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    ARTE-FILOSOFIA

    Cannes14 & 15 avril 2007

    Sminaire de

    Franoise DASTUR

    AUTOUR DE LA PHNOMENOLOGIE

    La phnomnologie reprsente un courant majeur de la philosophie contemporaine. Fondeen Allemagne au dbut du XXe sicle par Edmund Husserl et dveloppe par Martin Heideggerdans la perspective dune philosophie de lexistence, elle a continu influencer les penseurseuropens (E. Fink, J. Patocka), amricains (H. Marcuse, H. Arendt, H. Jonas), et extraeuropens(lcole de Kyoto au Japon), tout au long du sicle, et en particulier les philosophes franais, dont

    les plus minents ont fait partie du mouvement phnomnologique : Sartre, Merleau-Ponty,Lvinas, Ric?ur, Derrida, pour ne citer que les plus clbres.

    Il sagira donc au cours des trois sances du sminaire de donner un aperu schmatique desdiffrents aspects de cette nouvelle manire, minemment concrte, de concevoir la philosophie quia eu des retentissements importants dans le domaine des sciences humaines et en particulier danscelui de la psychopathologie.

    Samedi 14 avrilI. Les fondateurs du mouvement phnomnologique : Husserl et Heidegger1) La notion de phnomne

    2) Husserl : Une nouvelle conception de la conscience et des rapports autrui3) Heidegger : Une nouvelle conception de lhomme et de laffectivit

    Dimanche 15 avrilII. Le dveloppement de la phnomnologie en France1) Sartre : la question de limagination et de lart2) Merleau-Ponty : la question de la perception et du corps3) Ricoeur : la question du sujet et de lhistoire

    III. Phnomnologie et psychopathologie1. Phnomnologie et psychanalyse

    2. La conception de la maladie mentale dans lanalyse existentielle (Binswanger et Boss)3. La psychopathologie phnomnologique de Bin KIMURA, psychiatre japonais n en 1931 etayant exerc plusieurs annes en Allemagne, en particulier la Clinique Psychiatrique deHeidelberg.

    Bibliographie :

    Introduction la phnomnologie, sous la direction de Ph. Cabestan, Paris, Ellipses, 2003Introduction la phnomnologie contemporaine, coordonn par Ph. Cabestan, Paris, Ellipses,2006

    F. Dastur, Husserl : des mathmatiques lhistoire, Paris, P.U.F., Paris, collection Philosophies,

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    n60, 1999F. Dastur,Heidegger et la question anthropologique, Peeters, Louvain-Paris, 2003Ph. Cabestan, Sartre, Limaginaire, Paris, Ellipses, 1999R. Barbaras,Merleau-Ponty,Paris, Ellipses, 1997D. Jervolino, Paul Ric?ur, Une hermneutique de la condition humaine, Paris, Ellipses, 2002.L. Binswanger, Analyse existentielle et psychanalyse freudienne, coll. Tel, Paris, Gallimard, 1970.

    M. Boss,Il mest venu en rve, PUF, 1989.B. Kimura, L'Entre, Une approche phnomnologique de la schizophrnie, trad. du japonais par C.Vincent, J. Millon, Grenoble, 2000.

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    I

    LES FONDATEURS DU MOUVEMENT PHENOMENOLOGIQUEHUSSERL ET HEIDEGGER

    La phnomnologie fait son apparition la fin du XIXe sicle, un sicle qui,du point de vue philosophique a dabord connu leffondrement du systmephilosophique le plus ambitieux, celui de Hegel (1770-1831), philosophe allemandmort en 1831, dont on peut dire quil se caractrisait par la volont de rendre comptede la totalit de lhistoire humaine partir de la notion desprit. Cet effondrement estdonc celui de la conception idaliste du monde, dont le coup denvoi avait t donnau dbut du IVe sicle av. J. C. par Platon (427-347) qui considrait que le vraimonde nest pas le monde sensible, celui quon peroit par les sens, mais le mondedes ides, qui nest accessible qu la pense. Mais Hegel tait aussi le reprsentant

    dune nouvelle conception de lhomme qui a fait son apparition la fin du XVIIIesicle avec la rvolution franaise, qui a marqu une sorte de rupture fondamentaledans lhistoire. Le plus grand penseur de cette poque est le philosophe allemandEmmanuel Kant, grand admirateur de Rousseau et de la Rvolution franaise, qui adfini cette priode dite des Lumires comme celle o lhomme accdevritablement sa majorit. Alors quil tait auparavant sous la tutelle la fois desprinces et de l'glise, il a, explique Kant, grce la rvolution franaise, conquis salibert et put affirmer ses droits de manire universelle. La France est en effet au c?urmme de la rvolution qui sopre alors et qui est celle qui va donner naissance une

    toute nouvelle image de lhomme. Au XVIIe sicle dj, cest un philosophefranais, Ren Descartes, qui, sopposant la vision mdivale de lhomme commedun tre essentiellement soumis la tradition et dtermin par sa foi religieuse,affirme, avec son clbre je pense donc je suis que la conscience individuelle estle seul fondement de toute certitude et de toute vrit. Aprs avoir ainsi conquis salibert intrieure, lhomme va, avec laide des philosophes franais, dont on sait quetels Voltaire, Rousseau ou Diderot, ils furent les vritables inspirateurs desrvolutionnaires, se lancer la conqute de sa libert politique. Ce qui est ainsi enmarche du XVIIe au XVIIIe sicle, cest le processus en quelque sorte irrversible de

    lmancipation de lhomme. La contrepartie de cette volution, cest, comme onpouvait sy attendre, une centration excessive de lhomme sur lui-mme qui laconduit par la suite simaginer tre le matre incontest des vnements et vouloirdominer entirement la nature. Cest au XIXe sicle que les pouvoirs de lhommeoccidental se sont dvelopps, par les conqutes coloniales, le dveloppement dessciences et de lindustrie, et lextension de la dmocratie. Mais cest aussi au coursde ce mme XIXe sicle que la haute ide que lhomme moderne se faisait de lui-mme sest vue mise profondment en question. Trois penseurs en particulier, par lacritique quils ont faite de limage idalise que lhomme avait de lui-mme, et qui a

    trouv son expression la plus haute chez Hegel, ont jet les bases de la pense

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    contemporaine : Marx, Nietzsche et Freud. Cest donc en Allemagne, et non plus enFrance, que se poursuit au XIXe sicle le dveloppement de limage moderne delhomme.

    Marx (1818-1883) se donne pour tche de montrer dans Lidologieallemande, livre crit en commun avec Engels en 1845-46, que, contrairement ce

    quaffirment les philosophes idalistes, ce nest pas la conscience ou lesprit quidtermine ltre de lhomme, mais au contraire ce sont les conditions matrielles deleur vie qui dtermine leur conscience. Cette vision matrialiste du monde a poureffet de mettre laccent sur les conditions conomiques et non pas seulementpolitiques de la vie des hommes et vise lmancipation complte, et non passeulement spirituelle, de lhomme, lequel se voit, par le dveloppement de larvolution industrielle, soumis en tant que proltaire un nouvel esclavage. Maislmancipation totale de lhomme suppose quil parvienne se dlivrer des illusionsquil entretient sur lui-mme, quil sorte donc de lalination, cest--dire quil cesse

    dtre tranger lui-mme, ce quil est en ralit. Et pour Marx, lalination la plusgrave, celle quil faut combattre en premier, cest lalination religieuse par laquellelhomme se soumet une puissance suprieure qui nest finalement que le produit deson cerveau.

    Nietzsche (1844-1900) va, quelques dcennies plus tard, reprendre le flambeaude la critique en proclamant haut et fort la mort de Dieu. Il va lui aussi sattaquer dela manire la plus tranchante la philosophie idaliste et mettre laccent sur ce qui,selon lui, caractrise lhomme au plus profond, savoir non pas lesprit, mais cequil nomme volont de puissance . Avec Nietzsche, comme dj avec Marx, la

    distance se rtrcit qui spare lhomme de lanimal. Il ne faut pas oublier en effetlimpact qua eu sur les esprits les dcouvertes de Darwin (1809-1882) qui a montrdans Lorigine des espces, livre quil publie en 1859, que l'volution biologique desespces vivantes est due la slection naturelle rsultant de la lutte pour la vie qui met en concurrence tous les tres vivants y compris lhomme lui-mme.Nietzsche ne se contente pas de proclamer lathisme, il entreprend aussi de saper lesfondements mme de la morale. Dans La gnalogie de la morale, un livre quilpublie en 1887, il montre que la morale est linvention dun certain type dhomme,dun homme malade et asservi, qui a imagin la fiction du sujet responsable et de la

    mauvaise conscience pour donner sens sa douleur. La morale qui commandelabngation et le sacrifice de lamour propre nest quune invention historique, unidal faute de mieux qui a consist pour les faibles faire de ncessit vertu et transformer leur impuissance relle en attitude sublime. Nietzsche ne veut pourtantpas, comme on le croit trop souvent, rabaisser lhomme au niveau de la bte de proie,il aspire au contraire lui aussi lmancipation de lhomme, ce qui signifie pour luile renversement de lancienne table des valeurs et ltablissement de nouvellesvaleurs permettant le dveloppement dune surhumanit qui serait enfin capable dese rconcilier avec sa condition finie et de retrouver le sens de la terre .

    Freud (1856-1939) reprsente, au dbut du XXe sicle, la pointe la plus

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    avance de cette critique de limage idaliste de lhomme qui fut le rsultat de toutela tradition philosophique de lOccident. Freud explique en effet quil y a eu troisgrandes blessures qui ont atteint au plus profond lamour-propre de lhommeoccidental : la dcouverte par Copernic que la terre nest pas le centre de lunivers,celle faite par Darwin que lhomme descend du singe, et enfin celle de Freud lui-

    mme, qui est celle de linconscient. Ce quapporte en effet de profondmentperturbant la psychanalyse, cest lide que lhomme nest pas matre chez lui, quilest gouvern son insu par des pulsions quil ne domine pas et que ce dont ilsenorgueillit le plus, savoir sa capacit pensante et son libre-arbitre, ne sont enralit que des illusions. Freud nest cependant, pas plus que Nietzsche, un nihiliste,et, comme ce dernier, il veut, en tant que thrapeute, gurir lhomme de ses illusions.La cure psychanalytique vise en effet rendre la conscience, au moi, son pouvoirsur les forces irrationnelles qui gouvernent les actions humaines.

    1) La notion de phnomne

    Cest donc de cette triple critique des illusions que lhomme entretient sonsujet dont vont hriter les philosophes du XXe sicle : matrialisme, athisme,thorie de linconscient, telles sont les perspectives qui vont dominer les rflexionsdes penseurs les plus marquants du XXe sicle et qui vont dterminer en profondeurlimage que lhomme se fait de lui-mme au cours de ce sicle o le dchanementdes pulsions destructrices de lhomme va connatre une sorte dapoge. Or cest dansce contexte du dbut du XXe sicle domin par le positivisme et le refus de toute

    mtaphysique quun nouveau courant de pense, la phnomnologie, va faire sonapparition. Le terme de phnomnologie tait pourtant dj apparu au XVIIIe sicledans l?uvre dun philosophe allemand, Johann Heinrich Lambert (1728-1777),correspondant de Kant, Mais il n'a fait qu'une apparition fugitive avec Lambert, il nerapparatra comme terme philosophique directeur qu'avec la Phnomnologie del'espritde Hegel en 1807, soit plus de quarante ans aprs, pour disparatre nouveauet rapparatre cette fois, comme nous le verrons, avec encore plus de force chezHusserl. Ce terme est form l'aide de deux mots grecs phainomenon et logos.Phainomenon, au pluriel ta phainomena, vient du verbe phain, qui signifie clairer,

    faire briller, puis rendre visible, faire voir, le mot phaos-phs, lumire, venant de lamme racine : ainsi l'adverbe phainomens signifie manifestement ou visiblement.Le phnomne est donc ce qui se montre, apparat, est manifeste. Or le premier acte fondateur de ce qui se nommera avec Platon philosophia, c'est la distinctiondj prsente chez Parmnide entre ce qui est toujours, l'tre, qui ne se donne pas voir, et ce qui apparat de manire multiple, les phnomnes. L'enqutephilosophique, c'est donc avant tout une question sur l'tre, c'est--dire sur la vrit,comme l'indique bien le scnario du pome de Parmnide qui narre le voyage dupenseur qui ne peut choisir le bon chemin, celui de l'tre, et carter les voies de

    perdition du nant et des apparences, qu'avec l'aide d'une desse dont le nom est tu,

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    mais qui est peut-tre elle-mme la desse Aletheia, vrit. Penser, c'est donc sedprendre des apparences, les dpasser vers ce qui les fonde et n'est pas manifeste.Platon hrite de cette distinction parmnidienne entre l'tre et l'apparence, entre cequi ne change jamais et ce qui est en changement constant et par l mme divers.

    On a donc affaire avec le platonisme, cest--dire la doctrine attribue

    Platon, qui ne se confond cependant pas avec la pense vritable de celui-ci, qui estautrement subtile, une thorie de la distinction des deux mondes, le monde sensibleet le monde intelligible, qui va servir de cadre gnral la pense mta-physique,ainsi nomme partir du Moyen Age parce quelle prtend la connaissance de cequi est au-del du physique et non accessible aux sens. On retrouve cette distinctionchez Emmanuel Kant, qui oppose de manire platonicienne, le phnomne, cest--dire la chose telle quelle est pour nous, tres finis, dous dun corps et de sens, et la chose en soi , la chose telle quelle est pour un tre infini, Dieu. Pourtant Kant faitune distinction entre phnomne et apparence. Les phnomnes sont les objets tels

    quils se prsentent aux sens, ce sont les choses telles quelles sont pour nous, et entant que telles elles existent vritablement. Alors que les apparences nont rien derel, elles relvent de limagination, ne possdent aucune vrit et ne sont que desillusions manant de lesprit humain. Il faut donc bien comprendre que ce que Kantnomme phnomne est trs prcisment la chose telle que les hommes la peroivent,par opposition la chose telle quelle est pour un regard non humain, un regarddivin. La chose en soi est donc pour nous humains strictement inconnaissable et nousne pouvons absolument rien en dire.

    Par raction ce dualisme maintenu par Kant entre lordre des phnomnes et

    celui de ltre en soi, on voit apparatre avec Hegel lide quun tre qui napparatpas est une absurdit. Il est donc le premier rompre avec le platonisme, et montrerque cest au cours du dveloppement de la conscience humaine que lon peutprogressivement accder la vrit et la connaissance de ltre. Cest la raison pourlaquelle il donne au terme de phnomnologie un sens positif, celui dune premirepartie de la philosophie. Hegel pense en effet, en sappuyant sur le christianisme etsa doctrine de lincarnation, selon laquelle Dieu se fait homme et perd ainsi satranscendance, que la chose en soi doit apparatre et se rvler aux humains sielle doit tre autre chose quune chimre. On trouve dans dj chez lui, avant de la

    trouver chez Nietzsche, la critique de la thorie des deux mondes. Nietzsche est celuiqui, au cours de la deuxime moiti du XIXe sicle, se propose de renverser leplatonisme , cest--dire de rhabiliter le monde des sens et des apparences et demontrer que le monde intelligible est une pure cration de lesprit humain. Pour lui,il ny a rien derrire les apparences, pas darrire-monde qui en constituerait lavrit. Husserl, qui est lorigine un mathmaticien, na lu ni Nietzsche, ni Hegel,mais il se situe dans la mme perspective qui consiste considrer que ce quelhomme peroit laide de ses sens nest pas dpourvu de vrit. Cest la raisonpour laquelle il va choisir lui aussi le terme de phnomnologie pour indiquer ce

    quil entend par philosophie. Il sagit en effet pour lui danalyser ce qui apparat la

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    conscience et qui est la seule chose dont nous puissions tre certains. Il refuse donclui aussi la distinction que fait Kant entre phnomne et chose en soi. Dieu ne peroitdonc pas mieux que nous les choses, car si cela tait le cas, cela voudrait dire quenous navons affaire quaux images imparfaites des choses et que notre perceptionna donc aucune vrit. Or cest l pour Husserl une absurdit, car tout ce qui est doit

    pouvoir apparatre et nul apparatre ne peut nous rvler la chose en entier, maisseulement progressivement travers une srie de facettes ou daspects diffrents.Cela aura des consquences importantes pour la notion mme de

    phnomnologie, comme le montrera clairement Heidegger. Il ne sagit pas en effetde considrer que cette discipline ne traite que des apparences , ni mme desphnomnes au sens que Kant donne ce mot et qui sont distincts de la chose en soi.Les phnomnes de la phnomnologie ne renvoient aucun tre qui serait paressence cach et inconnaissable. Pourtant sil y a une discipline qui se nommephnomnologie, cest--dire discours sur les phnomnes ou science des

    phnomnes, cela implique quon ne peut pourtant pas penser que chacun dentrenous, de par son exprience ordinaire, connat dj les phnomnes. Nous sommesen effet la plupart du temps si absorbs par nos tches quotidiennes que nous nevoyons plus les choses et ne percevons delles que ce quelles ont dutile pour nous.Pour tre sensibles au pur apparatre de la chose, il faut donc faire abstraction de sonutilit immdiate, ce qui est prcisment ce que fait lartiste, le pote ou lephnomnologue. Husserl a en effet insist sur la similitude de leurs attitudes lgard du monde, qui consiste mettre entre parenthses notre rapport habituelau monde, pour laisser les choses se prsenter delles-mmes. On voit alors que pour

    tre phnomnologue, il ne suffit pas douvrir les yeux, mais il faut aussi pratiquerune certaine ascse, mot qui en grec signifie exercice . Il faut exercer notre regard,le rendre plus incisif, mettre entre parenthses nos propres proccupations dumoment, pour faire apparatre les choses dans leur vrit. Cest aussi ce que fait lepeintre tout autant que le pote ou le musicien, qui voient, entendent et peroivent ce quoi lhomme ordinaire est sourd et aveugle. On comprend partir pourquoi ungrand phnomnologue franais, Merleau-Ponty, qui sest aussi beaucoup intress lart, la littrature et la peinture, a pu dire qutre phnomnologue, cest rapprendre voir le monde . Le phnomnologue nest donc pas un mta-

    physicien, cest--dire quelquun qui prsuppose quil y a un tre inconnaissablecach derrire les apparences. Au contraire il fait confiance ses sens et pense queltre est par essence connaissable. Mais il reconnat cependant que les phnomnesqui ne sont pas distincts des choses elles-mmes peuvent ne pas tre immdiatementaccessibles et quil faille pour cela une mthode, cest--dire une procdure daccs,un chemin. Cest ce que Husserl a nomm la mthode de rduction , qui consiste suspendre lintrt que nous prenons aux choses pour les laisser apparatre tellesquelles sont. Il faut ici prendre le mot rduction dans son sens propre : re-ducere enlatin ne veut pas dire seulement rduire au sens de soustraire, il veut dire aussi re-

    conduire. Cest l lambition de la phnomnologie : elle veut nous reconduire la

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    vrit des choses, nous ramener ce monde dans lequel nous sommes dj et nouspas nous proposer une vasion vers un autre monde transcendant.

    2) Husserl : Une nouvelle conception de la conscience et des rapports autrui

    Edmund Husserl est n le 8 avril 1959 en Moravie, dans une rgion qui faitaujourdhui partie de la Tchcoslovaquie et qui tait alors autrichienne, au sein dunefamille juive bourgeoise. Il a dabord tudi lastronomie, les mathmatiques, laphysique, puis la philosophie. En 1886 il se convertit la religion protestante. Ilconsacre ses premiers travaux la philosophie des mathmatiques et cest en 1900 et1901 que paraissent les Recherches logiques, o apparat le mot phnomnologie pour caractriser la discipline quil veut promouvoir. Linfluence de la pense deHusserl commence stendre et le dbut du sicle voit la naissance du mouvement phnomnologique rassemblant de jeunes philosophes se rclamant

    de lui. En 1916 il est nomm lUniversit de Fribourg. Husserl, partir des annesvingt, compte parmi les philosophes les plus connus en Allemagne : des tudiants detoute origine se pressent ses cours, parmi eux, non seulement des Allemands, maisaussi des Japonais et des Amricains. Son collaborateur le plus important est MartinHeidegger qui devient son assistant en 1919. La collaboration de Husserl avec sesassistants sera dcisive pour la poursuite de ses recherches, car ce sont eux quitranscrivent ses manuscrits crits en stnographie et les prparent pour lapublication. Cest le nom de Heidegger que Husserl propose comme celui de sonsuccesseur au moment de prendre sa retraite en 1928. Il donne ses derniers cours en

    1929 et parmi ses derniers tudiants on trouve Herbert Marcuse et EmmanuelLvinas. Pendant les dix dernires annes de sa vie, Husserl se consacre entirement ses recherches. Mais aprs 1933, lisolement de Husserl sintensifie : reconnu ethonor ltranger, il est, cause de son origine juive, mis en cong , puis interditdenseignement dans son propre pays. Il meurt, en plein travail, le 27 avril 1938 lge de 79 ans. Quelques mois aprs sa mort, un jeune fransciscain belge, HermanLeo Van Breda transporte clandestinement lensemble des manuscrits de Husserl(environ 45 000 pages en stnographie) lUniversit de Louvain o il fonde lesArchives Husserl. Husserl a peu publi de son vivant, mais partir de 1950 ses

    manuscrits ont t transcrits et dits par les Archives Husserl de Louvain avec lesoutien de lUNESCO et les Husserliana, les ?uvres compltes de Husserl, toujoursen cours de parution, comprendront une quarantaine de volumes, mais laisserontpourtant non publi un tiers environ des manuscrits de Husserl. Car Husserl nest

    jamais parvenu donner sa pense une forme dfinitive et canonique. En voicipour preuve ce quil crivait lge de soixante et onze ans dans un texte destin servir dintroduction ldition anglaise des Ides directrices pour une

    phnomnologie. Evoquant lidal philosophique qui la toujours anim, celui dunescience sans prsuppos, il dclare : Ces convictions de lauteur se sont affirmes

    toujours davantage au cours de llaboration de son oeuvre devant lvidence de

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    rsultats sdifiant graduellement les uns sur les autres. Sil a d pratiquementramener lidal de ses aspirations philosophiques celui dtre un vrai commenant,il est, au moins en ce qui le concerne, parvenu dans son ge mr la pleine certitudedavoir droit au nom de vritable commenant. Si lge de Mathusalem lui taitaccord, il oserait presque entrevoir la possibilit de devenir encore un philosophe

    [] Lauteur voit stendre devant lui limmense territoire de la vraie philosophie, laterre promise que lui-mme de son vivant ne verra pas cultive. On voit donc par l que Husserl na pas voulu imposer une doctrine, mais au

    contraire ouvrir la voie dun questionnement. Il faut en effet bien souligner quil nefut pas le chef dune cole de pense, quil na dict aucune dogme auquel sesdisciplines auront d se conformer, mais il fut plutt celui qui fut lorigine dunmouvement auquel dautres que lui pouvaient participer et mme le devaient, car ilconcevait, en scientifique quil tait, le travail philosophique comme un travaildquipe. Ce qui est donc lorigine de la voie quil a ouverte, cest une nouvelle

    conception de la conscience qui rompt avec le caractre intellectualiste et abstrait dela philosophie classique.La phnomnologie peut en effet tre dfinie partir de la maxime du retour aux

    choses elles-mmes, que Husserl a lui-mme donn ses recherches, mais condition toutefois de bien souligner que les choses en question ne sont nullementles ralits extrieures au sujet, mais les vcus de celui-ci quil sagit dabord etavant tout danalyser. Ce que Husserl reproche en effet la manire classique depense, cest le fait quelle se contente de mots sans prendre en considration lesvcus auxquels les mots correspondent. Husserl insiste dailleurs fortement sur les

    difficults de lanalyse phnomnologique qui exige du phnomnologue ladoptionde lattitude antinaturelle de la rflexion par laquelle il transforme ses vcus enobjets dinvestigation.

    Mais si le retour aux choses mmes est en ralit un retour rflexif aux vcus, ilest par consquent ncessaire de clarifier le concept de vcu. Or il est ncessaire dedistinguer entre ce qui appartient au vcu et ce qui appartient lobjet lui-mme. Soitlexemple de la couleur : on confond souvent la sensation de couleur qui est un vcude conscience avec la couleur propre de lobjet. Lobjet lui-mme nest pas dans la conscience, mais sa couleur objective correspond dans le vcu une composante

    de celui-ci, la sensation de couleur. Husserl insiste sur le fait que cette diffrenceentre contenu de conscience et objet extrieur nest pas une simple diffrence depoint de vue selon laquelle le mme phnomne serait tantt considr sous sa facesubjective (en tant que peru par le moi) tantt sous sa face objective (par rapport la chose elle-mme). Il sagit l au contraire dune quivoque dans lemploi du termede phnomne qui dsigne tantt le vcu de lapparatre de lobjet, tantt lobjetapparaissant comme tel. Lanalyse phnomnologique dissipe cette quivoque eninstallant une diffrence dessence entre ce qui appartient la conscience et ce quiappartient au monde extrieur, entre limmanentet le transcendant. Le phnomne

    au sens husserlien, ce nest donc ni le phnomne au sens courant, cest--dire la

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    chose transcendante objective, ni le phnomne au sens philosophique traditionnel,cest--dire lapparence dans sa distinction avec ltre cach de la chose, mais cestle pur apparatre de la chose la conscience, le vcu de lobjet.

    Cette clarification du sens du vcu dbouche donc sur une nouvelle conception dela conscience qui ne voit plus en celle-ci un contenant, une sorte de bote dans

    laquelle les choses en miniature viendraient se loger, mais qui comprend au contrairelacte de conscience comme une intentionnalit. Husserl emprunte ce terme sonmatre, le philosophe viennois Brentano, qui se rfre lui-mme, dans sa Psychologiedu point de vue empirique, Aristote, mais en modifiant le sens. Car il sagit pour luide penser le vcu de conscience comme une intention, une vise dun objet quidemeure transcendant la conscience, ce que la philosophie moderne nest pasparvenue faire. Il ny a donc pas deux choses, lune transcendante (lobjet rel),lautre immanente la conscience (lobjet mental ), mais une seule et mmechose, lobjet en tant quil est vis par la conscience. Il savre donc ncessaire de

    purifier le langage employ jusquici : on ne parlera pas dobjet mental, mais dobjetintentionnel, car cette dernire expression a le mrite de rompre avec ce que Sartrenommera lillusion dimmanence , cest--dire avec la conception selon laquelleon se reprsente la conscience comme un lieu peupl des simulacres des choses1.

    Avec cette nouvelle conception de la conscience, Husserl est donc parvenu dterminer le thme propre de la phnomnologie qui est donc celui de lacorrlation entre sujet et objet ou encore, selon un terme qui va devenir un termedirecteur de la pense de Husserl, celui de la constitution de lobjet dans le sujet.

    Mais une telle conception de la conscience ne peut tre rserve au sujet dans sa

    singularit, elle exige au contraire de se voir rapporter une pluralit de sujets, ceque Husserl nomme une intersubjectivit . On a souvent, et en particulier enFrance o le premier texte traduit de Husserl fut celui des Mditations cartsiennes,un ensemble de confrences que Husserl pronona Paris en 1929, eu limpressionque la phnomnologie est dinspiration uniquement cartsienne et quelle ne peutdonc se prsenter que sous la forme dune gologie, dun discours sur lego, pourlaquelle le problme de la constitution dautrui est un problme crucial et pour ainsidire insoluble. Mais si nous considrons de plus prs litinraire rel de Husserl, etnon pas seulement celui que dessine la suite des seules ?uvres publies de son vivant,

    nous nous apercevrons que le problme de la constitution dautrui se pose ds queHusserl conoit lide de la mthode phnomnologique, cest--dire au moment o,en 1905, il abandonne les recherches mathmatiques et logiques proprement ditespour fonder la phnomnologie comme philosophie part entire. Dans les

    Mditations cartsiennes, il sagit certes pour Husserl de partir, comme Descartes, dedu caractre indubitable du je pense, donc je suis , mais il est aussi ncessaire deradicaliser le cartsianisme. Pour Husserl, Descartes a en effet trahi son propre pointde dpart en faisant du cogito le premier chanon dune chane dductive qui va de ladcouverte du sujet comme chose pensante celle de lexistence de Dieu et de la

    1 Jean-Paul Sartre,Limaginaire, Paris, Gallimard, 1940, p. 15.

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    vracit divine, pour aboutir la raffirmation de ce qui avait t mis en doute audpart, savoir lexistence du monde extrieur. Husserl ne retient de Descartes quunfoyer de sa rflexion, le cogito, et laisse de ct lautre, Dieu. Pour Husserl, Dieu neperoit en effet pas mieux que nous les choses du monde. Nous ne les percevons

    jamais dans leur entiret, mais toujours de manire partielle. Husserl prend ce

    sujet lexemple du cube dont nous ne percevons jamais que trois faces la fois. Silon supposait alors que Dieu, lui, voit en mme temps les six faces du cube, celavoudrait dire que notre perception humaine ne nous donne pas accs la vrit de cequi est. Nous ne percevrions alors que de pures apparences, et Dieu seul aurait accs la chose en soi . Husserl affirme au contraire que la perception des chosesimplique par principe une certaine inadquation et que nul Dieu ne peut y changerquoi que ce soit ; pas plus quil ne peut empcher que 1+2 ne fasse 3 ou que touteautre vrit dessence ne subsiste 2. Pour lui Dieu nest pas le fondement de lavrit, mais cest lensemble des hommes qui portent eux seuls toute la

    responsabilit de la constitution du monde. Comme le souligne trs justement PaulRic?ur Alors que Descartes transcende le cogito par Dieu, Husserl transcende legopar lalter ego : aussi cherche-t-il dans une philosophie de lintersubjectivit lefondement suprieur de lobjectivit que Descartes cherchait dans la vracitdivine3. On mesure du mme coup la difficult laquelle se heurte ici Husserl :comment rendre compte, partir de lego, de laltrit de lautre, comment constitueren moi un autre moi ?

    Il sagit donc de trouver dans le moi les motifs dun dpassement de la sphre quilui est propre en direction dautrui. Husserl veut au contraire montrer que lgologie

    est par essence ouverte laltrit, que cet excdent quest autrui est inscrit titre depossibilit dans la constitution mme de lintentionnalit. Il sagit de montrer enanalysant lexprience de laltrit que la structure du moi louvre originairement laltrit. Car si lintentionnalit est elle-mme dj une structure qui ouvre laconscience son dehors, on peut alors comprendre que lgologie nest nullementincompatible avec la reconnaissance de laltrit dautrui. Dans lexpriencedautrui, il sannonce bien en chair et en os moi, sans que je puisse jamais leconfondre avec un objet du monde, et pourtant ce qui fait son tre propre ne mestpas donn en original, sinon je vivrais directement les vcus dautrui, il serait un

    extension de ma vie propre, il serait moi-mme. Cette intentionnalit indirectedautrui, Husserl la nomme apprsentation et pour faire comprendre ce quil entendpar l il met en parallle lexprience de lobjet et celle dautrui. Dans lexprienceobjective il y a aussi apprsentation, cest--dire prsentation indirecte de linvisiblepar le visible, par exemple de la face cache du cube par celle qui se prsente nous.Cette apprsentation peut toujours se retourner en prsentation et linvisible devenirvisible lorsque par exemple je retourne le cube, alors que dans le cas dautrui, nousavons affaire un invisible de principe qui ne peut jamais devenir visible. Pour que

    2

    E. Husserl,Ides directrices pour une phnomnologie, Paris, Gallimard, 1950, 44, p. 142.3 P. Ric?ur,A lcole de la phnomnologie, Paris, Vrin, 1987, p. 163.

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    lapprsentation de lautre soit nanmoins possible, il faut donc que quelque chosede lui me soit prsent : cest le cas du corps dautrui qui est saisi immdiatementcomme un organisme semblable au mien. Ce qui fonde donc le rapport autrui, cestune similitude charnelle entre lui et moi sur la base de laquelle je puis reconnatreautrui comme un autre moi.

    Lgologie, condition de ne pas la couper totalement de lexprience mondaine,et en particulier de celle de lincarnation, nest donc pas un obstacle ltablissementdun monde commun puisque lintentionnalit est capable de transcender ce quimest propre et datteindre la chose mme, ltre rel, qui par dfinition ne peutpas tre que pour moi, car ce qui ne vaut que pour moi est de lordre de lirrel, delimaginaire ou de lapparence. Cest donc parce que je peux constituer en moi unautre ego que je peux galement considrer lensemble du monde qui mest donndans mon exprience propre comme monde objectif valable pour tous les sujets. Ilny a en effet dobjet vritable que sil existe plus dun moi, que sil est le point de

    convergence dintentionnalits de consciences diffrentes. Cest donclintersubjectivit qui fonde en dernier ressort lobjectivit, ce qui veut dire que seulela pluralit des sujets constitue la base dune philosophie vritablement concrte.

    1) Heidegger : Une nouvelle conception de lhomme et de laffectivit

    Martin Heidegger est n le 26 septembre 1889 Messkirch, petite villecatholique situe au nord du lac de Constance, dans une famille dorigine trsmodeste (son pre est tonnelier et sacristain de la paroisse). Elve dou, il poursuit

    des tudes secondaires Constance puis Fribourg-en-Brisgau grce lobtentionde diverses bourses Il tudie dabord la thologie, puis les mathmatiques et laphysique pendant un semestre, et dcide en fin de compte de se consacrer destudes de philosophie. De 1915 1923 Heidegger est assistant luniversit deFribourg. Cest au cours de cette priode, en 1917, quil pouse Elfriede Petri,dorigine protestante, et ce mariage, nest sans doute pas totalement tranger sonloignement progressif du catholicisme. Il est nomm en 1922 professeur nontitulaire luniversit de Marbourg. Cest cette poque que Heidegger commencela rdaction de Etre et temps qui sera en grande partie crit Todtnauberg, petit

    village de la Fort-Noire o Heidegger a fait construire un minuscule chalet qui vadevenir son lieu privilgi de travail. Le livre, ddi Husserl, parat en fvrier 1927et lanne suivante Heidegger succde Husserl dans sa chaire de luniversit deFribourg. Cest le dbut de limmense clbrit de Heidegger qui apparat alorscomme la figure la plus marquante de la philosophie allemande, Mais les relationsentre Husserl et Heidegger deviennent de plus en plus difficiles et aux divergencesphilosophiques viennent sajouter les dissensions politiques lorsque Heideggeraccepte la charge du rectorat de luniversit de Fribourg en avril 1933. La priode delengagement politique de Heidegger dans le nazisme sera brve, puisquil

    dmissionnera de ses fonctions de recteur ds la fin fvrier 1934, mais elle na rien

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    dune dcision opportuniste, comme lattestent les textes politiques de la priode1933-34. Pendant toute la priode hitlrienne, Heidegger se consacre entirement son enseignement. En 1945 les autorits doccupation franaise promulguent sonencontre, cause de son engagement pass, un dcret le suspendant de ses fonctionsde professeur. Cest pourtant lpoque o son influence grandit en France o

    lexistentialisme devient la philosophie dominante. En 1946 a lieu la rencontre avecJean Beaufret, auquel il ddiera en 1947 sa Lettre sur lhumanisme. En 1951, il severra rintgr dans ses fonctions de professeur et il enseignera jusquen 1957 titrede professeur mrite. Au colloque de Cerisy de 1955, o Heidegger prononce saclbre confrence Quest-ce que la philosophie ?, il rencontre de nombreuxphilosophes franais et son passage Paris il fait la connaissance du pote RenChar qui linvitera dans le Vaucluse o il fera par la suite plusieurs sjours, loccasion desquels il organisera des sminaires avec ses amis franais. Lapolmique toujours renaissante sur son pass politique4 le pousse donner en

    septembre 1966 un entretien ce sujet au Spiegel, mais la condition expresse quecelui-ci ne sera publi quaprs sa mort. Il consacre les dernires annes de sa vie la prparation de ldition complte de ses ?uvres, dont il verra paratre les toutpremiers volumes avant sa mort Fribourg le 26 mai 1976. Ldition complte des ?uvres de Heidegger, dont la parution stalera sur plusieurs dizaines dannes,comprendra plus de quatre-vingt volumes, dont environ quarante-cinq volumes decours. Quelques jours avant sa mort, Heidegger a choisi de mettre en exergue ldition complte de ses ?uvres la maxime suivante : Des chemins non des ?uvres . Il indiquait par l clairement ses futurs lecteurs que sa pense ne pouvait

    tre rduite un ensemble de thses et que dans sa dimension essentiellementquestionnante, elle gardait le caractre dun cheminement inabouti.Heidegger, qui a t clbre dabord comme professeur avant de ltre comme

    auteur dun livre fondamental, Etre et temps, publi en 1927 quEmmanuel Lvinas,qui, tudiant Strasbourg depuis 1923, assista ses cours pendant les annes 28/29 Fribourg, qualifie de livre aussi important que la Phnomnologie de lesprit deHegel, a dabord dvelopp dans ses cours de Marbourg, auquel assista HannahArendt, sa conception de ltre de lhomme. Il refuse pour cela dutiliser le langageen vigueur dans la philosophie moderne et les termes de sujet ou de conscience, qui

    lui semblent impropres caractriser lhomme, dont il conteste aussi la dfinitiontraditionnelle comme animal rationnel. Le nommer en effet sujet , cest supposerquil y a en lui un substrat stable, un noyau fixe, alors que ce qui caractrise lhommepour Heidegger, cest prcisment le fait quil est temporel de part en part. Penserlhomme partir de sa conscience, cest ne voir en lui que ses capacitsintellectuelles et ne pas prendre en compte ce que Heidegger nomme sa facticit ,qui englobe non seulement sa corporit, mais aussi ses dterminations historiques etgographiques. Le dfinit enfin comme animal rationnel, cest le diviser en deux

    4

    Voir ce sujet mon texte propos de lengagement politique de M. Heidegger , Heidegger plus forte raison, Paris, Fayard, 2006, p. 441-458.

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    parts dont on se demande comment elles peuvent jamais tre runies lune lautre.Il faut cet gard se souvenir des difficults de Descartes, qui, partant duneconception foncirement dualiste de lhomme, avait d imaginer pour expliquer que,dans les motions, le corps est affect tout autant que lme, que cette dernire a sonsige dans la glande pinale qui se trouve dans le cerveau. Heidegger veut rompre

    avec ces dfinitions traditionnelles et laborer une conception de lhomme dans sonentier. Cest pourquoi il laisse aussi de ct les notions de corps et desprit au profitde celle dexistence, qui se dit aussi en allemand Existenz. Mais il prend ce termedans son sens tymologique, qui signifie sortir (ex) de limmobilit, le verbe sisterevoulant dire arrter, tenir ferme, et exsistere ayant comme premier sens en latinsurgir, sortir de terre, apparatre avant davoir le sens dexister. Ce quil dveloppedonc dans Etre et temps, cest une analyse de lexistence dont le sens profond estselon lui la temporalit. Ce qui caractrise en effet lexistant, cest non pas soncentration sur lui-mme, mais au contraire son ouverture au monde, aux autres et

    lui-mme. Cest pourquoi Heidegger le dtermine demble comme un tre dans lemonde, au sens o, comme cest le cas pour les organismes vivants, il nest passparable de son rapport son monde environnant, son Umwelt. Maiscontrairement lanimal, qui possde une nature relativement fixe et uncomportement rgi par linstinct, lhomme est un tre dpourvu de nature, ce qui veutdire quil est libre.

    Cest cette critique de lide de nature humaine qui a t popularise enFrance aprs la seconde guerre mondiale par Sartre, qui dans son livre Ltre et lenant, publi en 1943, a rendu populaire les ides exposes par Heidegger en 1927

    sous le nom d existentialisme , terme qui na pas t forg par Sartre lui-mme,mais par des journalistes soucieux de caractriser sous forme de slogan une nouvellemanire de penser. Pourtant Sartre a accept de reprendre son compte cetteformulation pour dsigner sa philosophie. Le terme dexistence nest pas pour luicomme pour Heidegger un concept gnral qui peut tre appliqu une chosequelconque pour dsigner le fait quelle est, et dont la contrepartie est le conceptdessence qui dsigne ce que cette chose est par nature, mais au contraire le nom dumode dtre de lhomme. En ce sens donc, seul lhomme existe, les pierres et lesarbres nexistent pas, ils sontseulement, puisquexister signifie avoir une relation

    lautre que soi, la capacit de sortir de soi, dex-istere au sens littral. Sartre utilise leterme dexistence dans le mme sens que Heidegger, mais il veut en outre expliciterde manire plus prcise sa position philosophique en tant quexistentialiste. Ce quilentend par existentialisme, cest en effet une position philosophique oppose laposition de la philosophie classique, tant ancienne que moderne, que lon peutcaractriser comme un essentialisme. Pour un essentialiste, lessence prcdelexistence, et la dfinition de la chose prcde cette chose elle-mme. Pour lui, toutpeut en quelque sorte tre assimil un produit fini, y compris lhomme lui-mme.Car si nous adoptons une vision technique du monde, si nous considrons tout ce qui

    est comme le rsultat dun processus de production, nous devons admettre que ce

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    Heidegger se rfre ici au double sens du mot latin cura, qui veut dire la fois soinet souci (voir langlais care) tout comme lallemand Sorge. Heidegger sappuiedailleurs sur une fable dun pote latin du 1er sicle de notre re, Hygin, qui avaitdj retenu lattention de Goethe et qui atteste que lon trouve avant toute analysephilosophique une conception prphilosophique de lhomme comme tre

    essentiellement dtermin comme souci.Il reste prciser en quoi une telle dfinition de lhomme est vritablementconcrte. Heidegger refuse en effet de dfinir lhomme par ses capacitsintellectuelles, il prfre montrer que cest dabord au niveau de la pratique quelhomme se situe. Cette importance donne la pratique a frapp ses contemporains,au point que Herbert Marcuse, qui tait alors son lve, et dont on sait quildeviendra, aprs son migration en Amrique, le matre penser des annes soixanteavec son ouvrage, Lhomme unidimensionnel , a considr quon peut mettre Etreet temps en relation avec la pense de Marx, en particulier du jeune Marx, dont les

    manuscrits parisiens de 1844 seront dailleurs dcouverts et publis en 1932 par unlve de Heidegger, Landshut. Mais ct de cette rhabilitation de la pratique, ontrouve aussi une rhabilitation de laffectivit chez Heidegger. Dans le cadre durationalisme moderne, on a considr quil fallait garder pure lattitude thorique detoute contamination avec la sphre des sentiments. Il nen va pourtant pas de mmeau moment de la naissance de la philosophie, laquelle demeure sous la dpendancede cette disposition affective particulire quest le thaumazein, ltonnement, dontHeidegger soulignera bon droit dans la confrence quil fera Cerisy sous le titreQuest-ce que la philosophie ? quil est larkh, cest--dire la fois lorigine du

    philosopher et le principe qui le rgit de bout en bout. Il nen demeure cependant pasmoins que la dfinition de lhomme comme animal rationale qui est au fondement dela conception antique et moderne de ltre de lhomme comme tre compos de deuxparts diffrentes, lune quil partagerait avec lanimal, et lautre qui lui serait propreincite ranger lensemble de la sphre affective du ct de ce qui relve en lhommede lanimalit. Ce quil a de plus neuf dans la conception heideggrienne de lhommetient au rle quil assigne la sphre des tonalits et des dispositions affectives, savoir celui de la dcouverte originelle du monde, dans la mesure o la rencontre dequoi que ce soit ne se fonde ni dans la pure sensation, ni dans la pure contemplation,

    mais bien dans la capacit dtre concern par ce qui se prsente. Nous sommes eneffet toujours situs dans le monde, et cest de cette situation dont nos sentimentssont le reflet. Ils ne sont donc pas quelque chose seulement dintrieur et de propre une subjectivit, mais ils peuvent aussi se rpandre lextrieur comme uneatmosphre ou une tonalit. Les tonalits affectives sont, on le sait, communicatives :autour du joyeux, tout devient joie, autour du triste, tout devient tristesse. Par lesentiment je me rapporte donc au monde dans lequel je vis, il constitue mme demanire si fondamentale ce rapport quon ne peut le suspendre compltement. On atoujours supposer que pour adopter une attitude purement thorique, celle du

    philosophe ou du savant, il fallait refouler en soi toute affectivit. En ralit, il sagit

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    plutt de privilgier un certain tat affectif, celui dune sorte dindiffrence, mais quinest jamais totale, qui provient du fait que, lorsque nous pensons, nous ne devonsplus tre proccups par les ncessits immdiates de la vie, ce qui ne veut pas direque nous faisons taire tout sentiment en nous. Il faudrait dailleurs rappeler cetgard que la philosophie est ne de la schol, du loisir, permis par le fait que les

    esclaves dans la cit grecque pourvoyaient aux tches vitales, laissant ainsi auxcitoyens le temps de dbattre sur lagora.Au lieu donc de distinguer laspect intellectuel et laspect sensible du rapport

    aux choses et de donner lun ou lautre un rle fondateur, selon quon pouse unpoint de vue raliste ou un point de vue idaliste, il sagit pour Heidegger de penserleur cooriginarit et leur entrelacement, de sorte quil ny a pas de theria qui soit

    jamais dpourvu daffect, ni daffect brut qui soit dnu dintelligence. La encore ce quoi vise Heidegger, cest donner de lhomme une dfinition non fonde sur uneinterprtation dualiste de son tre.

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    LE DEVELOPPEMENT DE LA PHENOMENOLOGIE EN FRANCE

    On la vu, le fait fondamental de la modernit, cest lmancipation delhomme, vnement qui a t lorigine de ces lumires qui ont marqu la fin duXVIIIe sicle en Europe. Au lieu donc de sen remettre dautres, aux Princes et Dieu, pour la conduite de son existence, lhomme a pris en main son propre destin etaccd ainsi au sentiment de sa dignit personnelle en mme temps que tendent seffacer, du moins dans le cadre des rgimes dmocratiques, les rapportshirarchiques qui rglaient auparavant les relations entre les hommes et taient lorigine de la conception que lindividu se faisait de lui-mme, comme infrieur ou suprieur . Libert et galit, ces mots dordre rpublicain, sont au fondement

    mme de limage moderne de lhomme qui, grce aux progrs de la science, srigetoujours davantage, selon le mot de Descartes, en matre et possesseur de lanature . La dimension de la transcendance seffaant progressivement au fur et mesure que les croyances religieuses reculent et que lathisme progresse, lhommedu XXe sicle a de plus en plus tendance se centrer sur lui-mme. Cest ainsi quelon voit, partir de la fin du XIXe sicle, crotre limportance des sciences delhomme, et en particulier de la psychologie. Cest la vie intrieure de lhomme, lesrelations de lindividu avec lui-mme qui prennent le pas sur tout autreconsidration. La rflexion philosophique a donc tendance se concentrer sur

    lhomme seul et la philosophie devenir un discours sur lhomme et sur la culturehumaine. Cest par consquent toute la dimension que lon a nomm mtaphysique et qui avait trait aux questions fondamentales de lorigine et de ladestination de lhomme qui se voit ainsi dvalorise.

    En raction contre cette tendance au psychologisme, qui se voit encorerenforce par limportance que prend la psychanalyse dans la deuxime moiti duXXe sicle, certains des philosophes les plus marquants du XXe sicle, tels enFrance Sartre et Merleau-Ponty, dveloppent une philosophie de la libert laquelleon donnera, dans limmdiate aprs-guerre, le nom d existentialisme . Pour

    lexistentialisme en effet, l'homme ne fait pas que vivre, comme le font les animaux,il existe, au sens o il est ouvert au monde, o il est un tre-dans-le-monde, et nonpas un sujet dfini par sa vie intrieure, par sa seule pense, comme le voulaitDescartes. Dans une confrence clbre, quil prononce en 1946, Sartre entreprendde montrer que l'existentialisme nest pas seulement une philosophie la mode,prnant lindividualisme et la libration totale de toutes les interdictions et de tousles tabous sociaux et religieux, mais quil est aussi un humanisme, et quil metl'accent sur la libert humaine, sur le pouvoir de choix qu'a l'homme, par oppositionaux autres tres vivants. Dans la pense classique on considre que lhomme est cre

    par ce grand artisan de lunivers quest Dieu. Sartre part au contraire de l'affirmation

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    : Dieu n'existe pas, et il en tire les consquences : il n'y a pas de nature humainespcifique. L'homme n'est dfini par aucune ide prexistante, car il n'y a pas deDieu qui aurait pu le penser avant de le crer. L'homme n'est donc rien d'autre quece qu'il se fait . Voil le premier principe de l'existentialisme : l'homme et non pasDieu est l'artisan de sa propre existence. C'est ce qui fait sa dignit. L'homme n'est

    donc que le libre projet quil fait de lui-mme, il n'y a pas de prdestination : rienn'est crit au ciel intelligible . Si lhomme choisit en toute libert son mode de vie,cela veut dire quil est entirement responsable de ce qu'il est et quil ne peut doncplus accuser Dieu ou le destin des maux qui peuvent lui choir. Mais Sartre vaencore plus loin : il affirme que l'homme est responsable non seulement de lui-mme,mais aussi de tous les hommes. Tout homme engage par ses dcisions la totalit deshommes, car en affirmant la valeur pour moi de telle ou telle chose, je dcide de cequi est bon absolument et non pas seulement pour moi : En me choisissant, jechoisis l'homme. Tout se passe comme si, pour tout homme, toute l'humanit avait

    les yeux fixs sur ce qu'il fait et se rglait sur ce qu'il fait.. Sartre, qui sopposefarouchement la psychanalyse freudienne, va mme jusqu' affirmer que l'on estresponsable de ses propres passions, car selon lui invoquer la passion commecirconstance attnuante, c'est se donner une fausse excuse. On le voit, Sartredveloppe ainsi jusqu ses consquences extrmes la conception selon laquellelhomme est un tre libre. A loppos, les succs de la psychanalyse conduisent unetout autre image de lhomme, tre profondment partag entre raison et draison,conscience et inconscient Les vnements tragiques qui ponctuent lhistoire du XXesicle, guerres, exterminations, violences de toutes sortes, semblent plutt donner

    raison ceux qui reconnaissent en ltre humain la part obscure de lirrationnel et lesidologies qui les commandent, nazisme, fascisme, communisme, font apparatre leslimites dune philosophie de la libert.

    1. Sartre (1905-1980) : la question de limagination et de lart

    Quand jai commenc tudier la philosophie, au dbut des annes soixante,Sartre tait au sommet de sa clbrit. Cest cette poque, en 1964 exactement, quelui fut attribu le prix Nobel de littrature. Mais comme vous le savez peut-tre, il le

    refusa. Il ntait pas la recherche dune reconnaissance officielle il tait dj eneffet clbre dans le monde entier. Cest parce quil tait oppos par principe toutercompense publique quil a refus ce prix. Il dsirait demeurer libre en tantquindividu. Sil tait alors dj si clbre, ce nest pas seulement ni principalementparce quil tait un philosophe, mais parce quil tait aussi un crivain, un romancier,un auteur dramatique et un essayiste. En France, on la souvent compar Voltaire,le grand philosophe des Lumires qui, lui aussi, fut la fois un philosophe, un auteurdramatique et un essayiste clbre. Certains parmi vous ont trs probablement lu leroman qui fit connatre Sartre au grand public, je veux parler de La nause, parue en

    1938, ou entendu parler de ses pices de thtre : Huis-clos (qui date de 1944) ou

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    Les mains sales (1948) ou encore Les mouches (1943). Il tait pourtant lorigine unphilosophe et il na choisi le mdium littraire que pour communiquer ses idesphilosophiques un plus grand nombre de personnes, et je voudrais souligner quecest l une dmarche typiquement franaise, au sens o en France les ides sontgnralement plus importantes en littrature que les sentiments et o il est

    probablement plus facile quailleurs de mler la philosophie et la littrature. Sartre at lincarnation mme de ce que nous autres franais nommons un intellectuel.Il naquit en 1905 et mourut presque 75 ans le 15 avril 1980. Il est enterr dans

    lun des plus grands cimetires de Paris, le cimetire Montparnasse, non loin delendroit o il habitait depuis la fin de la seconde guerre mondiale. la fin de sa vie,il tait malade, presque compltement aveugle et il avait d cess dcrire. Sadernire ?uvre, Flaubert, Lidiot de la famille, un projet gigantesque, celui dunebiographie totale du clbre romancier franais, dont trois volumes (soit prs de3000 pages) avaient paru en 1971 et 1972, est demeure inacheve. Il avait

    clairement reconnu quil ncrirait jamais le quatrime volume prvu. Dans un de sesderniers interviews, en 1975, Sartre avait dclar quil se sentait maintenant un hasbeen et il est vrai quaprs Mai 1968, lorsquil dcida dapporter jusqu un certainpoint son support aux gauchistes, il commena perdre progressivement sapopularit dans lopinion de la jeune gnration intellectuelle, qui se tourna alorsvers dautres matres penser, Lvi-Strauss, Lacan, Foucault, Deleuze, Barthes,Derrida, pour ne citer que les noms alors les plus en vogue. Mais depuis sa mort, leschoses ont chang et on a commenc en France relire Sartre, peut-tre parcequaprs une longue priode qui a t domine par diffrentes idologies : le

    marxisme, le structuralisme, le psychologisme psychanalytique, le temps est venu deredcouvrir une philosophie qui est minemment une philosophie de la libert. Sartrea dclar en 1968 que lorsquon commencera lire nouveau ses livres, ondcouvrira quil na jamais chang, quil a toujours t un anarchiste. Un anarchiste,certes, non pas au sens politique du terme (Sartre na jamais eu de contact direct avecle mouvement anarchiste ), mais au sens littral du terme (anarchie signifiant absencede pouvoir) dans la mesure o il sest toujours oppos toute forme de domination etde pouvoir, que ce soit la domination de Dieu sur les hommes (Sartre est un athedclar), la domination de la nature sur les tres humains (Sartre se dfinit comme un

    existentialiste, ce qui implique la ngation dune nature humaine fixe), ou ladomination de lhomme sur lhomme (Sartre tait convaincu que le marxisme et sathorie de la lutte des classes constituait lhorizon indpassable de notre temps ,bien quil nait jamais lui-mme t affili au parti communiste franais et quil soitdevenu, aprs 1968, de plus en plus critique lgard du marxisme sovitique). Cettephilosophie de la libert, nous pouvons la trouver dj dans les toutes premires ?uvres de Sartre dont je voudrais donner maintenant un bref aperu.

    Sartre a en effet tudi la philosophie dans la prestigieuse Ecole NormaleSuprieure de la rue dUlm, Paris, et il a obtenu lagrgation de Philosophie en

    1929. Cest cette poque quil a rencontr Simone de Beauvoir, qui fut sa

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    compagne jusqu sa mort (elle lui a survcu jusquen 1987), ainsi que beaucoupdautres jeunes philosophes qui deviendront clbres par la suite comme RaymondAron, Maurice Merleau-Ponty et Claude Lvi-Strauss (le seul des trois tre encorevivant). On peut se faire une ide prcise de ce que fut latmosphre intellectuelle decette poque en lisant les Mmoires de Simone de Beauvoir, en particulier Les

    Mmoires dune jeune fille range et La force de lge. Aprs lagrgation, Sartreenseigna la philosophie au lyce du Havre et en 1933-1934 il passa une anne Berlin pour tudier la philosophie allemande. Il parlait en effet courammentlallemand car, ayant perdu son pre dan sa petite enfance, il fut lev dans la famillede sa mre qui tait dorigine alsacienne. Son oncle Carl Schweitzer tait ungermaniste connu, professeur dallemand la Sorbonne, et Albert Schweitzer, leclbre musicien et mdecin dAfrique, tait le grand-oncle de Sartre. Sartre racontecette enfance dans un livre qui est peut-tre son chef d?uvre, Les mots, lhistoire delenfant laid qui louchait et qui, pour tre aim, cherchera son salut dans les histoires

    quil crira dans les mots, en effet. En 1934, il sera un des premiers intellectuelsfranais dcouvrir en Allemagne les ?uvres de Husserl et de Heidegger. Husserlntait pas, il est vrai, inconnu en France, il tait venu en 1929 donner une srie deconfrences la Sorbonne et lUniversit de Strasbourg ce sont les fameuses

    Mditations cartsiennes, quun jeune philosophe, Emmanuel Lvinas, traduira enfranais ds lanne suivante , mais son travail antrieur ny tait gure connu etrien dautre ntait encore traduit de lui. Quant Heidegger, dj clbre enAllemagne ds 1927, anne de la parution de son ?uvre majeure, Etre et temps, iltait cette poque pratiquement encore inconnu en France. Sartre passa toute cette

    anne Berlin lire Husserl et Heidegger, apparemment peu attentif aux vnementspolitiques dcisifs qui eurent lieu en Allemagne rien de moins que la prise depouvoir dHitler et cest ce qui fit de lui le premier phnomnologue franais.

    Comme nous lavons vu le concept fondamental de la phnomnologie est celuidintentionnalit. Or dire que la conscience est intentionnelle, quelle est toujoursconscience de quelque chose, cest dire quelle est dirige vers le dehors et non passpare de celui-ci comme une sphre close dintriorit, cest comprendre quelletranscende, cest--dire dpasse les limites de lintriorit pour souvrir lextrioritdu monde. Cest la raison pour laquelle le tout premier livre de Sartre, publi en

    1934, sera intitul La transcendance de lego. Les deux livres suivants, quil crira,Limagination, paru en 1936, et Limaginaire, paru en 1940, sont deux ?uvres destricte obdience husserlienne et que lon peut considrer comme un dveloppementde la thorie husserlienne de limagination. Le jeune Sartre je rappelle quil a 34ans en 1939 se situe donc dans la mouvance de la phnomnologie husserlienne etsil sintresse particulirement limagination, cest parce que Husserl donne cettefacult une importance considrable. Husserl dclare en effet, dans le premier livredes Ides directrices pour une phnomnologie paru en 1913 (texte que Sartre liraavec attention Berlin) que limagination est llment fondamental de la

    phnomnologie . Car cest dans le cas de la conscience imaginative que nous

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    effet sur dautres subjectivits que la sienne propre. Sartre est en effet, je lai djsoulign, comme Camus qui fut son ami, la fois un crivain et un philosophe. Il abeaucoup rflchi la littrature, il a mme crit de nombreux textes sur certaines ?uvres littraires et sur certains crivains qu'il admirait, par exemple sur Jean Genet,un crivain qu'il a bien connu, qui fut trs clbre en France, la fois cause de son

    talent potique, littraire et thtral, et aussi par sa personnalit : enfant abandonn,lev par des plusieurs parents adoptifs successifs, il devint homosexuel et voleurdans son adolescence et c'est en prison qu'il a crit certaines de ses ?uvres. Sartre aconsacr un gros livre cet crivain, Saint Genet comdien et martyr(1952). Et jaidj mentionn le fait quil a aussi pendant toute la dernire priode de son existencecrit plus de 3000 pages sur Gustave Flaubert en tentant de reconstituer le monde quitait le sien afin de mieux comprendre son ?uvre.

    C'est en 1963, Sartre a alors 58 ans, qu'il crit la fois ses mmoires, Les Mots, etun essai intitul Qu'est-ce que la littrature ?. Sartre crit ce texte pour rpondre

    ceux qui l'accusent d'assassiner la littrature du fait qu'il est un crivain engag.Sartre veut rpondre ces critiques en reposant les questions : Qu'est-ce qu'crire ?, Pourquoi crit-on ? Pour qui ? Il semble que personne ne se le soit jamaisdemand . Aprs avoir donc dfendu l'ide d'une littrature engage, c'est--direl'ide d'une littrature base d'ides, d'une littrature qui dlivre un message et quin'est pas pur exercice de style, Sartre tente de rpondre la question Pourquoicrire ? . Il part de la constatation que l'tre humain a le pouvoir de rvler ou dedvoiler les choses : l'homme est le moyen par lequel les choses se manifestent . Ilen dduit que l'un des principaux motifs de la cration artistique est le besoin de nous

    sentir essentiels. En crant, j'instaure un ordre, un sens dans ce que je dcris par lesmots ou les couleurs. Je les produis au sens o je les fais apparatre avec plus deforce qu'ils n'en ont dans la ralit. Mais l'objet cr m'chappe : il semble qu'ilpuisse toujours tre amlior, et il ne semble vraiment achev que lorsque j'ail'impression qu'il a t fait par un autre que moi, ce qui n'arrive jamais, souligneSartre. Plus en effet nous sommes conscients d'tre des crateurs, des producteurs, etplus la chose produite nous semble tre dpendante de nous. Lorsque nousfabriquons des objets d'usage, comme une poterie ou une charpente, l'objet produitne nous parle pas de nous, car il a t produit selon des rgles qui ne sont pas les

    ntres, mais celles de tout le monde. Mais si nous produisons une ?uvre d'art et nonun produit artisanal, nous nous retrouvons toujours nous-mmes dans notre ?uvre etcelle-ci ne peut pas avoir pour nous l'aspect d'un objet, nous ne pouvons donc pas lepercevoir, car il est comme une part de nous-mmes. Dans la perception en effet,nous nous oublions nous-mmes, nous sommes tout entiers absorbs par les objetsque nous regardons. Dans la perception, le sujet est donc inessentiel, ce qui estessentiel, c'est l'objet peru. Dans la cration, c'est le sujet qui est essentiel, maisalors l'objet devient inessentiel.

    Sartre veut partir de ces ides nous faire comprendre ce quest l'?uvre d'art

    littraire. Il affirme tout d'abord que cette ?uvre n'existe pas de manire objective,

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    o celui-ci est venu Paris pour y prononcer ses Mditations cartsiennes . Il lalu bien plus profondment que ne la fait Sartre et a tent de dvelopper en restantdans le mme sillage sa Phnomnologie de la perception. Pourquoi sintresser laperception ? Parce que pour Merleau-Ponty, la perception est lexprienceprimordiale par laquelle lhomme se met en rapport avec le monde. La philosophie

    classique a considr que la perception tait une opration intellectuelle quiconsistait runir ensemble plusieurs sensations, par exemple visuelles, tactiles,auditives, voire olfactives. Cest ce que Descartes expliquait dans un passage clbrede ses Mditations (Mditation seconde) en prenant lexemple dun morceau de cirequi vient dtre tir de la ruche et qui se prsente comme un corps solide, odorant,ayant une couleur et une texture particulire. Mais si on lapproche du feu il fond,son odeur svanouit, sa couleur change. Quest-ce qui me permet, demandeDescartes, de dire quil sagit bien de la mme cire dans les deux cas ? Ce quil y ade commun dans les deux cas, cest que jai affaire un corps tendu dans lespace et

    que je le considre comme pouvant avoir des formes et des aspects diffrents selonquil est chauff ou non. Mais cest uniquement en moi mon intelligence qui mepermet de le penser, car rien dans mon exprience sensible ne massure que jai bienaffaire au mme corps. La conclusion simpose donc : percevoir, cest juger, cestlopration intellectuelle dun esprit qui sait reconnatre lunit dune multiplicitdapparences.

    Face une telle dfinition classique de la perception, Merleau-Ponty fait valoirque je ne perois pas quavec mon esprit, mais avec mon tre tout entier et donc aussiavec mon corps. Car pour percevoir, il faut que je sois dj situ dans un monde et en

    relation avec un ensemble dobjets qui se donnent moi selon des perspectivesdiffrentes selon ma position. Je ne suis donc pas un pur esprit qui aurait uneperspective englobante sur un monde vu den haut, comme dans une position desurvol, mais je suis au contraire au milieu des choses et situ dans le monde par moncorps qui est, comme le souligne bien Husserl, une chose tout fait particulire parcequelle ne me quitte jamais, que je ne peux pas mloigner delle et que je ne peuxpas en faire le tour. Car, contrairement aux objets du monde, mon propre corps ne sedonne pas lobservation intgrale : je ne vois pas mon visage, cette partie de moncorps toujours nue, que joffre au regard des autres et dont je ne contrle pas

    totalement la mimique et les expressions, je ne vois pas davantage ma nuque ni mondos. Il faut donc bien reconnatre, comme le souligne Merleau-Ponty, que monexistence comme subjectivit ne fait quun avec mon existence comme corps 6.

    Cest chez Husserl que Merleau-Ponty va trouver les fondements de sa propreanalyse de la corporit humaine qui va constituer lessentiel de son apport laphilosophie contemporaine. Ce que montre en effet Husserl, cest que lensemble dumonde de la culture est le rsultat de toute une constitution qui sopre danslexprience vcue, qui est toujours celle dune conscience incarne. Car pour qu'il yait une chose pour un moi, un objet qui soppose un sujet, il faut qu'elle se prsente

    6 M. Merleau-Ponty, Phnomnologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 467.

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    une subjectivit incarne et un corps capable par lui-mme de sentir, sans quelon soit oblig de localiser, comme le fait lensemble de la tradition, cette facult desentir dans un principe psychique indpendant. Pour faire comprendre ce rapport dela sensation et du corps propre, Husserl voque l'exprience fameuse de la doublesensation, de la main droite touchant la main gauche, exprience par laquelle nous

    prenons conscience que notre corps est la fois objectif et subjectif , puisquele touch passant dans le touchant, se renversant en lui, le corps ainsi se sent lui-mme. Par cette simple exprience, le corps propre se rvle tre la fois touchant ettouch, et donc la fois sujet et objet, et c'est pour cette mme raison qu'il constitue,comme laffirme Husserl, le degr zro de l'orientation, un ici absolu par rapportauquel se distribuent tous les autres lieux de l'espace, en dpit du fait qu'il estpourtant lui-mme une portion d'espace et qu'il prend place dans lespace.

    Merleau-Ponty entreprend de dvelopper cette analyse du corps propre ensappuyant sur la nouvelle dfinition de ltre de lhomme que propose Heidegger,

    pour lequel lhomme nest plus considr, la manire cartsienne, comme une pureconscience, mais comme un tre dans le monde , une existence . Orlexprience que je fais de mon corps nest pas celle que me donne la science,lanatomie ou la physiologie. Mon corps nest pas pour moi un assemblage dorganes

    juxtaposs dans lespace, mais je le possde comme un ensemble possible depostures que je peux adopter dans des situations diffrentes. Les psychologuesnomment cela schma corporel et entendent par l limage dynamique quechacun a de son corps. L'exemple voqu cet gard par Merleau-Ponty est probant : Si je suis debout et que je tienne ma pipe dans ma main ferme, la position de ma

    main nest pas dtermine par langle quelle fait avec mon avant-bras, mon avant-bras avec mon bras, mon bras avec mon tronc, mon tronc enfin avec le sol. Je sais oest ma pipe d'un savoir absolu et par l, je sais o est ma main et o mon corps,comme le primitif dans le dsert est chaque instant orient sans avoir se rappeleret additionner les distances parcourues et les angles de drive depuis le dpart 7. Sile corps peut ainsi tre une schme dynamique, et non pas une portion de lespace,cest parce quil est polaris par les tches quil a accomplir, et le schma corporelnest alors quune manire dexprimer ltre au monde du corps. Merleau-Pontyinsiste sur le fait que nous nous trouvons toujours dj dans un espace orient, avec

    un haut et un bas, une droite et une gauche. L'accs l'espace a donc lieu par lecorps, ce qui implique que finalement, loin que mon corps ne soit pour moi quunfragment de l'espace, il n'y aurait pas pour moi d'espace si je n'avais pas de corps 8.C'est donc en considrant le corps en mouvement que l'on peut comprendre lesrapports du corps et de l'espace.

    Merleau-Ponty sest intress aux problmes psychopathologiques et enparticulier ce trouble que lon nomme ccit psychique , cest--dire le faitquun malade qui a subi une atteinte crbrale ne parvient plus excuter

    7

    Ibid., p. 116-17.8 Ibid., p. 119.

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    consciemment certains mouvements ni nommer des choses dusage quotidien. Il espar exemple incapable de mouvoir sur commande ses bras et ses jambes et ne peutpas montrer du doigt une partie de son corps, par exemple son nez ou son oreille. Ilest pourtant parfaitement capables dexcuter les mouvements ncessaires la vie,comme par exemple prendre son mouchoir dans sa poche et se moucher, et il peut

    continuer excuter son travail manuel habituel. Merleau-Ponty montre que celaprovient du fait que ces oprations n'ont lieu que dans l'espace pratique de la viecourante et non dans l'espace objectif, ce qui d'ailleurs concide avec le sentiment dumalade qui affirme prouver les mouvements qu'il accomplit comme le rsultat de lasituation et en ayant peine conscience de son initiative volontaire Ici c'est la tche accomplir qui est dterminante et qui pour ainsi dire exerce une attraction distance sur le corps du sujet qui n'est qu'un lment dans le systme form par lesujet et de son monde9. Mais lorsquon lui demande, en dehors de toute tchepratique, de montrer son oreille, le sujet choue, bien qu'il comprenne l'ordre qui lui

    a t donn. Cela provient du fait que la consigne quon lui donne alors, si elle a bienpour lui une signification intellectuelle, n'a pas de signification motrice. Oncomprend ds lors la diffrence entre les deux sortes de mouvement. Le mouvementabstrait se droule dans un espace virtuel qui est superpos l'espace physique etc'est dans cet espace virtuel que tel signe de main a immdiatement une significationamicale par exemple. Il sagit dun espace o des significations pourront s'changer,et cet espace est un vide dploy par le sujet, alors que le mouvement concret sedploie, lui, dans l'espace physique. Le propre de la normalit, c'est prcisment depouvoir se donner le virtuel alors que le malade est enferm dans l'actuel. Ainsi se

    cre un systme de significations qui expriment au dehors l'activit du sujet, qui estainsi capable de faire apparatre dans le monde des frontires, des lignes de forces,d'innombrables signes qui conduisent l'action comme les criteaux dans un museconduise le visiteur , explique Merleau-Ponty10. Le monde nexiste plus pour lesmalades atteints de ccit psychique que comme un monde tout fait ou fig, alors quepour le sujet normal, il est lespace o sinscrivent ses projets. On voit doncclairement ici quel point le corps est lorgane travers lequel se dploielexistence.

    Mais cest dans lexprience du corps propre comme corps sexu quil est sans

    doute le plus ais de dcouvrir cette implication rciproque du corps et delexistence.C'est en effet ce niveau, affectif et rotique d'une exprience qui n'a de sens et deralit que pour l'tre singulier qui la vit, que nous faisons lexprience dun mode dela conscience qui ne se rduit pas la pure reprsentation mentale, mais qui passe aucontraire essentiellement par le corps. La sexualit ne constitue pas une partievritablement distincte du reste de notre existence, elle ne renvoie pas desfonctions purement corporelles, et cest dailleurs cette impossibilit dexpliquer

    9

    Ibid., p. 124.10 Ibid., p. 130.

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    jamais se constituer comme sujet autonome. Cest partir dune telle rflexion surle statut du sujet, que Ricoeur en est venu dvelopper lide que lidentit du moinest pas dabord donne, mais quelle doit tre construite, et quelle ne peut ltreque par le rcit quun tre se fait de sa propre histoire. Il aboutit ainsi lide dune identit narrative . Dans Temps et rcit, Ricoeur affirmait en effet que rpondre

    la question qui suis-je, c'est raconter l'histoire de sa vie. L'acte de narration est l'actepar lequel est constitue notre connaissance du pass, et comme Ricoeur le montrebien, il consiste essentiellement en une mise en intrigue qui a pour effet d'intgrer l'unit concordante d'une histoire la discordance des vnements. Le rcit qui enrsulte a alors un effet en retour, du fait mme de sa rception par les autres, sur lesujet lui-mme et participe ainsi la constitution de celui-ci.

    C'est ce niveau que l'on rencontre le problme que pose lautobiographie,non en tant que genre littraire, mais en tant que mode d'tre, dans la mesure o pourl'tre humain, exister veut dire chercher ou se donner une cohrence ou un sens de la

    vie. Il n'y a en effet pas d'existence possible, au sens fort de ce terme, sans unemmoire globale de soi. Vivre pour l'tre humain implique donc pas seulement dedonner ce qui lui arrive la continuit dune histoire, mais cela implique aussi quepar l il se comprend lui-mme chaque fois dune autre manire et quil donne son existence une toujours nouvelle figure. Cette conception de la narration commeconstitution de soi ne signifie pourtant pas que le sujet se cre lui-mme partir derien, car il n'a nullement une matrise totale sur sa propre histoire qui demeureinluctablement enchevtre avec celles des autres. Il faut donc reconnatre, commele fait Ric?ur le caractre minemment instable de l'identit narrative, qui est

    toujours menace de dislocation. Les psychiatres se sont beaucoup intresss cettenotion didentit narrative car cest partir delle qu'il est possible de comprendre lapsychose, qui apparat ainsi comme une impossibilit d'exister sur un mode narratif.Il ny a dailleurs rien dtonnant ce que les ides de Ricoeur trouve uneapplication en psychopathologie, car il sest lui-mme beaucoup intress auxsciences humaines et la psychologie et a publi en 1965 un livre qui a fait date,intitul De linterprtation. Essai sur Freud dans lequel il tentait de donner uneinterprtation phnomnologique de la psychanalyse.

    Le fait que l'identit soit en crise ne constitue en effet nullement un tat

    dexception, mais est au contraire le rgime normal du sujet, dont l'identit n'est pascelle d'une substance immuable, perdurant travers le changement, et donne unefois pour toutes, mais au contraire une fidlit soi-mme. Comme Ric?ur lesouligne bien ; il s'agit dans cette fidlit soi-mme qui caractrise la personne dela permanence travers le temps d'une promesse, d'une prescription ou d'une loi quele sujet s'est donn lui-mme et laquelle il obit en dpit de tout ce qui peut l'endtourner. Il est donc de l'essence d'une telle constance qu'elle se voit menace dedissolution et l'on pourrait par consquent dire que le rgime normal du sujetconsiste prcisment soutenir cette menace. Se maintenir travers les vnements

    contingents sous la forme de cette fidlit soi qui est aussi mmoire de soi, telle est

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    la tche que s'impose lui-mme le sujet en tant prcisment qu'il s'ouvre ce qui luivient au lieu de s'enfermer dans une unit substantielle close. Il n'y a donc demaintien de soi ou de fidlit soi que dans l'acceptation de sa propre vulnrabilit,qui fait que l'existant est soumis aux coups du sort, au destin, en bref l'vnement.Et c'est avec cette notion fondamentale d'vnement que l'on retrouve l'ide d'identit

    narrative. C'est en effet ce qui arrive de manire contingente qui appelle et exige lamise en intrigue, cette configuration par le rcit qui permet d'intgrer lesdiscordances dans l'unit d'une histoire. C'est parce qu'il arrive de l'imprvu qu'ils'avre ncessaire aprs coup de le configurer sur le mode narratif. L'vnement estdonc la fois la condition de possibilit et la condition d'impossibilit du rcit, cequi la fois le requiert et le menace fondamentalement. Car il ne peut y avoir rcit,c'est--dire configuration narrative, si l'on demeure sous le coup de l'vnementcontingent, comme c'est le cas dans la nvrose traumatique, puisque la narration apour effet d'effectuer cette synthse de l'htrogne par laquelle le sujet parvient se

    reconnatre dans ce qui lui arrive. Il n'y a pas non plus de possibilit de configurationnarrative dans le cas de la mlancolie, qui pourrait tre comprise comme un replistratgique du sujet dans une identit de type substantielle devant l'insoutenablemenace de ce qui lui advient. Si, dans la nvrose traumatique, c'est la contingenceabsolument inassimilable de l'vnement qui se rpte sans cesse, dans la plaintemlancolique, c'est la contingence elle-mme qui se voit conjure et parfois mme,comme c'est le cas dans le suicide mlancolique, violemment refuse. Dans les deuxcas, ce qui apparat impossible, c'est cette narrativit capable de rendre compte del'vnement et qui ne peut s'exprimer que dans l'aprs coup et sur le mode du Il

    m'est arriv , qui atteste bien que le sujet nest pas en position de matrise, maisquil est avant tout celui auquel telle ou telle chose arrive. Car la configurationnarrative qui permet l'assimilation du contingent ne peut s'exprimer qu'au pass etexige un sujet au datif, manifestant par l la transformation d'une identit comprisesur le modle dun ego clos sur lui-mme en une subjectivit comprise commestructure et capacit d'accueil. C'est partir de cette transformation qui fait passer lesujet du nominatif au datif qu'il est possible de comprendre ce que Ric?ur nomme identit narrative , laquelle manifeste que c'est l'identit de l'histoire qui fait en finde compte lidentit de celui qui la vit.

    Si cette identit du vivre et du raconter se voit empche ou dnie dans lanvrose traumatique et dans la mlancolie, il semble pourtant quelle soit plusfondamentalement encore mise en question dans la schizophrnie et dans cette pertede l'vidence naturelle, du monde dont il fait l'exprience. C'est dans le cas de laschizophrnie que l'impossibilit d'exister sur le mode narratif atteint son pointculminant du fait qu'ici l'absence de configuration par le rcit concide avecl'impossibilit de la refiguration de soi travers les vnements, c'est--dire l'arrt del'autoconstitution. On sait quautrefois le stade terminal de la schizophrnie tait lacatatonie ou catalepsie, savoir limmobilit totale du corps qui manifeste

    l'effondrement de la volont du sujet et sa retombe au statut de pure chose.

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    Une telle perspective a naturellement des consquences sur le statut que lonpeut attribuer lhistoire en tant que science humaine. On ne peut plus en effetconsidrer le temps comme une puissance doubli, une puissance seulementdestructrice, comme la mythologie lenvisageait lorsquelle le reprsentait sous lafigure du titan Kronos dvorant ses propres enfants. Il faut aussi voir en lui ce

    principe de continuit qui est lorigine de la mmoire et ce qui permet de donnerune forme unitaire un ensemble dvnements distincts. Car ce qui caractriselhistoire, par opposition avec la forme purement rptitive qui est celle de la nature,cest quelle permet la conservation et le dpassement de ce qui est ainsi conserv etqui ne sera pas rpt de manire mcanique. Comme le souligne Ric?ur, il ne fautpas confondre le temps de la physique, qui considre que chaque instant estindpendant de tous ceux qui le prcdent et le suivent du temps humain, qui faitentrer la discontinuit des vnements dans une trame unique. Il y a ainsi danslhistoire un moment de linnovation qui rompt avec le pass, mais aussi un moment

    de conservation du pass qui assure la continuit densemble de lhistoire dunpeuple ou dune nation.

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    III

    PHENOMENOLOGIE ET PSYCHOPATHOLOGIE

    Avec la phnomnologie, nous avons affaire une philosophie concrte qui sefonde sur une nouvelle conception de la conscience et de lhomme. Cest la raisonpour laquelle des psychiatres sy sont trs tt intresss, car elle leur permettait decomprendre dune autre manire les phnomnes pathologiques.

    C'est Ludwig Binswanger (1881-1966) qui est le fondateur vritable de lapsychiatrie phnomnologique. Binswanger, qui dirigea partir de 1911 et jusqu'en1956 la clinique Bellevue fonde par son pre Kreuzlingen en Suisse, fut le premier introduire en Suisse la psychanalyse et sintresser la pense de Husserl. C'esten effet dans sa rdfinition de la conscience en termes dintentionnalit et de sens,

    quil va trouver des motifs de s'opposer au naturalisme et au biologisme de Freud. Ildcouvrit ensuite, grce la lecture quil fit ds 1928 de Etre et temps, que le termede conscience propre Husserl et celui de vie, propre Freud, ne caractrisaientltre de lhomme que de manire imparfaite et quil fallait donc voir en luiessentiellement un existant, au sens que Heidegger donne ce terme.

    Binswanger a d'abord dsign sa direction de recherche qui se dployait enrapport avec la phnomnologie husserlienne sous le nom d' anthropologiephnomnologique et il s'est ainsi intgr dans le large courant de l' anthropologie phnomnologique qui a runi partir des annes 1920, outre

    Binswanger lui-mme, le neurologue Victor von Weizscker, lauteur du Cercle dela structure, paru en 1939, le neuropsychiatre Erwin Strauss, auteur Du sens dessens, paru en 1935, le psychiatre franais Eugne Minkowski auteur de Le tempsvcu, paru en 1933, et bien d'autres encore.

    La parution de Etre et temps en 1927 constitua pour Binswanger un vritablevnement, car elle le mit en prsence dune toute nouvelle dfinition de lhommecompris comme existence et tre-dans-le-monde.. Cest en 1942 quil publie son livremajeur intitul Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins ( Formesfondamentales et connaissance de l'existence humaine ). Cest dans ce gros ouvrage

    de plus de 600 pages, qui na pas encore t traduit en franais, quil entreprend unesorte d'explication avec le concept fondamental de souci (Sorge) chez Heidegger,qu'il juge insuffisant pour rendre compte de l'existence humaine et auquel il adjointcelui d'amour (Liebe).

    De Binswanger, on connat surtout en France le texte intitul Rve et existencequi fut traduit en 1954 et prfac par Michel Foucault. On a ensuite entrepris, dansles annes suivant la mort de Binswanger, la traduction des nombreux articles quiprcdent et surtout suivent la parution de son livre majeur et qui furent rassemblsdans deux recueils : Analyse existentielle, psychiatrie clinique et psychanalyse.

    Discours, Parcours et Freud, paru en 1970 et Introduction l'analyse existentielle,

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    en 1979 d'un rapport fondamental sur La phnomnologie des psychoses . ArthurTatossian fut en France la figure la plus reprsentative du courant de la psychiatriephnomnologique et ce sont certains de ses lves (les psychiatres Jean-MichelAzorin et Jean Naudin) qui, en y apportant leur appui, ont rendu possible la crationde l'cole Franaise danalyse existentielle.

    Il faut enfin souligner que l'intrt pour la psychiatrie phnomnologique etdaseinsanalytique a t gard vivant en France grce aux travaux du philosophe etphnomnologue Henri Maldiney, n en 1912, qui a runi en 1991 dans Penserl'homme et la folie une partie des nombreux textes qu'il a consacrs la psychiatriephnomnologique.

    Parmi les figures marquantes de la psychiatrie phnomnologique qui ont tprofondment influences par la pense de Heidegger, il faut citer les noms deTellenbach, Blankenburg et Kimura, psychiatre japonais, dont je prsenterai enconclusion les ides fondamentales.

    Hubertus Tellenbach (1914-1994) a t de 1972 1979 le directeur dudpartement de psychopathologie clinique de la clinique psychiatrique deHeidelberg. Tellenbach combine les apports issus de Husserl et de Heidegger et arecours la philosophie pour clairer l'exprience clinique. Il a consacr en 1960 unouvrage fondamental La mlancolie dans lequel il dcrit le typus melancholicus,c'est--dire le type de personnalit, caractris par l'attachement l'ordre etl'hypertrophie du sens du devoir, qui, l'occasion d'une situation pathogne(dmnagement, promotion, dpart la retraite, maladie, mariage, naissance, deuil,etc.) peut se transformer en maladie mlancolique.

    Wolgang Blankenburg, (1928-2001), a tudi la mdecine Fribourg et laphilosophie auprs de Heidegger. Il fut en contact troit avec Binswanger et il a faitpartie par la suite du groupe de Heidelberg. Il a t nomm en 1979 professeur depsychiatrie et directeur de la clinique universitaire de Marbourg. Parmi ses nombreuxtravaux, une place particulire doit tre faite son tude concernant la schizophrnie, La perte de l'vidence naturelle parue en 1971, o il se situe la fois dans lesillage de Husserl et de Heidegger.

    1 Phnomnologie et psychanalyse

    Mais quest-ce qui diffrencie ces deux sortes danalyse que sontrespectivement lanalyse existentielle et la psychanalyse ? Cette diffrence est djaudible dans leurs noms mme : la psychanalyse est centre sur le psychisme,conscient et inconscient, de lindividu, alors que lanalyse existentielle prend encompte lensemble de lexistant. Cest l ce qui spare lanalytique heideggriennede lexistence de lanalyse freudienne de la psych : on a, dun ct, le souci, lesexistentiaux, le soi, et de lautre ct, la pulsion