!»etdes«ah!»fusent:

—Uncoffre!

Effectivement,la«chose»ressembleàunvastecoffredontleboisanoircietpourri dans l’eau. L’objet est couvert de boue, d’algues et de déchets divers.L’ouverturesemblesécuriséepardeuxcadenasrouillésetpeuenclinsàselaisserviolerfacilement.Heureusement,leprocureuraprévuleproblème:

—Gendarme,faitesvenirlesouvriersquiattendentdanslacourd’honneur!Huissier,notez!Noteztout!Prenezdesphotos!

L’huissiersedémultipliepournerienraterdelascène.

Aumomentoùdeuxhommesenbleusdetravailtententdeforcerlecoffreenahanant, les têtes se penchent au-dessus de leurs épaules. Chacun retient sonsouffle.Descraquementss’élèvent.Enfin, legroupesoupired’aised’uneseuleexpiration.Leprocureurs’approche;ilapassédesgantsblancs:

—Jevaisprocéderàl’ouverture.Notez,huissier!Notez!

Cequiresteducouverclegrinceunpeu.

—AAAAAAHHHHHHHHHHH!

Un hurlement de surprise, vite transformé en cri de dégoût, a jailli despoitrines. La découverte des hommes-grenouilles apparaît dans toute sonhorreur:dessqueletteshumainsenchevêtrés!

RoselyneDumondestprisedemalaise.Étourdisparunepuanteurdiabolique,

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lesgendarmesontreculédedeuxmètres.Seul, l’huissier,mouchoirsur lenez,continueàconstateretànoterdesamainlibre.

Rigobert et Pauline ont tout vu de la scène. L’aventure de Jehan et Isabeaus’estdetouteévidenceachevéedemanièretragique.Ilspressentaientcetteissue,maisundétaillesfrappe:devanteux,ilsaperçoiventtroisboîtescrâniennes.

Silesgendarmess’étaientretournésàcetinstantprécis,ilsauraientperçuuntéléphone mobile de dernière génération flotter dans l’atmosphère etphotographierlecontenuducoffre.Encetinstant,Rigobertaeuassezdesang-froidpoursesouvenirdesleçonsd’Elsaquiluiaenseignél’artdeprendredesinstantanésaveccedrôledepetitobjetqu’elleluiaconfié.

RigoberttirePaulineparlamanche:

—Venez,Pauline.Ilfautquenousparlions!

Déjà, des agents assermentés des services médico-légaux récupèrent lesossements.D’autres s’occupent d’examiner d’éventuelles traces laissées sur lecoffre.LesDumondregagnentleursalon,leteintpâle.

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RigobertetPaulinesesontrepliésdanslesécuriesdesDumond.Ilssesontdenouveau installés sur des bottes de paille, dans le box voisin de celui deJoséphine.

—Nosdéductionssontconfirmées : ilyavaitdoncbien troisêtreshumainsdanscettehistoire!notePauline.

—Oui,Isabeauavaitdonnérendez-vousàJehan,maiselleignoraitqu’ilétaitaccompagnédeMariedeBarral.

Paulinetentedereconstituerlesfaitsquisesontdéroulésseptsièclesplustôt.

—Jevoisdeuxscénariospossibles.Lepremierpourraitêtrelesuivant:JehanetMariearriventlespremiers.Jehancacheletrésor.Isabeausurvientet,ivrederage,tuelesdeuxamantsavantdesedonnerlamortsurleurscorps.Lessoldatsdu roi déboulent à leur tour et constatent les dégâts. Ils fouillent les environs,trouventlafortunedeJehan,sedébarrassentdestroisdépouillesdansl’étangetrepartenttranquillement.

—Votrehypothèseestassezprobable,Pauline.D’aprèstouslestémoignages,Isabeau n’avait pas très bon caractère. Il serait assez surprenant qu’elle aitpardonnéàJehansonunionavecMarie.Maistoutçanenousditpascequ’ilestadvenudutrésor.Onpeutmêmesedemanders’ilexiste.

— Pauline, n’oublions pas que les Voix que nous avons entendues sontpersuadéesdelaréalitédutrésor.

Rigobert éprouve le besoin de rappeler l’étudiante Elsa pour tester leurhypothèse.Celle-ciémetdesdoutes.Ellenecroitpasquelesagentsroyauxaientdécouvert lemagot. Elle a trouvé beaucoup de témoignages quimontrent quedes chercheurs sont convaincus que le trésor des Templiers est encore cachéaujourd’hui,peut-êtreest-ildisséminéenplusieursendroits.

LesoldatfaitpartàPaulinedesréflexionsd’Elsa.Rigobertsentqu’ilmanque

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unepiècepouracheverlepuzzle.Lasolutionfinaledeleurénigmeestàportéede mains, il suffit de raisonner logiquement pas à pas. Il est parcouru d’unfrissonqu’iln’a jamaisconnu : celuide l’explorateurquiest àdeuxdoigtsderéaliseruneimmensetrouvaille!

—Ilmevientuneautreidée,ditPauline.LesagentsroyauxtombentsurJehanet Marie. Ils pensent qu’ils ont enfoui le trésor. Ils sont torturés etmalheureusementmeurentsouslescoups.Jenepensepasqu’ilsaientparlépourunbonmotif:c’estqueJehann’avaitpasemportéd'argentdanssafuite!

—Vousavezraison,Pauline.J’aitoujourstrouvécurieuxqueJehannesacheplus localiser l’endroitoù il auraitenterréunéventuelmagot.Quandoncacheune fortune, lamoindre des choses, c’est de prendre soin de savoir où on l’adissimulée.

—Danscecas,Rigobert,oùest-ilcetrésor?

—C’estd’autantplusdifficilede répondreà laquestionquedepuisplusdeseptsiècles,ilapuêtredécouvertparn’importequelbrigandquiseserachargéd’enfairesonprofit.

Rigobertpoursuitleraisonnement.

— Il est possible que Jehan ait appris qu’une partie de la fortune avait étéplanquéequelquepartparlesTempliers,maisqu’iln’aitpaseuconnaissancedecelieu.Ilsepourraitqu’à l’intérieurde l’Ordre, leschefsne luiaientplusfaitconfiance.N’oublionspasquec’étaitunjoyeuxfripon.

Paulineacquiesce:

—Récapitulons. Jehan s’enfuit pour sauver sapeau. Il est poursuivi par lessoldatsduroi;ceux-cipensentqu’ildétientlafortunedesTempliers.Enréalité,il n’a rien sur lui,mais il pense qu’il pourrait faire d’une pierre deux coups :rester en vie et profiter de son déplacement pour piquer le trésor que lesTempliersavaientplanquéparprécaution.

Rigobertpoursuit:

—Isabeau,toujoursamoureusedeJehan,luidonnerendez-vousdanslafermeoù nous sommes. Elle se trouve en présence deMarie. Il y a une explicationorageuse au cours de laquelle Jehan propose à Isabeau de rechercher le trésor

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avec lui. Isabeau ne l’entend pas de cette oreille, et se considère doublementtrahie:d’unepartJehanneluiajamaisparlédesonmariage,d’autrepartilneluiapasditqu’iln’avaitpaslemagot.Elletuelesdeuxamants.Àcemoment-là, soit elle se suicide, soit les soldats du roi arrivent et l’exécutent.Dans lesdeuxcas,ilssedébarrassentdestroiscorpsdansl’étang.

—Jecroisqu’onalasolution,Pauline.Jehansebattaitpourresterenvie,touten étant obsédé par l’idée que le trésor des Templiers était dissimulé quelquepart.

— Ce qui expliquerait, Rigobert, qu’il ait mis autant d’acharnement à leretrouver. Il n’a pas eu le temps de poursuivre des recherches approfondies.Isabeauetlui,probablementfâchés,ontrepriscetravailaprèsleursmortssousformedefantômes,chacundesoncôté.

Rigobert,rivéàlapenséedePauline,parachèvesonraisonnement:

—Cette quête a duré cinq cents ans, jusqu’à ce que leur réserve d’énergies’épuise.C'estpourquoiilssesonttournésversnouspourpoursuivrecettetâche.En plus, nous sommes des êtres immatériels, Pauline.Nous ne risquions doncrien,sinousavionstrouvécettefortune.

Soudain,Rigobertfrappedupoinglapalissadeduboxoùilssesontallongés:

—J’ypense,Pauline!ToutcelasignifiequeJehanetIsabeausesontservisdenouspourunemauvaiseaction:volerunmagotquineleurappartientpas!

—Maisoui,Rigo!C’estévident!conclutPauline.

—Toutcelasetientremarquablement,ajouteRigo.Undétailcependantresteen suspens.Pourquoi Isabeauvousa-t-elle recommandéde remettre l’éventueltrésordansdesmainsféminines?

—Unedernièrecoquetterie!Ilfautseprojeterdanssatête.Ellearriveàunmoment tragique où elle s’aperçoit qu’elle a été supplantée parMarie dans lecœur de Jehan.Vous l’avez dit : une violente dispute éclate. En plus, Isabeauétait une aventurière qui a connu beaucoup d’hommes qui ne se sontprobablement pas montrés très attentionnés à son égard. Jehan, c’était enquelquesortelagoutted’eauquiafaitdéborderlevase:elleavouéunehaineéternelleàl’égarddelagentmasculine.Cequin’estpasmoncas.

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PaulineoffreunsouriremalicieuxàRigobertqu’elleappelledésormaisRigo.Lanuitestdoucepourdeuxfantômescalfeutrésdansuneétable.

*****

Le lendemain de ces évènements, alors qu’il procède à quelques menustravaux d’entretien dans les travées de son église, le père Liron voit entrerRigobertetPaulinedansl’alléecentrale.Sonaccueilestpeuliturgique:

—Encorevous!

Leprêtreextraitde sapocheson largemouchoiren tissu. Ilpressentque satendance naturelle à beaucoup transpirer va prendre le pas sur la patience quiconvientàsafonction.Désormais,ilnepeutplusmettreendoutelaconsistanceéthéréedesdeuxapparitionsquisedressentdevantlui.Sil’évêqueapprendça,çavachaufferpourlui!

Rigobert salue le prêtre avec componction. Il annonce qu’il aimerait encoresollicitersesservices.L’abbéLironblêmit:

—Vousavezcachéd'autresmorts?

C’estPaulinequitenteuneréponseappropriée:

—Pas tout à faitmonpère.Commentvousdire…Certes, en toute rigueur,Rigobertetmoisommesmorts,maisunesuccessiondecirconstancesdifficilesàexpliquerontfaitquenousavonsreprisuneformehumaine!Vouscomprenez?

—Pasvraiment,mafille!Enfin…c’estunefaçondeparler.Jenesaispassivousêtesunefille.

Rigobertsentquel’issuedelaconversationestincertaine:

—Monpère,noussommesdésolésdevotredésarroi.Leseulservicequenousvousdemandons,c’estdebénirnotreunion.

Levisagedel’abbéLironseliquéfieprogressivement:

—Vousmariez?Maisenfin…vous…vousn’ypensezpas!Jenepeuxpasmarierdeuxpersonnesquin’existentpas.Sil’évêchéapprendça…

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—Monpère,proposeRigobert,vouspourriezjusteinventerunebénédictionspécialepourdeuxêtresdansnotre cas !C’est très important, il nenous restequedeuxsièclesàvivreensemble!

Henri-Théodore Liron ne comprend rien. Une large coulée de sueur luibrouillelavue.Iln’aplusqu’uneenvie:c’estd’enfinirauplusvite.IlinstallelegrognarddeNapoléonet cette jeune filleen robedebal surdeuxprie-Dieuface à son autel. Il revêt son étole et commence à psalmodier devant la croixdoréequevénèrentlesdeuxmariés,plongésdansunprofondrecueillement.

LeprêtreseretourneenfinetbénitRigobertetPauline.

—Allezenpaix!

L’abbéLironaexpédiéencinqminuteschronounecérémoniedontilignorelenom,mais lesdeuxépoux, lesyeuxdanslesyeux,sontrayonnants.Commeparmagie, lesdeuxvantauxde l’églisesesontouverts largementsur lanatureilluminéedesoleil.

Le curénepeutdétacher son regardde cesdeux silhouettes enlacéesqui sedessinentsurlecielpurdel’été.