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Longs Formats - Flore MABILLEAU - 1 er avril 2019 Les personnes accompagnées, partenaires de la formation En complément des savoirs académiques et pratiques, la formation des travailleurs sociaux doit désormais s’enrichir de savoirs expérientiels, délivrés par des personnes accompagnées. Ce chantier qui s’amorce interroge les pratiques des formateurs et des professionnels, ainsi que leur positionnement vis-à-vis des personnes qu’ils accompagnent. C’est une révolution lente mais profonde, officialisée par décret depuis le 6 mai 2017. « Le travail social (…) s’appuie (…) sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et sur les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement », indique désormais le code de l’action sociale et des familles. © Jeanne Frank/Cocktail Santé

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Pédopsychiatrie en crise : un lourd impactLes personnes accompagnées, partenaires de la formation

En complément des savoirs académiques et pratiques, la formation des travailleurs sociaux doit désormais s’enrichir de savoirs expérientiels, délivrés par des personnes accompagnées. Ce chantier qui s’amorce interroge les pratiques des formateurs et des professionnels, ainsi que leur positionnement vis-à-vis des personnes qu’ils accompagnent.

C’est une révolution lente mais profonde, officialisée par décret depuis le 6 mai 2017. « Le travail social (…) s’appuie (…) sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et sur les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement », indique désormais le code de l’action sociale et des familles.

© Jeanne Frank/Cocktail Santé

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En conséquence, les personnes accompagnées ou personnes-ressources concernées – une déno-mination préférée à celle d’usager – doivent participer à la formation des intervenants sociaux.

Un guide sur les pratiques L’Union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale (Unaforis) a donc logiquement décidé d’en faire un axe prioritaire de travail, éditant en septembre 2018 un guide présentant une communauté de pratiques sur ce sujet (1).

« Notre volonté est d’accélérer le mouvement, martèle Chloé Altwegg-Boussac, responsable développement à l’Unaforis.

De nombreux projets ont déjà été menés, sous des formes différentes, mais il demeure une certaine mécon-naissance du sujet par les centres de formation.

Nous voulons montrer ce qui se fait déjà dans les établis-sements de travail social en France et en Europe. »

Coformation et coélaborationSelon les projets, les personnes-ressources peuvent intervenir à plusieurs niveaux : dans la préparation des formations, dans la définition des thématiques abordées, dans des ateliers, dans la restitution des savoirs, tout comme dans des projets de recherche.

« Le mouvement s’accélère dans les écoles » Isabelle Léomant, Uniopss

« Le mouvement s’accélère dans les écoles, grâce aux expérimentations et aux éléments de méthodologie qui se précisent (une préparation en amont, la rémunération des personnes concernées, l’adaptation à leurs besoins, etc.), observe Isabelle Léomant, conseillère technique “accompagnements, acteurs et parcours” à l’Union nationale interfédérale des oeuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss).

Mais il ne faut pas modéliser : chaque institution doit pouvoir inventer la participation avec les personnes elles-mêmes, en coopération. »

Chloé Altwegg-Boussac, responsable développement à l’Unaforis - © DR

Isabelle Léomant, conseillère technique à l’Uniopss - © DR

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Des modules de formation co-construits

Des exemples ? Le Collectif Soif de connaissances (lire ci-dessous) propose aux ap-prentis assistants de service social (ASS) des modules de formation – sur la préca-rité ou les bidonvilles – coconstruits et co-animés par des professionnels du travail social, des chercheurs, des formateurs et des personnes-ressources concernées.

Précurseure sur le sujet, l’association ATD Quart Monde a de son côté animé, depuis le début des années 2000, une centaine de coformations rassemblant des animateurs/for-mateurs, des personnes-ressources et des professionnels apprenants, durant 4 à 5 jours, autour d’une méthode pédagogique : celle du « croisement des savoirs et des pratiques ».

« Toute cette démarche est basée sur le fait que les personnes tra-vaillent à partir de leur propre expérience, de situations concrètes rencontrées dans leur cursus professionnel ou, pour les personnes en situation de pauvreté, dans une interaction avec un ou des profes-sionnels, détaille Pas-cale Budin, animatrice de ces coformations.

Cette méthode permet de faire dialoguer les personnes, les amène à confronter leurs points de vue, à prendre du recul pour aller vers une amélioration des pratiques professionnelles et une meilleure compréhen-sion mutuelle. »

Une ambition partagée par Unaforis. « Cela permet d’être dans une démarche de transforma-tion sociale, de faire évoluer les représentations réciproques et de soutenir le pouvoir d’agir de l’ensemble des parties prenantes », résume Chloé Altwegg-Boussac.

Redonner de l’estime de soi

Dès 2015, l’Institut régional du travail social (IRTS) des Hauts-de-France a inscrit dans son projet stratégique et politique sa volonté de faire participer des personnes concer-nées à la formation des futurs travailleurs sociaux.

« Cela correspond à nos valeurs d’humanisme, analyse le directeur Bertrand Coppin. Et puis la coconstruction, la co-intervention et la co-évaluation permettent de développer le travail de

L’association ATD Quart Monde anime depuis le début des années 2000 des coformations construites autour d’une méthode pédagogique : celle du « croisement des savoirs et des pratiques ». - © ATD Quart Monde

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réseau et l’efficience pédagogique, en contribuant à redonner du pouvoir et aussi de l’estime de soi à des personnes qui l’ont un peu perdue. »

Difficile par ailleurs d’insuffler de la participation dans les établissements et services sociaux ou médicosociaux, comme l’exige la loi 2002-2, si les professionnels n’ont pas eux-mêmes appris à le faire en formation.

Des savoirs encore peu reconnus

Mais la participation des personnes accompagnées à la formation des travailleurs sociaux interroge les pratiques et les conceptions traditionnelles du savoir. Aux côtés des savoirs théoriques et professionnels, ceux de l’expérience s’imposent doucement.

« Dans le secteur social, ces derniers sont encore peu reconnus contrairement au domaine de la santé, observe Philippe Lebailly, directeur pédagogique du centre régional de formation aux métiers du social (CRFMS) Erasme à Toulouse.

Pourtant, depuis 30 ans, ATD Quart Monde a souli-gné l’importance de s’appuyer sur le savoir des personnes en situation de pauvreté pour lutter contre cette dernière. »

« Ces savoirs sont complémentaires, ajoute Isabelle Léomant. Ils permettent de mieux prendre en compte ce que les personnes vivent en fonction de leurs vulnérabilités, et donc, de mieux les accompagner. »

Et il ne s’agit pas, ici, de « simples témoignages », auxquels de nombreux centres de formation ont déjà recours depuis longtemps. « C’est intéressant

mais nous sommes passés à une vitesse supérieure : les personnes viennent coconstruire des modules, cointervenir et coévaluer », avance Bertrand Coppin.

Partir de son vécu pour construire

Ce qui différencie un témoignage d’un savoir expérientiel ? « Dans un témoignage, la personne va raconter ce qui lui est personnellement arrivé, elle va être davantage sur le re-gistre de l’émotion, détaille Flavie Plante, directrice générale adjointe de l’École des mé-tiers d’accompagnement de la personne (Emap) de l’Ile de la Réunion.

Avec le savoir d’expérience, elle va essayer de comprendre, à partir de son vécu, l’ensemble des mécanismes qui l’ont conduite dans cette situation, développer une capacité de réflexion afin d’être dans de la construction. »

Philippe Lebailly, directeur pédagogique du CRFMS Erasme, à Toulouse - © DR

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Une résistance au changement

Nécessaire, l’implication des personnes concernées à des programmes de formation de travailleurs sociaux soulève néanmoins quelques difficultés. L’une des premières, et non des moindres, est celle de la résistance au changement des institutions, des formateurs et des professionnels du secteur social et médico-social, maîtres du savoir académique et professionnel.

La question de la rémunération (lire ci-dessous), du statut juridique de ces nouveaux for-mateurs et du coût plus important de ces modules de for-mation, qui mobi-lisent davantage de professionnels, font partie des obs-tacles que les IRTS doivent franchir.

« Je n’ai jamais passé autant de temps à construire une formation » Samuel Garnier, IFTS d’Echirolles, membre du collectif Soif de connaissances

« Je n’ai jamais passé autant de temps à construire une formation, confie Samuel Garnier, responsable de la formation des cadres à l’Institut de formation en travail social (IFTS) d’Échirolles, membre du Collectif Soif de connaissances.

Travailler avec plusieurs collèges, avec des partenaires, exige du temps pour se réunir, construire, analyser, faire des retours, etc. Et puis c’est une remise en question quotidienne, ce qui est à la fois génial, mais aussi parfois inconfortable et lourd en termes de charge men-tale. »

Adapter son intervention

Intégrer des personnes accompagnées en tant que formateur exige aussi une grosse préparation en amont, afin de s’adapter à leurs contraintes et à leurs besoins.

« Lorsque l’on travaille, par exemple, à l’élaboration d’une intervention avec des personnes en

Lors d’une formation organisée par le collectif Soif de connaissances auprès de futurs assistants de services sociaux. - © Jeanne Frank / Cocktail Santé

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situation de handicap intellectuel, on ne peut pas programmer une réunion de 4 heures, détaille Bertrand Coppin. Il faut prévoir quatre réunions de trois quart d’heures et innover sur les supports pédagogiques. »

Yasmina Younès, 52 ans, ancienne élue du Conseil consultatif des personnes accueillies (CCPA), raconte les difficultés qu’elle peut ren-contrer dans son travail au sein d’un groupe d’intérêt scientifique ou en tant que formatrice.

« Cela prend du temps, demande du travail chez soi, de la présence, de veiller sur les mails, ana-lyse-t-elle. Même si je suis très motivée, que c’est valorisant car je gagne de l’argent et que les profes-sionnels sont contents, c’est aussi fatigant : cer-tains documents ne sont pas faciles à comprendre. Pour des personnes vulnérables, qui luttons dans nos parcours, c’est compliqué de tout gérer. »

« Certains documents ne sont pas faciles à comprendre » Yasmina Younès, personne accompagnée/formatrice

Pour devenir formatrices, les personnes accompagnées doivent aussi acquérir des compé-tences, leur permettant, par exemple, de conceptualiser un vécu ou de prendre la parole en public. Elles ont donc besoin, elles aussi, d’être formées.

S’adapter au niveau scolaire des apprenants

La Fondation Trisomie 21 a ainsi mis en place des séminaires d’autoreprésentation afin d’aider les jeunes adultes avec trisomie 21 à s’exprimer et à représenter leurs pairs. À l’Emap, sur l’Ile de la Réunion, une « formation des personnes accompagnées » a été créée en 2017.

Durant 84 heures, 12 stagiaires (en situation de grande précarité, auteurs de violence pas-sés par la prison, victimes de violence, porteurs de handicap, etc.) ont suivi des modules de formation aux approches pédagogiques originales (autour du théâtre, de la musique, etc.) permettant une adaptation aux niveaux scolaires disparates des apprenants.

Un levier d’insertion sociale

« Le temps de formation n’est pas suffisant car ils ont eu besoin de beaucoup de temps pour percevoir la différence entre témoignage et savoir d’expérience, analyse la directrice générale

Bertrand Coppin, directeur de l’Institut régional du travail social (IRTS) des Hauts-de-France - © DR

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adjointe Flavie Plante. Au final, seules quatre personnes vont devenir formatrices occasion-

nelles ; les autres ne se sentent pas prêtes et préfèrent rester sur du témoignage. C’est sans

doute assez peu, mais le bilan qualitatif est néanmoins positif ».

Avec à l’arrivée des personnes formées, pour qui cette expérience peut aussi devenir un levier d’insertion sociale. « Cet engagement est un challenge qui accompagne un projet de

réinsertion », rappelle Yasmina Younès.

Des partenariats à mettre en place

Comment trouver ces futurs formateurs ? Les centres de formation doivent créer des partenariats forts. « On travaille forcément en réseau en sollicitant des associations, des

collectifs, des groupes plus ou moins formels », analyse Bertrand Coppin.

« On travaille forcément en réseau en solli-citant des associations, des collectifs... » Bertrand Coppin, directeur de l’IRTS Hauts de France

Le CRFMS Erasme, à l’origine de la coconstruction de conférences pédagogiques (avec des étudiants, des personnes-ressources concernées, des travailleurs sociaux, des formateurs et des chercheurs) sur la question de la fracture numérique, des pratiques inclusives ou encore du travail avec les familles, s’est rapproché du conseil consultatif régional des personnes accueillies (CCRPA), d’ATD Quart Monde, des groupes d’entraide mutuelle (GEM) ou encore d’associations du handicap.

Un engagement politique

Mais tous les champs du social et du médico-social ne sont pas encore bien couverts ; les personnes accompagnées sont en effet difficiles à mobiliser dans le champ de la protec-tion de l’enfance.

Par ailleurs, pour que la participation des personnes concernées dans la formation des travailleurs sociaux se développe, l’engagement politique des IRTS est fondamental.

« Il faut attirer progressivement tous les centres de formation dans ces dé-

marches, analyse Samuel Garnier. Aujourd’hui, notre direction porte cette volon-

té, des modules de coformation vont être ouverts dans toutes les formations ini-

tiales. Mais demain, si la direction change, qu’est-ce qui va se passer ? ».

(1) Guide « La participation des personnes-ressources concernées aux formations à l’intervention sociale », Unaforis, 2018.

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La rémunération, une question centraleComme n’importe quel formateur, les personnes accompagnées doivent être payées pour leur travail auprès des travailleurs sociaux. « La rémunération doit être la même pour tous les intervenants, pour les jours de préparation comme de formation », rappelle Nathalie Ricou, membre du Collectif Soif de connaissances. Mais celle-ci peut s’avérer délicate à mettre en place.

« Tout comme au niveau des statuts, il faut être vigilant, détaille Samuel Mallangeau chargé de projet pour l’Unaforis. Rémunérer les personnes-ressources peut les mettre en difficulté par rapport à leurs revenus sociaux. Il faut étudier chaque situation en amont. » Un salaire peut en effet entraîner la suppression, par exemple, de l’allocation adulte handicapé (AAH), assujettie à un plafond de ressources.

« Nous travaillons étroitement avec les CRPA (conseils régionaux des personnes accueillies et/ou accompagnées) et le CNPA (Conseil national des personnes accueillies et/ou accom-pagnées), sur la façon de faire évoluer en profondeur les dispositifs pour que des personnes concernées puissent intervenir, former sans que cela ait des conséquences négatives sur leurs aides sociales ou allocations et les mettent ainsi en difficulté, alors que la reconnais-sance de leurs actions est essentielle », avance Isabelle Léomant, conseillère technique à l’Uniopss.

En attendant, les employeurs bricolent, lorsqu’ils n’ont pas d’autres choix. « On trouve des moyens de défrayer, de compenser, explique Bertrand Coppin, directeur général de l’IRTS Hauts-de-France. Avec des personnes en situation de handicap, on peut passer par la rému-nération de l’association Nous Aussi.»

« Nous n’allons pas engager des personnes en situation de pauvreté pour une coformation si nous n’avons pas l’assurance qu’elles pourront être rémunérées, rappelle Pascale Budin, membre de l’équipe Croisement des savoirs et des pratiques d’ATD Quart Monde et anima-trice des coformations. Mais ces personnes n’ont pas le statut de formateur et n’ont, pour la plupart, pas d’emploi. Nous sommes obligés de mettre en place des montages compliqués pour qu’elles soient indemnisées. Même si ce n’est pas un salaire, c’est une reconnaissance du travail fourni. »

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Un changement profond à opérer Marcel Jaeger, professeur émérite du Cnam à la chaire de Travail social et d’intervention sociale, membre du Haut Conseil du travail social (HCTS), a piloté le rapport sur la « Participation des personnes accompagnées aux instances de gouvernance et à la formation des travailleurs sociaux ».

La participation des personnes accompagnées à la formation des travailleurs sociaux se développe-telle aujourd’hui ?Marcel Jaeger : Oui, même si ce mouvement n’est pas

récent. Dans les années 80, dans certains centres de formation, des travailleurs handicapés assuraient la formation d’éducateurs sur des modules de médiation éducative. Ce qui est nouveau, c’est de dépasser les expérimentations, d’étendre ces initiatives en les accompa-gnant d’une transformation profonde dans la façon de penser la professionnalisation.

D’où vient ce changement ? M. J. : Il est à mettre en lien avec le décret du 6 mai 2017 définissant le travail social comme devant notamment s’appuyer sur les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social.

Il ne s’agit pas que de témoignages d’histoires de vie, mais de «croisement des savoirs», pour reprendre des termes d’ATD Quart Monde. Les personnes les plus en difficulté, qui peuvent paraître les plus éloignées de la production des connaissances, ont une expertise.

C’est pour cette raison que l’on parle, par exemple, d’usagers experts dans le champ de la santé mentale.

Quels sont les objectifs du développement de la participation des personnes accompagnées ?M. J. : C’est notamment de prendre le virage inclusif en sortant de dispositifs consistant à délivrer des prestations pour des publics ciblés – en raison de leurs manques, de leurs déficiences ou de leurs incapacités – pour aller vers une reconnaissance plus complète de leur citoyenneté.

© DR

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Cette transformation touche aux fondements démocratiques de notre société. Mais cela interroge les identités professionnelles et les distinctions que l’on a toujours faites entre des compétences professionnelles et des savoirs expérientiels.

Comment se matérialise cette participation ?M. J. : Il existe des modalités pédagogiques très différentes, des actions originales et innovantes. La grande nouveauté, c’est la participation des personnes accompagnées à des actions de recherche, à la production des connaissances et plus seulement à leur diffusion.

Une convention tripartite a ainsi été signée entre ATD Quart Monde, le Cnam et le CNRS afin de développer des recherches participatives et collaboratives où les personnes accompagnées seront associées en amont du projet de recherche, dès son élaboration.

Un autre exemple ? M. J. : Un gros chantier devrait suivre, celui de l’alternance et des stages. Ne faudrait-il pas imaginer que des référents de stage soient des personnes accompagnées ? Qu’elles soient impliquées dans l’évaluation des stagiaires ? Cela suppose néanmoins de grandes évolutions réglementaires, freinées par les réticences des pouvoirs publics et des profes-sionnels, qui peuvent se sentir déstabilisés par ces changements.

Par ailleurs, le nombre d’usagers formateurs est assez restreint et insuffisant – au vu du nombre de centres de formation existant – car ils ont besoin, eux aussi, d’une formation.

Comment faciliter le mouvement ?M. J. : Avec des ingrédients très concrets. Il faut inscrire cette participation dans les projets pédagogiques des établissements de formation, il faut des moyens, pour payer les déplacements et rémunérer les personnes accompagnées pour leur travail. Certaines personnes relèvent de régimes statutaires qui font qu’en principe elles ne peuvent pas travailler, il y a donc des difficultés juridiques à résoudre.

Existe-t-il d’autres freins ? M. J. : Il faut aussi travailler sur la communication, d’où l’importance de la langue « Facile à lire et à comprendre » (Falc) notamment dans le champ du handicap et des déficiences intellectuelles. Mais le problème numéro un, c’est l’acceptation de la légitimité de per-sonnes qui étaient jusqu’à présent dans une relation de dépendance aux institutions. C’est un changement profond à opérer.

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Quatre voix pour créer un module sur la précaritéFormateurs, travailleurs sociaux, personnes ressources et chercheurs, rassemblés dans le Collectif Soif de connaissances, co-créent, ensemble, des formations professionnelles. Reportage à Lyon auprès des apprentis assistants de service social.

« Etre SDF, est-ce que cela peut arriver à tout le monde, oui ou non ? » A 14 h, juste après le pique-nique partagé sur place, la question bouleverse l’équilibre spatial de la classe des premières années d’assistant de service social de l’Ecole santé social sud est (ESSSE) de Lyon. Deux clans se positionnent, debouts, l’un en face de l’autre.

D’un côté, les partisans du oui, plus nombreux, de l’autre, ceux du non.

Comme l’exige l’exercice pédagogique, les étudiants débattent avec emphase, mélangeant expériences personnelles - « tout le monde peut être confronté à un accident de vie » versus « il y aura toujours un proche pour m’accueillir » - et références théoriques, notamment marxistes.

Et puis, il y a Bodo Krueger, 68 ans, qui, entre deux tirades estudiantines, lâche : « moi, je suis plutôt au milieu ».

De g. à dr. : Antoine Rode, chercheur en sociologie ; Jacques Foucart, personne ressource ; Magalie Forestier, assistante sociale ; Bodo Krueger, personne ressource. A l’arrière plan, Agnès Voisin, formatrice à l’ESSSE et coordinatrice du module. Jeanne Frank / Cocktail Santé

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Le sexagénaire fait partie des trois « personnes ressources » qui co-animent, avec un éducateur spécia-lisé, une assistante de service social, un chercheur en sociolo-gie et une formatrice, cette journée de for-mation consacrée à la représentation de la précarité.

Trois jours de formation

Personnes ressources? Bodo, comme Jacques et Yamina, sont ou ont été en situation de préca-rité, habitent ou ont habité un centre d’héber-gement et de réinsertion sociale (CHRS).

C’est à ce titre, avec leur savoir expérientiel, qu’ils interviennent depuis début 2016 dans ce module « précarité », trois journées* de forma-tion réparties sur trois ans qu’ils ont participé à créer avec le Collectif Soif de connaissances.

Née en 2015, cette équipe rassemble des chercheurs de l’Observatoire des non-re-cours aux droits et services (Odenore), l’ins-titution de formation au travail social (IFTS) d’Echirolles, l’Ecole santé social sud est (ESSSE) de Lyon et la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) Auvergne Rhône-Alpes.

Les participants à la formation, en plein débat sur la question : « Etre SDF, est ce que cela peut arriver à tout le monde ? » - Jeanne Frank / Cocktail Santé

Bodo Krueger, 68 ans - © Jeanne Frank / Cocktail Santé

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Articuler les savoirs

« L’articulation des savoirs des professionnels de terrain, des chercheurs et des personnes ressources donne une connaissance plus fine et plus juste de la thématique abordée en la complexifiant, forcément, car nous portons des regards différents », analyse Agnès Voisin formatrice à l’ESSSE et coordinatrice de ce module.

A Lyon, les quatre collèges d’acteurs (quatre travailleurs sociaux, quatre personnes res-sources, une formatrice et deux chercheurs) se réunissent chaque mois. « Ces formations sont très exigeantes, demandent du temps et de l’investissement, observe Agnès Voisin.

« Les personnes ressources sont rémunérées au même titre que les autres intervenants » Agnès Voisin, coordinatrice du module

Les travailleurs sociaux sont mis à disposition par leurs associations, mais les per-sonnes ressources - et c’est un choix - sont rémunérées au même titre que les autres intervenants ».

Faire bouger les lignes

Ces dernières ont été « recrutées » via les professionnels de terrain de la FAS. Comme Jacques Foucart, 64 ans, ancien chef de cuisine, passé par un CHRS en 2014. « En partici-pant au collectif, je ne voulais pas témoigner, mais faire bouger les lignes, changer les pra-tiques professionnelles, car j’ai observé pleins de choses qui ne tournaient pas rond en CHRS »,

analyse-t-il.

Au départ, on s’est un peu regardés. Rassem-bler quatre collèges, l’équation n’était pas évidente, mais on réussit à conjuguer nos talents et à faire tom-ber la verticalité : la parole de l’un vaut celle de l’autre ».

Les thématiques abordées durant la formation ont été définies et travaillées de concert. « Nous Yamina, personne ressource, et Agnès Voisin, coordinatrice du module - © Jeanne Frank / Cocktail Santé

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sommes partis de ce que chacun pensait important à transmettre », ajoute Agnès Voisin.

Comment s’articulent ensuite les prises de parole ? Les différents expert sont amenés à intervenir librement et indifféremment dans certaines phases de la formation.

Ne pas se cantonner à du témoignage

« Les personnes ressources ne sont jamais obligées de parler de leur propre situation, même si dans les faits, elles le font volontiers. Elles peuvent évoquer ce qu’elles ont vu, analyse Agnès Voisin.

L’enjeu, c’est de ne pas limiter leur intervention à du témoignage. Tout le travail d’élaboration et de préparation des formations les amène à prendre un peu de distance par rapport à ce qu’elles ont vécu ».

Pour la première fois, après le débat, Jacques et Bodo ont néan-moins parlé de leur parcours personnel, de leur enfance jusqu’à la précarité. Avant qu’ Antoine Rode, chargé de sociologie, livre quelques cadres théoriques.

« Notre rôle, en tant que chercheur est de sortir des représentations individuelles et de restituer des résultats de recherche, détaille-t-il.

Par exemple, des études prouvent que la probabilité de devenir sans domicile n’est pas la même pour tout le monde ». « Le collectif fait beaucoup bouger les lignes, reprend le chercheur. Depuis que j’en fais partie, je suis un formateur différent, moins universitaire et descendant ».

Une expérience qui a également permis à Cédric Sadin-Cesbron, éducateur spécialisé au CHRS Riboud, à Lyon, de découvrir davantage le travail universitaire : « j’avais assez peu eu l’occasion de côtoyer des chercheurs, or cela permet de prendre beaucoup de recul dans sa pratique, analyse-t-il.

Et puis, la co-construction permet de faire un pas de côté. C’est différent de l’accompagnement en CHRS. Là, on est tous à la même place ».

De g. à drte : Yamina, Bodo et Antoine Rode - © Jeanne Frank / Cocktail Santé

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« C’est différent de l’accompagnement en CHRS. Là, on est tous à la même place » Cédric Sadin-Cesbron, éducateur spécialisé au CHRS Riboud

Et côté étudiants ? « L’impact est très important, observe Agnès Voisin. Pour beaucoup, ces moments ont été clés dans leur formation, ont contribué à repenser la relation aidant-aidé dans la réciprocité ».

« Cela permet de nous remettre en question sur la construction de notre identité professionnelle et sur la façon dont nous allons nous positionner », confirme Alexia, 25 ans.

Et puis, « la formation nous ramène à quelque chose de concret, ont met ainsi des visages derrière des définitions théoriques », analyse Noutanne, 28 ans.

Tout au long de la journée, les étudiants ont beaucoup échangé

avec leurs formateurs. Une grande satisfaction pour Bodo : « grâce au collectif, on forme une nouvelle génération de travailleurs sociaux ».

« Grâce au collectif,on forme une nouvelle génération de travailleurs sociaux » Bodo Krueger, personne ressource

Cet apprentissage, très riche, est désormais accessible à des intervenants sociaux déjà en poste, à qui ce module innovant est également proposé. A l’avenir, le collectif Soif, du côté de Lyon, devrait étendre cette offre de co-formation au secteur du handicap.

La formation interroge les étudiants sur la façon dont ils se positionneront à l’avenir auprès des personnes accom-pagnées - © Jeanne Frank / Cocktail Santé

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Des groupes ressources

L’expérimentation va par ailleurs permettre d’essaimer. A l’IRTS d’Echirolles, des « groupes ressources » dans le domaine du handicap et de l’enfance ont par exemple été créés.

Les deux autres journées de formation sont proposées en deuxième puis en troisième année du cursus d’assistant de service social et portent sur le non recours au droit, puis sur la question de la participation. Une quatrième journée a également été créée en 2017-2018 sur les bidonvilles, avec des membres de la communauté Rom.

En bref

• 4 collèges d’acteurs sont réunis dans le Collectif Soif de Connaissances

• 12 journées de formation auront été données en juin 2019 par le collectif de Lyon, depuis la mise en place du module, en 2016

Contact

Site internet : http://www.collectif-soif.fr/

Mail: [email protected]

A Lyon, Agnès Voisin, formatrice ASS à l’ESSSE, 04 78 83 40 88

A Echirolles, Nathalie Ricou, formatrice ASS à l’IFTS, 04 76 09 02 08

Pour aller plus loin • « La participation des personnes ressources concernées aux formations à l’intervention sociale », Guide de l’Unaforis, 2018

• « Participation des personnes accompagnées aux instances de gouvernance et à la forma-tion des travailleurs sociaux », rapport du Haut Conseil du travail social, 2017

• « Plan d’action en faveur du travail social et du développement social », axe 1 : Faire parti-ciper les personnes et mieux les accompagner », DGCS, 2017

• Plateforme interactive de l’Unaforis sur la participation des personnes ressources concer-nées