Petites histoires du violon

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Laurent Zakowsky Petites histoires du violon ou « du besoin d’être sidéré » 2012

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Laurent ZAKOWSKY, luthier, fait voyager l'imagination à travers son amour du métier et des instruments.

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Laurent Zakowsky

Petites histoires du violon

ou « du besoin d’être sidéré »

2012

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Table des matières I :Introduction…………………………………………………………………………….2

II : Un étrange violon .......................................................................................................................3

III : L’ image du violon ..................................................................................................................7

IV : Religion et capitalisme……………………………………………………………10

V: Valorisation du violon…………………………………………….……….……...12

VI: Technique…………………..…………………………………………….………….13

VII: Chaîne de production du son…………………………………….……..……..15

VIII : Standard………………………………………………………………………...…16

IX : Fabrication de l’image du violon………………………………………….…..18

X : Propagande et suggestion..................................................................................................... 20

XI : Structure du marché du violon.......................................................................................... 23

XII: Sens du violon de guerre..................................................................................................... 26

XIII : Thaumatopie……………………………………………………………….........27

XIV : Sexe………………………………………………………………………………….29

XV : Doudou ..................................................................................................................................... 31

XVI : Tabernacle ............................................................................................................................. 33

XVII : Symbolique........................................................................................................................... 34

XVIII: Alchimie................................................................................................................................ 37

XIX : Politique.................................................................................................................................. 40

XX : Sacré .......................................................................................................................................... 42

XXI : Rituel........................................................................................................................................ 44

XXII : Masque................................................................................................................................... 47

XXIII : Marionnette........................................................................................................................ 51

XXIV : Magie……………………………………………………………………………...53

XXV: Baschenis…………………………………………………………………………..54

XXVI: Petit conte d'établi……………………………………………………………..58

XXVII: Dernière minute………………………………………………………………..62

XXVIII: Projet de création théâtrale pour luthier, violoniste et compositeur………………………………………………………………………………63

Vue éclatée du violon avec termes techniques………………………………….66

Bibliographie…………………………………………………………………………….67

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I : Introduction Je suis luthier en instruments du quatuor à cordes. Je fabrique et répare des violons, altos et violoncelles, dans la tradition de la lutherie classique. Mais, parallèlement, je construis d’autres instruments, qui présentent la particularité de n’avoir pas pour finalité la production de son. A priori, on pourrait penser qu’il s’agit d’une farce. Pas du tout ! Ces objets procèdent d’une recherche, d’une logique, qui interrogent et remettent en cause les rapports entre le son, le corps et l’instrument, en redéfinissant les frontières entre eux trois.

Il y a quelques années, j’ai été témoin d’une drôle d’expérience. Sollicité par un professeur de collège pour faire un exposé sur le violon à des élèves de 6ème qui, pour la plupart, ne connaissaient cet instrument que par la télévision, je leur présentai les différentes étapes de sa fabrication et leur en jouai un petit morceau. L’un d’eux me demanda alors d’essayer lui-même l’instrument. Un peu inquiet quant à la pérennité de mon matériel, je pris soin néanmoins de lui installer le violon sous le menton, lui fit saisir l’archet par la main droite et tirai cette dernière. L’enfant fut littéralement subjugué. Ses yeux s’écarquillèrent, sa mâchoire inférieure tomba, je senti son corps saisi d’un frisson …Bien évidemment, tous les autres enfants (une quinzaine, tout de même), voulurent faire la même expérience. Je pris le temps de répondre à leur désir et, à chaque fois, j’assistai à la même sidération. Une fois le dernier enfant satisfait, le premier me demanda de recommencer. Je m’exécutai…et là, je vis sur son visage l’expression d’une forme de déception. Comme le temps filait et, qu’après tout, j’avais à faire, la séance s’arrêta là, les enfants retournant à leurs activités et moi à mon atelier. Je repensai alors à l’expression de ces enfants au moment de cette expérience fantastique et unique. Etait-ce le son, le geste ou l’objet lui-même qui produisaient cet effet ? Ou la conjonction des trois, dans un contexte particulier ? Devait-on le qualifier de « musical » ? Ou de « magique » ? Et surtout , malgré le fait qu’il n’ait été possible, en la circonstance, de l’éprouver qu’une seule fois, pouvait-on espérer retrouver un jour cette sensation, cette sidération?

A l’origine, j’ai commencé ma vie de luthier sans me poser de question sur le sens de cette activité et sur celui de l’instrument de musique, tant ils me semblaient évidents : ce dernier est un objet utilisé pour produire des sons, afin, comme son intitulé l’indique, de faire de la musique. Et pour que cette musique existe, il faut bien quelqu’un pour fabriquer et entretenir ces objets. Concernant le violon, j’ai adopté les présupposés qui font de lui le plus « parfait » de tous, par nature le plus beau, au son le plus proche de l’Humain et accepté les notions de « mystère » et de « secret » qui lui sont relatifs . Puis, cette conception (que je qualifie de « religieuse ») ne me convenant plus, je l’ai remise en cause selon un angle d’attaque scientifique, en m’intéressant à la physique, la mécanique et l’acoustique. Or celui-ci ne m’est pas apparu plus convaincant pour donner un sens à mon métier. Finalement, c’est par le bais d’une réflexion d’ordre économico- politique que j’en suis arrivé à la conclusion que le sens donné traditionnellement à l’instrument de musique relève , en fait, d’un point de vue univoque, qui a son intérêt, mais qui masque d’autres aspects fondamentaux : son rapport au corps, à la sexualité, au sacré, à la magie. Un univers aux perspectives créatrices immense et à explorer. C’est à la découverte de cet univers que mes instruments vous invitent. Voici leurs histoires.

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II: Un étrange violon

Un samedi de printemps, je déambule, comme j’en ai l’habitude, dans les allées du marché aux puces d’Orléans. Je ne suis pas féru d’antiquités, encore moins collectionneur. Mais il se trouve que cette brocante est sur mon chemin, entre mon logement et mon atelier de lutherie. C’est donc tout naturellement que, généralement, mon œil se pose sur ce qui peut ressembler de près ou de loin à un instrument de musique. Or, ce jour, je crois deviner, posé par terre au milieu de piles de linge, de figurines en plâtre et de photos de famille, la forme rebondie et familière d’un violon. M’approchant pour pouvoir l’examiner à mon aise, je m’aperçois qu’en fait, cet objet n’a que l’apparence de l’instrument, car je reconnais immédiatement le matériau dans lequel il est fait : du cuivre.

Je pense alors qu’il doit s’agir d’un objet de

décoration de mauvais goût, d’un pied de lampe ou d’un bibelot de vitrine, ou encore de l’enseigne d’un magasin de musique. Tout de même, en l’observant de plus près, je constate que son fabricant s’est donné beaucoup de mal pour une simple imitation. Certes, la forme est un peu grossière, l’usinage de la tôle laisse apparaître les coups de marteau et les soudures. Mais, en le prenant en main, je remarque que, nonobstant ces détails, j’ai sous les yeux un objet qui ne peut être autre chose qu’un instrument de musique : une caisse de résonance en bonne et due forme, des ouïes*, des coins*, des voûtes*. Le manche*, qu’au premier abord j’avais cru également être en métal, est en fait en bois, récupération d’un violon de Mirecourt que je reconnais à la forme de la volute*. De vieux restes de cordes en boyau s’enroulent encore autour des chevilles*1. Vrai manche, faux violon… Le mystère s’épaissit de plus en plus. Je regarde par les ouïes et, là, ce que je vois m’ôte les quelques doutes qui me restent : je distingue une barre d’harmonie* et une âme*, organes essentiels au fonctionnement acoustique du violon. Si cet objet n’avait dû être que factice, pourquoi son fabricant s’était-il donné la peine d’y joindre ces deux éléments invisibles de l’extérieur ? De plus en plus intrigué, je demande au

1Les astérisques renvoient aux termes techniques expliqués en fin d’ouvrage page 66.

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marchand d’où lui vient cette pièce. Il me répond qu’il la tient d’une dame âgée dont le père, qui avait fait la guerre de 14-18, prétendait l’avoir fabriqué, dans les tranchées, à partir d’obus. Cette histoire, à laquelle je ne porte pas le moindre crédit, me plait néanmoins et je décide d’acquérir le violon en question. Une fois dans mon atelier, je l’accroche au mur, comme une curiosité, car telle me semble être sa destination. Quelque temps plus tard, passant par le même chemin, je retombe sur ce brocanteur qui, me reconnaissant, me propose un lot de journaux susceptibles de m’intéresser. Il s’agit de l’intégrale de l’édition du « Miroir » de 1917. Il attire mon attention sur le numéro 26, page 30, dont voici la reproduction, ainsi que le texte qui l’accompagne :

« C’est à quelques kilomètres de la ligne de feu qu’est installé cet étrange luthier. La musique rallie beaucoup d’amateurs sur le front. Les uns se font envoyer des instruments, les autres en fabriquent eux-mêmes, ingénieusement, de très imprévus. Des boîtes de conserve, de vieux bidons d’essence, des gamelles, allemandes se transforment en mandolines, en guitares, des manches à balai deviennent des manches de banjos. Voici un soldat qui, à ses instants de liberté, fabrique de parfaits violons de cuivre avec des douilles d’obus. Il vend en plein air et fait, paraît-il, de bonnes affaires. »

Cet article me fait l’effet d’un choc. Cette histoire de violon en obus, traînant dans

mon atelier, devient tout à coup une réalité. Courant alors fébrilement vers celui-ci, je le décroche du mur et commence à l’examiner attentivement. Comme je le fais d’habitude, je prends mon mètre pour mesurer les différentes cotes. Nouvelle stupéfaction : toutes les mesures sont celles d’un violon des plus parfaits. La longueur du coffre*, les largeurs du haut et du bas, la hauteur des éclisses*, la position des ouïes, tout est à sa place. Jusqu’aux moindres détails, anodins en apparence mais déterminants pour un fonctionnement optimum et auxquels ne peut s’attacher qu’un spécialiste. Je constate également avec quel souci d’élégance le luthier (appelons-le ainsi) a roulé les bords et incisé les filets*, donnant ainsi un véritable style à sa fabrication. Puis, alors que, jusque là, l’idée ne s’était pas présentée à moi, je me met presque machinalement à chercher un chevalet* et un jeu de cordes. Comme dans un état proche de l’hypnose, je tends celles-ci sur la caisse, les accorde comme il se doit et porte ma main vers mon archet. Et je commence à jouer…

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Et là, amis lecteurs, vous attendez sans doutes que je vous dise que le son de cet instrument fut le plus magnifique, le plus mélodieux et le plus envoûtant qu’il ait jamais été donné d’entendre. Pas du tout ! Ce fût épouvantable. De ma vie, je n’ai entendu un son aussi catastrophique. Un bruit aigre, strident dans les aigus, sourd dans les basses, déséquilibré d’un bout à l’autre, difficile d’émission. Même avec beaucoup d’indulgence, aucune des qualités qu’on recherche habituellement dans un violon ne pouvait être décelée. Je suis à la fois déçu, vexé et honteux d’avoir pu croire un instant qu’il en serait autrement. Car, si on y réfléchit bien, le fait que ce violon donne un son tout ce qu’il y a de mauvais et de contre performant est la chose la plus logique et la plus prévisible qui soit. Depuis quand les violons sont-ils en cuivre ? Les luthiers portent un soin extrême au choix de leur bois, leur essence, leur coupe, leur séchage. Une simple fourniture, brute de refendage, coûte déjà relativement cher et cela se justifie par le résultat sonore que l’on est sensé obtenir. Au regard du travail, du soin et de la science apportés à la facture de ce violon en métal, son auteur ne pouvait ignorer l’issue désastreuse de son entreprise. Pourquoi alors s’était-il lancé dans un tel projet ?

Face à cette question, je n’envisage qu’une réponse possible : cet homme avait été tellement abîmé par la guerre qu’il en avait perdu tout sens commun. Sinon, comment expliquer cette distorsion entre le but visé, a priori, par tout luthier, qui est de construire le meilleur instrument possible et les moyens disproportionnés mis en œuvre par cet artisan pour un résultat voué à l’échec dès le départ . Rationnellement, il aurait dû utiliser (comme d’autres l’avaient fait) des caisses en bois (l’armée en fournissait) et tailler, avec un outillage bien plus pratique et adapté, un « vrai » violon, du moins du point de vue acoustique. Il s’était fourvoyé, était devenu fou et sa création relevait du délire, du « n’importe quoi ». J’en suis à ce stade de mon dépit quand, tout à coup, je ressent une impression très troublante : et si c’était l’inverse ? Si cet homme, loin d’avoir perdu l’esprit, n’avait, au contraire, trouvé là un moyen de le conserver ? Que le sens de son œuvre réside précisément dans le fait de transformer cet obus, cet instrument de destruction, en une autre arme, tout aussi puissante, lui permettant justement de ne pas sombrer dans la folie ? Un mot me vient instantanément à l’esprit : celui de « magie ». Je me souviens qu’au fil de certaines lectures, j’avais été intrigué par des récits d’explorateurs, décrivant des cérémonies, des rites de tribus lointaines, sculptant des statuettes, des talismans et invoquant des forces surnaturelles. Serait-il possible que cet homme ait ressenti ce besoin de déléguer à un objet une part de lui-même, de son corps, de son esprit, afin de les soustraire à la situation infernale dans laquelle il se trouvait ? Je repense alors à mes années d’apprentissage à l’école de lutherie de Mirecourt. A l’époque, je ne jouais pas encore du violon. J’ose même dire que le son de cet instrument ne m’attirait pas particulièrement. Par contre, je voulais absolument apprendre à le fabriquer. Jusque là, je ne m’étais jamais vraiment expliqué ce paradoxe. De toute façon, une fois sur le marché du travail, les contingences de qualité, de performance - tant au niveau de la facture que du rendu sonore - avaient quelque peu relégué cette question à l’arrière -plan. Il est vrai que, pendant qu’on travaille, on n’a guère le loisir de s’interroger sur le sens réel de son

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activité. Et voilà que cet objet me met tout à coup face à mes contradictions, me ramène à ce déclic originel qui m’avait poussé dans cette voie qu’est la lutherie. Je veux comprendre pour pouvoir éprouver à nouveau cette sensation. Je me rends compte alors qu’il me faut revoir complètement les idées que je peux avoir sur cet instrument, jusqu’à remettre en cause son sens même.

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III : L’ image du violon

Je commence mes recherches par la lecture d’ ouvrages « grand public » consacrés au violon, ce qui me semble être une entrée en matière logique. Ce que je lis, dès les premières pages, peut se résumer à peu près comme ceci : Le violon est le roi des instruments. Nul autre ne peut prétendre à une telle perfection, tant par sa beauté plastique que par ses qualités acoustiques. Sa forme, évoquant une silhouette féminine, et son son, si proche de celui de la voix humaine, font de lui une des œuvres les plus accomplies en matière d’art, de technique et de science. On situe son

origine probable au début du 16ème siècle, en Italie du Nord. Nul ne sait qui fut son génial concepteur, ni les noms des premiers luthiers. On peut cependant noter que, jusqu’à nos jours, il est resté tel qu’à sa création, sans que, pratiquement, aucune transformation d’importance ne lui ait été apportée. Notons que, si le violon est aujourd’hui considéré par tous comme le symbole même de la musique, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, jusqu’au début du 17ème siècle, il a mauvaise réputation. Il est l’instrument des « pauvres », des « ménétriers », c’est-à-dire de ceux qui en vivent par leur travail, les nobles jouant, eux, d’autres instruments, comme la viole ou le luth. Les exemplaires les plus remarquables sont ceux qu’a faits le luthier Stradivarius (1644-1737), à Crémone. Cet artisan, à force de travail et de recherche, a su porter l’art de la lutherie à son apogée. Les cours d’Europe, les plus grands rois et princes de l’époque lui passaient commande et achetaient ses oeuvres à prix d’or. On connaît de lui actuellement environ 500 violons, altos et violoncelles, mais il en aurait construit, durant sa longue vie, plus du double. Personne n’est en mesure d’expliquer la qualité incomparable de ses instruments. S’agit-il d’un vernis particulier, dont on aurait perdu la recette ? Ou de l’intuition de certaines lois physiques, couplée à une dextérité manuelle exceptionnelle ? On a pu noter, dans la plupart de ses créations, l’utilisation du fameux « nombre d’or », proportion naturellement la plus harmonieuse, dont la connaissance restait le privilège d’un petit nombre d’initiés. Est-ce là la nature de son secret ? Quoi qu’il en soit, ses instruments sont, plus de 300 ans plus tard, toujours les plus demandés par les virtuoses du monde entier et leurs prix peuvent atteindre plusieurs millions d’euros. Outre sa longévité et son prix parfois élevé, le violon présente aussi la caractéristique d’être un instrument difficile à jouer. Son apprentissage doit commencer très tôt et demande beaucoup d’efforts et de travail.

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Voilà, quelque peu condensé, ce dont je peux disposer comme informations. Et je ressent tout de suite une curieuse sensation. Les faits exposés, pour étonnant que soient certains, doivent être acceptés comme des vérités, la force de la tradition faisant loi. Quant aux appréciations, toutes positives, il est évident qu’elles relèvent d’un point de vue orienté, subjectif. Cet ensemble de préjugés, de présupposés, à la dimension poétique évidente, véhicule, en réalité, un certain nombre de valeurs, d’idéaux. Je dirais même : une morale, une idéologie. Plus clairement, ils relèvent du « fait religieux » et plus spécifiquement de la religion judéo-chrétienne. Reprenons chacun de ces exemples. On ne date, ne situe pas précisément l’origine du violon. On peut dire qu’il est né « quelque part », il y a « bien longtemps ». Plus que d’un lieu géographique et d’un temps historique, nous sommes là en présence d’un espace-temps mythique, procédé utilisé, dans la religion, pour raconter, entre autres, la création de l’Univers. Le fait de ne pas connaître son ou ses concepteurs donne de lui l’impression d’un objet « révélé », c’est-à-dire s’imposant aux hommes tel quel, sans qu’il soit le fruit de leur invention, mais par la volonté d’une entité supérieure. Comme Dieu pour la Bible. Et, bien entendu, cet objet est « parfait » dès le départ, puisqu’il arrive à nous sans évolution, mais tel qu’à sa création. Comme l’Homme. Cette relation à l’humain est d’ailleurs très explicite. On croit reconnaître dans le violon (et plus encore dans le violoncelle) une silhouette anthropomorphe (ce qui n’est pas faux, encore qu’elle puisse être également zoomorphe). Le vocabulaire même du violon lui est emprunté : le corps, les épaules, l’estomac, la tête, les ouïes, les chevilles, la poignée*. Pour le chevalet* : les pieds, les bras, les jambes, le cœur. Et n’oublions surtout pas l’ « âme ». Quel que soit le créateur de cet objet, il est clair qu’il l’a fait « à son image ». Jusqu’au son même de l’instrument, présenté comme le plus proche de la voix humaine. Si tant est que cette appréciation soit vraie (elle est en fait très discutable), elle ne constitue objectivement en rien un critère de supériorité musicale par rapport aux autres instruments. Pourquoi, d’ailleurs, devrait-il y avoir une hiérarchie entre eux ? En revanche, d’un point de vue religieux, elle trouve toute sa pertinence. Pour reprendre l’histoire du violon, on sait donc qu’à ses débuts, il est fort déconsidéré, avant de s’imposer, on ne sait pourquoi, comme le symbole même de la musique savante. Or, si l’on part du principe qu’il est « parfait », il est légitime que, tôt ou tard, on le reconnaisse comme tel. Tout comme les premiers chrétiens, méprisés, persécutés, dont la religion est devenue, plus tard, la principale force spirituelle et politique en Occident. Puis arrive Stradivarius (nom latinisé, en fait Stradivari). Là, nous entrons dans le temps historique et l’espace géographique. Il s’agit bien d’un homme, mais « extra ordinaire » puisqu’ ayant incarné la perfection dans ses oeuvres. Nous sommes là en face d’une image christique. Avant lui, le violon existait en tant que principe idéal. Mais c’est lui qui le matérialise, le montre à nos yeux et nos oreilles. Il est, pour les luthiers futurs, l’exemple à suivre, en sachant toutefois que cet idéal restera hors de leur portée. Quelles sont précisément les raisons de la supériorité supposée de ses instruments ? Tout d’abord le travail. Cette valeur morale, non exclusivement propre à la religion, mais très utilisée par elle, se retrouve à tous les stades de l’appréciation du violon : de sa fabrication à

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sa pratique, en allant jusqu’à son écoute dans la musique « classique » (présentée souvent comme d’un abord difficile). On se réfère ensuite à la science. La qualité supérieure des violons de Stradivarius s’expliquerait par la maîtrise et l’application de principes physiques et mathématiques (entre autres le fameux « nombre d’or »), déterminant tant l’esthétique sonore que plastique. Qu’on définisse ces principes est une chose. Qu’on leur attribue des vertus scientifiques et esthétiques en est une autre. Le « nombre d’or » peut tout aussi bien être considéré comme une simple formule performative. Cette conception de la qualité, partant du postula qu’un objet est parfait dès le départ, pour définir d’après lui les règles qu’il est censé s’appliquer pour justifier précisément cette perfection relève d’une belle pétition de principe. Démarche fort peu scientifique, mais très courante en religion, pour qui les notions de « bon », de « beau » et de « vrai » s’imposent « naturellement » à l’Homme et ne sauraient être le fruit de son propre jugement. Ce mode de raisonnement étant fallacieux, il aboutit nécessairement à une impasse. Dans les deux cas, il y a un « mystère », un « secret ». Enfin, on mentionne une autre valeur morale spécifiquement religieuse : le sacrifice. L’apprentissage du violon doit commencer jeune. Comme celui-ci suppose une discipline particulièrement stricte, a fortiori sans bénéfices immédiats (on dit du violon que c’est un instrument « ingrat »), la satisfaction (s’il y en a) de ces efforts ne pourra venir que « plus tard », dans un futur indéfini. On se doit de croire aux vertus du travail, de l’effort, d’offrir une partie de son temps, de son énergie, en espérant que ceux-ci porteront leurs fruits, un jour, peut-être… Cette image du violon m’apparaît être, en fait, une création du 19ème siècle, correspondant à la mentalité de l’époque. Elle n’est pas la « vérité » que je cherche. Aussi, je me mets en tête de reconsidérer cette image. Je cherche alors des réponses dans des domaines a priori éloignés du violon, tels que l’anthropologie (un auteur , notamment, m’a été très précieux : l’ethnomusicologue Lothaire Mabru, professeur à l’université Michel de Montaigne Bordeaux III, dont les ouvrages figurent dans la bibliographie), la sociologie ou la psychologie. Je rassemble des informations, les étudie et en tire certaines conclusions. Or, mon manque de connaissances et d’expérience dans ces domaines et la nature même de cette entreprise font que j’aboutis, moi aussi, à la création d’une image du violon, tout aussi orientée et pas plus « vraie » que la précédente. Néanmoins, elle présente, à mon avis, l’intérêt de proposer une autre perspective que la première, ouvrant sur un nouvel univers poétique.

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IV : Religion et capitalisme

La première question que je me pose, concernant cette image du violon, est pourquoi et comment elle s’est installée. Et, d’emblée, je constate le fait suivant : de cette image religieuse, je peux dégager trois éléments fondamentaux : le travail, le temps et la science. Le violon serait un objet qui, pour sa fabrication comme pour son jeu, demande beaucoup de travail. Le temps aurait donné aux violons anciens des vertus particulières. Ce même temps serait indispensable à l’apprentissage de la musique. Quant à la science, même si on ne saisi pas bien de quelle science il s’agit (d’où cette notion de « mystère »), elle serait, en tout cas par le biais de la recherche et de la technologie, une composante essentielle de l’instrument. Et, bien évidemment, la conjonction de ces trois éléments a pour effet, sinon pour objet, l’argent : un violon, selon cette logique, coûte (ou peut coûter) relativement cher. Je résume : travail + temps + science = argent. Il se trouve que cette équation est la définition même du capitalisme industriel du 19ème siècle. On comprend alors l’intérêt de cette image religieuse : les mythes et les valeurs morales qu’elle véhicule ont pour fonction de servir les mythes et valeurs économiques de la classe dominante de l’époque : la bourgeoisie. Le principe de ce capitalisme est le suivant : transformer tout travail, au bout d’un certain temps , en marchandise et donc en argent. Rien ne doit échapper au marché. Il existe cependant un domaine qui résiste à ce principe : la musique. La musique, à l’instar des autres arts (peinture, sculpture, par exemple), a, à l’origine, une fonction cultuelle : magique, puis religieuse. Pour ce qui est de la musique occidentale savante, elle remonte au Moyen-âge (par son écriture, tout au moins) et est la prérogative de l’Eglise. Son usage religieux, sa « valeur d’usage », pour employer un terme économique, est à la fois mystique et pratique : elle permet de mieux mémoriser les paroles sacrées. Elle n’a pas vocation à être entendue par tout le monde. Au fur et à mesure de son histoire, sa dimension religieuse s’atténue progressivement. Mais, jusqu’au 18ème siècle, elle reste cantonnée à une écoute restreinte, en l’occurrence celle de l’aristocratie. A partir du 19ème siècle, avec l’émergence de la bourgeoisie, elle entre peu à peu dans l’ère de sa diffusion de masse : les orchestres deviennent plus importants en taille, les salles de concert peuvent recevoir de plus en plus de monde. La « valeur cultuelle » de la musique fait place alors à sa « valeur d’exposition ». Elle devient alors potentiellement une marchandise et doit donc théoriquement pouvoir acquérir une « valeur d’échange », c’est-à-dire un prix, représenter une certaine quantité d’argent. Le problème, c’est que la musique est une très mauvaise marchandise. Si elle demande bien, pour sa création, du travail, du temps, de la science (disons de la recherche) et si, qui plus est, elle trouve des amateurs nombreux éventuellement prêts à payer pour elle, elle possède plusieurs défauts : elle ne s’use pas, peut coûter le même prix consommée seule ou à plusieurs, sa valeur ne dépend pas du temps passé à la produire, elle peut se transmettre sans déposséder son donateur (à notre époque, ce problème est toujours d’actualité).

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Aussi, pour ne pas perdre tout le bénéfice du travail accompli et du temps passé à créer cette musique, le capitalisme va se rabattre, autant que possible, sur les deux objets matériels et commercialisables qui lui sont relatifs : les partitions et les instruments. Il faut donc valoriser ces objets, au sens premier du terme : leur donner de la valeur.

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V : Valorisation du violon

Pour comprendre comment le capitalisme du 19ème siècle a valorisé le violon et ainsi créé un nouveau marché, il faut revenir sur son commerce au 18ème siècle, ainsi que sur le statut du violoniste. A cette époque, l’instrumentiste, de même que le compositeur, est au service d’un maître. C’est ce dernier qui les salarie et qui, le plus souvent, achète les instruments. C’est à lui que doivent revenir les honneurs et la gloire de la musique produite, fût-ce par des virtuoses. Le maître n’achète pas des violons pour que l’on s’extasie sur le jeu des musiciens ou sur la qualité des instruments. Mais, éventuellement, sur le prix que ces derniers lui ont coûté. Ceux-ci peuvent varier en fonction du matériau, du transport, mais surtout des taxes imposées par les différentes corporations. A titre d’exemple, au 17ème siècle, le fait d’incruster des filets* dans un violon impliquait que le luthier paye une taxe à la corporation des marqueteurs. Le prix de son instrument était augmenté d’autant. Après la Révolution Française, les choses changent. C’est la fin du système des corporations. Chacun peut s’installer librement. Aussi entre-t-on de plain- pied dans un système de concurrence entre artisans, chacun se devant de présenter des produits plus attrayants que le voisin. La clientèle n’est plus l’aristocratie, mais, potentiellement, tout le monde. On ne va plus acheter des instruments pour les faire jouer par des serviteurs, mais pour s’en servir soi-même. Aussi va-t-on avoir d’autres exigences par rapport au violon. On va lui demander de justifier de son prix par des qualités propres, indépendantes de la personne qui le joue. Donner de la valeur au violon n’est pas chose évidente. Comme je l’expliquerai plus en détail dans les chapitres suivants, pour que le violon puisse acquérir une valeur marchande intéressante d’un point de vue capitaliste, il faut qu’il soit apprécié pour lui-même, sans tenir compte de la personne qui l’utilise. C’est logique : si vous jouez bien, un violon médiocre pourra éventuellement donner un résultat satisfaisant entre vos doigts. Inversement, si vous jouez mal, le meilleur des instruments produira un son désastreux. Comment, dans ces conditions, accorder une valeur à cet objet ? Le capitalisme va alors appliquer au violon le même principe que pour n’importe quelle marchandise : celui d’ « aliénation », c’est-à-dire le processus « par lequel le travailleur devient étranger à lui-même, à travers la dépossession du produit de son travail et de son activité de production elle-même ». Aussi voit-on émerger, au début du 19ème siècle, deux concepts nouveaux, ayant pour effet de détacher l’instrument de son utilisateur et de valoriser le violon en tant qu’objet marchand indépendant : la « technique » et la « sonorité ».

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VI : Technique La technique du violon (comprenons par là les mouvements du violoniste, mais également sa posture et son maintien) est conditionnée par plusieurs facteurs. D’une part, évidemment, les limites du corps humain, comme pour tout mouvement. Deuxièmement, sa finalité. A priori, dans le cas d’un instrument de musique, celle de produire des sons (je précise « a priori », car nous verrons que l’objet de ce chapitre est justement de discuter ce point de vue). Le geste est également déterminé par la nature physique de l’objet manipulé : sa taille, son poids, sa forme... Enfin, le geste, s’inscrivant dans une technique, suppose une série de prescriptions définies par la société. Celle-ci impose une certaine conception du corps. Pour le cas qui nous intéresse, à savoir la pratique musicale, la place accordée à l’instrument, au son et au corps varie en fonction des sociétés, des époques, des lieux. En un mot, toute musique, donc toute pratique musicale, est le reflet d’une société. « L’art du violon », méthode de Pierre-Marie Baillot, 1834

Qui dit « pratique instrumentale » dit nécessairement « technique », c’est-à-dire attitude du corps. Or, force est de constater que, jusqu’au début du 19ème siècle, dans les méthodes d’instruments, il est très peu fait mention de celui-ci. Ce n’est qu’après cette date qu’apparaît la question du corps et cela d’une façon à première vue paradoxale. Pour le violon, par exemple, on évoque les difficultés, les efforts et même la douleur que peut provoquer l’apprentissage de cet instrument. Mais tout le but de l’enseignement consiste précisément à effacer les signes visibles de souffrance et de contrainte. Il faut « mettre le corps à distance », c’est-à-dire le faire oublier, le neutraliser, afin que toute l’attention se porte sur le son, seul paramètre musical

pertinent et qui doit donner l’impression de « couler » naturellement de l’instrument. Nous voyons donc naître, pour le violon, un contraste de représentation entre le geste et le son. Le premier est supposé laborieux, « artificiel » au sens premier du terme (donc le fruit d’un « art », d’une technique), tandis que le second doit être ressenti comme « naturel ». La technique instrumentale a ici deux objectifs : sa finalité pratique, c’est-à-dire une économie de moyens en vue du meilleur rendement sonore ; mais aussi, comme dans toute technique ,la nécessité de faire correspondre les gestes, postures et attitudes à des règles de comportements sociaux. Et ceux de cette musique sont clairs : la mesure, la politesse, la « bonne éducation », l’absence de scandale, de mouvements trop ostentatoires, trop démonstratifs. Jusqu’à la façon de s’habiller : sobrement. Tant pis si ces exigences gênent le confort du violoniste. Nous comprenons par là que cette technique induit une certaine « image » de la musique, une idéologie, et donc un son particulier. Notons que, au cours du 19ème et du 20ème siècles, la

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notion de confort du violoniste est de plus en plus prise en compte. Cependant, la conception de cette musique reste la même : le geste doit être « la représentation d’un son intérieur », conception transcendante s’il en est. Le geste reste, au mieux, un « accompagnement » de la musique. Mais il n’en fait pas intrinsèquement partie.

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VII : Chaîne de production du son Ce concept de « technique » permet donc à la société marchande de considérer le

violoniste en fonction de sa force de travail, de l’énergie qu’il dépense. Son action se doit donc d’être la plus rationnelle, la plus productive possible. D’où l’étude de la meilleure technique du corps décrite au chapitre précédent. Mais , en aucun cas, il ne doit interférer personnellement dans le système de production. Aussi sa personne doit-elle être mise « à distance », pour reprendre l’expression relative au corps du musicien. Il doit être un élément neutre, au besoin « neutralisé ». De ce principe découle l’impression que, du violon au son, il existerait un lien de causalité direct, comme si le violon pouvait « idéalement » produire un son sans l’entremise du violoniste. Et c’est bien ainsi que, selon les méthodes de jeu décrites précédemment, on conçoit le son de l’instrument. Et c’est là qu’intervient cette notion de « sonorité ». Une fois l’incidence de l’individu neutralisée dans la chaîne de production du son, on peut commencer à donner une valeur à l’instrument. La « sonorité » d’un violon se définit donc comme la qualité acoustique propre de celui-ci. Quand on dit qu’un violon « sonne » bien ou mal, on parle de ses performances par rapport à un autre violon, et ce indépendamment de la personne qui le joue. La logique voudrait alors que la valeur financière du violon (ce qu’en termes économiques on nommerait sa « valeur d’échange ») dépende directement de sa valeur technique, c’est-à-dire de ses qualités acoustiques propres (de sa « valeur d’usage », pour reprendre le même langage ). Ce raisonnement semble cohérent. Il présente juste un petit défaut : celui, précisément, de considérer le violoniste comme un élément neutre de la chaîne de production, ce qui est, bien évidemment, aberrant. En effet, produire le moindre son musicalement exploitable avec un violon nécessite un nombre très important d’opérations neurologiques, qui impliquent que l’instrumentiste, à chaque instant, fasse des choix quant aux dites opérations. Ce qui a une incidence énorme sur la nature du son émis.Le violoniste ne peut donc faire autrement qu’interférer dans la nature de celui-ci, de le transformer. Comment juger alors de cette qualité propre du violon, de sa « sonorité », puisque celle-ci ne peut, par définition, être appréhendée directement par le son ? Il doit exister, bien sûr, des violons meilleurs que d’autres. Mais d’après quels principes ? Selon quelles normes scientifiques ? Comment contrôler cette qualité qui échappe à toute mesure, et qui pourtant est une condition indispensable à l’établissement des prix et donc du marché ? La seule solution envisageable est la suivante : puisqu’il est très compliqué d’appréhender la qualité d’un violon, on va d’abord commencer par fixer son prix, sur des critères purement commerciaux (que j’expliquerai chapitre XI), puis construire et régler l’instrument en fonction d’un modèle théorique et standardisé qui garantira une qualité minimum. Et présenter le tout de manière à donner l’illusion qu’il existe un lien naturel entre les deux.

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VIII : Standard Si la notion de « sonorité », de qualité propre à l’instrument (ainsi que celle de technique) fait son apparition au début du 19ème siècle, force est de constater que, jusque là, les ouvrages d’organologie ne mentionnent pas ce critère. Tout au plus peut-on lire, parfois, que « les violons italiens ont une sonorité proche du hautbois et les allemands de la flûte », sans que cela présuppose une supériorité des uns sur les autres. Ce qui ne veut évidemment pas dire que les hommes des 17ème et 18ème siècles étaient insensibles à l’esthétique sonore, pas plus qu’ils manquaient de technique. Mais celles-ci relevaient d’autres concepts. Juger de la qualité d’un objet (quel qu’il soit) suppose qu’on le compare avec un autre de même nature afin de distinguer des différences de degré. On ne peut définir la qualité d’un violon que par rapport à un autre qui concourt à la même finalité acoustique, au même projet sonore.

J’ai évoqué, au chapitre III, la notion de science. C’est un fait qu’un violon, pour

produire le son qu’on lui connaît, respecte un certain nombre de règles relatives à la physique, à la mécanique, à l’acoustique (ces lois que mon violon en cuivre semble violer). A titre d’exemple, l’emplacement du chevalet se situe très précisément au barycentre de l’instrument, car c’est là qu’il est mécaniquement le plus efficace. De même, l’âme, ce cylindre de bois, a un emplacement théorique défini. Tout luthier et tout violoniste sait que changer la place de l’un ou de l’autre, ne serait-ce que de quelques dixièmes de millimètre, peut changer complètement le son de l’instrument. Or, on constate, sur de très nombreuses gravures d’avant le 19ème siècle, que le chevalet se situait parfois très nettement plus bas que de nos jours (j’expliquerai pourquoi au chapitre XVII).

Sur le violon de gauche, tel que nous le connaissons aujourd’hui, le chevalet est entre les deux ouïes. Sur celui de droite (gravure du 17ème siècle), il se situe plusieurs centimètres plus bas. De ce fait, l’instrument était complètement déréglé par rapport à son équilibre de départ et tous les autres paramètres physiques s’en trouvaient

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également transformés. Doit-on en déduire que le son du violon était de moins bonne qualité ? C’est une question de point de vue. Mais une chose est certaine : on demandait au violoniste de se débrouiller avec l’instrument pour en tirer, par ses propres moyens, le meilleur son possible. La responsabilité de la qualité reposait donc beaucoup plus sur les épaules du violoniste que sur celles du violon. Et pas question pour l’exécutant de se plaindre. Comme nous l’avons vu chapitre V, il est au service d’un maître et, bien qu’il soit légitimement la personne la plus qualifiée à porter un jugement sur l’instrument, il n’est pas autorisé à le faire. De plus, le diapason (la fréquence de référence sur laquelle on accorde un instrument) différait suivant les pays (et même suivant les villes). La texture et le mode de fabrication des cordes n’étaient pas homogènes non plus. Aussi ne peut-on parler, pour l’époque, du « son du violon » comme on le ferait aujourd’hui, c’est-à-dire comme d’un phénomène constant, car celui-ci dépendait totalement du réglage de l’instrument. Il n’était donc pas possible de définir une quelconque qualité avec un objet aux effets aussi hétérogènes. Pour que ce concept puisse émerger, il faut attendre que le violon soit standardisé, ce qui se produit au début du 19ème siècle. On utilise alors à peu près le même diapason partout, on use de cordes comparables, la technique de jeu commence à être théorisée et on fixe la place du chevalet. Les différences de son perceptibles d’un violon à l’autre deviennent alors qualitativement pertinentes (du moins en principe). Et c’est alors qu’on peut envisager la création d’un marché du violon. Du moment qu’on peut établir, ne serait-ce que théoriquement, des différences de qualité, on peut fixer des prix différents, ce qui est la base même du commerce et de la concurrence naissante. Aussi est-il important, pour chaque artisan maintenant indépendant et non soumis aux règles des corporations, de jouer sur cette notion de qualité, aussi discutable soit-elle. C’est aussi cette standardisation qui permet la production en série. Celle-ci génère du profit par elle-même et, de plus, comme elle reste volontairement cantonnée à la basse et moyenne gamme (j’expliquerai pourquoi chapitre X), elle justifie les prix plus élevés des instruments anciens et artisanaux. Je veux dire qu’il aurait été tout à fait possible de fabriquer en série, avec les moyens techniques de l’époque, des violons de bien meilleure qualité pour sensiblement le même prix mais que, justement, il ne fallait surtout pas qu’il en fût ainsi. Sinon tout le marché se serait effondré.

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IX : Fabrication de l’image du violon A partir du 19ème siècle, s’il reste toujours des violonistes attachés à un employeur, on voit émerger certaines « vedettes » internationales et indépendantes, admirées pour elles-mêmes et dont on cherche à imiter le jeu. Aussi commence-t-on à écrire ces fameuses méthodes, où l’on indique avec force illustrations les positions du corps. Dans le même temps, on s’intéresse à leur instrument. Si Untel joue très bien, c’est que son violon doit être, sinon « le meilleur », du moins suffisamment bon pour permettre une production de qualité. Et c’est ainsi que commence cette recherche, tant pour la technique du corps que pour celle de l’instrument. Une de ces vedettes est le violoniste Viotti. Quelques années plus tard arrive Paganini. Le premier joue sur un Stradivarius, le second sur un Guarnerius. Ces deux luthiers sont morts depuis longtemps et leurs noms sont presque quasi oubliés. A titre d’exemple, en France, pendant la Terreur, on a inventorié le patrimoine instrumental des nobles, afin de le nationaliser. Sur plusieurs centaines de violons, altos et violoncelles, seuls une petite dizaine sont italiens (et, parmi eux, un seul de Stradivarius). Tout le reste est français ou allemand. Il faut croire que ces instruments convenaient très bien à leurs propriétaires, pourtant sans difficultés financières. Et il en est ainsi jusqu’au début du 19ème siècle. Une annonce parue dans le journal musical « Correspondance des amateurs musiciens », en date du 27 mars 1802, est ainsi formulée : A vendre : 1°. Un beau violoncelle authentique de Stradivarius : 12 louis 2°. Excellente basse de Claude Pierray, prix fixe : 25 louis (Je précise, pour éviter toute confusion, qu’une basse est un violoncelle et non une contrebasse). En 1802, un violoncelle français vaut donc le double d’un Stradivarius. Le fait que Viotti et Paganini, deux musiciens en vogue, jouent de tels violons va provoquer un engouement pour ceux-ci, qu’on peut trouver en Italie pour pas trop cher. Des luthiers astucieux vont vite comprendre l’intérêt de l’affaire. Pour cautionner l’image qu’ils veulent donner de leur métier et de leur commerce, certains luthiers vont faire appel à des autorités scientifiques, tels que des physiciens (Savart), ou des musicologues (Fétis), à qui ils vont commander des études sur l’histoire du violon. Sans vouloir mettre en doute l’honnêteté intellectuelle de ces savants, on constate que, la plupart du temps, leurs travaux abondent dans le sens de leurs commanditaires. Ainsi en est-il, par exemple, de l’utilisation présumée populaire et déconsidérée du violon au début de son existence. Avant toute chose, il convient de vérifier cette façon de voir. Est-elle juste ?

Depuis le 19ème siècle, les organologues se fondent sur deux observations pour étayer leur thèse. La première est le texte de Philibert Jambe-de-Fer, publié à Lyon en 1556 : « Le

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violon est fort contraire à la viole. Beaucoup plus rude en son, il se trouve peu de personnes qui en usent, sinon celles qui en vivent par leur labeur ». La deuxième part du fait suivant : pendant tout le 16ème siècle, dans les partitions (donc, par définition, dans la musique savante, puisque écrite), il n’est jamais fait mention d’orchestrations incluant le violon. Ce n’est qu’au début du 17ème siècle, dans l’opéra de Monteverdi : l’ « Orfeo », qu’on voit cet instrument notifié. On en a donc déduit que, jusqu’à cette date, la musique savante (donc celle des « riches ») n’apprécie ni n’utilise le violon, relégué à un usage populaire. Dans les deux cas, les hommes du 19ème siècle ont, soit délibérément, soit par méconnaissance, présenté cette image du violon dans le sens qui leur convenait. Car il existe bien d’autres documents anciens où le violon n’est nullement déconsidéré par l’aristocratie, qui l’aime bien, voir même qui en use. En fait, tout dépend des lieux et des cours. A Paris, François 1er, puis Marguerite de Valois, le tiennent en estime. A la même époque, à Lyon, ainsi qu’en Angleterre, il est détesté. Quant à l’opéra de Monteverdi, il faut, pour comprendre le phénomène, savoir qu’au 16ème siècle, il n’est presque quasi jamais question des instruments dans les partitions. Pour une raison commerciale simple : l’aristocratie achète les partitions. Le but de l’éditeur est d’en vendre le plus possible. Si l’œuvre imprimée est prévue spécifiquement pour un instrument donné, elle ne trouvera comme acheteur que les instrumentistes concernés. Mais si, en revanche, rien n’est précisé, elle aura comme interprète tout musicien jouant d’un instrument permettant son exécution. Aussi pourra-t-elle être jouée, suivant les cas, par une flûte, un hautbois … ou un violon. Si Monteverdi précise son orchestration, c’est, d’abord, parce que l’usage commence à s’installer et, ensuite, parce que son opéra est composé pour une circonstance précise : c’est une commande du duc de Mantoue, qui n’a pas pour finalité d’être imprimé ni diffusée (même si elle l’a été par ailleurs).

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X : Propagande et suggestion

Après avoir vu comment le 19ème siècle oriente sa représentation des 16ème et 17èmes

siècles, voici sa conception du18ème. Pour valoriser leurs produits, nous avons vu que les luthiers commencent à introduire cette notion de « sonorité ». La « sonorité », la « qualité » est alors considérée comme une notion scientifique (même si la sensation correspondante est, en fait, déterminée par nombre de facteurs psychologiques, comme nous le verrons ci-après). Depuis le 19ème siècle, on cherche à expliquer pourquoi certains violons « sonnent » mieux que d’autres. Et, si l’on ne dispose pas de cette explication (par exemple pour comprendre la supériorité présumée des Stradivarius), on peut toujours évoquer un secret, mais un secret technique (un vernis, un matériau ou une conception particulièrement judicieuse). Il ne viendrait à l’idée de personne de supposer ces violons meilleurs par la vertu de paroles magiques ou d’une intervention divine. La science devient ainsi un facteur à part entière dans l’appréciation de l’instrument.

En 1806, le luthier Nicolas Lupot écrit un livre intitulé « La chelonomie ou le parfait luthier ». Il y expose de façon pseudo scientifique le fonctionnement du violon et tente de prouver la supériorité des Stradivarius sur les autres. Il est intéressant de noter que, même si son nom est souvent cité, Lupot n’a pas signé ce livre mais l’a fait rédiger par un tiers, l’Abbé Sibire (notez le titre « scientifique » de l’ouvrage et l’image d’homme instruit du rédacteur). Dans la réédition de 1885, l’éditeur émet l’hypothèse que le luthier a pu choisir ce procédé par crainte que le public ne considère ce livre simplement comme « une réclame de commerçant ». Et c’est en effet une réclame, étant donné qu’il propose à la vente les dits violons.

En 1856, Fétis, musicologue belge renommé, publie l’ouvrage « Antoine Stradivari célèbre luthier connu sous le nom de Stradivarius. » Il y prétend que, de façon empirique mais intelligente, l’artisan aurait tout compris des lois de l’acoustique avant qu’un savant, Félix Savart, les mette en évidence de façon scientifique presque cent ans plus tard. Or Fétis précise que Savart a formulé ces lois « d’après les produits de l’artiste (Stradivarius, donc) mis à sa disposition par le célèbre luthier Jean-Baptiste Vuillaume ». Cela nous pose deux problèmes : pour faire ses expériences et démontrer des lois générales, le savant a justement utilisé des violons censés être les meilleurs, donc appliquant précisément ces lois. Cela ne veut pas dire que ses conclusions soient fausses, mais nous pouvons constater qu’elles cherchent à confirmer a posteriori un présupposé. Par ailleurs, il a pu faire ces expériences grâce au concours d’un luthier (Vuillaume) qui a fait toute sa fortune en vendant les dits instruments. Au lieu de prouver que les Stradivarius sont meilleurs que les autres violons parce qu’ils répondent à certaines lois physiques, Fétis semble dire que ces lois sont justes parce qu’on trouve leur application dans les violons de ce maître. On pourrait presque ajouter : « que vous

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trouverez en vente chez Vuillaume, rue Demours, Paris ». De plus, le livre même de Fétis, dans lequel il rend plus d’une fois hommage au luthier parisien, est une commande de ce dernier, édité par lui-même ! Cela ressemble fort à de la propagande, argumentée par une personne en conflit d’intérêt manifeste.� Il manque juste un élément pour permettre aux luthiers de vendre (cher), en toute légitimité, ces antiquités : une caution morale. C’est donc sur leur propre image que ces luthiers vont travailler. Toujours décrivant Stradivarius, Fétis présente l’homme comme issu d’une famille de notables, menant jusqu’à un âge avancé (93 ans) une existence calme, et étant uniquement préoccupé par la recherche de la perfection tant des formes que du geste. Il met l’accent sur sa force de travail et le prix élevé de ses productions de son vivant. Que ces observations soient vraies ou non (certaines ont été contestées par la suite, notamment le prix et la renommée de Stradivarius de son vivant) nous importe peu. Ce qui nous intéresse, ce sont les valeurs que l’auteur et ses contemporains ont voulu mettre en avant, à savoir le génie, la sagesse, l’intelligence, le travail et l’argent légitime qu’ils procurent. Encore aujourd’hui, l’image du luthier (qui est celle traditionnelle de l’artisan), est aussi le fruit d’une volonté représentative. Un luthier est, a priori, un homme plutôt qu’une femme, mûr plutôt que jeune, occidental plutôt qu’extra européen. Le violon est une production masculine, gage de sérieux, n’en doutons pas.

Enfin, toute crise (nous sommes en pleine révolution industrielle) entraîne, entre autres effets naturels mais pervers, une nostalgie, une sublimation du passé. La redécouverte d’un ancêtre mythique permet de parachever cette belle opération de marketing. On peut parler d’une véritable « bulle spéculative » au sujet des violons de Stradivarius et italiens anciens en général. Tous les éléments sont rassemblés : un phénomène de mode, un produit à forte valeur ajoutée, une belle publicité, une caution artistique, scientifique et morale pour justifier la qualité du produit. Mais surtout rien qui explique précisément ce qu’est un « bon » ou un « beau » violon. Seul le marché, basé sur les ressorts auto -référents que je viens d’exposer, définit in fine la qualité : un bon et beau violon s’apprécie en fonction de son prix. C’est le prix, ainsi que l « ’image du violon » en général, qui constitue ce que j’appelle la « fonction performative de l’étiquette ». Cette constatation n’est pas sans faire penser à l’ « effet placebo » où, en thérapeutique, un produit sans principe actif peut néanmoins avoir des conséquences réelles sur un organisme, à condition que celui-ci soit administré sous certaines conditions. En l’occurrence, il est préférable que son prix soit élevé, qu’il soit conditionné de manière avantageuse et qu’il soit proposé par une autorité jugée légitime. La perception de la sonorité, dans son sens qualitatif, peut relever du même système.

A titre d’exemple, au début du 20ème siècle, on a tenté l’expérience suivante : faire

jouer, par un même violoniste, devant un jury, une série de violons, parmi lesquels des Stradivarius, Guarneri et autres italiens anciens, ainsi que des instruments modernes. Si l’on présentait au musicien et aux auditeurs les instruments avant de les faire jouer, leur verdict était unanime : les instruments italiens (Stradivarius en tête) étaient les meilleurs. Mais si l’on répétait l’expérience, dans les mêmes conditions, en bandant les yeux du violoniste et du jury

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et sans leur donner d’informations sur les instruments joués (en médecine, on parlerait d’ « essai randomisé en double aveugle »), le verdict était complètement aléatoire : pas d’unanimité et, surtout, le résultat changeait à chaque fois que l’on répétait l’expérience (les commentateurs de l’époque parlaient même de « loterie »). Il va sans dire qu’on a vite abandonné ce genre de plaisanterie, fâcheuse pour l’économie, et totalement stérile tant d’un point de vue scientifique qu’artistique et musical.

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XI : Structure du marché du violon Les changements socio-économiques dus à la révolution industrielle voient s’installer la bourgeoisie comme nouvelle classe dominante. Les deux nouveaux concepts relatifs au violon que sont la « sonorité » et la « technique du corps » impliquent une idéologie qui conditionne le statut du musicien, du luthier et, au -delà, de la musique même. De la même façon qu’on a pu parler de « culture bourgeoise » (ou de « cuisine bourgeoise »), on note l’émergence d’une lutherie bourgeoise, avec ses codes, ses valeurs, ses croyances et ses mythes. Par « luthiers bourgeois », j’entends des artisans-commerçants, essentiellement parisiens ou des grandes villes, drainant une clientèle très large, allant du soliste international à l’amateur débutant, en passant par les musiciens d’orchestre, les professeurs et leurs élèves. Tous les violonistes, il s’en faut de beaucoup, ne sont pas des Viotti ou des Paganini et n’ont ni la prétention ni les moyens de s’offrir des Stradivarius ou des Guarnerius. Il faut donc leur fournir des instruments moins chers. Mais sur quels critères va-t-on décider des prix ? On ne peut pas essayer chaque violon un par un et définir ainsi sa qualité, puisque nous venons de voir que celle-ci est extrêmement difficile à appréhender objectivement, comme je l’ai évoqué chapitre VII. Il existe un moyen : décider d’avance de la gamme de prix dans laquelle sera vendu le dit violon et le construire ou le régler en conséquence. Sur les instruments anciens, les luthiers vont accorder un soin particulier à leur mise aux normes, selon les exigences musicales du moment. Aux Stradivarius, Guarneri et autres italiens, dont on sait par avance qu’on va les vendre cher, on change les manches, on reprend les épaisseurs des tables* et des fonds* (s’il y a excès de bois, on l’enlève, s’il en manque, on rajoute des pièces), on refait les barres d’harmonie. Bref, de l’instrument original ne reste que l’aspect extérieur. Tout son système acoustique est, en fait, refait à neuf. On est ainsi certain qu’il va fonctionner (« sonner ») au mieux. Viennent ensuite les instruments neufs fait par les luthiers eux-mêmes (les Vuillaume, Lupot et consorts). Ces artisans savent travailler, ont les moyens d’acheter les meilleurs bois, savent les choisir et s’entourent des meilleurs ouvriers. Leurs instruments sont parfaits, ils peuvent être vendus relativement cher. Nettement en dessous, toutefois, des instruments anciens, pour ne pas casser le marché. Il faut donc qu’ils soient considérés comme légèrement moins performants. Aussi va-t-on inventer le concept de « verdeur » : un instrument neuf sonne « vert », comme s’il s’agissait d’un fruit immature et acide. Tous les scientifiques sérieux constatent l’inanité de cette théorie. Néanmoins, elle est une illusion nécessaire au fonctionnement du système. Mais les solistes et les musiciens professionnels ne représentent, en réalité, qu’une petite clientèle. La plus grosse « niche » (pour reprendre l’expression consacrée) sont les élèves et les amateurs, tous non nécessairement fortunés, mais dont le nombre constitue la plus grosse part du chiffre d’affaires. Il faut donc leur fournir des violons moins chers, pas

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trop mauvais, mais surtout pas trop bons. Les luthiers bourgeois vont alors se tourner vers ce que la technique et le progrès de leur époque leur proposent : la production en série, aidée par la machine. Depuis le 17ème siècle, il existe en France une ville spécialisée dans la fabrication des violons : Mirecourt, dans les Vosges. Ses ateliers ne vendent que très rarement leurs instruments directement aux musiciens ; ils fournissent plutôt les négociants. Les luthiers bourgeois vont alors mener une politique protectionniste des violons « haut de gamme », c’est-à-dire ceux issus de leurs ateliers (ou vendus comme tels), en sélectionnant les meilleurs bois et les meilleurs ouvriers pour eux et en prenant soin de respecter le standard décrit chapitre VIII. Puis laisser à l’industrie les productions de « basse » et de « moyenne gamme » , en veillant à ce que celles-ci n’atteignent pas ce standard, voire en créant un standard propre à ces productions, volontairement moins performant (en laissant, par exemple, les tables et les fonds plus épais). Ils ont pu ainsi créer artificiellement deux catégories d’instruments : les manufacturés, d’un bon rapport qualité /prix, rarement mauvais, rarement excellents, pour répondre à la demande générale. Et ceux faits dans leurs ateliers, ou prétendument tels, de meilleure qualité, mais d’un prix plus en rapport avec les fantasmes de leur clientèle distinguée. Ainsi, ces différentes qualités, artificiellement programmées, se justifient mutuellement et donnent l’illusion qu’il existe un lien de causalité naturel entre la qualité d’un violon et son prix. De fait, depuis cette époque et jusqu’à aujourd’hui, la lutherie « artisanale » ( par opposition à celle « industrielle »), à l’instar d’autres activités regroupées sous le terme de « métiers d’art », a pour fonction première d’offrir à la société le spectacle de la maîtrise du progrès. Les sciences et techniques avancent plus vite que les mentalités ne peuvent les assimiler, ce qui génère une forme de peur et un sentiment de violence. Par ailleurs, ce terme de « métier d’art » suppose, en effet, que l’œuvre unique, à la différence de celle faite en série, soit considérée comme une « œuvre d’art », nimbée de l’aura de son unicité et véhiculant les valeurs de « création, génie, éternité et mystère ». La posséder fait de son propriétaire un initié, un élu, qui seul sera autorisé à la toucher, à la manipuler et s’en trouvera, en conséquence, valorisé personnellement. La lutherie, en véhiculant le présupposé que l’objet fait à l’unité et « à la main » (c’est-à-dire « comme autrefois ») est par nature meilleur que celui fait en série et avec l’aide de la machine, rassure et conforte l’individu dans l’illusion qu’il existe des principes éternels, immuables et intemporels. Il suffit de savoir en payer le prix. Ce processus relève, pour la lutherie, du concept de « fétichisme de la vie-musée » et, pour le violon, de celui de « fétichisme de la marchandise ». Le violon, en tant qu’objet technique standardisé, est le reflet de la société de son temps, basé sur une forme de violence sociale et des rapports de domination (qu’on pense aux conditions de vie des luthiers de Mirecourt, et de la classe ouvrière en général à l’époque). Afin de donner l’illusion d’un monde moins brutal et pacifié, il est nécessaire d’ « enchanter » (c’est le terme exact) cette marchandise. Présenter les exemplaires les plus chers de cet instrument comme « œuvres d’art » les dépolitise de facto, en naturalisant les rapports entre leur valeur d’usage et celle d’échange. Ainsi tient l’édifice commercial : à chaque budget son violon, dont on a décidé par avance le prix et qu’on va régler en conséquence. Ajoutons que, le facteur psychologique

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aidant, un violoniste aura naturellement tendance à conditionner son appréciation sur des paramètres subjectifs, tels que, justement, le prix, mais aussi le prestige de l’instrument ou la caution morale d’une autorité jugée légitime. Par exemple, dans le cas d’un élève : le professeur. La lutherie bourgeoise a, notamment, très bien su jouer avec ce dernier, en le commissionnant afin qu’il dirige le choix de son élève en faveur du luthier qui vend l’instrument. Cette pratique, très courante au 19ème siècle (moins maintenant), portait d’ailleurs le nom de « remise bourgeoise ». Nous comprenons donc que les notions de « sonorité », de qualité propre au violon qui semble être sa finalité artistique et musicale, ainsi que celle de « technique »,relèvent, en fait, d’un projet idéologique et commercial. Cependant, ce système produit des émotions, des effets qui, eux, sont bien musicaux. La raison d’être de cette critique n’est donc pas de porter sur lui un jugement de valeur. D’autant que celui-ci fonctionne très bien : les luthiers sont contents de faire de bons violons, sur lesquels les violonistes sont contents de bien jouer et avec lesquels ils font de la bonne musique que le public est content d’écouter. Simplement, on voit que, encore une fois, cette conception de la musique implique une idéologie particulière, fondée sur des valeurs morales, telles que le bon, le beau et le vrai, qui permettent de distinguer les « bons » des « mauvais » violons. Il s’agit bien là d’une conception relevant du « fait religieux », dans le sens où les critères d’appréciation de ces valeurs reposent plus sur des principes moraux que sur des perceptions objectives. Et, pour ma part, je trouve ce fait plutôt réjouissant. Savoir que l’appréciation d’un violon relève plus de la suggestion que de la physique me semble proposer des perspectives artistiques bien plus amusantes que de chercher, pendant toute sa vie, un prétendu secret, tel un Graal.

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XII: Sens du violon de guerre Ainsi fonctionne, dans ce système capitaliste, reposant sur une forme de violence sociale, l’économie du violon, basée sur des mythes et des illusions. A la satisfaction de tous : luthiers, violonistes, auditeurs. De tous… sauf de notre soldat (peut-être un ouvrier de Mirecourt), pris dans ce premier conflit industriel de masse qu’est la « grande guerre » et dans lequel il sait qu’il est lui-même une marchandise, à l’instar des violons qu’il fabrique. Aussi j’envisage ce violon en cuivre comme un cri de révolte contre cette guerre et le système qui l’a engendrée. Car l’acte de ce soldat est purement gratuit, puisque son travail, au demeurant énorme, se traduit par une qualité sonore délibérément inexploitable du point de vue capitaliste. C’est un acte politique. Mais le fait même de transformer un obus en violon est aussi un acte poétique et magique très fort. Quelle est la vie d’un soldat dans les tranchées? La peur, le froid, la souffrance, l’absence des êtres aimés, de femmes, la nostalgie du pays… Dans les camps de prisonniers et à l’arrière, les conditions sont moins dures, relativement. L’ennui s’installe. Certains ressentent alors le désir de faire de la musique (à l’époque où l’enregistrement sonore n’était pas répandu, c’était le seul moyen d’en entendre). D’autres, pour s’occuper les mains, veulent bricoler, avec les moyens du bord. Commence alors une fabrication d’instruments. Dans ces conditions, des violons bricolés cohabitent avec de « vrais » violons, achetés dans le commerce et envoyés aux soldats. Le phénomène suivant apparaît alors : si les conditions de vie (de survie) sont « supportables », si le décalage avec une existence « normale » est encore vivable et si le nombre de personnes est relativement important, une forme de conformisme prévaut. Dans ce cas, on préfèrera, si on a le choix, jouer sur des violons « académiques », les autres étant trop hors- normes. Mais si la peur, l’angoisse, le désespoir prennent trop de place, le langage -y compris musical- devient incapable de représenter cette réalité ou de s’en extraire. Aussi, si l’on est seul, ou au sein d’un groupe très restreint et isolé, la seule échappatoire devient la Magie. Ces instruments de fortune deviennent de « vrais » violons. Peu importent leur forme, leur matériau et le son qu’ils produisent –voire même qu’ils ne produisent pas- du moment qu’ils existent et que le groupe est tacitement d’accord sur l’essentiel : on est en train de faire de la musique sur des violons ! Poussé à l’extrême, un simple geste suggestif (bras gauche levé à hauteur de l’épaule, bras droit effectuant un va-et-vient, coude relevé), accompagné ou non de bruitage avec la bouche, suffit à créer cette réalité, non pas prise au second degré, comme nous le ferions, mais bien au premier. La force de fascination de ce violon repose justement sur le fait qu’il se situe en dehors des critères de qualité, au delà du « bon » ou du « mauvais ». C’est réellement un objet magique, reprenant les affects, les pulsions que le violon peut générer, en les transférant d’une situation angoissante à un univers plus supportable. Notre soldat, dans ce contexte d’isolement et de terreur, ritualise la fabrication de son violon (ce que fait d’ailleurs tout luthier, nonobstant les circonstances), en opérant vers lui un transfert spirituel, l’investissant totalement de ses pulsions et instincts. Les corps en souffrance, la frustration sexuelle, le chaos, l’impossibilité d’agir sur le monde, tout cela se trouve sublimé par la création de ce violon, véritable arme de survie en face de la barbarie. Barbarie engendrée par cette même société qui l’aurait déconsidéré et à laquelle ces soldats appartiennent aussi, même malgré eux. Quelles sont alors ces pulsions, ces instincts que le violon active ? C’est ce que je vous propose de découvrir dans cette seconde partie.

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XIII : Thaumatopie La première cause d’émerveillement suscitée par le violon relève, selon moi, de sa nature « thaumatopique », qu’il partage avec d’autres instruments. Une thaumatopie est une chose (un objet, un appareil, une personne) dont l’apparence contraste avec les effets. Un individu qui serait fait comme nous, de qui nous serions l’ « image », mais qui pourrait être partout à la fois, voir et entendre tout, ne mourrait jamais, est une thaumatopie. Pour rester dans le domaine de l’instrument de musique, il en est un dont le mythe grec illustre

parfaitement mon propos : la lyre d’Hermès. Ce dernier trouve une tortue à l’entrée d’une caverne. Il la tue, prend sa carapace, tend dessus une peau de bœuf, prend les cornes pour faire un manche, les boyaux pour faire les cordes et joue. Les dieux sont subjugués par ce phénomène. Non par la musique, ni par le son en tant que tel (que, selon certaines versions, ils trouvent tout à fait abominable), pas plus que par l’objet lui-même (les dieux savent très bien ce que sont une tortue et un bœuf), ni par le fait qu’un objet produise un son (c’est le cas de tout corps matériel mis en vibration). Ce qui fascine les dieux, c’est qu’un tel objet produise un tel son. Un cadavre répugnant, des viscères apparents, la mort en somme, produisent un son puissant, animé, qui, d’ordinaire, est le signe du vivant. Ce contraste de représentations provoque des émotions très fortes. C’est un des ressorts de la religion, mais aussi de l’art, de l’humour, de la poésie en général. Ce passage de la mort à la vie se retrouve dans nombre d’instruments : flûtes en os, sonnailles et hochets en dents ou en

coquillages. Bien que d’origine végétale pour ce qui est du matériau, la silhouette du violon, ses voûtes bombées, son vernis à l’aspect humide et vitreux rendent une impression animale. De fait, sa forme est zoomorphe. Il est une idée reçue qui voudrait que celle-ci soit le résultat de recherches esthétiques ou ergonomiques, comme si le principe du violon lui préexistait et qu’elle n’ait été créée qu’après coup pour répondre au goût de l’époque et au maniement de l’archet. En fait, c’est le contraire. C’est parce que le violon a la forme qu’il a qu’on peut en jouer comme on le fait. Regardez cette harpe africaine :

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Son histoire, son mode de jeu, ses origines géographiques et culturelles n’ont rien à voir avec le violon. Pourtant, c’est bien la même forme caractéristique : un haut resserré, un bas plus large, deux C*, quatre coins, tout y est. La table est en peau. C’est la dépouille intégrale d’un animal, à laquelle rien n’a été enlevé ou ajouté. Elle est à l’origine des instruments à cordes. D’un

point de vue religieux, il s’agit bien d’un miracle. Le violon change de classe biologique (chose aussi extraordinaire que de l’eau qui se changerait en vin) et crée du vivant avec du mort. Comme si l’arbre qui a servi à sa construction et qui aurait pu brûler ou pourrir au fond d’une forêt, atteignait ainsi à une seconde vie dans un autre corps. Vie apparemment éternelle qui plus est, puisque d’une durée largement supérieure à la nôtre. Le violon est, en termes d’ethnologie, une « hiérophanie », une manifestation du sacré. Il crée, selon son mythe d’origine, un étonnement, une sensation d’être en présence d’une force, d’un pouvoir surnaturel, car contredisant l’expérience que nous avons d’ordinaire des rapports de cause à effet.

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XIV : Sexe Qu’on puisse trouver dans le violon des caractéristiques morbides s’explique donc par son origine corporelle et celle des instruments à cordes en général. Mais, parallèlement, ce corps peut également susciter l’ impression opposée, notamment par sa dimension sexuelle.

L’illustration ci-contre montre une figurine, trouvée parmi d’autres, dans les îles grecques des Cyclades et datant du Néolithique récent (-3000 av. J-C). On les a appelées « idoles violon ». Elles s’inscrivent dans la lignée des « Vénus », statuettes qu’on trouve dans la préhistoire depuis l’aube de l’humanité et symbolisant la fertilité, mais pas seulement cela : cette forme stylisée est plus spécifiquement associée à la sexualité, comme en témoignent le dessin gravé du triangle pubien et le manche explicitement phallique. Pour revenir à l’instrument, la corde elle-même est chargée de significations sexuelles. L’action de nouer est, dans de nombreuses sociétés archaïques, en rapport direct avec la castration. La tension et la détente d’un arc (musical ou non) ne sont pas sans analogie non plus avec l’activité du sexe masculin.

Quant aux ouïes, on peut constater qu’elles cernent le chevalet, organe vibrant sous l’action des cordes et tendant à s’enfoncer entre ces deux lèvres.

Pour être encore plus clair, les voici dessinées plus serrées, histoire de bien faire comprendre le propos.

Le jeu du violon rejoint l’acte sexuel. En frottant l’archet sur les cordes, l’effet recherché est de faire pénétrer le manche et son extension que sont les cordes et le chevalet dans le corps de l’instrument, entre les deux ouïes. Le manche est simultanément frotté et caressé par la main gauche. Cet acte se traduit par une vibration de tout le système et par une production de chaleur due au frottement .Le son devient le témoin de l’acte. On peut alors conclure en disant que le son est au violon ce que le cri de jouissance est à l’orgasme. De fait, jouer d’un instrument de musique procure, à qui sait le manier, une satisfaction physique. Le geste, le son et la musique ainsi

produite s’inscrivent a priori dans une démarche de plaisir. Et c’est précisément à ce niveau que nous sommes confrontés à une contrainte religieuse. L’apprentissage de cet instrument est perçu comme particulièrement difficile, fait de sacrifices, de douleurs et de renoncements. Ce

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violon, qui pourrait être appréhendé avant tout comme objet de plaisir et de désir (ce qui n’est pas incompatible avec la notion d’effort) est toujours perçu avant tout comme objet d’ascèse et de violence faite au corps. C’est pourtant la recherche de cette sensation de plaisir qui détermine, en particulier, le geste musical. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’église, au Moyen-âge, se méfie des instruments de musique. D’une part, parce qu’elle considère comme fonction déterminante de la musique le fait de porter les paroles sacrées, ce qu’un instrument ne permet pas. D’autre part, parce que, justement, elle comprend très bien la portée sensuelle de la pratique instrumentale, sacrilège à ses yeux. Il faut attendre le début de la Renaissance pour que, l’Eglise perdant de son autorité, cette pratique commence à se généraliser.

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XV : Doudou

La dimension sexuelle du violon implique de fait un rapport particulier entre celui-ci et son utilisateur, son fabricant et son auditeur. Pour ce dernier, le violon a, au départ, une fonction définie : celle de lui rendre sensible une idée musicale. Or, le fait de ne pas être en contact direct avec l’objet confère à celui-ci le statut d’» objet d’art », au sens où l’on emploi parfois ce terme en psychanalyse, c’est- à -dire voué à satisfaire les fantasmes de celui qui ne peut « que » l’entendre et le voir (qui plus est, parfois, d’assez loin).

Les deux autres, en revanche, sont autorisés (et bien obligés) à manipuler l’objet. Son statut est alors tout autre. Le fait de toucher implique un lien de proximité que l’on peut qualifier d’ « amoureux » (d’aucun dirait « érotique »), fait d’amour et de haine, d’attirance et de rejet, de satisfactions et de frustrations : un rapport affectif.

Nous entretenons tous, peu ou prou, de tels liens avec certains objets familiers : untel ne peut écrire qu’avec SON stylo, car c’est avec lui qu’il a écrit ses plus beaux poèmes. Tel autre ne se séparera pas de sa médaille, car c’était celle de sa grand-mère. Néanmoins, ce rapport n’implique que l’individu avec son objet personnel, il n’a de sens que pour lui : c’est son « objet choisi ». Mais il est des objets qui, nonobstant le vécu de chacun, touchent de façon plus universelle, et ce parce qu’ils font écho aux premiers temps de notre vie (y compris intra-utérine). Nous avons tous le souvenir (fût-il inconscient) d’un bout de tissu, d’un petit personnage en étoffe appelé « doudou ». Celui-ci, pour remplir sa fonction de « substitut de mère » et rendre l’absence de celle-ci moins angoissante, présente certaines caractéristiques que nous pouvons retrouver dans le violon.

Une de celles-ci est d’abord l’odeur. Si nous reprenons notre bout de chiffon, nous y trouvons des effluves corporelles, du lait maternel, les propres sécrétions du bébé, que le tissu a absorbé et restitue. Rien de bien hygiénique, certes, mais guerre moins que notre violon, fait en bois (matériau qui a sa propre odeur) et qui conserve également les fluides et exhalaisons de ses utilisateurs successifs (haleine, sueur, parfum). Le plus propre des violons a, de part son usage, une odeur, quand bien même ne la sentirions-nous pas consciemment. Nous pourrions l’appeler « l’odeur du temps passé », et il est possible que cette idée, sublimée, joue un rôle dans l’attrait des violons anciens. Peut-être donne-t-elle l’impression rassurante de faire parti d’une « famille » ?

Le doudou n’est pas forcement un objet matériel ; Il peut aussi être une sensation, un souvenir. Dans le ventre maternel, le fœtus perçoit les sons extérieurs (notamment la voix de sa mère) sous forme de vibration, qu’il ressent autant par l’ouie que par le reste du corps. Nous savons que, chez le violoniste, le son est perçu, en plus du système auditif, par les os et

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les cavités du visage. La sensation induite par le jeu de l’instrumentiste peut être envisagée comme une réminiscence de celle -primordiale- du fœtus.

Une autre comparaison est celle entre le violon et le jouet. En plus du fait que, dans certaines langues, on dit bien « jouer » d’un instrument de musique, le violon, de part sa silhouette, sa taille, ses attributs, son contact avec le corps permet de le comparer à une poupée. Dans le chapitre précédent, j’ai évoqué ces statuettes préhistoriques. Or ces « déesses-mères » sont passées, au Vème siècle avant J. C. du statut d’objet sacré à celui de jouet, de poupée, essentiellement par le fait de l’articulation des membres. Et c’est cette valeur ludique qui a permis la relation active de l’enfant à l’objet. Nous osons alors un parallèle avec notre violon. Comme ces poupées, sa forme est anthropomorphe. Mais, de plus, à l’instar de leurs membres articulés, il se rapproche de l’humain par le fait qu’il dispose d’une fonction propre aux êtres animés : il émet des sons. De ce fait, le violon, considéré dans sa dimension ludique, génère une relation particulière entre son utilisateur et lui-même. Le violon est une « poupée qui parle »… Je reviendrai sur ce sujet au chapitre XXIII.

Le lien entre violon et poupée renvoie en fait à l’enfance. Il est rassurant. On s’y raccroche (et, au sens propre, on s’y accroche). C’est autant le violoniste qui tient le violon que l’inverse.

Nous avons, par ces différents exemples, établi des parallèles entre violon et doudou. Aussi, nous comprenons comment l’attachement à cet objet peut être source de plaisir, de satisfactions, tant physique que psychiques. En effet, le contact physique avec le violon renvoie tant à la vie intra-utérine du fœtus, qu’à la période dite « transitionnelle » caractérisée par l’angoisse de l’absence de la mère, qu’aux premiers jeux avec poupées et peluches. Mais, comme pour le doudou, cet attachement, s’il est excessif, peut être source de dépendance (et donc de souffrance). Le tout est de trouver un équilibre entre ces deux pôles, ce que le violon, objet propre à beaucoup de fantasmes, ne facilite pas toujours.

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XVI : Tabernacle Si l’on ouvre un manuel de lutherie, on s’aperçoit rapidement que la construction du violon, comme de tout appareil, est régie par des lois et des mesures. Certaines se justifient par des contingences techniques, physiques (en l’occurrence acoustiques et mécaniques) ou ergonomiques. D’autres, en revanche, ont pour fonction de « normaliser » l’instrument, de définir un standard. Leur raison d’être est d’installer le violon dans un stéréotype, de figer son image, ce qui a pour effet (voire même pour but) d’empêcher toute déviance, toute hérésie, toute interprétation trop personnelle. Certes, pour un luthier, chaque violon est différent, mais ces différences ne sont pas perçues comme pertinentes par les non-spécialistes. A titre d’exemple, la caisse d’un violon doit mesurer 35,7 cm. Si elle mesure 36 cm, l’instrument est immédiatement considéré comme hors normes et, sans pour autant être impropre à l’emploi, devient pratiquement invendable. Même si ces mesures peuvent avoir une justification historique (en l’occurrence, la caisse du violon doit faire précisément 1 /2 « bras de Breschia », unité de mesure en vigueur aux 16ème et 17ème siècles, en Italie du Nord), on ne demande pas au luthier ni au violoniste de les connaître, mais de les accepter et de les appliquer. Il est même préférable de ne pas trop se pencher sur le problème, car l’instrument s’en trouve ainsi plus mystérieux, plus magique. Ce principe est, en fait, celui qu’on retrouve dans la Bible, où Dieu demande à Noé de fabriquer l’Arche et à Moïse l’Arche d’alliance. Des dizaines de pages de mesures, de prescriptions, a priori sans aucune autre raison que d’être des ordres divins, indiquent comment construire un objet matériel à l’image du Cosmos, c’est-à-dire, selon le Livre, à l’image de Dieu et de l’Homme. De fait, le violon (et ses prédécesseurs, comme les violes) est un tabernacle, une représentation de l’Univers. On retrouve ce principe dans nombre de réalisations humaines, depuis les premiers âges. Par exemple, les habitations archaïques étaient bâties autour d’un pilier central censé relier la Terre et le Ciel et appelé « axe du Monde ». L’âme du violon, ce cylindre de bois coincé à l’intérieur de la caisse, entre la table et le fond, présente des analogies tant techniques que symboliques avec cet « axis mundi ».

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XVII : Symbolique Comme nous pouvons le constater, le violon emploie une symbolique. Cette notion est, d’après moi, indispensable pour comprendre un certain nombre de paradoxes qui parsèment l’image même du violon. En effet, il semblerait que, par plusieurs aspects, la fonction première de l’instrument de musique, celle de produire un son « musical », soit contredite par toute sorte de détails, dans le meilleur des cas inutiles, dans le pire nuisibles au bon fonctionnement de l’instrument. Un de ces problèmes est celui que j’exposais au chapitre VIII : celui de la place du chevalet. Je résume le problème : le violon, dès son origine (et à l’instar des instruments dits « nobles », tels le luth ou la viole), est conçu selon des calculs rigoureux, où aucune partie, aucune proportion ne semble être arbitraire. Les tracés de cette époque (ainsi que ceux du Moyen-Age, pour les instruments plus anciens), sont dressés au compas et à l’équerre et semblent tenir compte de principes mathématiques et acoustiques.

Portrait du luthier germano-français Gaspar Duiffoprugcar (1514-1571) Dans sa main droite, on voit un compas. Aussi ne peut-on être que surpris quand on constate que, sur ces plans, le chevalet se trouve à une place définie judicieusement (place que j’appellerais « normale » relativement à la norme actuelle) alors que, dans l’iconographie musicale du 16ème au 18ème siècle, celui-ci se trouve placé bien plus bas. Pour nous, hommes du 21ème siècle, cela semble absurde : pourquoi mettre au point un appareil réglé à la perfection, si c’est pour l’utiliser en bouleversant totalement son bel équilibre ? La réponse, pour moi, tient au fait que, précisément, nous regardons

avec des yeux d’individus modernes (disons « post-industriels ») un phénomène qui ne peut se comprendre que remis dans le contexte et la mentalité de son époque. A celle de la création du violon, la Renaissance, la société sépare fondamentalement sacré et profane. Dans ce monde, la symbolique médiévale tient encore une bonne place, à laquelle s’ajoute celle de l’alchimie et plus particulièrement de l’hermétisme (j’en parlerai davantage plus loin). Toute réalisation relevant du sacré (et le violon est dans ce cas) ne peut se comprendre que par rapport à cette symbolique. Par exemple, les bois utilisés pour la fabrication d’instruments sont choisis en fonction de leur caractère « masculin » ou « féminin ». Le sapin, dont est faite la table* de l’instrument, est un bois féminin et l’érable, pour le fond*, un bois masculin. Cette considération fait écho

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au chapitre XIV, consacré à la sexualité. Les ouïes, en forme de S, ne peuvent être comprises que par rapport au symbole lié à la féminité que figure le serpent. La volute est, très clairement, un « ouroboros », représentant l’infinité du temps et la perfection dans la symbolique de l’époque.

Ouroboros alchimique

Par ailleurs, comme nombre symbolique,

nous avons, bien sûr, le « nombre d’or », que l’on retrouve dans toute réalisation sacrée (église, peinture, etc.). Plus qu’un nombre,il s’agit, en fait, d’un rapport entre deux longueurs, équivalent à 1,618. Et l’on peut constater que le violon implique, en fait, deux principes de construction. Le premier tient compte de critères scientifiques :

physiques, mécaniques et acoustiques. Selon ce principe, le chevalet doit se trouver très précisément aux 2 /3 de la corde totale, du sillet du haut* au sillet du bas*, c’est-à-dire entre les deux ouïes, là où nous avons aujourd’hui l’habitude de le placer. Les études postérieures à sa conception ont démontrées que c’est bien à cet endroit qu’il est le plus efficace.

Le deuxième principe est symbolique. Le rapport entre la caisse et le manche (tête comprise), par exemple, est bien celui du nombre d’or et il existe, dans le violon, encore d’autres proportions de ce type. Et si l’on place le chevalet non plus à sa place technique, mais à celle relative à la caisse selon nombre d’or, on le retrouve… plusieurs centimètres au-dessous, tel qu’il est représenté dans les tableaux reproduits plus haut. La conclusion de ces observations est qu’à son origine même, il existait deux modes d’utilisation du violon et deux fonctions : une fonction technique, « musicale », au sens où nous l’entendons aujourd’hui, et une autre symbolique, où l’instrument n’est pas tant considéré d’après son effet sonore, mais par rapport à ce qu’il « signifie », ce qu’il « veut dire ». Plus exactement, un appareil trop parfait, trop puissant, peut être perçu comme dangereux, impur, néfaste. On se doit de le tempérer (de le « brider » dirait-on aujourd’hui). Ce principe, pour nous contradictoire et absurde, ne l’était pas pour les hommes de l’époque, pour qui les notions de sacré et de profane, de pur et d’impur, de faste et de néfaste avaient un sens très particulier. Or le fait de changer la position du chevalet implique nécessairement un effet acoustique. En l’espèce, un chevalet à sa place scientifique produit un son puissant, riche, sec, tandis que, installé à sa place symbolique, le son est plus doux, moins agressif et plus résonnant. Cela entraîne un avantage : pour la musique rythmique, notamment celle de danse, on prendra un violon avec un chevalet à sa place scientifique. Pour la mélodie, l’harmonie, à sa place symbolique. Cela explique qu’à l’origine, le violon « dont on se sert en dancerie », selon la terminologie de l’époque, ait été si mal considéré par une partie de l’élite. Il blesse l’oreille et son usage est par trop vulgaire, car il s’adresse aux corps plutôt qu’aux âmes.

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Passée la Renaissance, la société change et avec elle les codes, les mœurs et, bien sûr, la symbolique. On continue cependant à user des deux modalités qu’offre ce réglage. Toutefois, à partir du 19ème siècle, le chevalet est mis systématiquement à la place que nous lui connaissons, c’est-à-dire la plus efficace mécaniquement. Il faut dire que la société du temps, entrant dans l’ère du capitalisme, de la rentabilité, de la concurrence et de la rationalité, ne peut concevoir le violon, en tant que machine, que comme la plus « performante » possible.

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XVIII : Alchimie Dans le chapitre précédent, j’ai évoqué un système symbolique particulier, mis en œuvre dans le violon : l’hermétisme. Cette religion ou philosophie (comme on voudra), est à l’origine de l’un de ses deux prédécesseurs directs : la lyre à bras. L’autre prédécesseur est le rebec, sur lequel je reviendrai. En l’année 1460, à Florence, Cosme de Médicis convoque son conseiller Marsile Ficin. Ce dernier est un érudit humaniste, connu pour ses travaux sur Platon et autour duquel gravite l’élite intellectuelle et artistique de l’époque : Léonard de Vinci, Pic de la Mirandole et Ange Politien, pour ne citer qu’eux. On vient de lui faire parvenir un manuscrit très ancien (supposé du temps de Moïse), retrouvé en Macédoine et nommé « Corpus hermeticum ». Son auteur présumé et mythique, Hermès Trismégiste, est considéré comme le fondateur de l’alchimie. Dans cet ouvrage qu’il traduit du grec, Ficin découvre un procédé de fabrication d’objets magiques, appelés « sculptures hermétiques » ou « statues animées » qui, construites en fonction des planètes, donneraient aux hommes certains pouvoirs. Reprenant ces principes, Ficin les développe dans un ouvrage qu’il intitule « De Vita Coelitus Comparanda » (Comment obtenir la vie par le ciel).

Quelque temps plus tard apparaît à Florence un instrument nouveau : la lyre à bras (lira da braccio), dont on se sert pour accompagner les récitations de poésies chantées ou parlées. Il s’agit en fait d’une viole, instrument destiné à l’élite culturelle et politique de l’époque, mais qui se distingue de ses prédécesseurs par plusieurs innovations. Et nous comprenons que cet instrument intègre les principes définis par Ficin. Comparons une viole et une lyre à bras : Lira da braccio Viole

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La viole a un fond plat et une table voûtée*. On voit apparaître, dans la lyre, un fond voûté (qui sera également caractéristique du violon). Nous avons vu qu’un instrument à cordes est , en fait, une représentation de l’Univers. Le principe premier de l’hermétisme prétend que « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut » (comprenons : la Terre est faite à l’image du Ciel). Nous constatons que la lyre reprend cette analogie. Ensuite, l’hermétisme distingue sept planètes, associées à sept métaux : deux dits « parfaits » et inaltérables (l’or et l’argent) et cinq « imparfaits » et donc susceptibles de modifications. Les violes ont, en général, cinq ou six cordes. La lyre à bras en aura donc sept, réparties comme ceci : deux en bourdon (donc à note fixe) et cinq au-dessus de la touche*, dont on pourra varier la fréquence en posant les doigts. Tout un chapitre de l’ouvrage de Ficin indique comment accorder l’ objet merveilleux, qu’il nomme « talisman », aux planètes, en privilégiant certaines afin d’obtenir des effets particuliers.

C’est dans la lyre à bras que naissent les premiers coins typiques du violon, ainsi que la forme des ouïes en « f ». Ficin précise, dans son ouvrage, que « le talisman doit avoir des ressemblances… que l’on doit rechercher dans les plantes, les animaux et surtout dans

l’Homme. Les quatre coins et les ouïes que nous venons d’évoquer soulignent l’aspect anthropomorphe de l’objet en suggérant les membres et la dimension sexuelle. Celle-ci est encore plus explicite quand la lyre prend une forme de fesses en bas de la caisse. A tel point que le luthier véronais Giovanni d’Andrea, en 1511, sculpte en relief deux seins et une vulve dans la table de son instrument. Ficin insiste également sur le matériau de l’objet qui, quand il est en bois, doit accorder certaines essences entre elles. Si tel est le cas, il faut « transmuer le bois en une autre matière plus dure … qui abonde en quintessence, qui sente suavement et qui luise, qui soit d’une subtile substance de qualité chaude, humide et claire… la laque qui est propre à Mercure… et les solaires que sont la myrrhe, l’encens, le musc, l’ambre, le safran, l’essence d’aspic ou de lavande, le bois d’aloès, le mastic… » Nous avons là, à proprement parler, une recette de vernis, avec solvant, gomme et colorants typiques de la lutherie. En résumé, ce traité de fabrication de talismans peut être lu comme un manuel de luthier. Enfin, Hermès Trismégiste est assimilé au dieu grec Hermès, au romain Mercure,

ainsi qu’à Orphée. Si ce dernier est considéré comme le plus illustre joueur de lyre, c’est Hermès qui, dans la mythologie, en est l’inventeur. Nous voyons donc la filiation historique et magique dans laquelle s’inscrit la redécouverte de la lyre antique, qui prendra le nom d’« orphique » et de « moderne ».

Les pouvoirs magiques de l’instrument étaient utilisés lors de cérémonies rituelles. Leurs effets dépendaient, d’une part, des hymnes orphiques interprétés, mais aussi, et surtout, de la symbolique de l’objet et de son accord. Il s’agissait d’une magie dite « naturelle », « spirituelle », faisant appel à l’esprit des planètes et non point aux anges ni aux démons, et « subjective », agissant uniquement sur son utilisateur. C’est pour ces raisons qu’elle était relativement tolérée par l’Église.

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J’ai déjà précisé que l’histoire du violon, comme toute histoire, est sujette à caution et offre plusieurs interprétations possibles, pas forcément contradictoires entre elles. C’est pour cette raison que je m’autorise l’hypothèse suivante : �� L’histoire de l’alchimie nous apprend que les successeurs de Ficin, reprenant ses théories, les appliquèrent de manière « angélique » et « transitive », c’est-à-dire pour agir de manière néfaste et coercitive sur d’autres hommes. Apparaît ainsi, au début de 16ème siècle, le violon, instrument réservé, dans certaines circonstances, à une population donnée : les pauvres, les indigents. D’ailleurs, au début du 17ème siècle, on constate que, l’hermétisme perdant une bonne partie de son crédit -les savants s’étant aperçus que le corpus hermeticum, loin d’être aussi ancien qu’on le croyait, datait, en fait, du 3ème siècle de notre ère-, on utilise le violon dans le premier opéra, celui de Monteverdi, en 1607, qui n’est autre que… L’Orfeo. Comme s’il s’agissait de bien montrer que l’anathème était levé. � En résumé, ces instruments de musique de la Renaissance que sont la lyre à bras et le violon après elle, reposent au départ sur des croyances, des principes religieux et symboliques, et leur utilisation « musicale » n’intervient qu’après coup. Pour la lyre, les effets recherchés l’étaient à des fins thérapeutiques (pour guérir la mélancolie notamment). Pour le violon, à des fins politiques.

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XIX : Politique Au début du 16ème siècle, nous avons en Occident deux types d’instruments à archet. D’une part, les violes qui, comme je l’ai précisé, sont jouées par les gens cultivés, lettrés. En un mot, les « riches », la classe dominante. D’autre part, les rebecs, issus d’un instrument arabe, le rebab, introduit au Moyen-Age lors des croisades et /ou par l’Espagne mauresque. Il est l’instrument des « ménétriers », ceux qui en font « métier » (comme son étymologie l’indique), c’est-à-dire la classe sociale la plus basse : les « pauvres ». Outre leur statut social, ces deux instruments se distinguent tant par leur construction que par leur sonorité. Les rebecs ont trois cordes, accordées en quinte, la touche lisse, la table recouvrant un corps bombé, sans éclisses*, et sont d’une sonorité criarde et sèche. Le musicologue Virdung les décrira, en 1528, en ces termes : « Il est proprement impossible de l’accorder ou d’en enseigner le maniement (ce qui ne peut être appris qu’avec beaucoup d’entraînement et de talent dans l’intelligence de la mélodie et ne peut être expliqué par les règles). Je ne dirai rien de cet instrument car je le tiens et considère comme inutile » (sous-entendu, inutile pour mes lecteurs, c’est à dire les lettrés, les « riches » qui pratiquent la musique instrumentale en amateurs et ne peuvent donc jouer d’un instrument à touche lisse, à la justesse trop aléatoire).

Rebec Les violes ont une table voûtée et un fond plat, reliés par des éclisses, une touche frétée*, cinq ou six cordes accordées en quarte et d’une sonorité plus résonnante et moins puissante. Si l’on peut dire que le violon réunit les caractéristiques du rebec (accord en quinte et touche lisse), sur un corps de viole (en l’occurrence cette lyre à bras dont traitait le chapitre précédent), on sait que, vers 1550, les joueurs de rebec deviennent à Lyon (ville qui, comme je l’ai précisé au chapitre VIII, n’aime pas le violon) joueurs de ce nouvel instrument, et que, cependant, ce dernier reste un instrument de pauvre(s). Dans le texte de Philibert Jambe-de-Fer, déjà cité, celui-ci précise, concernant le violon, que « il se trouve peu de personnes qui en usent, sinon ceux qui en vivent par leur labeur ». Les milieux aisés (certains en tout cas) trouvent donc le violon trop difficile à jouer et d’un

son trop rude, de sorte que, pendant près d’un siècle, il est proscrit d’une partie de la « bonne société ». Nous avons vu que cet emploi exclusif du violon par les pauvres au 16ème siècle peut s’expliquer par sa dimension hermétique, en ce qu’on suppose que les principes alchimiques mis en œuvre donnent à celui qui s’en sert un pouvoir sur celui qui le subit. Mais en quoi les riches voudraient-ils contraindre les pauvres ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de connaître quelques aspects de la place occupée par les pauvres dans la société du Moyen Age et jusqu’au 17ème siècle

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Au Moyen Age, le pauvre est l’affaire de l’Église. Il est considéré à la fois comme un agent de désordre, un paria, mais aussi comme un représentant du Christ, lui-même pauvre. A la Renaissance, sous l’impulsion des idées humanistes et, plus tard, de la Réforme, on assiste à une laïcisation du pauvre : c’est en lui faisant l’aumône que le riche « achète sa place » au paradis, mais à condition que le pauvre soit un « vrai » pauvre et non un « paresseux » ou un « profiteur », sans quoi le don n’a plus de valeur. Cette idée est religieuse, mais également sociale, économique et politique. La bourgeoisie commence à prendre son essor dans les villes et reconnaît dorénavant le travail et l’argent qu’il génère comme de véritables valeurs. La pratique du violon ou du rebec qui nécessite un réel apprentissage pour que le musicien arrive à jouer juste est, de ce fait, considérée comme un véritable travail et devient une profession à part entière. On peut dès lors émettre l’hypothèse que le violon est conçu à l’origine pour être un instrument de travail, difficile à jouer, car il n’a « nulles tastes » (pas de frettes). Il est plus puissant que le rebec et a plus d’étendue. On l’entend plus facilement et le riche peut donc se rendre compte de la bonne volonté et des efforts du pauvre. C’est le baromètre du riche pour être sûr de donner au vrai pauvre, celui qui travaille, mais ce n’est nullement un instrument de musique, de plaisir ou de méditation comme la viole ou le luth. � Et pour revenir à notre histoire d’alchimie, cette discipline perd de sa crédibilité au début du 17ème siècle. Le violon change d’image, le violoniste aussi. Toujours professionnel, il est un peu mieux considéré, sans que son statut dépasse toutefois celui de serviteur ou d’employé. Quant au pauvre, on l’oblige à travailler de manière productive dans des manufactures, ou on l’enferme carrément dans des « hôpitaux généraux », en fait des prisons. Le violon est, à son origine, un outil politique, social et économique, avant d’être un instrument de musique. Nous pouvons voir que, à l’instar de la société du 19ème siècle, celle de la Renaissance, ainsi que celle de l’époque baroque, donnent aussi au violon une dimension idéologique et morale. Bien que fondées sur des croyances différentes, toutes trois exploitent, à vrai dire, le même système de représentations, d’instincts et de pulsions.

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XX : Sacré

Au cours des chapitres précédents, nous avons pu nous rendre compte que l’instrument de musique peut être apprécié en fonction de plusieurs critères, qu’ils soient purement acoustiques et musicaux, mais aussi symboliques, spirituels ou philosophiques. Quand bien même ils serviraient des intérêts économiques ou politiques, ils n’en conservent pas moins un lien avec le sentiment de « sacré », sentiment puissant mais fragile, qu’il convient d’entretenir et de faire évoluer pour être éprouvé. Quelle est la nature de ce sentiment, son origine, son évolution, comment et pourquoi l’instrument de musique (et plus particulièrement le violon) se trouve en être un vecteur particulièrement fort, voilà l’objet de ce chapitre.

La dimension sacrée de l’instrument de musique se trouve mise en évidence par le fait

que, dans de nombreuses traditions, le son de l’instrument est assimilé à la voix d’entités transcendantes, comme les esprits, les ancêtres ou autres divinités, qui s’exprimeraient par lui. Néanmoins, cette perception des choses, pour vraie qu’elle soit, appelle une précision. Car elle peut laisser croire que c’est parce qu’il est la voix des esprits que l’instrument devient sacré. Or, je pense qu’à l’origine, c’est le contraire qui s’est passé : c’est parce qu’il a été considéré comme sacré que l’instrument de musique s’est vu associer ces présences surnaturelles. D’où provient alors ce caractère sacré de l’instrument ? Avant de répondre à cette question, il me faut cerner cette notion de « sacré ». Nombre d’anthropologues, de philosophes, d’artistes ou de religieux ont donné leur définition de ce terme. Pour ma part, j’ en propose une, en signalant toutefois qu’il s’agit seulement d’un point de vue parmi d’autres : le sacré est avant tout un sentiment, mêlé de craintes et d’attirances, qu’éprouve l’Homme quand il considère qu’il est en présence de forces dépassant sa personne. Certains lieux, certains individus, certains objets génèrent ce sentiment. Ils sont ressentis comme différents des autres, investis d’une puissance particulière. Quant à l’origine de ce sentiment, là aussi les avis, sans être nécessairement contradictoires, sont nombreux. Il est cependant plausible que certains évènements naturels exceptionnels, tels les éclipses ou les tremblements de terre, aient pu stupéfier l’homme « primitif », et provoquer ce sentiment de peur et de fascination. Ou encore l’incompréhension devant certains phénomènes contredisant les rapports de causes à effets auxquels il était habitué. Pour illustrer cette dernière éventualité, voici un exemple hypothétique qui nous ramènera à notre sujet, l’instrument de musique : �� Un homme préhistorique est dans la forêt. Il prend un bâton et tape sur un arbre plein, ce qui produit un certain son. En tapant sur un arbre plus gros, il constate que celui-ci fait un son plus fort. Il répète l’expérience sur différents arbres et en déduit qu’il existe une relation de cause à effet entre la nature de l’objet (l’arbre) et la nature du son produit. En clair, plus l’arbre est gros, plus le bruit est puissant. Puis, un jour, il tombe sur un arbre creux, objet qui, sans être à proprement parler exceptionnel, est suffisamment rare pour être remarqué. Il tape sur celui-ci et, paradoxalement, il produit un son plus fort et plus résonnant que celui d’un arbre plein de même dimension. Ce phénomène viole sa logique. Il y a moins de matière, moins de bois, mais le son est plus fort. Le voilà face à un phénomène qui, selon la thèse que j’ai adoptée, provoque un étonnement et fait naître en lui ce sentiment du sacré, car il ne peut

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l’expliquer. C’est ainsi que je définirais la dimension sacrée de l’instrument de musique : un sentiment d’étonnement, voire de sidération, que crée le contraste entre les attentes du son que devrait produire tel objet et la réalité de ce son « remarquable ». On comprend ainsi que ce qui caractérise cette dimension sacrée de l’instrument de musique n’est ni la capacité de celui-ci à produire des sons, ni l’usage qu’on fait de ces sons, ni la nature de ces sons en eux-mêmes, ni la nature de l’objet en tant que tel, mais le rapport particulier entre un certain objet et un certain son.

Revenons à notre homme préhistorique. Ses descendants, quelques centaines de milliers d’années plus tard, savent utiliser des outils et ont une pensée symbolique plus élaborée. Ils ne «découvrent » plus le sacré, il leur a été transmis culturellement. Cette transmission a opéré un effet d’érosion sur ce sentiment. Etant fondé sur la surprise, il n’est, par définition, pas reproductible en permanence. Il finit par se banaliser. Aussi, pour le conserver, il convient de l’entretenir, de le cultiver. Plutôt que de se contenter d’attendre que leur environnement leur procure naturellement des objets remarquables, les hommes vont en fabriquer, en manufacturer eux-mêmes, en ajoutant aux propriétés objectives de ceux-ci une portée symbolique. �� Prenons un exemple : imaginons notre homme préhistorique en train de faire sécher une peau d’animal. Pour tendre celle-ci, il la fixe sur un cadre. Et, pour une raison ou une autre, il pose son ouvrage sur une calebasse et racle la peau. On l’aura compris, cela produit un son spécial. Mais il existe une grande différence entre ce phénomène et celui de l’arbre creux. Si ce dernier produit un son plus fort et plus résonnant que le même arbre plein, c’est quand même le même son d’un arbre que l’on tape que l’on entend. Tandis que, dans le cas de la peau tendue, le son produit n’a rien à voir avec l’objet. Il existe là, non plus une simple différence de degré, mais bien de nature, entre le son de la peau de l’animal mort et celui de l’animal vivant. Pour autant, l’origine de ce son est bien liée à l’animal, en tout cas à un morceau de lui. L’homme va donc « logiquement » considérer que cet animal continue à se manifester, en l’occurrence par le son, au-delà de sa mort, ce qui suppose un pouvoir particulier, terrible et fascinant. Terrible, parce que l’animal, il a bien fallu le tuer, ce qui sous-entend une certaine violence. On est en droit de redouter une vengeance de sa part. Et fascinant, parce que, encore une fois, ce phénomène est « contre nature » et le signe d’une puissance qui dépasse celle de l’humain. Aussi, en signe de respect et pour profiter au mieux de la puissance de cet esprit, il est préférable de conserver sa peau dans sa quasi intégralité et de tailler une coque qui, à la différence de la calebasse ronde, conservera le contour de cette peau. Si l’on rajoute un manche fait avec une corne du même animal, ou en bois, mais ressemblant à cette corne et qu’on tend des cordes en boyaux dessus, on obtient cette harpe africaine dont je parlais au chapitre XIII et dont la forme est exactement celle de notre violon occidental, bien que son mode de jeu soit complètement différent. � On pourrait citer nombre d’exemples de ce type, utilisant concrètement ou symboliquement des éléments animaux ou humains, illustrant la propension de l’homme à cultiver ce sentiment de sacré, dont l’instrument de musique se trouve être un médium particulièrement puissant. �

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XXI : Rituel Mais il ne suffit pas de fabriquer un objet impliquant des symboles et produisant des sons remarquables pour éprouver ce sentiment. Il faut aussi créer un contexte, un certain état d’esprit propice à ce ressenti. C’est là qu’intervient le rôle du rituel. Il s’agit d’un ensemble de pratiques, de conduites, d’attitudes et de gestes qui, par leur aspect répétitif, normatif et codé permettent à l’esprit humain d’accéder au sacré. Tout instrument de musique, aussi bien ceux des hommes préhistoriques que les nôtres actuels, s’inscrit dans un rituel. Si nous appréhendons l’instrument de musique par sa dimension sacrée, cela nous oblige à revoir tout son mode d’utilisation sous un autre angle que l’angle purement musical. On ne joue pas – ou pas seulement- d’un instrument de musique pour « faire de la musique », mais pour s’intégrer dans un rituel ayant un tout autre sens. Prenons l’exemple du violon. Si créer et entendre de la musique étaient les seuls buts justifiant son usage, on pourrait penser qu’il s’agit là d’un outil très peu rentable par rapport à cette finalité : beaucoup d’efforts, de travail, de sacrifices pour un résultat que l’on pourrait obtenir beaucoup plus aisément, notamment avec tous les moyens modernes de synthèse du son et d’assistance informatique. Or, non seulement on continue à jouer du violon mais, de plus, justement pour les raisons citées plus haut. On pourrait presque dire « en réaction » à l’époque actuelle. En effet, il est présupposé que le violon se joue « comme autrefois », que sa conception et sa fabrication n’ont pas changé depuis cinq siècles et qu’un instrument ancien a des qualités qu’un moderne n’a pas. Il existe donc une (ou des) raison(s) autre(s) que purement musicale(s) qui font qu’on joue d’un violon. L’une d’elles tient au fait qu’il véhicule un certain nombre de valeurs et d’idéaux. Si l’on considère alors l’usage du violon sous l’angle du rituel, on y retrouve quasiment toutes les caractéristiques, à savoir entre autres : le renforcement du lien social par la réactualisation des valeurs et idéaux communs, les notions de sacrifice, d’initiation, de mythes, exprimés par un ensemble de conduites corporelles et gestuelles. Le son du violon prend alors un autre sens que « musical ». Sa qualité témoigne du bon déroulement du rituel et atteste que les bons gestes ont été effectués, que l’instrumentiste a été bien initié, que les sacrifices que lui et son entourage ont dû supporter ont été fructueux. Il incarne alors un personnage mythique, une sorte de héros, dont l’archétype est « le virtuose ». Nous sommes ici alors dans le cas d’un rituel religieux. �� Mais, concomitamment, ce rituel présente un caractère magique, consistant à retrouver cette sensation de sidération dont je parlais plus haut. Comme je l’ai déjà signalé, cette sensation est liée à l’effet de surprise, d’étonnement. Par conséquent, on ne peut en faire l’expérience qu’une seule fois. Néanmoins, l’aspect répétitif du geste de l’instrumentiste et ses conséquences sonores produisent un effet que l’on peut qualifier, lui aussi, de « remarquable ». De la même façon que, si nous répétons machinalement le même mot un grand nombre de fois, celui-ci finit par perdre son sens et ne reste plus que le son pur. Nous avons tous fait au moins une fois cette expérience : elle nous laisse avec une impression étrange de vide, de désarroi, tout en ne manquant pas d’une certaine suavité. Certaines musiques, telle la musique répétitive, ou certaines musiques chamaniques à caractère spécifiquement magique, exploitent particulièrement ce procédé. Mais celui-ci existe en fait dans toute musique, de façon plus ou moins marquée.

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Dans le même temps, le geste répétitif nécessaire à la production de cet effet remarquable - mais éventuellement dangereux - a une action sécurisante , ainsi que désinhibitrice. C’est ce qui se traduit, par exemple, par la conduite d’un enfant manipulant un jouet et qui, par cette action, trouve matière à se rassurer en cas de situation angoissante. C’est là une caractéristique de tout rituel, qui porte le nom de « jeu sacré », terme qui convient parfaitement à la pratique de l’instrument de musique. On peut considérer l’instrument de musique comme la réunion de trois éléments :l’objet, le son et le geste. Et c’est le rituel qui leur donne leur sens sacré. C’est leur réunion, le rapport qu’ils entretiennent entre eux, qui permet l’émergence de ce sentiment. Pris isolément, chacun des éléments ne représente que lui- même : l’objet n’est qu’un objet, le son qu’un son, le geste qu’un geste, sans qu’aucun d’eux, seul, ne permette de ressentir le sentiment du sacré. Néanmoins, ce phénomène s’inscrit lui aussi dans la même logique, la même pensée symbolique, qui prévaut depuis le premier arbre creux jusqu’aux instruments actuels. Aussi, chaque élément, une fois qu’on le sait lié aux deux autres, peut s’affranchir de leur présence concrète pour produire seul ce sens du sacré. Il en est ainsi de la musique enregistrée qui, bien que pouvant s’apprécier seule, sans la présence physique de l’instrumentiste et de l’instrument, renvoie symboliquement à eux. De même pour le geste qui, dans des circonstances particulières, peut suffire à recréer le contexte global dans lequel il se situe. Quant à l’instrument de musique, si l’on pousse cette logique jusqu’au bout, il n’a plus besoin d’être manipulé physiquement, ni produire concrètement des sons, pour être apprécié en tant que tel et insuffler ce sentiment de sacré, pour peu que le contexte s’y prête. Son histoire, ses mythes, ses valeurs, éventuellement son prix, le lieu dans lequel il est exposé (par exemple un musée), peuvent, dans certains cas, créer ces conditions. C’est particulièrement le cas de certains instruments votifs, dont la fonction religieuse prohibe l’utilisation pratique. On les trouve un peu partout, dans les sociétés préindustrielles. En règle générale, ils servent à appeler les esprits malfaisants ou bienfaisants ou bien les deux. La plupart sont en métal (clochettes, cymbales, gongs) et sont fabriqués par des forgerons considérés comme magiciens ou chamans. Certains instruments peuvent être en bois mais construits avec des outils en métal que seul le forgeron peut posséder. Fruits de la pensée sauvage, objets de magie, on comprend que ce qui donne à ces instruments une puissance particulière c’est l’absence même du son. Celle-ci en est imprégnée, ce silence résonne et parle aux dieux dans un vacarme qui leur est exclusivement réservé. Reste aux hommes l’idée, le potentiel de ces instruments, la virtualité du son … pour en extirper toute la magie.

Résumons-nous : un instrument de musique se définit, au départ, par sa faculté à produire des sons « remarquables », c’est-à-dire contrastant avec l’objet qui les produit. De ce contraste naît le sentiment de sacré, sentiment puissant mais fragile, qu’il convient d’entretenir pour être ressenti. Aussi va s’opérer un transfert du sens du sacré, allant des propriétés objectives de l’objet à sa dimension symbolique. L’instrument, le son qu’il produit et le geste nécessaire à cette production s’inscrivent alors dans un rituel magico-religieux qui, par son aspect codé et répétitif, permet au sens du sacré d’être éprouvé. Puis chacun des éléments, objet, son et geste, peut, sans cesser d’être lié symboliquement aux deux autres, s’affranchir de leur présence et acquérir une puissance émotionnelle autonome. �

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En conclusion, je dirais que ce qui, pour moi, définit l’instrument de musique est

autant sa capacité à produire des sons à des fins musicales que sa faculté à générer un sentiment de sacré particulier. Ces deux propriétés, qui se distinguent par leur nature, ne s’excluent évidemment nullement. Bien au contraire, elles contribuent chacune à l’émergence de l’autre.

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XXII : Masque

Dans la catégorie des objets entretenant un lien avec le sacré, il en est un qui se révèle très proche de l’instrument de musique tant par sa fonction rituelle que par son rapport au son : le masque. Définissons d’abord ce que ce terme recouvre : un masque est un artifice dont la fonction peut être soit de dissimuler, soit de protéger, soit de surprendre (éventuellement faire peur, voir épouvanter), soit de transformer (de travestir) une personne. Ces différentes fonctions peuvent être simultanées. Un masque peut être un objet couvrant le visage ou le corps, mais également une peinture, un tatouage ou un maquillage (l’étymologie du mot « mascara » illustrant bien cette notion). Outre le fait que masque et instrument sont tous deux

considérés comme sacrés par diverses sociétés et sont également outils de rituels dont j’évoquais la fonction désinhibitrice dans le chapitre précédent (on peut se « cacher » derrière un instrument comme derrière un masque), on notera que c’est le plus souvent le même artisan (en l’occurrence le forgeron, qui se trouve également être le sorcier) qui les fabrique, car c’est lui qui possède et sait manier les outils nécessaires à leur confection. L’origine de l’instrument de musique est depuis toujours objet de recherches et de spéculations. Il existe une idée reçue à ce sujet : celle qui considère que l’instrument a pour point de départ l’imitation des sons naturels- en particulier la voix humaine- par des moyens artificiels. Or, les travaux des spécialistes sont assez clairs là dessus : l’origine de l’instrument est en fait à rapprocher, d’une part, de la danse, des mouvements du corps, d’autre part, de la recherche de sons justement « non-naturels », voir surnaturels. �� Il est une scène hypothétique qu’on cite souvent pour illustrer ce rapport originel entre instrument et danse : celle d’une cérémonie rituelle de fertilisation de la terre. Et nous allons voir que le masque (au sens large, comme nous en proposions la définition plus haut) est justement un élément majeur de cet acte. Dans cette scène, les hommes piétinent la terre, pensant que leur action sur celle-ci aura des effets bénéfiques, c’est-à-dire qu’elle leur apportera nourriture en abondance. Pour que le mouvement soit correctement exécuté, et donc efficace, il faut qu’il soit synchronisé, que tous les hommes l’effectuent en même temps, sautent en rythme. Pour peu que cette cérémonie ait lieu à la tombée de la nuit et que certains participants n’y voient pas très bien, il faut souligner les mouvements par des artifices, afin que ceux-ci soient appréhendés au plus juste. C’est pour cette raison que les acteurs attachent à leurs membres (bras et jambes) des objets sonores

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(gousses, sonnailles), afin qu’en sonnant, ils dirigent le mouvement. De la même façon, ils enduisent leurs corps de couleurs, de motifs, avec de l’argile, des pigments, du charbon, etc. Ainsi, les corps sont plus visibles, les gestes mieux définis. Cette redondance est indispensable pour un bon déroulement de l’action. Nous comprenons donc que ces deux artifices, l’objet sonore (que nous pouvons appeler « instrument de musique ») et le maquillage (que nous appellerons « masque ») sont utilisés dans un but pratique, fonctionnel : celui de servir à une perception optimale du mouvement des corps. � Imaginons maintenant que cette cérémonie se déroule non plus au crépuscule, mais en pleine nuit, éclairée par quelque feu. Supposons aussi que ces hommes aient absorbé quelques produits hallucinogènes (cette pratique est en usage depuis l’aube de l’humanité) et que les mouvements aient fini par les entêter, les étourdir. Comment ces hommes perçoivent-ils alors cette scène ? Comme ceci: ce ne sont plus leurs corps qui bougent, mais des formes, des êtres hybrides, mi-hommes, mi-animaux (voire végétaux), poussant des cris, produisant des bruits inhabituels, extraordinaires. Ce phénomène est bien connu : c’est celui de la transe, due à un état émotionnel et physique particulier. Une fois revenu à un état plus « normal », que vont faire ces hommes ? Ils vont essayer de « cultiver », d’entretenir, d’augmenter les effets de cette cérémonie. Et puisque celle-ci se caractérise par la perception d’éléments surnaturels, ils vont fabriquer, grâce à leur technique, des objets qui vont dans ce sens : objets qui déforment les sons et les images naturels. Le but de l’instrument de musique est de créer des sons d’apparence aussi peu naturelle que possible, à l’instar des corps peints et masqués. Cette conception du son (en l’occurrence du timbre) peut nous paraître étrange, car notre musique occidentale (notamment « savante ») a plutôt tendu, au contraire, à une certaine pureté du son, à réduire les bruits ou les agrégations de son trop complexes. Mais telle n’était pas la vocation des premiers instruments. On trouve encore, en Afrique par exemple, des xylophones dont les résonateurs en calebasse possèdent une membrane et des sonnailles en fer-blanc qui, vibrant en même temps que les lames de bois, « parasitent » le timbre de ces dernières. De plus, tout résonateur, en amplifiant le son, ne peut faire autrement que de le déformer, le travestir, le déguiser. �

Illustration : Cette peinture rupestre, représentant un homme masqué jouant d’un arc musical, datant du Paléolithique supérieur, illustre bien le rapport entre instrument, masque et magie �� Toutefois les points communs entre instrument et masque ne s’arrêtent pas à leur origine commune. Il existe une véritable interaction des deux. Pourtant, a priori, chacun semble cantonné dans un rôle bien défini : le masque à montrer une image et l’instrument à produire un son. Cependant, nous avons vu, à travers les différents chapitres et particulièrement le dernier, que l’instrument de musique établit un lien paradoxal entre son image (son apparence) et le son. D’une part, bien sûr, le son dépend de l’objet qui le

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produit et, par conséquent, de sa forme, de son matériau, de son système mécanique, etc. Mais, d’autre part, nous savons que nombre d’attributs contribuant à son image (nous dirons sa plastique) ne se justifient pas par des contingences acoustiques ou techniques. Il arrive même parfois (voire souvent) que certains de ces attributs soient contre performants ou même absurdes du point de vue de la physique. Si nous prenons l’exemple du violon, nous savons que ni sa silhouette, ni la forme de ses ouïes ou de sa volute ne sont pertinents à cet égard. La raison d’être de ces éléments tient au fait qu’ils ont un sens symbolique s’expliquant par l’histoire de l’instrument et de ses prédécesseurs, du contexte dans lequel il a été créé, des buts visés par ses concepteurs : celui de créer un contraste de représentation entre l’image et le son de l’instrument. C’est là, selon moi, le but premier et historique de tout instrument de musique : générer un sentiment d’étonnement, quand ce n’est pas de stupéfaction, en opposant une dimension physique à une autre, un sens à un autre, en l’occurrence le regard et l’écoute. Ce contraste conditionne ces deux perceptions. Il existe, certes, une forme d’accoutumance qui nous rend de moins en moins sensible à cette sensation. Si nous savons déjà quel son est censé produire un violon, ou une flûte, le fait qu’ils produisent les sons correspondants ne nous étonne pas ou plus. Mais pour saisir ce phénomène dans toute son ampleur, il nous faut imaginer la scène suivante : un violoniste prend son instrument sous le menton, pose son archet dessus et nous entendons un son …de trombone ou de tambour. Nous sommes surpris non par l’objet lui-même, ni par le son lui-même, mais bien par le contraste qui existe entre les deux et qui viole notre attente. Bien sûr, après quelques secondes, nous comprenons le pourquoi : il s’agit d’un trucage, nous avons été le jouet d’un illusionniste astucieux. C’est pourtant ce sentiment qui est à l’origine de l’instrument de musique à une époque où justement cette accoutumance n’avait pas encore eu le temps de s’installer. Et nous en portons tous la trace et le souvenir inconscient. Dans l’exemple que je viens de citer, on peut également imaginer que, par un procédé adéquate, le violon ne produise aucun son. Cela produirait le même sentiment de sidération, le silence étant , en fait, considéré comme un son. Comment expliquer ce paradoxe ? Tout d’abord, en décrivant ce silence en question. Prenons la situation que voici: vous êtes devant une boîte de gâteaux fermée. Vous ignorez donc si la boîte est pleine ou vide. Vous la saisissez et la secouez. Soit vous entendez un son, qui vous renseigne sur son état : elle contient des gâteaux. Soit c’est le silence. Vous êtes renseigné tout autant sur son contenu: elle est vide. Ce silence n’est donc pas une absence de son : c’est un son. Le son que fait l’absence de gâteaux dans la boîte. L’image de l’instrument est donc une constituante du son, elle concourt à sa perception, elle conditionne son sens. Un son n’est pas perçu de la même façon suivant qu’il corrobore nos attentes ou qu’il les contredit. � Ce phénomène peut être comparé à celui, acoustique, de « transitoire d’attaque ». Ce terme désigne le début d’un son. C’est dans ces quelques micro secondes que se joue toute la perception du timbre. Si l’on supprime ce début (par exemple au moyen d’un montage électro-acoustique), il n’est plus possible de distinguer un son de violon de celui d’une flûte, ou de la voix humaine, ou de n’importe quel instrument. La perception est conditionnée par cet instant. Mais je prétends, pour ma part, que cette perception peut également être déterminée par le moment qui précède cet instant, c’est-à-dire avant même que le son ne soit émis. Si je suis en situation de pressentir l’imminence de la perception, comme celle décrite plus haut (le violoniste, violon sur l’épaule, l’archet sur les cordes, juste avant qu’il

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n’actionne ce dernier), je vais avoir des attentes quant au son futur. Suivant l’attitude du musicien, sa posture, son allure (son habillement même) et, bien évidemment, l’aspect de son instrument et toutes les représentations et fantasmes qui lui sont associés, je vais présupposer certaines caractéristiques du son. Cette attente et ces présupposés vont influer grandement sur ma perception du son quand il sera produit. Cet instant précédant l’émission sonore peut être, en lui-même, très riche en sensations et en émotions. Et l’on peut, d’après moi, le cultiver en jouant sur le contexte, notamment sur l’aspect plastique et visuel de l’instrument lui-même. De la même façon que l’image plastique de l’instrument de musique suggère déjà en nous l’idée d’un son, le masque, en lui-même (c’est-à-dire non manipulé), nous « montre » un son. Dans la plupart des cas, celui-ci présente un visage anthropomorphe ou zoomorphe, où la bouche (la gueule, le bec) est un organe particulièrement explicite du point de vue sonore. Sa forme même, son ouverture, son rictus, et tous les autres caractères du visage : les yeux, les plis, les ombres sont autant de marqueurs expressifs concourant à l’idée d’un son. Et celle-ci se réalise si le masque est porté et qu’on parle à travers lui. Il se substitue ainsi au corps ou au visage de celui qui le porte et est alors perçu comme animé, vivant, mobile et autonome. Ce n’est pas la voix de son utilisateur qu’on entend (celle-ci pouvant être d’ailleurs déformée), c’est bien celle du masque, dont notre perception a été conditionnée par ses éléments figuratifs. Il est un masque dont le mythe illustre notre propos : celui de la Méduse, appelé

« Gorgonéiôn ». Cet être fabuleux, représenté avec des serpents en guise de cheveux, pétrifiait littéralement quiconque affrontait son regard. Cependant, si l’on en croit les textes, c’était au départ le son qui caractérisait cette créature : un son guttural, animal, un hurlement surhumain, mêlé aux grincements de dents des serpents. Le masque représentant Méduse renvoyait autant à son regard qu’à son cri. �� En conclusion, je dirais que masque et instrument fonctionnent tout deux sur un système de conditionnement de la perception du son par l’image. Et réciproquement : une fois le son émis, on ne « voit » plus l’objet de la même

façon, les sens de la vue et de l’ouïe se conditionnant mutuellement.

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XXIII : Marionnette Si l’on peut trouver des points communs entre l’instrument de musique et le masque, il est un objet très proche de ces derniers quant à son origine et à sa dimension magique : la marionnette. Outre le fait que ces trois objets (auxquels on peut rajouter les armes) sont, ou ont été fabriqués, dans certaines sociétés pré-industrielles, par le même artisan forgeron-sorcier, ils sont également, dans leur utilisation sacrée, objets de rituels. Mais ce qui les caractérise vraiment et les met à part de toutes les productions manufacturières, c’est leur pouvoir de métamorphose et de va-et-vient entre l’inanimé et l’animé. En effet, malgré leur aspect antropo-zoomorphe, un instrument, un masque, une marionnette ne sont que des objets inertes tant qu’ils restent exposés tels quels à la vue des spectateurs. Mais, à partir du moment où ceux-ci sont manipulés, animés, ils changent de classe et entrent de facto dans le règne du vivant. Cette personnification de l’instrument peut être illustrée par l’usage courant qui fait qu’on parle , par exemple, de « sonate pour violon et piano », alors qu’en toute rigueur, on devrait dire pour « violoniste et pianiste ». Cette opération de transformation de genre demande bien sûr, pour être vécue comme telle, une certaine complaisance de la part du spectateur, ainsi qu’une mise en situation adéquate. Néanmoins, il existe des signes qui incitent inexorablement à cette perception du vivant : dans le cas de la marionnette, le mouvement. Dans celui de l’instrument, le son. Pour aller encore plus loin dans les comparaisons, j’en reviens à l’instrument qui est le sujet principal de cet écrit : le violon, que je met en perspective avec un type particulier de marionnette : celui dit « à fil ». Son système consiste en une installation de deux bâtons croisés, aux extrémités desquelles sont reliés des fils, eux même accrochés aux membres de la marionnette. C’est en bougeant cette croix en bois que le marionnettiste, par l’intermédiaire des fils, manœuvre son fantoche et crée le mouvement. Or, si j’applique le même regard au violon, je constate que celui-ci consiste également en un système croisé (violon et archet à l’équerre), actionnant des fils (les cordes), se traduisant par un symptôme du vivant : le son. On pourra m’objecter que, toute poésie mise à part, considérer ainsi le violon revient à faire de sa fonction première, à savoir celle d’ « instrument de musique », un usage détourné. Est-ce si sûr ? Repensons à la scène que je décris en introduction, où les enfants sont subjugués par l’expérience qu’ils viennent de faire. A ce stade, il n’est pas question de musique au sens strict. Pas même d’esthétique sonore, car ce n’est pas le son, en lui-même, qui les fascine. C’est bien tout le phénomène qui conjugue l’objet, le geste et le son qui, dans un contexte particulier, crée le saisissement. Aussi j’ose émettre l’hypothèse suivante : comparer l’instrument de musique, en faisant fi de sa destination musicale, à une marionnette, n’est pas un détournement de sens. C’est le contraire : c’est le fait de « faire de la musique » avec un instrument qui est, en fait, une utilisation détournée de sa fonction magique première. Et ce n’est que par rapport à cet usage secondaire que ce dernier a acquis son intitulé. J’ai déjà donné, au cours de cet essai, nombre d’illustrations de ce point de vue, que ce soit par rapport à la sexualité, l’alchimie, l’objet transitionnel ou le sacré. Il n’en demeure pas moins que, de toute évidence, la fonction « musicale » de l’instrument a, depuis longtemps, pris le pas sur sa fonction magique. Mais, comme nous avons pu le constater, cette dernière n’a en rien été

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abolie et peut même être cultivée, donner naissance à une technique et déboucher sur un art nouveau. Reste à comprendre maintenant le fonctionnement psychologique qui mène à ce sentiment de sidération provoqué par cette métamorphose, ce contraste de représentation généré par un objet oscillant entre l’inanimé et l’animé. Freud, dans un ouvrage paru en 1919, intitulé « Unheimlich » et traduit en français par « l’inquiétante étrangeté », fait mention des travaux d’un philosophe, Jentsch, qui aurait inventé et défini ce terme comme « le doute qu’un être en apparence animé ne soit vivant et, inversement, qu’un objet sans vie ne soit en quelque sorte animé ». Si Freud développe et théorise ce concept selon ses propres méthodes, on peut s’arrêter à cette définition et constater que la marionnette –et donc, par extension, le violon- répond à celle-ci. Le phénomène psychologique ainsi mis en œuvre se caractérise par une sidération (agréable ou angoissante) due à un double facteur : d’une part, quand la marionnette s’anime, de même que quand le premier son est émis d’un violon, émerge un sentiment d’incrédulité (repensons aux enfants de l’introduction). Puis – et c’est là toute la différence entre la marionnette et l’instrument, tel que ce dernier est habituellement utilisé -, une fois la conscience rétablie, l’illusion, dans le cas de la marionnette, n’est pas anéantie. Les deux se mêlent, alternent ou se chevauchent. En clair : je vois une marionnette s’animer toute seule. Je sais que c’est impossible, que quelqu’un tire les fils. Mais je me laisse volontairement tromper, car là est mon plaisir, tout en sachant qu’une fois le spectacle terminé, cet être « vivant » redeviendra un simple objet, ce qui est rassurant. Comprenons maintenant pourquoi les enfants se sont immédiatement lassés du phénomène qui, l’instant d’avant, les a subjugués. Pour une simple raison : une fois passé l’effet de surprise dû à la magie, le violon – en tant qu’instrument de musique- n’a plus rien à leur offrir. Autant cette première sensation est purement gratuite, autant « faire de la musique avec un violon » est extrêmement coûteux. En tout cas, bien au-delà de leurs possibilités du moment. Pour aller plus loin avec cet objet, il aurait fallu, soit qu’ils sachent jouer « musicalement » de cet objet, soit que le contexte leur permette d’explorer d’autres possibilités de jeu. Ce que, ni eux (faute de temps, sans doute), ni moi (faute d’imagination et par esprit trop conventionnel), n’avons pu envisager.

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XXIV : Magie A la lumière de ces différentes réflexions, nous pouvons commencer à entrevoir la solution de l’énigme posée par ce violon en cuivre, à savoir : pourquoi ce luthier a-t-il déployé autant de moyens, autant d’énergie, pour une fin aussi calamiteuse qu’inéluctable ? Pour y répondre, il faut redéfinir ce qu’on considère comme fin et comme moyen. En règle générale, un instrument de musique se définit comme un « objet utilisé pour produire des sons à des fins musicales », définition qui semble tomber sous le sens. On comprend donc que l’instrument et le son (à quoi il faut rajouter le geste) sont des moyens d’œuvrer en vue d’une finalité, en l’occurrence la musique. Or, nous avons pu noter, dans les chapitres précédents, que chacun des moyens précités peuvent, dans certains cas, être eux même considérés comme des fins. C’est précisément le cas de ce violon de guerre : il est une « fin en soi ». Qu’il produise un son de « bonne » ou de « mauvaise » qualité est hors sujet. Même plus : que cet instrument produise effectivement du son n’est pas l’essentiel. Ce qui importe, c’est qu’il puisse en produire, qu’il donne à ressentir son potentiel d’énergie. Il s’agit véritablement d’une bombe en puissance. La mèche est allumée et nous sommes dans l’instant où nous voyons l’étincelle se rapprocher de la charge. Sauf que cet instant dure, s’étire dans le temps… Et cette bombe doit être la plus efficace possible. Même dans les conditions extrêmes de la guerre, où la « Magie » devient une échappatoire à une réalité insupportable, cette magie répond à une logique, à un raisonnement cohérent. Avec le cuivre de l’obus, le « luthier-magicien » va retourner l’énergie destructrice de cette guerre contre elle. Il va alors appliquer le principe premier de la magie, au sens où l’entendent les anthropologues : la « loi de similarité ». Deux choses, si elles ont des points communs, vont susciter entre elles un rapport de cause à effet. Puis intervient le deuxième principe: la « loi de contagion ». Si un objet emprunte à un autre une de ses caractéristiques physiques (en l’espèce, le matériau), le premier acquiert l’intégralité des propriétés du second (on dit que « la partie vaut pour le tout »). La force de l’obus se trouve alors transférée à l’instrument par la vertu de ces deux facultés. Or, pour que la potentialité de l’instrument puisse être éprouvée, il est impératif de…ne pas le faire fonctionner ! Car notre homme n’est pas fou. Il est, en tout cas, suffisamment lucide pour ne pas confondre ses désirs avec la réalité. Il est dans le rêve, pas dans la religion ou la croyance. Il sait très bien que, s’il jouait de son violon, pour libérer cette énergie, cela ne changerait objectivement en rien sa situation. Par cette action concrètement stérile et dérisoire, tout espoir d’avenir et d’évasion s’évanouirait immédiatement . Là, oui, pour le coup, il y aurait de quoi devenir fou. Alors il vit (il survit…) avec l’idée qu’il tient dans ses mains un trésor, fruit de son énergie, de ses fantasmes et dont le son doit rester idéal et sacré pour lui et ses compagnons d’infortune…

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XXV : Baschenis Les relations qui existent entre l’instrument, le geste et le son d’une part et la musique d’autre part, ont toujours été source de questionnement pour les philosophes, savants et artistes. Car, suivant le sens qu’on leur donne, les premiers sont, soit des moyens d’œuvrer en vue d’une fin : la Musique, soit des fins eux même. On peut même aller plus loin en considérant qu’ils sont de la musique, s’ils se conçoivent comme l’expression d’un langage musical à part entière. Il est un artiste, cher à mon cœur, qui nous pose précisément cette question : le peintre Evaristo Baschenis Né et mort à Bergame (1617-1677), prêtre, musicien, fréquentant les luthiers de Crémone, il exécuta une cinquantaine de tableaux, en majorité des « natures mortes aux instruments de musique ». Ces peintures, d’un réalisme extrême, donnent aux organologues des informations très précieuses sur la lutherie de cette époque. Mais le fait qu’elles s’inscrivent dans le genre de la nature morte nous invite à leur porter un regard particulier. �� En effet, la nature morte, c’est-à-dire la représentation d’ « objets immobiles baignant dans une atmosphère de silence », a une double signification. La première est esthétique. Le peintre utilise les ressources plastique des objets pour organiser des formes, des couleurs, des matériaux, mettant éventuellement en avant sa virtuosité, sa technique, dans un but mimétique : rendre compte de la réalité. La seconde est symbolique. Les sujets le plus souvent traités ont rapport aux plaisirs de la vie : la nourriture, les fleurs, la musique… Mais ces délices sont parfois accompagnés d’un crâne (on parle alors de « vanités »), dont la fonction est de nous rappeler la précarité de notre vie. Même sans employer directement ce symbole, il existe un grand nombre de natures mortes où le sujet, apparemment paisible et innocent, est présenté de manière violente et morbide : une corbeille de fruits, mais à la limite de la pourriture. Du gibier, mais un véritable massacre : du sang, des viscères, des plaies. Des quartiers de viande, voués à être cuisinés, certes, mais qu’on pense au « Bœuf écorché » de Rembrandt et l’appétit disparaît vite… De façon encore plus subtile, un éclairage choisi sur des noix ou des grenades ouvertes donne à ces fruits l’aspect d’os, de cervelle et de chairs éclatées. Le tout, le plus souvent, tamisé d’un clair-obscur dramatique, faisant apparaître la matière même des objets et donnant cette impression organique. Cette dimension morbide se retrouve dans les natures mortes tout au long du 17ème siècle. Or il est très important de distinguer les écoles du Nord, Hollande notamment, et celles du Sud, Italie et Espagne, car leur sens est radicalement différent. En Hollande, pays protestant, le calvinisme d’alors considère comme particulièrement viles et méprisables les choses matérielles, les richesses inutiles. Le propos des natures mortes est donc de les représenter abandonnées, délaissées, inutilisées, dans un état de désagrégation et de retour au néant. Dans les pays catholiques, en revanche, cette proximité de la mort ne fait pas référence à l’abandon mais, au contraire, au don, à l’offrande. Un fruit n’est jamais aussi

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juteux, aussi sucré que lorsqu’il est à la limite de ne plus être consommable. La vie n’est jamais aussi précieuse, aussi perceptible à la conscience que lorsqu’on en appréhende la fin. Et l’offrande suprême, le don ultime, c’est bien celui de sa vie, à l’instar du Christ. En raccourci, la nature morte représente, chez les protestants, l’abandon, la mort et chez les catholiques, le don, la vie. Regardons maintenant le tableau ci-dessous.

A priori, rien de plus paisible que cette scène. On suppose qu’il s’agit là d’une allégorie de la Musique, magnifiée par la beauté des instruments et l’ambiance tranquille dans laquelle ils « dorment ». Un détail cependant attire notre attention. Baschenis dispose ses instruments d’une manière particulière. Pour qui fréquente un atelier de luthier, ou simplement se trouve être amateur d’instruments, il apparaît clairement que cet agencement a quelque chose de choquant. Les objets semblent être empilés les uns sur les autres, dans un équilibre précaire, risquant de s’abîmer mutuellement. Personne n’aurait l’idée d’entreposer de telles choses précieuses et fragiles de cette façon. Il se dégage néanmoins de cette construction une atmosphère figée, où le temps semble s’être arrêté. A dire vrai, et c’est mon point de vue, cet amas ressemble fort à des corps humains jetés dans une fosse commune. Des ventres gonflés apparaissent çà et là, des manches ressortent du tas comme des membres, des têtes émergent comme abandonnées. Les éclisses évoquent étrangement des côtes, des corps écartelés, puis recomposés.

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Osons un parallèle avec la fresque de Michel-Ange « Le Jugement dernier » (1541). Dans le bas, à droite, une scène de la Divine Comédie de Dante : « Charon chassant hors de sa barque les damnés ».

Comparaison n’est pas raison. Mais ce corps monumental tombant sur les autres, ces bras et ces jambes sortant du tas, ces muscles apparents, et jusqu’à la barque elle-même, ventrue et aux lattes bicolores comme dans les luths, nous semble troublante. Le tableau de Baschenis peut-il être alors considéré comme une vanité, une scène d’abandon ? Bien qu’italien, et qui plus est prêtre, nous le savons inspiré par les peintres nordiques. En outre, dans d’autres tableaux, on note souvent la présence de poussière sur certains instruments, symbole très utilisé par cette école dans le but cité précédemment : celui de l’oubli. �� Penchons-nous maintenant sur l’autre interprétation possible, celle du don. Qu’est-ce que ces instruments silencieux ont à nous offrir ? Eh bien, d’après moi, quelque chose de plus extraordinaire, de plus généreux, de plus poétique qu’aucun instrument joué ne pourra jamais nous donner : leur son ! Cela demande une petite explication : quand on entend le son d’un violon, on n’entend pas, à proprement parler, le son « de l’instrument ». En effet, il serait plus exact de dire qu’on entend le son que produit un « violoniste qui joue d’un violon ». De fait, le son de l’instrument n’est audible que dans la mesure où il s’accompagne d’un geste. Or, ce geste n’est jamais neutre. L’intention du musicien détermine sa force, sa vitesse, les notes produites, la place de l’archet sur les cordes, etc. On ne peut donc pas parler du « son » de l’instrument comme s’il s’agissait d’un phénomène brut, pur, émanant de lui seul. Néanmoins, le son propre de l’instrument, sans intervention extérieure pour l’appréhender, n’est pas une abstraction au sens strict. Il existe potentiellement, à l’état latent. Il est le fait de la matière de l’objet, de sa forme, de son système de tensions, des forces mécaniques en présence, bien réelles. Mais il est par principe in-entendable, il n’est pas « ressentable ». Il existe cependant un moyen de l’envisager, de se le représenter. C’est là qu’intervient le regard du peintre. Quand Baschenis nous donne à voir ces instruments, dans le silence, il nous propose justement, par le biais d’une approche magique, de nous faire ressentir cette réalité. Comme

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si, paradoxalement, le silence était la porte permettant d’entrer dans l’univers sonore propre de l’instrument. C’est un don à l’état pur, qui ne demande, pour être reçu, nul travail, nulle peine, nulle morale. Juste son acceptation. Alors, laquelle de ces deux interprétations vous semble la plus pertinente? Sont-elles d’ailleurs nécessairement antagonistes ? Peut-être sont-elles toutes les deux aussi fausses l’une que l’autre. Néanmoins, quoi qu’il en soit, Baschenis, en usant de la nature morte pour représenter des instruments de musique, aura touché là l’essence de ce genre pictural : poser des questions. Les siennes tiennent au sens même que l’on peut donner à la matière, au son et à la musique, ainsi qu’à leurs rapports entre eux.

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XXVI : Petit conte d’établi Je suis dans mon atelier. Je contemple ce violon de cuivre. Je comprends maintenant son sens, sa magie, son pouvoir d’attraction. Et j’éprouve une frustration. Certes, cet instrument a été construit dans un contexte particulier, dans des circonstances extrêmes que je ne peux que me féliciter de ne pas avoir eu à subir. Est-ce à dire qu’aujourd’hui, en temps de paix et de confort, il est inenvisageable de tirer parti de cette magie ? Suis-je condamné à répéter à l’infini ce standard de violon, alors que je sais qu’il peut être source de rêve et d’évasion ? Je prétends que non ! La magie aujourd’hui peut s’appeler poésie, humour, paradoxe, fantaisie, jeu. Plus domestiquée qu’en situation extrême, elle n’en est pas pour autant moins nécessaire ou moins puissante. De tout temps, en toutes circonstances, l’esprit humain a cherché à exercer ses facultés d’imagination, de création et d’invention. Me revient alors en mémoire un rêve que j’avais fait étant plus jeune : J’étais dans la pénombre, quand mon regard fut attiré par une lumière diffuse dans laquelle je devinai un objet inconnu. Il semblait avoir été oublié là depuis fort longtemps. De prime abord, on aurait pu croire à un paquet-cadeau coloré, avec ses rubans, ses ficelles et ses reflets brillants. Mais, rapidement, je doutai de cette apparence anodine. Plutôt qu’une boîte, on aurait dit une coque, avec, par endroits, des ouvertures laissant supposer une cavité interdite aux regards profanes. En fait, son aspect évoquait des créatures hybrides, mi-végétales, mi-animales, des légendes anciennes. On l’aurait cru sorti du fond des âges. Bien que visiblement inerte, il en émanait pourtant une impression de vie organique, d’animation fébrile, comme si l’objet était habité par une énergie sauvage et brutale. Malgré cet état agité et instable, un sentiment de majesté emplissait l’atmosphère. Cette « chose » appelait le respect, la crainte, en même temps que l’envie coupable de la toucher, de la saisir même, tant elle dégageait une force d’attraction irrésistible. Subjugué autant que terrorisé, je m’avançai néanmoins. Conscient de risquer un sacrilège, je la saisis d’une main, tandis que de l’autre, je l’effleurai, tel Aladin, d’un geste inquiet. Je sentis mes doigts crisser sur cette surface froide et lisse. Mais, rapidement, cette caresse épidermique commença à provoquer une telle chaleur que, pressentant la douleur d’une brûlure, je voulus me soustraire à ce contact.

C’est alors que la « chose » se réveilla. Elle émit un sifflement long et suraigu, suivi d’un feulement d’abord à peine perceptible, puis se transformant en un bruit de plus en plus intense, ronflant, rauque, faisant vibrer l’espace et mon corps entier. Au paroxysme du râle, je sentis sa puissance m’envahir par tous les pores de ma peau, traversant mes os d’une secousse électrique. Je fus pris d’un tel vertige que je desserrai enfin mon étreinte, la tête encore bourdonnante de tous ces sons fantasmagoriques. Ce rêve, bien qu’angoissant, m’a toujours laissé une sensation sensuelle et voluptueuse.

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Le souvenir de ce songe s’efface peu à peu. Je m’oblige à me recentrer sur mon ouvrage. Un coup de trusquin sur l’éclisse, un raccord de gomme-laque sur un chanfrein… les mouvements s’enchaînent comme une horloge bien réglée. Insidieusement, je me laisse bercer par ce rythme et voilà que je me remets à divaguer. Je me regarde travailler, je suis mon propre spectateur. La lame de mon racloir effleure la voûte de la caisse de résonance, ma « pointe à âme » glisse à l’intérieur du coffre. Le geste, automatique après tant d’années, reste délicieux. Les copeaux voltigent sur l’établi. Non : les copeaux giclent sur l’établi…, le canif s’enfonce dans l’érable, le ciseau pénètre lentement dans la table d’épicéa. La lime polit les lèvres des ouïes, les doigts lustrent le manche dressé sur le corps de l’instrument. L’archet caresse, touche, frôle, frotte, griffe, gifle les cordes nouées aux chevilles d’ébène, qui se tendent, se détendent, s’étirent, se contractent. La main touche, serre, retourne cette forme galbée, aux courbes généreuses, aux voûtes rebondies. Avec de telles attentions, une réaction est inévitable. Un son, un cri. Une vibration. J’ai toujours aimé le terme d’« organologie » pour définir l’étude des instruments de musique. Pour l’opération que je m’apprête à réaliser, l’agitation doit faire place au recueillement. Je vais vernir mon instrument. C’est toute une cérémonie. J’ouvre avec précaution l’armoire dans laquelle je conserve mes gommes, pigments, essences et autres substances. Moi seul peux y accéder, c’est un vrai sanctuaire. Je prépare, d’abord, une huile claire dont l’onction protectrice permettra à l’objet de résister au temps. Cette action purificatrice réalisée, j’étends une couche de colle faite d’os, de nerfs et de peau, passée en larges bandes. Le vernis doit présenter un aspect limpide, chaud et humide. Cette humeur subtile est un hommage à la matière. Ce bois qui, en d’autres circonstances, aurait pu finir brûlé ou pourrir dans un coin sombre d’une forêt est ainsi appelé à renaître, en gardant le souvenir de l’intense cri de douleur que poussa l’arbre en tombant. Dans un mortier de marbre, je procède à la mixtion de différentes poudres, mêlées de liqueurs spiritueuses et aromatiques. J’aime l’odeur suave et pénétrante de l’encens, de l’ambre et de la myrrhe. Des effluves capiteux emplissent rapidement l’atelier. J’applique ce baume avec un pinceau en commençant par l’ossature du corps, après quoi je fais les côtés, puis la tête, et je termine par les parties renflées et saillantes. Je dépose enfin l’instrument dans un caisson éclairé de petites lampes destinées à faire sécher la solution résineuse. Je referme délicatement le couvercle. L’instrument une fois sec, il ne restera plus qu’à tendre les boyaux pour que s’anime, enfin, ma création.

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Faire du vivant avec du mort. De l’animal avec du végétal. Ce paradoxe m’a toujours préoccupé, voire inquiété. Parfois, j’en ai même froid dans le dos. Mais quel pouvoir que le mien! Voilà mon œuvre achevée. Elle est posée devant moi, sur l’établi. J’ai rangé l’atelier, balayé les copeaux, remisé les vernis. Les conditions sont réunies pour un examen critique. Je considère les volumes, je compare les courbes et les proportions, j’apprécie la couleur. Je reconnais mon tour de main, ce sont bien mes outils de luthier qui ont laissé ces traces sur le bois. Un système de cordes est agencé sur la caisse, des ouvertures y sont aménagées symétriquement. Un chevalet, des chevilles, un manche. Pourtant, quelque chose semble être de travers. Il y a des cordes, oui, mais… à l’intérieur du coffre! Des voûtes, mais concaves! Là où il devrait y avoir des creux, des bosses! On ne sait plus distinguer le bas du haut, l’envers de l’endroit! Quant à la couleur, elle passe du rouge sang au vert-de-gris, du bleu délavé au jaune vif. A jouer les apprentis sorciers, j’ai engendré un chaos organique, une chimère barbare. Mais là n’est pas le pire. Je réalise d’un coup qu’il sera impossible de jouer dessus, que ce délire ne peut pas produire de son. J’essaie de me calmer. Je reprends peu à peu mes esprits. Voyons les choses posément : il est certain qu’essayer de faire fonctionner cet engin de façon classique est voué à l’échec. Néanmoins, j’ai la sensation qu’il recèle une puissance sonore, un potentiel qui ne demande qu’à s’exprimer. Je retrouve en lui tout ce qui fait, pour moi, l’essence d’un instrument de musique, tout ce qui me fait vibrer. Alors, magie pour magie, aujourd’hui, c’est moi qui commande! Tant qu’à m’être investi de pouvoirs, autant en user : « Instrument, joue! » Et j’ai entendu un hurlement de rage, de douleur, de plaisir, de terreur, de souffrance, de joie, de désespoir, de rire, d’agonie puis de volupté. Tout ce qui fait la musique. Tous les sons, capturés depuis la nuit des temps, libérés simultanément. Ils débordaient, ruisselaient, inondaient l’atelier. Les autres instruments, violons, altos et violoncelles, vibraient par sympathie. Je pouvais, par la toute puissance de ma pensée, moduler cette matière selon mon désir, passant du grave à l’aigu, jouant sur les nuances, les attaques, les timbres. J’étais le Créateur, le Grand, l’Immense, le Formidable Bang le terrible. Je touchais l’idée achevée du son. Le son absolu. Le silence…

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J’ouvre alors les yeux, parfaitement réveillé. Devant moi se trouvent ces instruments :

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XXVII : Dernière minute

Cet après-midi, je suis à l’atelier et je n’ai pas envie de travailler. Je regarde mes créations, pendues au mur. Puis –je ne sais pas ce qui me prend - , j’en décroche une et, pour la première fois, passe un archet dessus. Dessus, c’est-à-dire sur les cordes, mais aussi sur la caisse, les bords, le manche, les ouvertures, les éclisses… Bien sûr, étant donné la forme de l’objet, les gestes ne sont pas exactement assurés, mais, avec ma petite technique de violoniste amateur, j’arrive à me débrouiller. Et là, amis lecteurs, vous vous attendez sans doutes que je vous dise que cette créature reste muette, puisque c’est ainsi que je l’ai conçue et rêvée. Pas du tout !.. Je ne rêve plus. Cet objet sonne, produit des sons ! Je veux dire : des vrais sons, avec un timbre, une attaque, une hauteur, une durée, une puissance…

Mais alors, toute ma belle théorie, patiemment élaborée, argumentée, raisonnée… Tout s’écroule ! J’ai perdu, la coalition des objets, des gestes et des sons s’est retournée contre moi, pour bien me montrer que c’est elle la plus forte. Que, malgré tout mes efforts, un mouvement sur une matière produira toujours une vibration, que je l’accepte ou pas.

Alors, puisque c’est comme ça… je l’accepte, votre loi. Seulement, vous allez voir ce que je vais en faire, de vos objets, de vos gestes et de vos sons. Je vais vous en sortir, moi, des sons inouïs, des gestes incroyables et des objets tarabiscotés. Vous m’avez cherché, vous allez me trouver.

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XXVIII :

Projet de création théâtrale pour luthier, violoniste et compositeur

Observez cet objet bizarre, présenté recto verso. Imaginez qu’à un moment, vous voyiez quelqu’un s’en saisir, le tourner, passer sa main au travers, frapper dessus avec les doigts, prendre un archet de violon, frotter les cordes, perpendiculairement, horizontalement, s’immobiliser un instant, puis recommencer. Et, pendant ce même temps, vous écoutez. Vous entendez des sons, certains connus, d’autres inouïs, mêlés de percussions, de raclements, de silences. De quoi s’agit-il ? A priori, d’un spectacle musical. Les sons que vous entendez s’inscrivent dans le temps, ils semblent organisés. Mais, à certains moments, alors que l’« instrumentiste » continue de bouger, il n’y a plus de son. Peut-être s’agit-il alors d’un spectacle de danse, dont les sons n’étaient qu’une incidence des gestes? Ou alors…c’est une forme nouvelle d’exposition d’art plastique, où l’objet est présenté selon différents angles par la personne chargée de le montrer au public ? Cela fait beaucoup d’interrogations. Je vais y répondre. Pour ce, revenons à une situation plus classique.

Nous assistons à un récital de violon. Quel sens peut-on donner à cette scène ? En clair : que faisons-nous là ? Qu’attendons-nous et que comprenons-nous d’elle ? Si nous l’analysons, nous pouvons en dégager trois éléments fondamentaux . Nous voyons, d’une part, un individu en mouvement, qui effectue des gestes : le violoniste. D’autre part, nous voyons aussi un objet matériel, manipulé par l’individu en question : le violon. Et, enfin, nous entendons des sons. Si nous considérons cette scène d’un point de vue musical, nous dirons que ces trois éléments s’inscrivent dans un rapport de « finalité » : l’objet et le geste sont des moyens de concourir à une fin : l’émission de sons. C’est le sens habituel qu’on donne à cette scène.

Mais nous pouvons aussi l’apprécier en physicien, en constatant les faits sans faire d’inférences particulières entre eux. Les trois éléments s’inscrivent alors dans un rapport de « causalité » : l’objet et le geste sont les causes de l’émission du son, qui en est la conséquence. C’est un autre sens.

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Nous avons donc l’objet, le geste et le son. Peut-on, à partir de ces trois éléments, produire des scènes ayant encore d’autres sens ? Pour y répondre, voilà ma démarche :

En tant que luthier, je fabrique des violons, objets qui, comme je l’ai expliqué plus haut, n’ont pas de finalité par eux-mêmes, mais serviront un but prédéterminé : produire des sons pour « faire de la musique ». Aussi mon activité consiste-t-elle, pour une grande part, à travailler la matière en tenant compte de paramètres acoustiques et ergonomiques. Supposons que je décide de fabriquer un instrument sans tenir compte de ces paramètres. Je vais construire un objet dont la manipulation et le résultat sonore seront, au mieux, aléatoires, au pire inexploitables du strict point de vue violonistique. En revanche, s’ouvre à moi tout un champs de possibilités plastiques et symboliques. J’accroche alors cet objet au mur. Il a un sens par lui-même : c’est une sculpture, qui offre des ressemblances avec le violon.

Supposons maintenant que je le décroche du mur et le manipule comme décrit plus haut. J’effectue avec et sur cet objet une série de mouvements, de gestes, de postures : en clair, j’use d’une technique, à la fois issue du jeu violonistique classique mais également totalement inventée pour la circonstance. Ces mouvements peuvent avoir plusieurs sens. Par exemple, on peut les considérer comme ayant une finalité chorégraphique, dont l’objet ferait office de moyen, d’accessoire technique. Mais on peut également apprécier la relation inverse : je mets en évidence, par mes gestes, certains détails de l’objet, j’en masque d’autres. Je donne, par mes attitudes, un autre sens plastique et symbolique à cet objet, une signification nouvelle, qui n’est pas la même que quand il est accroché au mur.

Enfin, la manipulation de l’objet peut produire des sons. Là aussi, nous pouvons avoir plusieurs sens. Ces sons peuvent avoir une raison d’être par eux-mêmes et, dans ce cas, on est dans le cas d’une composition musicale classique, comme décrite au début. Mais ils peuvent aussi être considérés comme une conséquence fortuite des gestes sur l’objet. Ou comme le moyen de contrôler les gestes prévus, pour constater de leur bonne exécution. Ils peuvent aussi prendre un sens très particulier s’ils contredisent, par leur nature- ou par leur absence- ceux auxquels on aurait pu s’attendre de la part d’un tel objet et d’un tel geste.

Chaque élément peut, à chaque instant de l’œuvre et suivant la situation, être considéré comme un moyen, une fin, une cause ou une conséquence. Il peut même cumuler deux, trois, quatre ou aucunes de ces fonctions. Les combinaisons entre chacun des éléments deviennent alors, sinon infinies, du moins immenses. Rappelons que, dans le cas du concert dont je parlais plus haut, où instrument et geste étaient des moyens et le son une fin, nous n’étions en principe qu’en présence d’un seul sens donné à l’œuvre. Le potentiel sémantique d’un tel matériau ouvre sur une multitude de possibilités de création et, notamment, sur sa dimension magique.

Traditionnellement, composer et écouter de la musique consiste à s’intéresser aux relations mutuelles entre les sons. Dans mon projet, ce qui m’intéresse, ce sont les relations mutuelles entre les sons, l’objet (l’ « instrument ») et les gestes (les mouvements). Pour prendre un exemple: si un son de violon est produit par un violon, il a un certain sens. Si ce même son est produit par un appareil qui n’est pas un violon, il a un autre sens. Et si l’on prend un violon, qu’on tire l’archet et que cela ne produise aucun son (par exemple on omettant de colophaner l’archet), ce silence a aussi un sens. Ce rapport de contraste entre objet, geste et son, est une source potentielle d’émotions, de sensations, de surprise et de sidération, qu’on peut cultiver, créant ainsi un nouveau langage artistique.

Mon projet est théâtral. On y voit des objets plastiques, un ou des individus en mouvement et on entend des sons. On appréhende donc cet événement tant par le sens de l’ouïe que par celui de la vue (et, dans le cas de l’individu en mouvement, par celui du toucher, ce qui n’est pas sans incidence sur le spectateur-auditeur). Mais ces sens ne se

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juxtaposent pas simplement les uns aux autres. Ils s’interpénètrent, se conditionnent mutuellement. C’est pour cette raison que je ne définis pas mon projet comme « musical, plastique et chorégraphique », mais bien comme « théâtral », car, pour reprendre la définition de John Cage, « le théâtre, ce sont toutes les différentes choses qui ont lieu en même temps… La musique… (et je rajoute la danse et la sculpture )… sont des simplifications excessives de la situation effective dans laquelle nous nous trouvons. Une oreille seule (de même qu’un œil, un bras) n’est pas un être. La musique (la danse, la sculpture) sont des parties du théâtre ».

Je ne prétends pas que ce concept soit résolument nouveau. Ce que j’en propose, c’est une approche concrète. Elle concerne trois individus : un luthier, un violoniste (ou un danseur ou un marionnettiste) et un compositeur. Chacun invente en tenant compte des deux autres, en proposant et en échangeant, créant ainsi une œuvre théâtrale commune et polysémique.

Pour ma part, j’ai commencé ce travail en fabriquant des instruments sur ce concept, en partant du violon, axant ma réflexion sur son sens et exposé dans le texte : « petites histoires du violon ». J’invite donc les personnes intéressées à en prendre connaissance et à entrer en contact avec moi.

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Vue éclatée du violon avec termes techniques

Frettes de viole de gambe

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