Petit Traite Dal-Haqq

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Islam

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PETIT TRAITÉ D'AL-HAQQ

Abd ar-Razzaq Yahya

SOMMAIRE

1. Dîn al-haqq.........................................................................................2

2. Al-haqq al-makhlûq bi-hi.....................................................................10

3. Haqqan 'alay-nâ...................................................................................18

4. Al-mutahaqqiq bi-l-haqq.....................................................................23

5. Da'wat al-haqq.....................................................................................31

Al-walâyatu li-Llâhi al-haqq...................................................................40

chapitre 1.

DÎN AL-HAQQ

Dans nos études, nous nous sommes heurté maintes fois à la difficulté de traduire le terme haqq. Un examen attentif nous a montré que celle-ci était due, non à la transposition d'une langue à l'autre, ce qui est valable pour tous les noms divins, mais à la nature propre et à la fonction d'al-haqq. Les enseignements qui s'y rapportent sont riches et divers : il n'est aucun domaine traditionnel où ce nom n'exerce son pouvoir souverain, qu'il s'agisse de la métaphysique, de la réalisation initiatique, de la cosmologie, du cycle humain ou de la forme extérieure de l'islâm ; les significations qu'il revêt à ces différents points de vue sont inséparables. Ajoutons que les passages où il figure dans le Coran sont spécialement remarquables par leur formulation, leur sonorité et leur intérêt doctrinal.

Le sens obvie du terme haqq à l'intérieur de la loi sacrée nous permet d'énoncer une première équation : al-haqq, c'est la sharî'a de l'islâm ; autrement dit la sharî'a se définit elle-même comme étant al-haqq. Commentant la première mention d'al-haqq dans le verset : C'est par al-haqq que Nous l'avons fait descendre, et c'est par al-haqq qu'il est descendu (Cor., 17, 105), Ibn Arabî précise : « Nous l'avons fait descendre avec al-haqq afin que tu puisse juger parmi les hommes là où ils divergent au sujet du droit véritable (al-haqq) » (1). De même, le dernier verset de la sourate al-Anbiyâ' peut être lu comme un ordre donné par le Très-Haut à Son prophète : Dis : mon Seigneur, juge au moyen d'al-haqq, la particule al- indiquant, selon le Cheikh al-Akbar (2), qu'il s'agit d'un droit déterminé et connu, c'est-à-dire la loi sacrée de l'islam. Au Jour du Jugement les hommes seront jugés à la lumière de cette loi totale et universelle, Arche salvatrice qui inclura et préservera les germes du cycle futur, celui qui succédera au nôtre.

1 – Futûhât chap. 69, vol. 7, p. 401 de l'éd. O. Yahyâ.2 – Ibid, chap. 70, vol. 8, p. 418-419 et vol. 9, p. 71 de l'éd. O. Yahyâ.

En tant qu'elle est « descendue bi-l-haqq » (au moyen d'al-haqq) la révélation faite à Muhammad l'emporte sur l'ensemble des religions et des formes traditionnelles antérieures. C'est pourquoi elle est nommée dans le Coran : dîn al-haqq (la religion du droit sacré véritable). Cette notion fondamentale figure à quatre reprises dans le texte sacré :

Combattez ceux qui ne croient pas en Allâh et au jour dernier, qui ne déclarent pas illicite ce qu'Allâh et Son envoyé ont déclaré illicite et qui ne pratiquent pas la religion d'al haqq, d'entre ceux qui ont reçu le Livre ; jusqu'à ce qu'ils paient la jizya de leur main, en position d'infériorité

(Cor., 9, 29)

C'est Lui qui a envoyé Son envoyé avec la guidance et la religion d'al-haqq pour la faire prévaloir sur la religion toute entière, n'en déplaise aux associateurs

(Cor., 9, 33 ; 48, 28 ; 21, 9)

Dans le premier passage, la mention de l'illicite indique bien que la religion d'al-haqq est envisagée par référence au droit divin ; dans le second, l'expression « faire valoir » correspond à l'arabe yuzira (rendre extérieur et manifeste), ce qui évoque également un statut juridique car l'islâm est appelé à régir extérieurement l'ensemble de l'univers traditionnel. Ceux qui désirent pratiquer

une religion antérieure sont obligée de se cantonner à l'intérieur de la forme islamique : comme ils refusent de reconnaître le droit véritable, ils sont placé en position d'infériorité et soumis à un impôt spécifique.

La religion d'al-haqq est la Religion d'Allâh (dîn Allâh). L'expression dîn Allâh intervient dans deux passages coraniques. Le premier se rapporte, non sans une certaine dureté, à l'application des peines légales (hudûd) : La femme et l'homme adultères, frappez chacun des deux de cent coups de fouet. Qu'aucune indulgence pour eux ne vous prenne dans la Religion d'Allâh, si vous croyez en Allâh et au jour dernier ; et qu'un groupe de croyants assiste à leur châtiment (Cor., 24, 2). Le second verset figure dans la 110ème sourate : Quand viennent le secours d'Allâh et la victoire, et que tu vois les hommes entrer dans la Religion d'Allâh par troupes, célèbres la transcendance de ton Seigneur par Sa louange et implore Son pardon : Il est en vérité Celui qui revient sans cesse.

À tous égards, ce second verset évoque la notion de « terme final ». Tout d'abord parce qu'il s'agit de la dernière sourate révélée. Selon Ibn Kathîr, sa révélation fut faite à Mîna au cours du pèlerinage de l'adieu, plus précisément au deuxième jour des trois ayyâm at-tashrîq. Ensuite, parce que le Prophète la comprit immédiatement comme une annonce de sa fin prochaine, ainsi que certains Compagnons comme Ibn Abbâs (qui se mit à pleurer alors que les autres se réjouissaient). C'est à la suite de cet événement que Muhammad adressa aux hommes la célèbre « prédication de l'adieu » (khutbat al-wadâ'). On peut donc se demander s'il n'y a pas lieu d'envisager une troisième signification se rapportant à la fin du cycle humain, le mot dîn étant compris alors dans le sens de « jugement » plutôt que dans celui de « religion ». C'est effectivement ce qu'indique le Cheikh al-Akbar au début du chapitre 274 des Futûhât qui traite de la Demeure correspondant à cette sourate, quand il évoque la résurrection des morts (ba'th) par référence à la fois au second verset de la sourate al-An'âm : wa ajalun musamman 'inda-Hu et au passage final de la sourate az-Zumar : fa sa'iqa man fî-s-samâwâti wa man- fî-l-ard illa man shâ'a Allâh. L'équivalence des expression dîn Allâh et dîn al-haqq se comprend alors de la façon qui a été mentionnée plus haut : les hommes seront ressemblés par troupes, chacun d'eux selon sa religion, pour être jugés selon le Droit universel de l'islâm. C'est pourquoi le Jour de la Résurrection est également appelé dans le Coran : al-yawm al-haqq (3).

3 – Cf. Cor., 78, 39.

Les commentateurs de la 110ème sourate identifient habituellement la Religion d'Allâh avec l'islâm ou avec le tawhîd. Néanmoins la perspective doctrinale ouverte par Cheikh Abd al-Wahîd oblige à y regarder de plus près et à prendre en compte les nuances coranique. Il n'est pas dit de l'islâm qu'il est la Religion d'Allâh, mais bien que c'est la religion qui est « auprès d'Allâh » ('inda Allâh) ; shahida Allâh anna-Hu lâ ilâha illa Huwa wa-l-malâ'ikatu wa ûlû-l-'ilm qâ'iman bil-qist, lâ ilâha illa Huwa al-'Azîz al-Hakîm. Inna-d-dîn 'inda Allâh al-islâm : Allâh témoigne qu'il n'est pas de Dieu si ce n'est Lui, et les anges, et ceux qui sont doués de science. Pas de Dieu si ce n'est Lui. En vérité la religion auprès d'Allâh est l'islâm (Cor. ; 3, 18). La particule 'inda se comprend dans le sens indiqué au verset 96 de la sourate les Abeilles : mâ 'inda-kum yanfadu wa mâ 'inda Allâhi bâqin : ce qui est auprès de vous est éphémère et ce qui est auprès d'Allâh est durable. La religion qui est auprès d'Allâh est la Religion immuable, tandis que la Religion d'Allâh est éphémère en ce sens qu'elle se situe dans une perspective cyclique et formelle. Nous verrons plus loin qu'al-haqq est le nom divin qui opère le renouvellement de la création à tout instant, et ce qui est renouvelé à tout instant est éphémère par définition.

Pour rendre compte de la distinction entre dîn Allâh et dîn 'inda Allâh (= islâm), on peut s'appuyer sur le symbolisme des Stations du pèlerinage. Aucun rite n'est aussi significatif que celui de l'ifâda pour la compréhension des questions relatives au tasarruf et à la fonction propre de

l'islâm. A cet égard, il convint de citer un autre passage coranique révélé au cours du pèlerinage de l'adieu, celui qui clôture l'ensemble des données qui concernent la religion islamique : al-yawma akmaltu la-kum dîna-kum wa atmamtu 'alay-kum ni'matî wa radîtu la-kum al-islâma dînan : Ce jour, J'ai rendu pour vous votre religion parfaite et J'ai parachevé Ma grâce sur vous et J'ai agréé pour vous l'islâm comme religion (Cor., 5, 3). « Votre religion » désigne la Loi islamique totale qui inclut toutes les autres et qui a été « rendu parfaite » parce que plus rien, après la descente de ce verset, ne lui sera ajouté retranché ou ne sera abrogé. « Ce jour » désigne le Jour d'Arafa ou, plus exactement, la nuit correspondant à ce jour (et qui, comme on sait, lui succède) et à la Station de Muzdalifa. En effet, une tradition remontant à 'Umar ibn al-Khattâb précise que ce passage fut révélé « le soir du Jour d'Arafa ». La « religion auprès d'Allâh » est « votre religion », non pas « la religion qui est auprès de vous » (ce qui serait un contresens), mais bien la religion du tawhîd universel, liée à la Station d'Arafa dansle hadîth prophétique : « La meilleure prière de demande est la demande faite le Jour d'Arafa, et la meilleure chose que j'ai dite, moi et les prophètes qui m'ont précédé, c'est lâ ilâha illa Allâh » C'est la « religion pure » au degré informel qui est celui du Trône, la religion du Roi Très-Saint (al-malik al-quddûs) dont Abraham est le représentant par excellence. Par lâ, l'islâm peut être identifié avec la religion universelle au sens qui a été indiqué par Cheikh Mustafâ : « Rappelons que l'Islâm est le nom de la religion véritable d'une façon générale ; mais, au sens propre, il implique plus spécialement « soumission obéissante » (c'est la traduction exacte du terme islâm) à une législation sacrée, et que, comme tel, il s'applique à toute tradition fondée sur un ordre divin ; sa forme muhammadienne n'est que sa définition la plus récente, et expressément finale, dans le cycle traditionnel de notre monde » (4) : et encore : « La tradition dans sa forme muhammadienne porte par excellence le nom Islâm, du fait qu'elle s'affirme comme la réactualisation parfaite, dans des conditions cycliques finales, de la Vérité originelle, en même temps que la récapitulation synthétique de toutes les formes traditionnelles instituées antérieurement. » (5) L'islâm est la religion immuable qui est « auprès d'Allâh » ; il contient toute la religion, il est « la religion tout entière » (ad-dîn kulli-hi ) ; il n'exclut rien et n'abroge les religions antérieures que lorsqu'il est considéré comme étant dîn al-haqq.

4 – Cf. Le Triangle de l'Androgyne, section 2.5 – Ibid., section 3.

Les versets coraniques qui évoquent, à différents points de vue, la religion primordiale contiennent tous une référence à la notion d'islam. Celui qui mentionne la mission universelle du Prophète : Nous t'avons envoyé uniquement comme une miséricorde pour les mondes ; dis : « Il m'a été inspiré uniquement que votre divinité (à vous les hommes) est une divinité unique : serez-vous donc soumis (muslimûn) ? » (Cor., 21, 107-108) ; celui qui mentionne la Règle d'Abraham : Il vous a élus et n'a établi aucune étroitesse dans la Religion : c'est la Règle d'Abraham ; c'est Lui (ou lui) qui vous a appelés « soumis » (muslimûn) auparavant et dans celle-ci (Cor., 22, 78) ; celui qui mentionne le Seigneur des mondes, le Seigneur universel : Lorsque son Seigneur dit à Ibrâhîm : « soumets-toi (aslim) ! », il dit « Je me soumets (aslamtu) au Seigneur des mondes » (Cor., 2, 131), verset qui vient immédiatement après cet autre : Qui donc désirerait-il s'écarter de la Règle d'Abraham, sinon celui qui s'ignore lui-même ? (Cor. 2, 130).

La religion véritable est appelée « islâm » parce qu'elle confère à celui qui la pratique, sous quelque forme que ce soit, la paix (as-salâm) et la préservation (as-salâma). La paix du nom divin as-Salâm n'est pas en opposition avec la guerre : spirituellement, c'est la paix du cœur ; initiatiquement, c'est la « Grande Paix » dont a parlé Cheikh Abd al-Wâhid dans ses ouvrages, celle qui coïncide avec l'atteinte du but (al-wusûl) et avec la fin du voyage. Ceux qui y parviennent sont dans un séjour stable et sûr (maq'adi sidqin) auprès d'un Roi Tout-puissant (Cor., 54, 55). A cette Station, les oppositions sont résolues et les contraires réunis ; les êtres sont délivrés à jamais des tribulations engendrées par les dualités cosmiques et les « actions et réactions concordantes » :

lorsque les « serviteurs d'ar-Rahmân » sont apostrophés par les ignorants, ils leurs répondent : salâman (Cor., 25, 63). La préservation d'as-Salâm accompagne la bénédiction conférée par le Très-Haut aux hommes demeurés fidèles au Pacte primordial évoqué dans le verset : J'ai créé les hommes et les jinns uniquement pour qu'il M'adorent (Cor., 21, 56). La soumission à la volonté divine est la raison d'être de notre état d'existence et la condition de sa sauvegarde. Telle est la paix d'as-Salâm que els croyants actualisent chaque fois qu'ils accomplissent la prière rituelle : as-salâm 'alay-ka ayyuhâ-n-nabî, as-salâm alay-nà, as-salâm sallâ Allâhu 'alay-hi wa sallam. L'islâm entendu de cette façon n'est riend 'autre que la reconnaissance et le respect de la Tradition primordiale, la reconnaissance du Droit d'Allâh (haqq Allâh) (6) qui est miséricorde, grâce et préservation pour le monde.

6 – Sur cette expression utilisé par le Cheikh al-Akbar , cf. Métaphysique de la zakât.

Ceux qui identifient le dîn Allâh de la 110ème sourate avec l'islâm peuvent s'appuyer sur un passage coranique où les deux notions sont réunis : (Ceux qui se détourent) désirent-ils autre chose que la Religion d'Allâh alors que ceux qui sont dans les Cieux et sur la Terre lui sont soumis (aslama) de gré ou de force et qu'ils reviendront à Lui (Cor., 3, 83). Cette transposition de la Religion d'Allâh au degré informel s'explique par le fait que l'islâm n'est pas envisagé ici comme une religion particulière, mais bien comme étant la Religion de la Nature fondamentale pure, ou encore la « Loi innée de la Nature fondamentale », deux expressions utilisées par Cheikh Mustafâ (7) pour traduire l'expression dîn al-fitra. Cet « islâm » est pratiqué par tous les êtres du monde (8) car il n'est aucun qui ne « célèbre la transcendance d'Allâh par Sa propre louange ». Il s'agit donc dans le verset cité, non pas des formes traditionnelles, mais bien de la soumission de l'ensemble es êtres à leur Créateur d'une façon générale, et à leur Seigneur particulier pour chaque espèce ; et cette soumission est donnée en exemple aux incrédules afin qu'ils rejoignent la religion véritables de leur plein gré avant d'y être contraints, tôt ou tard, par la force. Dans un temps de déchéance cyclique où les hommes se sont éloignés de la norme primordiale, des supports contraignants sont nécessaires pour qu'ils puissent réintégrer la plénitude de leur état antérieur. La force impérieuse qui impose la paix (as-sakîna) est précisément une des vertus d'al-haqq.

7 – Cf. Le Triangle de l'Androgyne, section 3.8 – Signalons, à toutes fins utiles, qu'il en est de même dans certains Poèmes métaphyiques de l'Émir Abd al-Qâdir parfois interprétés à tort, comme mettant sur un même pied d'égalité l'islâm et

les autres religions. Dans le Poème IX il est dit « Dans les écoles juives tu me vois renseigner » (vers 18), mais (deux vers plus loin) : « Il n'y a que Moi, comme hérétique, qui ai prêché les dualité » ; dans le Poème XI : « (Je suis), pour qui le veut, cloche et crucifix » (vers 20), mais dans le verset suivant : « pour qui le veut idoles, et guinguette où lutiner les biches » !

Si l'islâm est le nom de la religion universelle et de la « Règle d'Abraham », la Religion d'Allâh est la religion d'al-haqq, exclusive de toute autre parce qu'elle fut révélée en vue de la clôture du présent cycle, dans la phase ultime où l'humanité est proche de sa fin et de son jugement. La religion qui est « auprès d'Allâh » est la religion d'ar-Rahmân (et de la période mekkoise de la révélation) ; la Religion d'Allâh est la religion d'al-haqq, la religion d'ar-Rahîm (et de la période médinoise). La sourate an-Nasr est « descendu » à Minâ car c'est la Station qui correspond à la modalité individuelle de note état d'existence, c'est-à-dire à la Forme humaine qui actualise et achève une ultime manifestation de la miséricorde divine, la Forme du Prophète – sur lui la grâce et la paix ! La rigueur qui l'accompagne est due uniquement à l'aspect exclusif de la fonction d'al-haqq. A la fin du cycle la théophanie s'opère selon la modalité apparemment la plus contraire à la majesté et à la toute-puissance divine, car elle revêt le voile de la servitude et de al dépendance. De même, l'unité principielle se manifeste dans le « domaine de la division et de la séparativité » (9) d'une manière qui exprime l'extériorisation la plus grande, ce qui la fait apparaître à la fois comme la plus « basse » et comme la plus éloignée de l'indifférenciation primordiale. Et ceci nous mène au

cœur de notre sujet, car la présence du Très-Haut dans ce qui Lui est apparemment contraire est la « définition » même d'al-haqq.

9 – Cf. Les mystères de la lettre nûn.

La Forme du Prophète est celle d'ar-Rahîm. A propos du commentaire de Qâchânî sur la présence de ce nom dans la basmala initiale, Cheikh Mustafâ écrit qu'une « idée de base dans tout ce commentaire » est que « le nom ar-Rahîm (par différence des noms Allâh et ar-Rahmân) est aussi bien un des noms du Prophète ; cf. Cor., 9, 128), ce qui lui confère un rôle spécifique (10) en rapport avec l'idée de l'Homme Universel » (11). Al-haqq, c'est aussi « la Forme Humaine », c'est à dire la Forme de l'Homme Universel qui inclut en acte toutes les vérités existentielles et tous les degrés de l'existence » (12), y compris « le domaine des Actes divins sans lequel cette Forme ne pourrait être manifestée » ; c'est la Forme que Dieu a ordonné aux anges d'adorer, ce qui a suscité l'opposition d'une partie d'entre eux. La manifestation de la Religion d'Allâh telle qu'elle est évoquée dans la sourate an-Nasr est liée au terme de l'état humain : la paix d'as-salâm et la préservation d'as-salama sont désormais inséparables du respects de la religion d'al-haqq, c'es-à-dire de la sharî'a. Le Prophète a expliqué le verset jâ'a nasr Allâhi wa-l-fath en disant : jâ'a ahl al-yumn ; or, al-yumn désigne à la fois la bénédiction et la mort. A la question : « Quels sont les ahl al-yumn ? », il répondit : Les ahl al-yumn sont de purs serviteurs, semblables à des morts dans la Main d'Allâh.

10 – C'est-à-dire en relation avec l'espèce humaine.11 – Cf. Études Traditionnelles, 1963, p. 82.12 – Ibid., p. 85.

Les noms al-Haqq et ar-Rahmân ne sont réunis dans le Coran que dans un seul verset : Le Royaume en ce jour, al-haqq appartiendra au Tout-Miséricordieux (ar-Rahmân), et ce sera un jour difficile pour ceux qui recouvrent la vérité d'un voile (Cor., 25, 26). Dans ce passage, al-haqq ne qualifie pas ar-Rahmân, mais al-mulk (13). On observe qu'au degré d'ar-Rahmân, il n'est pas question des « associateurs » (al-mushrikûn), mais uniquement de ceux qui « recouvrent la vérité d'un voile » (al-kâfirûn), ce qui se rapporte également à la distinction étudiée ici. Dans deux passages coraniques il est dit :

Ils veulent éteindre la lumière d'Allâh avec leurs bouches, mais Allâh va uniquement parachever Sa lumière, n'en déplaise à ceux qui recouvrent la vérité d'un voile (al-kâfirûn ). C'est Lui qui a envoyé Son envoyé avec la -guidance et la religion d'al-haqq, n'en déplaise aux associateurs (al-mushrikûn)

(Cor., 9, 32-33 ; 61, 8-9)

Le premier passage contient une nuance qui ne figure pas dans le second ; il n'est pas dit simplement : wa Allâhu mutimmu nûri-Hi (Allâh va rendre Sa lumière parfaite) ; mais bien : ya'bâ Allâhu illa an yutimma nûra-Hu, c'est-à-dire : Allâh empêche qu'ils éteignent la lumière divine qu'ils possèdent déjà ; Il veut uniquement parachever cette lumière en ôtant le voile dont ils la recouvraient, afin qu'ils voient que la lumière universelle d'ar-Rahmân est aussi la lumière d'al-Haqq dans le domaine des formes et celui d'ar-Rahîm dans celui des actes divins. A ce degré, la vérité brille désormais sans voile de sorte que la lumière d'Allâh et l' « islâm » sont rendus parfait ; à ce degré, il ne peut y avoir ni opposition ni association, ce qui explique pourquoi les mushrikûn ne sont pas mentionnés : c'est le degré de l'Esprit de sainteté (ar-rûh al-qudusî) du Roi Très-Saint (al-malik al-quddûs), de la walâya et de la haqîqa muhammadiyya, la « vérité éternelle » de Muhammad ; ce n'est pas le degré d'al-haqq et de la Forme de l'Homme Universel qui implique l'inclusion du domaine des Actes divins : Vas-tu établir sur la Terre quelqu'un qui va semer la corruption et répandre le sang ? (Cor. 2, 30).

13 – Qâchânî précise aussiq u'il s'agit ici uniquement de la « petite résurrection » (al-qiyâmat as-sghrâ).

Selon sa réalité métaphysique, al-haqq n'a pas de semblable ; c'est pourquoi il exclut quand il se manifeste et se heurte à l'opposition illusoire de ceux qui veulent lui associer quelque « autre ». Dans l'expression dîn al-haqq, al-haqq se comprend en opposition avec al-bâtil (14). Le Coran exprime cette opposition avec une certaine violence : Bien au contraire, Nous lançons al-haqq contre al-bâtil : il l'atteint à la tête (15) de sorte qu'il s'évanouit (fa adhâ huwa zâhiq). Malheur à vous à cause de ce que vous attribuez (à Dieu) (Cor., 21, 18). Le terme zâhiq renvoie à un autre passage qui figure dans la sourate al-Isrâ : Et dis (ô Prophète) : al-haqq est venu et al-bâtil s'est évanoui. En vérité al-bâtil est inconsistant (zahûqan) par nature (Cor., 17, 81). C'est ce verset que le Prophète récita lorsqu'il fit les tournées autour de la Kaaba au moment de la Conquête de La Mekke de sorte que les idoles furent renversées et tombèrent (16). Le turban noir qu'il porta en cette circonstance est le symbole par excellence d'al-haqq.

14 – Terme dont le sens varie selon celui que l'on donne à al-haqq : faux, invalide, inconsistant, illusoire, etc.15 – Fa yadmaghu-hu ; littéralement : il lui fait sauter la cervelle. C'est la seule mention coranique de ce terme.16 – Rappelons que c'est également ce verset choisi par Cheikh Mustafâ pour une eulogie adressée à la mémoire de Cheikh Abd al-Wâhid au moment de al visite en France de son fils Ahmad, en 1972.

C'est par la puissance d'al-haqq que la sharî'a islamique abroge les formes et les législations traditionnelles antérieures ; mais, comme il n'y a rien en dehors d'al-haqq, c'est aussi par la présence universelle d'al-haqq que les vérités divines contenues dans ces formes révélées sont confirmées et intégrées dans la loi sacrée de l'islâm :

Lorsqu'on leur dit : croyez en ce qu'Allâh a révélé, ils répondent : nous croyons en ce qui nous a été révélé. Ils ne croient pas à ce qui est venu ensuite et qui (pourtant est) al-haqq déclarant véridique ce qui était avec eux !

(Cor., 2, 91)

Il a révélé progressivement le Livre au moyen d'al-haqq déclarant véridique ce qui était avant lui

(Cor., 3, 3)

Nous t'avons révélé le Livre au moyen d'al-haqq déclarant véridique ce qui, du Livre, était venu avant lui, et le préservant. Exerce donc le gouvernement parmi eux au moyen de ce que Allâh a révélé et ne suis pas leurs passions qui t'écarteraient de ce qui est venu à toi de la part d'al-haqq

(Cor ., 5, 48)

Ils disent : devons-nous abandonner notre divinité pour un poète dément ? Non : il est venu avec al-haqq et a déclaré véridique ceux qui furent envoyés

(Cor., 37, 37)

Al-haqq abroge et confirme ; al-haqq était ce qui est abrogé et est ce qui est confirmé. Al-haqq gouverne, intérieurement et extérieurement ; al-haqq, c'est le Roi divin, maliki-n-nâs, mâliki yawm

ad-dîn. Dans le poème initial de la notice qu'il consacre au nom divin al-Haqq (au chapitre 598 des Futûhât), Ibn Arabî écrit : « S'il n'y avait al-wujûd et s'il n'y avait le voile de Sa sagesse, Il n'aurait pas été adoré dans al-'Uzza et dans al-Lât ». Ce vers contient une allusion subtile au verset prononcé par le Prophète au moment de la Conquête de La Mekke car parmi les idoles renversées figuraient les deux divinités nommées au verset 19 de la sourate de l'Étoile. Il s'agit des grues couronnées dont le statut était particulier puisqu'elles avaient été confirmées dans un premier temps de la révélation coranique avant d'être définitivement écartées et « abrogées » (17). Le Cheikh al-Akbar les prend donc en exemple pour montrer qu'en d'autres temps elles avaient été adorées de façon légitime. Il évoque à ce propos al-wujûd et le « voile de la sagesse » ; or, al-wujûd n'est autre qu'al-haqq et le voile est également haqq. C'est uniquement la sagesse divine qui détermine, selon les circonstances cycliques, ce qui est haqq et ce qui est bâtil. La sagesse est un principe miséricordieux qui représente l'aspect féminin et céleste d'al-haqq.

17 – Sur ce sujet, cf. Vers la Tradition, n° 78.

La relation qui unit al-haqq à la sagesse divine a été magistralement mise en lumière par Cheikh Abd al-Wâhid au chapite VI du Roi du Monde. Il indique que « la racine hébraïque et arabe Haq signifie à la fois "Justice" et "Vérité" » et ajoute que « Haq est la puissance qui fait régner la Justice ». C'est donc bien l'idée de justice qui prédomine. Lorsqu'on traduit haqq par « vérité », il ne faut pas oublier qu'il s'agit avant tout de la vérité en tant qu'elle est opposée à l'illusion et l'erreur ; c'est la vérité au sens de la devise Vincit omnia veritas. C'est ce sens que l'on retrouve dans l'expression coranique dîn al-haqq, où haqq est opposé à bâtil. Dîn al-haqq est la religion véritable affirmée à l'encontre des « associateurs », non à l'encontre de ceux qui recouvrent la vérité d'un voile ; et ces associateurs ne sont pas ceux qui associent à Allâh une autre divinité (ce qui est, de toute façons, métaphysiquement impossible car ton Seigneur a ordonné de toute éternité que vous n'adoriez que Lui ; Cor., 17, 23), mais ceux qui associent à la Religion d'Allâh une autre règle traditionnelle et ne reconnaissent par la compétence universelle de la sharî'a. Dans la suite de son texte, Cheikh Abd al-Wâhid formule la remarque suivante : « Il existe une formule adoucie de cette racine Haq, obtenue par la substitution du signe de la force spirituelle à celui de la forme matérielle ; et cette forme Hak désigne proprement la "Sagesse" (en hébreux Hokmah), de sorte qu'elle convient plus spécialement à l'autorité sacerdotale, comme l'autre au pouvoir royal. » C'est effectivement cette dernière qui définit, en fonction des circonstances, ce qui est haqq et ce qui est bâtil. En arabe, le terme hikma (sagesse) se caractérise par l'ajdonction d'un mîm qui symbolise à la fois la mort initiatique du Serviteur parfait et la fonction universelle de seyyidnâ Muhammad, 'alay-hi as-salât wa-s-salâm. Ceci confirme qu'al-haqq se rapporte à la Royauté divine et à la souveraineté de la loi sacrée sur laquelle le Royaume divin est fondé à la fin des temps.

On ne peut nier al-haqq sans affirmer al-haqq ; on ne peut affirmer al-haqq sans nier al-haqq. Dans le premier vers du poème cité (second hémistiche), Ibn Arabî écrit : « al-haqq est ce qui est entre l'anéantissement (i'dâm) et la confirmation (thubût) » ; telle est la vérité principielle qui fonde la doctrine coranique du dîn al-haqq. La fonction légale d'al-haqq au sein de la sharî'a reflète l'enseignement métaphysique relatif au « renouvellement de la création à tout instant ». Ibn Arabî l'expose à la fin de sa notice : « Fait partie de la hadra propre à ce nom que le faux est une chose sur laquelle on lance al-haqq, et qui l'anéanti et la fait disparaître ; mais ne peut dispraraître que ce qui a une existence propre ('ayn), ou dont on imagine qu'il a une existence propre ; c'est donc une chose qui possède nécessairement un certain degré de réalité la concernant, qu'elle soit imaginaire (khayâlan) ou non. Par ailleurs, une des plus grandes causes de la perplexité au sujet d'al-haqq est qu'il possède la réalité absolue (al-wujûd as-sirf) et par conséquent l'immutabilité et que, d'autre part, les formes de la théophanie sont haqq sans le moindre doute ; or,

Ces formes ne sont pas immuables Elles n'ont aucune permanence

Elles sont destinées à la rencontre (avec le Seigneur) Elle ne sont pas destinées au malheur (shaqâ)

« (Le secret correspondant est qu') al-haqq ne se manifeste jamais théophaniquement dans une forme sans qu'elle disparaisse (dhahabat) aussitôt ; elle ne reviendra plus jamais et ne sera jamais répétée. C'est là le sens du zahûq coranique : Où irez-vous donc (tadhhabûn) ? (Cor., 81, 26)(18). Y a-t-il dans al-haqq quoi que ce soit de faux ? Et que peut-on appeler "faux" ? (Le Très-Haut) ne fait jamais disparaître une forme sans en lancer aussitôt (qadhafa) une autre qui disparaît comme sa sœur. Chaque forme est haqq en tant qu'elle apparaît et fausse en tant qu'elle disparaît : c'est elle qui frappe à la tête (dâmigha) et c'est elle qui est frappée (madmûgha). Il a donc raison celui qui affirme qu'al-haqq ne peut être vu, car al-haqq ne peut disparaître ! Si les formes sont nos formes, nous ne voyons que nous-même ; mais "nous" n'est pas "faux" (nahnu laysa bi-bâtil). En réalité, c'est nous qui nous fasons disparaître ! Nous sommes donc al-haqq, car c'est par nous qu'Allâh "lance" contre-nous ! Allâh lance al-haqq et le serviteur s'en tient à la décision divine. »

Même si toute chose est appelée à disparaître, elle est haqq dans l'instant où elle est lancée par al-haqq.

18 – On a là un bel exemple d'inimitabilité (i'jâz) dans l'expression akbarienne. Dhahaba signifie à la fois « aller » et « disparaître » et Ibn Arabî tire parti de cette ambiguïté. Le verset cité figure dans un passage visant à établir la révélation coranique comme haqq : la parole divine transmise à l'Envoyé n'est ni celle d'un fou ni celle d'un démon ; de là le sens apparent : « où irez-vous donc si vous ne l'acceptez pas ? ». Le sens subtile est suggéré par le rapprochement avec le terme zahûq : De quel côté pourriez-vous disparaître si vous vous écartiez d'al-haqq ?, alors qu'il n'y a aucune réalité en dehors d'al-haqq : in huwa illa dhikrun li-l-'âlamîn (Cor., 81, 27).

chapitre 2.

AL-HAQQ AL-MAKHLÛQ BI-HI

La métaphyique d'al-haqq repose toute entière sur l'idée de manifestation (zuhûr). Le nom divin az-Zâhir (l' « Extérieur ») fait partie d'un quaternaire exprimé au début de la sourate du Fer : Huwa-l-Awwal wa-l-Âkhir wa-z-Zâhir wa-l-Bâtin (Il est le Premier, le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur) . Ces noms ne sont pas des attributs divins (sifât), mais des relations purement conceptuelles (nu'ût) qui conditionnent et limitent l'Existence universelle (1). Les sifât impliquent une signification douée de réalité actuelle (ma'nâ wujûdî) : si le Très-Haut est l'Omniscient et le Tout-puissant, Sa science est présente dans tout être savant et Sa puissance est présente dans tout être capable ; au contraire les nu'ût sont de pures relations dépourvues de réalité actuelle (nisab 'adamiyya) : le Très-Haut est éternel et ne peut apparaître comme premier ou comme dernier que par rapport au monde envisagé comme « autre que Lui » ; de même, Il comprend toute chose et ne peut apparaître comme « extérieur » ou comme « intérieur » que par rapport à nous.

1 – Sur cette distinction, cf. le Kitâb al-istilâhât et surtout la réponse à la question 153 du Questionnaire de Tirmidhî.

La réalité contingente de ce qui est envisagé comme « autre que Lui » est affirmé par le nom al-Hayy ; l'irréalité de ce qui est envisagé comme « autre que Lui » est affirmé par le nom al-Haqq. Al-Hayy est l' « imâm » d'un septénaire d'attributs qui régit l'Existence universelle (2). Les sifât manifestent les épiphanies divines alors que les nu'ût sont dépourvues de réalité propre : elles expriment l'aspect illusoire de la manifestation. Ce qui n'a ni essence ni réalité propre est haqq :

Dis pour al-haqq : en vérité ce qui est autre qu'al-haqqest haqq suivant sa réalité essentielle (haqîqa)

Je ne puis voir avec mon essence propre ('ayn) riend'autres que mon essence propre (3)

L'essence propre d'al-haqq est (identique aux) essences propres des créatures.(4)

2 – Cf. Tawhîd et Ikhlâs, p. 190-191. les quatre noms énumérés au début de la sourate du Fer sont rapportés au nom Huwa. Le monde est régi par al-Hayy al-Qayyûm (le Vivant qui subsiste par lui-même) qui est le substitut et le représentant de Huwa au sein de la manifestation. En tant qu'il est identifié avec le principe qu'il représente, ce substitut est haqq ; sous cet aspect, il n'a ni contraire ni pareil.3 – Autre sens possible : je ne puis voir avec mon œil rien d'autre que mon œil.4 – 'ayn al-haqq a'yân al-khalîqa. Ces vers figurent dans la réponse à la question 88 du Questionnaire.

Al-haqq est la réalité métaphysique de tout ce qui est envisagé illusoirement comme « autre que Dieu » ; de là, on comprend sans peine qu'al-haqq est le nom qui opère la réalisation métaphysique. Le Réalisé est appelé dans le tasawwuf : al-muaqqiq bi-l-haqq.

Al-haqq, c'est la Voie métaphysique dans un sens qui rappelle le Tao de la tradition extrême-orientale ; c'est la Voie universelle. La souveraineté actuelle de la sharî'a concerne uniquement l'état humain. L'expression dîn al-haqq désigne la Voie déterminée par les conditions propre de notre état d'existence. Pour Ibn Arabî, il s'agit de la Voie droite mentionnée dans la Fâtiha : ihdi-nâ as-sirât

al-mustaqîm ; le sirât déterminé par l'article al- et par le contenu du dernier verset : sirât alladhîna an'amta 'alay-him (5). La Voie universelle est l' « unité de la Voie axiale »(ahadiyya at-tarîq al-amamî) (6) en laquelle sont réunies toutes les voies de la même manière qu'Allâh est la Divinité sans pareille qui réunit toutes les divinités (ilâhât) et les convictions particulières ('aqâ'id). Dans notre monde, al-haqq est déterminé par le dîn ; dîn al-haqq, c'est la voie sur laquelle l'ensemble des musulmans demande, dans chaque prière rituelle qu'Allâh les guide, car Il a envoyé Son envoyé avec la guidance et la religion d'al-haqq, n'en déplaise aux associateurs. La Voie métaphysique n'est déterminée par aucune condition particulière ; ce sont les versets :

Il n'est d'être en mouvement (c'est-à-dire vivant) dont Lui ne tienne le toupet : en vérité, mon Seigneur est sur une Voie droite (sirâtin mustaqîmin)

(Cor., 11, 56)

En vérité, tu guides vers une voie droite (sirâtin mustaqîmin), la Voie d'Allâh(Cor., 42, 52-53)

Dis : en vérité, moi, mon Seigneur m'a guidé vers une Voie droite (sirâtin mustaqîmin) – Religion Immuable (dînan qiyaman), Règle d'Abraham, adoration pure

(Cor., 6, 161)

Et que ceci est ma Voie (sirât-y), dressée en mode axial (mustaqîman) : suivez-la et ne suivez pas les chemins (as-subul) qui vous sépareraient de Son chemin

(Cor., 6, 153)

Dans ces quatre versets, le qualificatif mustaqîm est indéterminé ; dans le second, la Voie universelle est expressément identifié comme étant la Voie d'Allâh (sirât Allâh). Alors que dîn Allâh et dîn al-haqq sont des expressions équivalentes au degré des formes individuelles, sirât Allâh désigne la fonction initiatique d'al-haqq au degré universel, celui du Prophète « illettré » (an-nabî al-ummî) : mâ kunta tadry mâ al-kitâb wa lâ-l-imân (Cor., 42, 52). Le « chemin d'Allâh » (sabîl Allâhi) est lié à la parole d'al-haqq au début de la sourate al-Ahzâb : wa Allâh yaqûl al-haqq wa Huwa yahdî-s-sabîl (Cor., 33, 4).

5 – Cf. Futûhât, chap. 72 ; vol. 10, p. 509 de l'éd. O. Yahyâ.6 – Cf. Le Livre des Chatons des Sagesses, p. 32.

« Ce qui est entre l'anéantissement et la confirmation » (7) est exprimé dans l'énoncé de la shahâda par le terme illa . Selon le symbolisme des quatre fondements sur lesquels l'islâm est bâti, il correspond à la zakât. Initiatiquement, la zakât est la purification opérée par al-haqq : az-zakât haqq Allâh (8). Elle ne tolère aucune association dans le domaine des formes traditionnelles et il en va de même pour la Voie d'Allâh qui représente la haqîqa correspondante. C'est ce qu'exprime la doctrine, fondamentale dans le tasawwuf, d'al-haqq al-makhlûq bi-hi (al-haqq dont procède la création), qui repose sur l'interprétation ésotérique du verset : Il a créé les Cieux et la Terre au moyen d'al-haqq – Très-élevé à l'égard de ce qu'ils associent ! (Cor., 16, 3). Ibn 'Arabî déclare (9) que la plupart des maîtres se sont trompés su ce sujet ; toutefois, par adab pour eux, ils s'abstient de les nommer car leur ignorance s'explique par la formulation du texte coranique, dont il ne comprennent pas la portée véritable. Il convient donc de citer incidemment (car tout se tient) un autre verset concernant al-haqq : Allâh n'éprouve aucune honte à proposer comme symbole un petit insecte ou ce qui lui est supérieur. Ceux qui croient savent qu'il est al-haqq venu de leur Seigneur, tandis que les incroyants disent : qu'est-ce donc qu'Allâh a voulu en donnant ceci comme symbole ? Il égare beaucoup par lui et Il guide beaucoup par lui, et ne sont égarés par lui que ceux qui se sont écartés (de la Voie d'Allâh) (Cor., 2, 26). « Al-haqq venu de la part de leur Seigneur », c'est le Coran : wa bi-l-haqq anzalnâ-hu wa bi-l-haqq nazala (Cor., 17, 105).

Révélé par al-haqq, étant lui-même haqq, le Coran ne peut être compris et interprété selon sa signification réelle que par al-haqq ; celui qui s'écarte d'al-haqq dans ses interprétations est égaré par là même. En l'occurrence la racine de l'incompréhension réside dans l'expression bi-l-haqq. bi représente ici la deuxième lettre de l'alphabet arabe, qui symbolise tout naturellement la dualité. Selon Cheikh Abd al-Wâhid, « Allâh créa le monde non par l'alif qui est la première des lettres, mais par le ba qui est la seconde ; et, en effet, bien que l'unité soit nécessairement le principe premier de la manifestation, c'est la dualité que celle-ci présuppose immédiatement, et entre les deux termes de laquelle sera produite, comme entre les deux pôles complémentaires de cette manifestation, figurés par les deux extrémités du ba, toute la multitude indéfinie des existences contingentes. C'est donc le ba qui est proprement à l'origine de la création, et celle-ci s'accomplit en lui et par lui, suivant les deux sens qu'à cette lettre quand elle est prise comme la préposition bi »(10).

7 – C'est-à-dire al-haqq ; cf. supra, p. 298 – Cf. Métaphysique de la zakât, p. 11.9 – Futûhât, chap. 368.10 – Cf. Er-Rûh, chap. V du recueil Aperçus sur l'ésotérisme islamique et le Taoïsme.

L'expression bi-l-haqq est pleinement justifiée du fait qu'elle est couplée avec le terme makhlûq : la création ne peut être manifestée que par la présence du ba. Toutefois, ainsi que l'indique également Cheikh Abd al-Wâhid, cette lettre comporte une ambivalence. Tantôt elle apparaît comme le symbole de l'Intellect créé ; selon un hadîth, al-'aql est la « première création d'Allâh »: c'est donc lui qui manifeste, par sa nature même, le nom divin le « Premier » et c'est lui aussi qui est le principe immédiat du point de vue cosmologique. Tantôt elle apparaît unie essentiellement à al-haqq, car la manifestation d'al-haqq est sa seule raison d'être ; du reste, la science des lettres enseigne que toutes les lettres sont en réalité des formes différenciées de l'alif primordial. La lettre ba comportant à la fois le sens de moyen et celui de lieu, on peut comprendre que la création est manifestée « au moyen » d'al-haqq et qu'elle a de ce fait une existence propre qui lui serait conféré par al-haqq. C'est là précisément l'erreur visé par le « plus grand des maîtres » : les essence particulières (a'yân) n'ont d'autre réalité (wujûd) que celle d'al-haqq ; al-haqq ne peut appartenir qu'à al-haqq car al-haqq n'a pas d'associé ; c'est pourquoi il est dit à la fin du verset : ta'âlâ 'ammâ yushrikûn (très élevé à l'égard de ce qu'ils associent). Si al-haqq pouvait être identifié avec une essence particulière, celle-ci apparaîtrait au sein de la manifestation comme le seigneur unique et universel (10), alors que toute seigneurie est relative : les seigneuries sont multiples comme les essences auxquelles elles correspondent. Seul le Très-Haut est le « Seigneur des seigneurs » (rabb-l-arbâb). La lettre ba est une source d'illusion à partir du moment où l'on considère que le moyen et l'instrument ne sont pas identiques au but poursuivi. Dans le Livre des Haltes (mawfiq 66), l'Émir Abd al-Qâdir écrit : « Le Très-Haut a dit : Demandez l'aide de la patience et de la prière rituelle (Cor., 2, 45) et Il a dit : C'est à Toi que nous demandons aide (Cor., 1, 5), c'est-à-dire : ''ne demandez aide qu'à Moi''. C'est donc bien Lui qui est la réalité véritable (al-wujûd al-haqq), Lui qui est la patience et la prière rituelle » (11).

Une autre erreur, corrélative à la première, consisterait à considérer que la création dépendrait d'une cause première ('illa ) (12) et qu'elle résulterait d'une motivation divine : al-haqq al-makhlûq bi-hi ne serait rien d'autre que la cause première de la création ('ayn 'illati-l-khalq), ce qui rendrait celle-ci nécessaire par elle-même et obligatoire pour Allâh alors que, toujours selon Ibn Arabî : « la création est un pur don (minna) de Sa part résultant d'une faveur n'ayant d'autre cause qu'elle-même (minna min-Hu 'alâ-l-khalq wa ibtidâ' fadl) car Il est l'Indépendant à l'égard des mondes ».

10 – C'est là l'erreur désignée par le terme hulûl.11 – C'est également le sens de la parole christique souvent citée par Cheikh Abd al-Wâhid : Le Royaume des Cieux est au-dedans de vous.

12 – Il est significatif que ce terme signifie à la fois cause et déficience.

Du fait de l'ambivalence du bâ, Ibn Arabî interprète le passage khalaqa-s-samâwâti wa-l-ard bi-l-haqq en donnant à bi le sens de li : Il a créé les Cieux et la Terre « pour » et non « par » al-haqq. Il cite à ce propos le verset : wa mâ khalaqtu-l-jinn wa-l-ins illa li-ya'budûni : J'ai créé les jinns et les hommes uniquement pour qu'ils M'adorent (Cor., 51, 56) où la particule li a le même sens, celui d'une attribution : la création est le support des manifestations théophaniques (tajaliyyât) qui s'opèrent au moyen des noms (asmâ') et des attributs (sifât), et ceux-ci sont dépourvus de réalité propre. La présence du terme li-ya'budûni illustre le lien, indissoluble à ce degré, entre la doctrine métaphysique et la réalisation initiatique, car il signifie aussi : pour qu'ils soient de purs serviteurs. Il faut prendre garde à ne pas donner à cette particule un sens causal car le Très-Haut n'a nul besoin de l'adoration de Ses serviteurs : eux seuls bénéficient de la reconnaissance du Droit d'Allâh (haqq Allâh) et de l'acceptation de leur condition servitoriale. Al-haqq al-makhlûq bi-hi signifie al-haqq al-makhlûq la-hu et al-haqq al-makhlûq la-hu signifie qu'il n'y a pas d'autre haqq que Lui, qu'il n'y a pas de haqq en dehors de Lui ou extérieur à Lui. Initiatiquement on peut ajouter que si nous ne sommes pas « autre que Lui », il n'y a pas non plus de haqq extérieur à nous ; c'est le sens du in lam takun tarâ-Hu selon l'interprétation akbarienne (13).

13 – Cf. Le Livre de l'extinction dans la contemplation, p. 48-49.

Ces premières indications sur la doctrine métaphysique d'al-haqq permettent de résoudre la difficulté au début de notre étude. Al-haqq lâ sharîka la-Hu : Il n'a pas d'associé ; laysa ka-mithli-Hi shay'un : rien ne Lui est semblable ; wa lam yakun la-Hu kufuwan ahad : Il n'a pas d'égal. Ce statut particulier parmi les noms divins le rend proprement intraduisible, car il ne peut être « traduit » que par lui-même. Les ambivalences qu'il comporte (al-haqq n'est pas manifesté, mais suppose la manifestation ; il réunit tous les contraires, etc.) se reflète dans l'expression traditionnelle par de constantes répétitions destinées à corriger l'idée qu'al-haqq pourrait être réduit à un aspect déterminé, alors qu'il les comporte tous. C'est là une caractéristique que l'on ne retrouve pour aucun autre nom divin.

wa bi-l-haqq anzalnâ-hu wa bi-l-haqq nazala : C'est par al-haqq que Nous l'avons révélé et c'est par al-haqq (ou en al-haqq) qu'il est descendu

(Cor.,17, 105)

yurîdu Allâhu an yuhiqqa al-haqq bi-kalimâti-Hi wa yaqta'a dâbira-l-kâfirîn li-yuhiqqa al-haqqa wa yubtila al-bâtila : Allâh veut conférer al-haqq à al-haqq au moyen de Ses verbes et éradiquer les incrédules afin de conférer al-haqq à al-haqq et d'invalider le faux

(Cor., 8, 7-8)

Chaque Verbe est haqq, confère al-haqq, opère la réalisation d'al-haqq, manifeste le droit d'al-haqq, confirme la vérité d'al-haqq, accomplit ce que requiert al-haqq et met fin à l'incrédulité et au mensonge.

qâla fa-l-haqqu wa-l-haqqa aqûlu : (Dieu) dit : quant à Moi, Mon serment est al-haqq et c'est al-haqq que Je dis

(Cor., 38, 84)

qul : hal in shurakâ'i-kum man yahdi ilâ-l-haqqi ? Qul : Allâhu yahdi li-l-haqqi ; a fa-man yahdi ilâ-l-haqqi ahaqqu an yuttaba'a am-man lâ yahiddî illa an yuhda : Dis : y a-t-il d'entre ceux que vous associez quelqu'un qui guide vers al-haqq ? Dis : Allâh guide pour al-haqq. Celui qui guide vers al-haqq n'a-t-il pas plus de droit à être suivi que celui qui ne peut guider s'il n'est pas guidé lui-même ?

(Cor., 10, 35)

Ce dernier verset appelle un commentaire : dans shurakâ'i-kum, kum signifie qu'Il n'a pas d'associé en tant qu'Il est al-haqq. Par ailleurs, Allâh ne guide pas « vers » (ilâ) al-haqq car Il est al-haqq par Son essence. Il guide pour (li ) al-haqq, c'est-à-dire afin que soit réalisé al-haqq au moyen de Ses Verbes. Ne peuvent guider vers al-haqq que ceux qui ont effectivement accompli cette réalisation, car seul al-haqq peut guider vers al-haqq ; c'est ce qu'indique la célèbre prière sur le Prophète où l'on retrouve une répétition analogue : nâsir al-haqq bi-l-haqq (celui qui secourt al-haqq au moyen d'al-haqq). Notons incidemment que le passage coranique où ce verset figure traite tout entier d'al-haqq, même dans la partie où ce nom n'est pas expressément mentionné. Au verset 34 il est dit : Dis : y a-t-il d'entre ceux que vous associez quelqu'un qui donne son commencement à la création et qui la renouvelle ? C'est al-haqq qui confère ce commencement par la création de l'Intellect premier (al-'aql al-awwal) et c'est lui qui la renouvelle. De plus, au verset 36 il est dit : la plupart d'entre eux ne suit que l'opinion conjecturale (zann) et en vérité l'opinion conjecturale n'est d'aucune utilité en dehors d'al-haqq.

Cet aspect caractéristique de l'expression coranique se retrouve dans les Futûhât : « Al-haqq : son ipséité est al-haqq, son nom est al-haqq ; al-haqq est Lui ce par quoi Il a créé. Toute chose est Son haqq car Il a donné à toute chose sa (ou Sa) création (Cor., 20, 50). Nous avons créé les Cieux, la Terre et ce qui est entre les deux uniquement par al-haqq (Cor., 15, 85). C'est par al-haqq que Nous l'avons révélé et c'est par al-haqq qu'il est descendu (Cor., 17, 105). Nous t'avons envoyé au moyen d'al-haqq comme annonciateur de bien et comme avertisseur (Cor., 2, 119). Dis : al-haqq provient de votre Seigneur (Cor., 18, 29). Al-haqq appelle (talaba) les droits particuliers (al-huqûq) ; Il appelle donc al-haqq par al-haqq. Qu'y a-t-il après al-haqq, si ce n'est l'égarement ; comment donc seriez-vous détournés ? (Cor., 10, 32): al-haqq, c'est al-wujûd et l'égarement c'est la perplexité ; à qui donc l'attribuer, alors qu'al-haqq est Celui qui révèle (al-munazzil), al-haqq est la révélation (at-tanzîl) et al-haqq est ce qui est révélé (al-munazzal). Al-haqq provient d'Allâh en tant qu'Il est notre Seigneur : celui qui se détourne d'al-haqq, où ira-t-il donc ? Où irez-vous donc ? Alors que Lui est uniquement un rappel pour les mondes ? (al-'âlmamîn) : ceux qui reconnaissent les signaux (al-'alâmat) (14) et les indications (Cor., 81, 26-27) ». Dans ce texte (15), le terme dalâl (l'égarement) est compris dans le sens de perplexité du fait qu'on ne sait pas à qui attribuer al-wujûd : à Dieu ou à la forme apparente. C'est le verset : wa mâ ramayta idh ramayta wa lâkinna Allâh ramâ : Tu n'a pas lancé (les cailloux contre les Mekkois, à la bataille de Badr) quand tu as lancé, mais c'est Allâh qui a lancé (Cor., 8, 17). L'acte de lancer est tout d'abord nié (tu n'a pas lancé), puis affirmé (tu as lancé) au moyen d'une transposition : en vérité, c'est Allâh qui a lancé. L'acte de lancer procède d'une forme visible. Si l'on considère que cette forme a une existence qui lui est propre, on comprend que le Très-Haut est présent dans la forme de celui qui lance, ce qui correspond au sens littéral de la particule bi dans l'expression : al-makhlûq bi-hi. La réalité véritable est que la forme est elle-même haqq : man ra'âny faqad ra'â-l-haqq ; en effet : « Les essences particulières (a'yân al-'âlam) ne peuvent être existenciée que par la manifestation de la forme (wujûd as-sûra) ; d'autre part, elles ne peuvent être qualifiées par la réalité actuelle (wujûd) que par la présence en elles d'al-haqq : al-haqq par lequel elles sont créées est donc ''semblable'' à la forme ».(16) Ceci signifie qu'al-haqq est nécessairement présent dans la manifestation de leur forme ; néanmoins il s'en distingue parce que, s'agissant d'une forme déterminée, il ne peut pas être limité par cette forme : la forme de celui qui lance est « une » forme d'al-haqq, non ps « la » forme d'al-haqq ; c'est pour cela qu'al-haqq la fait périr en la remplaçant immédiatement par une autre. Ce verset met bien en lumière que l'affirmation selon laquelle « al-haqq est ce qui est entre l'anéantissement (i'dâm) et la confirmation (thubût) » (17) concerne essentiellement la réalisation métaphysique ; c'est aussi la haqîqa qui fonde la doctrine de l' « abrogation » et de la « confirmation » au degré formel qui est celui d'ad-dîn.

14 – Terme de la même racine que 'âlamîn que le Cheikh al-Akbar comprend ici dans le sens de

'âlimîn (les Savants par Allâh).15 – Qui figure dans la réponse à la Question 88, à la suite du poème initial.16 -Futûhât, chap. 72, vol. X, p. 508 de l'éd. O. Yahyâ.17 – Cf. supra, p. 29 et 38.

Et le Cheikh de conclure : « Al-haqq est l'essence propre de la forme que l'on voit les êtres produire. Réalise initiatiquement (tahaqqaq) ce que nous disons, car il n'y a pas plus clair que ce qu'Allâh montre dans ce verset et que nous avons expliqué en détail. » Ajoutons que cette présence divine dans les formes ne concerne pas seulement le domaine des actes, mais aussi la science du Très-Haut telle qu'elle est exprimée dans la diversité des crédos. Après avoir déclaré que « selon la réalité véritable al-haqq est derrière chaque crédo » (comme Il est derrière l'apparence de celui qui lance), Ibn Arabî corrige en disant : bal huwa sûra kulli mu'taqad (Il est en vérité la forme même de chaque credo).(18)

18 – Futûhât, question 90 du Questionnaire.

Le Califat ésotérique est fondé sur le hadîth : Inna Allâh khalaqa Adam 'alâ sûrati-hi. Si l'on comprend que cette création est opéré bi-l-haqq, il s'agit de la forme d'Adam. Selon la réalité véritable elle est opérée bi-l-haqq, car il s'agit de la Forme d'Allâh. Le Calife n'est pas seulement le lieu-tenant, le substitut ou le représentant du Très-Haut : il est Sa Forme, et c'est pour cela qu'Allâh ordonne aux anges de se prosterner devant lui. De même, le monde n'a ni exstence ni forme propre ; il a été créé selon la Forme divine, car il a été créé pour al-haqq ; c'est le verset : Il a conféré à toute chose sa création (Cor., 20, 50), ce qui signifie tout d'abord que, par Sa sagesse, Il lui a donné ce qui lui revient. Toutefois, il n'y a pas de haqq en dehors de Lui, de sorte que le verset signifie aussi qu'Il confère à toute chose ce qui Lui revient à Lui (haqqa-Hu). La Forme d'Allâh est parfaite ; le monde est parfait ; l'homme est parfait quand il réalise pleinement cette Forme : il est imparfait uniquement dans la mesure où il s'en écarte. L'enseignement d'Ibn Arabî sur ce sujet illustre la manière dont un enseignement métaphysique fondé sur la Connaissance génère une guidance spirituelle : « Le Très-Haut donne à toute créature ce qu'elle mérite selon ce que requiert la sagesse divine ; c'est Sa parole : Il a conféré à toute chose Sa création, puis il a guidé. Il a dit clairement qu'il a conféré à toute chose Sa création afin qu'aucune ne puisse dire : ''Il me manque ceci ou cela''. Ce prétendu manque vient uniquement à l'esprit de celui qui s'ignore lui-même et qui n'ajoute pas foi au contenu de ce verset s'il en a eu connaissance. L'être créé ignore sa perfection ou son imperfection, car il a été créé pour autre que lui, non pour lui-même : Celui qui l'a créé l'a créé pour Lui et non pour lui ; Il lui a conféré uniquement ce qui est bon pour Lui le Très-Haut. C'est le serviteur (incroyant) qui veut être pour lui-même, et non pour son Seigneur ; c'est pour cela qu'il dit : ''Je veux ceci'' ou : ''il me manque cela''. S'il savait qu'il a été créé pour son Seigneur, il saurait aussi qu'Allâh a créé la création sous la forme la plus parfaite et la plus adéquate pour son Seigneur ; qu'Allâh me préserve de faire partie de ces ignorants ! Cette question est souvent omise par les nôtres (Gens de la Voie), bien que les plus grands en aient eu la connaissance. Celle-ci est pourtant nécessaire aussi bien pour celui qui commence, qui termine, ou qui se trouve au milieu (de son parcours), car elle est la racine des convenances divines qu'al-haqq requiert de Ses serviteurs. Ne savent cela que ceux qui disent (reprenant à leur compte une parole coranique) : Notre Seigneur, tu comprend toutes choses en miséricorde et en science (Cor., 2, 30) (19). Quant à ceux qui disent : Vas-tu établir (sur la Terre) quelqu'un qui va la corrompre et répandre le sang ? (Cor., 2, 30), ils ne prennent pas garde à ce qu'Allâh a recherché en créant les créatures. Si l'ordre divin n'était pas tel qu'il est, la Dignité (hadra) divine serait privée de nombreux noms qui ne pourraient être manifestés. L'Envoyé d'Allâh – sur lui la grâce et la paix ! – a dit : ''Si vous ne commettiez pas des péchés, Allâh ferait venir des gens qui e commettraient''. Par là, il a indiqué que tout ce qui advient dans le monde est destiné à manifester le pouvoir de tel ou tel nom divin. S'il en est ainsi, c'est parce qu'il n'y avait pas, dans la Toute-Possibilité (imkân), de monde plus incomparable (abda') et plus parfait ».

19 – Dans ce verset et dans le suivant, ce sont les anges qui parlent.

Ces textes indiquent que c'est l'idée même de création qui est à l'origine de l'égarement et de l'illusion. Ibn 'Arabî commente le verset : Qu'y a-t-il après al-haqq si ce n'est l'égarement ? En disant : « l'égarement n'est rien d'autre que la création. L'égarement, c'est la perplexité et c'est la création qui en est l'origine » (20) ; il ajoute : « Al-haqq est l'essence d'al-wujûd. La création le conditionne en Le déclarant absolu (21). Conditionnée, la création conditionne ; mais c'est à Lui qu'appartient l'autorité et par Lui qu'elle s'exerce. C'est al-haqq qui juge, et il ne juge que par al-haqq. La création, c'est le haqq d'al-haqq » ; et encore : « la création porte ce nom à cause de ce qui est créé à partir d'elle. La création est ''nouvelle'' (22) et c'est en elle, du fait de cette nouveauté, que réside la haqîqa de la divergence : tu la considères d'un côté et tu dis : elle est haqq ; tu la considères sous un autre et tu dis : elle est khalq, alors qu'elle n'est ni haqq ni autre qu'al-haqq : telle est l'origine de la divergence. C'est parce que cet aspect de la divergence prédomine qu'on l'a appelée : ''khalq''. En effet, le wujûd d'al-haqq est nécessaire par lui-même (bi nafsi-hi) alors que le wujûd d'al-khalq est nécessaire par Lui (c'est-à-dire par al-haqq), et non par elle-même. Nous ne disons pas :''par autre que Lui'' (ou par autre qu'elle-même), car l' ''autre'' n'a aucune réalité propre (mâ la-hu 'ayn). »

20 – Futûhât, chap. 558.21 – Bi-l-itlâq ; autre sens possible : en l'appelant haqq par opposition à elle-même.22 – Allusion à Cor., 50, 15 : bal hum fî labsin min khalqin jadîdin (ils sont dans le doute du fait d'une création nouvelle) ; c'est-à-dire nouvelle par rapport à al-haqq qui demeure immuable au sein de la manifestation.

La doctrine d'al-haqq al-makhlûq bi-hi ne peut être expliquée à partir des indications données par Cheikh Abd al-Wâhid sur les conditions de l'existence corporelle, en particulier le temps et l'espace. Si l'on considère un ordre particulier au sein de cette existence, al-haqq peut être identifié comme le principe dont procède cet ordre et qui le régit. S'agissant de l'espace, c'est le point primordial (23) qui représente al-haqq : « le point, considéré en soi, n'est aucunement soumis à la condition spatiale, puisque, au contraire, il en est le principe : c'est lui qui réalise l'espace, qui produit l'étendue par son acte ». Le point primordial n'a ni étendue, ni dimension, ni forme : « il n'est donc pas de l'ordre des existences individuelles ; il ne s'individualise en quelque façon que lorsqu'il se situe dans l'espace, et cela non pas en lui-même, mais seulement par quelqu'une de ses modalités, de sorte que, à vrai dire, ce sont celles-ci qui sont proprement individualisées, et non le point principiel. » Tout ceci est également vrai pour al-haqq qui confère à l'espace sa réalité divine. « Le point réalise toute l'étendue » : l'étendue dans son intégralité. Selon une perspective initiatique, inverse de celle de la manifestation, on peut dire du point qu'il est l' « intégrale » de l'étendue, au sens mathématique du terme qui implique un « passage à la limite » (24). L'identification du point primordial (an-nuqta) avec le nom al-haqq est indiqué par Ibn Araî au chapitre 360 des Futûhât.

23 – Pour les citations qui suivent, cf. Le Symbolisme de la Croix, le chap. XVI intitulé : Rapport du point et de l'étendue.24 – Cf. Les Principes du calcul infinitésimal, chap. XXII.

De même que toute forme est une forme d'al-haqq, de même tout point de l'espace manifeste l'unicité sans pareille du point principiel. Selon Cheikh Abd al-Wâhid : « l'élément primordial, celui qui existe par lui-même, c'est le point, puisqu'il est présupposé par la distance et que celle-ci n'est qu'une relation ; l'étendue elle-même présuppose donc le point ». Dire de la distance qu'elle n'est rien de plus qu'une relation signifie quelle est dépourvue, comme telle, de toute réalité actuelle (wujûd) tout en étant indissolublement liée à cette réalité, sinon elle serait inconcevable. C'est précisément ce type de relation qu'Ibn Arabî appelle : nisba 'adamiyya. C'est la nisba qui engendre la perplexité et donc l' « égarement », car c'est elle qui empêche de voir qu'un point situé dans

l'étendue n'appartient pas à cette étendue et qu'il n'est rien d'autre que le point principiel. Comme le point situé dans l'espace implique la distance et que la distance implique la relation et le voile, le point principiel apparaîtra comme le « seigneur » de celui qui est situé dans l'espace. En précisent ceci, nous entendons montrer comment ce qu'explique Cheikh Abd al-Wâhid s'intègre dans une perspective religieuse, et surtout se rapporte à une doctrine initiatique au sein de cette perspective. Il a clairement affirmé lui-même que, dans tout ce qu'il écrivait, la réalisation métaphysique n'était jamais perdue de vue. S'agissant des « rapports du point et de l'étendue », l'intégration au sein du tassawuf des considérations qu'il développe ne perdent leur apparence théorique et spéculative qu'à partir du moment où l'on comprend que le point primordial n'est autre qu'al-haqq. Rappelons qu'al-haqq est le nom divin qui opère la réalisation métaphysique ; c'est pourquoi Cheikh Abd al-Wâhid conclut son étude en disant : « Le point qui réalise toute l'étendue s'en fait le centre, en la mesurant selon toutes ses dimensions, par l'extension indéfinie des branches de la croix dans les six directions, ou vers les six points cardinaux de cette étendue. C'est l'Homme Universel, symbolisé par cette croix, mais non l'homme individuel, qui est véritablement ''la mesure de toutes choses''. »

Si l'on considère la condition temporelle, l'omniprésence d'al-haqq est plus évidente encore car al-haqq se manifeste dans l'instant (al-waqt). L'instant est le principe du temps comme le point est celui de l'étendue et de l'espace:il n'est pas soumis à la condition temporelle ; il 'na pas de durée et ne peut être individualisé que sous une forme cyclique, c'est-à-dire céleste ; il est l'essence même du passé et de l'avenir : kâna al-'ân 'ayn al-mâdî wa-l-mustaqbil (25). L'éternité s'actualise dans l'instant, tout comme l'Essence divine s'actualise dans al-haqq. L'instant c'est l' « éternel présent », expression que l'on peut entendre selon deux sens différents, suivant le terme qu'on choisit pour qualifier l'autre : c'est l' « éternel Présent », le présent immuable auquel aucun temps ne peut être associé ; et c'est aussi l' « Éternel présent » car l'instant immuable n'est autre que la manifestation en ce monde de l'éternité divine. De même que nous ne pouvons saisir le point car il est sans étendue, de même nous ne pouvons saisir l'instant présent car il est sans durée : du fait même qu'il est éternel, il nous paraît évanescent. Le point est insaisissable en dépit, ou plus exactement à cause de son omniprésence. Selon le Cheikh al-Akbar, c'est l'intensité de la manfestation (shiddat az-zuhûr) qui explique cette insaisissabilité : al-haqq est à la fois shâhidin wa mashhûdin (Cor., 85, 3), at-tâlibu wa-l-matlûb (Cor., 22, 73), al-muhhib wa-l-mahbûb, al-murîd wa-l-murâd ; les regards ne peuvent le saisir, mais c'est Lui qui saisit les regards : lâ tudriku-Hu-l-absâr wa Huwa yudriku-l-absâr wa huwa al-Latîf al-Khabîr (Cor., 6, 103).

25 – Futûhat, chap. 372.

Cette grâce universelle et cachée est exprimée par le nom divin al-Latîf, présent à la fin du verset ; comme al-haqq, ce nom est étroitement lié à la réalisation initiatique. Le « Sûfî », ayant obtenu le degré suprême, est dit : ibn al-waqt, ce qui signifie en réalité : ibn al-haqq. Al-haqq est « produit » par l'unité de l'alif tout comme al-khalq est produit par la dualité du bâ : c'est là le mystère de la « filiation divine ». Lam yalid wa lam yûlad indique que la manifestation tout entière est haqq, et non khalq ; qu'elle est ibn, et non walad. De même que l'Homme Universel est la « mesure de toute choses » car il est situé symboliquement au centre de l'espace, de même il est ibn al-waqt, car il demeure dans l' « Éternel Présent »(26).

26 – Au chapitre 559 des Futûhât (à propos du chapitre 143 qui correspond en réalité au chapitre 146 sur la futuwwa), Ibn Arabî définit le fatâ comme étant ibn al-waqt : « il n'est pas conditionné par le temps (az-zamân) et n'est pas renfermé dans un lieu ; du temps, il ne connaît que l'instant (al-'ân) ; rien d'irréel ne le conditionne, car il réalise la constance d'al-wujûd ».

chapitre 3.

HAQQAN 'ALAY-NÂ

En réponse à la vingt-huitième Question du Questionnaire de Tirmidhî : « Qu'est-ce qu'al-'adl ? », le Cheikh al-Akbar répond, de manière quelque peu inattendue : al-haqq al-makhlûq bi-hi (al-haqq par qui ou pour qui les Cieux et la Terre ont été créés). Au premier abord, l'affinité des deux noms al-haqq et al-'adl semble s'expliquer par l'idée de justice : le premier comprend le sens de « droit » et le second celui d' « équité ». Toutefois, la métaphysique akbarienne repose toute entière sur un autre sens d'al-'adl, celui de « penchant » : pour Ibn Arabî, c'est l'action de pencher qui réalise al-haqq. L'application au sens courant, c'est-à-dire à l'idée de justice est la suivante : l'équité ne consiste pas à maintenir l'équilibre des deux plateaux de la balance, mais bien à la faire pencher en faveur de celui qui détient le droit. Par ailleurs, il faut prendre garde au fait qu'al-haqq, compris comme étant « le droit », ne peut régir l'Ipséité divine ; cependant les passages coraniques ne manquent pas qui semblent soumettre le Très-Haut à l'obligation et à la contrainte :

Il s'est prescrit à lui-même ('alâ nafsi-Hi) la miséricorde(Cor., 6, 12)

Lorsque viennent à toi (ô Prophète) ceux qui ont foi en Nos signes, dis leur : salâm 'alaykum, votre Seigneur s'est prescrit à Lui-même la miséricorde. Celui d'entre vous qui a fait du mal par ignorance et qui, après cela, a fait retour (à Dieu) et a agi de façon intègre : en vérité, Il est Tout-pardonnant, Très miséricordieux

(Cor., 6, 54)

À Allâh incombe de montrer le (droit) chemin(Cor., 16, 9)

Ma miséricorde s'étend à toute chose, mais Je la prescris en faveur de ceux qui ont la crainte pieuse et qui donnent la zakât ; et en faveur de ceux qui ont foi en Nos signes.

(Cor., 7, 156)

(Ô Fils d'Israël), soyez pleinement fidèle à Mon pacte, Je serai pleinement fidèle au vôtre... Ne dissimulez pas la vérité avec le mensonge, ne cachez pas la vérité alors que vous savez !

(Cor., 2, 40 et 42)

Nous avons envoyé avant toi des messagers à leurs peuples ; ils leur ont apporté des signes évidents et nous nous sommes vengés de ceux qui commettaient des outrages car c'est un devoir ) Notre charge de secourir les croyants (wa kâna haqqan 'aly-nâ nasr al-mu'minîn)

(Cor., 30, 47)

Comment faut-il comprendre cette contrainte apparente ? Nous rappellerons tout d'abord, en raison de leur clarté terminologique, les enseignements donnés par Chekh Abd al-Wâhid dans le chapitre final des États multiples : là où il n'y a pas de dualité, il ne peut y avoir de contrainte. S'agissant de la Non-dualité (correspondant dans le tasawwuf au terme dhât et, éventuellement, à celui de ulûhiyya), l'absence de contrainte sera exprimée par des termes négatifs : indifférenciation, indétermination, liberté d'indifférence ; alors que, au degré de l'Être, première détermination au sein de l'Essence, elle le sera par des termes comme : autodétermination, autodifférenciation, etc. ; la liberté est alors celle de l'être « qui est lui-même sa propre loi ». pour Cheikh Abd al-Wâhid, la

réalisation des possibilités de manifestation (al-mumkinât) « ne peut reposer sur une pure indifférence » et encore moins sur « un décret arbitraire de la Volonté divine » ; « au sein de la manifestation universelle la ''liberté d'indifférence'' est impossible » car elle ne peut convenir qu'au non-manifesté ; ce qui revient à dire que toute chose existenciée a nécessairement sa raison d'être. La manifestation implique la différenciation, autrement dit un « penchant » exprimé en doctrine islamique par le nom al-'adl. Le sens de ce nom en langue arabe est métaphysiquement très significatif car il indique que le « penchant divin » est intimement lié aux notions de justice, d'équité et de droit, ce qui exclut tout arbitraire et implique que l'ensemble de la manifestation est le fruit d'une sagesse (hikma) et d'une grâce (minna), cachées ou apparentes.

Voici ce qu'écrit Ibn Arabî à propos d'al-'adl : « Al-'adl signifie : le « penchant » (al-mayl). On dit de quelqu'un 'adala 'an at-tarîq s'il s'est écarté de la voie et 'adala ilay-hi s'il s'en est rapproché (en ''penchant'' vers elle) ; s'agissant d'al-haqq, on appellera 'adlan le fait de pencher vers lui et jawran (injustice, iniquité) le fait de s'en écarter. Dire qu'Allâh a créé les créatures au moyen d'al-'adl signifie que l'Essence divine possède un droit du point de vue de Son Ipséité et qu'elle en possède un autre du point de vue de Son Degré qui est le degré divin. Comme il y a ''penchant'' de ce qui revient à l'Essence (comme telle) vers ce qui revient au degré divin qui requiert, par son essence propre, des supports de manifestation (afin qu'Il soit adoré) on a eu recours au terme 'adl : il s'agit de ''pencher'' à partir de ce que requiert l'Essence vers ce que requiert la Divinité car c'est là ce que demandent les êtres qui lui sont soumis en vertu du droit qui est le leur (d'être des supports de la manifestation divine). Celui qui donne son droit à celui qui le réclame est appelé ''équitable'' ('âdilan) et ce qu'Il donne ''équité'' ('adlan) ; or, il s'agit d'al-haqq. C'est pourquoi Allâh n'a créé les créatures qu'au moyen d'al-haqq, en ce sens qu'il donne à Ses créatures ce qui leur revient de droit. On ne peut donner une explication et une formulation plus claires. »

La fin de ce texte pourrait donner à penser que les possibilités de manifestation, devant nécessairement être manifestées, possèdent un « droit » à l'égard du Très-Haut ; mais c'est là une affirmation qui demande à être examinée de plus près. Ici encore, il convient de rappeler ce qu'écrit Cheikh Abd al-Wâhid dans les États multiples (1) : 'La manifestation, qui est purement contingente en tant que telle, n'en est pas moins nécessaire dans son principe... Il n'y a aucune difficulté à concevoir que la manifestation soit ainsi à la fois nécessaire et contingente sous des points de vue différents, pourvu que l'on fasse bien attention à ce point fondamental (2), que le principe ne peut être affecté par quelque détermination que ce soit, puisqu'il en est entièrement indépendant, comme la cause l'est de ses effets, de sorte que la manifestation, nécessitée par son principe, ne saurait inversement le nécessiter en aucune façon. » La portée initiatique de cet enseignement est indiquée par Ibn Arabî dans cet autre texte (3) : « Al-haqq a été appelé al-haqq à cause de ce qu'il exige de Ses serviteurs, et qu'il est en drot d'exiger, en tant qu'ils sont à la fois des essences particulières et des supports de manifestation. Or, al-haqq ne peut être requis qu'au moyen d'al-haqq : il s'agit de la science obtenue après (la manifestation de) l'essence propre (grâce aux révélations divines). En effet, Celui qui exige doit nécessairement donner ce qu'Il exige à celui qui demande. C'est le verset : (Votre Seigneur) s'est prescrit à Lui-même (littéralement à Son âme) la miséricorde (Cor., 6, 12) ; c'est-à-dire : Il l'a rendu obligatoire de sorte qu'elle est devenue un devoir (haqqan) à Sa charge. Il a dit aussi – gloire à Sa transcendance ! - : Et c'est un devoir (haqqan) à notre charge d'avoir à secourir les croyants (Cor., 30, 47) et ce secours n'est rien d'autre qu'al-haqq. C'est Lui à qui revient le droit (mustahaqq), Lui qui confère le droit (al-muhiqq) et c'est aussi à Lui qu'incombe l'octroi (unique) de toutes les obligations, et non sous le rapport de Son Essence. S'il ne revenait pas aux essences particulière d'être des supports de manifestations, al-haqq ne se manifesterait pas en elles ; s'il n'agissait pas avec sagesse (hakîman), cette manifestation serait forcément défectueuse ; si enfin l'Ipséité ne comportait pas la nécessité (4) de la manifestation dans ces supports afin que puisse apparaître l'autorité de la seigneurie, elle ne se manifesterait pas dans ces essences particulières. Aucune chose n'est jamais manifestée en elle-même et pour elle-même. Il faut nécessairement qu'il y ait une essence propre en laquelle et pour laquelle (en vertu du ''droit'' qu'Il lui a conféré), Il se

manifeste ; Il est appelé alors : « contemplé » et « contemplant » (5). Les essences particulières n'ont aucun droit (par elles-mêmes) ; c'est pour cela qu'Il a dit : votre Seigneur a prescrit à Lui-même la miséricorde ; Il n'a pas dit : les essences ont droit à la miséricorde. Les essences n'ont aucun droit, sauf celui d'être des supports de manifestation ».

1 – Cf. chapitre XVII.2 – C'est nous qui soulignons.3 – Cf. la réponse à la Question 88.4 – Tastahiqq ; littéralement : n'avait pas le droit.5 – Mushhûdan wa shâhidan ; allusion à Cor., 85, 3.

La plénitude d'al-haqq appartient à al-haqq. Le support n'a d'autre « droit » que celui d'être un serviteur car il est dépourvu de toute réalité actuelle (wujûd) lui appartenant en propre. Le Très-Haut ne peut être nécessité par rien ni soumis à quelque obligation que ce soit, ce qui signifie qu'il confère al-haqq ou al-wujûd par pure grâce : « Personne ne peut Lui imposer un devoir ou une obligation. C'est Lui qui s'oblige Lui-même, par pure grâce (minnatan) de Sa part, et par pure faveur (fadlan) pour nous » (6). Dire que la miséricorde est à Sa charge veut dire que rien, à proprement parler, n'est à Sa charge puisqu'il s'agit justement d'une pure miséricorde. Du reste, elle est prescrite uniquement en faveur de « ceux qui ont la crainte pieuse, qui s'acquittent de la zakât (initiatiquement qui n'est autre que la reconnaissance et le respect du Droit d'Allâh), qui ont foi en Nos signes et qui suivent l'Envoyé ». Ce sont donc uniquement les muhaqqiqûn, les Saints réalisés, qui génèrent cette miséricorde « prescrite » en vertu du caractère opératif de leur réalisation. On a là un nouvel exemple de la façon dont la doctrine métaphysique exposée par Cheikh Abd al-Wâhid est intégrée en islâm au moyen de la guidance initiatique du Cheikh al-Akbar.

6 – Futûhât, chap. 70, vol 8, p. 247 de l'éd. O. Yahyâ.

Maintenant, quelle est la haqîqa correspondant au haqq « à la charge » du Très-Haut ? Dans le passage : « Et c'est un devoir à Notre charge de secourir les croyants », le droit est réclamé 'alay-nâ. Le pluriel indique que le degré envisagé n'est pas celui de l'Essence, mais celui des noms divins. Dans la mesure où ils sont distingués les uns des autres au sein de l'Essence, les noms sont de pures relations conceptuelles dépourvues de réalité propre (nisab 'adamiyya). Ibn Arabî montre (7) qu'en réalité c'est a la nisba et non à l'Essence divine qu'incombe l'obligation : « Selon la réalité véritable l'obligation de secourir les croyants incombe, non pas à Lui-même ('alâ nafsi-Hi), mais à la nisba, car Il est trop élevé pour être soumis à une obligation quelconque au sens défini par la loi sacrée ; il convient plutôt (ka-anna-hu) de l'envisager ainsi : la science divine a fixé et déterminé de toute éternité le chemin qui contient notre félicité (sa'âda). Toutefois la science ne comporte pas, comme telle, une formulation dans le monde des formes, formulation qui relève de l'attribut de parole (kalâm) et de la relation particulière qui Le fait apparaître comme ''doué de parole'' (mutakallim) en vue de faire connaître aux serviteurs le chemin qui conduit à leur félicité. Ce chemin a été déterminé (de toute éternité) par la science, mais c'est la parole divine (al-kalâm al-ilâhî) qui explique et traduit ce que la science a déterminé (8). C'est donc à cette relation particulière (et non à l'Essence qui les contient toutes) qu'incombe véritablement l'obligation ». Ce texte contient des références à plusieurs autres versets coraniques concernant al-haqq. Ainsi la mention du chemin fait allusion à la fois au passage où il est dit : Allâh dit al-haqq et c'est Lui qui guide (en indiquant) le chemin (Cor., 33, 4) et à cet autre : Il incombe à Allâh de montrer le (droit) chemin (Cor., 16, 9). L'expression 'alâ nafsi-Hi se rapporte, quant à elle, au verset kataba 'alâ nafsi-Hi ar-rahma (Il s'est prescrit à Lui-même la miséricorde). Si Ibn Arabî oppose ici la nafs divine et la nisba c'est parce qu'il considère cette nafs comme une désignation de l'Essence (adh-dhât). Toutefois on peut considérer aussi que la nafs désigne l'essence propre ('ayn) de la Divinité ; elle apparaît alors comme étant elle-même une première nisba distinguée au sein de l'Ispéité, et cette nisba correspond au nom divin al-haqq. On retrouve, à ce point de vue, les identifications qui ont été exprimées

précédemment : al-haqq est Celui qui oblige, Celui qui est soumis à l'obligation et l'Obligation elle-même, ce qui revient à dire qu'al-haqq « est à Lui-même Sa propre loi ».. Cette façon de comprendre le terme nafs est illustré par la parole de sayyidnâ 'Isâ : ta'lamu mâ fî nafsî wa lâ a'lamu mâ fi nafsi-ka (Tu sais ce qui est dans mon âme et je ne sais pas ce qu'il y a dans la Tienne) (Cor., 5, 116). En effet, non seulement il s'agit de la même âme, mais Ibn Arabî précise dans les Fusûs (9) que la parole : ta'lamu mâ fî nafsî (Tu sais ce qui est dans mon âme) est en réalité une parole d'Allâh s'exprimant par la bouche de 'Isâ ; et cela parce que le Fils de Marie est appelé dans le Coran : qawl al-haqq (la parole d'al-haqq ; cf. Cor., 19, 34). Ta'lamu mâ fî nafsî signifie donc : ta'lamu mâ fî-l-haqq (tu sais ce qu'il y a dans al-haqq), sous-entendu li-anna-ka al-haqq (parce que tu es toi-même haqq) ; et c'est aussi parce qu'il est qawl al-haqq que sayyidnâ 'Isâ dit au verset précédent : Que la paix (as-salâm) soit sur moi le jour où je nais, le jour où je mourrai et le jour où je serai ressuscité (Cor., 19, 33).

7 – Futûhât, chap. 33, vol. 3, p. 296 de l'éd. O. Yahyâ.8 – Remarquons incidemment l'analogie entre ce passage et l'Introduction des Fusûs où il est indiqué que c'est le Prophète lui-même qui a déterminé le contenu de l'ouvrage et que c'est le Cheikh al-Akbar qui explique et traduit cette science primordiale « sans rien ajouter ni retrancher » ; cf. p. 28.9 – Cf. p. 414.

Selon une donnée fondamentale de l'enseignement akbarien sur la Connaissance initiatique : « Celui qui connaît son âme connaît son Seigneur ». Pour interpréter cette parole selon son sens véritable, il faut rappeler tout d'abord que l'âme du croyant ne lui appartient pas : inna Allâha shtarâ min al-mu'minîn anfusa-hum wa amwâla-hum (en vérité Allâh a acheté aux croyants leurs âmes et leurs biens ; cf. Cor., 9, 111). C'est à ceux qui gardent l'illusion du contraire qu'il incombe la zakât initiatque : qad aflaha man zakkâ-ha (celui qui purifie son âme obtiendra la Délivrance ; Cor., 91, 9). Il faut donc comprendre : celui qui connaît Son âme (à Lui) connaît son Seigneur ; autrement dit : celui qui connaît Son haqq connaît son Seigneur car il n'y a pas de haqq en dehors du Sien. Al-haqq ne confère jamais al-haqq à un autre que Lui. De même que le Très-Haut ne peut avoir de droit sur l'être contingent (10), de même celui-ci ne peut avoir de droit sur Lui. C'est à la lumière de cet enseignement qu'il convient de comprendre la façon dont le Prophète – sur lui la grâce et la paix! – désigne son Seigneur : « Celui dans la main de qui est l'âme de Muhammad ». Par ailleurs, al-haqq suppose la manifestation : cela explique pourquoi ce nom est à l'origine de la fonction seigneuriale ; selon Ibn Arabî : « La seigneurie se distingue du Soi par sa relation avec une essence particulière ('ayn). Par lui-même, le Soi ne comporte aucune relation : ce sont les essences qui requièrent ces relations de la part de Soi et ce sont elles qui sont à l'origine de la seigneurie » (11) ; et encore : « Il a été appelé al-haqq parce que Son wujûd est nécessaire par lui-même. Ce qu'Il exige, Il l'exige uniquement de Lui-même puisqu'Il l'exige de l'Extérieur présent dans le support de Sa manifestation : c'est l'Ipséité, en tant qu'elle est manifestée dans un support particulier, qui est à l'origine de la fonction seigneuriale. Il n'exige que de Lui-même ; Celui qui est soumis à l'exigence, c'est Lui ; ce qui est exigé est haqq, c'est l'essence propre d'al-haqq. S'il donne, c'est Lui qui prend et s'Il prend, c'est aussi Lui qui donne. Qui Le connaît connaît al-haqq » (12). Le passage du degré suprême à celui de la fonction divine s'opère au moyen d'al-haqq (13). C'est par al-haqq que le « Premier » est distingué du « Dernier », l' « Intérieur » de l' « Extérieur », le passé de l'avenir ; c'est par al-haqq que l'Éternel apparaît, tantôt comme antérieur (al-azal), tantôt comme postérieur (al-abad). Le processus de la réalisation métaphysique est inverse. At-Tirmidhî l'évoque dans la question 87 de son Questionnaire : « Que requiert al-haqq des Gens de l'unité (al-muwahhidûn) ? » à laquelle Ibn Arabî répond : « Ce qu'al-haqq requiert d'eux est qu'ils n'opposent pas l'Extérieur à l'Intérieur, car Il se manifeste dans l'un comme dans l'autre : Il est l'Extérieur du point de vue des supports de Sa manifestation et l'Intérieur du point de vue l'Ipséité. Les support de la manifestation sont multiples sous le rapport de leurs essences particulières, mais non sous celui de l'Extérieur qui se manifeste en elles : l'unité est (actualisée) dans leur manifestation et le nombre dans leurs

essences propres. Ce qu'al-haqq requiert des Gens de l'Unité – ceux qui sont qualifiés par le tawhîd (du fait de leur réalisation initiatique) – est qu'ils réalisent l'unité de Son Ipséité car, si les supports sont régis par le nombre, l'Extérieur quant à lui ne l'est pas. Dès lors ils ne voient plus rien sans qu'il soit le Voyant, le Vu et la Vision ; ils ne demandent plus rien sans qu'il soit le Demandeur, la Demande et Ce qui est demandé ; ils n'entendent plus rien sans qu'il soit l'Audiant, l'Audition et Ce qui est entendu. »

10 – Cf. Métaphysique de la zakât, p. 104.11 – Cf. la réponse à la question 87.12 – Cf. la fin de la réponse à la question 88.13 – Cf. supra, p. 62.

Le Soi est symbolisé par le pronom divin Huwa, l'essence particulière par le pronom Anâ, et le passage de l'un à l'autre par le pronom Anta. Huwa, qui est « neutre » ou « androgyne », se polarise en anâ qui est masculin et en anta qui porte la marque du féminin. Comme la manifestation implique la considération de la dualité, l'élément féminin symbolisant cette dernière précède nécessairement l'existenciation du masculin ; c'est le verset : À Allâh appartient le Royaume des Cieux et de la Terre, Il créé ce qu'il veut, Il donne à qui Il veut un féminin (inâthan, terme au singulier et indéterminé) et Il donne à qui Il veut des masculins (adh-dhukûr, terme au pluriel et déterminé ; cf. Cor., 42, 49). L'origine de la fonction seigneuriale peut être également envisagée à ce point de vue : « S'il n'y avait le point nécessité par l'espace et qui est semblable à l'instant, on ne pourrait distinguer al-azal d'al-abad. Le point est l'essence de al seigneurie, car c'est par lui que l'on peut distinguer aussi l'Ipséité et les essences particulières que l'on appelle : ''supports de manifestation''.Le point, c'est toi (an-nuqtatu anta). C'est par anta que anâ est distingué de huwa. Si tu possèdes cette science, tu es un muwahhid véritable : donne donc à al-haqq ce qu'il exige de toi lorsqu'il l'exigera » (14).

14 – Cf. la réponse à la Question 87.

Cela dit, il ne faut pas perdre de vue que « la manifestation, dans son intégralité, est véritablement nulle au regard de l'Infini, de même (sauf les réserves qu'exige toujours l'imperfection de telles comparaisons) qu'un point situé dans l'espace est égal à zéro par rapport à cet espace » (15). L' « Extérieur », comme il a été dit, n'est pas régi par le nombre : le nom az-Zâhir demeure un en dépit des supports multiples de sa manifestation. L'unité d'az-Zâhir est al-haqq. La dualité du anta n'a d'existence qu'au point de vue des êtres manifestés : anta, anâ, huwa, hiya ne sont qu'un au sein de la Réalité suprême. C'est au moyen d'al-haqq que se réalise initiatiquement la wahdat al-wujûd. Al-haqq, c'est anta. La réponse à la question : « Qu'est-ce que la wahdat al-wujûd ? » est et ne peut être que anta.

15 – Les États multiples, chap. XVII.

Chapitre 4.

AL-MUTAHAQQIQ BI-L-HAQQ

Al-haqq est, par excellence, le nom divin de la réalisation initiatique. Les Réalisés sont les mutahaqqiqûn. Le serviteur qui pénètre dans la Dignité d'al-haqq (hadratu-l-haqq) est dit : al-mutahaqqiq bi-l-haqq (celui qui s'est réalisé initiatiquement au moyen d'al-haqq).(1) Tout rattachement à l'ordre initiatique s'effectue au moyen d'al-haqq. En islâm, le verset du rattachement contient une formulation analogue à celle qui a été commenté plus haut : Tu n'as pas lancé quand tu as lancé, mais c'est Allâh qui a lancé. De même pour le pacte initiatique : on ne peut se contenter de dire qu'il a été fait « avec Allâh » si l'on omet d'ajouter, ou si l'on perd de vue, qu'il a été fait « avec toi ». Le pronom affixe -ka représente anta, et nous savons que anta, c'est al-haqq. Anta, c'est aussi le Prophète – sur lui la grâce et la paix ! - considéré comme haqq. Toute initiation, quelle que soit la révélation traditionnelle ou l'organisation qui lui donne sa forme (2) opère un rattachement à la lumière muhammadienne universelle (3) : al-haqq wujûd, wa-l-wujûd nûr. Cheikh Abd al-Wâhid a insisté sur l'importance de ce rite qui est opératif par lui-même, en ce sens qu'il contient virtuellement la réalisation initiatique toute entière ; il est ineffaçable et modifie la constitution de l'être humain de manière irréversible. Sa régularité ne requiert qu'une seule condition, nécessaire et suffisante, à savoir qu'il soit conféré par quelqu'un qui a été lui-même rattaché, d'une façon ou d'une autre : le rattachement s'opère uniquement par al-haqq, et al-haqq rien ne peut être associé.

1 – Futûhât, chap. 395.2 – Ce qui se montre, pour l'initiation maçonnique, par la réponse à la question : mâ al-bannâ' ; cf. l'étude que nous avons publiée sous ce titre dans le premier numéro de La Règle d'Abraham.3 – Ce qui explique, par exemple, que des saints hindous puissent voir le Prophète sous la forme d'une lumière.

Tout rattachement est unique et sans pareil » : non seulement parce que la création est renouvelée à chaque instant (ce qui s'applique à toutes les créatures d'une façon générale), mais surtout parce qu'al-haqq n'est autre que la lumière séparative (fitra) qui permet à tout être particulier de recouvrer sa condition primordiale. Pour le Cheikh al-Akbar, l'expression nûr as-samâwâti wa-l-ardi (Cor., 24, 35) est un équivalent de fâtir as-samâwâti wa-l-ardi (Cor., 35, 1) (4) ; il écrit : « Le monde tout entier est Ciel et Terre, il n'y a rien d'autre. La parole divine : C'est par al-haqq que Nous l'avons fait descendre et c'est par al-haqq qu'il est descendu a été manifestée par la lumière divine. Allâh l'a (5) manifesté car Il est sa lumière ; c'est Lui qui a manifesté l'Extérieur, Lui qui a séparé (par Sa lumière) les Cieux et la Terre, Lui qui est leur fitra ». Toute forme séparée est unique parce qu'elle est haqq. La lumière d'al-haqq est aussi l'essence de la Tradition primordiale (dîn al-fitra) au sens où l'entend Guénon. Ceci est en rapport avec le symbolisme du jeûne qui actualise l'Essence divine, car « il n'a pas de semblable » (6) tandis que sa rupture (fitr ), de la même racine que fitra) révèle la lumière du Prophète sur qui le Très-Haut a fait descendre le Coran au moyen d'al-haqq parce que Son réceptacle est lui-même haqq.

4 – Cf. Futûhât, réponse à la Question 43 et aussi Michel Vâlsan, Le Triangle de l'Androgyne, section 3 : Tradition primordiale et Culte axial.5 – Il s'agit du Livre Éternel, qui est à la fois « monde » et « Coran »6 – Cf. Textes sur le jeûne, p. 16 et 46.

A l'intention des lecteurs de Cheikh Abd al-Wâhid, il convient d préciser qu'al-haqq est le nom divin

qui permet le passage d'une perspective spéculative aux aspects opératifs de la réalisation. Compte tenu des indications que nous avons données, notamment à propos du point primordial, il est évident qu'al-haqq correspond à l'Être. Toutefois, la notion d'Être a été détachée en Occident de ses racines traditionnelles de sorte qu'elle demeure aujourd'hui quelque peu théorique et ne peut être utilisée, comme telle, dans un processus de réalisation, sinon à titre « préparatoire ». pour le montrer nous prendrons pour appui, ici encore, l'ouvrage de René Guénon qui se rapporte de la manière la plus directe à la Voie de la Connaissance métaphysique : Les États multiples de l'Être. Les enseignements qu'il renferme constituent la meilleure introduction qui soit à la doctrine akbarienne, mais ils ne peuvent suffire pour avancer sur la voie de la réalisation. Bien entendu, Cheikh Abd al-Wâhid connaissait mieux que personne la portée de cette étude qu'il qualifie dans son Avant-propos de « théorie métaphysique tout à fait fondamentale » ; néanmoins, il était aussi conscient des risques inhérents à un exposé de cet ordre ; c'est pourquoi il s'étend longuement sur les limites de sa méthode et s'efforce de prévenir autant que possible les incompréhensions qui pourraient en résulter : « On comprendra sans peine toutes les précautions et les réserves qu'impose l'inévitable imperfection de ce langage (7), si manifestement inadéquat à ce qu'il doit exprimer en pareil cas (8) ; il y a là une disproportion évidente, et l'on peut d'ailleurs en dire autant pour toute représentation formelle, quelle qu'elle soit, y compris même les représentations proprement symboliques (9)... Il convient, pour ne point altérer la vérité par une exposition partielle, restrictive ou systématisée, de réserver toujours la part de l'inexprimable ». S'il énonce ces réserves, c'est avant tout parce qu'il ne perd jamais de vue, en dépit de l'apparence inévitablement théorique de ses études, la nécessité et les exigence de la réalisation métaphysique. Toutefois, il est rare qu'il mentionne celle-ci de manière expresse (10) comme il le fait ici dans l'avant-dernier chapitre (à propos de la difficulté d'exprimer la transposition en mode permanent du manifesté dans le non- manifesté) : « Tout cela est parfaitement concevable, mais il faut savoir y faire la part de l'inexprimable, comme d'ailleurs en tout ce qui appartient au domaine métaphysique ; pour ce qui est des moyens de réalisation d'une conception effective, et non pas simplement théorique, s'étendant à l'inexprimable même, nous ne pouvons évidemment pas en parler dans cette étude, les considération de cet ordre ne rentrant pas dans le cadre que nous nous sommes présentement assigné. »

7 – Celui des « individualités humaines ».8 – C'est nous qui soulignons.9 – Tout symbole implique une nisba. Al-haqq peut seul garantir la légitimité et l'efficacité d'un symbole : wa Allâhu ya'lamu wa antum lâ ta'lamûn (Cor., 3, 66).10 – Sauf, bien entendu, dans les écrits qui traitent de l'initiation.

L'adverbe « présentement » pourrait indiquer que Cheikh Abd al-Wâhid a abordé la question des moyens de réalisation dans d'autres publications, mais on sait qu'il n'en est rien, car elle est étrangère à sa fonction. Il appelle donc à une guidance qu'il n'a pas assurée directement lui-même. D'autre part, l'expression « inévitable imperfection du langage » ne concerne que les « individualités humaines » ; elle ne s'applique en aucune manière à un langage divin (khitâb ilâhî) comme celui de la révélation coranique. Dans le Coran, l'Être divin est exprimé essentiellement par le nom al-haqq. Parler des états multiples de l'Être revient donc à parler des états multiples d'al-haqq : il y a équivalence quant au sens, mais une différence immense quant à l'efficacité traditionnelle, car ce nom contient par lui-même « la part de l'inexprimable », et c'est d'ailleurs pour cela qu'il est intraduisible.

Selon Ibn Arabî, tout ce qui est manifesté, qu'il s'agisse des états ou des catégories d'existence (ajnâs), des modalités au sein de ces états (anwâ') ou des êtres particuliers (ashkhâs) a pour unique raison d'être la manifestation d'al-haqq. Comme l'exemple de catégorie d'existence on peut citer les anges dont le rapport à al-haqq est indiqué au verset 23 de la sourate les Sabâ' : idhâ fuzzi'a 'an qulûbi-him qâlû mâdhâ qâla rabbu-kum qâlû al-haqq (lorsque la frayeur sera ôtée de leur cœurs, ils

diront : qu'a dit votre Seigneur ? ; ils diront : al-haqq) (11). L'Homme Universel réunit al-haqq dans sa totalité et l'on peut voir, à ce point de vue également, la différence entre un enseignement théorique et son application initiatique. Le Tout universel est « sans parties » car « l'emploi même du mot ''partie'' suppose l'existence d'un rapport défini avec le tout » (12) ; c'est ce rapport qui est appelé en doctrine akbarienne : nisba. Le paradoxe d'al-haqq est qu'il suppose la considération d'une nisba tout en rappelant, par sa simple présence, que la nisba est dépourvue de toute réalité actuelle car al-haqq est sans partie : si le point, principe de la distance et de l'espace, demeure insaisissable, c'est parce qu'il est sans étendue, et par conséquent sans partie au sein de cet espace.

11 – Nous ne pouvons exposer ici l'interprétation akbarienne de ce verset, qui repose sur une lecture spéciale. Indiquons seulement que son sens est lié à la donnée traditionnelle selon laquelle les anges s'évanouissent lorsqu'ils entendent la Parole inspirée (al-wahy) car ils la perçoivent comme le bruit d'une chaîne traînée sur rocher.12 – Les États multiples de l'Être, chap. I.

La réalisation d'al-haqq comporte nécessairement la totalité d'al-haqq, ce que Cheikh Abd al-Wâhid appelle : « la communion parfaite de la totalité des états de l'être, harmoniquement et conformément hiérarchisés, en épanouissement intégral dans les deux sens de l' ''ampleur'' et de l' ''exaltation''. » (13) Al-haqq requiert le tout : s'il subsiste dans l'être quelque défaut ou quelque partie non intégrée, il ne peut s'agir de la réalisation d'al-haqq. Cette question est intimement liée à celle de la foi, qui est également sans partie : En vérité, ceux qui ne croient pas en Allâh et Ses envoyés, qui veulent établir une différence entre Allâh et Ses envoyés et qui disent : nous croyons en certains et nous ne croyons pas en d'autres, et qui veulent emprunter une voie intermédiaire : ceux là sont, eux, les incroyants véritables (al-kâfirûn haqqan) (Cor., 4, 150-151) ; haqqan signifie : selon al-haqq, selon ce que requiert al-haqq, car al-haqq comporte le tout. Ce verset évoque l'universalité de la tradition islamique, mais il inclut aussi une application qui concerne l'Homme Parfait (al-insân al-kâmil) car les différents « envoyés » (au sens large) représentent autant de types spirituels qui sont intégrés dans la réalisation suprême de celui qui réunit le tout : c'est là l'enseignement essentiel du Livre des Chatons. Bien entendu, il ne s'agit pas ici de la foi en un dogme ou en une conviction particulière, mais bien d'une foi portant sur la révélation de la Synthèse coranique qui préserve toujours la part de l'inexprimable puisqu'elle s'adresse précisément à ceux qui croient au Mystère (alladhîna yu'minûna bi-l-ghayb) (Cor., 2, 3). S'agissant du contenu de la révélation, la foi « sans parties et sans défaut » consiste à reconnaître que la parole divine est toute entière haqq : wa bi-l-haqq anzalnâ-hu wa bi-l-haqqi nazala (Cor., 17, 105) ; lâ ya'tî-hi-l-bâtil min bayna yaday-hi wa lâ min khalfi-hi (le faux ne peut l'atteindre ni par devant ni par derrière) (Cor., 41, 42). L'affinité entre la foi et al-haqq, l'une et l'autre sans partie, s'explique par le caractère opératif de la foi dans le processus de la réalisation initiatique, tel que l'enseignement de Cheikh Mustafâ l'a mis en lumière. (14).

13 – Le Symbolisme de la Croix, chap. III.14 – Cf. son étude : L'Islâm et la fonction de René Guénon.

L'aspect totalisateur de la réalisation opérée par al-haqq est exprimé dans le hadîth qudsî : « Mon serviteur ne cesse de s'approcher de Moi jusqu'à ce que Je l'aime, et lorsque Je l'aime, Je suis son ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, son pied, sa langue, etc. » Ce hadîth peut se comprendre de deux façons : si le serviteur réalise qu'il est incapable de voir et d'entendre par lui-même, que c'est par la grâce du Très-Haut qu'il entend et qu'il voit, ce serviteur fait parie des « Gens du bi » et sa perspective initiatique est celle des « petits mystères » ; si le serviteur comprend plutôt que son ouïe et sa vue ont cessé de lui appartenir, que son être est devenu tout entier pour Allâh, qu'il est l'ouïe et la vue d'Allâh en ce monde par l'effet d'une théophanie essentielle (tajallî dhâtî), ce serviteur fait partie des « Gens du li », ceux qui ont réalisé les « grands mystères ». A propos de cette Vue divine, le Cheikh al-Akbar cite la parole d'Abû Bakr as-Siddîq :

« Je n'ai jamais vu une chose sans voir Allâh avant elle » et la commente ainsi (15) : « Il voyait intuitivement d'où procédait cette chose. Celui qui bénéficie de ce dévoilement est un créateur incessant (khallâqan) : c'est cela qu'Allâh veut de lui en le faisant bénéficier de ce dévoilement. Plus exactement, c'est ce dévoilement même qui lui confère la science qu'il est un créateur incessant. Il en était déjà ainsi auparavant, mais il n'en avait pas conscience : le dévoilement lui donne uniquement la science de la réalité telle qu'elle est ; ce n'est pas le dévoilement qui le rend créateur. Allâh le Très-Haut lui ordonne alors de donner à toute chose Son haqq conformément à ce qu'exige Sa forme ; de la même façon qu'Allâh donne à toute chose Sa création à l'intérieur de Sa forme. Nulle requête n'est adressée à ce serviteur en faveur d'une créature, de même qu'aucune requête n'est adressée à Dieu (al-haqq) en faveur d'une créature : tel est l'avantage que donne ce dévoilement... al-khalq est pour allâh, al-haqq est pour le serviteur. Dieu (al-haqq) donne à toute chose Sa création, et la création donne à toute chose Son haqq. A ce point de vue, al-haqq entre dans al-khalq et al-khalq entre dans al-haqq. » (16)

15 – Cf. Futûhât, chap. 353.16 – Ibn Arabî précise que nul avant lui n'a exposé publiquement cette doctrine, qu'il évoque aussi dans Le Livre des Chatons (cf. p. 194). L'idée énoncée rappelle celle du Sage qui « soutient le monde par sa respiration ».

Le nom divin al-Khallâq (le Créateur universel apparaît à deux reprise dans le Coran (17) en association avec le nom al-'Alîm (Celui qui sait). Si le serviteur qui bénéficie d'un tel dévoilement sait qu'il exerce cette fonction créatrice, il sait par là même qu'il est un support de la manifestation d'al-haqq. Il voit que ce qu'il accomplit procède d'al-haqq ; il voit al-haqq avant de l'accomplir et au moment où il accomplit ce qui lui a été ordonné ; il donne à ce qu'il fait son haqq en le produisant selon une création harmonieuse » (18) et participe ainsi actievement à l'actualisation de la Forme divine.

17 – Cf. Cor., 15, 86 et 36, 81.18 – Futûhât, ibid.

Al-haqq et al-khalq « entre » l'un dans l'autre car ils se rapportent à une réalité unique ; pour autant, il n'y a pas interpénétration du seigneur et du serviteur. Nous savons qu'al-haqq exige des Gens de l'Unité qu'ils n'opposent pas l'Extérieur à l'Intérieur (19) ; c'est pourquoi « Il exige d'eux une absence totale de rivalité sous ce rapport, de sorte que le seigneur demeure seigneur et le serviteur serviteur. Il convient que le seigneur n'entre pas en compétition avec le serviteur dans sa condition servitoriale et que le serviteur n'entre pas en compétition avec le seigneur dans l'exercice de la fonction seigneuriale ; c'est pourquoi celui qui fait partie des Gens de l'Unité ne prend pas les noms divin pour parure (20). Si quelqu'un objecte : ''En ce cas, comment pourrait-on accepter ce qui est dit d'al-haqq lorsqu'il est décrit dans la révélation avec les qualifications des êtres produits, comme la compagnie, la descente, l'assise en majesté, le rire, etc. qui sont des qualifications propre du serviteur ; par conséquent, contrairement ce que tu affirmes, la seigneurie empiète ici sur le terrain de la servitude !'', nous lui répondons : ''Il n'en est pas comme tu le prétends, car les qualifications que tu as mentionnées ne sont pas des qualifications servitoriales, mais bien des qualifications de la seigneurie (divine) en tant qu'elle se manifeste dans des supports, non pas au point de vue de Son Ipséité'' ».

19 – Cf. supra p. 69 et la Question 87.20 – Lâ yatakhallaqu. Cette question est en rapport avec celle de l'usage du parfum dans l'état de sacralisation pour celui qui accomplit le pèlerinage ; cf. La Doctrine initiatique du pèlerinage, p. 135-136 où se trouve exposé un aspect complémentaire de celui qui est exprimé ici.

L'Homme Parfait, en tant qu'il réalise al-haqq, manifeste une théophanie essentielle et totale, aussi

bien dans son être intérieur que dans sa forme extérieur. On ne peut pas dire de lui qu'il est u récipient dont al-haqq prendrait la couleur, comme l'eau prend la couleur du verre qui la contient, car al-haqq est à la fois l'eau et le récipient. Le Cheikh al-Akbar enseigne cette doctrine dans les Fusûs à propos du Verbe de Shu'ayb : c'est le cœur du Connaissant, symbolisé par le chaton de la bague, qui prend la forme dans laquelle la théophanie s'opère, et non l'inverse. Dieu ne se manifeste pas « à la mesure » de la prédisposition du serviteur, mais par et dans cette prédisposition même. Le serviteur est conditionné, mais il ne peut, pour autant, exiger du Très-Haut qu'Il se soumette à sa condition ! Même quand il est tout entier « haqq » et « créateur incessant », le serviteur demeure mortel en ce monde, alors que le Très-Haut ne l'est pas. Le Prophète – sur lui la grâce et la paix ! – a dit : « Qui m'a vu a vu al-haqq », car sa forme était haqq ; il n'a pas dit : « Je suis al-haqq », formule qu'Ibn Araî critique dans Le Livre des Chatons (21) : « Je viens d'exposer un secret que les Gens d'Allâh n'ont cessé de préserver jalousement, car il contredit leur prétention à être eux-mêmes al-haqq... C'est parce que le Connaissant a le pouvoir de préserver ce qu'il créé qu'il s'exclame : Anâ-l-haqq, mais sa manière de le préserver n'est pas comparable à celle de Dieu ». L'expression « ce qu'il a créé » se rapporte à la fonction d'al-Khallâq al-'Alîm qui a été évoquée plus haut à propos de celui qui, à l'instant d'Abû Bakr as-Siddîq, « ne voit aucune chose sans voir Allâh avant elle ». Dans les Futûhât, après avoir déclaré qu'al-haqq donne à toute chose son haqq, Ibn Arabî énonce une autre différence, liée au fait que le serviteur est soumis à la loi sacrée (22) : « Si la chose qu'il voit est défendue, son haqq à charge du serviteur sera de ne pas l'existencier et de ne pas permettre sa manifestation ; mais s'il ne l'accomplit pas, il ne lui confère pas son droit (en tant qu'elle est une possibilité de manifestation, à la différence du Très-Haut qui lui conférera la manifestation par pure grâce, du simple fait qu'elle est manifestable). Elle se tourne vers lui pour lui demander son droit, mais il ne le lui accorde pas ! Sa manière de faire à l'égard d'al-haqq n'est donc pas la même que celle d'al-haqq à l'égard de la création, car il n'a pas pleine liberté d'agir (kâna mahjûran) ». Celui qui réalise initiatiquement al-haqq doit garder ce double souci : le respect des convenances à l'égard d'Allâh et (ce qui revient au même) la préservation de la sharî'a.

21 – Cf. p. 194.22 – Cf. chap. 353.

La sagesse « haqqiyya » (qualifiée et caractérisée par al-haqq) est exposée dans les Fusûs à propos du verbe d'Ishâq, seul prophète dont le nom contint un hâ et un qâf, les deux lettres qui entrent dans la composition du terme haqq. Selon Ibn Arabî : « Seul peut avoir connaissance de cet enseignement celui qui est lui-même Qur'ân » (23). En outre, s'il garde la crainte pieuse, respecte les convenances à l'égard du Très-Haut, préserve la sharî'a et « maintient la distinction entre le serviteur et le seigneur », on pourra lui appliquer le verset : O vous qui croyez, si vous gardez la crainte pieuse d'Allâh, Il établira pour vous un Furqân (Cor., 8, 29). Le Furqân « le plus élevé » (24) est celui qui respecte la distinction la plus parfaite entre al-haqq et le Serviteur Parfait.

23 – Cf. Le Livre des Chatons, p. 195.24 – Ibid.

Al-Qur'ân est une désignation de la réalisation synthétique et totalisatrice d'al-haqq. Le verset : wa bi-l-haqq anzalnâ-hu wa bi-l-haqq nazala est interprété dans ce sens par Qâchânî : « Wa bi-l-haqq anzalnâ-hu signifie : Nous avons fait descendre le Coran qu'après la disparition de la bashariyya du Prophète – sur lui la grâce et la paix ! – d'une manière totale, à la Station de l'extinction (de sa qualité de créature), au degré éternel où il n'y a plus d'êtres produits et où les ténèbres de la contingence ont été dissipée par les fulgurations de la Face (divine) ». Un autre verset contient le même enseignement, bien qu'al-haqq n'y soit pas expressément mentionné : Et il est en vérité un Livre incomparable ('azîz). Le faux ne peut l'atteindre ni par devant ni par derrière : révélation graduelle venant d'un sage louangé (Cor., 41, 42). Les dimensions « devant » et « derrière » sont des nisab semblables au « premier », au « dernier », à l' « extérieur » et à l'

« intérieur » ; et cela seul suffit à montrer qu'il s'agit bien ici d'al-haqq. Le faux n'atteint pas le Livre Total (Qur'ân) par devant, car devant lui il y a l'Homme Parfait créé directement par les deux Mains divines : son être intègre la manifestation toute entière qui a été créée bi-l-haqq ; et il ne l'atteint pas non plus par derrière, car derrière lui il n'y a qu'Allâh, qui est al-haqq ; or « derrière Allâh il n'y a aucune cible qui puisse être atteinte » (laysa warâ' Allahi marmâ). Selon Ibn Arabî (25), ce hadith signifie qu'il ne faut pas considérer l'Essence divine (dhât) comme étant située, en quelque sorte, « derrière Allâh » ; tout au contraire, l'Essence inexprimable (26) précède le nom et, à plus forte raison, la fonction divine ou seigneuriale ainsi que l'existienciation qui en procède. Affirmer que l'Essence est « derrière » le principe de la manifestation reviendrait à dire que celle-ci est un voile posé sur l'Essence, à dire que celle-ci est un voile posé sur l'Essence, alors que c'est précisément le voile qui est bâtil, et non haqq. Il n'y a d'autre réalité manifesté que celle de l'Essence (qui est donc « avant » toute chose) de sorte qu'elle ne peut apparaître « derrière » que pour les êtres ignorants (et par conséquent « voilés »).

25 – Cf. Marie en Islam, chap. III.26 – Evoquée par le huwa de la sourate al-Ikhlâs, qui précède le nom « Allâh » et la qualification « ahad ».

Le même hadîth peut être interprété au degré individuel et cyclique. Nous avons vu qu'al-haqq était figuré par le point et que celui-ci apparaissait comme le centre de la modalité existentielle procédant de lui. Le Cheikh al-Akbar utilise ce symbolisme pour énoncer d'autres aspects de la doctrine d'al-haqq. Au chapitre 360 des Futûhât, il explique (figure à l'appui) que le point central représente al-haqq en tant qu'il confère al-wujûd à l'ensemble des possibilités de manifestation dont l'actualisation effective est figuré par le cercle de l'Existence universelle ; chacune d'elles correspond à une ligne reliant le centre à ce cercle. Tout ce qui est enveloppé par le cercle représente le possible manifestable ; tout ce qui est à l'extérieur n'est que ténèbres (nuzûlmât) et néant ('adam). Chaque ligne issue du point central aboutit nécessairement à un point de la circonférence ; or tout point, quel que soit son emplacement, est haqq : le point central est haqq en tant que « principe premier » tandis que tout point situé sur la circonférence est haqq en tant que « dernier manifesté » sur la ligne envisagée. Le cercle qui contient l'Existence universelle (muhît ad-dâ'ira) est tout entier haqq, c'est à dire wujûd et lumière (nûr). Toutefois, comme al-haqq désigne l'Être en tant que « principe sans associé », c'est un autre nom divin : al-muhît qui le désignera en tant que « totalité diversifiée ». Al-muhît signifie « Celui qui enveloppe à la manière d'un cercle » ; ce sont les versets : a lâ inna-Hu bi-kulli shay'in muhît (n'est-ce pas Lui en vérité qui encercle toute chose ; Cor., 41, 54) (27) et wa-Llâhu min warâ'i-him muhît (et Allâh les entoure par derrière ; Cor., 85, 20). Le second passage apporte un élément essentiel puisqu'il précise que le Très-Haut demeure « derrière » eux, c'est-à-dire dans leur dos, tandis que l'aspect cyclique de cette indication figure dans un troisième verset : wa inna ilâ rabbi-ka al-muntaha (et c'est assurément vers ton Seigneur qu'est l'aboutissement des choses ; Cor., 53, 42). Le serviteur est donc, lui aussi, préservé « par devant et par derrière » : par devant, car quelle que soit la direction dans laquelle il se tourne, il a devant les yeux la Face d'Allâh : 'aynamâ tawallû fa thamma wajhu Allâh (où que vous vous tourniez, là est la Face d'Allâh ; Cor., 2, 115) ; par derrière, car al-haqq se trouve derrière lui en permanence pour le protéger contre les « ténèbres extérieures » qui sont celles de l'anéantissement. En d'autres termes : par devant, il ne cesse de contempler le principe immuable dont procède son existence ; par derrière, sa création est renouvelée à tout instant en ce monde et dans l'autre (dans la mesure où ce dernier est régi par la condition temporelle).

27 – C'est le verset final de la sourate Fussilat.

Ce symbolisme comporte une application à la prière rituelle. Lorsque l'orant se tourne vers la Kaaba de La Mekke, sa qibla correspond à la ligne qui figure la détermination de son essence particulière ('ayn). Il se tourne vers al-haqq qui est le principe de son existence et qui apparaît par là comme

étant son seigneur ; c'est pourquoi la prière est définie traditionnellement comme « un entretient du serviteur avec son seigneur ». Cet entretient s'opère grâce à la récitation du Coran, c'est-à-dire au moyen d'al-haqq : l'orant s'adresse à al-haqq au moyen d'al-haqq à une station debout où il est lui-même haqq, ce que montre à l'évidence le fait qu'elle est symbolisée par la lettre alif : seul al-haqq peut s'adresser à al-haqq. Il s'agit, d'une manière plus précise, de la récitation de la Fâtiha, sourate primordiale qui contient le Coran tout entier. Dans un hadîth qudsî, le Très-Haut nous informe qu'il a divisé la prière en deux partie, l'une pour Lui-même et l'autre pour Son serviteur. Le Cheikh al-Akbar observe qu'il n'est question dans ce hadîth que de la Fâtiha, ce qui lui permet d'identifier celle-ci comme étant la salât (28). La prière rituelle, c'est la Fâtiha, et la Fâtiha, c'est tout le Coran (29).

28 – Cf. Futûhât, vol. 6 p. 290-291 de l'éd. O. Yahyâ.29 – Contrairement à ce qui a été prétendu, il n'en va pas de même pour les Lettres-Isolées qui contiennent uniquement la science du Coran, c'est-à-dire un aspect de cette totalité.

Les mouvements de la prière sont obligatoires, mais ils ne sont pas l'essence de la prière ; leur déroulement s'effectue selon la Forme de l'Homme Parfait, en laquelle ils ont leur origine. La première partie de la Fâtiha, depuis la basmala jusqu'à maliki yawm ad-dîn se rapporte exclusivement au Très-Haut : la dernière partie, depuis ihdi-nâ as-sirât al-mustaqîm, exclusivement au serviteur. Le verset remplit 5 une fonction intermédiaire (barzakhî) : il associe Dieu (interpellé par le iyyâ-ka répété deux fois) et le serviteur présent dans le nâ également répété deux fois : na'budu et nasta'înu). L'Adoré est unique : c'est pourquoi le pronom de la deuxième personne -ka est au singulier ; les adorateurs sont multiples : c'est pourquoi le pronom de la première personne na est au pluriel) ; il y a donc aussi un passage de l'unité à la multiplicité. Nous avons vu plus haut (30) que c'est le pronom de la deuxième personne qui fait apparaître le Très-Haut comme haqq, nom divin qui comporte à la fois la fonction divine et la fonction seigneuriale. C'est par al-haqq et à partir d'al-haqq que la prière rituelle interpelle al-haqq afin que Celui-ci répondre : « C'est Toi que nous adorons et c'est Toi dont nous demandons l'aide. ». Ce qu'Allâh requiert de lui n'est pas qu'il Le limite ou qu'il Le détermine (31) afin de Le rendre plus proche (ce qui n'aurait aucun sens cas Nous sommes plus proche de lui que sa veine jugulaire ; Cor., 50, 16) (32), mais uniquement qu'il s'adresse à Lui selon l'excellence indiquée par la parole prophétique : « l'ihsân est que tu adores Allâh comme si tu Le voyais ». A ce point de de vue également, le cinquième verset de la Fâtiha peut être dit : « barzakhî » car la contemplation (mashhad) « comme si tu Le voyais » est une contemplation imaginaire (khayâlî) ; or, l'imagination est une faculté du monde intermédiaire qui relève de la modalité subtile de l'être humain.

30 – Cf. p. 70.31 – Ibn Arabî utilise ici le terme tahdîd.32 – Dans un autre verset : Je suis proche et réponds à la demande de celui qui demande quand il demande (Cor., 2, 186).

Si la recommandation de l'excellence concerne tous les actes d'adoration, elle s'applique plus spécialement à l'accomplissement de la salât, rite qui réunit la parole (munâja) et la vision (shuhûd) (33). Cette réunion confirme qu'il s'agit uniquement ici d'une contemplation relative et conditionnée car, pour Ibn Arabî, il y a une incompatibilité radicale entre la vision et la parole, sauf justement s'il s'agit d'une vision imaginaire, et non d'une vision véritable. Celle-ci est évoquée par d'autres données traditionnelles : d'une part le verset où il est dit : Les regards ne Le saisissent pas et c'est Lui qui saisit les regards ; et Il est le Subtil, le Bien-informé (Cor., 6, 103) ; d'autre part le second degré de l'ihsân dans la parole prophétique qui a été citée plus haut : « … et si tu ne Le vois pas, en vérité Lui te voit. » L'orant debout dans la qibla regarde en direction du point d'origine avec ses deux yeux qui correspondent traditionnellement au passé et à l'avenir ; c'est pourquoi son regard ne peut saisir al-haqq ; c'est pourquoi également il ne peut s'entretenir avec Lui qu'en vertu d'une

vision imaginaire basée sur une similitude. La vision véritable est celle de l'Éternel Présent qui est haqq : c'est Lui qui « saisit les regards » et c'est Lui « qui te vois quand tu ne Le vois pas ». Cette vision s'opère au moyen de ce que Cheikh Abd al-Wâhid appelle l' « Œil qui voit tout » (33). E ce sujet, l évoque les idées d'immortalité ('ayn al-khuld), d'omniprésence et aussi de protection car le regard d'al-haqq est celui de la Providence divine. Par référence à ce dernier aspect, Ibn Arabî établit une distinction entre la protection qui est assurée à l'homme « par devant » et celle dont il bénéficie « par derrière » grâce au Regard providentiel : « Al-haqq est l'essence d'al-wujûd ; c'est pourquoi Il est décrit comme ''entourant le monde''. Il réalise cet enveloppement ''par derrière'' uniquement pour assurer à l'homme la protection divine. Il a donné à l'homme deux yeux et les a placés dans son visage pour couvrir l'avant et les deux côtés : c'est là la protection ''commune'' qui ne comporte pas le moyen de se protéger l'arrière ; Allâh les protège alors par Son Essence...Par devant, l'homme est protégé par lui-même ; par derrière, il est protégé par son Seigneur. » (34).

33 – Cf. l'étude qu'il a publiée sous ce titre (reprise au chap. LXXII des Symboles fondamentaux).34 – Cf. Futûhât, chap. 553.

C'est là la doctrine qui concerne l'homme ordinaire. S'agissant des Élus qui ont obtenu les degrés suprêmes, Ibn Arabî dit d'eux qu'ils sont des êtres divins (ilâhiyyûn) du fait qu'al-haqq est devenu leur 'ayn, c'est-à-dire leur essence propre et aussi leur « œil » car ils sont devenus les supports en ce monde du Regard providentiel (35). Ce sont les « Muhammadiens » protégés des hommes par tous les côtés selon l'indication du verset : wa Allâh ya'simu-ka min an-nâs (et Allâh te préservera des hommes ; cf. Cor., 5, 67) et selon la promesse conenue dans cet autre : wa man ya'tasim bi-Llâhi faqad hudya ilâ sirâtin mustaqîmin (celui qui se préserve au moyen d'Allâh est guidé vers une Voie axiale et universelle Cor., 3, 101). C'est par les Muhammadiens que le Très-Haut préserve les hommes : Il les maintient dans l'existence (wujûd) en les entourant « par derrière » pour les protéger du néant ; c'est par derrière aussi qu'Il saisit les regards et par derrière « qu'Il voit, même si tu ne Le vois pas ». En islâm, la réalisation initiatique de l' « Œil qui voit tout » comporte une dimension extérieur et corporelle qui permet de voir dans toutes les directions comme le Prophète l'a indiqué expressément à son propre sujet. Il est significatif, dans ce contexte, qu'Ibn Arabî ait obtenu ce privilège alors qu'il dirigeait comme imâm une prière rituelle : « J'accomplissais la prière en commun à la Mosquée al-Azhar à Fez. J'étais entré dans le mirhâb quand soudain mon essence entière devint un seuil œil : je voyais tous les côtés de la même façon que je voyais dans ma qibla. Plus rien ne m'était caché : ni celui qui entrait, ni celui qui sortait, ni aucun de ceux qui priait avec moi. Il y eut même quelqu'un qui n'avait accompli avec que la dernière rakate ; lorsque je saluai pour terminer la prière et que je tournai mon visage vers la communauté pour faire des du'â, je vis cet homme réparer ce qu'il avait manqué, mais, comme il avait été distrait, il omit une rakate ; je lui dis alors : tu as manqué ceci et cela ; il se souvint et acheva de réparer sa prière. Ne peut connaître ces choses que celui qui en a la connaissance directe (dhawq) » (36). Il est également remarquable que cette prière ait été celle de 'asr, ainsi qu'Ibn Arabî le précise expressément. Le poème initial du chapitre 281 des Futûhât débute par ce vers : salât al-'asr laysa la-hâ nazîr (la prière du 'asr n'a pas de semblable). Pour cette raison, elle est appelée dans le Coran : as-salât al-wusta (la prière de l'Invariable Milieu). La signification cyclique attachée au terme 'asr nous amène à considérer certains aspects actuels de la doctrine eschatologique d'al-haqq.

35 – Cf. As-salât al-akbariyya (La Prière pour le Pôle) dans Études Traditionnelles, 1975, p. 98.36 – Futûhât, chap. 69, vol. 7, p. 267 de l'éd. O. Yahyâ.

Chapitre 5.

DA'WAT AL-HAQQ

En tant que « point d'origine » al-haqq représente la Tradition primordiale ; en tant qu'il entoure et englobe toutes choses, il peut être identifié avec l'islâm envisagé comme Tradition finale. Du point de vue cyclique, sa loi sacrée comprend et unit en une synthèse ultime celles qui l'ont précédé, ce qui nous ramène au sens d'al-haqq indiqué au début de notre étude : al-haqq, c'est la sharî'a de l'islâm. Dans L'Écorce et le noyau (1), Cheikh Abd al-Wâhid mentionne tout d'abord Ibn Arabî, puis il indique : « L'enveloppe, c'est la sharî'a, c'est-à-dire la loi religieuse extérieure qui s'adresse à tous et qui est faite pour être suivie par tous, comme l'indique d'ailleurs le sens de ''grande route'' qui s'attache à la dérivation de son nom. » La forme géométrique qui symbolise la loi commune est le cercle. Toutes les lois sacrées qui ont été successivement révélées entourent le centre primordiale dont elles procèdent. Le cercle le plus extérieur est la loi islamique qui inclut l'ensemble des lois antérieures. C'est lui qui protège aujourd'hui l'état humain de même qu'al-wujûd préserve l'Existence universelle ; à ces deux degrés, il s'agit d'al-haqq. En tant que renouvellement ultime du Pacte primordial, la sharî'a préserve les hommes en les entourant par derrière ; en tant qu'Arche du salut, c'est en elle que seront fixés les résultats du présent cycle qui deviendront les germes de la vie future ; en tant que dîn al-haqq, elle sera assurée de la victoire (fath) et souveraine au Jour du Jugement (yawm al-haqq) ; en tant que Loi totale, elle réunit tout le bien. Son symbolisme circulaire est évoqué au verset 13 de la sourate du Fer : les hypocrites diront aux croyants : « Laissez-nous prendre de votre lumière ». On dira alors : « Retournez derrière vous pour chercher de la lumière ; mais une muraille sera dressée alors (entre les gens du Paradis et ceux de l'Enfer). Selon Ibn Arabî (2) : « La parole qui leur est dite est haqq car Allâh les entoure par derrière, et Il est la lumière. Si cette muraille n'avait pas été dressée, ils auraient trouvé la lumière qu'on leur avait dit de chercher, car la vie de ce monde est le lieu de l'acquisition des lumières au moyen des obligations traditionnelles : elle est la demeure des œuvres prescrites par la loi, la demeure de l'élévation progressive et de l'acquisition. Lorsque les hypocrites entrerons dans la vie future, ce monde sera (définitivement) derrière eux ; la parole qui leur sera dite : ''retournez en arrière chercher la lumière'' signifie que personne en trouvera en ce jour d'autre lumière que celle qu'il aura acquise en ce monde et qu'une muraille s'interposera pour les empêcher (d'y retourner) ». Les formes extérieures sont une source de lumière et un support en vue de la réalisation initiatique ; selon Cheikh Abd al-Wâhid, elles « cachent la vérité profonde aux yeux du vulgaire, alors qu'elles la font au contraire apparaître aux yeux de l'élite, pour qui ce qui est un obstacle ou une limitation pour les autres devient un point d'appui et un moyen de réalisation. » (3) La vérité profonde n'est pas cachée par les formes extérieures pour ceux qui savent que ces formes sont haqq.

1 – Chapitre II du recueil Aperçus sur l'ésotérisme islamique et le Taoïsme.2 – Cf. Futûhât, chap. 410.3 – Ibid.

Si la station initiatique obtenue par Ibn Arabî à Fez peut être décrite comme un privilège permettant de voir aussi bien « par devant » que « par derrière » (ce qui correspond à l'aspect extérieure de la réalisation d'al-haqq), on peut dire aussi qu'elle opère un retour au centre. Il apparaît alors que la haqîqa de la Tradition finale coïncide avec la Tradition primordiale. A cet égard, on note que le verset : Allâh les entoure par derrière est suivi de deux autres : Ou plutôt Il est un Coran Glorieux dans une Table gardé(e). Pour le Cheikh al-Akbar (4), le Coran désigne ici la réalisation synthétique des noms et des attributs, et la Table l'être d'élection qui en est le support : « La Table, c'est toi selon l'interprétation ésotérique ; et toi, tu n'es pas situé dans une direction particulière par

rapport à toi-même : ce sont ces directions qui sont en toi ; il n'y a donc plus de ''direction arrière''. » La lumière qui enveloppe toute chose est la lumière du centre : ce qui procède d'al-haqq (et al-haqq, c'est anta) est haqq et retourne à al-haqq. L' « œil qui voit tout » n'est autre que l'œil du cœur » ('ayn al-qalb) dont la vision intuitive n'est pas conditionnée par une direction particulière. De manière analogue, la lettre qâf est une désignation métonymique d'al-qalb (le cœur) et d'al-qubt (le Pôle) qui sont des symboles du centre et, d'autre part, d'al-qurân al-majîd (le Coran Glorieux auquel s'applique le verset : wa inna ilâ rabbi-ka al-muntahâ : la limite finale aboutit à ton Seigneur ; cf. Cor., 53, 42). La sharî'a est l'extérieur d'al-haqq tandis que le Pôle est le support de Son regard providentiel. Le hadith qudsî : « Le cœur de Mon serviteur croyant Me contient » signifie qu'il voit toutes choses dans l'Éternel Présent. Au chapitre 410, on peut lire ce vers :

Inna-l-wujûd rahy 'alayya tadûrwa anâ la-ha qubt fa lastu abû

Al-wujûd est une roue qui tourne autour de moiet je suis le Pôle impérissable

C'est vers ce Centre primordial que le regard de l'orant est tourné dans la prière.

C'est à al-haqq qu'incombe la guidance spirituelle (irshâd) : ihdi-nâ as-sirât al-mustaqîm (guide-nous en nous indiquant la Voie droite qui n'est autre que Ta la loi sacrée) ; et c'est également à Lui que revient le gouvernement ésotérique du monde (tasarruf) qui préside à l'ensemble des révélations et des lois divines apportées aux hommes depuis l'origine des temps. A ce point de vue, il est remarquable que les sens principaux du terme haqq qui prévalent dans le langage courant se rapportent aux trois fonctions suprême : al-haqq signifie « Dieu », l'essence divine du Verbe présent au cœur de notre monde ; al-haqq signifie « la Vérité », la lumière dont l'univers est fait et qui guide l'ensemble des êtres en les ramenant au principe dont ils sont issus ; enfin al-haqq signifie « le Droit » qui est la vie et la lumière des hommes car il préserve leur état d'existence par le respect du Pacte primordial : J'ai créé les jinns et les hommes uniquement pour qu'ils M'adorent (Cor., 51, 56). Al-haqq met en relief l'unité principielle de ces trois fonctions : Je me réfugie auprès du Seigneur des hommes, du Roi des hommes, de la Divinité des hommes (Cor., 114, 1-3).

4 – Cf. Futûhât, chap. 553.

Al-haqq régit l'état humain depuis son origine, mais les expressions dîn al-haqq et yawm al-haqq indique que ce nom est détenteur d'une fonction spéciale à la fin des temps ; il est dit dans un verset Et Nous n'avons pas créé les Cieux, la Terre et ce qui est entre les deux en jouant ; Nous les avons créés uniquement au moyen d'al-haqq, mais la plupart d'entre eux ne savent pas (Cor., 44, 38-39). La référence au « jeu divin » est caractéristique d'une tradition primordiale où l'état corporel est demeuré proche de la manifestation subtile et où les choses sont moins « arrêtées » et spécifiées, car elles portent encore la marque visible de leur origine spirituelle, ainsi que Cheikh Abd al-wâhid l'a expliqué dans l'étude intitulée : De la sphère au cube (5). Ceci peut être vérifié dans la tradition du Sanâtana Dharma où « celle qui joue » est un attribut fondamental de la Grande Déesse, en particulier dans le Tantrisme hindou (6), ainsi que dans l'antique tradition des peuples noirs (7). La révélation islamique apparaît, à l'opposé, comme une cristallisation finale de la sagesse divine qui s'accompagne d'un arrêt successif des différentes modalités de la prophétie et de la sainteté, évoqué dans la doctrine des Trois Sceaux. En présentant la hikma comme une « forme adoucie » d'al-haqq (8), Cheikh Abd al-Wâhid précise aussi que la sagesse « convient plus spécialement » à la force spirituelle et à l'autorité sacerdotale, tout comme al-haqq convient plus spécialement au pouvoir royal. La même idée se retrouve chez le Cheikh al-Akbar lorsqu'il enseigne que le hadith prophétique sur les cinq fondements de l'islâm à été énoncé par l'Envoyé d'Allâh, non en sa qualité de Prophète universel, mais en sa qualité de roi (malik) et qu'en conséquence il avait établi l'islâm

comme un royaume (9). La manifestation du Sceau des Prophètes (khâtam an-nabiyyîn) annonce que « la roue cessera bientôt de tourner » et que la fin des temps et proche.

5 – Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des temps, chap. XX.6 – Cf. notre étude sur La Petite fille de neuf ans.7 – Dont relève cet « amusement émerveillé devant les jeux imprévisible de la Divinité » que nous avons mentionné dans L'Homme fut serpent autrefois.8 – Cf. Le Roi du Monde, chap. VI.9 – Cf. Tawhîd et Ikhlâs, chap. 2.

Cela dit , il faut se garder des interprétations systématiques et ne pas oublier que le sens d'un nom divin ne peut être séparé de celui de tous les autres: al-haqq est lui-même la Réalité divine de tout ce qui est le plus contraire à la connaissance de la divinité et aux exigences de la seigneurie, comme c'est le cas pour le monde moderne. Les versets coraniques ne manquent pas qui expriment à la fois la rigueur et la miséricorde, le châtiment et le pardon, la guerre sainte et la Religion pure (10). La devise vincit omnia veritas signifie en islâm que c'est al-haqq qui assure la victoire au moyen du Pacte initiatique avec l'Envoyé d'Allâh. Al-haqq n'a pas seulement le sens de vérité, mais aussi ceux de sagesse miséricordieuse, de droit sacré et d'omniprésence divine ; al-haqq est à la fois le hukm et la hikma ; il ne peut être séparé arbitrairement des vérités divines essentielles (haqâ'iq) évoquées par les termes dîn et wujûd.

10 – Par exemple : Menez en Allâh le haqq de Sa guerre sainte : Il vous a choisis, Il n'a établi pour vous nul gêne dans la religion : c'est la Règle de votre père Ibrahîm (Cor., 22, 78). Les aspects complémentaire de rigueur et de miséricorde sont représentés par la relation qui unit les deux prophètes Mûsâ et Hârûn. Néanmoins, Ibn Arabî déclare le premier supérieur au second, non par la qualité de rasûl qu'il partage avec lui, mais par sa science prophétique (nubuwwa). En craignant qu'on lui reproche d'avoir « divisé les fils d'Israël » Harûn reconnaît une multiplicité de fait alors que Mûsâ sait qu'al-haqq est l'essence unique de toutes choses : c'est en son nom qu'il fait brûler le Veau (cf. Fusûs, p. 614-615) ; autrement dit Harûn se réfère à la Religion immuable et Mûsâ au hukm al-waqt. Remarquons à cette occasion qu'en raison de la même haqîqa l'affirmation de Cor., 9 40 : kalimatu Allâhi hiya-l-'ulyâ impliquait nécessairement le changement de qibla qui fut opéré après l'hégire.

L'Émir Abd al-Qâdir reprend cet enseignement sur le jeu divin dans le mawfiq 98 du Livre des Haltes où il rapproche le passage cité plus haut des versets 17 et 18 de la sourate al-Anbiyâ' : « Le Très-Haut a dit : Et Nous n'avons pas créé les Cieux, la Terre et ce qui est entre les deux en jouant ; Il a dit aussi : Si Nous avions voulu prendre un divertissement, Nous l'aurions pris auprès de Nous, si Nous l'avions fait ; bien au contraire, Nous lançons al-haqq contre le faux ; il le frappe à la tête et voilà qu'il disparaît. Malheur à vous, à cause de vos attributions (mensongères) ! C'est à dire : Nous n'avons pas créé les Cieux, la Terre et ce qui est entre les deux à la manière de ceux qui agissent sans qu'il n'y ait ni profit ni utilité dans leurs actes, pour eux comme pour les autres. Bien au contraire, Nous les avons créés uniquement en vue d'un bénéfice et d'une sagesse finale. Il n'est aucune chose, si infime soit-elle, qui ne témoigne de la raison d'être et du bénéfice qu'elle contient, et que seul Celui qui l'a créée connaît parfaitement. Par ailleurs Nous ne les avons pas créés par jeu signifie qu'Il ne les a pas créés non plus à la manière de ceux qui s'amusent à imaginer des personnes et des êtres fictifs et futiles, comme dans les jeux d'ombres chinoises (11) où l'on voit des formes avancer et reculer, alors qu'elles sont dépourvues de toute réalité (autre qu'imaginaire). Enfin, notre doctrine n'est pas celle des sophistes qui disent : ''le monde est un songe'' (12) ; ni celle qui consiste à dire : ''rien ne peut être saisi que par la connaissance sensible''. La parole du vrai (qawl al-haqq) (13) est qu'al-haqq est derrière les formes apparentes du monde. Extérieurement, elles paraissent imaginaires ; pour autant, elles ne sont ni jeu ni divertissement, mais haqq. »

11 – Dans le texte : al-lu'bat al-musamma bi khayâl az-zill.12 – Khayâl ; littéralement : une réalité imaginaire.13 – Cette qualification est attribuée à sayyindâ 'Isâ au verset 34 de la sourate Maryam.

Cet enseignement est illustré dans les Fusûs al-hikam à propos des Verbes d'Ishâq et de Yûsuf. La sagesse d'Ishâq est dite « haqqiyya » ; on y trouve ce vers :

Si tu dis : ceci est haqq, tu reconnais la véritéSi tu dis autre chose, tu interprètes

Ce vers exprime la différence entre ce que Cheikh Abd al-Wâhid appelle la « contemplation directe » et la « contemplation par reflet » : le langage symbolique repose tout entier sur cette dernière puisqu'il implique une analogie, alors que rien n'est ni semblable ni analogue à al-haqq. Quant à la sagesse de Yûsuf : « elle répand sa lumière dans la Dignité de l'Imaginaire » (4) car c'est la lumière d'al-wujûd qui permet de voir al-haqq dans toutes les formes nées de l'imagination. Le Prophète a dit : « En vérité, les hommes sont dormeurs ; quand ils meurent, ils se réveillent », mais il était lui-même – et tous les ''Muhammadiens'' avec lui – éveillé dans la vie de ce monde ; selon Jandî : « il contemplait Dieu en tout ce qu'il voyait et percevait ».

14 – Le Livre des Chatons, p. 24.

Dans le second verset cité par l'Émir, le passage : Si Nous avions voulu prendre un divertissement, Nous l'aurions pris auprès de Nous signifie que le jeu et le divertissement demeurent des possibilités principielles en ce sens qu'al-haqq n'est pas soumis à al-haqq. L'agir divin opère en dehors de toute obligation et de toute contrainte. Au degré suprême, ce jeu n'est autre que la « perfection passive » (15) de l'Essence ; Cheikh Abd al-Wâhid l'appelle « Toute-Possibilité » et enseigne que « tout ce qui est métaphysiquement possible est réel », c'est-à-dire haqq, et non créature. Le jeu apparaît ainsi comme une qualification propre à l'Essence, qui transcende l'intellect créé (al-'aql) et échappe à sa saisie et à son contrôle ; d'où la mise en garde de la fin du verset : Malheur à vous à cause de vos attributions (mensongères). Abd al-Qâdir marque fortement cette transcendance : « Si Nous avions voulu prendre un divertissement, c'est-à-dire créer une chose que les intelligences créées déclarent impossible pour Nous et qu'elles dénient à Notre capacité, Nous l'aurions pris auprès de Nous (min ladun-Nâ), c'est-à-dire sous le rapport de Notre puissance qui peut tout ce qu'elle veut. Si Nous ne l'actualisons pas, c'est uniquement parce que Nous ne la voulons pas ; de la même manière que Si Allâh avait voulu prendre un enfant, Il aurait élu (à cette fin), au sein de ce qu'il a créé, ce qu'il aurait voulu (Cor., 39, 4). Par là le Très-Haut nous apprend qu'une chose impossible pour l'intellect, même si elle est de celles qu'il est le plus difficile d'imaginer, demeure sous Sa puissance, de telle sorte que, s'il la voulait, Il pourrait la faire. L'usage de la particule law (= s'il avait) indique nécessairement qu'il s'agit d'une chose possible par elle-même (mumkin fî nafsi-hi). Sa parole dans la sourate al-ikhlâs : lam yalid (Il n'engendre pas) indique seulement que cet engendrement n'est pas et ne sera pas ; elle n'indique pas que cette possibilité échapperait à Sa toute-puissance et qu'Il serait incapable de la manifester s'Il la voulait...(16)

15 – Ce qui explique pourquoi les doctrines hindoues attribuent le jeu à la Grande Déesse.16 – C'est là ce que Cheikh Abd al-Wahid appelle une « possibilité de non-manifestation ».

« Dans le passage : Nous lançons al-haqq contre le faux ; il frappe à la tête et voilà qu'il disparaît le Très-Haut donne l'exemple d'une telle impossibilité du point de vue de l'intellect créé (al-muhâl al-'aqlî), celle qui consiste à causer la venue de ce qui est déjà là (tahsîl al-hâsil) ; c'est là une illustration particulièrement évidente. Non seulement il nous informe qu'Il peut faire cette chose

impossible, mais (celui qui possède la Connaissance) sait qu'Il l'opère à tout instant et de façon permanente (17). De plus Il utilise le mode inaccompli (18) pour montrer l'actualité de cette prétendue incapacité en disant : Bien au contraire (bal) Nous lançons... ; l'usage de la particule bal est une manière d'écarter ce qu'imaginent les intellects créés qui déclarent cela impossible et nient Notre capacité à l'accomplir. Nous lançons (c'est-à-dire) Nous jetons avec force al-haqq : la lumière de la réalité divine conditionnée (an-nûr al-wujûdî al-idâfî) – répandue dans tous les êtres manifestés, ce qui est une allusion faut que la réalité d'al-haqq (al-wujûd al-haqq) est intimement liée à l'essence propre de ce qu'Il veut manifester –… contre le faux : l'irréalité (al-'adam) qui était attribuée (à tort) à cette essence. Le Très-Haut frappe cette irréalité à la tête, Il la fait périr et disparaître comme périt et disparaît celui qui est frappé ainsi ; cette expression évoque l'instantanéité (sur'a) de cette disparition. La lumière, al-haqq, détruit le faux, l'irréel, qui n'a plus aucun pouvoir sur cette essence : désormais, ce pouvoir revient tout entier à la réalité d'al-haqq ; par là, al-haqq devient la qualification (wasf) de cette essence au lieu et place de l'irréalité du faux. L'irréalité évoquée par le terme bâtil ''disparaît'' (uniquement) en ce sens qu'elle ne peut plus qualifier cette essence, comme elle le faisait auparavant. Cette disparition est instantanée, car le vrai et la faux ne peuvent coexister, pas plus que la lumière ne peut coexister avec les ténèbres. Ce verset exprime donc l'idée que l'on peut provoquer la venue de ce qui était déjà actuel, car ce qui est irréel ('adam) l'est par son essence même (sans que l'on ait besoin de le détruire en lui lançant al-haqq à la tête). Faire disparaître le faux, c'est donc vouloir obtenir ce qui est déjà donné, (autrement dit) c'est un acte sans objet (fi'l lâ maf'ûl la-hu). En effet, l'irréalité de l'essence propre, avant qu'elle soit qualifiée par al-wujûd, possédait déjà une certaine réalité (wujûd) dans la science de celui qui la qualifiait d'inexistante (ou d'irréelle), car il ne pouvait le faire sans lui donner une forme imaginaire : sous ce rapport l'irréalité possède donc elle-même une certaine réalité (li-l-'adam wujûd fî hâdhi-hi-l-martaba). Il y a donc aussi une raison d'être au fait de lancer al-haqq contre le faux pour le faire disparaître (ce qui revient à dire qu'il est possible de chercher à obtenir ce qui était déjà présent!). Quiconque prétend qu'Allâh le Très-Haut est incapable de réaliser l'impossible n'a pas la Connaissance d'Allâh ; il n'a jamais perçus le moindre parfum émané de cette Connaissance car le Très-Haut, s'Il veut, peut octroyer al-wujûd à ce qui est impossible. »

17 – Allusion à la parole coranique : kulla yawm Huwa fi sha'n (Il est toujours à quelque affaire ; Cor., 55, 29).18 – L'équivalent de notre présent. L'Émir souligne par là que dans le verset précédent les verbes étaient à l'accompli, mode qui convient à l'intemporalité divine.

La fonction propre d'al-haqq à la fin des temps est liée à celle de Cheikh Abd al-Wâhd. Elle comporte une vertu opérative évoquée par l'Émir dans son texte et correspond au verset : la-hu da'wat al-haqq (l'appel d'al-haqq lui revient ; cf. Cor., 13, 14). En doctrine akbarienne, la-hu désigne ici le Prophète, tout comme dans un des versets précédents : la-hu mu'aqqibât min bayni yaday-hi wa min khalfi-hi yahfazûna-hu (il y a pour lui (des anges) qui se succèdent (nui et jour) pour le protéger ; cf. Cor., 13, 11). L'ensemble de ce passage repose sur les idées complémentaires d'appel et de réponse à l'appel ; et ce complémentarisme peut être lui-même envisagé à deux points de vue : on peut considérer que c'est Dieu qui appelle et qui invite les hommes à Lui répondre, et l'on peut considérer aussi que ce sont les serviteurs qui interpellent le Très-Haut en Lui adressant des demandes afin qu'Il répondre et les exauce. Le terme da'wa comporte ces deux significations, ce qui présente un intérêt spécial pour l'enseignement initiatique relatif à l'appel et à la demande « efficaces ». Dans le commentaire de Qâchânî, cette efficacité est expressément liée à la présence d'al-haqq : l'appel « opératif » est celui qui est fait par al-haqq et pour al-haqq, car il est dit dans la suite du verset : wa-lladhîna yad'ûna min dûni-Hi lâ yastajîbûna la-hum (ceux qui appellent à ce qui Lui est subordonné sont incapable de répondre aux demandes qu'on leur adresse). Il est significatif que Qâchânî rapproche la-hu da'wat al-haqq de l'expression li-Llhâhi ad-dîn al-khâlis qui figure au début de la sourate az-Zumar : c'est à Allâh qu'appartient la Religion pure car seul al-haqq peut rendre à al-haqq ce qui lui revient selon Sa véritable mesure (haqq qadri-Hi) ; de

manière analogue seul al-haqq peut répondre (ou demander) à al-haqq d'une manière efficace.

A propos des « mystères du Pôle », Cheikh Abd al-Wâhid évoquait la fonction de celui qui « manifestera au dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans celui de l'action, le double pouvoir sacerdotal et royal conservé à travers les âges, dans l'intégrité de son principe unique, par les détenteurs cachés de la Tradition primordiale » (19) ; ce double pouvoir appartient uniquement et tout entier à al-haqq, terme qui comporte les deux sens de vérité et de droit. Dans une autre étude, intitulé Le Christ Prêtre et Roi (20), il précisait : « Le Christ...n'est pas seulement la représentation de ce principe des deux pouvoirs ; il est ce principe même dans toute sa réalité transcendante, par la puissance de sa vie immortelle (21) ; toute autorité a sa source en lui parce qu'il est le « Verbe Éternel ». On soulignera que cette qualification de Verbe Éternel n'est pas propre au seul christianisme, car elle est expressément reconnue dans le Coran au verset 171 de la sourate an-Nisâ' où il est dit du Messie qu'il est kalimatu-Hu alqâ-hâ ilâ Maryam (Son Verbe qu'Il a projeté en Marie) ; elle se rapporte, non pas à une manifestation particulière du Verbe, mais bien au Verbe unique et universel, comme l'indique la suite du verset : fa âminû bi-Llhâhi wa rusuli-Hi (Croyez en Allâh et en Ses envoyés). Dans un autre passage coranique relatif à la naissance de Jésus en ce monde, il n'est plus question du Verbe, mais de la parole : dhâlika 'Isâ bnu Maryam qawl al-haqq (Ceci est Jésus fils de Marie, parole d'al-haqq ; cf. Cor., 19, 34). La parole est l'extérieur du Verbe (22) : le nom divin qui apparaît ici est al-haqq, et non plus Allâh car la manifestation implique al-haqq, tout comme al-haqq implique la manifestation.

19 – Aperçus sur l'initiation, chap. XL.20 – Publié par Cheikh Mustafâ moins d'un an après le Triangle de l'Androgyne, ce qui montre l'importance qu'il attachait à cette publication.21 – Autre allusion à al-haqq.22 – Cf. Le Symbolisme de la Croix, chap. IV, note 33.

Al-haqq détruit l'erreur par la force opérative de sa seule présence ; c'est pourquoi l'expression qawl al-haqq désigne nécessairement une parole efficace. Par « la puissance de sa vie immortelle » le Christ avait le pouvoir de ressusciter les morts (23) ; en tant que qawl al-haqq son message devait être suivi, et le refus de ce message par ceux auxquels il était destiné entraîner une sanction divine. Néanmoins, le double pouvoir dont il disposait dès sa naissance en vertu de l'essence avâtarique de son être ne put être exercé dans toute sa plénitude, ni à l'intérieur de la forme judaïque diminuée par son aveuglement, ni en prenant appui sur la forme chrétienne : en l'absence d'une loi sacrée appartenant en propre à celle-ci, al-haqq n'aurait pu être réalisé au sein du christianisme qu'au moyen de l'influence bénéfique d'organisation initiatiques capable d'en actualiser la vertu ; c'est ce qui fut tenté à plusieurs reprises au cours du moyen âge, mais ne put aboutir pour les raisons que l'on sait. En dépit des réussites qu'il a pu connaître parfois, le christianisme n'a jamais été la religion d'al-haqq de sorte que la double fonction du Christ « prêtre et roi » est demeurée jusqu'ici virtuelle. L'islâm prétend pouvoir la rendre effective en s'appuyant sur les données traditionnelles qui annoncent l'avènement du Christ de la seconde Venue, Sceau de la Sainteté universelle. Établie par le Très-Haut comme étant dîn al-haqq, la forme islamique est pourvue de l'ensemble des moyens nécessaires à cette fin. Pour la réalisation du pouvoir royal, elle dispose d'une loi sacrée universelle, support providentiel d'un redressement final ; c'est sur elle que le Messie fils de Marie s'appuiera pour exercer sa fonction en tant qu'il est, selon l'expression d'Abd al-Karîm al-Jîlî, l' « Esprit royal d'Allâh » (Rûh Allâh al-Malik) (24). Pour ce qui concerne la manifestation ultime de l'autorité sacerdotale, cette même forme détient une science des lettres ('ilm al-hurûf) dont la caractéristique est justement d'être une science christique ; selon Ibn Arabî, « La science propre à Jésus est la science des lettres » (25). Cette science relève du Sacerdoce universel car « les lettres transcendantes donnent naissance aux Paroles divines » (Kalimât) et aux noms des choses (Asmâ'), et l'homme les reçoit à la fois comme connaissance en soi, comme moyen de réalisation et comme un pouvoir de gouvernement du macrocosme et du microcosme » (26). Cet enseignement de Cheikh

Mustafâ met bien en lumière le lien entre les deux pouvoirs que le Christ exercera à la fin des temps en tant qu'il est « prêtre selon l'ordre de Melchisedec » (27), autrement dit : qawl al-haqq. Rappelons que le nom Melki-Tsedeq signifie « Roi de Justice », ce qui correspond dans le langage coranique à l'expression mâliki yawm ad-dîn que le Cheikh al-Akbar attribue à celui qui « au Jour de la Résurrection détiendra le privilège de l'Intercession » (28). c'est selon l'ordre du Sceau des prophètes et sous l'égide du Messie que le Mahdî exercera « un magistère apocalyptique de transposition et d'universalisation de toutes les forces sacrées et s'appliquant à l'ensemble du domaine traditionnel. » (29). En même temps qu'il communique cette information capitale, Cheikh Mustafâ donne aussi la clé qui permet de comprendre sa véritable portée, au moyen d'une référence au passage des Aperçus sur l'Initiation qui a été cité plus haut ; il précise qu'il ne s'agit pas seulement de la mise en œuvre d'une « science interprétative » purement théorique, mais bien « d'une technique opérative, des deux choses se tenant de près en pareille matière ». Tout ceci se rapporte bien évidemment à al-haqq.

23 – Ibn Arabî indique de son côté qu' 'Isâ ressuscita les morts au moyen d'une science qui lui venait du Souffle du Tout-Miséricordieux (nafas ar-Rahmân ; cf. Futûhât, chap. 20, vol. 3, p. 91 de l'éd. O. Yahyâ.24 – Cf. Les sept Étendards du Califat, p. 278.25 – Futûhât, chap. 20.26 – Cf. Références islamiques du Symbolisme de la Croix.27 – Cf. Le Christ Prêtre et Roi.28 – Les sept Étendards du Califat, p. 281.29 – Les lettres-Isolées du Coran, p. 34-35.

La « convocation » adressée par Cheikh Abd al-Wahid au monde occidental est une manifestation ultime de la da'wa al-haqq. Sous une apparence théorique, son œuvre détient un secret opératif dont le Triangle de l'Androgyne est le signe extérieur, et que les mentalités spéculatives ne peuvent comprendre (30). Au sein des voies initiatiques de l'islâm (turuq), son enseignement s'adresse au « petit nombre de ceux qui sont destinés à préparer, dans une mesure ou dans une autre, les germes du cycles futur », de sorte qu'elle concerne uniquement les formes de la sainteté qui relèvent de la réalisation métaphysique proprement dite. Ceci explique les nombreuses incompréhensions qui se sont manifestées également de ce côté et dont le Cheikh 'Isâ Nûr ad-Dîn (Frithjof Schuon) a donné le premier exemple. L'œuvre de Cheikh Abd al-Wâhid ne peut être dissociée de la « Religion d'al-haqq ». Ceux qui cherchent à établir le contraire s'illusionnent eux-mêmes et trompent éventuellement leurs lecteurs car il est dit dans le Coran : fa mâ-dhâ ba'da-l-haqq illa ad-dalâl : qu'y a-t-il donc après al-haqq si ce n'est l'erreur ? (Cor., 10, 32)

30 – Les spéculatifs sont appelés dans le Coran : al-mujâdilûn. Ils sont décrits dans la sourate al-Kahf comme ceux qui ergotent au moyen d'al-bâtil en vue d'invalider al-haqq (Cor., 18, 56). Dans le verset précédent celui où figure l'expression da'wat al-haqq, il est dit : Le tonnerre célèbre Sa transcendance par Sa propre louange, et les anges par la crainte qu'ils ont de Lui : Il envoie (yursilu) la foudre et en frappe qui Il veut : eux spéculent au sujet d'Allâh et Lui est terrible dans Sa ruse. Les mystères d'al-haqq sont ceux de la Sakîna, la « force qui impose la paix ».

La salât al-wustâ met en lumière la fonction particulière d'al-haqq à la fin des temps : wa-l-'asr ! Inna-l-insân la fî khusr illâ-lladhîna âmanû wa 'amilû as-sâlihat wa tawâsaw bi-l-haqq wa tawâsaw bi-s-sabr (Par le 'asr ! En vérité l'homme est en perdition, à l'exception de ceux qui croient (au mystère) et accomplissent les bonnes œuvres, qui s'enjoignent mutuellement al-haqq et qui s'enjoignent la patience). Le terme 'asr est habituellement compris dans son sens cyclique : c'est ce qui reste du temps imparti à la présente humanité. Selon Qâchâni, ce passage signifie : « le genre humain est en perdition » (naw' al-insânî fî khusr). Dans la Demeure spirituelle

relative à cette sourate, Ibn Arabî envisage plutôt al-'asr comme une désignation de l'Homme Universel (al-insân al-kâmil) en s'appuyant sur un autre sens, celui de « presser » (par exemple des fruits ou des olives pour en extraire l'huile et le jus). L'explication qu'il donne contient des formulations les plus remarquables que l'on puisse trouver chez lui de l' « Identité Suprême » telle que l'entend Cheikh Abd al-Wâhid : « Le Parfait est appelé 'asr car el-'asr consiste à joindre étroitement (damm) une chose contre une autre pour extraire ce qui est recherché. En l'occurrence la jonction s'opère entre l'essence (dhât, et non 'ayn) du serviteur dont la servitude est absolue de sorte qu'aucune seigneurie ne la ternit sous quelque aspect que ce soit et, d'autre part, l'essence d'un haqq absolu (dhât haqq mutlaq) qu'aucune servitude ne ternit sous quelque aspect que ce soit, même à partir d'un nom divin impliquant le cosmos (31). Lorsque les deux essences se rencontrent de cette façon, ce qui est extrait n'est autre que la perfection, tant pour al-haqq que pour le serviteur : c'est cela qui est recherché au moyen d'al-'asr ».

31 – Al-kawn. Rappelons que les « qualifications des êtres produits » sont elles-mêmes « seigneuriales » et non « servitoriales » ; cf. supra, p. 84.

Le dernier verset de la sourate indique l'attitude recommandée à la fin des temps, période d'épreuve pour les croyants : s'enjoindre mutuellement al-haqq et la patience. Il s'agit d'une Élite restreinte (le « petit nombre » évoqué par Cheikh Abd al-Wâhid) qui maintient la subsistance du monde par la reconnaissance d'al-haqq et qui neutralise (dans une certaine mesure de plus en plus limitée, indiquée par la doctrine des trois Sceaux) les effets dissolvants de la déchéance cyclique. Sur cette Élite, le monde moderne et les formes religieuses qui subsistent encore n'ont aucun pouvoir, car al-haqq ne dépend que de lui-même, n'a d'autre témoin que lui-même et n'est justifié que par lui-même ; ce sont les versets :

Huwa lladhi arsala rasûla-Hu bi-l-hudâ wa dîn al-haqq li-yuzhira-hu 'alâ-d-dîn kulli-hi wa kafâ bi-Llhâhi shahîdan.

C'est Lui qui a envoyé Son envoyé avec la guidance et la religion d'al-haqq pour le faire prévaloir sur la religion toute entière, et Allâh (te) suffit comme témoin(Cor., ,48, 28)

Kam min fi'atin qalîlatin ghalabat fi'atan khatîratan bi-idhni-Llâhi wa Llhâhu ma'a-s-sâbirîn.

Combien souvent une petite troupe a vaincu une troupe nombreuse avec la permission d'Allâh et Allâh est avec ceux qui sont patients !(Cor., 2, 249)

wa dâ'iyan ilâ-Llhâhi bi-idhni-Hi.

Et lançant l'appelle vers Allâh avec Sa permission(Cor.,33, 46) (32)

32 – Il s'agit de la da'wa al-haqq.

Là où al-haqq est présent, aucune compromission n'est possible : il comporte al-fath (l' « ouverture » immédiate et la « victoire » finale), réduit à l'impuissance ceux qui s'efforce de s'opposer à lui et suscite immanquablement l'hostilité de l'individualisme et la fureur de l'ignorance (hamiyyata-l-jâhiliyya ; Cor., 48, 26) (33). Telle est la raison pour laquelle le verset final de la sourate al-'asr recommande aussi de « s'enjoindre mutuellement patience » : Allâh le Très-Haut

n'est-Il pas avec ceux qui sont patients ?

33 – La suspicion dont l'enseignement d'Ibn Arabî demeure l'objet, tant dans le monde arabe qu'après d'Occidentaux qui tentent de lui opposer l'œuvre de René Guénon, ne s'explique en réalité que par là.

POSTFACE

AL-WALÂYATU LI-LLÂHI AL-HAQQ

La notion de « réalisation métaphysique » a été introduite dans l'enseignement ésotérique par Cheikh Abd al-Wâhid. Elle convient pour qualifier la doctrine initiatique d'al-haqq et suffit à montrer l'affinité profonde de son œuvre avec celle du Cheikh al-Akbar. Néanmoins, elle n'a pratiquement jamais été utilisée depuis. On parle plus volontiers de « réalisation spirituelle » ou de « haute spiritualité » en dépit du fait que la spiritualité se rapporte plutôt à un aspect céleste et angélique qui, quelles que soient les transpositions dont il peut faire l'objet, contient le germe d'une confusion (1). Ce n'est pas sans raison profonde que ce terme n'a pas été utilisé par René Guénon pour désigner ce qu'il avait en vue.

1 – Au chapitre III d'Autorité spirituelle et pouvoir temporel René Guénon rappelle que « dans le monde occidental moderne, ce qu'on appelle ''spirituel'' n'a le plus souvent qu'un rapport bien lointain avec le point de vue strictement doctrinal et avec la connaissance dégagée de toutes les contingences ».

Dans le tasawwuf, les degrés initiatiques suprêmes sont le plus souvent désignés au moyen des termes walâya et wilâya, traduits en français par « sainteté ». Le premier figure à deux reprises dans le Coran : dans la sourate al-Anfâl (verset 72) il est attribué aux hommes et dans la sourate al-Kahf (verset 44) il est attribué à Allâh. Il est remarquable que cette seconde occurrence s'accompagne d'une mention d'al-haqq : al-walâya li-Llhâhi al-haqq (la walâya appartient à Allâh en tant qu'Il est al-haqq). Il convient d'interpréter ce verset à la lumière de la doctrine initiatique d'al-haqq de manière à établir dans quelle mesure le terme wilâya peut être utilisé pour désigner la réalisation métaphysique.

C'est à M. Michel Chodkiewicz que revient le mérite d'avoir présenté la doctrine de la walâya en Occident dans son Sceau des Saints. Il a indiqué les deux sens principaux de la racine dont est issu ce mot : celui de proximité qui se rapporte à l'état du saint et celui de protection qui se rapporte à sa fonction : le walî est le protecteur, l'auxiliaire, celui qui assiste ; Ibn Arabî le comprend le plus souvent comme un équivalent d'an-Nâsir. Il a montré aussi comment historiquement cette notion à revêtu une importance croissante lorsque l'islâm est devenu plus intérieur, surtout après la disparition du califat de Bagdad, et a bien exposé le problème des rapports de la sainteté et de la prophétie. Il a présenté al-walî comme étant un « nom partagé », et a rappelé à juste titre qu'il est partagé par beaucoup. Il s'agit avant tout d'un nom divin : Le Très-Haut est le walî de ceux qui croient et Il est le walî du Prophète en tant qu'il est le walî de ceux qui croient ; mais il y a lieu d'envisager aussi une wilâya angélique : Ceux qui ont dit : notre seigneur est Allâh, puis qui se sont maintenus dans la droiture, les anges descendent sur eux (et disent) ; ne craignez point et ne soyez point attristés ; réjouissez-vous du paradis qui vous a été promis ; nous sommes vos awliyâ (2) dans la vie de ce monde et dans la vie future... (Cor., 41, 30-31) ; et aussi une wilâya humaine : Les awliyâ' d'Allâh ne sont-ils pas en vérité (ceux) sur qui (ne pèse) aucune crainte et qui ne seront pas attristés, ceux qui ont cru et qui sont dans la crainte pieuse : à eux la bonne nouvelle dans la vie de ce monde et dans la vie future (Cor., 10, 62-64). On remarque la similitude dans la formulation des deux versets : les saints sont préservés de la crainte et de la tristesse. Enfin, il ne faut pas oublier que le terme awliyâ' comporte une ambivalence. L'expression ba'du-hum awliyâ' ba'din est appliquée ans le Coran, non seulement aux croyants et aux croyantes (Cor., 9, 71), mais aussi à ceux qui couvrent la vérité d'un voile (Cor., 8, 73) et à ceux qui sont

injustes (Cor., 45, 19). Pire encore : les représentants de la contre-initiation sont appelés : awliyâ' ash-shaytân (Cor., 3, 175). Les démons sont les awliyâ' de ceux qui ne croient pas et qui seront nécessairement conduits à l'égarement (Cor., 7, 27 et 29). Cette ambivalence est inhérente à la racine même du terme car celle-ci se retrouve dans tous les verset relatifs, non pas à ceux qui suivent la vérité, mais à ceux qui s'en écartent (tawallû).

2 – Pluriel de walî. La fonction de ces anges n'est pas sans rappeler celle des anges gardiens de la théologie catholique.

L'excellence de la sainteté sur la prophétie se montre habituellement par référence à un passage du Livre des Chatons (3) (la partie sur le Verbe de 'Uzayr) qui précise que la walâya est la « sphère universelle qui englobe le tout » (al-falak al-muhît al-'âmm) car « elle ne cesse jamais », alors que la prophétie légiférante a pris fin avec Muhammad. Toutefois une autre dualité apparaît ici : tantôt ce sont les prophètes qui « envient » les saints, et tantôt c'est l'inverse. Au premier aspect correspond le hadith auquel se rapporte la question 146 du Questionnaire de Tirmidhî : « En vérité, Allâh a des serviteurs qui ne sont pas des prophètes, mais que les prophètes envient à cause de leurs Stations initiatiques et de leur proximité d'Allâh le Très-Haut ». Dans sa réponse, Ibn Arabî s'appuie notamment sur le verset relatif aux awliyâ : ces serviteurs sont dans un états d'extinction totale de sorte qu'ils sont complètement ignorés des hommes et que personne ne les suit. Le Jour de la plus grande frayeur (al-faza' al-akbar ; cf. Cor., 21, 103) ils n'auront pas à demander l'intercession pour quiconque et seront préservés de la crainte et de la tristesse : lâ yahzunu-hum al-faza' al-akbar. En, revanche, les prophètes et les envoyés connaîtront la tristesse et la crainte, non pour eux-mêmes, mais pour les communautés dont ils ont la charge. Si le Cheikh al-Akbar ne mentionne pas expressément les awliya' dans sa réponse, c'est parce que celle-ci ne concerne pas tous les saints indistinctement, mais uniquement ceux qui ont obtenu « la proximité d'Allâh », c'est-à-dire le maqâm al-qurba qui désigne le degré suprême de la sainteté. Ibn Arabî les considère comme étant les « visages noirs » (hum al-musawwadûna fi-d-dunyâ wa-l-âkhira) et comme ceux qui ont atteint le Repos parfait (hum ashâb ar-râhat al-'âmm). Ils occupent donc, selon ce que René Guénon a expliqué dans « Les têtes noires » une situation « centrale » à la Station divine qui est celle d'al-haqq.

3 – Cf. p. 362-3.

Le second aspect est évoqué dans le Livre des Chatons à la suite du passage qui nous avons cité et qui décrit la sainteté comme la « sphère universelle qui englobe le tout » : « la nouvelle que la prophétie légiférante (nubuwwat at-tashrî') et la mission prophétique (risâla) ont pris fin brise le dos des saints d'Allâh (4) car elle implique aussi la fin du goût initiatique de la servitude parfaite ». Le fait qu'al-walî soit un nom partagé comporte donc une limitation puisqu' « il ne subsiste aucune nom qui soit propre au serviteur exclusivement dès lors que la prophétie et la mission prophétique ont pris fin ». On observe que cette dernière indication peut concerner également la fonction califale puisque, d'une part, Allâh établit sur la terre des califes et, d'autre part, le serviteur qui entreprend un voyage demande au Très-Haut d'être son représentant (khalîfa) auprès de sa famille ; il s'agit donc bien aussi d'un nom partagé ». Toutefois, du point de vue de la « servitude parfaite » le calife est avantagé par rapport au saint, car on est nécessairement le calife de quelqu'un. Le califat implique donc lui aussi une relation de subordination qui, à la différence de la prophétie et de la mission prophétique, présente la particularité d'être applicable dans les deux sens.

4 – Awliyâ' Allâhi : allusion évidente à Cor., 10, 62.

Ces remarques conduisent à poser la question du rapport de la sainteté avec le califat. Pour y répondre, il convient d'examiner les données traditionnelles relatives à Adam et à la Tradition primordiale ; en effet, le « père des hommes » réunit les deux fonctions. Pour le califat, il suffit de

se reporter au verset 30 de la sourate al-Baqara : wa idh qâla rabbu-ka li-l-malâ'ikati inny jâ'ilun fî-l-ardi khalîftan (et lorsque ton Seigneur a dit aux anges : Je vais établir sur la terre un calife) ; pour la sainteté, M. Chodkiewicz commence par citer la formule coranique caractéristique de la walâya : lâ khawfun 'alay-him wa lâ hum yahzanûn (ils ne connaîtront ni la crainte ni la tristesse) ; puis il indique que cette formule « par un jeu subtil d'écho révèle que l'instauration de la walâya coïncide avec le point de départ du cycle humain puisqu'on la retrouve textuellement dans le discours divin adressé à Adam tel qu'il figure au verset 38 : Nous dîmes : ''Descendez tous du paradis (5). Vous aurez de Ma part une guidance. Ceux qui suivront Ma guidance : aucune crainte ne pèsera sur eux et ils ne seront pas attristés''. » Tout ceci est indiscutable, mais l'auteur du Sceau des saints ajoute aussitôt : « sa faute pardonnée, (Adam) est envoyé sur terre pour y accomplir son mandat de khalîfa » ; or, sur ce point essentiel il n'est plus possible de le suivre car l'instauration du califat apparaît dans son texte comme une conséquence du pardon divin et e l'obtention de la walâya, alors que le rapport véritable est inverse : Adam est établi comme Calife d'Allâh, avant et non pas après sa faute et son exil sur la terre. C'est parce qu'il représente le Califat axial que les anges se prosternent devant lui et qu'il est établi dans le séjour paradisiaque (cf. Cor., 2, 34-35). Le Califat d'Adam précède sa chute alors que l'instauration de la walâya en est la conséquence. La walâya est incluse dans le Califat d'Adam qui est « à lui-même sa propre loi » ; elle n'est considérée comme une fonction distincte qu'à partir du moment où Adam est exclu et déchu de sa fonction axiale de sorte que la walâya, du fait même qu'elle coïncide avec « le point de départ du cycle humain » occupe nécessairement une position subordonnée : le walî est celui qui suit la guidance divine (tabi'a hudâya) ; les deux notions de walâya et de hudâ Allâhi sont, comme l'indique ce verset, indissolublement liées. La présentation donnée par M. Chodkiewicz ignore le Califat primordial d'Adam et suggère une subordination du califat à la walâya, contraire à la vérité. Si elle ne manque pas d'habileté (car elle est tendancieuse, non par affirmation, mais par omission) elle n'en est pas moins subversive, ce qui explique, selon nous, l'autorité factice dont elle bénéficie auprès de tous ceux qui refusent de reconnaître l'héritage doctrinal de Michel Vâlsan et de René Guénon (6).

5 – Min-hâ, par référence au janna du verset 34.6 – Du fait qu'elle met l'accent sur l'aspect intérieur de l'islâm et qu'elle néglige l'excellence de sa forme extérieure. M. Chodkiewicz n'a pu s'empêcher d'écrire qu'Abû Yazîd al-Bistâmî était « au-delà des formes » car il était « sans qualités » (cf.p.52). En dirait-il autant du Prophète Muhammad, modèle universel de toute sainteté ?

Nous ne savons que trop bien que les mentalités spéculatives considèrent la doctrine véritable comme une opinion parmi d'autres ; et il est bien connu, par ailleurs, que l'interprétation traditionnelle du Coran laisse place à une grande diversité d'interprétations. Montrer quelle hiérarchie des fonctions suprêmes au sein du tasawwuf implique que l'on mette chacune d'elles à la place qui lui revient, ce qui est la définition même de la sagesse (hikma). Ceci ne peut se faire que par référence à la notion de somme, car seule la considération de l'ensemble des éléments qui composent celle-ci permet d'établir la hiérarchie véritable. Le terme arabe désignant la somme est majmû'. Dans le Livre des Chatons, à propos du Verbe de Shu'ayb, il est dit (p. 318) : Fa-l-mansûr' wa-n-nâsir al-majmû' (c'est la Somme qui est secourue et c'est la Somme qui recourt) ; et comme an-Nâsir n'est autre qu'al-Walî, c'est la Somme qui bénéficie de la protection divine, autrement dit de la walâyat al-haqq.

Parmi les rites fondamentaux de l'islâm, celui qui représente la Somme est le pèlerinage. Rappelons que dans la formule lâ ilâha illa Allâh, les quatre termes correspondent successivement au jeûne, à la prière, à l'aumône légale et au pèlerinage. La Dignité de la synthèse (hadrat al-jam') revient à Allâh selon Son nom al-Jâmi'. Le pèlerinage, c'est Arafa. Cette Station suprême, qui est celle de l'unité et de la connaissance par Allâh, comprend les différentes étapes qui seront parcourues ensuite

par les pèlerins au cours de l'ifâda : les deux autres Stations, celle de Muzdalifa et celle de Minâ, puis le retour à la Mekke où s'accomplit le tawâf al-ifâda par lequel se terminent les rites du grand pèlerinage.

Le sens de ces rites a été étudié dans notre ouvrage sur le hajj, dont la portée ne peut être comprise qu'à la lumière et dans le prolongement du courant issu de René Guénon et continué par Michel Vâlsan. Cet ouvrage est sans précédent et n'aura pas d'équivalent, non pas par la manière dont le sujet a été traité, mais du fait même qu'il l'a été et, sous ce rapport, sa signification présente une analogie évidente avec celle d'al-haqq. Si la doctrine initiatique du hajj n'a été totalement expliquée, ni dans les asrâr al-hajj de Tirmidhî, ni dans le chapitre 72 des Futûhât, c'est parce qu'elle ne pouvait l'être que par référence à la notion de Centre suprême, et que celle-ci est demeurée providentiellement occultée jusqu'à l'avènement de René Guénon. A cet égard, il faut rappeler que l'ensemble des rites du pèlerinage s'articule autour d'une distinction fondamentale, celle du Pôle suprême représenté par la Station d'Arafa et celle du Pôle islamique dont le siège symbolique est à la Kaaba de La Mekke ; et que le pèlerins qui accomplissent l'ifâda sont porteurs d'une bénédiction du Roi du monde qu'ils ramènent chaque année jusqu'au cœur de la forme islamique au sens strict, afin de la revivifier. L'interprétation complète du grand pèlerinage n'était donc possible que par référence à l'enseignement de Cheikh Abd al-Wâhid ; inversement, l'intégration de cet enseignement au sein des données révélées de l'islâm (Coran et Sunna) ne peut être opérée que par la considération de la Totalité islamique symbolisée par ces rites. Pour sa part, Cheikh Mustafâ a contribué à cette interprétation, dans la continuité de l'œuvre guénonienne, en apportant deux précisions essentielles : la première est que le Prophète – sur lui la grâce et la paix ! - le Jour de la Conquête de La Mekke est entré à l'intérieur de la Kaaba accompagné du seul Bilâl et qu'il y a effectué une prière rituelle de deux rakates en prenant pour qibla la direction d'Arafa ; la seconde est que cette Station est le lieu d'une Maison invisible puisque, selon l'indication prophétique, Arafa est l'essence du « pèlerinage à la Maison d'Allâh » et qu'il ne peut donc pas s'agir de la Maison située à la Mekke. Cette interprétation est confirmée du côté islamique par l'emploi du terme hijj (et non hajj) dans le verset du pèlerinage car, selon l'enseignement akbarien, il implique l'idée même d'un « pèlerinage » effectué par la Maison elle-même. La Maison invisible apparaît alors, selon sa réalité essentielle, comme le symbole du Centre suprême et de la Tradition primordiale.

L'idée de somme est également présente dans la Fâtiha qui « contient tout le Coran ». A ce point de vue, l'interprétation est la suivante : les quatre premiers versets se rapportent au Très-Haut, les deux derniers au serviteur et à la manifestation. Le verset 5 est intermédiaire entre ces deux parties. La lettre centrale wâw est un emblème de l'Homme Universel. Celui-ci apparaît comme le principe de la fonction polaire quand on le considère en tant qu'il est placé entre les deux iyyâ-ka qui correspondent aux deux Imâm ; si on le considère plutôt comme un barzakh entre les deux parties, le wâw représente al-haqq et la fonction califale. L'univers manifesté est celui où s'exerce les « trois tendances » fondamentales exprimées dans l'hindouisme par le terme guna ; elles se retrouvent dans le dernier verset qui mentionne successivement ceux sur lesquels le Très-Haut répand Sa grâce, ceux qui subisse Sa colère et les égarés. C'est là le domaine propre de la walâya, la guidance sollicitée au verset 6 : ihdi-nâ as-sirât al-mustaqîm (guide-nous vers la Voie droite). La sainteté apparaît, ici encore, comme un aspect particulier du califat principiel, aspect que nous avons identifié dans Les sept Étendards comme étant le « califat axial ».

En tant qu'elle est la sphère qui englobe le tout, la walâya représente la Guidance suprême du Prophète Muhammad, selon ce qu'indique l'Oraison de la nuit du mercredi : « Place-moi comme qibla pour tout être qui s'oriente et fais-moi totalisateur des parties de toute chose disjointe ; cela sous le rapport de Ton nom vers lequel se tourne ma face et auprès duquel disparaît ma parole (6) afin que toute chose allume le brandon d'une direction parfaite (hudan (7) tâmmin) à l'Imâmat de Muhammad (qu'Allah prie sur lui et le salue, ainsi que sur sa Famille et tous ses Compagnons), celui sans qui n'aurait pu s'affirmer la anâniyya de Mûsâ, l'allumeur de brandon, (qu'Allâh prie sur

notre prophète, sur lui et sur tous les prophètes) ». Cette Oraison occupe la place centrale, au milieu de la semaine, et son secret est celui de sayyidnâ 'Uzayr qui occupe une position analogue dans le Livre des Chatons (8) ; et c'est à propos de ce prophète, rappelons-le, que la walâya est qualifiée de « sphère qui englobe le tout ». L'Imamat de Muhammad est une désignation islamique de ce que René Guénon a appelé le Sacerdoce universel, chargé des adaptations de la Doctrine immuable requises notamment par les modifications cycliques.(9)

6 – Tant que la parole subsiste (comme c'est le cas dans la prière formelle) la seule contemplation possible est la contemplation imaginaire « comme si tu Le voyais ». Au degré envisagé ici, la contemplation est directe et la salât peut être assimilée à une wusla (jonction) ; cf. Une instruction sur les rites fondamentaux de l'Islam dans Études Traditionnelles, 1962, p.28.7 – Ce terme contient une allusion précise à Cor., 20, 10.8 – Les Oraisons métaphysiques sont au nombre de 21, si l'on tient compte du fait que les Oraisons de nuit contiennent deux parties bien distinctes séparées à chaque fois par un verset coranique. Chaque Oraison de nuit est en correspondance avec un prophète, une lettre symbolique et un nom divin. Pour la nuit du mercredi, il s'agit du prophète 'Uzayr, de la lettre nûn et du nom divin an-Nûr. De plus, chacune des quatorze parties est régie par une autre lettre qui prédomine le plus souvent dans la formulation de l'Oraison. Le texte cité est régi par la lettre alif envisagé en tant qu'elle enveloppe « la vérité intérieure de tout être manifesté », autrement dit en tant qu'elle représente al-haqq.9 – Ces adaptations relèvent de la science des lettres dont l'alif est le principe.

Dans le rite de l'ifâda, la Station qui correspond à la sainteté est celle de Muzdalifa où les pèlerins se rendent la nuit après avoir quitté Arafa. Cette correspondance s'établit aisément à partir des données traditionnelles que nous avons rappelées. Le sens principal de la racine dont est tiré le terme walâya est celui de « proximité » ; et ce sens se retrouve dans le nom « muzdalifa », qui désigne la Station proche d'Arafa et de tout ce que Arafa représente. D'autre part, le verset coranique qui se rapporte à la première étape de l'ifâda mentionne expressément la guidance caractéristique de la walâya : Et lorsque vous accomplissez l'ifâda depuis Arafa, pratiquez le dhikr d'Allâh auprès du Lieu sacré de la Conscience (totale : al-mash'ar al-harâm) et souvenez-vous de Lui ainsi qu'Il vous a guidé, alors qu'avant Lui vous étiez d'entre les égarés (Cor., 2, 198). Cette première étape se rapporte à la manifestation informelle (ou « céleste ») tandis que la seconde, évoquée dans le verset suivant, concerne de manière spécifique l'état humain et le degré de la manifestation formelle. C'est pourquoi il est dit : Ensuite accomplissez l'ifâda là où l'accomplissent les hommes ; c'est pourquoi aussi il est ordonné de pratiquer le dhikr d'Allâh, non plu selon Sa guidance universelle, mais bien à la manière dont vous pratiquez le souvenir de vos ancêtres ou d'une façon plus intense.

La référence à la Station de Muzdalifa permet de résoudre dans une perspective initiatique la question terminologique que nous posions au début. En effet, la réalisation métaphysique, la sainteté et la spiritualité peuvent toutes trois être mises en correspondance avec cette Station, mais elles ne le sont pas de la même manière. Le degré inférieur est celui de la spiritualité proprement dite qui évoque le ternaire esprit, âme, corps, autrement dit les « trois mondes » qui constituent la manifestation universelle. A ce degré, la sainteté est envisagée, d'une manière quelque peu unilatérale, comme une ascèse, voire comme un passage « au-delà de la forme ». Cette sainteté « angélique » est celle qui prédomine dans ce qui reste aujourd'hui de la tradition chrétienne. La walâya islamique a une toute autre portée. Envisagée sous son aspect intérieur, elle implique la réalisation d'une synthèse, une « réunion des contraires » et une intégration (non pas un simple « rassemblement ») de ce qui est épars. Par ailleurs, sa fonction initiatique apparaît comme étant avant tout providentielle puisqu'elle réunit les idées de guidance, de secours et de protection. C'est là le degré intermédiaire, car il ne s'agit plus d'une simple spiritualité ; et il ne s'agit pas encore du degré suprême de la walâya qui n'est autre que le maqâm al-qurba, cette Station de la Proximité

dont le nom évoque directement celui de Muzdalifa. Cheikh Mustafâ a dit de ce maqâm qu'il était une désignation voilée de l' « Identité Suprême ». Le saint qui l'a obtenu a réalisé, par là même, la walâyat al-haqq et c'est à son propos qu'il convient d'employer l'expression « réalisation métaphysique » car ce degré suprême n'a plus rien de commun avec la « spiritualité » au sens habituel du terme. Ce n'est pas parce que l'obtention de ce maqâm est extrêmement rare que l'on peut se permettre de le rabaisser ou d'en altérer la nature.

Le symbolisme universel du grand pèlerinage » apparaît de manière évidente lorsqu'on considère le quaternaire impliqué dans le rite de l'ifâda : Arafa, Muzdalifa, Minâ et La Mekke. En effet, ces lieux peuvent être mis en correspondance aussi bien avec des données fondamentales de l'enseignement hindou qu'avec certains aspects de la science des lettres dans le tasawwuf. Il convient d'envisager ici l'hindouisme en tant qu'il est le reflet le plus direct de la Tradition primordiale et en tant qu'il représente en mode synthétique l'ensemble des révélations antérieures à l'islâm. Il va de soi que les données auxquelles nous nous référons présentent elles-mêmes le caractère d'une « somme totalisatrice » à l'intérieur de cet enseignement : ils 'agit de al doctrine des « états d'Atmâ » que René Guénon a exposé avec sa maîtrise habituelle dans L'Homme et son devenir. Nous avons montré en détail, dans notre ouvrage sur le pèlerinage, comment s'établissent les correspondances : la condition de Vaishwânara correspond à l'état de veille, au domaine de la manifestation corporelle et à La Mekke où s'accomplit le tawâf al-ifâda tandis que la condition de Taijasa correspond à l'état de rêve, au domaine de la manifestation subtile et à la Station de Minâ. Rappelons que ces deux domaines constituent le degré formel qui est celui de l'individualité humaine. La condition de Prâjna correspond, quant à elle, à l'état de sommeil profond, au domaine de la manifestation informelle et à Muzdalifa ; enfin, l'état inconditionné d'Atmâ correspond au degré de la métaphysique pure et à la ahadiyya représentée par la Station d'Arafa. On remarque que l'ordre suivie par René Guénon est inverse de celui des étapes de l'ifâda, qui est « descendant » pour une raison que nous avons expliquée : les pèlerins participent en mode actif, et selon une modalité communautaire, à la risâla de l'Envoyé d'Allâh ; cette inversion se retrouve dans les commentaires de Michel Vâlsan à propos de la présence du monosyllabe sacré Om dans le Triangle de l'Androgyne (10). Telle est, du côté hindou, l'application la plus significative de ce symbolisme universel, mais il serait assurément possible d'en envisager d'autres, notamment la doctrine cyclique des quatre Yuga ou « âge de l'humanité » auxquels se relie la hiérarchie des métaux : or, argent, cuivre et fer ; ou encore la doctrine des castes.

10 – Cf. L'Islam et la fonction de Michel Vâlsan, p. 153.

Du côté islamique, la relation essentielle s'établit avec les quatre lettres qui, dans l'écriture, entre dans la composition du nom Allâh. L'alif est séparé des lettres qui le suivent ; il symbolise la ahadiyya caractéristique de la Station d'Arafa. Les trois autres lettres sont unies dans l'écriture et représentent les degrés fondamentaux de l'Existence universelle. Les deux lâm correspondent à l'ifâda au sens strict puisque dans le Coran le terme afîdû est employé uniquement pour ces deux étapes ; ils symbolisent successivement : Muzdalifa et le domaine de la manifestation formelle, puis Minâ et le domaine de la manifestation formelle. Le hâ final s'écrit dans le même sens que celui selon lequel s'effectue le rite du tawâf autour de la Kaaba ; il s'agit, ainsi que René Guénon l'a indiqué (11), d'une circumambulation polaire. A chacune de ces trois étapes, une dimension de l'espace est symboliquement engendrée. L'axe unidimensionnel est représenté par Muzdalifa et la première puissance de 10 ; Minâ, dont le nombre est 100, représente la deuxième puissance : la dimension horizontale s'ajoute à la première pour informer un univers à deux dimensions qui est celui de la manifestation subtile ou « imaginaire ». La Mekke correspond à l'ajout de la troisième dimension, ce qui aboutit à la création de la manifestation corporelle, symbolisé de manière visible par l'aspect cubique de la Kaaba. C'est là une première manière d'envisager le symbolisme de ces quatre lettres.

11 – Cf. La Grande Triade, chap. VII.

Une seconde manière consiste à considérer l'ensemble formé par les trois premières lettres qui ont en commun une verticalité absente de la lettre finale. Elles se rapportent ainsi aux trois foncions suprêmes de la Hiérarchie du Centre du monde telles qu'elles sont évoquées dans la formule coranique : la-Hu-l-mulk (Minâ), la-Hu-l-hamd (Muzdalifa) wa Huwa 'alâ kulli shay'in qadîr (Arafa). Al-mulk et al-hamd peuvent être partagés entre les Très-Haut et Ses créatures alors que Huwa 'alâ kulli shay'in qadîr est un privilège qui appartient uniquement à Allâh en tant qu'il est al-haqq (12). La verticalité de ces lettres évoques tout naturellement celle de l'alif. Ibn Arabî met en relief ce symbolisme vertical en indiquant que les trois Stations faites à Arafa, à Muzdalifa et Minâ sont des qiyâm, c'est-à-dire des « stations droites », des rites accomplis en se tenant debout (13) ; le mot wuqûf employé à propos d'Arafa comporte également ce sens. Selon Michel Vâlsan (14), les trois alif « occultés » dans la basmala symbolisent les aspects fondamentaux du « Monde divin véritable », qui sont l'Essence, les Attributs et les Actes. Dans notre ouvrage sur le pèlerinage (15), nous avons montré que cette signification permettait d'établir une correspondance entre ces alif et les Stations envisagées. Toutefois, pour que les trois alif apparaissent distinctement, il faut considérer que les deux lâm intervenant dans l'écriture du nom Allâh sont composés d'un alif et d'un nûn (16). Cette interprétation présente un intérêt particulier pour notre étude car elle permet de dégager quelques aspects essentiels de la doctrine eschatologique d'al-haqq. En effet, les deux nûn présents dans l'écriture du Nom de majesté, quand elle est envisagée à ce point de vue, correspondent aux deux Stations de Muzalifa et de Minâ. De là, il est immédiatement évident que le premier nûn est « céleste » et qu'il convient de le représenter géométriquement comme la moitié supérieure d'une circonférence dont Minâ représente la partie inférieure.

12 – De même, si l'on supprime l'alif du nom Allâh on obtient li-llâhi (al-hamdu li-Llhâh), et si l'on supprime ensuite le premier lâm on obtient la-Hu (la-Hu-l-mulk).13 – Pour Minâ, il mentionne à ce propos la lapidation des stèles ; cf. La Doctrine initiatique pèlerinage, p. 274-5.14 – Cf. son annotation aux commentaires coraniques de Qâchânî, dans Études Traditionnelles, 1963, p. 84.15 – Cf. p. 275.16 – Michel Vâlsan a rappelé cet enseignement akbarien dans son annotation de la sourate al-Baqara ; cf. Les lettres-Isolées du Coran, p. 32.

René Guénon a mentionné ce symbolisme pour la première fois dans l'avant-dernier chapitre du Roi du Monde à propos du déluge biblique : il explique que la moitié supérieure de la circonférence est figuré par l'arc-en-ciel et la moitié inférieure par l'Arche du salut. En arabe, l'arc-en-ciel est appelé qaws Quzah et Quzah est le nom du « sommet auprès duquel se tient l'imâm à Muzdalifa » (17). L'arc-en-ciel représente le Sacerdoce primordial et c'est pourquoi les Homs, chargés de cette fonction sacerdotale à l'intérieur du territoire sacré entourant La Mekke, ne suivirent pas le Prophète jusqu'à Arafa au cours du pèlerinage de l'adieu. La moitié inférieure symbolise l'Arche salvatrice que Cheikh Mustafâ a identifié comme étant la loi sacrée de l'islâm. A la fin des temps, la jonction des deux parties de la figure sera réalisée. La sharî'a de l'islâm, transposée à un degré que les juristes dogmatiques méconnaîtront, sera unie visiblement à la Tradition primordiale. La « religion d'Allâh » qui est haqq ne fera plus qu'un avec la « religion auprès d'Allah », cet islâm universel identifié comme étant la « Règle d'Abraham ». La considération des deux nûn dans l'écriture met en lumière la signification eschatologique du nom Allâh. Celui-ci n'est plus envisagé en tant que tel, mais selon une théophanie axiale qui sera celle d'al-haqq, comme l'indique son écriture dès lors que l'on prend en compte l'apparition des deux nûn : à ce point de vue le nombre du nom Allâh n'est plus 1 + 30 + 30 + 5 = 66, mais 1 + 1 + 50 + 1 + 50 + 5 = 108, ce qui correspond à la valeur numérique du mot haqq. Cette théophanie ultime a été évoquée par Cheikh Abd al-Wâhid en conclusion de son étude De la sphère au cube lorsqu'il mentionne l' « intervention immédiate d'un principe

transcendant » qui conduira à l'avènement d'une humanité nouvelle.

17 – La Doctrine initiatique, p. 246.

La jonction des deux nûn s'opérera au degré du « monde intermédiaire », ce qui permet d'assimiler la centre de la figure circulaire ainsi formée à Hiranyagharba (18), principe de la manifestation individuelle, que René Guénon appelle « germe synthétique de vie ». la nature lumineuse de ce point central explique que cette figure apparaisse comme un symbole géométrique du soleil parmi les planètes et de l'or parmi les métaux. Selon la perspective eschatologique de l'islâm, cette lumière est mentionnée à la fin de la sourate az-Zumar : Et la terre resplendira par la lumière de son Seigneur, le Livre sera posé, on amènera les prophètes et les témoins, et il sera jugé parmi eux au moyen d'al-haqq et ils ne seront point lésés (Cor, 39, 69). De là, al-haqq peut être considéré comme le point d'origine de la lumière et de la vie non seulement pour ce monde mas aussi pour celui qui le suivra : sa lettre initial hâ est l'emblème du Vivant qui ne meurt pas (Cor., 25, 58) et sa lettre finale qâf celui du Pôle des hommes et du Coran Glorieux (al-Qur'ân al-majîd). Au Jour du Jugement, désigné par les expressions coraniques al-yawm al-haqq et dîn al-haqq, l'Être béni chargé de l'Intercession et de la Louange universelle apparaîtra aux yeux de tous, selon le privilège de sa nature divine, comme « l'Embryon d'or » du siècle à venir.

18 – Sur la signification de ce terme sanskrit, cf. L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, en particulier le chapitre XIII.