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LE PEUPLIER DE L'ARQUEBUSE PAI; IM. «Ji.i'icn iH»\t;i:T, ASSOCIÉ UÉSIDANT. Avant que disparaisse le peuplier majes- tueux et légendaire, sans doute contempo- rain de ce grand batailleur qui s'appela Charles le Téméraire, il appartient à la Com- mission dont la devise est « Monumenta et Mores », de donner un souvenir — un adieu plutôt, — à ce vénérable doyen des arbres bourguignons, témoin de tant de scènes de notre histoire locale, à l'ombre duquel ceux dont nous sortons ont joué enfants, nous avons joué à notre tour. Monument en effet, ce géant du règne végétal, un des plus beaux types qu'on ait signalés en ce genre, et aussi popu- laire à Dijon que notre Jaquemart amené de Courtrai par Philippe le Hardi en 1388 — que le maïeur Josset de Halle installa avec son horoloige, sur une tou- relle « à coslé (1) du portail de Notre-Dame. » L'idée d'un arbre colossal s'associe naturellement à celle d'un arbre à (1) A costé, c'est-à-dire sur le côté.

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PEUPLIER DE L'ARQUEBUSEPAI; IM. «J i . i ' i cn i H » \ t ; i : T , ASSOCIÉ UÉSIDANT.

Avant que disparaisse le peuplier majes-tueux et légendaire, sans doute contempo-rain de ce grand batailleur qui s'appelaCharles le Téméraire, il appartient à la Com-mission dont la devise est « Monumenta etMores », de donner un souvenir — un adieuplutôt, — à ce vénérable doyen des arbresbourguignons, témoin de tant de scènes denotre histoire locale, à l'ombre duquel ceuxdont nous sortons ont joué enfants, où nousavons joué à notre tour.

Monument en effet, ce géant du règnevégétal, un des plus beaux types qu'onait signalés en ce genre, et aussi popu-laire à Dijon que notre Jaquemart —amené de Courtrai par Philippe le Hardien 1388 — que le maïeur Josset de Halleinstalla avec son horoloige, sur une tou-

relle « à coslé (1) du portail de Notre-Dame. »L'idée d'un arbre colossal s'associe naturellement à celle d'un arbre à

(1) A costé, c'est-à-dire sur le côté.

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bois dur : chêne, châtaignier, orme, cèdre, etc. On cite cependant, pourleurs dimensions exceptionnelles, des tilleuls : celui de Neustadt (Bavière),par exemple, planté probablement au douzième siècle; celui de Fribourg,planté en 1476 (1); mais il n'existe nulle part, à notre connaissance, un peu-plier qui, pour l'âge et les dimensions, soit comparable à celui que possède lejardin de l'Arquebuse à Dijon.

Cet arbre appartient à l'espèce du peuplier noir (Populus nigra, Linn.),indigène dans la Côte-d'Or. Il aime les sols humides et riches en terre végé-tale, y prend un accroissement rapide et fournit un bois plus estimé dansl'industrie que celui de ses congénères. Très cassant, d'une couleur claire etd'une texture peu serrée, ce bois résiste rarement, quand la branche esthorizontale, au poids des rameaux secondaires chargés de feuilles et àl'action des vents.

C'est à cette cause qu'il faut attribuer quelques-uns des désastres qui,plusieurs fois, ont modifié l'aspect général de l'arbre.

Avant les récentes amputations, sa hauteur au-dessus du sol était de37 mètres. La circonférence du tronc, au ras du sol, est de plus de '15 mètres ;à 30 centimètres de hauteur, on trouve pour cette même circonférence,12 mètres; à 2 mètres, 7 mètres 25 centimètres; à 5 mètres, 6 mètres55 centimètres.

A 8 mètres du sol, le tronc se divise en deux branches qui présentent,l'une une circonférence de 4 mètres j et l'autre de 5 mètres 90 centimètres;il se bifurque de nouveau en deux maîtresses tiges, à une hauteur de15 mètres.

. Son volume, calculé lorsque l'arbre était intact, pouvait être évalué à55 mètres cubes. Tous ces mesurages faits avec soin et répétés plusieursfois donnent une approximation aussi grande qu'il soit possible en pareille.matière.

Si, pour établir une comparaison plus complète' entre le gros peuplier de

(1) On voit encore quelques beaux et vieux tilleuls en Côte-d'Or, notamment à Chambolle-Musigny età Saint-Martin-du-Mont, mais ils ne remontent qu'à Sully ; ainsi le gros peuplier de l'Arqueliuse était déjàplus que séculaire lorsqu'ils ont été plantés.

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T. XIII. PL. XIII.

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l'Arquebuse et les arbres signalés en d'autres lieux comme remarquables parleur taille, on recherche la hauteur de la plupart d'entre eux, on trouvequ'il en est un bien petit nombi;e qui atteignent trente mètres. Quelques-unsseulement ont de trente à trente-cinq mètres. Sous ce rapport, notre peuplierest donc extrêmement remarquable.

Dans nos régions tempérées, il n'y a guère que les arbres à forme pyra-midale, pins et sapins, qui dépassent 110 pieds de hauteur.

11 faudrait maintenant pouvoir répondre avec une précision rigoureuse à unequestion que chacun se pose en admirant notre beau peuplier : Quel est l'âge decet arbre? Mais sur ce point les documents historiques sont absolument muets.L'arbre étant encore sur pied, on ne peut compter les couches concentriquesqui fourniraient une donnée assez précise. On en est donc réduit à faire lacomparaison avec le tronc, d'une branche dont l'âge est connu, pourarriver à déterminer celui de l'arbre d'une façon approximative.

Or, des travaux d'élagage effectués en 1854. par M. le docteur Lavalle,directeur du Jardin botanique de Dijon, ont fourni les résultats ci-après :

L'une des parties abattues, qui n'avait pas moins de 80 centimètres dediamètre, non compris l'écorce, a permis de constater que l'épaisseurmoyenne de chaque accroissement annuel était de 0"100275.

En faisant application au tronc, de cette donnée d'expérience, la circonfé-rence de 7m25 à 2 mètres du sol correspond à un rayon de 4m 15; enretranchant 9 centimètres pour l'épaisseur de l'écorce, le rayon sous écorceest de l m 06 . On trouve donc pour le peuplier, un âge approximatif de430 ans (1), ce qui nous reporte à 1469, c'est-à-dire deux ans après lamort de Philippe le Bon. Mais ce chiffre est nécessairement un minimum,l'accroissement des parties les plus jeunes étant toujours plus considérableque celui des parties plus anciennes, et il est très probable que depuis delongues années, l'accroissement du tronc est inférieur à un demi-centimètrepar an.

Des recherches faites, soit dans les archives départementales ou munici-

(1) — - — - —385, à augmenter de 45 ans, temps écoulé depuis la date de l'expérience. Au total : i30ans.0,00275

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pales, soit clans la Bibliothèque de la ville, ne fournissent aucune preuveque le peuplier de l'Arquebuse ait été signalé avant la fin du dix-septièmesiècle.

Le terrain qui l'entoure aujourd'hui fut acquis par la ville, des Chartreuxde Champmol, en 1409, moyennant la concession du droit de totale justicedans l'enclos du monastère. Cet emplacement, probablement planté en saules,portait alors le nom de la Saulsayo.

Eu 1543, le viconite-maïeur de Dijon, Jehan le Marlet, concède à MM. lesChevaliers de l'Arquebuse, dans ce terrain de la Saulsaye, une contenanced'un journal et demi, « pour y tirer l'oyseau et faire les aultres exercices » ;deux ans plus tard, la Compagnie y fait élever un premier pavillon.

Bien modestes sont les débuts de la Société et bien limitées ses ressources,puisqu'il lui faut céder à cens, moyennant une redevance annuelle de cinqlivres, son champ de tir, au jardinier Saalzard, qui y cultive des légumes.On n'a guère que la jouissance de l'emplacement où est plantée « la perchede sapin sur quoy l'on monte l'oyseau. »

Courtépée rapporte « qu'Henri IV se trouvant à Dijon, au mois do juin 1595,» tira l'oiseau placé au-dessus d'un peuplier à l'Arquebuse; que ce peuplier,» le doyen sans doute de tous les peupliers en Europe, subsiste en-» core, etc. . (I) »

11 est certain qu'à cette époque, le peuplier n'était pas compris dans leterrain de l'Arquebuse; rien n'indique d'ailleurs que l'oiseau fût placé surun peuplier. Les registres des Arquebusiers du temps, qui auraient, pu four-nir des renseignements à cet égard, n'existent plus; les archives de la villene les possèdent qu'à dater de IG02. Ainsi aucune donnée positive n'autoriseà considérer cette assertion, reproduite par tous les auteurs, comme pré-sentant des garanties suffisantes.

Il faut arriver à l'année 1000 pour trouver une désignation précise del'arbre qui nous occupe. Une première fois, en 1582, il a fallu agrandirl'emplacement consacré aux exercices des Chevaliers de l'Arquebuse, et les

(1) Courtépée, Hist. ihi Duché de Bourgogne, t. II.

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Chartreux, propriétaires des terrains qui s'étendent à l'ouest, et au sud, ontcédé à bail à la Compagnie, « un demi-journal de terre, à prendre en leur» clos du grant prez, al'fin de pouvoir allonger et accommoder le jeu. »Celle fois, nulle désignation du peuplier. Mais en 1060, dans une conventionpassée entre la ville et les Chartreux, relative à la Saulsaye cédée par laville aux ancêtres d'un sieur Michel, puis rachetée par les Chartreux, il estspécifié « que ladite pièce de terre et cours d'eau, tant au dedans qu'au» dehors do ladite muraille, demeurent déchargés de la censé emphytéo-

» tique de cinq sols, dont elle était ci-devant chargée envers ladite ville» sans que pourtant lesdils vénérables Chartreux puissent avoir ni prétendre» la justice, dans les portions de ladite terre où est planté un gros arbre peu-» plier qui se trouve au dehors de ladite muraille., laquelle pièce de terre ils» pourront fermer seulement d'haie morte »

.Le 30 septembre de la même année, la Compagnie de l'Arquebuse achèteaux Chartreux ce terrain que la ville leur a interdit de réunir à leur enclos, etqu'ils peuvent seulement clore d'une haie sèche. L'acte de vente contient ladésignation suivante : « le gros arbre peuplier étant dans cette pièce,» ensemble le cours d'eau qui passe par icelle, sur lequel gros arbre, les» Chevaliers ont accouslume de tirer l'oiseau » Celte fois, la désignationde l'arbre est formelle ; on voit aussi qu'antérieurement à cette .acquisition— sans qu'on puisse avancer une date, — l'oiseau de tir était fixé sur legros peuplier, sans doute en suite d'une tolérance des Chartreux.

Le 27 septembre 1001, MM. de l'Arquebuse obtiennent de réunira leurjeu et de clore de murs l'emplacement sur lequel s'élevait le gros peuplier,« attendu qu'il est. nécessaire de renfermer l'arbre où se plante l'oiseau qui» se tire chaque an, lequel ils ont acbelé des Révérends Pères Chartreux,» cl empêcher par ce moyeu les dommages que les lavandières et les pâtres» qui gardent le bétail en hiver, y font avec leur feu (1) »

Ainsi, il y a deux siècles et demi, dans les premières années du règne de

(l) Arcli, de Dijon, H. 33, 37, 38, 44, 47 cl Catalogue r/dnèval des plantes cultivées au Jardinbotanique do la Villa de Dijon, par le Dr Lavalle. (Dijon, Loireau-Feuchot, 1854.)

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Louis XIV, le peuplier de l'Arquebuse — bien que dépourvu d'un état civilrégulier — était déjà signalé comme une exception végétale, et la requêtede la Compagnie, à l'effet de soustraire cet arbre aux dégradations deslavandières et des bergers, prouve qu'en 1661 il était considéré comme unmonument digne d'être conservé aux générations futures.

Bien qu'assailli par les tempêtes, bien que les orages l'aient déchiquetépar lambeaux, que le cœur soit tombé en poussière, il a conservé jusqu'àces dernières années sa majesté archi-séculaire (1) ; mais, si le colosse tientencore debout, il semble que ses années soient comptées, car celte fois il estfrappé à la tête, et c'est par là que l'arbre meurt. Les médecins des arbressont venus — triste présage, — ils ont amputé les membres gangrenés et.ils ont revêtu d'armatures les plaies saignantes ; s'il porte encore unemaigre frondaison à chaque renouveau, le vieux géant n'est plus qu'unsquelette.

Et comme on fait pour ceux qu'on aime et qu'on n'espère plus posséderlongtemps, on a voulu conserver son image aux Dijonnais qui entendrontparler de leur arbre légendaire!

Survivra-t-il longtemps à son contemporain, le vieux château bâti parLouis XI, — celui-ci rasé comme monument de despotisme et d'oppression?

Au moins, la mort de l'arbre aura été plus douce que celle du château ; ille devra peut-être à ce que « les arbres ne parlent pas comme la pierre,» qu'ils ne racontent rien, et perdent la mémoire avec leurs feuilles à chaque» changement de saison (2). »

CYPIUEN MONGET.

(!) La vignette donnée dans le texte a la première page reproduit le gros peuplier tel qu'il était avantle travail exécuté en 1898, d'après un cliché de M. Chapuis.

(2) A. Daudet.