Peters,Ellis 8 L'Apprenti Du Diable.

343
-1-

description

Frère Cadfael a pris vie brusquement, et d’une façon inattendue, à près de soixante ans alors qu’il était déjà un homme mûr, plein d’expérience, parfaitement armé pour la vie et tonsuré depuis dix-sept ans. Quand j’eus l’idée de m’inspirer de l’histoire véritable de l’abbaye de Shrewsbury comme toile de fond pour une intrigue policière, je me rendis compte que c’était le protagoniste dont j’avais besoin. Il me fallait l’équivalent médiéval d’un détective et d’un observateur au service de la justice, au beau milieu de l’action.

Transcript of Peters,Ellis 8 L'Apprenti Du Diable.

Cadfael-08-L'apprenti du diable

ELLIS PETERS

LAPPRENTI DU DIABLE

Traduit de langlais par Serge Chwat

CHAPITRE PREMIER

A la mi-septembre de lan de grce 1140, deux chtelains du Shropshire habitant respectivement au nord et au sud de la ville de Shrewsbury envoyrent le mme jour des messagers labbaye des saints Pierre et Paul pour demander faire entrer chez les bndictins les cadets de leur maison. Pour dexcellentes raisons dans les deux cas on accepta lun et pas lautre.

Jai convoqu certains dentre vous, dit labb Radulphe, avant de prendre une dcision ce sujet ou de lvoquer au chapitre puisque le principe dont il sera question se discute en ce moment mme parmi les dignitaires de notre ordre. Vous, frre prieur, et vous, frre sous-prieur, car vous avez chaque jour la charge de notre maison et de ses familiers, vous, frre Paul, matre des novices, frre Edmond titre dobdiencier et hte du clotre depuis lenfance, vos avis nous seront prcieux, ainsi que le vtre, frre Cadfael, qui vous tes converti sur le tard aprs avoir vcu de nombreuses aventures.

Cest donc a, se dit Cadfael sans broncher, assis sur son tabouret dans le parloir abbatial trs dpouill et fleurant bon le bois. Je vais jouer les avocats du diable en faisant entendre la voix du monde extrieur. Il avait pris les ordres dix-sept ans auparavant, stait adouci, mais gardait toujours la langue aussi acre, mme dans la clture. Enfin, chacun rend les services quil peut selon ses talents, qui sait lequel sera utile... Il tait plus qu moiti endormi car il avait fait la navette, depuis le matin, entre les vergers de la Gaye et son propre jardin de plantes mdicinales, entre les offices obligatoires et les prires. Le bon air parfum de ce beau mois de septembre lui avait lgrement tourn la tte. Aprs complies, il ny aurait gure besoin de le bercer. Mais il navait pas sommeil au point de ne pouvoir dresser loreille quand labb avait sollicit des conseils quitte ne pas les suivre si son esprit incisif lorientait dans une autre direction.

On a demand frrePaul daccepter deux nouveaux htes qui en temps et en heure recevront lhabit et la tonsure. Celui par lequel nous commencerons vient dune bonne famille et son pre est un des protecteurs de notre glise. Quel ge a-t-il, frre Paul?

Il est tout jeune. Il na pas encore cinq ans.

Voil o le bt blesse. Nous navons que quatre garons trs jeunes, dont deux ne sont pas promis au clotre et qui se trouvent ici uniquement pour tudier. Ils peuvent certes dcider de rester parmi nous quand le moment sera venu, mais cest eux quincombe ce choix quand ils seront en ge de le faire. Les deux autres sont des oblats consacrs Dieu par leurs parents. Ils ont respectivement dix et douze ans; ils sont bien installs et heureux parmi nous. Ce serait pch que de troubler leur srnit. Mais lide daccepter de nouveaux oblats ne menthousiasme pas outre mesure. Ils nont aucune notion de ce quon leur offre, pas plus que de ce dont on les prive. Cest une joie, ajouta labb, douvrir nos portes celui qui dsire tre admis en esprit et en vrit, mais un enfant peine sevr a surtout besoin de ses jouets et du giron maternel.

Le prieur haussa ses sourcils argents, lana un coup dil dubitatif et son nez fin, patricien, frmit.

Cela fait des sicles que lon approuve ceux qui offrent les enfants en oblation. La Rgle sanctionne cette coutume. Il ne faut pas envisager la lgre la moindre modification cette rgle. Qui sommes-nous pour nous opposer ce quun pre souhaite pour son fils?

Avons-nous le droit, nous ou un pre lgitime, de dterminer le cours dune vie sans quun innocent, qui ignore ce dont il est question, puisse donner son avis? rpondit Radulphe. Cest pourtant ce quon fait ici, maintenant. Je sais que cette pratique existe depuis longtemps et quelle na jamais t remise en question. Mais prsent, je minterroge.

En labandonnant, insista Robert, on prive peut-tre une me pure de ses meilleures chances daccder la saintet. Mme un enfant peut suivre une pente nfaste et perdre le chemin qui mne la grce divine.

Je nen disconviens pas, reconnut Radulphe, mais le contraire aussi peut tre vrai, je le crains. Bien des enfants qui une autre faon de vivre et de servir Dieu conviendrait mieux peuvent se retrouver dans ce quils considreront un jour comme une prison. Dans ce domaine, je nai que mon seul jugement pour guide. Mais nous avons frre Edmond qui est entr au couvent quatre ans et frre Cadfael qui nous a rejoint en pleine maturit aprs une vie active, aventureuse. Tous deux, jespre, ont une foi solide. Dites-nous votre avis l-dessus, Edmond. Regrettez-vous lexprience que vous auriez pu avoir hors de nos murs?

Frre Edmond, linfirmier, qui navait que huit ans de moins que Cadfael (lequel avait dpass la soixantaine), tait grave, beau, pensif; il aurait fait tout aussi bonne figure les armes la main, cheval, soccupant dun manoir et tenant ses fermiers lil; il rflchit srieusement au problme, sans se troubler.

Non, je nai jamais eu le moindre regret. Mais dire vrai, je ne savais pas ce quil y avait regretter. Oh, jen ai connu qui se sont rvolts et qui ont tout fait pour le dcouvrir. Ils simaginaient peut-tre qu lextrieur le monde tait plus beau quil peut ltre ici-bas. Peut-tre que, moi, je navais pas assez dimagination pour a. A moins que jaie eu la chance de trouver ici un travail qui me plaisait et me convenait, jtais trop occup pour pouvoir me plaindre. Non, tout de mme, je ne voudrais pas changer, mon choix eut t le mme si jtais entr ds la pubert et si javais prononc mes vux adolescent. Mais javoue que jai connu des frres qui auraient choisi tout autrement... sils en avaient eu le loisir.

Voil ce qui sappelle parler! sexclama labb. Et vous, frre Cadfael? Vous avez parcouru une bonne partie du monde, vous tes all jusquen Terre sainte et vous avez port les armes. Vous avez choisi tard et en toute libert. Je ne crois pas que vous ayiez jamais eu de regrets. Cela vous a-t-il t profitable davoir vu tant de choses et cependant opt pour ce petit ermitage?

Cadfael se sentit tenu de rflchir avant de parler, et charg comme il ltait du poids confortable de cette journe de labeur sous le soleil, la rflexion lui semblait difficile. Il ntait pas bien certain de ce que labb attendait de lui mais il trouvait sans conteste indigne et gnant que lon passt, pratiquement de force, un enfant au maillot, lhabit quil avait, lui, choisi en toute connaissance de cause.

Je pense navoir pas perdu au change, dit-il enfin. Toutefois, quelle que ft mon indignit, je crois avoir apport quelque chose de plus que si jtais venu ici encore innocent. Javoue avoir aim mon existence dantan et grandement estim les guerriers, les endroits et les actions hroques que jai connus, et si je me suis dcid en pleine maturit y renoncer pour entrer au couvent, jestime que cest le plus bel hommage que je pouvais rendre la vie monastique. Et je me refuse croire que les souvenirs que jai pu conserver me rendent moins apte respecter mes vux; pour moi ce serait plutt le contraire. Si on mavait mis l quand jtais enfant, je me serais rvolt lge adulte et jeusse rclam rparation. Libre depuis lenfance, je pouvais me permettre de sacrifier mes droits en prenant de la sagesse.

Vous tomberez donc daccord quil sied certains, de par leur nature et le cheminement de la grce, de dcouvrir trs jeune ce que vous avez appris lge mr, dit labb dont le visage maigre sclaira dun bref sourire.

Sans le moindre doute! Je pense mme que ceux dont cest le cas, quand ils sont srs deux-mmes, sont les meilleurs dentre nous. Ils font le choix quils entendent faire, guids par leur propre lumire.

Bien, bien! dit Radulphe, mditant un instant, le menton appuy son poing, les paupires baisses. Que pensez-vous de tout cela, Paul? Vous avez la responsabilit des jeunes et je sais quils ont rarement matire se plaindre de vous.

Paul en effet la quarantaine inquite autant que consciencieuse , telle une poule surveillant une couve fantasque, tait bien connu pour son indulgence envers les plus jeunes dont la malice le rendait toujours mfiant; excellent matre au demeurant, il leur apprenait le latin sans conflit de part ni dautre.

Je ne considre pas comme une charge de moccuper dun bambin de quatre ans, dit-il lentement. Et je naurais pas grand mrite y prendre plaisir ni ce quil puisse y trouver son compte. Mais mon avis, ce nest pas ce que demande la Rgle. Un pre digne de ce nom en ferait tout autant pour son fils. Maintenant, cest quand mme prfrable sil sait quoi il sengage et sil a une petite ide de ce quil laisse derrire lui. A quinze ou seize ans, sil a bien appris...

Le prieur rejeta la tte en arrire avec le mme regard svre, laissant son suprieur dcider pour le mieux. Frre Richard, le sous-prieur, navait pas ouvert la bouche depuis le dbut. Il tait trs comptent pour le train-train quotidien, mais il naimait gure prendre de dcisions.

Depuis que jtudie les raisonnements de larchevque Lanfranc, je ne cesse de me dire que nous devons modifier notre attitude dans ce cas prcis. Cette offrande denfants, jen suis arriv penser quil faut la refuser et naccepter ces oblats que lorsquils seront en ge de dcider eux-mmes du genre de vie quils dsirent mener. Je suis donc convaincu, frre Paul, quil nous faut refuser ce petit selon les termes dsirs. Quon explique son pre que dici quelques annes ce garon sera le bienvenu sil veut sinstruire dans notre cole, mais non en tant quoblat destin rentrer dans notre ordre. Quand il aura lge requis, sil en manifeste fermement le dsir, il pourra tre des ntres. Que tout cela soit bien clair.

Il poussa un soupir et bougea lgrement sur sa chaise pour indiquer la fin de la confrence.

Il parat quil y aurait une autre requte pour une admission?

Frre Paul tait dj debout, soulag, tout sourire.

L, il ny aura pas de difficult, pre. Loric Aspley dAspley dsire nous amener son plus jeune fils, Meriet. Mais ce garon a dix-neuf ans passs et il entre ici de son plein gr. Dans ce cas, pre, nous navons pas nous inquiter.

Les temps ne sont pourtant pas si favorables au recrutement, admit frre Paul en traversant la grande cour avec Cadfael pour se rendre complies, que nous puissions nous offrir le luxe de refuser des postulants. Nimporte, la dcision de notre abb me donne toute satisfaction. Je ne me suis jamais senti trs laise par rapport ces jeunes enfants. Daccord, dans la plupart des cas, cest par amour quon nous les offre. Mais il faut se poser des questions parfois... Si on dsire garder des terres et que lon a dj un ou deux fils costauds, cest une faon un peu trop commode de se dbarrasser du troisime!

Cela se produit aussi quand le troisime est dj grand, observa schement Cadfael.

Seulement l, en principe, tout le monde est daccord. On peut aussi faire une belle carrire dans un clotre. Mais des enfants en bas ge, non, cest trop facile.

Tu crois quon hritera de celui-ci dans quelques annes selon les termes fixs par labb?

Voil qui mtonnerait. Si on nous lenvoie pour tudier, il faudra que son pre mette la main la poche.

Frre Paul tait capable de dcouvrir un ange en chacun des garnements auxquels il faisait lcole, mais il demeurait trs sceptique quant aux vertus de leurs ans.

Si lon avait accept ce petit comme oblat, nous aurions eu charge de lentretenir compltement. Je connais le pre, ce nest pas le mauvais cheval, mais il serait plutt radin. Et je suis bien sr que sa femme sera ravie de garder son fils.

Ils taient lentre du clotre et le crpuscule vert ple, parmi les arbres et les bosquets, commenait peine prendre une teinte dore dans lair calme et parfum.

Et lautre? demanda Cadfael. Aspley... attends. Cest quelque part dans le sud, lore de la Fort Longue. Il me semble avoir dj entendu ce nom-l. Tu connais la famille?

Seulement de rputation. Rien redire. Cest lintendant du chteau, un vieux paysan solide, qui ma transmis le message. Saxon probablement, en juger par son nom, Fremund. Daprs lui, le garon sait lire et crire, il est en bonne sant et bien lev. Tout sannonce bien, apparemment.

Aucun des deux navait de raison de mettre en doute cette conclusion. Le pays tait en pleine anarchie, dchir par la guerre civile; les revenus monastiques avaient diminu, les plerins se calfeutraient chez eux et le nombre de postulants qui dsiraient vraiment prendre lhabit stait singulirement rduit tandis que saccroissait le nombre de fugitifs et dindigents venus chercher refuge labbaye. Dans cette situation, la venue dun nouvel arrivant dj lettr et dsireux de commencer son noviciat tait une bndiction pour labb.

Aprs coup, bien sr, nombreux furent ceux qui prtendirent stre dout de quelque chose et parlrent de sombres pressentiments, affirmant sans vergogne quils lavaient bien dit. Aprs la bataille, les devins de la onzime heure sont toujours lgion.

Seul le hasard voulut que Cadfael assistt larrive du jeune nophyte deux jours plus tard. Pendant plusieurs jours, le temps de ramasser les pommes et de rentrer la farine frachement moulue, le ciel tait rest clair et le soleil brillant; mais ce soir-l la pluie qui tombait verse transformait les routes en fleuves de boue et les trous de la grande cour en fondrires tratresses. Dans le scriptorium, les copistes et les artisans ntaient que trop heureux de travailler leurs pupitres. Les enfants, maussades, se tournaient les pouces, regrettant leur rcration manque, et linfirmerie, le moral des malades baissait vue dil linstar du jour dclinant. Les htes ne se bousculaient pas. La guerre civile marquait le pas, cependant que des clercs de bonne volont tentaient de rapprocher les deux parties, mais en Angleterre la plupart des gens prfraient rester chez eux.

Chacun attendait en se rsignant; seuls ceux qui navaient pas le choix prenaient la route et se rfugiaient lhtellerie de labbaye.

Cadfael avait pass le dbut de laprs-midi dans lherbarium. Il avait non seulement un certain nombre de dcoctions en route, fruit des feuilles, des racines et des baies rcoltes cet automne, mais il avait russi galement dnicher un exemplaire de la liste dAelfric concernant les simples et les arbres dAngleterre au Xe sicle, et il voulait pouvoir ltudier au calme. Il avait donn cong frre Oswin dont lardeur juvnile linquitait bien plus souvent quelle ne le rconfortait dans son jardin secret qui pouvait ainsi poursuivre ses tudes liturgiques, car lpoque o il prononcerait ses vux dfinitifs approchait et il avait besoin de se perfectionner.

Mme bienvenue, la pluie nen tait pas moins dprimante pour la plupart des hommes. La lumire diminuait; la page que Cadfael tudiait sassombrissait. Il abandonna sa lecture. Il lisait et crivait langlais couramment, mais le latin quil avait appris avec peine, sur le tard, lui restait fort peu familier. Il fit la tourne de ses potions, en remua une par-ci par-l, ajoutant parfois un ingrdient quil pilait dans un mortier avant de lincorporer la cuisson et, traversant les jardins sous la pluie, revint vers la grande cour en protgeant son prcieux parchemin sous son habit.

Il avait atteint labri offert par le porche de lhtellerie, et il reprenait son souffle avant de filer vers le clotre en essayant de ne pas patauger dans les flaques deau quand trois cavaliers venus de la Premire Enceinte sarrtrent sous la vote du portail pour secouer leurs manteaux dtremps. Le portier sortit en toute hte pour les accueillir, tout en restant plaqu contre le mur pour se protger de la pluie, puis un palefrenier jaillit des curies, sautant allgrement dans les trous deau, la tte recouverte dun sac.

Cadfael pensa quil sagissait srement de Loric dAspley et de son fils qui dsirait prendre lhabit. Il resta un moment les considrer, dabord parce quil tait curieux, et ensuite parce quil esprait, vainement, que la pluie se calmerait, lui permettant de se rendre au scriptorium en vitant de se transformer en ponge.

Un homme dun certain ge, grand, trs droit, mont sur un puissant cheval gris, conduisait les visiteurs. Il retira sa capuche et lon put voir des cheveux gris emmls et un visage allong, austre et barbu. Mme cette distance, alors quil tait de lautre ct de la grande cour, on le devinait beau, svre, raide, avec de larrogance dans la forme du nez, de la fermet et de lorgueil dans la bouche et la mchoire. Pourtant, en descendant de cheval, il se montra grave et courtois envers le portier et le palefrenier. Il navait pas lair avenant, et il ne devait pas tre ais de drider un pre pareil. Approuvait-il le choix de son fils ou ne lavait-il accept que contraint et forc? Cadfael lui donnait dans les cinquante-cinq ans, ce qui lui parut vieux en toute candeur, car il oubliait bien souvent quil comptait plus de soixante annes lui-mme.

Il accorda plus dattention au jeune homme qui suivait respectueusement quelques pas derrire son pre et qui descendit rapidement de sa monture pour tenir ltrier de ce dernier. Il en faisait presque trop, et cependant il y avait dans son attitude quelque chose qui rappelait le comportement de lhomme aux cheveux gris. Lui aussi manquait de souplesse. Tel pre, tel fils. Meriet Aspley avait dix-neuf ans et une bonne tte de moins que Loric. Il tait bien bti, solide et avait fine allure sans rien de remarquable premire vue. Des mches de cheveux noirs collaient son front mouill et sur ses joues la pluie laissait des traces semblables des larmes. Il se tenait un peu lcart, la tte penche, soumis, les paupires baisses, tel un serviteur attendant les ordres de son maitre, et quand ils allrent sabriter dans la loge du portier, il suivit comme un chien de chasse bien lev. Il navait pourtant pas lair de manquer de personnalit; dans sa solitude il donnait limpression de faire ce quon attendait de lui sans y attacher dimportance particulire et sans, surtout, que cela natteigne son caractre profond. Les brefs regards que Cadfael lui avait lancs avait rvl un visage tout aussi dtermin et svre que celui de son pre, une bouche aux lvres pleines, passionne, au dessin ferme.

Non, se dit Cadfael, ces deux-l ne sentendent pas, il ny a pas en douter. Et la seule explication quil put trouver ce manque de chaleur le fora revenir sa premire hypothse: le pre napprouvait pas le choix de son fils, avait tent vainement de le faire changer davis et lui en voulait srieusement de son obstination. De lenttement dun ct, de la frustration et de la dception de lautre, rien dtonnant ce quils ne sentendissent pas. Cette vocation qui sopposait la volont paternelle ne sannonait pas sous les meilleurs auspices. Mais ceux quune lumire excessive a aveugls naperoivent pas, ni ne peuvent se permettre de voir la souffrance quils causent. Ce ntait pas dans cet tat desprit que Cadfael avait pris lhabit, mais il nen comprenait pas moins ceux qui avaient subi une telle preuve.

Ils avaient gagn la loge prsent pour y attendre frre Paul et tre reus officiellement par labb. Le palefrenier qui les avait suivis sur un cheval rustique venu de la fort emmena les montures au petit trot jusqu lcurie et la grande cour retrouva son calme sous la pluie battante. Cadfael remonta sa robe et courut se mettre labri du clotre o il put se secouer loisir, sasseoir confortablement et continuer sa lecture dans le scriptorium. Peu aprs un problme labsorba: ce quAelfric appelait dittampe, tait-ce la mme chose que ce quil connaissait sous le nom de dictame? Il ne pensait plus du tout Meriet Aspley qui tenait tant devenir moine.

Le jeune homme fut prsent au chapitre ds le lendemain pour y prononcer officiellement ses vux et tre accueilli par tous ceux qui allaient devenir ses frres. Pendant leur priode de probation les novices navaient pas voix audit chapitre mais on les y admettait loccasion et Radulphe considrait quils avaient droit ds leur arrive la courtoisie fraternelle de rigueur.

Dans son nouvel habit, Meriet avait lair un peu emprunt et paraissait curieusement plus petit que dans ses vtements sculiers, songeait Cadfael en lobservant dun il pensif. La prsence de son pre ne risquait plus de le rendre hostile prsent, il navait plus besoin de se mfier de ceux qui taient heureux de laccueillir parmi eux et, pourtant, il tait encore tout raide, il gardait la tte penche et ses mains jointes se crispaient. Peut-tre tait-il encore sous le choc de la dcision quil venait de prendre. Il rpondit aux questions dune voix basse, gale, soumise et rapide. Son visage avait la pleur naturelle de livoire que le soleil de lt avait chang en vieil or et le sang affluait vivement sous la peau douce jusqu ses hautes pommettes. Il avait le nez fin, droit, aux narines animes dun frmissement nerveux et sa bouche si pleine et fire au repos devenait vulnrable ds quil parlait. Par humilit il baissa les paupires, dissimules elles-mmes sous larc de ses sourcils plus noirs encore que ses cheveux.

Vous avez bien rflchi? demanda labb, mais vous pouvez encore changer davis et nul ne vous en fera grief. Souhaitez-vous vraiment tre des ntres dans ce clotre? Avez-vous toujours ce dsir? En tes-vous sr? Vous pouvez vous exprimer librement.

Oui, cest ce que je souhaite, rpondit-il dune voix basse o se devinait plus de violence que de fermet. Je vous supplie de maccepter, ajouta-t-il avec plus de retenue, comme si sa vhmence lavait lui-mme surpris.

Ce vu dfinitif viendra plus tard, dit Radulphe avec un lger sourire. Pour linstant, frre Paul sera votre matre et vous vous soumettrez lui. Ceux qui entrent dans notre ordre aprs lenfance doivent subir une anne de probation. Vous aurez tout le temps de faire des promesses et de les tenir.

Quand il entendit ces mots, le garon redressa brusquement la tte quil tenait penche en signe de soumission, ses paupires se soulevrent rvlant de grands yeux noisette parcourus de lueurs vertes. Il regardait si rarement vers la lumire que lclat de ses prunelles parut surprenant, voire inquitant.

Pre, demanda-t-il dune voix soudain plus aigu, presque effraye, est-ce bien ncessaire? Ne saurait-on raccourcir ce dlai si je me donne du mal? Cette attente est insupportable.

Labb lexamina bien en face et frona les sourcils, plus parce quil se posait des questions que parce quil tait en colre.

Oui, cela peut arriver, si nous pensons que ce serait mieux ainsi. Limpatience, toutefois, nest pas la meilleure conseillre, ni la hte le meilleur avocat. Si nous vous sentons prt, nous vous le dirons clairement. Ne vous puisez pas chercher la perfection.

Il tait clair que Meriet se pntrait des paroles de labb comme de leur intonation. De nouveau il voila lclat de son regard quil reporta sur ses mains jointes.

Je me laisserai donc guider, pre. Mais je dsire de tout mon cur mengager jusquau bout et trouver la paix.

Un bref instant Cadfael sentit que sa voix avait trembl malgr lui. Trs probablement, Radulphe ne lui tiendrait pas rigueur de sa fougue. Il avait lexprience de ces enthousiastes passionns et de ceux que, petit petit la grce amne au don total, comme des agneaux qui vont labattoir.

Certains y parviennent, dit doucement labb.

Jy parviendrai, pre!

Oui, cette voix gale avait de nouveau trembl un tant soit peu. Et ces yeux tonnants redevenaient voils!

Radulphe le renvoya avec courtoisie et indulgence, puis il leva la sance. Un postulant modle? Ou bien faisait-il preuve dun peu trop dardeur? Un homme aussi fin que Radulphe ne manquerait pas de concevoir un lger soupon et il tiendrait le novice lil. Cependant un tre jeune, tendu, dcid, en arrivant bon mort, avait le droit dexiger un peu trop, dtre un peu trop press. Cadfael avait toujours eu les deux pieds sur terre, mme quand il avait pris sa propre dcision pour le reste de sa longue vie, mais il avait beaucoup de sympathie pour ces jeunes gens ardents qui en font trop et prennent feu et flamme lcoute dun vers ou dun accord. Ceux qui sembrasent ainsi entretiennent ce feu jusqu leur mort, provoquent le mme effet chez beaucoup dautres et laissent comme un trait enflamm aux gnrations futures. Chez dautres, le brasier steint faute de combustible, mais ils ne font de mal personne. Lavenir dirait sans doute ce que celait ltincelle dsespre de Meriet.

Hugh Beringar, shrif-adjoint du Shropshire, tait descendu de son manoir de Maesbury afin de prendre son poste Shrewsbury car son suprieur, Gilbert Prestcote, tait parti rejoindre le roi tienne Westminster pour la visite quil effectuerait la Saint-Michel; il lui apporterait largent des impts et lui rendrait ses comptes. Ils avaient, Hugh comme Gilbert, bien tenu et protg le comt qui navait pas souffert des dsordres qui ravageaient la majeure partie du pays. Labbaye avait toute raison de leur en tre reconnaissante car de nombreux autres couvents le long des marches galloises avaient t pills, saccags, vacus, transforms en forteresse plusieurs reprises sans jamais tre indemniss. Car, pires que les troupes dtienne et de sa cousine, limpratrice Mathilde (bien assez dangereuses comme a), il y avait, partout dans le pays, des armes prives qui, comme des prdateurs de tailles diverses, dvoraient tout sur leur passage quand la loi ne parvenait pas les arrter. Mais, jusqu ce jour, dans le Shropshire, les forces de lordre avaient fait montre de puissance et de loyaut.

Aprs avoir confortablement install sa femme et son fils dans sa maison en ville, prs de lglise Sainte-Marie, et stre assur que la garnison du chteau ne posait aucun problme, Hugh, comme toujours en pareil cas, avait commenc par aller saluer labb. Il ne quittait jamais le couvent sans rendre visite Cadfael dans son atelier du jardin. Ils taient amis de longue date, plus proches que pre et fils, et leurs relations avaient non seulement ce ct dtendu, tolrant, frquent entre gens de gnrations diffrentes, mais leurs expriences communes les avaient placs sur le mme plan. Leurs affrontements pour une meilleure protection des valeurs et des institutions, dans un pays qui en avait bien besoin, les avaient rapprochs.

Cadfael demanda des nouvelles dAline et sourit daise rien quen prononant son nom. Il avait vu Hugh la conqurir de haute lutte ainsi que son poste actuel et il se sentait presque une me de grand-pre pour leur premier-n quil avait tenu sur les fonts baptismaux au tout dbut de cette mme anne.

Elle se porte comme un charme, dit Hugh, trs satisfait, elle a demand de vos nouvelles. A la premire occasion, vous viendrez chez nous et le constaterez par vous-mme.

Je le crois sans peine. Et ce diablotin de Gilles? Mon Dieu, il y a dj neuf mois, il doit courir dans toute la maison. Les enfants se mettent marcher sans quon sen rende compte.

A quatre pattes, il se dbrouille trs bien, dit Hugh firement, aussi bien que Constance sur ses deux pieds. Et il a dj la poigne dun homme dpe. Mais Dieu veuille que a narrive pas trop vite. Pour moi, il ne restera jamais assez longtemps enfant. Et avec un peu de chance le pays sera en paix quand il sera grand. Il fut un temps o lordre rgnait en Angleterre. a reviendra bien un jour.

Hugh tait un tre quilibr et solide mais lpoque projetait son ombre sur lui lorsquil pensait sa charge et son serment.

Sait-on ce qui se passe dans le Sud? demanda Cadfael, observant le mouvement dun nuage. Il semble que la confrence de lvque Henri nait pas donn grand-chose.

Henri de Blois, vque de Winchester et lgat du pape, tait le frre cadet du roi quil avait suivi contre vents et mares jusqu ce qutienne soppost lglise quil avait grandement offense en la personne de certains de ses vques. On se demandait aujourdhui de quel ct il penchait puisque sa cousine, limpratrice Mathilde, tait arrive en Angleterre et stait retranche dans lOuest avec ses troupes, autour de la ville de Winchester. Il ny avait rien dtrange ce quun homme dglise comptent, ambitieux, pratique, prouvt de la sympathie pour les deux camps et plus encore dexaspration; sans compter que lvque tait partag dans ses affections. Il avait pass tout le printemps et lt de cette anne peiner pour que les deux parties se rencontrent et sefforcent de trouver un arrangement susceptible de satisfaire chacun dans la mesure du possible et que lAngleterre ait enfin un gouvernement crdible, des perspectives davenir plus souriantes. Il avait fait de son mieux, organis la rencontre des reprsentants des deux camps Bath, au mois daot, mais sans succs.

On a quand mme cess de se battre, remarqua Hugh avec un petit sourire, au moins pour le moment. Mais autrement, chec total.

A ce quil parat, dit Cadfael, limpratrice tait prte prendre lglise comme juge de son bon droit, mais tienne, non.

a vous tonne? scria Hugh avec un rire bref. Cest lui qui est sur le trne, pas elle. Sil y a un procs, il a tout perdre et elle tout gagner. Mme si le jugement tait suspendu, on verrait quelle nest pas idiote. De plus mon roi que Dieu lui mette un peu de plomb dans la cervelle! sest mis lglise dos et, dordinaire, elle ne tarde pas se venger. Non, ctait couru davance. Henri doit se rendre en France ces jours-ci, il na pas renonc, il espre trouver appui auprs du roi de France et du comte Thobald de Normandie. Il sera trs occup au cours des prochaines semaines essayer de trouver ce quil faut pour ramener la paix avant de revenir vers Mathilde et tienne avec des arguments solides. A dire vrai, il esprait obtenir un soutien plus ferme, des gens du Nord essentiellement. Mais ils sont rests chez eux et bien cois.

Chester? hasarda Cadfael.

Ranulf, comte de Chester, esprit indpendant, se comportait plus ou moins en roi dans son palais fortifi du Nord; il avait pous une fille du comte de Gloucester, demi-frre de limpratrice et son principal champion dans ce combat. Jusqu prsent, il avait russi maintenir son royaume en paix et ne prendre parti pour personne. Dailleurs il en voulait aux deux camps.

Son demi-frre aussi, Guillaume de Roumare. Roumare a de grands domaines dans le Lincolnshire et, eux deux, ils forment une arme non ngligeable. Ils ont maintenu lquilibre l-haut, daccord, mais ils auraient pu faire mieux. Enfin une trve, mme passagre, cest dj a. On peut toujours esprer.

En ces temps difficiles, se dit Cadfael, morose, lespoir ne courait pas les rues en Angleterre. Mais il fallait reconnatre quHenri de Blois faisait tout son possible pour sortir le pays du chaos. Lvque tait la preuve vivante quon peut mener une belle carrire tout en prenant lhabit trs jeune. Moine Cluny, abb de Glastonbury, vque de Winchester, lgat pontifical, quelle ascension fulgurante! Cest vrai quil tait neveu du roi et devait ses progrs rapides au vieux roi Henri. Un fils cadet, dune famille de moindre importance, en prenant lhabit, nobtiendrait pas si aisment la mitre, lintrieur ou lextrieur de son abbaye. Ce jeune homme fragile, par exemple, avec sa bouche passionne et ses reflets verts dans les yeux, jusquo irait-il sur la route du pouvoir?

Hugh, dit Cadfael, calmant son feu avec un peu de terre, au cas o il en aurait besoin plus tard et pour ne pas avoir le rallumer, quest-ce que vous savez des Aspley? Un domaine situ vers lore de la Fort Longue, je crois, deux pas de la ville, mais retir.

Pas tant que a, rpliqua Hugh, surpris par cette question, il y a l trois manoirs voisins qui, lorigine, ne faisaient quun essart. Ils relevaient jadis du comte et aujourdhui de la couronne. Il a choisi le nom dAspley. Son grand-pre tait saxon jusquau bout des ongles, mais il tait solide, le comte Roger la pris en amiti et lui a laiss sa terre. Ils sont toujours saxons, mais ils avaient partag le sel avec lui et ils sont passs la couronne avec le comt. Il a pous une Normande qui lui a apport un manoir vers Nottingham. Il nen reste pas moins trs fier dAspley. Vous le connaissez?

Seulement sa silhouette cheval, sous la pluie. Il nous a amen son cadet qui, pouss par Dieu... ou le diable, veut entrer au couvent. Franchement, je me demande pourquoi.

Tiens, dit Hugh avec un haussement dpaules et un sourire. Une terre modeste, un frre an. Il na pas grand-chose esprer, moins que daimer les armes et de conqurir son propre domaine. Et puis lglise, le clotre, a nest pas un si mauvais choix. Si on est fut, on peut russir mieux que par la guerre. Rien de mystrieux l-dedans.

A ce moment, Cadfael songea Henri de Blois, qui tait encore jeune. Hugh navait pas tort. Mais ce garon raide, frmissant, avait-il ltoffe dun homme dtat?

Et le pre? demanda-t-il, prenant place prs de son ami, sur le large banc appuy au mur de son atelier.

Sa famille remonte Mathusalem et il est fier comme un coq, car il possde deux manoirs lui. A cette poque, les princes savaient plaire leurs cours, en province. On trouve encore ce genre de maisons dans les collines et les forts. Lhomme doit avoir dpass la cinquantaine, ajouta Hugh calmement, cherchant se rappeler ce quil savait des terres et des chtelains sous sa juridiction en ces priodes troubles. Sa rputation est excellente. Je nai jamais vu ses fils, qui se suivent cinq ou six ans de distance. Il a quel ge, votre bonhomme?

Dix-neuf ans, enfin il parat.

Quest-ce qui vous intrigue chez lui? demanda Hugh, qui tait moins troubl quintress.

Et, par-dessus son paule, il jeta un bref coup dil vers Cadfael, attendant patiemment sa rponse.

Sa soumission, rpondit ce dernier, qui sen voulait de ne pas savoir tenir non sa langue, mais son imagination. Il a une nature violente, poursuivit-il fermement, avec un il doiseau de proie et un front bomb comme un rocher. Et il garde les mains jointes et se mord les lvres avec la mine dune servante quon gronde!

Cest le mtier qui rentre, rpliqua Hugh. Il tudie labb. Cest ce que font les plus malins. Je ne vous apprends rien.

Je sais, je sais.

Et a ne les avanait pas toujours, car certains avaient des talents limits, contrairement leurs ambitions. Mais ce ntait pas le genre de celui-l. Cette faim, cette soif de soumission totale lui paraissaient une fin en soi, une tentative dsespre pour... Ce regard doiseau de proie ne portait pas trs loin au-del du mur de clture.

Ceux qui cherchent une porte fermer derrire eux, mon ami, reprit Cadfael, veulent schapper vers le monde intrieur ou fuir le monde extrieur. Il y a une diffrence. Mais elle nest pas toujours facile distinguer.

CHAPITRE II

Il y eut une belle rcolte de pommes doctobre cette anne-l dans les vergers de la Gaye, et comme depuis quelques jours le temps tait devenu imprvisible, on dut profiter de trois journes ensoleilles qui se suivirent au milieu de la semaine afin de cueillir les fruits pendant quil faisait sec. On embaucha donc tout le monde cet effet, moines du chur, serviteurs, et tous les novices hormis les coliers. Le travail navait rien de dsagrable, surtout pour les jeunes qui y gagnrent le droit de grimper aux arbres, de remonter leur robe au-dessus du genou et de se conduire un moment en gamins.

Un des commerants de la ville avait une cabane jouxtant les terres de labbaye le long de la Gaye. Il y gardait ses chvres et ses abeilles et avait le droit de couper de lherbe pour ses btes sous les arbres fruitiers car il lui en manquait un peu. Ce jour-l, il tait sorti avec sa faucille, longeant les hautes herbes autour des fts, l o il est justement dangereux dutiliser la faucille. Cadfael vint lui faire la causette et les deux hommes sassirent sous un pommier pour changer les civilits requises en pareil cas. Il connaissait pratiquement tous les bourgeois de Shrewsbury et le brave homme avait des lgions denfants dont il demanda des nouvelles.

Plus tard, Cadfael se reprocha ce bavardage; en effet, lhomme avait dpos son outil sous larbre quand son plus jeune fils, un bambin haut comme trois pommes, tait venu lappeler pour prendre son pain et sa bire de midi. Ce fut peut-tre cause de cette conversation quil avait oubli de le rcuprer. Toujours est-il quil lavait laisse l, cette faucille, dans lherbe, prs du tronc. Cadfael se releva, un peu courbatu, et retourna ramasser ses pommes tandis que son compagnon ramenait la cabane son cadet qui jacassait sans cesse.

On remplissait joyeusement les paniers de paille. Cadfael avait connu de meilleures rcoltes, mais elle nen tombait pas moins pic. La journe tait douce, brumeuse et ensoleille tout la fois, la rivire sinterposait tranquille entre la ville couronne de tours et les cueilleurs de pommes; de lourds effluves les enveloppaient o se mlaient lodeur des fruits, de lherbe sche, des plantes et des arbres tout chauds du soleil de lt et que lautomne allait rendre au repos; lair tait parfum et enttant. Rien de surprenant ce que chacun se sentt bien, le cur lger. On travaillait sans penser rien. Cadfael aperut frre Meriet qui travaillait avec ardeur; il avait remont ses lourdes manches, rvlant ses bras lancs, son habit retrouss dvoilait ses genoux bruns et lisses, il avait rejet sa capuche sur ses paules et sa tte il navait pas encore reu la tonsure se dessinait sur le ciel, avec ses cheveux noirs emmls. Son visage brillait, son regard noisette ptillait. Il se souriait lui-mme, car il se sentait bien, mais on le devinait vulnrable.

Ayant lui-mme faire, Cadfael le perdit bientt de vue. Il est parfaitement possible de prier intensment tout en peinant dur ramasser des pommes, mais il ntait que trop conscient de sabandonner la douceur sensuelle de cette journe. Et, selon toute apparence, frre Meriet tait aussi dans ce cas. Ce qui contribuait lembellir.

Le sort voulut, malheureusement, que ce ft le plus lourd et le plus disgracieux des novices qui choist de grimper prcisment larbre sous lequel se trouvait la faucille; pire encore, en cherchant attraper un bouquet de pommes, il se pencha trop loin. Ce pommier avait ses fruits en bout de branche que le poids avait rendue fragile. Elle se rompit sous cette masse; patatras! le grimpeur fit la culbute dans un grand fracas de feuilles et de branches et tomba droit sur la lame dresse de la faucille.

Quelle chute spectaculaire! Une demi-douzaine de ses compagnons lentendirent tomber et se prcipitrent la rescousse, Cadfael leur tte. Le jeune homme gisait immobile, dans son habit en dsordre, bras et jambes carts; il y avait une longue dchirure sur le ct gauche de sa robe et un filet de sang trs rouge se rpandait sur sa manche et sur lherbe. Si jamais quiconque donna limpression dune mort soudaine et violente, ce fut bien lui. Rien de surprenant ce que les jeunes qui ny entendaient goutte restassent l, effars, pousser des cris dorfraie.

Frre Meriet se trouvait un peu plus loin et navait pas entendu le bruit de la chute. Il arrivait entre les arbres, en toute innocence, avec au bras un grand panier de fruits quil emportait vers le chemin longeant le fleuve. Son regard, pour une fois trs clair, buta sur le corps tendu, lhabit dchir et le sang qui coulait. Il hsita comme un cheval foudroy, recula en tranant les talons dans lherbe. Son panier lui tomba des mains et les pommes se rpandirent tout alentour.

Il nmit aucun son, mais Cadfael qui stait agenouill prs du bless, surpris par cette avalanche de fruits, leva les yeux et dcouvrit un visage dont toute forme de vie semblait stre retire et qui avait pris la couleur de la cendre. Il ny avait plus la moindre flamme dans ce regard fixe, atone, qui se posait sans ciller sur ce qui semblait tre un cadavre poignard, gisant dans lherbe. La face ntait plus quun masque crisp, aux traits accentus, trs ple, fig pour lternit.

Imbcile! scria Cadfael, rendu furieux par le choc quil venait de subir, alors quil avait un bless sur les bras. Ramasse tes pommes et disparais. Dcampe, si tu es incapable de te rendre utile! Tu ne vois donc pas que ce pauvre garon, qui navait dj pas beaucoup de cervelle, a pris un coup sur le crne en tombant de cet arbre et quil sest gratign les ctes avec cette faucille? Il a beau saigner comme un cochon quon gorge, il est bien vivant et ne risque rien, crois-moi.

Ce quen vrit le gisant se mit en devoir de prouver en ouvrant un il vitreux, projetant un regard autour de lui comme sil cherchait lennemi qui lui avait jou ce tour, et il commena se plaindre sans pouvoir sarrter. Rassur, le cercle qui lentourait vola son aide et Meriet resta derrire ramasser ses pommes, obissant et gauche. Son expression fut aussi longue se dtendre que ses yeux verts retrouver leur clat.

Quant au bless, comme lavait pens Cadfael, sa blessure tait spectaculaire mais superficielle. On leut bientt lave et panse grce au sacrifice quun novice fit de sa chemise et une bande de tissu solide emprunte la poigne dun panier de fruits quelle avait servi rparer. Sa chute lui avait valu une belle bosse et une bonne migraine. Heureusement, il ny avait rien de plus grave dplorer. On le renvoya en hte labbaye ds quil se sentit suffisamment dattaque et capable de se relever, avec deux compagnons assez solides pour lui improviser une chaise de leurs mains et de leurs bras sil faiblissait. Il ne resta aucune trace de lincident, sauf de nombreuses traces de pas dans lherbe pitine autour dune tache de sang, et la faucille quun gamin effray vint timidement rclamer. Il trana l jusqu ce quil pt approcher Cadfael seul. Il fut grandement rconfort de savoir quil ny avait pas grand mal et que son pre nencourrait aucun reproche pour ce malheureux oubli. Il y a toujours des accidents, mme sans lintervention de chevriers ngligeants et dadolescents maladroits et balourds.

Ds quil fut libr de ses autres soucis, Cadfael se consacra au problme qui restait. Car sil tait bien l, le novice, avec son habit noir, parmi ses compagnons, sil continuait travailler, comme les autres, il dtournait le visage et, tandis quautour de lui on commentait les derniers vnements dune voix aigu, avec des ppiements de moineaux, lui demeurait bouche cousue. Une certaine raideur dans ses mouvements le faisait ressembler une poupe de bois qui sanimerait soudain, et toujours cette faon de scarter si quelquun sapprochait. Il ne voulait pas tre observ, pas avant du moins quil ait repris lentier contrle de lui-mme.

On rapporta les pommes labbaye et on les disposa dans des paniers quon entreposa dans les greniers de la grange principale, car ces fruits darrire-saison dureraient jusqu Nol. Sur le chemin du retour, lheure de vpres approchait, Cadfael resta prs de Meriet et accorda son pas au sien, sans parler ou presque. Il tait trs dou pour tudier les gens tout en leur donnant limpression de ne sintresser eux que dans la mesure o ils faisaient partie du mme monde que lui et de les accepter sereinement.

Eh bien, il y en a eu du raffut pour quelques gratignures, constata Cadfael, dun ton dexcuse qui aurait peut-tre lavantage de surprendre son interlocuteur. Jai t dsagrable avec toi, mon frre. Pardonne-moi! Tout aurait trs bien pu mal tourner, comme tu le craignais. Je lai cru un instant moi-mme. Maintenant, nous voici soulags, toi et moi.

Le garon, mfiant, tourna vivement la tte vers lui, regardant par-dessus son paule. Il y eut un clair qui disparut instantanment dans les yeux vert et or. Dans sa voix se mlaient la surprise et la douceur quand il rpondit.

Oui, Dieu merci et merci vous, mon frre.

Cadfael eut le sentiment que son interlocuteur avait rajout ce dernier mot parce quil le fallait, avec un peu de retard, mais il ne len apprcia pas moins.

Cest vrai que je ne vous ai pas servi grand-chose. Je... Je nai pas lhabitude, dit Meriet piteusement.

Mais, mon garon, cest tout fait normal. Jai plus du double de ton ge, et jai pris lhabit sur le tard, pas comme toi. Jai vu la mort sous bien des formes. Jai t soldat et marin, dans le temps, en Orient, pendant la croisade, oui, jai servi dix ans aprs la chute de Jrusalem. Jai vu des hommes tus au combat. Pour tout dire, jen ai tu moi-mme au combat aussi. Je nai jamais aim a, je le sais, mais je nai jamais cherch lviter non plus car javais prt serment.

Il se passait quelque chose ct de lui, son jeune compagnon avait tressailli, cause de cette histoire de serment peut-tre sans rapport avec la religion mais qui pouvait tre lie une question de vie ou de mort. Cadfael, tel un pcheur confront un poisson particulirement malin, continua bavarder, pour apaiser ses soupons et lintresser en lui racontant sa jeunesse et ses expriences passes, ce qui lui arrivait rarement. Lordre recommandait le silence, mais pas quand quelque chose de plus important tait en jeu, en loccurrence une me en proie au tourment et qui cherchait sa voie. Sans compter quun vieux moine qui revenait sur son pass aventureux et qui avait parcouru la moiti du monde connu, quoi de plus inoffensif et de plus dsarmant?

Jtais dans les troupes de Robert de Normandie. On formait une sacre bande de Bretons, de Normands, de Flamands, dcossais, dAnglais, bref il y avait tout le monde. Quand nous emes pris la ville et couronn Beaudoin, la plupart dentre nous sont rentrs chez eux, dans les deux ou trois ans qui suivirent, mais javais pris got la mer et je suis rest. Il y avait des pirates qui ravageaient la cte, nous ne manquions jamais douvrage.

Le jeune homme ct de lui buvait littralement ces paroles et, bien quil nouvrt pas la bouche, frmissait comme un chien de race qui, manquant dentranement, vibre au son du cor.

Puis, en fin de compte, je suis rentr chez moi, parce que ctait mon pays, et que jen avais besoin, conclut Cadfael. Pendant quelques annes jai servi et l comme soldat indpendant jusqu ce que le moment vienne et que je sois prt. Mais je navais pas perdu mon temps dans le sicle.

Et maintenant, que faites-vous ici? demanda Meriet.

Je fais pousser des simples, je les sche et je prpare des remdes pour les malades qui viennent nous voir. Je soigne beaucoup de gens et pas seulement dans la clture.

Et a vous donne satisfaction? demanda-t-il, comme sil protestait; lui, a ne laurait pas satisfait.

Soigner des hommes aprs avoir pass des annes guerroyer? Que peut-on rver de mieux? Il faut faire ce quon doit, dit Cadfael aprs rflexion, quelle que soit la voie quon a choisie, quil sagisse de combattre, de sauver des malheureux blesss au combat, de mourir, de tuer ou de soigner. Beaucoup te diront ce quon attend de toi, mais un seul tre est capable de dmler le bon grain de livraie pour parvenir la vrit: toi-mme, en vertu de la lumire qui te sera impartie pour trouver ta voie. Sais-tu lequel de mes vux je trouve le plus difficile respecter? Lobissance. Et je nai plus vingt ans, dit-il, laissant entendre par l quil sen tait donn cur joie et quil avait fait les quatre cents coups.

Quest-ce que jessaie de lui expliquer en ce moment? se demandait-il. Quil ne faut pas promettre trop vite ce quon ne peut tenir? Que nul ne peut donner que ce quil possde?

Cest vrai, admit Meriet abruptement Chacun doit faire ce quil doit sans se poser de questions. Cest cela, lobissance, nest-ce pas?

Et se tournant soudain vers Cadfael, il lui montra, malgr sa jeunesse, un visage dvot, exalt, comme sil venait dembrasser, ainsi que Cadfael lavait fait jadis, la croix de la garde de son poignard et jur de consacrer sa vie une cause aussi sacre ses yeux que la dlivrance de la Cit de Dieu.

Jusqu la fin de la journe, Cadfael ne cessa de penser Meriet et, aprs vpres, il prit frre Paul pour confident du malaise quil avait prouv en se rappelant le dsastre survenu pendant la matine. Paul, tant rest derrire avec les enfants, navait entendu parler que de la chute et des blessures de frre Wolstan et non de lhorreur inexprimable qui avait saisi Meriet.

Remarque, il ny a rien dextraordinaire reculer la vue dun homme baignant dans son sang, tout le monde a t secou. Mais lui, a lui a fait un tel effet!

Frre Paul secoua la tte, dubitatif, devant la difficult de sa tche.

Il ragit toujours dune faon excessive. Je ne trouve pas en lui la certitude calme qui doit accompagner toute vraie vocation. Il est certes lincarnation du devoir, tout ce que je lui demande, il le fait, il ne souhaite quune chose, aller plus vite que la musique. Cest llve le plus diligent que jaie jamais eu. Mais les autres ne laiment pas, Cadfael, il les vite. Il se dtourne de ceux qui tentent de lapprocher et il ny met gure de formes. Il prfre rester seul. Je vais te dire, Cadfael, jamais je nai vu novice si passionn... et moins gai. Tu las vu sourire, toi, depuis quil est l?

Oui, se dit Cadfael, une fois, cet aprs-midi, avant que Wolstan ne dgringole, pendant quil ramassait des pommes au verger. Cest la premire fois quil sortait de la clture depuis que son pre nous la amen.

Tu crois que ce serait une bonne chose de lamener au chapitre? hasarda-t-il.

Jai fait mieux, du moins je lespre. Avec une nature pareille, je ne voulais pas avoir lair de me plaindre sans raison. Jai parl de lui notre abb, qui ma rpondu de le lui envoyer et de le rassurer. Dites-lui, a-t-il ajout, que je suis l pour tous ceux qui ont besoin de moi, du plus jeune de nos lves nos anciens obdienciers, et quil me parle sans crainte, comme si jtais son pre. Cest ce que jai fait en ajoutant quil pouvait avoir toute confiance. Et quest-ce que a a donn? Oui, pre; non, pre; bien, pre! Il na pas profr un mot qui mane du cur. Il ne sort de sa rserve que quand on doute du bien-fond de sa prsence parmi nous et quon lui conseille de rflchir encore. Aussi sec, il tombe genoux. Il nous supplie dabrger son temps de probation et de le laisser prononcer ses vux dfinitifs. Labb lui a parl de lhumilit et de limportance de lanne de noviciat; apparemment a lui a fait une impression et il a promis dtre patient. Mais il insiste toujours. Je nai pas le temps de lui donner des livres quil les a dj finis. Il tient absolument prononcer ses vux trs vite. Les plus lents lui en veulent. Et ceux qui sont son niveau, parce quils ont deux mois davance ou plus, prtendent quil les mprise. Jai bien vu quil les vitait, javoue quil me pose un problme.

A Cadfael aussi, sans toutefois quil avoue quel point.

Je nai pu mempcher de minterroger, poursuivit Paul. Labb lui dit de lui parler comme sil tait son pre. Cest bien joli! Mais est-ce vraiment de nature rassurer un jeune qui vient de quitter son foyer? Tu les as vu, Cadfael, quand ils sont arrivs tous les deux?

Oui, rpondit prudemment Cadfael. Juste un moment. Ils venaient de descendre de cheval et secouaient leur manteau, puis ils sont entrs.

Tu ragis plus vite dordinaire. Son pre, hein?

Jtais l tout le temps. Jai assist leurs adieux. Sans une larme, sans un mot gentil; le pre est parti et il me la laiss. Ce nest pas la premire fois, je sais. Les parents craignent autant les adieux que les jeunes, parfois plus. Mais je nen ai jamais vu se sparer sans au moins sembrasser, comme Aspley et son fils. Jamais.

Paul, moine modle, nayant videmment jamais procr, ni par consquent fait baptiser ses enfants, ne stait jamais occup lui-mme dun tout-petit. Cependant il y avait chez lui quelque chose que le vieil abb Hribert, qui ntait pourtant ni trs subtil ni trs sage avait remarqu, puisque cest lui quil avait confi les jeunes et les novices, confiance et charge dont Paul navait jamais dmrit.

Dans le long dortoir, presque deux heures aprs complies, lobscurit rgnait; seule la petite lampe en haut de lescalier de matines, qui donnait dans lglise, brlait et lon nentendait gure que le soupir passager dun dormeur qui se retournait dans son sommeil ou un insomniaque qui remuait, mal laise. A lextrmit de la grande salle, Robert, le prieur, avait sa cellule do lon apercevait tout le couloir. A une certaine poque, quelques jeunes moines qui navaient pas encore dpouill le vieil homme, staient trouvs fort aises que le prieur et le sommeil aussi lourd. Il tait mme arriv Cadfael de sortir subrepticement par ce mme escalier, quand les circonstances ly avaient oblig. Ses premires rencontres avec Hugh Beringar, avant que ce dernier ne conquire son Aline et ne devienne shrif-adjoint, avaient eu lieu de nuit, et sans autorisation. Il ne lavait jamais regrett, qui plus est! Et, en pareil cas, il ne pensait jamais sen confesser. Ce jeune ambitieux de Hugh avait t une vritable nigme pour lui cette poque, car il ne le situait ni comme ami ni comme ennemi. Mais par la suite, en tant quami fidle, il avait fait plus que ses preuves.

Dans le silence de la nuit, Cadfael tait allong, bien veill et rflchissait srieusement, non pas Hugh Beringar, mais Meriet qui avait recul avec cette mimique dhorreur dsespre, devant limage dun cadavre poignard, gisant dans lherbe. Illusion! Le novice bless tait maintenant couch trois ou quatre cellules de Meriet, un peu gn, peut-tre, cause de ses bandages et de ses courbatures, mais aucun bruit ne provenait de sa cellule. Il devait dormir sur ses deux oreilles. Pouvait-on en dire autant de Meriet? O diantre avait-il vu un cadavre baignant dans son sang? Quest-ce qui avait bien pu stimuler ainsi son imagination?

Il ntait pas encore onze heures et le silence tait total. Mme ceux qui ne pouvaient trouver le sommeil taient calmes. Les enfants, spars de leurs ans sur lordre de labb, dormaient dans une petite pice au bout du dortoir et frre Paul occupait la cellule qui protgeait lisolement de la leur. Radulphe comprenait parfaitement les dangers qui guettent en tapinois les mes, voues au clibat, aussi innocentes quelles fussent...

Cadfael ne dormait que dun il, comme il lavait fait bien souvent au bivouac ou sur le champ de bataille, ou encore envelopp dans sa cape de marin, sur le pont, sous le regard des toiles. Il se retrouvait en Orient, dans le pass, prt affronter le danger alors mme quil ny en avait aucun.

Le cri jaillit, atroce, dchirant le silence et la pnombre, comme si un dmon stait amus lacrer le sommeil de tous et le voile mme de la nuit. Ce hurlement sleva jusquau toit, veillant sous les votes o il se perdait de sauvages chos hululants, prisonniers des poutres fatires. Il sy mlait des mots dont aucun ntait distinct, des balbutiements et des imprcations, telle une maldiction, entrecoups de sanglots permettant au dormeur de reprendre souffle.

Cadfael avait jailli de son lit avant que la voix ne devnt suraigu, cherchant ttons dans le couloir parvenir lendroit do elle provenait. Tout le monde tait rveill prsent, il entendait un murmure terrifi et des prires slever frntiquement, puis le prieur, lourd de sommeil, demander plaintivement qui osait ainsi troubler la paix du dortoir. De lendroit o dormait Paul, les piaillements des enfants se joignirent cette cacophonie; les deux plus jeunes geignaient de terreur, ce qui navait rien de surprenant. On ne les avait jamais tirs aussi brutalement de leur sommeil et le plus petit navait gure plus de sept ans. Paul tait sorti de sa cellule au pas de course pour les rassurer. Les clameurs navaient pas cess, insupportables, tour tour menaantes et menaces. Les saints parlent Dieu dans leur langue. A qui cette voix terrible et violente parlait-elle, qui sadressait cette querelle et en quelle langue, pleine de souffrance, de rage et de dfi?

Cadfael stait muni dune bougie et se dirigeait vers la lampe de lescalier de matines pour lallumer, cherchant son chemin maladroitement dans lobscurit vivante, repoussant parfois des ombres tremblantes qui navaient rien faire l et qui bloquaient le passage. Tout le long du couloir, il entendit ce tintamarre de maldictions, de cris et de lamentations toujours dans le langage incohrent du sommeil. Dans leur petite chambre, les enfants continuaient hurler. Il parvint la lampe et put enfin allumer sa bougie dont la flamme claire sleva droite, vers les hautes poutres, clairant des visages hagards, bouche be, lil rond. Il avait dj son ide sur celui qui troublait ainsi la paix nocturne. Il repoussa sur le ct ceux qui lempchaient de passer et pntra avec sa chandelle dans la cellule de Meriet. Des esprits plus timors le suivirent timidement et se mirent en cercle, attentifs, peu dsireux de sapprocher de trop prs.

Frre Meriet tait assis trs droit sur sa couchette, tremblant, balbutiant, les poings crisps sous sa couverture, la tte rejete en arrire et les yeux clos. Cadfael en fut quelque peu rassur: malgr ce qui le tourmentait, le novice dormait toujours; si on pouvait lui rendre un sommeil plus apais, il sen sortirait peut-tre sans dommage. Robert rejoignait maintenant le cercle des spectateurs et il nhsiterait pas, tant son dplaisir tait extrme, saisir Meriet par lpaule et le secouer violemment. Cadfael se hta de passer un bras autour des paules crispes et maintint le corps contre lui. Le jeune homme frmit et le rythme de ses cris affreux sapaisa. Cadfael posa sa bougie et, passant la main sur le front du dormeur, le fora doucement se recoucher. Quand il eut la tte sur loreiller, ses cris atroces se murent en doux vagissements plaintifs, puis cessrent tout fait. Le corps rigide se dtendit, devint plus souple et glissa sur la couche. Quand Robert arriva prs de lui, Meriet tait allong en toute innocence, profondment endormi, enfin dlivr de ses fantasmes.

Frre Paul lamena au chapitre le lendemain, estimant que, pour ce genre de troubles spirituels, il fallait trouver un guide et un traitement appropri. Paul, quant lui, aurait mieux aim se contenter de suivre de prs son lve pendant un jour ou deux, et dessayer de lui faire dire ce qui pouvait bien le troubler au point de provoquer un tel cauchemar, tout en laccompagnant dans ses prires afin de lui permettre de retrouver la paix. Mais le prieur ne lentendait pas de cette oreille. Certes, le novice incrimin avait subi une exprience trs pnible la veille, lors de laccident survenu son compagnon, mais ctait aussi le cas de tous ceux qui se trouvaient au verger; or lui seul avait rveill tout le dortoir par ses cris. Pour Robert, ce genre de manifestation, mme dans le sommeil, rvlait la volont de se donner en spectacle, la prsence dun dmon tenace et bien cach. Et, en pareil cas, il ny avait que le fouet qui pt chasser le diable. Dans ce cas prcis, Paul sinterposait seul entre lui et le chtiment immdiat. Il fallait en rfrer labb.

Meriet tait debout, au centre des dbats, les yeux baisss, les mains jointes, tandis que lon voquait ouvertement son offense involontaire. Il stait rveill comme les autres, enfin ceux qui avaient eu la chance de pouvoir se rendormir et trouver le repos, quand la cloche sonna pour matines, et comme le silence tait de rgle ce moment il se demandait bien pourquoi tant de ses frres le dvisageaient avec cette vidente mfiance et le fuyaient comme sil avait la peste. Cest ce quil avait dit pour sa dfense quand enfin on lavait clair sur son comportement, et Cadfael le croyait.

Si je vous amne ce garon, ce nest pas quil se soit sciemment mal conduit, mais parce quil a besoin dune aide que je ne saurais lui apporter seul, dit Paul. Il faut avouer que, comme nous la dit frre Cadfael je ntais pas moi-mme au verger hier laccident survenu frre Wolstan a beaucoup troubl les esprits et frre Meriet, qui ntait pas au courant, a subi un choc violent quand il est arriv sur les lieux, car il pensait que ce pauvre jeune homme tait mort. Cest peut-tre cela, tout simplement qui la perturb et provoqu ce cauchemar. Et peut-tre ne lui faut-il que du calme et des prires. Jai besoin de vos conseils.

Vous voulez dire, demanda Radulphe, contemplant, mditatif, la silhouette soumise devant lui, quil dormait profondment tout en semant la panique dans tout le dortoir?

Sans aucun doute, affirma Cadfael. Et le rveiller brutalement en pareille circonstance aurait pu se rvler trs dangereux, seulement voil: il ne sest pas rveill. Quand je lai forc tout doucement se recoucher, il a sombr dans un sommeil encore plus profond et son mal a disparu. Je doute mme quil se rappelle quoi que ce soit de son rve, si cen tait un. Je suis sr quil ignorait tout de ce qui stait pass, la pagaille quil avait dclenche, avant quon ne le mette au courant ce matin.

Cest vrai, pre, opina Meriet avec un bref coup dil anxieux, on ma dit ce que javais fait et je veux bien le croire. Dieu sait que je le regrette. Mais je vous jure que jignorais tout de ma faute. Et si jai fait ces mauvais rves, je ne me souviens de rien, ni ne comprends rien tout cela. Je ne peux quesprer que cela ne se reproduise pas.

Labb rflchit, les sourcils froncs.

Jai peine admettre que vous ayiez pu tre ce point perturb sans raison. Il me semble plutt quen voyant frre Wolstan baignant dans son sang, vous ayez t profondment affect. Mais quil vous soit si difficile de vous accepter et de contrler votre imagination, voil qui naugure pas trs bien dune vritable vocation, mon fils.

Seule, cette menace peine suggre parut inquiter Meriet. Il tomba genoux, tout dun coup, gracieux, affol, et son habit vola autour de lui, comme une cape. Levant vers labb un visage tendu et des mains suppliantes, il scria:

Aidez-moi, pre, ayez confiance en moi! Je ne dsire quune chose: entrer ici, trouver la paix, obir la Rgle en tout point et rompre tous les liens qui me rattachent mon pass! Si je me conduis mal, si je dsobis, volontairement ou non, soignez-moi, punissez-moi, imposez-moi toutes les pnitences que vous voudrez, mais ne me rejetez pas!

Nous ne dsesprons pas si facilement dun postulant, rpondit Radulphe, pas plus que nous ne tournons le dos qui nous demande du temps et de laide. Il y a des remdes pour apaiser un esprit trop fivreux. Frre Cadfael les connat, mais il ne faut les utiliser qu bon escient; pour le moment, il vaudrait mieux prier et chercher mieux vous contrler.

Jy parviendrais plus aisment si vous acceptiez de raccourcir mon temps de probation et de me laisser profiter pleinement de la vie monastique. Je naurais plus alors ni doute ni crainte...

Ni espoir? se demanda Cadfael qui lobservait de prs; et il souponna labb de stre pos la mme question.

Cette vie monastique, rpliqua schement Radulphe, il sagit de la mriter. Vous ntes pas encore prt prsenter vos vux. Nous devrons, vous et nous, faire preuve dun peu de patience avant que vous ne soyiez en tat de vous engager. Plus vous manifesterez dimpatience, et moins vous russirez. Rappelez-vous cela, et rfrnez donc votre imptuosit. Pour cette fois nous attendrons. Je sais que votre manquement ntait pas volontaire, je suis sr que vous vous efforcerez de ne pas recommencer. Allez maintenant, frre Paul vous transmettra nos ordres.

Meriet jeta un bref coup dil au visage pensif des membres du chapitre et sen alla, les laissant discuter de la meilleure attitude adopter son sujet. Le prieur, toujours en colre et prompt reconnatre une forme dhumilit laquelle se mlait une bonne dose darrogance, pensait quon calmerait cet esprit troubl par la mortification de la chair, cest--dire en laccablant de travail, en le mettant au pain sec et leau ou en le faisant fouetter. Plusieurs prfraient une solution plus simple: puisque le garon navait pas eu conscience de sa faute, il serait injuste de le punir; en revanche, on pourrait envisager de le maintenir lcart des autres pour prserver la paix de chacun. Frre Paul fit remarquer que si cette mise en quarantaine ntait pas une punition, elle y ressemblait fort.

Nous nous tourmentons peut-tre pour rien, dit finalement labb. Qui dentre nous na jamais pass une mauvaise nuit, ni fait de cauchemar? Cela ne lui est arriv quune fois et aucun dentre nous nen a souffert, pas mme les enfants. Pourquoi ne pas lui faire confiance? Cela peut trs bien ne jamais se reproduire. Et en cas de besoin, il y a deux portes quon fermera entre le dortoir et la chambre des garons. Noublions pas enfin, toujours en cas de besoin, quil y a dautres mesures prendre.

Trois nuits se passrent dans le calme, mais il y eut une autre alerte laube de la quatrime, moins effrayante certes que la premire, mais peine moins trange. Meriet ne poussa pas de hurlement cette occasion, mais deux ou trois reprises, entrecoups de silences, il pronona quelques mots voix haute, dun ton trs agit. Ce quil dclara clairement bouleversa les autres novices. Ils scartrent plus encore de lui et leur suspicion saccentua.

Non! a-t-il cri plusieurs fois; cest ce que rapporta son plus proche voisin, dun ton geignard frre Paul le matin suivant. Et puis il a dit: je le ferai! et il a parl de devoir et dobissance... Ensuite il sest tu, puis soudain il a cri du sang!. Je suis all voir, parce quil mavait rveill en sursaut, il tait assis dans son lit et il se tordait les mains. Aprs cela, il sest rallong, il na plus boug. Mais qui parlait-il? je crains quun dmon ne se soit empar de lui. Je ne vois pas dautre explication.

Frre Paul naimait pas beaucoup ce genre de supposition bien quil et lui-mme entendu la mme chose, ce qui lavait lui aussi troubl. De nouveau Meriet fut stupfait, confondu, dapprendre quil avait pour la seconde fois rveill le dortoir alors quil ne se souvenait daucun cauchemar et quil ne voyait rien, pas mme un mal de ventre qui ait pu troubler son sommeil.

Il ny a pas eu de dgt cette fois, dit Paul Cadfael aprs la grand-messe, il na pas fait de bruit et nous avions ferm la porte pour les enfants. Jai fait de mon mieux pour couper court leurs bavardages, a nempche pas quils aient peur de lui. Ils ont besoin de calme eux aussi et ce garon reprsente une menace pour eux. Ils prtendent quil a un dmon en lui pendant son sommeil, que cest lui qui la amen dans nos murs et ils se demandent qui il va sen prendre la prochaine fois. Tu sais comment ils lappellent? Lapprenti du diable. videmment, je leur ai interdit de le dire mais ils le pensent.

Cadfael aussi avait entendu les tranges paroles, bien que Meriet net pas cri cette fois. Il avait senti son tourment, sa souffrance et son dsespoir, et il tait absolument sr que tout cela avait une cause parfaitement naturelle. Mais fallait-il stonner si des jeunes gens ignorants, crdules et superstitieux, y voyaient une manifestation qui navait rien dhumain?

Ce fut en plein mois doctobre et ce mme jour que le chanoine Eluard de Winchester, parti de Chester et se rendant dans le Sud, arriva avec son secrtaire et son palefrenier pour passer une ou deux nuits de repos Shrewsbury. Il ne sagissait ni dune simple visite dicte par des raisons de politique religieuse, ni de pure courtoisie. Il tait l prcisment parce que le novice Meriet Aspley habitait dans labbaye des saints Pierre et Paul.

CHAPITRE III

Eluard de Winchester possdait une culture trs vaste et il tait diplm de plusieurs universits dont certaines taient franaises. Ses connaissances tendues et sa largeur de vues lavaient recommand auprs de lvque Henri de Blois; cet homme dglise figurait parmi les assistants les plus influents de ce grand prlat dont il avait toute la confiance, et cest lui qui soccupait des affaires en suspens pendant que son matre rsidait en France.

Frre Cadfael occupait un rang trop modeste dans la hirarchie pour tre invit la table de labb quand il y avait des htes de cette importance. Il nen prouvait aucune rancur, et il nen serait pas moins inform de ce qui se dirait puisquil tait vident que Hugh Beringar, en labsence du shrif, serait prsent toute runion o lon aborderait des problmes politiques et quil rapporterait fidlement lessentiel des propos son alter ego.

Aprs avoir accompagn le chanoine dans ses appartements de lhtellerie, Hugh arriva en billant la cabane du jardin aux herbes mdicinales.

Cest un type impressionnant; a ne mtonne pas que lvque lapprcie tellement. Vous lavez vu, Cadfael?

Oui, je lai vu arriver.

Le chanoine tait grand, corpulent, solidement bti; il montait cependant cheval comme un chasseur depuis son enfance et comme un guerrier depuis son adolescence. Une tonsure ronde dans sa chevelure paisse couronnait une tte sphrique et massive. On distinguait une ombre bleute sur son visage glabre quand il descendit de cheval au dbut de la soire. Ses beaux vtements taient lgants mais austres; il portait pour seuls bijoux une croix et un anneau mais tous deux dun got exquis. Sa mchoire volontaire et son il autoritaire exprimaient lintelligence et la tolrance.

Quest-ce quil fabrique par ici, alors que son vque se trouve outre-mer?

Mais, la mme chose que son vque en Normandie; il sollicite lappui de tous les gens importants quil peut dnicher pour essayer de mettre sur pied un plan susceptible de permettre dviter lAngleterre un dmembrement complet. Tout en recherchant le soutien du roi et du duc en France, Henri sefforce par tous les moyens de connatre la position du comte Ranulf de Chester et de son frre Guillaume de Roumare. Ils nont prt aucun intrt la runion de lt dernier et il semble bien que lvque ait envoy un de ses hommes dans le Nord, histoire de se montrer courtois envers les deux frres juste avant son dpart pour la France. Il sagit dun des prtres de sa maison, un jeune homme promis un grand avenir du nom de Peter Clemence. Et Peter Clemence nest jamais revenu. On peut interprter cela de plusieurs faons, mais le temps passe, il na pas donn signe de vie et les deux frres du Nord nont pas donn de ses nouvelles, alors notre chanoine devient nerveux. Il sest instaur une sorte de trve au sud et louest. De part et dautre on sobserve et on attend. Donc Eluard sest dit quil pourrait tout aussi bien se rendre Chester pour dcouvrir ce qui sy passe et voir ce quil tait advenu de lenvoy de son vque.

Et quen est-il advenu? demanda Cadfael, perplexe. Il semble que Sa Seigneurie soit en route vers le sud pour rejoindre Sa Majest. Quel accueil lui a-t-on fait Chester?

Oh, parfaitement cordial et chaleureux! Et pour autant que je puisse en juger, aussi loyalement quil soutienne les efforts de son matre pour rtablir la paix, notre chanoine pencherait plutt du ct dtienne, et il va retourner Westminster pour dire au roi quil serait sage de battre le fer pendant quil est chaud. Puis il se rendra dans le Nord en personne afin dessayer damadouer Chester et Roumare car il aimerait quils restent aussi bien disposs son gard que lors de son premier voyage. Un manoir ou deux et un titre flatteur Roumare est pratiquement comte de Lincoln, alors autant lappeler ainsi pourraient bien arranger ses affaires l-bas. Enfin cest ce quEluard a cru comprendre. Ils ont dj engag leur loyaut plus dune fois. Et puis sa femme a beau tre la fille de Robert de Gloucester, Ranulf est quand mme rest chez lui quand Robert a amen son impratrice de sur pour reprendre le combat il y a plus dun an. Donc la situation est parfaitement du got dEluard, maintenant que tout est clair. Mais pourquoi nest-ce pas Peter Clemence qui a apport lui-mme ces bonnes nouvelles le mois dernier? Rflchis, mon cher Cadfael. Personne ne la vu l-bas, car il nest jamais arriv Chester.

Voil certes une excellente raison, dit Cadfael sans sourire, et il regarda son ami avec une attention soutenue. Sait-on jusquo il est all?

Il ne manquait pas dendroits peu frquentables o un homme pouvait en faire disparatre un autre dans cette Angleterre dchire, simplement pour lui voler son manteau ou son cheval. Dans certaines rgions les manoirs taient rests labandon et retournaient ltat sauvage, nul ne soccupait plus des forts et des villages entiers, trop exposs au danger, pourrissaient sur pied, faute dhabitants. Le Nord, cependant, avait bien moins souffert que le Sud et lOuest et des seigneurs comme Ranulf avaient russi maintenir une certaine stabilit dans leurs domaines.

Cest ce quEluard a essay de dcouvrir; il a pass au peigne fin tous les chemins que Clemence a pu prendre. Car il est sr quil na jamais approch de Chester. Et ce nest quen revenant dans le Shropshire que notre chanoine a trouv quelque chose. Parce quil ny a pas la moindre trace du disparu dans tout le Cheshire.

Et rien jusqu Shrewsbury?

Hugh, qui avait encore des choses dire, regardait pensivement dans son gobelet, les sourcils froncs.

Un peu plus loin que Shrewsbury, Cadfael, mais vraiment tout prs. Il a fait un dtour de quelques miles pour revenir par ici, et il a dexcellentes raisons pour a. Il a pu remonter jusqu la nuit du huit septembre que Peter Clemence a passe dans la maison dun cousin loign. Et savez-vous de qui il sagit? De Leone Aspley dont le manoir se situe lore de la Fort Longue.

Vous men direz tant! sexclama Cadfael, soudain trs attentif. Le huitime jour du mois, hein? Et environ une semaine plus tard, Fremund, lintendant, arrive ici, demandant de la part de son matre, que son fils cadet, dont cest le plus cher dsir, puisse entrer dans notre maison. Mais enfin, il ne faut pas confondre autour et alentour. De toute manire, je ne vois pas le rapport entre la dcouverte soudaine dune vocation chez un homme et le sjour dun autre pendant une seule nuit et son dpart le lendemain matin. Eluard savait-il que son messager ferait halte cet endroit? Connaissait-il leurs liens de parent?

Lvque et Eluard taient au courant. Tout le manoir a vu Peter Clemence arriver et tous ont racont comment il avait t reu. Tout le manoir, ou presque, la vu partir le matin suivant. Aspley et lintendant lont accompagn cheval pendant un mile, sous le regard de toute la maisonne et de la moiti des voisins. Il ny a aucun doute, il est parti entier et sur un bon cheval.

O devait-il coucher la nuit suivante? tait-il attendu? Sil avait annonc sa venue, quelquun se serait inquit son sujet depuis longtemps.

Daprs Aspley, Clemence avait lintention de faire halte Whitchurch, peu prs mi-parcours. Il savait quil naurait pas de mal trouver se loger, aussi navait-il pas prvenu avant. A partir de l, on perd sa trace, personne ne la vu ni entendu.

Si je comprends bien, il disparat entre ici et Whitchurch?

A moins quil nait modifi ses plans et son itinraire et Dieu sait quil pouvait y avoir toutes sortes de raisons pour cela, grommela Hugh, morose, mme ici, dans ma juridiction; jespre seulement quil nest rien arriv de fcheux. Je prtends que nous maintenons lordre dans nos rgions, quon ose me dire le contraire, mais peut-tre pas au point de ne laisser subsister aucun passage dangereux. Il a pu entendre quelque chose qui lui a fait tourner bride. Toujours est-il quil a disparu. Et depuis trop longtemps!

Et le chanoine veut quon le retrouve?

Mort ou vif, rpliqua Hugh, lil sombre. Dailleurs, cest aussi ce que voudra lvque, et il faudra que quelquun en rponde, car il lestimait beaucoup.

Et cest vous qui tes charg de le rechercher?

Je ne dirais pas a comme a. Eluard est un homme juste, il a dcid, sans rechigner, de soccuper dune partie de la besogne. Mais je suis responsable de ce comt en tant que shrif-adjoint et il est normal que je fasse ma part. Il y a un clerc, un rudit qui disparat dans mon fief. Et a ne me plat pas du tout, conclut Hugh dune voix dangereusement douce o il passa comme un clair dargent voquant une pe nue.

Pourquoi le chanoine, qui a recueilli le tmoignage dAspley et de toute sa maisonne, a-t-il prouv le besoin de revenir sur ses pas et de repasser par Shrewsbury? demanda Cadfael que cette question obsdait, bien quil devint la rponse.

Parce que, cher ami, vous avez chez vous un jeune novice qui est le fils cadet de ladite maison. Il ne laisse rien au hasard, le chanoine. Il veut entendre tout le monde, mme les brebis gares de la tribu. Allez savoir qui, au manoir, aura peut-tre remarqu un dtail important.

Ctait une excellente question, profondment drangeante, qui troubla longtemps Cadfael.

Il na pas encore interrog le garon?

Il ne voulait pas dsorganiser les offices du soir pour a. Ni le dner qui lattendait, ajouta Hugh avec un bref sourire. Mais demain il le fera venir au parloir de lhtellerie et il reprendra toute laffaire avec lui, avant de partir pour le Sud rejoindre le roi Westminster et lui suggrer daller sassurer de Chester et de Roumare pendant quil le peut encore.

Vous assisterez videmment leur entretien.

Oui, jy serai. Jai besoin de connatre le tmoignage de tous quand un homme vient disparatre dune manire suspecte dans ma juridiction. Maintenant, a me concerne autant quEluard.

Vous me raconterez ce que le petit a dire et comment il sest comport? demanda Cadfael en confidence.

Daccord, lana Hugh, se levant pour prendre cong.

Il apparut que Meriet avait fait preuve de calme et de stocisme pendant son entretien au parloir en prsence de labb, du chanoine et de Hugh Beringar qui reprsentaient eux trois les pouvoirs rgulier et sculier. Il rpondit aux questions dune manire simple et directe, sans hsitation, apparemment.

Oui il stait bien trouv l quand matre Clemence tait venu faire halte Aspley. Non, on ne lattendait pas, il tait arriv limproviste, mais la maison de ses parents lui tait toujours ouverte. Non, il ntait venu quune fois, des annes auparavant, il tait devenu quelquun dimportant, qui ne sloignait gure de son matre. Oui, cest Meriet en personne qui avait emmen son cheval lcurie, qui lavait pans, nourri et abreuv pendant qu lintrieur les femmes soccupaient de matre Clemence. Ctait le fils dun cousin de la mre de Meriet, dorigine normande lui, et mort depuis deux ans maintenant. Quavait-on fait pour lui tre agrable? On lui avait servi un repas et des vins excellents, il y avait eu de la musique aprs le souper, et il y avait eu une invite supplmentaire, la fille du manoir voisin, fiance au frre an de Meriet, Nigel. Le jeune homme voquait cette soire lil clair et le visage calme.

Matre Clemence vous a-t-il parl de sa mission? demanda soudain Hugh. A-t-il dit o il se rendait et pourquoi?

Il a dit quil agissait pour le compte de lvque de Winchester. Je ne me rappelle pas quil ait ajout quoi que ce soit pendant que jtais l. Mais il y avait de la musique aprs que jeus quitt la grande salle et tout le monde tait encore attabl. Je suis all voir si tout se passait bien aux curies. Il en a peut-tre dit plus mon pre.

Et le matin, que sest-il pass? demanda Eluard.

Nous avions tout prpar pour le servir ds quil se lverait; il avait dit quil voulait partir tt. Mon pre, Fremund, notre intendant et deux palefreniers lont accompagn le premier mile, tandis que moi, les serviteurs et Isouda...

Isouda, dites-vous? demanda Hugh en dressant loreille car il entendait ce nom pour la premire fois.

Meriet avait mentionn la prsence de la fiance de son frre, mais personne de ce nom.

Ce nest pas ma sur, mais lhritire du manoir de Foriet qui jouxte le ntre par le flanc sud. Mon pre est son tuteur et administre ses terres. Elle habite chez nous.

Une petite sur de peu dimportance, en somme, daprs ce quil laissait entendre; pour une fois quil ntait pas sur ses gardes...

Elle est venue avec nous aux portes du manoir pour assister au dpart de matre Clemence et lhonorer comme il convient.

Vous ne lavez plus revu aprs?

Je ne suis pas all avec eux. Mais, par courtoisie, mon pre la accompagn plus loin quil ny tait tenu et il la quitt sur la bonne route.

Hugh avait encore une question.

Cest vous qui vous tes occup de son cheval. A quoi ressemblait-il?

Ctait une belle bte, pas plus de trois ans et pleine de feu, dit Meriet dune voix enthousiaste. Un grand bai brun, avec une toile en tte depuis le front jusquau nez, et deux antrieurs blancs.

Il sagissait donc dun animal assez remarquable pour quon le reconnaisse facilement si on le trouvait et, de plus, il avait de la valeur.

Si, Dieu sait pourquoi, on a voulu expdier cet homme dans lautre monde, dit plus tard Hugh Cadfael, discutant dans le jardin aux simples, on ne se sera srement pas dbarrass dun cheval pareil. Et ce cheval, il faut bien quil soit quelque part entre ici et Whitchurch. Quand on laura trouv, a fera un bon dbut de piste. Et sil faut envisager le pire, il est plus simple de cacher un cadavre quun cheval vivant. Un petit curieux finirait fatalement par le reprer, et tt ou tard, a me viendrait aux oreilles.

Cadfael accrochait les herbes bruissantes quil avait mises scher la fin de lt sous lauvent de sa cabane, mais il nen tait pas moins tout oue. Ainsi donc le chanoine avait renvoy Meriet sans avoir obtenu de lui le moindre dtail supplmentaire. Sa version tait exactement la mme que celle de tous les autres membres de la famille Aspley et des serviteurs.

Si vous le pouvez, rptez-moi exactement les paroles du garon, demanda Cadfael. Si, dans le fond, il na rien dit dintressant, la forme vaut la peine quon sy arrte.

Hugh avait une excellente mmoire et il reproduisit jusquaux intonations de Meriet.

Mais il ny a rien dans tout a, part une bonne description du cheval. Il a rpondu toutes les questions et cependant il na rien dit, puisquil ne sait rien.

Ah, pardon, objecta Cadfael, il na pas rpondu tout. Et pour moi, il a peut-tre mme dit des choses intressantes, mais je ne suis pas sr que cela concerne la disparition de matre Clemence. Quand le chanoine lui a demand: Vous ne lavez plus revu aprs?, il a rpondu: Je ne suis pas all avec eux. Mais il na jamais dit quil navait pas revu son hte. De la mme faon, quand il a parl des serviteurs et de cette jeune fille de Foriet, il na pas mentionn la prsence de son frre, pas plus quil na prcis si son frre avait lui aussi accompagn matre Clemence.

Admettons, fit Hugh, sans enthousiasme. Mais a nest pas ncessairement significatif. Trs peu dentre nous ne laissent aucun dtail dans lombre et surveillent ce point leur langage.

Je vous laccorde. Mais il ny a pas de mal sarrter ces petites choses, elles donnent rflchir. Un homme qui na pas lhabitude de mentir essaiera de rpondre ct sil le peut. Si on retrouve le cheval trente bons miles dici, il sera inutile dplucher ce qua dit Meriet, on ne pourra suspecter aucun membre de sa famille, et ils pourront oublier Peter Clemence, part une messe quils feront dire sa mmoire, loccasion.

Le chanoine Eluard partit pour Londres avec armes, secrtaire, palefrenier et bagages dans sa hte dcider le roi rendre une visite diplomatique dans le Nord avant Nol, et dfendre ses intrts auprs des deux frres dont le pouvoir stendait presque dune cte lautre. Ranulf de Chester et Guillaume de Roumare avaient dcid de passer les ftes Lincoln avec leurs pouses, et un minimum de flatterie employe bon escient, accompagne dun ou deux petits cadeaux, pourrait aboutir aux rsultats les plus heureux. Le chanoine avait dj prpar le chemin et il entendait bien faire le voyage du retour en compagnie du roi.

Et quand je reviendrai, dit-il, prenant cong de Hugh dans la grande cour de labbaye, je quitterai lescorte de Sa Majest et repasserai vous voir en esprant bien qu ce moment vous aurez des nouvelles pour moi. Mon vque sera trs inquiet.

Il sen alla donc, laissant Hugh continuer chercher Peter Clemence ou, pour tre plus prcis, son cheval bai. Ces recherches, il les menait nergiquement, dployant autant dhommes quil en put trouver le long des routes du Nord les plus frquentes; il alla voir les seigneurs locaux, visita force curies et interrogea les voyageurs. Quand il eut visit sans rsultat aucun tous les endroits o un voyageur normal sarrterait, il envoya ses hommes en rase campagne. Au nord du comt, le terrain tait plus plat avec moins de forts et de grands espaces de landes bruyres et de boqueteaux. Plusieurs tourbires, vastes et dsoles, impossibles cultiver, servaient aux gens du cru qui savaient o passer sans danger, se faisaient des rserves de bois quils coupaient et entassaient en prvision de lhiver.

Le manoir dAlkington se dressait au bord de ces tendues sauvages dtangs aux eaux sombres, de mousses et dpineux emmls sous un ciel ple et vide. Il avait perdu de sa valeur, ses terres cultivables avaient diminu comme une peau de chagrin, ce ntait donc srement pas l quon pouvait sattendre trouver, dans les prs du mtayer, un grand pur-sang bai brun, monture digne dun prince. Cest pourtant l que Hugh le trouva, avec son toile en tte, ses deux antrieurs blancs et tout et tout; il avait un peu maigri, il tait mal soign, mais pour le reste il se portait comme un charme.

Le mtayer cherchait aussi peu se cacher quil navait cherch dissimuler son cheval. Ctait un homme libre qui sous-louait une terre appartenant au seigneur du Wem, et il tait tout dispos expliquer la prsence de cet hte inattendu dans son curie.

Et tel que vous le voyez l, messire, il est en bien meilleur tat que quand il est arriv, il avait d se trouver livr lui-mme pendant quelque temps, ce quil semble, et du diable si aucun dentre nous savait qui il tait et do il venait. Un de mes ouvriers a un essart un peu plus loin louest, une le dans les mousses o il prend de la tourbe pour lui et dautres. Cest ce quil tait en train de faire quand il a aperu de loin cet animal qui errait tout seul, avec tout son harnachement, mais pas lombre dun cavalier. Il a essay de lattraper mais lanimal ne voulait rien savoir. Il sy est repris plusieurs fois en essayant de lui donner manger, pas fou, le cheval sest approch pour se nourrir mais il tait trop malin pour se laisser prendre. Il stait flanqu dans une fondrire jusquaux paules et il avait arrach je ne sais o presque toute sa bride, quant sa selle, elle tait presque arrive au ventre. A la fin, jai fait prparer ma jument, on la emmene l-bas et cest elle quil a suivie. Il sest calm une fois quon la captur, trop content de se dbarrasser de ce quil avait encore sur le dos et de sentir nouveau une couverture sur ses flancs. Mais qui il appartenait, mystre. Jai fait prvenir mon matre Wem, et on le garde en attendant den savoir plus long.

Il tait hors de doute que lhomme avait dit la vrit. On se trouvait environ un mile ou deux de Whitchurch et la mme distance de la ville.

Vous avez toujours son harnachement?

Oui, il est votre disposition dans lcurie.

Mais il navait pas de cavalier. Lavez-vous cherch ensuite?

Aucun voyageur sain desprit ne traverserait les mousses la nuit, alors que mme le jour elles ntaient gure sres pour un cavalier audacieux. Tout au fond des tourbires, ce ne sont pas les ossements qui manquent!

Bien sr, messire. Il y a des gens, par ici, qui connaissent tous les canaux, les sentiers et les les o lon peut circuler; on a suppos que le cheval lavait jet par terre ou que le cavalier et sa monture taient tombs dans un trou et que seul le cheval sen tait sorti. Cela sest dj vu, mais rien, pas la moindre trace, et tout sale quil tait ce canasson ne sest pas enfonc jusquaux paules, sinon, avec un homme sur le dos, cest lhomme qui avait le plus de chances de sen tirer.

Vous pensez donc quil est arriv par ici tout seul? demanda Hugh, en regardant lanimal avec attention.

Certainement. A quelque miles plus au sud, il y a des bois; si des routiers staient empars de son matre, ils auraient eu du mal le garder, lui. Je suppose quil est arriv ici par ses propres moyens.

Vous voudrez bien dire mon sergent comment aller voir votre ouvrier dans les mousses? Il pourra nous en dire plus et nous indiquer les endroits o le cheval a tran. Un clerc de la maison de lvque a disparu il est peut-tre mort dit Hugh, dcidant de faire confiance cet homme dont lhonntet tait vidente. Ctait son cheval. Si vous apprenez autre chose, envoyez chercher Hugh Beringar, cest moi, au chteau de Shrewsbury, vous naurez pas vous en plaindre.

Ainsi vous allez lemmener. Dieu sait comment il sappelle. Moi je lappelais le Brun. Il me manquera. Il na pas encore retrouv tout lclat de sa robe, mais a viendra. Au moins, on lui a enlev toutes les bourres de bruyre quil avait ramasses.

Et, sur ces mots, le matre de ce pauvre manoir se pencha sur sa palissade de roseaux et claqua des doigts. Confiant, le bai sapprocha et mit le bout de son nez dans la main offerte.

On vous ddommagera largement, promit Hugh, avec chaleur. Cest le moins quon puisse faire. Maintenant, il vaudrait mieux que jaille jeter un il ce qui reste de son harnachement, mais je doute quil y ait grand-chose en tirer.

Ce fut par hasard que les novices qui se rendaient au clotre pour les leons de laprs-midi traversrent la grande cour au moment prcis o Hugh Beringar franchissait le portail de labbaye, emmenant aux curies le cheval surnomm Brun pour que lon soccupt de lui. Il valait mieux lamener ici quau chteau, puisque lanimal tait proprit de lvque de Winchester, qui il faudrait songer le rendre un jour.

Quant Cadfael, il sortait du clotre au mme moment. Comme il se rendait au jardin des simples, il se trouva nez nez avec les novices. Frre Meriet qui tait parmi les derniers arriva juste temps pour voir le splendide animal entrer dans la cour au petit trot, au bout de sa longe; Brun incurva lencolure et leva sa tte fine, inquiet de se trouver dans ces lieux inconnus, son pas dansant sur les pavs faisait ressortir ses antrieurs blancs.

Cadfael assista en direct cette rencontre. Le cheval encensa, tendit le cou, les naseaux dilats et hennit doucement. Le jeune homme devint aussi ple que la tte toile; il sarrta net, sursauta violemment et un bref clair passa dans ses yeux verts. Puis il se ressaisit et continua rapidement son chemin, suivant ses compagnons dans le clotre.

Pendant la nuit, une heure avant matines, il y eut un grand cri sauvage dans le dortoir Barbarie... Barbarie qui rveilla tout le monde, puis un long coup de sifflet perant avant que Cadfael natteignt la cellule de Me