Médecines d hier et d aujourd hui en dialogue En l’absence de concepts biochimiques et...

5
dossier 4 Agenda interculturel n° 306 • Octobre 2012 U n des éléments marquants du paysage des pratiques de santé contemporain est l’émergence, au cours des dernières décennies, d’un recours de plus en plus fréquent à des médecines dites non conventionnelles. On estime ainsi aujourd’hui en Occident, que 60 à 80 % de la population 1 s’adressent, sur une base occasionnelle ou régulière, à des offres de thérapie ne relevant pas du modèle scientifique, ou de l’approche biomédicale du corps 2 . Ces pratiques alternatives de santé sont pour beaucoup d’entre elles issues d’univers culturels différents du nôtre et se sont élaborées au cours d’une longue histoire. D’autres constituent des innovations ou des synthèses récentes et leurs modèles s’enracinent dans notre post modernité caractérisée par un métissage d’influences diverses. Il est certes malaisé de les regrouper toutes dans le même paquet. Leurs origines, les épistémologies qui les fondent, le degré d’adhésion de la population, la fréquence de leur présence dans les trajectoires de soins individuelles ainsi que le regard porté sur elles par la biomédecine varient énormément d’une pratique à l’autre. Pourtant, au-delà de ces diffférences, elles constituent malgré tout un ensemble de pratiques présentant des caractéristiques communes. Comment décrypter leur popularité et l’engouement qu’elles suscitent ? Que savons-nous aujourd’hui de leur efficacité et lorsqu’il y a efficacité, sur quoi celle-ci peut-elle reposer ? Comment leur présence a-t-elle modifié le paysage de soins dans nos pays, et comment, autant les autorités publiques que les prestataires de soins, ont-ils composé avec ces alternatives pour la plupart nouvelles ? D’un point de vue anthropologique, on observera d’emblée que ces pratiques constituent ce que nous appelons dans notre jargon « une déviance majoritaire ». Si l’on sonde les croyances de la population 3 , une majorité évidente croit que l’homéopathie, l’acupuncture, le magnétisme peuvent aider une personne confrontée à un problème de santé. Pourtant (même si certains effets ont pu être constatés empiriquement) ces pratiques ne s’appuient sur aucun modèle explicatif correspondant à ce que la démarche scientifique a pu établir ou valider. De ce fait, elles sont souvent dénigrées par les autorités médicales, par les pouvoirs publics, ainsi que plus largement par les tenants du point de vue rationaliste. On ne les enseigne pas à l’université, et elles ne sont pas reconnues comme étant valides sur le plan de la connaissance. Il s’agit donc culturellement d’une déviance par rapport aux instances de définition du savoir. Elles n’en sont pas moins, pour certaines d’entre elles au moins, dominantes dans les croyances de la population. Médecines dhier et d aujourdhui en dialogue Jean-Dominique Michel Toute action médicale, thérapeutique ou soignante relève de conceptions du monde et de systèmes de croyances propres à chaque société et à chaque époque. Les médecines non-conventionnelles connaissent aujourdhui un succès grandissant en Europe et en Occident. Un fait social qui modie le champ de la santé, accentué par la circulation croissante des personnes, des savoirs, des pratiques et des techniques dici et dailleurs. De ce fait, elles se situent dans un terrain en pleine mouvance et si elles se sont imposées récemment comme un recours de soins auxquels la population s’adresse, si les pouvoirs publics ainsi que les médecins ont dû composer avec cette réalité (notamment dans le sens d’arrêter une chasse aux sorcières absurde face à ce qui est pratiqué), elles se situent dans une zone obscure, floue. Face à elles, les individus se déploient dans un éventail allant d’une adhésion totale (parfois avec même un rejet virulent de la médecine scientifique) jusqu’à une totale dénégation quant à l’utilité qu’elles peuvent avoir. Dans cet article, nous tenterons de dresser quelques perspectives utiles pour pouvoir, au- delà de la question finalement peu intéressante du « j’y crois, j’y crois pas », les appréhender en tant que réalité culturelle et sociale et nous interroger librement quant à ce qu’elles peuvent apporter aux patients qui s’adressent à elle. Les anatomies fantastiques Une première ligne de force de la thématique posée renvoie à la question de l’anatomie, c’est-à-dire la modélisation du corps dans une culture donnée. Bien entendu, dans la nôtre, ce modèle anatomique s’est construit au cours des siècles écoulés notamment par la levée du tabou de la dissection et le développement d’outils de mesure et de théories scientifiques cherchant à objectiver la réalité du corps. Chaque culture élabore une représentation propre du corps et du psychisme humains sur la base de ses systèmes de croyances et de ce qu’elle considère comme étant le mode de connaissance le mieux approprié. Un confrère anthropologue a ainsi proposé le terme d’anatomies fantastiques pour décrire tous ces modèles anatomiques construit sur la base d’une référence première à l’imaginaire 4 . AG.nouv.306.indd 4 2/10/12 11:39:48

Transcript of Médecines d hier et d aujourd hui en dialogue En l’absence de concepts biochimiques et...

doss

ier

4 Agenda interculturel n° 306 • Octobre 2012

U n des éléments marquants du paysage des pratiques de santé contemporain est l’émergence, au cours des dernières décennies,

d’un recours de plus en plus fréquent à des médecines dites non conventionnelles. On estime ainsi aujourd’hui en Occident, que 60 à 80 % de la population1 s’adressent, sur une base occasionnelle ou régulière, à des offres de thérapie ne relevant pas du modèle scientifique, ou de l’approche biomédicale du corps2.Ces pratiques alternatives de santé sont pour beaucoup d’entre elles issues d’univers culturels différents du nôtre et se sont élaborées au cours d’une longue histoire. D’autres constituent des innovations ou des synthèses récentes et leurs modèles s’enracinent dans notre post modernité caractérisée par un métissage d’influences diverses.Il est certes malaisé de les regrouper toutes dans le même paquet. Leurs origines, les épistémologies qui les fondent, le degré d’adhésion de la population, la fréquence de leur présence dans les trajectoires de soins individuelles ainsi que le regard porté sur elles par la biomédecine varient énormément d’une pratique à l’autre. Pourtant, au-delà de ces diffférences, elles constituent malgré tout un ensemble de pratiques présentant des caractéristiques communes.Comment décrypter leur popularité et l’engouement qu’elles suscitent ? Que savons-nous aujourd’hui de leur efficacité et lorsqu’il y a efficacité, sur quoi celle-ci peut-elle reposer ? Comment leur présence a-t-elle modifié le paysage de soins dans nos pays, et comment, autant les autorités publiques que les prestataires de soins, ont-ils composé avec ces alternatives pour la plupart nouvelles ?D’un point de vue anthropologique, on observera d’emblée que ces pratiques constituent ce que nous appelons dans notre jargon « une déviance majoritaire ». Si l’on sonde les croyances de la population3, une majorité évidente croit que l’homéopathie, l’acupuncture, le magnétisme peuvent aider une personne confrontée à un problème de santé. Pourtant (même si certains effets ont pu être constatés empiriquement) ces pratiques ne s’appuient sur aucun modèle explicatif correspondant à ce que la démarche scientifique a pu établir ou valider.De ce fait, elles sont souvent dénigrées par les autorités médicales, par les pouvoirs publics, ainsi que plus largement par les tenants du point de vue rationaliste. On ne les enseigne pas à l’université, et elles ne sont pas reconnues comme étant valides sur le plan de la connaissance. Il s’agit donc culturellement d’une déviance par rapport aux instances de définition du savoir.Elles n’en sont pas moins, pour certaines d’entre elles au moins, dominantes dans les croyances de la population.

Médecines d’hier et d’aujourd’hui en dialogueJean-Dominique Michel

Toute action médicale, thérapeutique ou soignante relève de conceptions du monde et de systèmes de croyances propres à chaque société et à chaque époque. Les médecines non-conventionnelles connaissent aujourd’hui un succès grandissant en Europe et en Occident. Un fait social qui modifie le champ de la santé, accentué par

la circulation croissante des personnes, des savoirs, des pratiques et des techniques d’ici et d’ailleurs.

De ce fait, elles se situent dans un terrain en pleine mouvance et si elles se sont imposées récemment comme un recours de soins auxquels la population s’adresse, si les pouvoirs publics ainsi que les médecins ont dû composer avec cette réalité (notamment dans le sens d’arrêter une chasse aux sorcières absurde face à ce qui est pratiqué), elles se situent dans une zone obscure, floue. Face à elles, les individus se déploient dans un éventail allant d’une adhésion totale (parfois avec même un rejet virulent de la médecine scientifique) jusqu’à une totale dénégation quant à l’utilité qu’elles peuvent avoir.Dans cet article, nous tenterons de dresser quelques perspectives utiles pour pouvoir, au-delà de la question finalement peu intéressante du « j’y crois, j’y crois pas », les appréhender en tant que réalité culturelle et sociale et nous interroger librement quant à ce qu’elles peuvent apporter aux patients qui s’adressent à elle.

Les anatomies fantastiquesUne première ligne de force de la thématique posée renvoie à la question de l’anatomie, c’est-à-dire la modélisation du corps dans une culture donnée. Bien entendu, dans la nôtre, ce modèle anatomique s’est construit au cours des siècles écoulés notamment par la levée du tabou de la dissection et le développement d’outils de mesure et de théories scientifiques cherchant à objectiver la réalité du corps.Chaque culture élabore une représentation propre du corps et du psychisme humains sur la base de ses systèmes de croyances et de ce qu’elle considère comme étant le mode de connaissance le mieux approprié. Un confrère anthropologue a ainsi proposé le terme d’anatomies fantastiques pour décrire tous ces modèles anatomiques construit sur la base d’une référence première à l’imaginaire4.

AG.nouv.306.indd 4 2/10/12 11:39:48

5

En l’absence de concepts biochimiques et d’instruments de mesure relevant cet univers, les peuples se sont à travers l’espace et le temps construit des représentations du corps et de l’esprit qui reposaient pour l’essentiel sur des systèmes d’analogie symbolique.Nous en connaissons aujourd’hui de nombreuses, certaines très connues (comme le système des méridiens de la médecine chinoise, par lesquels l’énergie vitale circulerait autour du corps ou encore le système indien des chakras, centres psycho-énergétiques correspondant aux principales glandes endocrines et plexus nerveux du corps).Chaque culture définit ainsi ce qu’il y a dans le corps, comment l’énergie circule et propose également toutes sortes d’explications quant à l’origine des maladies. Notre culture matérialiste a adopté quant à elle un système qui, en dépit de son efficacité matérielle, reste également une construction symbolique. Le médecin s’adresse à un corps qui n’est pas le même corps que celui du patient. Le guérisseur qui barre le feu à distance s’adresse encore à un autre corps. De même que l’acupuncteur qui plante ses aiguilles à certains carrefours énergétiques. Autant de pratiques, autant d’anatomies !Il est assez choquant pour notre mentalité matérialiste de prendre en compte que même le modèle biomédical du corps reste un système symbolique5. Il est vrai que depuis Descartes, nous avons appris à considérer l’imagination comme étant une source d’erreur dans la démarche de connaissance, et donc quelque chose dont il convient de se garder à l’écart.Redécouvrant la richesse des mythes autochtones, aussi bien que ceux à l’origine de notre propre culture, les anthropologues s’étaient aperçus qu’il ne s’agissait pas de fables pré-logiques relevant d’une mentalité infantile (comme on les avait considérés jusque-là) mais bel et bien de modèles de connaissance du monde, qui à travers un langage différent de celui de notre logique rationnelle, énonçaient des vérités observables et utiles.Certains mythes amérindiens, par exemple, contenaient ainsi, des siècles avant que la démarche scientifique e n c o m p r e n n e les logiques, des descriptions narratives des écosystèmes et de leur régulation.L e s m o d è l e s d’anatomie fantastique ne sont donc pas juste des croyances de bonnes femmes ou des fariboles, mais ce qu’un certain type d’observation du corps et du psychisme, depuis un certain point de vue, peut révéler.C e s m o d è l e s servent de support à un ensemble de

pratiques, dont l’efficacité se déploie avant tout dans le domaine symbolique, mais avec un impact portant jusque sur le corps physique.De ce fait, opposer des anatomies les unes aux autres est simplement un non-sens. Elles s’articulent depuis des points de vue différents et n’ont donc pas à s’exclure mutuellement (sauf comme le fait remarquer David le Breton, anthropologue et sociologue français, spécialiste des représentations et des mises en jeu du corps humain, dans la réalité d’un rapport de force politique) mais à être reconnues dans leurs spécificités –et leurs utilités- propres.De nombreuses tentatives ont été conduites, par exemple, pour trouver une confirmation dans les forces bio-physiques actuellement connues du système des méridiens chinois d’acupuncture. Cette confirmation n’a pas été trouvée à ce jour. En revanche, des études empiriques ont démontré de manière tout à fait claire et convaincante l’utilité de cette médecine autre sur certaines pathologies, notamment l’arthrose et les douleurs.Si cette anatomie fantastique et la thérapeutique qu’elle fonde déploient bien un ordre d’efficacité, ce n’est pas en agissant sur le corps biomédical tel que nous le connaissons aujourd’hui, mais dans un interface encore largement mystérieux entre un système symbolique, un courant d’énergie vitale que nos moyens techniques sont encore impuissants à appréhender et le corps vivant.Une des clés de lecture les plus utiles par rapport à ce que nous évoquons ici réside dans une autre notion centrale de l’anthropologie, qui est celle de l’efficacité symbolique.

L’efficacité symboliqueCette notion, proposée en premier par Claude Lévi-Strauss6, a résulté de ses observations quant à l’efficacité de certaines pratiques chamaniques sur différents problèmes de santé. Partant notamment des rituels mis en oeuvre par les chamans Cuna (une peuplade du Panama), lorsqu’une parturiente éprouve des difficultés à l’accouchement, il s’est aperçu

© M

assi

mo

Bor

tolin

i

Houblon, coca et autres herbes !

AG.nouv.306.indd 5 2/10/12 11:39:50

6

que tout le récit que le chaman faisait, en état modifié de conscience, du combat qu’il menait avec les forces hostiles qui retenaient l’âme du bébé captive, posait des analogies symboliques évidentes avec le corps de la mère et le processus biologique qui s’y déroulait.Le chaman, à travers ce long récit, décrivait les étapes d’un voyage dans l’autre monde (le monde invisible, où se jouent aux yeux des cultures chamaniques les tenants et les abou-tissants des phénomènes observables dans la réalité terres-tre). A l’aide de ses alliés de pouvoir (entités spirituelles fon-dant son pouvoir d’agir), il décrivait les combats qu’il menait pour libérer l’âme de l’enfant à naître et l’extraire d’une grotte profonde dans laquelle il était retenu. L’observation de terrain montrait qu’au moment où le chaman affirmait avoir triomphé des puissances maléfiques et ressortir de la grotte en portant l’âme du bébé, la parturiente parvenait à donner naissance.Claude Lévi-Strauss proposa donc l’hypothèse que la mani-pulation de symboles, dans un univers de sens particulière-ment dense et partagé par toute une communauté, pouvait avoir une efficacité jusque dans des processus biologiques, que l’on sait gouvernés pour l’essentiel par l’inconscient.La notion d’efficacité symbolique éclaire cette réalité que dans notre vécu du corps coexistent une dimension rationnelle le cas échéant matériellement mesurable et une dimension affective relevant de nos processus psychologiques et inconscients. Les anatomies fantastiques proposent des formalisations décrivant et nommant au moins en partie les contenus de cet immense continent de l’inconscient individuel et collectif. Elles donnent aussi, à travers un ensemble d’actions thérapeutiques (rituel, action symbolique, récit), des moyens pour intervenir à ce niveau pour obtenir des modifications concrètes.Même au sein de la consultation biomédicale la plus rigou-reuse survivent irréductiblement des éléments symboliques. Ainsi, l’enjeu pour un médecin n’est pas seulement de décou-vrir le mal dont souffre son patient en posant un diagnostic rigoureux et de proposer un traitement efficace, mais aussi et peut-être surtout d’entrer en relation avec le patient à partir de son expérience subjective de ce dont il souffre7.Si le diagnostic est juste, mais que le patient le refuse du fait qu’il ne fait pas sens ou du fait de ses résistances, et qu’il se dérobe donc au traitement proposé, l’objectif thérapeutique n’est pas atteint. Plus encore, dans son mouvement de dé-codage de la réalité pathologique, le médecin se situe dans un mouvement interprétatif qui relève au moins autant de l’art que de la science. C’est-à-dire en fait autant de l’interpréta-tion des textes que de l’analyse factuelle.Ceci ne revient évidemment pas à nier la réalité des connais-sances scientifiques en matière médicale, mais à affirmer que la pratique se déploie dans une densité relationnelle et symbolique fondamentale. Combien de médecins savent-ils ainsi qu’un patient ressortant d’une consultation sans pres-cription de médicaments pourra avoir l’impression de ne pas être aidé ? Combien de médecins prescrivent-ils des pres-criptions inutiles ou en grande partie inefficaces, pour pou-voir donner à leurs patients l’entier du rituel de soins tels qu’il existe de nos jours ?Avec sa blouse blanche héritée de l’univers celtique (emblème de la connaissance réservé alors aux druides), avec son écri-

ture caractéristique d’une prescription (maîtrise de la matière soignante, affirmation de la parole qui soigne), avec toute la réassurance affective que le médecin donne par sa crédibilité, son autorité, le prestige de ses analyses et traitements, ainsi que son engagement aux côtés du patient, autant de dimen-sions qui dessinent la réalité de cette interaction symbolique entre le médecin et son patient.Cette réalité recoupe évidemment celle de l’effet placebo. L’évidence s’est imposée à travers de nombreuses études et de l’observation de terrain que la croyance qu’un patient accorde au traitement visant à le soigner (ainsi que la propre croyance du soignant) ont une importance indéniable sur l’ef-ficacité de celui-ci.

Placebo et effet de sensSelon la pathologie concernée et le contexte culturel où elles se déroulent, les études visant à mesurer l’effet placebo ont pu établir que celui-ci était efficace dans une fourchette allant de 20 % à 80 % des cas. Rappelons qu’il s’agit de l’efficacité observée d’une substance ou d’un traitement sans élément actif face à une pathologie. On s’est aperçu que plus le mode d’intervention annoncé paraissait efficace, plus l’impact est grand. Ainsi, des comprimés placebos sont plus efficaces que des tablettes, les injections plus que les comprimés, la chirurgie (avec tout son impact fantasmatique sur l’ouverture du corps et la puissance opératoire du médecin) se situant au sommet de l’efficacité placebo8.Peu de recherches ont été menées en la matière, du fait de l’enjeu éthique évident. Anesthésier un patient, réaliser sur lui une ouverture au scalpel pour la suturer aussitôt en pré-tendant avoir mené à bien l’opération paraît effectivement un peu contestable sur le plan du principe. Pourtant, les quel-ques études ayant été menées en la matière ont montré que la chirurgie placebo pouvait avoir une efficacité égale à celle de la chirurgie réelle !Certains anthropologues ont récemment proposé le concept d’effet de sens pour élargir la compréhension de ce qui est en jeu à travers l’effet placebo9. Car c’est bien le sens que prend pour un patient l’intervention qui lui est proposée, la croyance qu’il a dans l’efficacité qu’elle pourra déployer, la manière dont il s’approprie son traitement, l’espérance qui naît en lui qui, combiné à la foi du médecin et de son entourage, constituent des variables incontournables de l’efficacité thérapeutique.Le recours de plus en plus fréquent observé aujourd’hui à d’autres pratiques de soins, peut sans aucun doute être cor-rélé avec la résistance de plus en plus grande de la population quant à l’aspect excessivement technique (et donc déshu-manisé) de la médecine. Celle-ci, en cohérence avec le mo-dèle matérialiste, et en opposition avec les thérapeutiques traditionnelles, a de surcroît très largement déserté la ques-tion du sens. Lorsqu’une personne découvre soudainement qu’elle souffre d’un cancer ou d’une autre pathologie grave, la médecine n’a pas d’explication à proposer sur le pourquoi de la maladie. Si elle dispose bel et bien de quelques propo-sitions explicatives, comme la vulnérabilité génétique, l’effet de certains chocs émotionnels ou de certaines habitudes de vie, cela reste malgré tout comme un faisceau de corréla-tions vagues.

AG.nouv.306.indd 6 2/10/12 11:39:50

7

Elle est surtout impuissante à accompagner la personne dans son cheminement existentiel face à ce tremblement de terre que constitue une telle pathologie. Cette timidité de la médecine quant aux causes de la maladie est évidemment d’un certain point de vue à son honneur. Elle est cohérente avec la démarche scientifique, qui n’affirme rien sans disposer de ba-ses solides pour l’avancer.Il n’en reste pas moins que, du point de vue du pa-tient cette non-entrée en matière dans la question du sens est inévitablement frustrante. Une maladie est une expérience de vie d’une grande intensité, qui appartient à celui qui la vit ; mais pour pouvoir la faire sienne, il a besoin de cheminer pour pouvoir se construire avec elle et chercher, le cas échéant, à en infléchir le cours.Un patient qui subit le choc du diagnostic d’une pathologie grave va avoir à s’approprier cette réa-lité nouvelle, faire des liens avec sa propre histoire de vie, peut-être avec l’histoire de ses ascendants, gérer tant les modifications de statuts relatifs à son état de maladie que son impact sur ses possibilités d’agir, son confort de vie, ses relations aux autres et à lui-même, le sens qu’il donne à sa vie.Les médecines non conventionnelles se sont quant à elles précisément construites dans ces dimensions symboliques qui sont celles du sens. Elles disposent de modèles explicatifs, invérifiables et invérifiés par définition, mais qui peuvent le cas échéant constituer une nourriture utile pour une personne malade dans le processus intérieur auquel elle est confrontée.On comprend dès lors mieux à la fois l’émergence de ces nouvelles pratiques de soins, mais aussi leur dialogue difficile avec la médecine conventionnelle. Par définition les proposi-tions explicatives dérivées des systèmes symboliques sont spéculatives. À ce titre, elles apparaissent comme légères ou douteuses aux tenants de l’approche scientifique.Pourtant dans le domaine symbolique, on pourrait dire que la mesure de l’efficacité d’une proposition explicative réside dans l’utilité qu’elle démontre pour la personne qui la reçoit. Phénomène nécessairement relatif et subjectif.

Un paysage mouvantUn élément qui complique encore la situation est celui de la très courante immodestie des praticiens alternatifs de santé. Se situant eux-mêmes dans une zone grise sur le plan profes-sionnel, relevant de formations qui peuvent être approfondies et construites mais aussi souvent bien légères, ayant souvent des enjeux personnels (conscients ou inconscients) particu-lièrement lourds en lien avec la souffrance et la maladie, ils constituent une masse hétérogène et incontrôlée où coexis-tent des thérapeutes éthiques, rigoureux et d’autres qui peu-vent patauger dans des dérives plus ou moins graves.Après avoir dans un premier temps tenté d’interdire les prati-ques alternatives de santé (au motif que l’acte de soins devait être réservé au domaine médical), les législations occidentales se sont depuis quelques décennies rendues à l’impossibilité

d’interdire, et à l’extrême difficulté de légiférer d’une manière intelligente10. Elles se sont donc généralement repliées sur la sécurité offerte par le code pénal, qui contient des disposi-tions protégeant contre l’abus de détresse. Dès lors qu’un thérapeute ne dissuade pas son patient de suivre ses trai-tements médicaux et ne prétend pas de manière indue pra-tiquer des actes médicaux, nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation de large tolérance.Nous voyons donc coexister un système médical bien déve-loppé et abondamment financé, une constellation de prati-ques alternatives de santé de tous ordres allant (pour le dire ainsi) du plus sérieux au plus farfelu, et des autorités publiques bien empruntées quant à cette configuration nouvelle et ce que les gens vont chercher dans cette ailleurs thérapeutique.C’est pourquoi il importe aujourd’hui de pouvoir dévelop-per des représentations collectives qui permettent à cha-cun de pouvoir naviguer dans cet univers complexe. Avec une qualité de réflexion qui aide à comprendre comment et en quoi les patients vont puiser à ces différentes sources quelque chose dont ils espèrent qu’il leur sera utile, et qui peut souvent l’être. De louables efforts de recherche ont été menés récemment. Des instituts nationaux de pratiques alternatives de santé ont ainsi été fondés tant aux États-Unis qu’en Australie et dans d’autres pays dont la tradition est libérale en la matière. Nous disposons donc de plus en plus de données qui montrent que les médecines non-conventionnelles déploient bien

À lireChamans, guérisseurs, médiums : au-delà de la science,

le pouvoir de guérison, de Jean-Dominique Michel,

Lausanne, Favre, 2011, 269 p.

Ayant exploré de nombreuses pratiques de soins, en Occident comme en Orient, l’auteur nous invite dans un fascinant voyage à travers la santé et la maladie, et le besoin fondamental de l’être humain de construire un sens à ce qui lui arrive, pour se reconnecter à une dimension plus profonde. Cette dimension existentielle, ou spirituelle, constitue sans doute, au-delà des techniques employées, le cœur du chemin de la guérison. Une des caractéristiques principales de notre espèce réside dans son aptitude à construire du sens, à trouver des explications et à raconter. La maladie, qui est certes une expérience commune parce qu’elle fait partie de chaque histoire de vie, a été l’objet partout de questionnements et de tentatives d’explication. Du fait du brassage culturel et de l’accélération de l’accès à l’information, ces trente dernières années ont vu l’explosion de l’offre d’autres pratiques thérapeutiques, souvent importées d’univers culturels différents du nôtre, qui se sont imposées comme des options possibles. De ce fait, on observe aujourd’hui une grande diversité dans les trajectoires de soins. Les pratiques abordées dans cet ouvrage ont pour caractéristique commune de s’intéresser à la dimension existentielle de la maladie. Nombre de pratiques décrites sont certes hautement spéculatives, relèvent de systèmes de croyances indémontrables, s’adressent à la part de symbolique et d’imaginaire en nous souvent bien plus qu’à raison. Même si notre culture a eu tendance à dévaloriser cette dimension imaginaire, il importe aujourd’hui de la réhabiliter dans le sens d’assumer que nous sommes à la fois des êtres de raison et d’imagination, de pensée et d’affects, de matière et de symboles.

AG.nouv.306.indd 7 2/10/12 11:39:50

8

un ordre d’efficacité sur tout un ensemble de pathologies. Ces recherches, sans pouvoir expliquer les processus par lesquels ces pratiques sont efficaces (puisqu’elles échappent au champ de vision de nos modèles scientifiques) permettent en revanche d’établir un constat empirique de leur utilité11.Cette efficacité relève-t-elle uniquement de l’efficacité symbolique ou de l’effet de sens, ou bien ces médecines non-conventionnelles décrivent-elles des forces réelles que la démarche scientifique est pour l’instant incapable de décrire et de mesurer ? La question reste ouverte et invite à une certaine modestie : il convient de rappeler que la science est pour l’instant incapable de définir la vie, de décrire l’élément qui distingue un cadavre d’un corps vivant hors de la description des fonctionnements différents de l’un ou de l’autre…

Métissages contemporainsL’univers soignant et les professionnels qui le composent sont également confrontés aujourd’hui à la réalité du métissage culturel de nos populations. Les patients issus d’autres traditions que la nôtre importent avec eux tout un ensemble de références relatives à la santé et au corps, et tout un effort est fait autour de la gestion de cette interculturalité. Les médecins et les services de santé rencontrent cette réalité au quotidien, et elle est de mieux en mieux prise en compte dans la formation et l’organisation des soins. Il est amusant de noter que si certains patients ont pour référence une médecine traditionnelle relevant d’une autre culture, de nombreux Occidentaux aujourd’hui se tournent vers ces médecines autres parce qu’elles leur parlent, parce qu’ils ont envie d’explorer ce qu’elles ont à proposer, parce qu’elles proposent des modèles explicatifs ou des

[1] La principale source est l’OMS, notamment dans son document « Stratégie de l’OMS pour la médecine traditionnelle pour 2002-2005 » - http://www.who.int/topics/traditional_medicine/fr/ Pour la Belgique plus précisément on peut se référer à l’étude « Etat des lieux de l’ostéopathie et de la chiropraxie en Belgique » (13/01/2011), KCE reports 148B. [2] Michel Jean-Dominique, Chamans médiums guérisseurs, au-delà de la science le pouvoir de guérison, Favre, 2011. [3] D’après le célèbre sondage IPSOS / Boiron, 53% des français sont consommateurs d’homéopathie et 74% croient que cette méthode est crédible et peut être utile.... http://www.ipsos.fr/ipsos-public-affairs/actualites/2012-02-17-homeopathie-fait-plus-en-plus-adeptes [4] Gérôme Paul, Les anatomies fantastiques, Editions d3, 1983. [5] Le Breton David, Corps et sociétés – Essai de sociologie et d’anthropologie du corps, Méridiens Klincksieck, 1991. [6] Levi-Strauss Claude, Anthropologie structurale, Plon, 1958. [7] Greenhalg Trisha & Hurwitz Brian (ed.), Narrative based Medecine – Dialogue and Discourse in Medical Practice, BMJ Books, 1998. [8] Lemoine Patrick, Le mystère du placebo, Odile Jacob, 1996. [9] Moermann Daniel, Meaning, Medecine and the « Placebo Effect », Cambridge University Press, 2002. [10] Lire l’article d’Isabelle Robard, Droite et médecines non conventionnelles en Europe, en pages 9-11 de ce dossier [11] Voir notamment Janssen Thierry, La solution intérieure – Vers une nouvelle médecine du corps et de l’esprit, Fayard, 2006.

métaphores qui les inspirent ou font sens pour eux, et que nous sommes donc dans une espèce de gigantesque tour de Babel thérapeutique.L’heure de la médecine triomphale est passée. Forte de ses nombreux succès, elle a pu développer par le passé une certaine arrogance quant aux autres formes de savoir. Aujourd’hui, tout en continuant dans des avancées prometteuses, la médecine est devenue plus consciente de ses limites. L’Organisation Mondiale de la Santé prône depuis plus de 40 ans une coopération entre la biomédecine et les tradipraticiens. Lorsque ces deux univers se font la guerre, lorsque les patients sont tiraillés entre les deux, lorsqu’il faut cacher à son médecin le fait de s’être adressé par ailleurs à un guérisseur ou à un acupuncteur, c’est avant tout le patient qui en fait les frais.Dans la destitution douce de sa toute-puissance, la médecine est de plus en plus recadrée également par des mouvements consuméristes et citoyens vers son rôle réel de ressource de santé au service de la personne. Tant qu’un individu est capable de discernement, ce n’est pas à son médecin de lui dire quel traitement il doit suivre ni décider pour lui de ses options thérapeutiques. Un médecin est là pour informer son patient du mieux qu’il le peut de la pathologie dont il souffre, lui présenter les options thérapeutiques disponibles et le conseiller dans son choix.Mais c’est au patient qu’appartient librement la décision d’accepter ou non un traitement, ou de la combiner à d’autres recours de soins, le cas échéant issus d’autres modèles soignants. Tout en affirmant les connaissances qu’il détient, le médecin n’a pas à s’offusquer ou à vouloir dénigrer d’autres thérapeutiques.Encore faut-il que ces univers se connaissent et se respectent mutuellement. Encore faut-il qu’une définition se construise collectivement ainsi qu’au sein de la relation thérapeutique quant à quels sont les droits et devoirs d’un médecin, d’un patient, d’un praticien alternatif de santé, et de ce qui fonde pour chacun d’entre eux les conditions d’une bonne pratique et d’une réelle éthique. ❚

Jean-Dominique MichelAnthropologue de la santé, Genève (Suisse)

À lireMédecins et sorciers : manifeste pour une

psychopathologie scientifique, d’Isabelle

Stengers et Tobie Nathan, Paris, Les Empêcheurs

de penser en rond, 1995, 160 p.

Ce livre est composé de deux textes qui interrogent, en parallèle, les thérapeutiques traditionnelles - essen-tiellement en Afrique - et la médecine scientifique. Les auteurs proposent de prendre au sérieux les techni-ques basées sur la divination, la sorcellerie, la fabri-cation de fétiches, sans plus les opposer à la rationa-lité moderne. Ce ne sont pas les patients qui doivent

être étudiés et comparés, mais les thérapeutes, avec leurs outils, leurs théories, leur pensée technique, leurs concepts et, surtout, les êtres surnaturels mis en œuvre par leurs procédés. L’objectif commun du psychologue et de la philosophe est de nous obliger à repenser le rapport entre les différents mondes. C’est à cette seule condition que l’on pourra jeter les bases d’une psychopa-thologie enfin scientifique.

Conséquences philosophiques de la prise au sérieux des dispo-sitifs thérapeutiques traditionnels : 1) considérer que la maladie n’est pas dans le sujet mais dans la nature ; 2) considérer le ma-lade comme un messager et non comme un affligé ; 3) s’appuyer sur la maladie pour rattacher le sujet au groupe et non pas pour le détacher du groupe afin de l’intégrer à un groupe statistique. Ana-lyse de telles prémisses et de leurs conséquences dans l’activité clinique proprement dite et dans la vie sociale.

AG.nouv.306.indd 8 2/10/12 11:39:50