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comité invisible

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Sommaire

Sous quelque angle... — 7

Premier cercle — 13

Deuxième cercle — 19

Troisième cercle — 27

Quatrième cercle — 38

Cinquième cercle — 49

Sixième cercle — 58

Septième cercle — 70

EN ROUTE ! — 81

SE TROUVER — 85

S’ORGANISER — 92

INSURRECTION — 107

© La fabrique éditions, 2007Révision du manuscrit :Stéphane PassadéosImpression : Floch, MayenneISBN : 2-913372-62-7

La Fabrique éditions64, rue Rébeval75019 [email protected] : Harmonia Mundi

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Sous quelque angle qu’on le prenne, le présent estsans issue. Ce n’est pas la moindre de ses vertus.À ceux qui voudraient absolument espérer, ildérobe tout appui. Ceux qui prétendent détenirdes solutions sont démentis dans l’heure. C’est unechose entendue que tout ne peut aller que de malen pis. «Le futur n’a plus d’avenir» est la sagessed’une époque qui en est arrivée, sous ses airs d’ex-trême normalité, au niveau de conscience des pre-miers punks.

La sphère de la représentation politique se clôt.De gauche à droite, c’est le même néant qui prenddes poses de cador ou des airs de vierge, les mêmestêtes de gondole qui échangent leurs discoursd’après les dernières trouvailles du service com-munication. Ceux qui votent encore donnent l’im-pression de n’avoir plus d’autre intention que defaire sauter les urnes à force de voter en pure pro-testation. On commence à deviner que c’est en faitcontre le vote lui-même que l’on continue de voter.Rien de ce qui se présente n’est, de loin, à la hau-teur de la situation. Dans son silence même, la

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retour à la normale. Aucun SOS Racisme ne pourraplonger ses racines cancéreuses dans cet événe-ment-là, à quoi seules la fatigue, la falsification etl’omertà médiatiques ont pu feindre de mettre unterme. Toute cette série de frappes nocturnes, d’at-taques anonymes, de destructions sans phrases aeu le mérite d’ouvrir à son maximum la béanceentre la politique et le politique. Nul ne peut hon-nêtement nier la charge d’évidence de cet assautqui ne formulait aucune revendication, aucun mes-sage autre que de menace ; qui n’avait que fairede la politique. Il faut être aveugle pour ne pas voirtout ce qu’il y a de purement politique dans cettenégation résolue de la politique; ou ne rien connaîtreaux mouvements autonomes de la jeunesse depuistrente ans. On a brûlé en enfants perdus les pre-miers bibelots d’une société qui ne mérite pas plusd’égards que les monuments de Paris à la fin dela Semaine sanglante, et qui le sait.

Il n’y aura pas de solution sociale à la situation pré-sente. D’abord parce que le vague agrégat demilieux, d’institutions et de bulles individuellesque l’on appelle par antiphrase «société» est sansconsistance, ensuite parce qu’il n’y a plus de lan-gage pour l’expérience commune. Et l’on ne par-tage pas des richesses si l’on ne partage pas unlangage. Il a fallu un demi-siècle de lutte autourdes Lumières pour fondre la possibilité de laRévolution française, et un siècle de lutte autour

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population semble infiniment plus adulte que tousles pantins qui se chamaillent pour la gouverner.N’importe quel chibani de Belleville est plus sagedans ses paroles qu’aucun de nos soi-disant diri-geants dans toutes ses déclarations. Le couverclede la marmite sociale se referme à triple cran tan-dis qu’à l’intérieur la pression ne cesse de mon-ter. Parti d’Argentine, le spectre du Que se vayantodos ! commence à sérieusement hanter les têtesdirigeantes.

L’incendie de novembre 2005 n’en finit plus deprojeter son ombre sur toutes les consciences. Cespremiers feux de joie sont le baptême d’une décen-nie pleine de promesses. Le conte médiatique desbanlieues-contre-la-République, s’il ne manquepas d’efficacité, manque la vérité. Des foyers ontpris jusque dans les centres-villes, qui ont été métho-diquement tus. Des rues entières de Barcelone ontbrûlé en solidarité, sans que nul n’en sache rienque leurs habitants. Et il n’est même pas vrai quele pays ait depuis lors cessé de flamber. On trouveparmi les inculpés toutes sortes de profils que n’uni-fie guère que la haine de la société existante, et nonl’appartenance de classe, de race ou de quartier.L’inédit ne réside pas dans une «révolte des ban-lieues» qui n’était déjà pas nouvelle en 1980, maisdans la rupture avec ses formes établies. Lesassaillants n’écoutent plus personne, ni les grandsfrères ni l’association locale qui devrait gérer le

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ritoire, ne vont cesser de s’accentuer. Le drone qui,de l’aveu même de la police, a survolé le 14 juilletdernier la Seine-Saint-Denis dessine le futur encouleurs plus franches que toutes les brumes huma-nistes. Que l’on ait pris le soin de préciser qu’iln’était pas armé énonce assez clairement dansquelle voie nous sommes engagés. Le territoiresera découpé en zones toujours plus étanches. Desautoroutes placées en bordure d’un «quartier sen-sible» font un mur invisible et tout à fait à mêmede le séparer des zones pavillonnaires. Quoi qu’enpensent les bonnes âmes républicaines, la gestiondes quartiers «par communauté» est de notoriétéla plus opérante. Les portions purement métro-politaines du territoire, les principaux centres-villes, mèneront dans une déconstruction toujoursplus retorse, toujours plus sophistiquée, toujoursplus éclatante, leur vie luxueuse. Elles éclaireronttoute la planète de leur lumière de bordel pendantque les patrouilles de la BAC, de compagnies desécurité privées, bref : les milices, se multiplierontà l’infini, tout en bénéficiant d’une couverture judi-ciaire toujours plus impudente.

L’impasse du présent, partout perceptible, est par-tout déniée. Jamais tant de psychologues, de socio-logues et de littérateurs ne s’y seront employés,chacun dans son jargon spécial où la conclusionest spécialement manquante. Il suffit d’entendreles chants de l’époque, les bluettes de la «nouvelle

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du travail pour accoucher du redoutable «État pro-vidence». Les luttes créent le langage dans lequelse dit le nouvel ordre. Rien de semblable aujour-d’hui. L’Europe est un continent désargenté quiva faire en cachette ses courses chez Lidl et voyageen low cost pour encore voyager. Aucun des «pro-blèmes » qui se formulent dans le langage socialn’y admet de résolution. La « question desretraites», celle de la «précarité», des « jeunes»et de leur «violence» ne peuvent que rester en sus-pens, pendant que l’on gère policièrement les pas-sages à l’acte toujours plus saisissants qu’ellesrecouvrent. On n’arrivera pas à enchanter le faitde torcher à vil prix des vieillards abandonnés desleurs et qui n’ont rien à dire. Ceux qui ont trouvédans les voies criminelles moins d’humiliation etplus de bénéfices que dans l’entretien de surfacesne rendront pas leurs armes, et la prison ne leurinculquera pas l’amour de la société. La rage dejouir des hordes de retraités ne supportera pas àplat ventre des coupes sombres dans ses rentesmensuelles, et ne peut que s’exciter davantagedevant le refus du travail d’une large fraction de lajeunesse. Pour finir, aucun revenu garanti accordéau lendemain d’un quasi-soulèvement ne poserales bases d’un nouveau New Deal, d’un nouveaupacte, d’une nouvelle paix. Le sentiment social s’estbien trop évaporé pour cela.

En fait de solution, la pression pour que rien nese passe, et avec elle le quadrillage policier du ter-

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Premier cercle«I AM WHAT I AM»

«I AM WHAT I AM.» C’est la dernière offrandedu marketing au monde, le stade ultime de l’évo-lution publicitaire, en avant, tellement en avant detoutes les exhortations à être différent, à être soi-même et à boire Pepsi. Des décennies de conceptspour en arriver là, à la pure tautologie. JE = JE. Ilcourt sur un tapis roulant devant le miroir de sonclub de gym. Elle revient du boulot au volant desa Smart. Vont-ils se rencontrer?

« JE SUIS CE QUE JE SUIS. » Mon corpsm’appartient. Je suis moi, toi t’es toi, et ça va mal.Personnalisation de masse. Individualisation detoutes les conditions – de vie, de travail, de mal-heur. Schizophrénie diffuse. Dépression rampante.Atomisation en fines particules paranoïaques.Hystérisation du contact. Plus je veux être Moi,plus j’ai le sentiment d’un vide. Plus je m’exprime,plus je me taris. Plus je me cours après, plus jesuis fatiguée. Je tiens, tu tiens, nous tenons notreMoi comme un guichet fastidieux. Nous sommesdevenus les représentants de nous-mêmes – cetétrange commerce, les garants d’une personnali-sation qui a tout l’air, à la fin, d’une amputation.

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chanson française » où la petite bourgeoisie dis-sèque ses états d’âme et les déclarations de guerrede la mafia K’1Fry, pour savoir qu’une coexistencecessera bientôt, qu’une décision est proche.

Ce livre est signé d’un nom de collectif imaginaire.Ses rédacteurs n’en sont pas les auteurs. Ils se sontcontentés de mettre un peu d’ordre dans les lieuxcommuns de l’époque, dans ce qui se murmure auxtables des bars, derrière la porte close des chambresà coucher. Ils n’ont fait que fixer les vérités néces-saires, celles dont le refoulement universel rem-plit les hôpitaux psychiatriques et les regards depeine. Ils se sont faits les scribes de la situation.C’est le privilège des circonstances radicales quela justesse y mène en bonne logique à la révolu-tion. Il suffit de dire ce que l’on a sous les yeux etde ne pas éluder la conclusion.

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ment occupé à grelotter ensemble. Cette sociéténe tiendra bientôt plus que par la tension de tousles atomes sociaux vers une illusoire guérison. C’estune centrale qui tire son turbinage d’une gigan-tesque retenue de larmes toujours au bord de sedéverser.

«I AM WHAT I AM.» Jamais domination n’avaittrouvé mot d’ordre plus insoupçonnable. Le main-tien du Moi dans un état de demi-délabrement per-manent, dans une demi-défaillance chronique estle secret le mieux gardé de l’ordre des choses actuel.Le Moi faible, déprimé, autocritique, virtuel estpar essence ce sujet indéfiniment adaptable querequiert une production fondée sur l’innovation,l’obsolescence accélérée des technologies, le bou-leversement constant des normes sociales, la flexi-bilité généralisée. Il est à la fois le consommateurle plus vorace et, paradoxalement, le Moi le plus pro-ductif, celui qui se jettera avec le plus d’énergie etd’avidité sur le moindre projet, pour revenir plustard à son état larvaire d’origine.

« CE QUE JE SUIS », alors ? Traversé depuisl’enfance de flux de lait, d’odeurs, d’histoires, desons, d’affections, de comptines, de substances, degestes, d’idées, d’impressions, de regards, de chantset de bouffe. Ce que je suis? Lié de toutes parts àdes lieux, des souffrances, des ancêtres, des amis,des amours, des événements, des langues, des sou-venirs, à toutes sortes de choses qui, de toute évi-

Premier cercle

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Nous assurons jusqu’à la ruine avec une maladresseplus ou moins déguisée.

En attendant, je gère. La quête de soi, mon blog,mon appart, les dernières conneries à la mode,les histoires de couple, de cul… ce qu’il faut deprothèses pour faire tenir un Moi ! Si « la société»n’était pas devenue cette abstraction définitive, elledésignerait l’ensemble des béquilles existentiellesque l’on me tend pour me permettre de me traî-ner encore, l’ensemble des dépendances que j’aicontractées pour prix de mon identité. Le handi-capé est le modèle de la citoyenneté qui vient. Ce n’estpas sans prémonition que les associations qui l’ex-ploitent revendiquent à présent pour lui le «revenud’existence».

L’injonction, partout, à «être quelqu’un» entre-tient l’état pathologique qui rend cette sociéténécessaire. L’injonction à être fort produit la fai-blesse par quoi elle se maintient, à tel point quetout semble prendre un aspect thérapeutique, mêmetravailler, même aimer. Tous les « ça va ? » quis’échangent en une journée font songer à autantde prises de température que s’administrent les unsaux autres une société de patients. La sociabilitéest maintenant faite de mille petites niches, de millepetits refuges où l’on se tient chaud. Où c’est tou-jours mieux que le grand froid dehors. Où tout estfaux, car tout n’est que prétexte à se réchauffer. Oùrien ne peut advenir parce que l’on y est sourde-

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ce qui circule indistinctement, tout ce qui les lieinvisiblement, tout ce qui fait obstacle à la parfaitedésolation, contre tout ce qui fait que nous existonset que le monde n’a pas partout l’aspect d’une auto-route, d’un parc d’attraction ou d’une ville nou-velle : ennui pur, sans passion et bien ordonné,espace vide, glacé, où ne transitent plus que descorps immatriculés, des molécules automobiles etdes marchandises idéales.

La France n’est pas la patrie des anxiolytiques, leparadis des antidépresseurs, la Mecque de lanévrose sans être simultanément le champion euro-péen de la productivité horaire. La maladie, lafatigue, la dépression, peuvent être prises commeles symptômes individuels de ce dont il faut gué-rir. Elles travaillent alors au maintien de l’ordreexistant, à mon ajustement docile à des normesdébiles, à la modernisation de mes béquilles. Ellesrecouvrent la sélection en moi des penchantsopportuns, conformes, productifs, et de ceux dontil va falloir faire gentiment le deuil. « Il faut savoirchanger, tu sais. » Mais, prises comme faits, mesdéfaillances peuvent aussi amener au démantèle-ment de l’hypothèse du Moi. Elles deviennent alorsactes de résistance dans la guerre en cours. Ellesdeviennent rébellion et centre d’énergie contretout ce qui conspire à nous normaliser, à nousamputer. Le Moi n’est pas ce qui chez nous est en crise,mais la forme que l’on cherche à nous imprimer. On

Premier cercle

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dence, ne sont pas moi. Tout ce qui m’attache aumonde, tous les liens qui me constituent, toutesles forces qui me peuplent ne tissent pas une iden-tité, comme on m’incite à la brandir, mais une exis-tence, singulière, commune, vivante, et d’où émergepar endroits, par moments, cet être qui dit « je».Notre sentiment d’inconsistance n’est que l’effetde cette bête croyance dans la permanence du Moi,et du peu de soin que nous accordons à ce qui nousfait.

Il y a un vertige à voir ainsi trôner sur un gratte-ciel de Shanghaï le « I AM WHAT I AM » deReebok. L’Occident avance partout, comme soncheval de Troie favori, cette tuante antinomie entrele Moi et le monde, l’individu et le groupe, entreattachement et liberté. La liberté n’est pas le gestede se défaire de nos attachements, mais la capacitépratique à opérer sur eux, à s’y mouvoir, à les éta-blir ou à les trancher. La famille n’existe commefamille, c’est-à-dire comme enfer, que pour celuiqui a renoncé à en altérer les mécanismes débili-tants, ou ne sait comment faire. La liberté de s’ar-racher a toujours été le fantôme de la liberté. Onne se débarrasse pas de ce qui nous entrave sansperdre dans le même temps ce sur quoi nos forcespourraient s’exercer.

« I AM WHAT I AM », donc, non un simplemensonge, une simple campagne de publicité, maisune campagne militaire, un cri de guerre dirigécontre tout ce qu’il y a entre les êtres, contre tout

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Deuxième cercle« Le divertissement est un besoin vital »

Un gouvernement qui déclare l’état d’urgencecontre des gamins de quinze ans. Un pays qui metson salut entre les mains d’une équipe de foot-balleurs. Un flic dans un lit d’hôpital qui se plaintd’avoir été victime de «violences». Un préfet quiprend un arrêté contre ceux qui se construisent descabanes dans les arbres. Deux enfants de dix ans,à Chelles, inculpés pour l’incendie d’une ludo-thèque. Cette époque excelle dans un certain gro-tesque de situation qui semble à chaque fois luiéchapper. Il faut dire que les médiatiques ne ména-gent pas leurs efforts pour étouffer dans les registresde la plainte et de l’indignation l’éclat de rire quidevrait accueillir de pareilles nouvelles.

Un éclat de rire déflagrant, c’est la réponse ajus-tée à toutes les graves «questions» que se plaît àsoulever l’actualité. Pour commencer par la plusrebattue : il n’y a pas de «question de l’immigra-tion ». Qui grandit encore là où il est né ? Quihabite là où il a grandi? Qui travaille là où il habite?Qui vit là où vivaient ses ancêtres? Et de qui sont-ils, les enfants de cette époque, de la télé ou de leursparents? La vérité, c’est que nous avons été arra-

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veut faire de nous des Moi bien délimités, bienséparés, classables et recensables par qualités, bref :contrôlables, quand nous sommes créatures parmiles créatures, singularités parmi nos semblables,chair vivante tissant la chair du monde.Contrairement à ce que l’on nous répète depuisl’enfance, l’intelligence, ce n’est pas de savoirs’adapter – ou si c’est une intelligence, c’est celledes esclaves. Notre inadaptation, notre fatiguene sont des problèmes que du point de vue de ce quiveut nous soumettre. Elles indiquent plutôt unpoint de départ, un point de jonction pour des com-plicités inédites. Elles font voir un paysage autre-ment plus délabré, mais infiniment plus partageableque toutes les fantasmagories que cette sociétéentretient sur son compte.

Nous ne sommes pas déprimés, nous sommesen grève. Pour qui refuse de se gérer, la «dépres-sion » n’est pas un état, mais un passage, un aurevoir, un pas de côté vers une désaffiliation poli-tique. À partir de là, il n’y a pas de conciliation autreque médicamenteuse, et policière. C’est bien pourcela que cette société ne craint pas d’imposer laRitaline à ses enfants trop vivants, tresse à toutva des longes de dépendances pharmaceutiques etprétend détecter dès trois ans les «troubles du com-portement». Parce que c’est l’hypothèse du Moiqui partout se fissure.

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seule façon de se sentir Français est de pester contreles immigrés, contre ceux qui sont plus visiblementdes étrangers comme moi. Les immigrés tiennentdans ce pays une curieuse position de souverai-neté : s’ils n’étaient pas là, les Français n’existeraientpeut-être plus.

La France est un produit de son école, et non l’in-verse. Nous vivons dans un pays excessivementscolaire, où l’on se souvient du passage du baccomme d’un moment marquant de la vie. Où desretraités vous parlent encore de leur échec, qua-rante ans plus tôt, à tel ou tel examen, et com-bien cela a grevé toute leur carrière, toute leur vie.L’école de la République a formé depuis un siècleet demi un type de subjectivités étatisées, recon-naissables entre toutes. Des gens qui acceptent lasélection et la compétition à condition que leschances soient égales. Qui attendent de la vie quechacun y soit récompensé comme dans unconcours, selon son mérite. Qui demandent tou-jours la permission avant de prendre. Qui respec-tent muettement la culture, les règlements et lespremiers de la classe. Même leur attachement àleurs grands intellectuels critiques et leur rejetdu capitalisme sont empreints de cet amour del’école. C’est cette construction étatique des sub-jectivités qui s’effondre chaque jour un peu plusavec la décadence de l’institution scolaire. La réap-parition, depuis vingt ans, de l’école et de la cul-

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chés en masse à toute appartenance, que nous nesommes plus de nulle part, et qu’il résulte de cela,en même temps qu’une inédite disposition au tou-risme, une indéniable souffrance. Notre histoireest celle des colonisations, des migrations, desguerres, des exils, de la destruction de tous les enra-cinements. C’est l’histoire de tout ce qui a fait denous des étrangers dans ce monde, des invités dansnotre propre famille. Nous avons été expropriésde notre langue par l’enseignement, de nos chan-sons par la variété, de nos chairs par la pornogra-phie de masse, de notre ville par la police, de nosamis par le salariat. À cela s’ajoute, en France, letravail féroce et séculaire d’individualisation parun pouvoir d’État qui note, compare, discipline etsépare ses sujets dès le plus jeune âge, qui broie parinstinct les solidarités qui lui échappent afin quene reste que la citoyenneté, la pure appartenance,fantasmatique, à la République. Le Français estplus que tout autre le dépossédé, le misérable. Sahaine de l’étranger se fond avec sa haine de soicomme étranger. Sa jalousie mêlée d’effroi pourles «cités» ne dit que son ressentiment pour toutce qu’il a perdu. Il ne peut s’empêcher d’envier cesquartiers dits de «relégation» où persistent encoreun peu d’une vie commune, quelques liens entreles êtres, quelques solidarités non étatiques, uneéconomie informelle, une organisation qui ne s’estpas encore détachée de ceux qui s’organisent. Nousen sommes arrivés à ce point de privation où la

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chemar du bon citoyen individualisé à la française :ils incarnent tout ce à quoi il a renoncé, toute lajoie possible et à laquelle il n’accédera jamais. Ily a de l’impertinence à exister dans un pays où unenfant que l’on prend à chanter à son gré se faitinévitablement rabrouer d’un «arrête, tu vas fairepleuvoir !», où la castration scolaire débite à fluxtendu des générations d’employés policés. L’aurapersistante de Mesrine tient moins à sa droiture età son audace qu’au fait d’avoir entrepris de se ven-ger de ce dont nous devrions tous nous venger. Ouplutôt dont nous devrions nous venger directement,là où nous continuons à biaiser, à différer. Car ilne fait pas de doute que par mille bassesses inaper-çues, par toutes sortes de médisances, par une petiteméchanceté glacée et une politesse venimeuse, leFrançais ne cesse de se venger, en permanence etcontre tout, de l’écrasement à quoi il s’est résigné.Il était temps que le nique la police ! prenne la placedu oui, monsieur l’agent ! En ce sens, l’hostilité sansnuance de certaines bandes ne fait qu’exprimerd’une manière un peu moins feutrée que d’autresla mauvaise ambiance, le mauvais esprit de fond,l’envie de destruction salvatrice où ce pays seconsume.

Appeler «société» le peuple d’étrangers au milieuduquel nous vivons est une telle usurpation quemême les sociologues songent à renoncer à unconcept qui fut, pendant un siècle, leur gagne-pain.

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ture de la rue en concurrence de l’école de laRépublique et de sa culture en carton est le plusprofond traumatisme que subit actuellement l’uni-versalisme français. Sur ce point, la droite la plusextrême se réconcilie par avance avec la gauche laplus virulente. Le seul nom de Jules Ferry, ministrede Thiers durant l’écrasement de la Commune etthéoricien de la colonisation, devrait pourtant suf-fire à nous rendre suspecte cette institution.

Quant à nous, lorsque nous voyons des profsissus d’on ne sait quel « comité de vigilancecitoyen » venir pleurnicher au 20-Heures qu’onleur a brûlé leur école, nous nous souvenons com-bien de fois, enfants, nous en avions rêvé. Lorsquenous entendons un intellectuel de gauche éruc-ter sur la barbarie des bandes de jeunes qui hèlentles passants dans la rue, volent à l’étalage, incen-dient des voitures et jouent au chat et à la sourisavec les CRS, nous nous rappelons ce qui se disaitdes blousons noirs dans les années 1960 ou, mieux,des apaches à la «Belle Époque» : «Sous le nomgénérique d’apaches – écrit un juge au tribunal dela Seine en 1907 –, il est de mode de désignerdepuis quelques années tous les individus dange-reux, ramassis de la récidive, ennemis de la société,sans patrie ni famille, déserteurs de tous les devoirs,prêts aux plus audacieux coups de mains, à tous lesattentats contre les personnes ou les propriétés.»Ces bandes qui fuient le travail, prennent le nomde leur quartier et affrontent la police sont le cau-

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moment d’insouciance face à un monde dont nulne peut plus nier qu’il s’écroule, un monde où« devenir autonome » est un euphémisme pour« avoir trouvé un patron ». On voudrait trouverdans la familiarité biologique l’excuse pour cor-roder en nous toute détermination un peu brisante,pour nous faire renoncer, sous prétexte qu’on nousa vu grandir, à tout devenir majeur comme à la gra-vité qu’il y a dans l’enfance. De cette corrosion,il faut se préserver.

Le couple est comme le dernier échelon de lagrande débâcle sociale. C’est l’oasis au milieu dudésert humain. On vient y chercher sous les aus-pices de l’« intime» tout ce qui a si évidemmentdéserté les rapports sociaux contemporains: la cha-leur, la simplicité, la vérité, une vie sans théâtreni spectateur. Mais passé l’étourdissement amou-reux, l’«intimité» tombe sa défroque: elle est elle-même une invention sociale, elle parle le langagedes journaux féminins et de la psychologie, elle estcomme le reste blindée de stratégies jusqu’à l’écœu-rement. Il n’y a pas là plus de vérité qu’ailleurs,là aussi dominent le mensonge et les lois de l’étran-geté. Et lorsque, par fortune, on l’y trouve, cettevérité, elle appelle un partage qui dément la formemême du couple. Ce par quoi des êtres s’aimentest aussi bien ce qui les rend aimables, et ruinel’utopie de l’autisme à deux.

En réalité, la décomposition de toutes les formessociales est une aubaine. C’est pour nous la condi-

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Ils préfèrent maintenant la métaphore du réseaupour décrire la façon dont se connectent les soli-tudes cybernétiques, dont se nouent les interac-tions faibles connues sous les noms de «collègue»,«contact», «pote», «relation» ou d’«aventure».Il arrive tout de même que ces réseaux se conden-sent en un milieu, où l’on ne partage rien sinon descodes et où rien ne se joue sinon l’incessanterecomposition d’une identité.

On perdrait son temps à détailler tout ce qu’il y ad’agonisant dans les rapports sociaux existants. Ondit que la famille revient, que le couple revient.Mais la famille qui revient n’est pas celle qui s’enétait allée. Son retour n’est qu’un approfondisse-ment de la séparation régnante, qu’elle sert à trom-per, devenant elle-même par là tromperie. Chacunpeut témoigner des doses de tristesse que conden-sent d’année en année les fêtes de famille, ces sou-rires laborieux, cet embarras de voir tout le mondesimuler en vain, ce sentiment qu’il y a un cadavreposé là, sur la table, et que tout le monde faitcomme si de rien n’était. De flirt en divorce, deconcubinage en recomposition, chacun ressentl’inanité du triste noyau familial, mais la plupartsemblent juger qu’il serait plus triste encore d’yrenoncer. La famille, ce n’est plus tant l’étouffe-ment de l’emprise maternelle ou le patriarcat destartes dans la gueule que cet abandon infantile àune dépendance cotonneuse, où tout est connu, ce

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Troisième cercle« La vie, la santé, l’amour sont précaires,pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? »

Il n’y a pas de question plus embrouillée, enFrance, que celle du travail. Il n’y a pas de rapportplus tordu que celui des Français au travail. Allezen Andalousie, en Algérie, à Naples. On y méprisele travail, au fond. Allez en Allemagne, aux États-Unis, au Japon. On y révère le travail. Les choseschangent, c’est vrai. Il y a bien des otaku au Japon,des frohe Arbeitslose en Allemagne et des work-aholics en Andalousie. Mais ce ne sont pour l’heureque des curiosités. En France, on fait des piedset des mains pour grimper dans la hiérarchie, maison se flatte en privé de n’en ficher pas une. Onreste jusqu’à dix heures du soir au boulot quandon est débordé, mais on n’a jamais eu de scru-pule à voler de-ci de-là du matériel de bureau,ou à ponctionner dans les stocks de la boîte despièces détachées qu’à l’occasion on revend. Ondéteste les patrons, mais on veut à tout prix êtreemployé. Avoir un travail est un honneur, et tra-vailler une marque de servilité. Bref : le parfaittableau clinique de l’hystérie. On aime en détes-tant, on déteste en aimant. Et chacun sait quellestupeur et quel désarroi frappe l’hystérique lors-

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tion idéale d’une expérimentation de masse, sau-vage, de nouveaux agencements, de nouvelles fidé-lités. La fameuse « démission parentale » nous aimposé une confrontation avec le monde qui aforcé en nous une lucidité précoce et augurequelques belles révoltes. Dans la mort du couple,nous voyons naître de troublantes formes d’af-fectivité collective, maintenant que le sexe est uséjusqu’à la corde, que la virilité et la féminité onttout de vieux costumes mités, que trois décenniesd’innovations pornographiques continues ontépuisé tous les attraits de la transgression et de lalibération. Ce qu’il y a d’inconditionnel dans lesliens de parenté, nous comptons bien en faire l’ar-mature d’une solidarité politique aussi impéné-trable à l’ingérence étatique qu’un campementde gitans. Il n’y a pas jusqu’aux interminables sub-ventions que de nombreux parents sont acculés àverser à leur progéniture prolétarisée qui ne puis-sent devenir une forme de mécénat en faveur dela subversion sociale. «Devenir autonome», celapourrait vouloir dire, aussi bien : apprendre à sebattre dans la rue, à s’accaparer des maisons vides,à ne pas travailler, à s’aimer follement et à volerdans les magasins.

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C’est sur le fond de cette névrose que les gou-vernements successifs peuvent encore déclarer laguerre au chômage, et prétendre livrer la «bataillede l’emploi» tandis que d’ex-cadres campent avecleurs portables dans les tentes de Médecins dumonde sur les bords de la Seine. Quand les radia-tions massives de l’ANPE peinent à faire descendrele nombre des chômeurs au-dessous de deux mil-lions malgré tous les trucages statistiques. Quandle RMI et le biz garantissent seuls, de l’avis mêmedes renseignements généraux, contre une explo-sion sociale à tout moment possible. C’est l’éco-nomie psychique des Français autant que la stabilitépolitique du pays qui se joue dans le maintien dela fiction travailliste.

Qu’on nous permette de nous en foutre.Nous appartenons à une génération qui vit très

bien sans cette fiction. Qui n’a jamais compté surla retraite ni sur le droit du travail, encore moinssur le droit au travail. Qui n’est même pas «pré-caire » comme se plaisent à le théoriser les frac-tions les plus avancées de la militance gauchiste,parce qu’être précaire c’est encore se définir parrapport à la sphère du travail, en l’espèce : à sadécomposition. Nous admettons la nécessité de trou-ver de l’argent, qu’importent les moyens, parcequ’il est présentement impossible de s’en passer,non la nécessité de travailler. D’ailleurs, nous netravaillons plus : nous taffons. L’entreprise n’est pasun lieu où nous existons, c’est un lieu que nous tra-

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qu’il perd sa victime, son maître. Le plus souvent,il ne s’en remet pas.

Dans ce pays foncièrement politique qu’est laFrance, le pouvoir industriel a toujours été sou-mis au pouvoir étatique. L’activité économique n’ajamais cessé d’être soupçonneusement encadréepar une administration tatillonne. Les grandspatrons qui ne sont pas issus de la noblesse d’Étatfaçon Polytechnique-ENA sont les parias du mondedes affaires où l’on admet, en coulisse, qu’ils fontun peu pitié. Bernard Tapie est leur héros tragique:adulé un jour, en taule le lendemain, intouchable tou-jours. Qu’il évolue maintenant sur scène n’a riend’étonnant. En le contemplant comme oncontemple un monstre, le public français le tientà bonne distance et, par le spectacle d’une si fas-cinante infamie, se préserve de son contact. Malgréle grand bluff des années 1980, le culte de l’entreprisen’a jamais pris en France. Quiconque écrit un livrepour la vilipender s’assure un best-seller. Les mana-gers, leurs mœurs et leur littérature ont beau para-der en public, il reste autour d’eux un cordonsanitaire de ricanement, un océan de mépris, unemer de sarcasmes. L’entrepreneur ne fait pas par-tie de la famille. À tout prendre, dans la hiérar-chie de la détestation, on lui préfère le flic. Êtrefonctionnaire reste, contre vents et marées, contregolden boys et privatisations, la définition enten-due du bon travail. On peut envier la richesse deceux qui ne le sont pas, on n’envie pas leur poste.

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ploitation. D’où, aussi, l’ambivalence du rapportau travail, à la fois honni en tant qu’il nous rendétranger à ce que nous faisons et adoré en tant quec’est une part de nous-mêmes qui s’y joue. Ledésastre, ici, est préalable : il réside dans tout cequ’il a fallu détruire, dans tous ceux qu’il a falludéraciner pour que le travail finisse par apparaîtrecomme la seule façon d’exister. L’horreur du travailest moins dans le travail lui-même que dans leravage méthodique, depuis des siècles, de tout cequi n’est pas lui : familiarités de quartier, de métier,de village, de lutte, de parenté, attachement à deslieux, à des êtres, à des saisons, à des façons de faireet de parler.

Là réside le paradoxe actuel : le travail a triom-phé sans reste de toutes les autres façons d’exis-ter, dans le temps même où les travailleurs sontdevenus superflus. Les gains de productivité, ladélocalisation, la mécanisation, l’automatisationet la numérisation de la production ont tellementprogressé qu’elles ont réduit à presque rien la quan-tité de travail vivant nécessaire à la confection dechaque marchandise. Nous vivons le paradoxed’une société de travailleurs sans travail, où la dis-traction, la consommation, les loisirs ne font qu’ac-cuser encore le manque de ce dont ils devraientnous distraire. La mine de Carmaux, qui se ren-dit célèbre pendant un siècle pour ses grèves vio-lentes, a été reconvertie en Cap Découverte. C’estun «pôle multiloisir» où l’on fait du skateboard

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versons. Nous ne sommes pas cyniques, noussommes juste réticents à nous faire abuser. Les dis-cours sur la motivation, la qualité, l’investissementpersonnel glissent sur nous pour le plus granddésarroi de tous les gestionnaires en ressourceshumaines. On dit que nous sommes déçus de l’en-treprise, que celle-ci n’a pas honoré la loyauté denos parents, les a licenciés trop lestement. Onment. Pour être déçu, il faut avoir espéré un jour.Et nous n’avons jamais rien espéré d’elle : nous lavoyons pour ce qu’elle est et n’a jamais cessé d’être,un jeu de dupes à confort variable. Nous regret-tons seulement pour nos parents qu’ils soient tom-bés dans le panneau, deux du moins qui y ont cru.

La confusion des sentiments qui entoure la ques-tion du travail peut s’expliquer ainsi : la notionde travail a toujours recouvert deux dimensionscontradictoires : une dimension d’exploitation etune dimension de participation. Exploitation de laforce de travail individuelle et collective par l’ap-propriation privée ou sociale de la plus-value; par-ticipation à une œuvre commune par les liens quise tissent entre ceux qui coopèrent au sein de l’uni-vers de la production. Ces deux dimensions sontvicieusement confondues dans la notion de travail,ce qui explique l’indifférence des travailleurs, enfin de compte, à la rhétorique marxiste, qui déniela dimension de participation, comme à la rhéto-rique managériale, qui dénie la dimension d’ex-

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Celui-ci ne sera plus évalué en nombres d’heuresde présence mais sur la base des objectifs atteintset de la qualité des résultats. Ils sont des entre-preneurs.»

L’ensemble des tâches qui n’ont pu être délé-guées à l’automation forment une nébuleuse depostes qui, pour n’être pas occupables par desmachines, sont occupables par n’importe quelshumains – manutentionnaires, magasiniers, tra-vailleurs à la chaîne, saisonniers, etc. Cette main-d’œuvre flexible, indifférenciée, qui passe d’unetâche à une autre et ne reste jamais longtemps dansune entreprise, ne peut plus s’agréger en une force,n’étant jamais au centre du processus de produc-tion mais comme pulvérisée dans une multituded’interstices, occupée à boucher les trous de ce quin’a pas été mécanisé. L’intérimaire est la figurede cet ouvrier qui n’en est plus un, qui n’a plusde métier mais des compétences qu’il vend au filde ses missions, et dont la disponibilité est encoreun travail.

En marge de ce cœur de travailleurs effectifs, néces-saires au bon fonctionnement de la machine,s’étend désormais une majorité devenue surnu-méraire, qui est certes utile à l’écoulement de laproduction mais guère plus, et qui fait peser surla machine le risque, dans son désœuvrement, dese mettre à la saboter. La menace d’une démobi-lisation générale est le spectre qui hante le système

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et du vélo, et qui se signale par un «musée de laMine » dans lequel on simule des coups de gri-sou pour les vacanciers.

Dans les entreprises, le travail se divise de façontoujours plus visible en emplois hautement qua-lifiés de recherche, conception, contrôle, coordi-nation, communication liés à la mise en œuvrede tous les savoirs nécessaires au nouveau pro-cessus de production cybernétisé, et en emploisdéqualifiés d’entretien et surveillance de ce pro-cessus. Les premiers sont en petit nombre, trèsbien payés et donc si convoités que la minorité quiles accapare n’aurait pas idée d’en laisser une miettelui échapper. Leur travail et eux ne font effecti-vement qu’un en une étreinte angoissée. Managers,scientifiques, lobbyistes, chercheurs, program-meurs, développeurs, consultants, ingénieurs necessent littéralement jamais de travailler. Mêmeleurs plans cul augmentent leur productivité. «Lesentreprises les plus créatives sont aussi celles oùles relations intimes sont les plus nombreuses »,théorise un philosophe pour DRH. « Les colla-borateurs de l’entreprise, confirme celui deDaimler-Benz, font partie du capital de l’entre-prise […] Leur motivation, leur savoir-faire, leurcapacité d’innovation et leur souci des désirs dela clientèle constituent la matière première des ser-vices innovants […] Leur comportement, leurcompétence sociale et émotionnelle ont un poidscroissant dans l’évaluation de leur travail […]

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se rattache moins à la nécessité économique de pro-duire des marchandises qu’à la nécessité politiquede produire des producteurs et des consomma-teurs, de sauver par tous les moyens l’ordre du tra-vail. Se produire soi-même est en passe de devenirl’occupation dominante d’une société où la pro-duction est devenue sans objet : comme un menui-sier que l’on aurait dépossédé de son atelier etqui se mettrait, en désespoir de cause, à se rabo-ter lui-même. De là le spectacle de tous ces jeunesgens qui s’entraînent à sourire pour leur entretiend’embauche, qui se font blanchir les dents pour unmeilleur avancement, qui vont en boîte de nuitpour stimuler l’esprit d’équipe, qui apprennentl’anglais pour booster leur carrière, qui divorcentou se marient pour mieux rebondir, qui font desstages de théâtre pour devenir des leaders ou de«développement personnel» pour mieux «gérerles conflits» – «Le “développement personnel” leplus intime, prétend un quelconque gourou,mènera à une meilleure stabilité émotionnelle, àune ouverture relationnelle plus aisée, à une acuitéintellectuelle mieux dirigée, et donc à une meilleurperformance économique. » Le grouillement detout ce petit monde qui attend avec impatienced’être sélectionné en s’entraînant à être naturelrelève d’une tentative de sauvetage de l’ordre dutravail par une éthique de la mobilisation. Être mobi-lisé, c’est se rapporter au travail non comme acti-vité, mais comme possibilité. Si le chômeur qui

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de production présent. À la question «Pourquoitravailler, alors ? », tout le monde ne répond pascomme cette ex-Rmiste à Libération : «Pour monbien-être. Il fallait que je m’occupe.» Il y a un risquesérieux que nous finissions par trouver un emploi à notredésœuvrement. Cette population flottante doit êtreoccupée, ou tenue. Or on n’a pas trouvé à ce jourde meilleure méthode disciplinaire que le salariat.Il faudra donc poursuivre le démantèlement des« acquis sociaux » afin de ramener dans le gironsalarial les plus rétifs, ceux qui ne se rendent queface à l’alternative entre crever de faim et crou-pir en taule. L’explosion du secteur esclavagiste des«services personnels» doit continuer : femmes deménage, restauration, massage, assistance à domi-cile, prostitution, soins, cours particuliers, loisirsthérapeutiques, aide psychologique, etc. Le toutaccompagné d’un rehaussement continu desnormes de sécurité, d’hygiène, de conduite et deculture, d’une accélération dans la fugacité desmodes, qui seules assoient la nécessité de tels ser-vices. À Rouen, les horodateurs ont cédé la placeau «parcmètre humain» : quelqu’un qui s’ennuiedans la rue vous délivre un ticket de stationnementet vous loue, le cas échéant, un parapluie par tempsd’averse.

L’ordre du travail fut l’ordre d’un monde.L’évidence de sa ruine frappe de tétanie à la seuleidée de tout ce qui s’ensuit. Travailler, aujourd’hui,

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il est cette machine à trier qui alloue la survie auxsubjectivités conformes et laisse choir tous les« individus à risque», tous ceux qui incarnent unautre emploi de la vie et, par là, lui résistent. D’uncôté, on fait vivre les spectres, de l’autre on laissemourir les vivants. Telle est la fonction proprementpolitique de l’appareil de production présent.

S’organiser par-delà et contre le travail, désertercollectivement le régime de la mobilisation, mani-fester l’existence d’une vitalité et d’une disciplinedans la démobilisation même est un crime qu’une civi-lisation aux abois n’est pas près de nous pardon-ner ; c’est en effet la seule façon de lui survivre.

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s’enlève ses piercings, va chez le coiffeur et fait des« projets » travaille bel et bien « à son employa-bilité», comme on dit, c’est qu’il témoigne par làde sa mobilisation. La mobilisation, c’est ce légerdécollement par rapport à soi, ce minime arra-chement à ce qui nous constitue, cette conditiond’étrangeté à partir de quoi le Moi peut-être priscomme objet de travail, à partir de quoi il devientpossible de se vendre soi et non sa force de travail,de se faire rémunérer non pour ce que l’on fait,mais pour ce que l’on est, pour notre exquise maî-trise des codes sociaux, nos talents relationnels,notre sourire ou notre façon de présenter. C’estla nouvelle norme de socialisation. La mobilisa-tion opère la fusion des deux pôles contradictoiresdu travail : ici, on participe à son exploitation, etl’on exploite toute participation. On est à soi-même, idéalement, une petite entreprise, sonpropre patron et son propre produit. Il s’agit, quel’on travaille ou non, d’accumuler les contacts,les compétences, le « réseau », bref : le « capitalhumain». L’injonction planétaire à se mobiliser aumoindre prétexte – le cancer, le «terrorisme», untremblement de terre, des SDF – résume la déter-mination des puissances régnantes à maintenir lerègne du travail par-delà sa disparition physique.

L’appareil de production présent est donc, d’uncôté, cette gigantesque machine à mobiliser psy-chiquement et physiquement, à pomper l’éner-gie des humains devenus excédentaires, de l’autre

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façades à colombage sur des bâtiments en parpaing,un art du pastiche qui n’est pas sans évoquer lesboutiques style victorien de Disneyland Paris. Lescentres historiques, longtemps sièges de la sédi-tion, trouvent sagement leur place dans l’organi-gramme de la métropole. Ils y sont dévolus autourisme et à la consommation ostentatoire. Ilssont les îlots de la féerie marchande, que l’on main-tient par la foire et l’esthétique, par la force aussi.La mièvrerie étouffante des marchés de Noël sepaye par toujours plus de vigiles et de patrouillesde municipaux. Le contrôle s’intègre à merveilleau paysage de la marchandise, montrant à qui veutbien la voir sa face autoritaire. L’époque est aumélange, mélange de musiquettes, de matraquestélescopiques et de barbe à papa. Ce que ça sup-pose de surveillance policière, l’enchantement !

Ce goût de l’authentique-entre-guillemet, et ducontrôle qui va avec, accompagne la petite bour-geoisie dans sa colonisation des quartiers popu-laires. Poussée hors des hypercentres, elle vientchercher là une «vie de quartier» que jamais ellene trouverait parmi les maisons Phénix. Et en chas-sant les pauvres, les voitures et les immigrés, enfaisant place nette, en extirpant les microbes, ellepulvérise cela même qu’elle était venue chercher.Sur une affiche municipale, un agent de nettoyagetend la main à un gardien de la paix ; un slogan :«Montauban, ville propre».

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Quatrième cercle« Plus simple, plus fun, plus mobile, plus sûr ! »

Qu’on ne nous parle plus de « la ville» et de « lacampagne», et moins encore de leur antique oppo-sition. Ce qui s’étend autour de nous n’y ressembleni de près ni de loin : c’est une nappe urbaineunique, sans forme et sans ordre, une zone déso-lée, indéfinie et illimitée, un continuum mondiald’hypercentres muséifiés et de parcs naturels, degrands ensembles et d’immenses exploitations agri-coles, de zones industrielles et de lotissements,de gîtes ruraux et de bars branchés : la métropole.Il y a bien eu la ville antique, la ville médiévaleou la ville moderne ; il n’y a pas de ville métropo-litaine. La métropole veut la synthèse de tout leterritoire. Tout y cohabite, pas tant géographi-quement que par le maillage de ses réseaux.

C’est justement parce qu’elle achève de dispa-raître que la ville est maintenant fétichisée, commeHistoire. Les manufactures lilloises deviennent dessalles de spectacle, le centre bétonné du Havreest patrimoine de l’Unesco. À Pékin, les hutongsqui entourent la Cité interdite sont détruites, etl’on en reconstruit de fausses, un peu plus loin, àl’attention des curieux. À Troyes, on colle des

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jamais je n’avais rien imaginé de plus beau ; c’estsuperbe. Les gens de la Commune sont d’affreuxgredins, je n’en disconviens pas; mais quels artistes!Et ils n’ont pas eu conscience de leur œuvre ! [...]J’ai vu les ruines d’Amalfi baignées par les flotsd’azur de la Méditerranée, les ruines des templesde Tung-hoor dans le Pendjab ; j’ai vu Rome etbien d’autres choses : rien ne peut être comparé àce que j’ai eu ce soir devant les yeux».

Il reste bien, pris dans le maillage métropolitain,quelques fragments de ville et quelques résidus decampagne. Mais le vivace, lui, a pris ses quartiersdans les lieux de relégation. Le paradoxe veut queles endroits les plus apparemment inhabitablessoient les seuls à être encore habités en quelquefaçon. Une vieille baraque squattée aura toujoursl’air plus peuplée que ces appartements de stan-ding où l’on ne peut que poser ses meubles et per-fectionner la déco en attendant le prochaindéménagement. Les bidonvilles sont dans bien desmégapoles les derniers lieux vivants, vivables, etsans surprise, aussi, les lieux les plus mortels. Ilssont l’envers du décor électronique de la métro-pole mondiale. Les cités-dortoirs de la banlieueNord de Paris, délaissées par une petite bourgeoisiepartie à la chasse aux pavillons, rendues à la vie parle chômage de masse, rayonnent plus intensément,désormais, que le Quartier latin. Par le verbe autantque par le feu.

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La décence qui oblige les urbanistes à ne plus par-ler de « la ville», qu’ils ont détruite, mais de « l’ur-bain», devrait aussi les inciter à ne plus parler de« la campagne», qui n’existe plus. Ce qu’il y a, enlieu et place, c’est un paysage que l’on exhibe auxfoules stressées et déracinées, un passé que l’onpeut bien mettre en scène maintenant que les pay-sans ont été réduits à si peu. C’est un marketingque l’on déploie sur un « territoire» où tout doitêtre valorisé ou constitué en patrimoine. C’est tou-jours le même vide glaçant qui gagne jusqu’auxplus reculés des clochers.

La métropole est cette mort simultanée de la villeet de la campagne, au carrefour où convergenttoutes les classes moyennes, dans ce milieu de laclasse du milieu, qui, d’exode rural en « périur-banisation», s’étire indéfiniment. À la vitrificationdu territoire mondial sied le cynisme de l’archi-tecture contemporaine. Un lycée, un hôpital, unemédiathèque sont autant de variantes sur un mêmethème: transparence, neutralité, uniformité. Desbâtiments, massifs et fluides, conçus sans avoirbesoin de savoir ce qu’ils abriteront, et qui pour-raient être ici aussi bien que n’importe où ailleurs.Que faire des tours de bureaux de la Défense, dela Part Dieu, ou d’Euralille? L’expression «flam-bant neuf» contracte en elle toute leur destinée.Un voyageur écossais, après que les insurgés ontbrûlé l’Hôtel de Ville de Paris en mai 1871, attestela singulière splendeur du pouvoir en flamme: «[...]

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plus isolable dans le temps, mais se diffracte en unesérie de micro-opérations, militaires et policières,pour assurer la sécurité.

La police et l’armée s’adaptent en parallèle et pasà pas. Un criminologue demande aux CRS de s’or-ganiser en petites unités mobiles et profession-nalisées. L’institution militaire, berceau desméthodes disciplinaires, remet en cause son orga-nisation hiérarchique. Un officier de l’OTANapplique, pour son bataillon de grenadiers, une«méthode participative qui implique chacun dansl’analyse, la préparation, l’exécution et l’évaluationd’une action. Le plan est discuté et rediscuté pen-dant des jours, au fil de l’entraînement et selonles derniers renseignements reçus [...] Rien de telqu’un plan élaboré en commun pour augmenterl’adhésion comme la motivation».

Les forces armées ne s’adaptent pas seulementà la métropole, elles la façonnent. Ainsi les sol-dats israéliens, depuis la bataille de Naplouse, sefont-ils architectes d’intérieur. Contraints par laguérilla palestinienne à délaisser les rues, troppérilleuses, ils apprennent à avancer verticalementet horizontalement au sein des constructionsurbaines, défonçant murs et plafonds pour s’y mou-voir. Un officier des forces de défense israéliennes,diplômé de philosophie, explique : « L’ennemiinterprète l’espace d’une manière classique, tradi-tionnelle et je me refuse à suivre son interpréta-tion et à tomber dans ses pièges. [...] Je veux le

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L’incendie de novembre 2005 ne naît pas de l’ex-trême dépossession, comme on l’a tant glosé, maisau contraire de la pleine possession d’un territoire.On peut brûler des voitures parce qu’on s’em-merde, mais pour propager l’émeute un moisdurant et maintenir durablement la police en échec,il faut savoir s’organiser, il faut disposer de com-plicités, connaître le terrain à la perfection, par-tager un langage et un ennemi commun. Leskilomètres et les semaines n’ont pas empêché lapropagation du feu. Aux premiers brasiers en ontrépondu d’autres, là où on les attendait le moins.La rumeur ne se met pas sur écoute.

La métropole est le terrain d’un incessant conflitde basse intensité, dont la prise de Bassora, deMogadiscio ou de Naplouse marquent des pointsculminants. La ville, pour les militaires, fut long-temps un endroit à éviter, voire à assiéger; la métro-pole, elle, est tout à fait compatible avec la guerre.Le conflit armé n’est qu’un moment de saconstante reconfiguration. Les batailles menéespar les grandes puissances ressemblent à un travailpolicier toujours à refaire, dans les trous noirs dela métropole – «que ce soit au Burkina Faso, dansle Bronx du Sud, à Kamagasaki, au Chiapas ou àla Courneuve». Les «interventions» ne visent pastant la victoire, ni même à ramener l’ordre et lapaix, qu’à la poursuite d’une entreprise de sécu-risation toujours-déjà à l’œuvre. La guerre n’est

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et de communication nous arrache sans disconti-nuer à l’ici et au maintenant, par la tentation de tou-jours être ailleurs. Prendre un TGV, un RER, untéléphone, pour être déjà là-bas. Cette mobilitén’implique qu’arrachement, isolement, exil. Elleserait pour quiconque insupportable si elle n’étaitpas toujours mobilité de l’espace privé, de l’intérieurportatif. La bulle privée n’éclate pas, elle se metà flotter. Ce n’est pas la fin du cocooning, juste samise en mouvement. D’une gare, d’un centre com-mercial, d’une banque d’affaires, d’un hôtel àl’autre, partout cette étrangeté, si banale, tellementconnue qu’elle tient lieu de dernière familiarité.La luxuriance de la métropole est ce brassage aléa-toire d’ambiances définies, susceptibles de serecombiner indéfiniment. Les centres-villes s’yoffrent non comme des lieux identiques, mais biencomme des offres originales d’ambiances, parmilesquelles nous évoluons, choisissant l’une, lais-sant l’autre, au gré d’une sorte de shopping exis-tentiel entre les styles de bars, de gens, de designs,ou parmi les playlists d’un ipod. «Avec mon lecteurmp3, je suis maître de mon monde.» Pour survivreà l’uniformité environnante, l’unique option estde se reconstituer sans cesse son monde intérieur,comme un enfant qui reconstruirait partout lamême cabane. Comme Robinson reproduisant sonunivers d’épicier sur l’île déserte, à ceci près quenotre île déserte est la civilisation même, et quenous sommes des milliards à débarquer sans cesse.

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surprendre ! Voilà l’essence de la guerre. Je doisgagner [...] Voilà : j’ai choisi la méthodologie quime fait traverser les murs... Comme un ver quiavance en mangeant ce qu’il trouve sur son che-min.» L’urbain est plus que le théâtre de l’affron-tement, il en est le moyen. Cela n’est pas sansrappeler les conseils de Blanqui, cette fois pourle parti de l’insurrection, qui recommandait auxfuturs insurgés de Paris d’investir les maisons desrues barricadées pour protéger leurs positions, d’enpercer les murs pour les faire communiquer,d’abattre les escaliers du rez-de-chaussée et detrouer les plafonds pour se défendre d’éventuelsassaillants, d’arracher les portes pour en barrica-der les fenêtres et de faire de chaque étage un postede tir.

La métropole n’est pas que cet amas urbanisé, cettecollision finale de la ville et de la campagne, c’esttout autant un flux d’êtres et de choses. Un courantqui passe par tout un réseau de fibres optiques,de lignes TGV, de satellites, de caméras de vidéo-surveillance, pour que jamais ce monde ne s’arrêtede courir à sa perte. Un courant qui voudrait toutentraîner dans sa mobilité sans espoir, qui mobi-lise chacun. Où l’on est assailli d’informationscomme par autant de forces hostiles. Où il ne resteplus qu’à courir. Où il devient difficile d’attendre,même une énième rame de métro.

La multiplication des moyens de déplacement

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Unis n’ont pas tant importé la démocratie queles réseaux cybernétiques. Ils amenaient avec euxl’une des armes de leur défaite. La multiplicationdes téléphones portables et des points d’accès àInternet a fourni à la guérilla des moyens inéditsde s’organiser, et de se rendre elle-même si diffi-cilement attaquable.

À chaque réseau ses points faibles, ses nœudsqu’il faut défaire pour que la circulation s’arrête,pour que la toile implose. La dernière grandepanne électrique européenne l’a montré : il aurasuffi d’un incident sur une ligne à haute tensionpour plonger une bonne partie du continent dansle noir. Le premier geste pour que quelque chosepuisse surgir au milieu de la métropole, pour ques’ouvrent d’autres possibles, c’est d’arrêter son per-petuum mobile. C’est ce qu’ont compris les rebellesthaïlandais qui font sauter les relais électriques.C’est ce qu’ont compris les anti-CPE, qui ont blo-qué les universités pour ensuite tâcher de blo-quer l’économie. C’est aussi ce qu’ont compris lesdockers américains en grève en octobre 2002 pourle maintien de trois cents emplois, et qui bloquè-rent pendant dix jours les principaux ports de lacôte Ouest. L’économie américaine est si dépen-dante des flux tendus en provenance d’Asie quele coût du blocage se montait à un milliard d’eu-ros par jour. À dix mille, on peut faire vaciller laplus grande puissance économique mondiale. Pourcertains «experts», si le mouvement s’était pro-

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Précisément parce qu’elle est cette architecturede flux, la métropole est une des formationshumaines les plus vulnérables qui ait jamais existé.Souple, subtile, mais vulnérable. Une fermeturebrutale des frontières pour cause d’épidémiefurieuse, une carence quelconque dans un ravi-taillement vital, un blocage organisé des axes decommunication, et c’est tout le décor qui s’ef-fondre, qui ne parvient plus à masquer les scènesde carnages qui le hantent à toute heure. Ce monden’irait pas si vite s’il n’était pas constamment pour-suivi par la proximité de son effondrement.

Sa structure en réseau, toute son infrastructuretechnologique de nœuds et de connexions, sonarchitecture décentralisée voudraient mettre lamétropole à l’abri de ses inévitables dysfonction-nements. Internet doit résister à une attaquenucléaire. Le contrôle permanent des flux d’in-formations, d’hommes et de marchandises doitsécuriser la mobilité métropolitaine, la traçabilité,assurer que jamais ne manque une palette dansun stock de marchandise, que jamais on ne trouveun billet volé dans le commerce ou un terroristedans l’avion. Grâce à une puce RFID, un passe-port biométrique, un fichier ADN.

Mais la métropole produit aussi les moyens desa propre destruction. Un expert en sécurité amé-ricain explique la défaite en Irak par la capacitéde la guérilla à tirer profit des nouveaux modesde communication. Par leur invasion, les États-

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Cinquième cercle« Moins de biens, plus de liens ! »

Trente ans de chômage de masse, de «crise», decroissance en berne, et l’on voudrait encore nousfaire croire en l’économie. Trente ans ponctués, ilest vrai, par quelques entractes d’illusion: l’entracte1981-83, illusion qu’un gouvernement de gauchepourrait faire le bonheur du peuple ; l’entracte desannées fric (1986-89), où nous deviendrions tousriches, hommes d’affaires et boursicoteurs ; l’en-tracte Internet (1998-2001), où nous trouverionstous un emploi virtuel à force de rester branchés,où la France multicolore mais une, multiculturelleet cultivée, remporterait toutes les coupes dumonde. Mais voilà, nous, on a dépensé toutes nosréserves d’illusion, on a touché le fond, on est àsec, sinon à découvert.

À force, on a compris ceci : ce n’est pas l’écono-mie qui est en crise, c’est l’économie qui est la crise;ce n’est pas le travail qui manque, c’est le travail quiest en trop ; tout bien pesé, ce n’est pas la crise, maisla croissance qui nous déprime. Il faut l’avouer : lalitanie des cours de Bourse nous touche à peu prèsautant qu’une messe en latin. Heureusement pournous, nous sommes un certain nombre à être par-

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longé un mois de plus, nous aurions assisté à «unretour à la récession aux États-Unis et un cau-chemar économique pour l’Asie du Sud-Est».

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ce que je te demande c’est : est-ce que tu com-prends?”» Le clergé lui-même feint par pans d’en-trer en dissidence et de critiquer le dogme. Ledernier courant un peu vivant de la prétendue«science économique» – courant qui se nommesans humour l’«économie non autistique» – se faitun métier, désormais, de démonter les usurpations,les tours de passe-passe, les indices frelatés d’unescience dont le seul rôle tangible est d’agiter l’os-tensoir autour des élucubrations des dominants,d’entourer d’un peu de cérémonie leurs appels àla soumission et enfin, comme l’ont toujours faitles religions, de fournir des explications. Car le mal-heur général cesse d’être supportable dès qu’ilapparaît pour ce qu’il est : sans cause ni raison.

L’argent n’est plus nulle part respecté, ni par ceuxqui en ont, ni par ceux qui en manquent. Vingtpour cent des jeunes Allemands, lorsqu’on leurdemande ce qu’ils veulent faire plus tard, répon-dent «artiste». Le travail n’est plus enduré commeune donnée de la condition humaine. La comp-tabilité des entreprises avoue qu’elle ne sait plusoù naît la valeur. La mauvaise réputation du mar-ché aurait eu raison de lui depuis une bonne décen-nie, sans la rage et les vastes moyens de sesapologues. Le progrès est partout devenu, dansle sens commun, synonyme de désastre. Tout fuitdans le monde de l’économie, comme tout fuyaiten URSS à l’époque d’Andropov. Qui s’est un peu

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venus à cette conclusion. Nous ne parlons pas detous ceux qui vivent d’arnaques diverses, de traficsen tout genre ou sont depuis dix ans au RMI. Detous ceux qui ne parviennent plus à s’identifier àleur boulot et se réservent pour leurs loisirs. Detous les placardisés, tous les planqués, tous ceuxqui en font le minimum et qui sont un maximum.De tous ceux que frappe cet étrange détachementde masse, que vient encore accentuer l’exemple desretraités et la surexploitation cynique d’une main-d’œuvre flexibilisée. Nous ne parlons pas d’eux,qui doivent bien pourtant, d’une manière ou d’uneautre, arriver à une conclusion voisine.

Ce dont nous parlons, c’est de tous ces pays, deces continents entiers qui ont perdu la foi écono-mique pour avoir vu passer avec pertes et fracas lesBoeing du FMI, pour avoir un peu tâté de laBanque mondiale. Rien, là, de cette crise des voca-tions que subit mollement, en Occident, l’éco-nomie. Ce dont il s’agit en Guinée, en Russie, enArgentine, en Bolivie, c’est d’un discrédit violentet durable de cette religion, et de son clergé.«Qu’est-ce qu’un millier d’économistes du FMIgisant au fond de la mer? – Un bon début», blague-t-on à la Banque mondiale. Plaisanterie russe :«Deux économistes se rencontrent. L’un demandeà l’autre : “Tu comprends ce qui se passe ?” Etl’autre de répondre : “Attends, je vais t’expliquer.”“Non, non, reprend le premier, expliquer ce n’estpas difficile, moi aussi je suis économiste. Non,

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pour annoncer au personnel sa fermeture au petitmatin et n’hésitent plus à envoyer le GIGN pourfaire cesser une grève – comme cela s’est fait danscelle de la SNCM ou lors de l’occupation, l’an-née dernière, d’un centre de tri à Rennes. Toutel’activité meurtrière du pouvoir présent consiste àgérer cette ruine d’un côté, et de l’autre à poser lesbases d’une «nouvelle économie».

Nous nous y étions bien faits, pourtant, à l’éco-nomie. Depuis des générations que l’on nous dis-ciplinait, que l’on nous pacifiait, que l’on avaitfait de nous des sujets, naturellement productifs,contents de consommer. Et voilà que se révèle toutce que nous nous étions efforcés d’oublier : quel’économie est une politique. Et que cette politique,aujourd’hui, est une politique de sélection au seind’une humanité devenue, dans sa masse, super-flue. De Colbert à De Gaulle en passant parNapoléon III, l’État a toujours conçu l’économiecomme politique, non moins que la bourgeoisie,qui en tire profit, et les prolétaires, qui l’affron-tent. Il n’y a guère que cette étrange strate inter-médiaire de la population, ce curieux agrégat sansforce de ceux qui ne prennent pas parti, la petite bour-geoisie, qui a toujours fait semblant de croire àl’économie comme à une réalité – parce que sa neu-tralité en était ainsi préservée. Petits commerçants,petits patrons, petits fonctionnaires, cadres, pro-fesseurs, journalistes, intermédiaires de toutes

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penché sur les dernières années de l’URSS enten-dra sans peine dans tous les appels au volontarismede nos dirigeants, dans toutes les envolées sur unavenir dont on a perdu la trace, toutes ces pro-fessions de foi dans « la réforme» de tout et n’im-porte quoi, les premiers craquements dans lastructure du Mur. L’effondrement du bloc socia-liste n’aura pas consacré le triomphe du capita-lisme, mais seulement attesté la faillite de l’unede ses formes. D’ailleurs, la mise à mort de l’URSSn’a pas été le fait d’un peuple en révolte, mais d’unenomenklatura en reconversion. En proclamantla fin du socialisme, une fraction de la classe diri-geante s’est d’abord affranchie de tous les devoirsanachroniques qui la liaient au peuple. Elle a prisle contrôle privé de ce qu’elle contrôlait déjà, maisau nom de tous. «Puisqu’ils font semblant de nouspayer, faisons semblant de travailler », disait-ondans les usines. «Qu’à cela ne tienne, cessons defaire semblant !», a répondu l’oligarchie. Aux uns,les matières premières, les infrastructures indus-trielles, le complexe militaro-industriel, lesbanques, les boîtes de nuit aux autres, la misère oul’émigration. Comme on n’y croyait plus en URSSsous Andropov, on n’y croit plus aujourd’hui enFrance dans les salles de réunion, dans les ateliers,dans les bureaux. «Qu’à cela ne tienne!», répon-dent patrons et gouvernants, qui ne prennentmême plus la peine d’adoucir « les dures lois del’économie», déménagent une usine dans la nuit

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«Éviter la régulation par le chaos.» «Ne pas géné-rer de crise sociale remettant en cause la démo-cratie et l’humanisme. » Bref : devenir économe.Revenir à l’économie de Papa, à l’âge d’or de lapetite bourgeoisie: les années 1950. «Lorsque l’in-dividu devient un bon économe, sa propriété rem-plit alors parfaitement son office, qui est de luipermettre de jouir de sa vie propre à l’abri de l’exis-tence publique ou dans l’enclos privé de sa vie.»

Un graphiste en pull artisanal boit un cocktail defruits, entre amis, à la terrasse d’un café ethnique.On est diserts, cordiaux, on plaisante modérément,on ne fait ni trop de bruit ni trop de silence, onse regarde en souriant, un peu béats : on est telle-ment civilisés. Plus tard, les uns iront biner la terred’un jardin de quartier tandis que les autres par-tiront faire de la poterie, du zen ou un film d’ani-mation. On communie dans le juste sentiment deformer une nouvelle humanité, la plus sage, la plusraffinée, la dernière. Et on a raison. Apple et ladécroissance s’entendent curieusement sur la civi-lisation du futur. L’idée de retour à l’économied’antan des uns est le brouillard opportun derrièrelequel s’avance l’idée de grand bond en avant tech-nologique des autres. Car dans l’Histoire, lesretours n’existent pas. L’exhortation à revenir aupassé n’exprime jamais qu’une des formes deconscience de son temps, et rarement la moinsmoderne. La décroissance n’est pas par hasard la

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sortes forment en France cette non-classe, cettegélatine sociale composée de la masse de ceux quivoudraient simplement passer leur petite vie pri-vée à l’écart de l’Histoire et de ses tumultes. Cemarais est par prédisposition le champion de lafausse conscience, prêt à tout pour garder, dansson demi-sommeil, les yeux fermés sur la guerrequi fait rage alentour. Chaque éclaircissement dufront est ainsi marqué en France par l’inventiond’une nouvelle lubie. Durant les dix dernièresannées, ce fut ATTAC et son invraisemblable taxeTobin – dont l’instauration aurait réclamé rienmoins que la création d’un gouvernement mon-dial –, son apologie de l’«économie réelle» contreles marchés financiers et sa touchante nostalgie del’État. La comédie dura ce qu’elle dura, et finiten plate mascarade. Une lubie remplaçant l’autre,voici la décroissance. Si ATTAC avec ses cours d’édu-cation populaire a essayé de sauver l’économiecomme science, la décroissance prétend, elle, la sau-ver comme morale. Une seule alternative à l’apo-calypse en marche, décroître. Consommer etproduire moins. Devenir joyeusement frugaux.Manger bio, aller à bicyclette, arrêter de fumeret surveiller sévèrement les produits qu’on achète.Se contenter du strict nécessaire. Simplicité volon-taire. « Redécouvrir la vraie richesse dans l’épa-nouissement de relations sociales conviviales dansun monde sain.» «Ne pas puiser dans notre capi-tal naturel. » Aller vers une « économie saine ».

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telle science pourrait nous faire regretter un jourle bon temps des indices trompeurs où l’on pré-tendait mesurer le bonheur du peuple à la crois-sance du PIB, mais où au moins personne n’ycroyait.

« Revaloriser les aspects non économiques dela vie » est un mot d’ordre de la décroissance enmême temps que le programme de réforme duCapital. Éco-villages, caméras de vidéo-surveillance, spiritualité, biotechnologies et convi-vialité appartiennent au même «paradigme civili-sationnel» en formation, celui de l’économie totaleengendrée depuis la base. Sa matrice intellectuellen’est autre que la cybernétique, la science des sys-tèmes, c’est-à-dire de leur contrôle. Pour imposerdéfinitivement l’économie, son éthique du tra-vail et de l’avarice, il avait fallu au cours duXVIIe siècle interner et éliminer toute la faune desoisifs, des mendiants, des sorcières, des fous, desjouisseurs et autres pauvres sans aveu, toute unehumanité qui démentait par sa seule existencel’ordre de l’intérêt et de la continence. La nouvelleéconomie ne s’imposera pas sans une semblablesélection des sujets et des zones aptes à la muta-tion. Le chaos tant annoncé sera l’occasion de cetri, ou notre victoire sur ce détestable projet.

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bannière des publicitaires dissidents du magazineCasseurs de pub. Les inventeurs de la croissance zéro– le club de Rome en 1972 – étaient eux-mêmesun groupe d’industriels et de fonctionnaires quis’appuyaient sur un rapport des cybernéticiensdu MIT.

Cette convergence n’est pas fortuite. Elle s’ins-crit dans la marche forcée pour trouver une relèveà l’économie. Le capitalisme a désintégré à sonprofit tout ce qui subsistait de liens sociaux, il selance maintenant dans leur reconstruction à neufsur ses propres bases. La sociabilité métropolitaineactuelle en est l’incubatrice. De la même façon, ila ravagé les mondes naturels et se lance à présentdans la folle idée de les reconstituer comme autantd’environnements contrôlés, dotés des capteursadéquats. À cette nouvelle humanité correspondune nouvelle économie, qui voudrait n’être plusune sphère séparée de l’existence mais son tissu,qui voudrait être la matière des rapports humains ;une nouvelle définition du travail comme travailsur soi, et du Capital comme capital humain ; unenouvelle idée de la production comme productionde biens relationnels, et de la consommation commeconsommation de situations ; et surtout une nou-velle idée de la valeur qui embrasserait toutes lesqualités des êtres. Cette «bioéconomie» en ges-tation conçoit la planète comme un système ferméà gérer, et prétend poser les bases d’une sciencequi intégrerait tous les paramètres de la vie. Une

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par une de ses prévisibles conséquences. Elle nousconcerne peut-être mais elle ne nous touche pas. Etc’est bien là la catastrophe.

Il n’y a pas de «catastrophe environnementale».Il y a cette catastrophe qu’est l’environnement.L’environnement, c’est ce qu’il reste à l’hommequand il a tout perdu. Ceux qui habitent un quar-tier, une rue, un vallon, une guerre, un atelier, n’ontpas d’« environnement », ils évoluent dans unmonde peuplé de présences, de dangers, d’amis,d’ennemis, de points de vie et de points de mort,de toutes sortes d’êtres. Ce monde a sa consistance,qui varie avec l’intensité et la qualité des liens quinous attachent à tous ces êtres, à tous ces lieux. Iln’y a que nous, enfants de la dépossession finale,exilés de la dernière heure – qui viennent au mondedans des cubes de béton, cueillent des fruits dans lessupermarchés et guettent l’écho du monde à la télé– pour avoir un environnement. Il n’y a que nous pourassister à notre propre anéantissement comme s’ils’agissait d’un simple changement d’atmosphère.Pour s’indigner des dernières avancées du désastre,et en dresser patiemment l’encyclopédie.

Ce qui s’est figé en un environnement, c’est unrapport au monde fondé sur la gestion, c’est-à-dire sur l’étrangeté. Un rapport au monde tel quenous ne sommes pas faits aussi bien du bruissementdes arbres, des odeurs de friture de l’immeuble, duruissellement de l’eau, du brouhaha des cours

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Sixième cercle« L’environnement est un défi industriel »

L’écologie, c’est la découverte de l’année. Depuistrente ans, qu’on laissait ça aux Verts, qu’on en riaitgrassement le dimanche, pour prendre l’airconcerné le lundi. Et voilà qu’elle nous rattrape.Qu’elle envahit les ondes comme un tube en été,parce qu’il fait vingt degrés en décembre.

Un quart des espèces de poissons a disparu desocéans. Le reste n’en a plus pour longtemps.

Alerte de grippe aviaire: on promet d’abattre auvol les oiseaux migrateurs, par centaines de milliers.

Le taux de mercure dans le lait maternel est dedix fois supérieur au taux autorisé dans celui desvaches. Et ces lèvres qui gonflent quand je croquedans la pomme – elle venait pourtant du marché.Les gestes les plus simples sont devenus toxiques.On meurt à trente-cinq ans «d’une longue mala-die» que l’on gérera comme on a géré tout le reste.Il aurait fallu tirer les conclusions avant qu’ellene nous mène là, au pavillon B du centre de soinspalliatifs.

Il faut l’avouer : toute cette «catastrophe», donton nous entretient si bruyamment, ne nous touchepas. Du moins, pas avant qu’elle ne nous frappe

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chaque nouvelle preuve du réchauffement clima-tique dévoile le sourire d’acier du nouveau capi-talisme vert, celui qui s’annonçait depuis les années1970, que l’on attendait au tournant et qui ne venaitpas. Eh bien, le voilà ! L’écologie, c’est lui ! Lessolutions alternatives, c’est encore lui ! Le salut dela planète, c’est toujours lui ! Plus aucun doute :le fond de l’air est vert ; l’environnement sera lepivot de l’économie politique du XXIe siècle. Àchaque poussée de catastrophisme corresponddésormais une volée de «solutions industrielles».

L’inventeur de la bombe H, Edward Teller, sug-gère de pulvériser des millions de tonnes de pous-sière métallique dans la stratosphère pour stopper leréchauffement climatique. La Nasa, frustrée d’avoirdû ranger sa grande idée de bouclier antimissile aumusée des fantasmagories de la guerre froide, pro-met la mise en place au-delà de l’orbite lunaire d’unmiroir géant pour nous protéger des désormaisfunestes rayons du soleil. Autre vision d’avenir: unehumanité motorisée roulant au bioéthanol de Sao-Paulo à Stockholm; un rêve de céréalier beauceron,qui n’implique après tout que la conversion de toutesles terres arables de la planète en champs de soja etde betterave à sucre. Voitures écologiques, éner-gies propres, consulting environnemental coexistentsans mal avec la dernière publicité Chanel au fil despages glacées des magazines d’opinion.

C’est que l’environnement a ce mérite incom-parable d’être, nous dit-on, le premier problème glo-

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d’école ou de la moiteur des soirs d’été, un rapportau monde tel qu’il y a moi et mon environnement,qui m’entoure sans jamais me constituer. Noussommes devenus voisins dans une réunion decopropriété planétaire. On n’imagine guère pluscomplet enfer.

Aucun milieu matériel n’a jamais mérité le nomd’«environnement», à part peut-être maintenantla métropole. Voix numérisée des annonces vocales,tramway au sifflement si XXIe siècle, lumière bleu-tée de réverbère en forme d’allumette géante, pié-tons grimés en mannequins ratés, rotationsilencieuse d’une caméra de vidéo-surveillance,tintement lucide des bornes du métro, des caissesdu supermarché, des badgeuses du bureau,ambiance électronique de cybercafé, débauched’écrans plasma, de voies rapides et de latex. Jamaisdécor ne se passa si bien des âmes qui le traversent.Jamais milieu ne fut plus automatique. Jamaiscontexte ne fut plus indifférent et n’exigea enretour, pour y survivre, une si égale indifférence.L’environnement, ce n’est finalement que cela : lerapport au monde propre à la métropole qui seprojette sur tout ce qui lui échappe.

La situation est la suivante: on a employé nos pèresà détruire ce monde, on voudrait maintenant nousfaire travailler à sa reconstruction et que celle-cisoit, pour comble, rentable. L’excitation morbidequi anime désormais journalistes et publicitaires à

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du festin macabre dans et pour lequel nous avonsété pouponnés.

Gérer la sortie du nucléaire, les excédents deCO2 dans l’atmosphère, la fonte des glaces, lesouragans, les épidémies, la surpopulation mon-diale, l’érosion des sols, la disparition massive desespèces vivantes… voilà quel serait notre fardeau.«C’est à chacun que revient de changer ses com-portements», disent-ils, si l’on veut sauver notrebeau modèle civilisationnel. Il faut consommer peupour pouvoir encore consommer. Produire bio pourpouvoir encore produire. Il faut s’autocontraindrepour pouvoir encore contraindre. Voilà comment lalogique d’un monde entend se survivre en se don-nant des airs de rupture historique. Voilà commenton voudrait nous convaincre de participer auxgrands défis industriels du siècle en marche.Hébétés que nous sommes, nous serions prêts àsauter dans les bras de ceux-là mêmes qui ont pré-sidé au saccage, pour qu’ils nous sortent de là.

L’écologie n’est pas seulement la logique de l’éco-nomie totale, c’est aussi la nouvelle morale duCapital. L’état de crise interne du système et larigueur de la sélection en cours sont tels qu’il fautà nouveau un critère au nom duquel opérer depareils tris. L’idée de vertu n’a jamais été, d’époqueen époque, qu’une invention du vice. On ne pour-rait, sans l’écologie, justifier l’existence dès aujour-d’hui de deux filières d’alimentation, l’une «saine

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bal qui se pose à l’humanité. Un problème global,c’est-à-dire un problème dont seuls ceux qui sontorganisés globalement peuvent détenir la solution.Et ceux-là, on les connaît. Ce sont les groupesqui depuis près d’un siècle sont à l’avant-gardedu désastre et comptent bien le rester, au prixminime d’un changement de logo. Qu’EDF aitl’impudence de nous resservir son programmenucléaire comme nouvelle solution à la crise éner-gétique mondiale dit assez combien les nouvellessolutions ressemblent aux anciens problèmes.

Des secrétariats d’État aux arrière-salles des cafésalternatifs, les préoccupations se disent désormaisavec les mêmes mots, qui sont au reste les mêmesque toujours. Il s’agit de se mobiliser. Non pour lareconstruction, comme dans l’après-guerre, nonpour les Éthiopiens, comme dans les années 1980,non pour l’emploi, comme dans les années 1990.Non, cette fois-ci, c’est pour l’environnement. Ilvous dit bien merci. Al Gore, l’écologie à la Hulotet la décroissance se rangent aux côtés des éter-nelles grandes âmes de la République pour jouerleur rôle de réanimation du petit peuple de gaucheet de l’idéalisme bien connu de la jeunesse.L’austérité volontaire en étendard, ils travaillentbénévolement à nous rendre conformes à « l’étatd’urgence écologique qui vient». La masse rondeet gluante de leur culpabilité s’abat sur nos épaulesfatiguées et voudrait nous pousser à cultiver notrejardin, à trier nos déchets, à composter bio les restes

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nos latitudes, être un jour gratifiés d’un revenugaranti, mais seulement pour prix d’une existenceentièrement thérapeutique. Ceux qui prétendentque l’autocontrôle généralisé nous épargnerad’avoir à subir une dictature environnementalementent : l’un fera le lit de l’autre, et nous auronsles deux.

Tant qu’il y aura l’Homme et l’Environnement,il y aura la police entre eux.

Tout est à renverser dans les discours écologistes.Là où ils parlent de «catastrophes» pour désignerles dérapages du régime actuel de gestion des êtreset des choses, nous ne voyons que la catastrophede son si parfait fonctionnement. La plus grandevague de famine connue jusqu’alors dans la zonetropicale (1876-1879) coïncide avec une sécheressemondiale, mais surtout avec l’apogée de la colo-nisation. La destruction des mondes paysans et despratiques vivrières avait fait disparaître les moyensde faire face à la pénurie. Plus que le manque d’eau,ce sont les effets de l’économie coloniale en pleineexpansion qui ont couvert de millions de cadavresdécharnés toute la bande tropicale. Ce qui se pré-sente partout comme catastrophe écologique n’ajamais cessé d’être, en premier lieu, la manifesta-tion d’un rapport au monde désastreux. Ne rienhabiter nous rend vulnérables au moindre cahotdu système, au moindre aléa climatique. Pendantqu’à l’approche du dernier tsunami les touristes

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et biologique» pour les riches et leurs petits, l’autrenotoirement toxique pour la plèbe et ses rejetonspromis à l’obésité. L’hyper-bourgeoisie planétairene saurait faire passer pour respectable son trainde vie si ses derniers caprices n’étaient pas scru-puleusement «respectueux de l’environnement».Sans l’écologie, rien n’aurait encore assez d’au-torité pour faire taire toute objection aux progrèsexorbitants du contrôle.

Traçabilité, transparence, certification, éco-taxes,excellence environnementale, police de l’eau lais-sent augurer de l’état d’exception écologique quis’annonce. Tout est permis à un pouvoir qui s’au-torise de la Nature, de la santé et du bien-être.

«Une fois que la nouvelle culture économiqueet comportementale sera passée dans les mœurs,les mesures coercitives tomberont sans doute d’elles-mêmes.» Il faut tout le ridicule aplomb d’un aven-turier de plateau télé pour soutenir une perspectiveaussi glaçante et nous appeler dans un même tempsà avoir suffisamment «mal à la planète» pour nousmobiliser et à rester suffisamment anesthésiés pourassister à tout cela avec retenue et civilité. Le nou-vel ascétisme bio est le contrôle de soi qui est requisde tous pour négocier l’opération de sauvetage àquoi le système s’est lui-même acculé. C’est aunom de l’écologie qu’il faudra désormais se ser-rer la ceinture, comme hier au nom de l’économie.La route pourrait bien sûr se transformer en pistescyclables, nous pourrions même peut-être, sous

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diale en fait d’agriculture « biologique » se tientdepuis 1989 sur l’île de Cuba. Devinez pourquoi.C’est le long des pistes africaines, et pas ailleurs,que la mécanique automobile s’est élevée au rangd’art populaire. Devinez comment.

Ce qui rend la crise désirable, c’est qu’en ellel’environnement cesse d’être l’environnement.Nous sommes acculés à renouer un contact, fût-il fatal, avec ce qui est là, à retrouver les rythmesde la réalité. Ce qui nous entoure n’est plus pay-sage, panorama, théâtre, mais bien ce qu’il nousest donné d’habiter, avec quoi nous devons com-poser, et dont nous pouvons apprendre. Nous nenous laisserons pas dérober par ceux qui l’ont cau-sée les possibles contenus dans la «catastrophe».Là où les gestionnaires s’interrogent platonique-ment sur comment renverser la vapeur «sans cas-ser la baraque », nous ne voyons d’autre optionréaliste que de « casser la baraque » au plus tôt,et de tirer parti, d’ici là, de chaque effondrementdu système pour gagner en force.

La Nouvelle-Orléans, quelques jours après le pas-sage de l’ouragan Katrina. Dans cette atmosphèred’apocalypse, une vie, çà et là, se réorganise. Devantl’inaction des pouvoirs publics, plus occupés à net-toyer les quartiers touristiques du « Carré fran-çais» et à en protéger les magasins qu’à venir enaide aux habitants pauvres de la ville, des formesoubliées renaissent. Malgré les tentatives parfois

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continuaient de batifoler dans les flots, les chas-seurs-cueilleurs des îles se hâtaient de fuir les côtesà la suite des oiseaux. Le paradoxe présent de l’éco-logie, c’est que sous prétexte de sauver la Terre,elle ne sauve que le fondement de ce qui en a faitcet astre désolé.

La régularité du fonctionnement mondialrecouvre en temps normal notre état de dépos-session proprement catastrophique. Ce que l’onappelle «catastrophe» n’est que la suspension for-cée de cet état, l’un de ces rares moments où nousregagnons quelque présence au monde. Qu’onarrive plus tôt que prévu au bout des réserves depétrole, que s’interrompent les flux internationauxqui maintiennent le tempo de la métropole, quel’on aille au-devant de grands dérèglementssociaux, qu’advienne l’«ensauvagement des popu-lations», la «menace planétaire», la «fin de la civi-lisation»! N’importe quelle perte de contrôle estpréférable à tous les scénarios de gestion de crise.Les meilleurs conseils, dès lors, ne sont pas à cher-cher du côté des spécialistes en développementdurable. C’est dans les dysfonctionnements, lescourts-circuits du système qu’apparaissent les élé-ments de réponse logiques à ce qui pourrait ces-ser d’être un problème. Parmi les signataires duprotocole de Kyoto, les seuls pays à ce jour quiremplissent leurs engagements sont, bien malgréeux, l’Ukraine et la Roumanie. Devinez pourquoi.L’expérimentation la plus avancée à l’échelle mon-

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anémié et atomisé de nos déserts résidentielspourra douter qu’il s’y trouve une telle détermi-nation. Renouer avec ces gestes enfouis sous desannées de vie normalisée est pourtant la seule voiepraticable pour ne pas sombrer avec ce monde. Etque vienne un temps dont on s’éprenne.

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musclées de faire évacuer la zone, malgré les par-ties de « chasse au nègre » ouvertes pour l’occa-sion par des milices suprématistes, beaucoup n’ontpas voulu abandonner le terrain. Pour ceux-là, quiont refusé d’être déportés comme «réfugiés envi-ronnementaux» aux quatre coins du pays et pourceux qui, d’un peu partout, ont décidé de lesrejoindre par solidarité à l’appel d’un ancien BlackPanther, resurgit l’évidence de l’auto-organisation.En l’espace de quelques semaines est mise sur piedla Common Ground Clinic. Ce véritable hôpitalde campagne dispense dès les premiers jours dessoins gratuits et toujours plus performants grâceà l’afflux incessant de volontaires. Depuis un anmaintenant, la clinique est à la base d’une résis-tance quotidienne à l’opération de table rase menéepar les bulldozers du gouvernement en vue de livrertoute cette partie de la ville en pâture aux pro-moteurs. Cuisines populaires, ravitaillement,médecine de rue, réquisitions sauvages, construc-tion d’habitats d’urgence : tout un savoir pratiqueaccumulé par les uns et les autres au fil de la vie atrouvé là l’espace de se déployer. Loin des uni-formes et des sirènes.

Qui a connu la joie démunie de ces quartiersde la Nouvelle-Orléans avant la catastrophe, ladéfiance vis-à-vis de l’État qui y régnait déjà et lapratique massive de la débrouille qui y avait coursne sera pas étonné que tout cela y ait été possible.Qui, à l’opposé, se trouve pris dans le quotidien

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peu près validées, à configurer des espaces où ellesont l’air de fonctionner. Tous les moyens sont bonsà cette fin, y compris les moins démocratiques, lesmoins civilisés, les plus sécuritaires. C’est qu’en unsiècle la démocratie a régulièrement présidé à lamise au monde des régimes fascistes, que la civi-lisation n’a cessé de rimer, sur des airs de Wagnerou d’Iron Maiden, avec extermination, et que laliberté prit un jour de 1929 le double visage d’unbanquier qui se défenestre et d’une famille d’ou-vriers qui meurt de faim. On a convenu depuis lors– disons : depuis 1945 – que la manipulation desmasses, l’activité des services secrets, la restrictiondes libertés publiques et l’entière souveraineté desdifférentes polices appartenaient aux moyenspropres à assurer la démocratie, la liberté et la civi-lisation. Au dernier stade de cette évolution, on ale premier maire socialiste de Paris qui met unedernière main à la pacification urbaine, à l’amé-nagement policier d’un quartier populaire, et s’ex-plique en mots soigneusement calibrés : « Ici onconstruit un espace civilisé.» Il n’y a rien à y redire,tout à y détruire.

Sous ses airs de généralité, cette question de la civi-lisation n’a rien d’une question philosophique. Unecivilisation n’est pas une abstraction qui surplombela vie. C’est aussi bien ce qui régit, investit, colo-nise l’existence la plus quotidienne, la plus per-sonnelle. C’est ce qui tient ensemble la dimension

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Septième cercle« Ici on construit un espace civilisé »

La première boucherie mondiale, celle qui, de 1914à 1918, a permis de se débarrasser en un coup d’unelarge part du prolétariat des campagnes et des villes,a été conduite au nom de la liberté, de la démo-cratie et de la civilisation. C’est en apparence aunom des mêmes valeurs que se poursuit depuis cinqans, d’assassinats ciblés en opérations spéciales,la fameuse «guerre contre le terrorisme». Le paral-lèle s’arrête ici : aux apparences. La civilisation n’estplus cette évidence que l’on transporte chez lesindigènes sans autre forme de procès. La libertén’est plus ce nom que l’on écrit sur les murs, suiviqu’il est, comme son ombre désormais, par celuide «sécurité». Et la démocratie est de notoriétégénérale soluble dans les plus pures législationsd’exception – par exemple, dans le rétablissementofficiel de la torture aux États-Unis ou la loiPerbenII en France.

En un siècle, la liberté, la démocratie et la civi-lisation ont été ramenées à l’état d’hypothèses.Tout le travail des dirigeants consiste dorénavantà ménager les conditions matérielles et morales,symboliques et sociales où ces hypothèses sont à

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et réciproquement. D’où aussi que les intellectuelsy aient coutume de parler si haut quand ils sontsi bas, et de faillir toujours au moment décisif, leseul qui aurait rendu un sens à leur existence maisqui les aurait aussi mis au ban de leur profession.

C’est une thèse défendue et défendable que lalittérature moderne naît avec Baudelaire, Heine etFlaubert, comme contrecoup du massacre d’Étatde juin 1848. C’est dans le sang des insurgés pari-siens et contre le silence qui entoure la tuerie quenaissent les formes littéraires modernes – spleen,ambivalence, fétichisme de la forme et détache-ment morbide. L’affection névrotique que lesFrançais vouent à leur République – celle au nomde quoi toute bavure retrouve sa dignité, et n’im-porte quelle crapulerie ses lettres de noblesse –prolonge à chaque instant le refoulement des sacri-fices fondateurs. Les journées de juin 1848 – millecinq cents morts durant les combats, mais plusieursmilliers d’exécutions sommaires parmi les prison-niers, l’Assemblée qui accueille la reddition de ladernière barricade au cri de «Vive la République!»– et la Semaine sanglante sont des taches de nais-sance qu’aucune chirurgie n’a l’art d’effacer.

Kojève écrivait en 1945 : «L’idéal politique “offi-ciel” de la France et des Français est aujourd’huiencore celui de l’État-nation, de la “Républiqueune et indivisible”. D’autre part, dans les profon-deurs de son âme, le pays se rend compte de l’in-

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la plus intime et la plus générale. En France, lacivilisation est inséparable de l’État. Plus un Étatest fort et ancien, moins il est une superstructure,l’exosquelette d’une société, et plus il est en faitla forme des subjectivités qui le peuplent. L’Étatfrançais est la trame même des subjectivités fran-çaises, l’aspect qu’a pris la multiséculaire castra-tion de ses sujets. Il ne faut pas s’étonner, aprèscela, que l’on y délire si souvent le monde dansles hôpitaux psychiatriques à partir des figures poli-tiques, que l’on s’entende pour voir dans nos diri-geants l’origine de tous nos maux, que l’on se plaisetant à grogner contre eux et que cette façon de gro-gner soit l’acclamation par quoi nous les introni-sons comme nos maîtres. Car ici on ne se souciepas de la politique comme d’une réalité étrangèremais comme d’une part de soi-même. La vie dontnous investissons ces figures est celle-là même quinous a été ravie.

S’il y a une exception française, elle dérive delà. Il n’y a pas jusqu’au rayonnement mondial dela littérature française qui ne soit le fruit de cetteamputation. La littérature est en France l’espaceque l’on a souverainement accordé au divertisse-ment des castrés. Elle est la liberté formelle quel’on a concédée à ceux qui ne se font pas au néantde leur liberté réelle. D’où les œillades obscènesque ne cessent de s’adresser depuis des siècles, dansce pays, hommes d’État et hommes de lettres, lesuns empruntant volontiers le costume des autres,

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tout ce qu’il contenait de vivace reste abasourdi. Àla déflagration qu’a causée la simple phrase deJospin « l’État ne peut pas tout», on devine celleque produira tôt ou tard la révélation qu’il ne peutplus rien. Ce sentiment d’avoir été floué ne cessede grandir et de se gangrener. Il fonde la ragelatente qui monte à tout propos. Le deuil qui n’apas été fait de l’ère des nations est la clef de l’ana-chronisme français, et des possibilités révolution-naires qu’il tient en réserve.

Quel qu’en soit le résultat, le rôle des prochainesélections présidentielles est de donner le signal dela fin des illusions françaises, de faire éclater la bullehistorique dans laquelle nous vivons et qui rendpossible des événements comme ce mouvementcontre le CPE que l’on scrute de l’étranger commeun mauvais rêve échappé des années 1970. C’estpourquoi personne ne veut, au fond, de ces élec-tions. La France est bien la lanterne rouge de lazone occidentale.

L’Occident, aujourd’hui, c’est un GI qui fonce surFalloudja à bord d’un char Abraham M1 en écou-tant du hard rock à plein tube. C’est un touristeperdu au milieu des plaines de la Mongolie, moquéde tous et qui serre sa Carte Bleue comme sonunique planche de salut. C’est un manager quine jure que par le jeu de go. C’est une jeune fillequi cherche son bonheur parmi les fringues, lesmecs et les crèmes hydratantes. C’est un militant

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suffisance de cet idéal, de l’anachronisme politiquede l’idée strictement “nationale”. Certes, ce sen-timent n’a pas encore atteint le niveau d’une idéeclaire et distincte : le pays ne peut pas, et ne veutpas encore le formuler ouvertement. D’ailleurs, enraison même de l’éclat hors pair de son passé natio-nal, il est particulièrement difficile pour la Francede reconnaître clairement et d’accepter franche-ment le fait de la fin de la période “nationale” del’Histoire et d’en tirer toutes les conséquences. Ilest dur pour un pays qui a créé de toutes piècesl’armature idéologique du nationalisme et qui l’aexportée dans le monde entier, de reconnaître qu’ilne s’agit là désormais que d’une pièce à classer dansles archives historiques.»

La question de l’État-nation et de son deuilforme le cœur de ce qu’il faut bien appeler, depuisplus d’un demi-siècle, le malaise français. Onnomme poliment «alternance» cet atermoiementtétanisé, cette façon de passer pendulairement degauche à droite, puis de droite à gauche commela phase maniaque suit la phase dépressive et enprépare une autre, comme cohabitent en Francela plus oratoire critique de l’individualisme et lecynisme le plus farouche, la plus grande généro-sité et la hantise des foules. Depuis 1945, ce malaisequi n’a eu l’air de se dissiper qu’à la faveur de mai68 et de sa ferveur insurrectionnelle, n’a cessé des’approfondir. L’ère des États, des nations et desrépubliques se referme; le pays qui leur a sacrifié

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L’individu en miettes se sauve en tant que formegrâce aux technologies «spirituelles» du coaching.Le patriarcat, en chargeant les femmes de tousles pénibles attributs du mâle : volonté, contrôlede soi, insensibilité. La société désintégrée, en pro-pageant une épidémie de sociabilité et de diver-tissement. Ce sont ainsi toutes les grandes fictionspérimées de l’Occident qui se maintiennent pardes artifices qui les démentent point par point.

Il n’y a pas de « choc des civilisations ». Ce qu’ily a, c’est une civilisation en état de mort clinique,sur laquelle on déploie tout un appareillage de sur-vie artificielle, et qui répand dans l’atmosphère pla-nétaire une pestilence caractéristique. À ce point,il n’y a pas une seule de ses «valeurs» à quoi ellearrive encore à croire en quelque façon, et touteaffirmation lui fait l’effet d’un acte d’impudence,d’une provocation qu’il convient de dépecer, dedéconstruire, et de ramener à l’état de doute.L’impérialisme occidental, aujourd’hui, c’est celuidu relativisme, du c’est ton «point de vue», c’estle petit regard en coin ou la protestation blesséecontre tout ce qui est assez bête, assez primitif ouassez suffisant pour croire encore à quelque chose,pour affirmer quoi que ce soit. C’est ce dogma-tisme du questionnement qui cligne d’un œil com-plice dans toute l’intelligentsia universitaire etlittéraire. Aucune critique n’est trop radicale parmiles intelligences postmodernistes, tant qu’elle enve-

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suisse des droits de l’homme qui se rend aux quatrecoins de la planète, solidaire de toutes les révoltespourvu qu’elles soient défaites. C’est un Espagnolqui se fout pas mal de la liberté politique depuisqu’on lui a garanti la liberté sexuelle. C’est un ama-teur d’art qui offre à l’admiration médusée, etcomme dernière expression de génie moderne, unsiècle d’artistes qui, du surréalisme à l’actionismeviennois, rivalisent du crachat le mieux ajusté à laface de la civilisation. C’est enfin un cybernéticienqui a trouvé dans le bouddhisme une théorie réa-liste de la conscience et un physicien des particulesqui est allé chercher dans la métaphysique hin-douiste l’inspiration de ses dernières trouvailles.

L’Occident, c’est cette civilisation qui a survécu àtoutes les prophéties sur son effondrement par unsingulier stratagème. Comme la bourgeoisie a dû senier en tant que classe pour permettre l’embourgeoi-sement de la société, de l’ouvrier au baron. Commele capital a dû se sacrifier en tant que rapport salarialpour s’imposer comme rapport social, devenant ainsicapital culturel et capital santé autant que capitalfinancier. Comme le christianisme a dû se sacrifieren tant que religion pour se survivre comme struc-ture affective, comme injonction diffuse à l’humi-lité, à la compassion et à l’impuissance, l’Occident s’estsacrifié en tant que civilisation particulière pour s’impo-ser comme culture universelle. L’opération se résumeainsi: une entité à l’agonie se sacrifie comme contenupour se survivre en tant que forme.

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que l’on méprise à juste titre. On ne pourrait ensei-gner Sade, Nietzsche et Artaud dans les lycées sil’on n’avait disqualifié par avance cette notion-làde vérité. Contenir sans fin toutes les affirmations,désactiver pas à pas toutes les certitudes qui vien-nent fatalement à se faire jour, tel est le long tra-vail de l’intelligence occidentale. La police et laphilosophie en sont deux moyens convergentsquoique formellement distincts.

Bien entendu, l’impérialisme du relatif trouve dansn’importe quel dogmatisme vide, dans n’importequel marxisme-léninisme, n’importe quel salafisme,dans n’importe quel néo-nazisme, un adversaireà sa mesure : quelqu’un qui, comme lesOccidentaux, confond affirmation et provocation.

À ce stade, une contestation strictement sociale,qui refuse de voir que ce qui nous fait face n’estpas la crise d’une société mais l’extinction d’unecivilisation, se rend par là complice de sa perpé-tuation. C’est même une stratégie courante désor-mais que de critiquer cette société dans le vainespoir de sauver cette civilisation.

Voilà. Nous avons un cadavre sur le dos, mais onne s’en débarrasse pas comme ça. Il n’y a rien àattendre de la fin de la civilisation, de sa mort cli-nique. Telle quelle, elle ne peut intéresser que leshistoriens. C’est un fait, il faut en faire une déci-

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loppe un néant de certitude. Le scandale, il y aun siècle, résidait dans toute négation un peu tapa-geuse, elle réside aujourd’hui dans toute affirma-tion qui ne tremble pas.

Aucun ordre social ne peut durablement se fondersur le principe que rien n’est vrai. Aussi, il faut lefaire tenir. L’application à toute chose, de nos jours,du concept de «sécurité» exprime ce projet d’in-tégrer aux êtres mêmes, aux conduites et aux lieuxl’ordre idéal à quoi ils ne sont plus prêts à se sou-mettre. «Rien n’est vrai» ne dit rien du monde,mais tout du concept occidental de vérité. La vérité,ici, n’est pas conçue comme un attribut des êtresou des choses, mais de leur représentation. Esttenue pour vraie une représentation conforme àl’expérience. La science est en dernier ressort cetempire de l’universelle vérification. Or toutes lesconduites humaines, des plus ordinaires aux plussavantes, reposent sur un socle d’évidences inéga-lement formulées, toutes les pratiques partent d’unpoint où choses et représentations sont indistinc-tement liées, il entre dans toute vie une dose devérité qu’ignore le concept occidental. On peutbien parler, ici, de «vrais gens», c’est invariable-ment pour se moquer de ces pauvres d’esprit. Delà que les Occidentaux sont universellement tenuspar ceux qu’ils ont colonisés pour des menteurset des hypocrites. De là qu’on leur envie ce qu’ilsont, leur avance technologique, jamais ce qu’ils sont,

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EN ROUTE !

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sion. Les faits sont escamotables, la décision estpolitique. Décider la mort de la civilisation, prendreen main comment cela arrive: seule la décision nousdélestera du cadavre.

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tique autrement» n’ont jamais contribué, à ce jour,qu’à l’extension indéfinie des pseudopodes étatiques.

Il n’y a plus à réagir aux nouvelles du jour, mais àcomprendre chaque information comme une opé-ration dans un champ hostile de stratégies à déchif-frer, opération visant justement à susciter cheztel ou tel, tel ou tel type de réaction; et à tenir cetteopération pour la véritable information conte-nue dans l’information apparente.

Il n’y a plus à attendre – une éclaircie, la révolution,l’apocalypse nucléaire ou un mouvement social.Attendre encore est une folie. La catastrophe n’estpas ce qui vient, mais ce qui est là. Nous noussituons d’ores et déjà dans le mouvement d’effon-drement d’une civilisation. C’est là qu’il fautprendre parti.

Ne plus attendre, c’est d’une manière ou d’uneautre entrer dans la logique insurrectionnelle. C’estentendre à nouveau, dans la voix de nos gouver-nants, le léger tremblement de terreur qui ne lesquitte jamais. Car gouverner n’a jamais été autrechose que repousser par mille subterfuges lemoment où la foule vous pendra, et tout acte degouvernement rien qu’une façon de ne pas perdrele contrôle de la population.

En route !

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Une insurrection, nous ne voyons même plus paroù ça commence. Soixante ans de pacification, desuspension des bouleversements historiques,soixante ans d’anesthésie démocratique et de ges-tion des événements ont affaibli en nous une cer-taine perception abrupte du réel, le sens partisande la guerre en cours. C’est cette perception qu’ilfaut recouvrer, pour commencer.

Il n’y a pas à s’indigner du fait que s’applique depuiscinq ans une loi aussi notoirement anticonstitu-tionnelle que la loi sur la Sécurité quotidienne. Ilest vain de protester légalement contre l’implo-sion achevée du cadre légal. Il faut s’organiser enconséquence.

Il n’y a pas à s’engager dans tel ou tel collectifcitoyen, dans telle ou telle impasse d’extrêmegauche, dans la dernière imposture associative.Toutes les organisations qui prétendent contes-ter l’ordre présent ont elles-mêmes, en plus fan-toche, la forme, les mœurs et le langage d’Étatsminiatures. Toutes les velléités de «faire de la poli-

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SE TROUVER

S’attacher à ce que l’on éprouve comme vrai. Partir de là

Une rencontre, une découverte, un vaste mouve-ment de grève, un tremblement de terre : tout évé-nement produit de la vérité, en altérant notre façond’être au monde. Inversement, un constat qui nousest indifférent, qui nous laisse inchangés, qui n’en-gage à rien, ne mérite pas encore le nom de vérité.Il y a une vérité sous-jacente à chaque geste, àchaque pratique, à chaque relation, à chaque situa-tion. L’habitude est de l’éluder, de gérer, ce qui pro-duit l’égarement caractéristique du plus grandnombre dans cette époque. En fait, tout engage àtout. Le sentiment de vivre dans le mensonge estencore une vérité. Il s’agit de ne pas le lâcher, departir de là, même. Une vérité n’est pas une vuesur le monde mais ce qui nous tient liés à lui defaçon irréductible. Une vérité n’est pas quelquechose que l’on détient mais quelque chose qui nousporte. Elle me fait et me défait, elle me constitueet me destitue comme individu, elle m’éloigne debeaucoup et m’apparente à ceux qui l’éprouvent.

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Nous partons d’un point d’extrême isolement,d’extrême impuissance. Tout est à bâtir d’un pro-cessus insurrectionnel. Rien ne paraît moins pro-bable qu’une insurrection, mais rien n’est plusnécessaire.

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moyens du mensonge. Des êtres qui, partant dela physique quantique, se jureraient d’en tirer entous domaines toutes les conséquences ne se lie-raient pas d’une façon moins politique que descamarades qui mènent une lutte contre une mul-tinationale de l’agroalimentaire. Ils seraient ame-nés, tôt ou tard, à la défection, et au combat.

Les initiateurs du mouvement ouvrier avaientl’atelier puis l’usine pour se trouver. Ils avaient lagrève pour se compter et démasquer les jaunes. Ilsavaient le rapport salarial, qui met aux prises leparti du Capital et le parti du Travail, pour tracerdes solidarités et des fronts à l’échelle mondiale.Nous avons la totalité de l’espace social pour noustrouver. Nous avons les conduites quotidiennesd’insoumission pour nous compter et démasquerles jaunes. Nous avons l’hostilité à cette civilisa-tion pour tracer des solidarités et des fronts àl’échelle mondiale.

Ne rien attendre des organisations. Se défier de tous les milieux existants, et d’abord d’en devenir un

Il n’est pas rare que l’on croise, dans le cours d’unedésaffiliation conséquente, les organisations – poli-tiques, syndicales, humanitaires, associatives, etc.Il arrive même que l’on y croise quelques êtres sin-cères mais désespérés, ou enthousiastes mais rou-blards. L’attrait des organisations tient dans leur

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L’être isolé qui s’y attache rencontre fatalementquelques-uns de ses semblables. En fait, tout pro-cessus insurrectionnel part d’une vérité sur laquelleon ne cède pas. Il s’est vu à Hambourg, dans lecours des années 1980, qu’une poignée d’habitantsd’une maison occupée décide que dorénavant ilfaudrait leur passer sur le corps pour les expulser.Il y eut un quartier assiégé de tanks et d’hélico-ptères, des journées de bataille de rue, des mani-festations monstres – et une mairie qui, finalement,capitula. Georges Guingouin, le «premier maqui-sard de France », n’eut en 1940 pour point dedépart que la certitude de son refus de l’occupa-tion. Il n’était alors, pour le Parti communiste,qu’un « fou qui vit dans les bois» ; jusqu’à ce qu’ilssoient 20000, de fous à vivre dans les bois, et à libé-rer Limoges.

Ne pas reculer devant ce que toute amitié amène de politique

On nous a fait à une idée neutre de l’amitié, commepure affection sans conséquence. Mais toute affi-nité est affinité dans une commune vérité. Touterencontre est rencontre dans une commune affir-mation, fût-ce celle de la destruction. On ne selie pas innocemment dans une époque où tenir àquelque chose et n’en pas démordre conduit régu-lièrement au chômage, où il faut mentir pour tra-vailler, et travailler, ensuite, pour conserver les

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culturels est de repérer les intensités naissanteset de vous soustraire, en l’exposant, le sens de ceque vous faites ; la tâche des milieux militants, devous ôter l’énergie de le faire. Les milieux mili-tants étendent leur maillage diffus sur la totalitédu territoire français, se trouvent sur le chemin detout devenir révolutionnaire. Ils ne sont porteursque du nombre de leurs échecs, et de l’amertumequ’ils en conçoivent. Leur usure, comme l’excèsde leur impuissance, les ont rendus inaptes à sai-sir les possibilités du présent. On y parle bien trop,au reste, afin de meubler une passivité malheu-reuse ; et cela les rend peu sûrs policièrement.Comme il est vain d’espérer d’eux quelque chose,il est stupide d’être déçu de leur sclérose. Il suffitde les laisser à leur crevaison.

Tous les milieux sont contre-révolutionnaires,parce que leur unique affaire est de préserver leurmauvais confort.

Se constituer en communes

La commune, c’est ce qui se passe quand des êtresse trouvent, s’entendent et décident de cheminerensemble. La commune, c’est peut-être ce qui sedécide au moment où il serait d’usage de se sépa-rer. C’est la joie de la rencontre qui survit à sonétouffement de rigueur. C’est ce qui fait qu’on sedit « nous », et que c’est un événement. Ce quiest étrange n’est pas que des êtres qui s’accordent

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consistance apparente – elles ont une histoire, unsiège, un nom, des moyens, un chef, une straté-gie et un discours. Elles n’en restent pas moins desarchitectures vides, que peine à peupler le res-pect dû à leurs origines héroïques. En toute chosecomme en chacun de leurs échelons, c’est d’abordde leur survie en tant qu’organisations qu’elles s’oc-cupent, et de rien d’autre. Leurs trahisons répé-tées leur ont donc le plus souvent aliénél’attachement de leur propre base. Et c’est pour-quoi l’on y rencontre parfois quelques êtres esti-mables. Mais la promesse que contient la rencontrene pourra se réaliser qu’au dehors de l’organisa-tion et, nécessairement, contre elle.

Bien plus redoutables sont les milieux, avec leurtexture souple, leurs ragots et leurs hiérarchiesinformelles. Tous les milieux sont à fuir. Chacund’entre eux est comme préposé à la neutralisa-tion d’une vérité. Les milieux littéraires sont làpour étouffer l’évidence des écrits. Les milieuxlibertaires celle de l’action directe. Les milieuxscientifiques pour retenir ce que leurs recherchesimpliquent dès aujourd’hui pour le plus grandnombre. Les milieux sportifs pour contenir dansleurs gymnases les différentes formes de vie quedevraient engendrer les différentes formes de sport.Sont tout particulièrement à fuir les milieux cul-turels et les milieux militants. Ils sont les deux mou-roirs où viennent traditionnellement s’échouertous les désirs de révolution. La tâche des milieux

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dépendance économique, toute sujétion politique,et dégénère en milieu dès qu’elle perd le contactavec les vérités qui la fondent. Il y a toutes sortesde communes, qui n’attendent ni le nombre, ni lesmoyens, encore moins le «bon moment» qui nevient jamais, pour s’organiser.

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forment une commune, mais qu’ils restent sépa-rés. Pourquoi les communes ne se multiplieraientpas à l’infini? Dans chaque usine, dans chaque rue,dans chaque village, dans chaque école. Enfin lerègne des comités de base ! Mais des communesqui accepteraient d’être ce qu’elles sont là où ellessont. Et si possible, une multiplicité de communesqui se substitueraient aux institutions de la société :la famille, l’école, le syndicat, le club sportif, etc.Des communes qui ne craindraient pas, outre leursactivités proprement politiques, de s’organiser pourla survie matérielle et morale de chacun de leursmembres et de tous les paumés qui les entourent.Des communes qui ne se définiraient pas – commele font généralement les collectifs – par un dedanset un dehors, mais par la densité des liens en leursein. Non par les personnes qui les composent,mais par l’esprit qui les anime.

Une commune se forme chaque fois quequelques-uns, affranchis de la camisole individuelle,se prennent à ne compter que sur eux-mêmes età mesurer leur force à la réalité. Toute grève sau-vage est une commune, toute maison occupée col-lectivement sur des bases nettes est une commune,les comités d’action de 68 étaient des communescomme l’étaient les villages d’esclaves marrons auxÉtats-Unis, ou bien encore radio Alice, à Bologne,en 1977. Toute commune veut être à elle-mêmesa propre base. Elle veut dissoudre la question desbesoins. Elle veut briser, en même temps que toute

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cations, les arrêts maladie, les bourses d’étudescumulées, les primes soutirées pour des accou-chements fictifs, tous les trafics, et tant d’autresmoyens qui naissent à chaque mutation ducontrôle. Il ne tient pas à nous de les défendre, nide nous installer dans ces abris de fortune ou deles préserver comme un privilège d’initié. Ce qu’ilest important de cultiver, de diffuser, c’est cettenécessaire disposition à la fraude, et d’en parta-ger les innovations. Pour les communes, la ques-tion du travail ne se pose qu’en fonction des autresrevenus existants. Il ne faut pas négliger tout cequ’au passage certains métiers, formations oupostes bien placés procurent de connaissancesutiles.

L’exigence de la commune, c’est de libérer pourtous le plus de temps possible. Exigence qui nese compte pas seulement, pas essentiellement, ennombre d’heures vierges de toute exploitation sala-riale. Le temps libéré ne nous met pas en vacance.Le temps vacant, le temps mort, le temps du videet de la peur du vide, c’est le temps du travail. Iln’y a plus désormais un temps à remplir, mais unelibération d’énergie qu’aucun « temps » necontient ; des lignes qui se dessinent, qui s’accu-sent, que nous pouvons suivre à loisir, jusqu’aubout, jusqu’à les voir en croiser d’autres.

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S’ORGANISER

S’organiser pour ne plus devoir travailler

Les planques se font rares, et à vrai dire, c’est biensouvent perdre trop de temps encore que de conti-nuer à s’y ennuyer. Elles se signalent en outre parde piètres conditions de sieste et de lecture.

On sait que l’individu existe si peu qu’il doitgagner sa vie, qu’il doit échanger son temps contreun peu d’existence sociale. Du temps personnel,pour de l’existence sociale : voilà le travail, voilàle marché. Le temps de la commune échappe d’em-blée au travail, il ne marche pas dans la combine,il lui en préférera d’autres. Des groupes de pique-teros argentins soutirent collectivement une sortede RMI local conditionné par quelques heuresde travail ; ils ne font pas les heures, mettent encommun leurs gains et se dotent d’ateliers deconfection, d’une boulangerie, mettent en placeles jardins dont ils ont besoin.

Il y a de l’argent à aller chercher pour la com-mune, aucunement à devoir gagner sa vie. Toutesles communes ont leurs caisses noires. Les com-bines sont multiples. Outre le RMI, il y a les allo-

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liste, caillera ou écolo. Mais cet ensemble n’estencore qu’une partie de toutes les intuitions, detous les savoir-faire, de cette ingéniosité propre auxbidonvilles qu’il nous faudra bien déployer si nouscomptons repeupler le désert métropolitain et assu-rer la viabilité à moyen terme d’une insurrection.

Comment communiquer et se mouvoir dans uneinterruption totale des flux? Comment restaurerles cultures vivrières des zones rurales jusqu’à cequ’elles puissent à nouveau supporter les densi-tés de peuplement qu’elles avaient encore il y asoixante ans? Comment transformer des espacesbétonnés en potagers urbains, comme Cuba l’a faitpour pouvoir soutenir l’embargo américain et laliquidation de l’URSS?

Former et se former

Nous qui avons tant usé des loisirs autorisés parla démocratie marchande, que nous en est-il resté?Qu’est-ce qui a bien pu un jour nous pousser à allerjogger le dimanche matin? Qu’est-ce qui tient tousces fanatiques de karaté, ces fondus de bricolage,de pêche ou de mycologie? Quoi, sinon la néces-sité de remplir un complet désœuvrement, dereconstituer sa force de travail ou son « capitalsanté»? La plupart des loisirs pourraient aisémentse dépouiller de leur caractère d’absurdité, et deve-nir autre chose que des loisirs. La boxe n’a pas tou-jours été réservée à faire des démonstrations pour

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Piller, cultiver, fabriquer

Des anciens de Metaleurop se font braqueurs plu-tôt que matons. Des employés d’EDF font pas-ser à leurs proches de quoi truquer les compteurs.Le matériel « tombé du camion» se revend à toutva. Un monde qui se proclame si ouvertementcynique ne pouvait s’attendre de la part des pro-létaires à beaucoup de loyauté.

D’un côté, une commune ne peut tabler surl’éternité de l’«État providence», de l’autre ellene peut compter vivre longtemps du vol à l’éta-lage, de la récup’ dans les poubelles des super-marchés ou nuitamment dans les entrepôts deszones industrielles, du détournement de subven-tions, des arnaques aux assurances et autres fraudes,bref : du pillage. Elle doit donc se soucier d’ac-croître en permanence le niveau et l’étendue deson auto-organisation. Que les tours, les fraiseuses,les photocopieuses vendus au rabais à la fermetured’une usine servent en retour à appuyer quelqueconspiration contre la société marchande, rienne serait plus logique.

Le sentiment de l’imminence de l’effondrementest partout si vif de nos jours que l’on peine àdénombrer toutes les expérimentations en coursen fait de construction, d’énergie, de matériaux,d’illégalisme ou d’agriculture. Il y a là tout unensemble de savoirs et de techniques qui n’attendque d’être pillé et arraché à son emballage mora-

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tous les usages, tous les liens possibles avec notremilieu immédiat et les limites au-delà desquellesnous l’épuisons ; cela dès aujourd’hui, et pour lesjours où il nous faudra en obtenir plus qu’une partsymbolique de notre nourriture et de nos soins.

Créer des territoires. Multiplier les zones d’opacité

De plus en plus de réformistes conviennent aujour-d’hui qu’« à l’approche du peak oil », et « pourréduire les émissions de gaz à effet de serre », ilva bien falloir « relocaliser l’économie », favori-ser l’approvisionnement régional, les circuits courtsde distribution, renoncer à la facilité des impor-tations lointaines, etc. Ce qu’ils oublient, c’est quele propre de tout ce qui se fait localement en faitd’économie est de se faire au noir, de manière«informelle»; que cette simple mesure écologiquede relocalisation de l’économie implique rienmoins que de s’affranchir du contrôle étatique, oude s’y soumettre sans réserve.

Le territoire actuel est le produit de plusieurssiècles d’opérations de police. On a refoulé lepeuple hors de ses campagnes, puis hors de ses rues,puis hors de ses quartiers et finalement hors de seshalls d’immeuble, dans l’espoir dément de conte-nir toute vie entre les quatre murs suintants duprivé. La question du territoire ne se pose pas pournous comme pour l’État. Il ne s’agit pas de le tenir.Ce dont il s’agit, c’est de densifier localement les

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le Téléthon ou à donner des matchs à grand spec-tacle. La Chine du début du XXe siècle, dépecée pardes hordes de colons et affamée par de trop longuessécheresses, a vu des centaines de milliers de pay-sans pauvres s’organiser autour d’innombrablesclubs de boxe à ciel ouvert pour reprendre auxriches et aux colons ce dont ils avaient été spo-liés. Ce fut la révolte des boxers. Il ne sera jamaistrop tôt pour apprendre et pratiquer ce que destemps moins pacifiés, moins prévisibles vont requé-rir de nous. Notre dépendance à la métropole – àsa médecine, à son agriculture, à sa police – esttelle, à présent, que nous ne pouvons l’attaquersans nous mettre en péril nous-mêmes. C’est laconscience informulée de cette vulnérabilité quifait l’autolimitation spontanée des mouvementssociaux actuels, qui fait redouter les crises et dési-rer la « sécurité ». C’est par elle que les grèvesont troqué l’horizon de la révolution pour celui duretour à la normale. Se dégager de cette fatalitéappelle un long et consistant processus d’appren-tissage, des expérimentations multiples, massives.Il s’agit de savoir se battre, crocheter des serrures,soigner des fractures aussi bien que des angines,construire un émetteur radio pirate, monter descantines de rue, viser juste, mais aussi rassemblerles savoirs épars et constituer une agronomie deguerre, comprendre la biologie du plancton, lacomposition des sols, étudier les associations deplantes et ainsi retrouver les intuitions perdues,

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dents, assez anodins. Se rendre visite est autrementplus sûr, ne laisse pas de trace et forge des liens bienplus consistants que toute liste de contacts surInternet. Le privilège concédé à nombre d’entrenous de pouvoir «circuler librement» d’un boutà l’autre du continent et sans trop de problème dansle monde entier, est un atout non négligeable pourfaire communiquer les foyers de conspiration. C’estl’une des grâces de la métropole que de permettreà des Américains, des Grecs, des Mexicains et desAllemands de se retrouver furtivement à Paris letemps d’une discussion stratégique.

Le mouvement permanent entre les communesamies est de ces choses qui les gardent du dessé-chement comme de la fatalité du renoncement.Accueillir des camarades, se tenir au courant deleurs initiatives, méditer leur expérience, s’ajouterles techniques qu’ils maîtrisent font plus pour unecommune que de stériles examens de conscienceà huis-clos. On aurait tort de sous-estimer ce quipeut s’élaborer de décisif dans ces soirées passéesà confronter nos vues sur la guerre en cours.

Renverser, de proche en proche, tous les obstacles

Comme on sait, les rues débordent d’incivilités.Entre ce qu’elles sont réellement et ce qu’ellesdevraient être, il y a la force centripète de toutepolice, qui s’évertue à ramener l’ordre ; et en face,il y a nous, c’est-à-dire le mouvement inverse, cen-

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communes, les circulations et les solidarités à telpoint que le territoire devienne illisible, opaqueà toute autorité. Il n’est pas question d’occuper,mais d’être le territoire.

Chaque pratique fait exister un territoire – territoire du deal ou de la chasse, territoire des jeuxd’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoiredu paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. La règleest simple: plus il y a de territoires qui se superpo-sent sur une zone donnée, plus il y a de circulationentre eux, et moins le pouvoir trouve de prise.Bistrots, imprimeries, salles de sport, terrains vagues,échoppes de bouquinistes, toits d’immeubles, mar-chés improvisés, kebabs, garages, peuvent aisémentéchapper à leur vocation officielle pour peu qu’il s’ytrouve suffisamment de complicités. L’auto-orga-nisation locale, en surimposant sa propre géogra-phie à la cartographie étatique, la brouille, l’annule;elle produit sa propre sécession.

Voyager. Tracer nos propres voies de communication

Le principe des communes n’est pas d’opposer à lamétropole et sa mobilité l’enracinement local etla lenteur. Le mouvement expansif de constitutionde communes doit doubler souterrainement celuide la métropole. Nous n’avons pas à rejeter les pos-sibilités de déplacement et de communicationoffertes par les infrastructures marchandes, justeà en connaître les limites. Il suffit d’y être assez pru-

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mais non habité – est aisément remplacé par unautre obstacle, plus résistant et moins attaquable.

Inutile de s’appesantir sur les trois types de sabo-tage ouvrier : ralentir le travail, du «va-y mollo»à la grève du zèle; casser les machines, ou en entra-ver la marche ; ébruiter les secrets de l’entreprise.Élargis aux dimensions de l’usine sociale, les prin-cipes du sabotage se généralisent de la productionà la circulation. L’infrastructure technique de lamétropole est vulnérable : ses flux ne sont pas seu-lement transports de personnes et de marchan-dises, informations et énergie circulent à traversdes réseaux de fils, de fibres et de canalisations,qu’il est possible d’attaquer. Saboter avec quelqueconséquence la machine sociale implique aujour-d’hui de reconquérir et réinventer les moyens d’in-terrompre ses réseaux. Comment rendreinutilisable une ligne de TGV, un réseau élec-trique ? Comment trouver les points faibles desréseaux informatiques, comment brouiller desondes radios et rendre à la neige le petit écran?

Quant aux obstacles sérieux, il est faux de répu-ter impossible toute destruction. Ce qu’il y a deprométhéen là-dedans tient et se résume à une cer-taine appropriation du feu, hors tout volontarismeaveugle. En 356 av. J.C., Erostrate brûle le templed’Artémis, l’une des sept merveilles du monde. Ennos temps de décadence achevée, les temples n’ontd’imposant que cette vérité funèbre qu’ils sont déjàdes ruines.

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trifuge. Nous ne pouvons que nous réjouir, par-tout où ils surgissent, de l’emportement et dudésordre. Rien d’étonnant à ce que ces fêtes natio-nales qui ne fêtent plus rien tournent systémati-quement mal, désormais. Rutilant ou déglingué,le mobilier urbain – mais où commence-t-il ? oùfinit-il ? – matérialise notre commune déposses-sion. Persévérant dans son néant, il ne demandequ’à y retourner pour de bon. Contemplons ce quinous entoure: tout cela attend son heure, la métro-pole prend d’un coup des airs de nostalgie, commeseuls en ont les champs de ruines.

Qu’elles deviennent méthodiques, qu’elles sesystématisent, et les incivilités confluent dans uneguérilla diffuse, efficace, qui nous rend à notreingouvernabilité, à notre indiscipline primordiales.Il est troublant qu’au nombre des vertus militairesreconnues au partisan figure justement l’indisci-pline. En fait, on n’aurait jamais dû délier rage etpolitique. Sans la première, la seconde se perd endiscours ; et sans la seconde, la première s’épuiseen hurlements. Ce n’est jamais sans coups desemonce que des mots comme « enragés » ou«exaltés» refont surface en politique.

Pour la méthode, retenons du sabotage le principesuivant : un minimum de risque dans l’action, unminimum de temps, un maximum de dommages.Pour la stratégie, on se souviendra qu’un obstaclerenversé mais non submergé – un espace libéré

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manque de reconnaissance – être reconnu : parqui? –, mais au contraire la condition d’une libertéd’action maximale. Ne pas signer ses méfaits, n’af-ficher que des sigles fantoches – on se souvientencore de l’éphémère BAFT (Brigade Anti-Flicdes Tarterêts) – est une façon de préserver cetteliberté. De toute évidence, constituer un sujet« banlieue » qui serait l’auteur des « émeutes denovembre 2005 » aura été l’une des premièresmanœuvres défensives du régime. Voir la gueulede ceux qui sont quelqu’un dans cette société peutaider à comprendre la joie de n’y être personne.

La visibilité est à fuir. Mais une force qui s’agrègedans l’ombre ne peut l’esquiver à jamais. Il s’agitde repousser notre apparition en tant que forcejusqu’au moment opportun. Car plus tard la visi-bilité nous trouve, plus forts elle nous trouve. Etune fois entré dans la visibilité, notre temps estcompté. Soit nous sommes en état de pulvériserson règne à brève échéance, soit c’est lui qui sanstarder nous écrase.

Organiser l’autodéfense

Nous vivons sous occupation, sous occupation poli-cière. Les rafles de sans-papiers en pleine rue, lesvoitures banalisées sillonnant les boulevards, lapacification des quartiers de la métropole par destechniques forgées dans les colonies, les décla-mations du ministre de l’Intérieur contre les

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Anéantir ce néant n’a rien d’une triste besogne.L’agir y retrouve une nouvelle jeunesse. Tout prendsens, tout s’ordonne soudain, espace, temps, ami-tié. On y fait flèche de tout bois, on y retrouvel’usage – on n’est que flèche. Dans la misère destemps, « tout niquer» fait peut-être office – nonsans raison, il faut bien l’avouer – de dernièreséduction collective.

Fuir la visibilité. Tourner l’anonymat en position offensive

Dans une manifestation, une syndicaliste arrachele masque d’un anonyme, qui vient de casser unevitrine : «Assume ce que tu fais, plutôt que de tecacher.» Être visible, c’est être à découvert, c’est-à-dire avant tout vulnérable. Quand les gauchistesde tous pays ne cessent de «visibiliser» leur cause– qui celle des clochards, qui celle des femmes, quicelle des sans-papiers – dans l’espoir qu’elle soitprise en charge, ils font l’exact contraire de ce qu’ilfaudrait faire. Non pas se rendre visible, mais tour-ner à notre avantage l’anonymat où nous avons étérelégués et, par la conspiration, l’action nocturneou cagoulée, en faire une inattaquable positiond’attaque. L’incendie de novembre 2005 en offrele modèle. Pas de leader, pas de revendication, pasd’organisation, mais des paroles, des gestes, descomplicités. N’être socialement rien n’est pas unecondition humiliante, la source d’un tragique

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dicats. La simple possibilité de leur présence suffità jeter le soupçon parmi les manifestants : qui estqui?, et à paralyser l’action. Étant admis qu’une mani-festation n’est pas un moyen de se compter mais bienun moyen d’agir, nous avons à nous doter des moyensde démasquer les civils, les chasser et le cas échéantleur arracher ceux qu’ils tentent d’arrêter.

La police n’est pas invincible dans la rue, elle asimplement des moyens pour s’organiser, s’en-traîner et tester sans cesse de nouvelles armes.En comparaison, nos armes à nous seront toujoursrudimentaires, bricolées et bien souvent impro-visées sur place. Elles ne prétendent en aucun casrivaliser en puissance de feu, mais visent à tenir àdistance, à détourner l’attention, à exercer unepression psychologique ou forcer par surprise unpassage et gagner du terrain. Toute l’innovationdéployée dans les centres de préparation à la gué-rilla urbaine de la gendarmerie française ne suffitmanifestement pas, et ne suffira sans doute jamaisà répondre assez promptement à une multiplicitémouvante pouvant frapper à plusieurs endroits àla fois et qui surtout s’efforce de toujours garderl’initiative.

Les communes sont évidemment vulnérables àla surveillance et aux enquêtes policières, à la policescientifique et au renseignement. Les vagues d’ar-restations d’anarchistes en Italie et d’ecowarriorsaux États-Unis ont été permises par des écoutes.Toute garde à vue donne maintenant lieu à une

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« bandes » dignes de la guerre d’Algérie nous lerappellent quotidiennement. C’est assez de motifspour ne plus se laisser écraser, pour s’engager dansl’autodéfense.

À mesure qu’elle grandit et rayonne, une com-mune voit peu à peu les opérations du pouvoirprendre pour cible ce qui la constitue. Ces contre-attaques prennent la forme de la séduction, de larécupération et, en dernier recours, celle de la forcebrute. L’autodéfense doit être pour les communesune évidence collective, tant pratique que théo-rique. Parer à une arrestation, se réunir preste-ment en nombre contre des tentatives d’expulsion,mettre à l’abri l’un des nôtres, ne seront pas desréflexes superflus dans les temps qui viennent.Nous ne pouvons sans cesse reconstruire nos bases.Qu’on cesse de dénoncer la répression, qu’on s’yprépare.

L’affaire n’est pas simple, car à mesure que l’onattend de la population un surcroît de travail poli-cier – de la délation à l’engagement occasionnel dansles milices citoyennes –, les forces de police se fon-dent dans la foule. Le modèle passe-partout de l’intervention policière, même en situa-tion émeutière, c’est désormais le flic en civil.L’efficacité de la police lors des dernières manifscontre le CPE venait de ces civils qui se mêlaient àla cohue, attendant l’incident pour se dévoiler :gazeuse, matraque, flashball, interpellation; le touten coordination avec les services d’ordre des syn-

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La commune est l’unité élémentaire de la réalitépartisane. Une montée insurrectionnelle n’estpeut-être rien d’autre qu’une multiplication decommunes, leur liaison et leur articulation. Selonle cours des événements, les communes se fondentdans des entités de plus grande envergure, ou bienencore se fractionnent. Entre une bande de frèreset de sœurs liés «à la vie à la mort» et la réuniond’une multiplicité de groupes, de comités, de bandespour organiser l’approvisionnement et l’autodé-fense d’un quartier, voire d’une région en soulè-vement, il n’y a qu’une différence d’échelle, ellessont indistinctement des communes.

Toute commune ne peut que tendre vers l’auto-subsistance et éprouver en son sein l’argent commeune chose dérisoire et, pour tout dire, déplacée.La puissance de l’argent est de former un lien entreceux qui sont sans lien, de lier des étrangers en tantqu’étrangers et par là, en mettant toute chose enéquivalence, de tout mettre en circulation. La capa-cité de l’argent à tout lier se paye de la superfi-cialité de ce lien, où le mensonge est la règle. Ladéfiance est le fond de la relation de crédit. Le

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prise d’ADN et nourrit un fichier toujours pluscomplet. Un squatteur barcelonais a été retrouvéparce qu’il avait laissé des empreintes sur les tractsqu’il distribuait. Les méthodes de fichage s’amé-liorent sans cesse, notamment par la biométrie. Etsi la carte d’identité électronique venait à être miseen place, notre tâche n’en serait que plus diffi-cile. La Commune de Paris avait en partie régléle problème du fichage: en brûlant l’Hôtel de Ville,les incendiaires détruisaient les registres de l’étatcivil. Reste à trouver les moyens de détruire àjamais des données informatisées.

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ner, envers et contre tout, les cultures et l’élevagetraditionnels, sans lesquels les blocages de l’éco-nomie de la région n’auraient jamais pu être si répé-tés ni si systématiques.

Faire feu de toute crise

«Il faut en outre ajouter que l’on ne pourrait pastraiter l’ensemble de la population française. Il fau-dra donc faire des choix.» C’est ainsi qu’un experten virologie résume au Monde ce qui adviendraiten cas de pandémie de grippe aviaire, le 7 septembre2005. «Menaces terroristes», «catastrophes natu-relles», «alertes virales», «mouvements sociaux»et «violences urbaines» sont pour les gestionnairesde la société autant de moments d’instabilité où ilsassoient leur pouvoir par la sélection de ce qui leurcomplaît et l’anéantissement de ce qui les embar-rasse. C’est donc donc aussi, logiquement, l’oc-casion pour toute autre force de s’agréger ou de serenforcer, en prenant le parti inverse.L’interruption des flux de marchandises, la sus-pension de la normalité – il suffit de voir ce qui faitretour de vie sociale dans un immeuble soudai-nement privé d’électricité pour imaginer ce quepourrait devenir la vie dans une ville privée de tout– et du contrôle policier libèrent des potentiali-tés d’auto-organisation impensables en d’autrescirconstances. Cela n’échappe à personne. Le mou-vement ouvrier révolutionnaire l’avait bien com-

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règne de l’argent doit toujours être, de ce fait, lerègne du contrôle. L’abolition pratique de l’argentne peut se faire que par l’extension des communes.L’extension des communes doit pour chacune obéirau souci de ne pas dépasser une certaine taille au-delà de quoi elle perd contact avec elle-même, etsuscite presque immanquablement une caste domi-nante. La commune préférera alors se scinder etde la sorte s’étendre, en même temps qu’elle pré-vient une issue malheureuse.

Le soulèvement de la jeunesse algérienne, quia embrasé toute la Kabylie au printemps 2001,est parvenu à une reprise quasi totale du territoire,attaquant les gendarmeries, les tribunaux et toutesles représentations de l’État, généralisant l’émeute,jusqu’au retrait unilatéral des forces de l’ordre, jus-qu’à empêcher physiquement les élections de setenir. La force du mouvement aura été dans la com-plémentarité diffuse entre des composantes mul-tiples – qui ne furent que très partiellementreprésentées dans les interminables et désespéré-ment masculines assemblées des comités de villageet autres comités populaires. Les «communes» dela toujours frémissante insurrection algérienne onttantôt le visage de ces jeunes «cramés» à casquettebalançant des bouteilles de gaz sur les CNS (CRS)depuis le toit d’un immeuble de Tizi Ouzou, tan-tôt le sourire narquois d’un vieux maquisard drapédans son burnous, tantôt encore l’énergie desfemmes d’un village de montagne faisant tour-

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rompre le cours normal du désastre. Certes, cesdernières années, les diverses grèves furent prin-cipalement des occasions pour le pouvoir et lesdirections d’entreprises de tester leur capacité àmaintenir un « service minimum » toujours pluslarge, jusqu’à rendre l’arrêt de travail à sa puredimension symbolique – à peine plus dommageablequ’une chute de neige ou un suicide sur la voie.Mais en bouleversant les pratiques militantes ins-tallées par l’occupation systématique des établis-sements et le blocage obstiné, les luttes lycéennesde 2005 et contre le CPE ont rappelé la capacitéde nuisance et d’offensive diffuse des grands mou-vements. Par toutes les bandes qu’elles ont susci-tées dans leur sillage, elles ont laissé entrevoir àquelles conditions des mouvements peuvent deve-nir le lieu d’émergence de nouvelles communes.

Saboter toute instance de représentation. Généraliser la palabre. Abolir les assemblées générales

Tout mouvement social rencontre comme premierobstacle, bien avant la police proprement dite,les forces syndicales et toute cette microbureau-cratie dont la vocation est d’encadrer les luttes. Lescommunes, les groupes de base, les bandes sedéfient spontanément d’elles. C’est pourquoi lesparabureaucrates ont inventé depuis vingt ans lescoordinations qui, dans leur absence d’étiquette,

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pris, qui a fait des crises de l’économie bourgeoiseles points d’orgue de sa montée en puissance.Aujourd’hui, les partis islamiques ne sont jamaisaussi forts que là où ils ont su intelligemment sup-pléer à la faiblesse de l’État, par exemple : lors dela mise en place des secours après le tremblementde terre de Boumerdès en Algérie, ou encore dansl’assistance quotidienne à la population du Liban-Sud détruit par l’armée israélienne.

Comme nous le mentionnions plus haut, la dévas-tation de la Nouvelle-Orléans par l’ouragan Katrinaa donné l’occasion à toute une frange du mouve-ment anarchiste nord-américain de prendre uneconsistance inconnue en ralliant tous ceux qui, surplace, résistent au déplacement forcé. Les cantinesde rue supposent d’avoir pensé au préalable l’ap-provisionnement ; l’aide médicale d’urgence exigeque l’on ait acquis le savoir et le matériel néces-saires, tout comme l’installation de radios libres.Ce qu’elles contiennent de joie, de dépassement dela débrouille individuelle, de réalité tangible insou-mise au quotidien de l’ordre et du travail garantitla fécondité politique de pareilles expériences.

Dans un pays comme la France, où les nuagesradioactifs s’arrêtent à la frontière et où l’on necraint pas de construire un cancéropole sur l’an-cien site classé Seveso de l’usine AZF, c’est moinssur les crises «naturelles» qu’il faut compter quesur les crises sociales. C’est aux mouvementssociaux qu’il revient ici le plus souvent d’inter-

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der. Se rassembler répond à la joie d’éprouver unepuissance commune. Décider n’est vital que dansles situations d’urgence, où l’exercice de la démo-cratie est de toute façon compromis. Pour le restedu temps, le problème n’est celui du « caractèredémocratique du processus de prise de décision»que pour les fanatiques de la procédure. Il n’y a pasà critiquer les assemblées ou à les déserter, mais ày libérer la parole, les gestes et les jeux entre lesêtres. Il suffit de voir que chacun n’y vient pas seu-lement avec un point de vue, une motion, maisavec des désirs, des attachements, des capacités,des forces, des tristesses et une certaine disponi-bilité. Si l’on parvient ainsi à déchirer ce fantasmede l’Assemblée Générale au profit d’une telle assem-blée des présences, si l’on parvient à déjouer la tou-jours renaissante tentation de l’hégémonie, si l’oncesse de se fixer la décision comme finalité, il y aquelques chances que se produise une de ces prisesen masse, l’un de ces phénomènes de cristallisationcollective où une décision prend les êtres, dans leurtotalité ou seulement pour partie.

Il en va de même pour décider d’actions. Partirdu principe que « l’action doit ordonner le dérou-lement d’une assemblée», c’est rendre impossibletant le bouillonnement du débat que l’action effi-cace. Une assemblée nombreuse de gens étrangersles uns aux autres se condamne à commettre desspécialistes de l’action, c’est-à-dire à délaisser l’ac-tion pour son contrôle. D’un côté, les mandatés

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ont l’air plus innocentes, mais n’en demeurent pasmoins le terrain idéal de leurs manœuvres. Qu’uncollectif égaré s’essaie à l’autonomie et ils n’ontalors de cesse de le vider de tout contenu en enécartant résolument les bonnes questions. Ils sontfarouches, ils s’échauffent ; non par passion dudébat, mais dans leur vocation à le conjurer. Etquand leur défense acharnée de l’apathie a enfinraison du collectif, ils en expliquent l’échec parle manque de conscience politique. Il faut direqu’en France, grâce notamment à l’activité for-cenée des différentes chapelles trotskistes, ce n’estpas l’art de la manipulation politique qui fait défautdans la jeunesse militante. De l’incendie denovembre 2005, ce n’est pas elle qui aura su tirercette leçon : toute coordination est superflue là oùil y a de la coordination, les organisations sont tou-jours de trop là où l’on s’organise.

Un autre réflexe est, au moindre mouvement, defaire une assemblée générale et de voter. C’est uneerreur. Le simple enjeu du vote, de la décision àremporter, suffit à changer l’assemblée en cau-chemar, à en faire le théâtre où s’affrontent toutesles prétentions au pouvoir. Nous subissons là lemauvais exemple des parlements bourgeois.L’assemblée n’est pas faite pour la décision maispour la palabre, pour la parole libre s’exerçant sansbut.

Le besoin de se rassembler est aussi constant,chez les humains, qu’est rare la nécessité de déci-

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« comparable à l’ouragan Wilma ». Quelquesannées plus tôt, le blocage était devenu l’une desprincipales formes d’action du mouvement derévolte argentin, les différents groupes locaux seportant mutuellement secours en bloquant tel outel axe, menaçant en permanence, par leur actionconjointe, de paralyser tout le pays si leurs reven-dications n’étaient pas satisfaites. Une telle menacefut longtemps un puissant levier aux mains des che-minots, électriciens-gaziers, chauffeurs routiers.Le mouvement contre le CPE n’a pas hésité à blo-quer gares, périphériques, usines, autoroutes,supermarchés et même aéroports. Il ne fallait pasplus de trois cents personnes, à Rennes, pourimmobiliser la rocade pendant des heures et pro-voquer quarante kilomètres de bouchons.

Tout bloquer, voilà désormais le premier réflexede tout ce qui se dresse contre l’ordre présent. Dansune économie délocalisée, où les entreprises fonc-tionnent à flux tendu, où la valeur dérive de laconnexion au réseau, où les autoroutes sont desmaillons de la chaîne de production dématériali-sée qui va de sous-traitant en sous-traitant et delà à l’usine de montage, bloquer la production, c’estaussi bien bloquer la circulation.

Mais il ne peut s’agir de bloquer plus que ne l’au-torise la capacité de ravitaillement et de commu-nication des insurgés, l’auto-organisation effectivedes différentes communes. Comment se nourrirune fois que tout est paralysé ? Piller les com-

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sont par définition entravés dans leur action, del’autre, rien ne les empêche de berner tout lemonde.

Il n’y a pas à poser une forme idéale à l’action.L’essentiel est que l’action se donne une forme,qu’elle la suscite et ne la subisse pas. Cela supposele partage d’une même position politique, géo-graphique – comme les sections de la Communede Paris pendant la Révolution française –, ainsique le partage d’un même savoir circulant. Quantà décider d’actions, tel pourrait être le principe :que chacun aille en reconnaissance, qu’on recoupeles renseignements, et la décision viendra d’elle-même, elle nous prendra plus que nous ne la pren-drons. La circulation du savoir annule la hiérarchie,elle égalise par le haut. Communication horizon-tale, proliférante, c’est aussi la meilleure forme decoordination des différentes communes, pour enfinir avec l’hégémonie.

Bloquer l’économie, mais mesurer notre puissance de blocage à notre niveau d’auto-organisation

Fin juin 2006, dans tout l’État de Oaxaca, les occu-pations de mairies se multiplient, les insurgés occu-pent des édifices publics. Dans certaines communes,ils expulsent les maires et réquisitionnent les véhi-cules officiels. Un mois plus tard, les accès à cer-tains hôtels et complexes touristiques sont bloqués.Le ministre du Tourisme parle de catastrophe

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lier du cocktail molotov. Mais sur ce point, cer-taines banlieues restent indépassées. Notammentdans cette technique qui se perpétue depuis long-temps déjà: le guet-apens. Ainsi celui du 13 octobre2006 à Épinay : des équipes de la BAC tournaientvers 23 heures à la suite d’un appel signalant unvol à la roulotte ; à leur arrivée, une des équipes«s’est trouvée bloquée par deux véhicules placésen travers de la route et par plus d’une trentained’individus, porteurs de barres de fer et d’armesde poing qui ont jeté des pierres sur le véhiculeet utilisé à l’encontre des policiers du gaz lacry-mogène». À plus petite échelle, on pense aux com-missariats de quartiers attaqués pendant les heuresde fermeture : vitres cassées, voitures incendiées.

C’est un des acquis des derniers mouvementsqu’une véritable manifestation est dorénavant« sauvage », non déclarée à la préfecture. Ayantle choix du terrain, on aura soin, comme le BlackBloc à Gênes en 2001, de contourner les zonesrouges, de fuir l’affrontement direct et, décidantdu trajet, de promener les flics au lieu d’être pro-menés par la police, notamment syndicale, notam-ment pacifiste. Il s’est vu alors qu’un millier depersonnes déterminées fasse reculer des cars entiersde carabinieri pour finalement les incendier.L’important n’est pas tant d’être le mieux armé qued’avoir l’initiative. Le courage n’est rien, laconfiance dans son propre courage est tout. Avoirl’initiative y contribue.

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merces, comme cela s’est fait en Argentine, a seslimites ; aussi immenses que soient les temples dela consommation, ils ne sont pas d’infinis garde-manger. Acquérir dans la durée l’aptitude à se pro-curer la subsistance élémentaire implique donc des’approprier les moyens de leur production. Et surce point, il paraît bien inutile d’attendre plus long-temps. Laisser comme aujourd’hui à deux pourcent de la population le soin de produire l’ali-mentation de tous les autres est une ineptie his-torique autant que stratégique.

Libérer le territoire de l’occupation policière. Éviter autant que possible l’affrontement direct

« Cette affaire met en lumière que nous n’avonspas à faire à des jeunes qui réclament davantage desocial mais à des individus qui déclarent la guerreà la République », notait un flic lucide à proposde récentes embuscades. L’offensive visant à libé-rer le territoire de son occupation policière est déjàengagée, et peut compter sur les inépuisablesréserves de ressentiment que ces forces ont réuniescontre elles. Les « mouvements sociaux » eux-mêmes sont peu à peu gagnés par l’émeute, nonmoins que les fêtards de Rennes qui pendant l’an-née 2005 ont affronté les CRS tous les jeudis soirou ceux de Barcelone qui ont récemment, lors d’unbotellion, dévasté une artère commerciale de la ville.Le mouvement contre le CPE a vu le retour régu-

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prise d’armes, une «permanence armée», qu’unpassage à la lutte armée. On a tout intérêt à distin-guer l’armement de l’usage des armes. Les armessont une constante révolutionnaire, bien que leurutilisation soit peu fréquente, ou peu décisive, dansles moments de grand retournement: 10 août 1792,18 mars 1871, octobre 1917. Quand le pouvoir estdans le caniveau, il suffit de le piétiner.

Dans la distance qui nous en sépare, les armesont acquis ce double caractère de fascination et dedégoût, que seul leur maniement permet de sur-monter. Un authentique pacifisme ne peut pas êtrerefus des armes, seulement de leur usage. Être paci-fiste sans pouvoir faire feu n’est que la théorisa-tion d’une impuissance. Ce pacifisme a prioricorrespond à une sorte de désarmement préven-tif, c’est une pure opération policière. En vérité,la question pacifiste ne se pose sérieusement quepour qui a le pouvoir de faire feu. Et dans ce cas,le pacifisme sera au contraire un signe de puissance,car c’est seulement depuis une extrême positionde force que l’on est délivré de la nécessité de fairefeu.

D’un point de vue stratégique, l’action indirecte,asymétrique, semble la plus payante, la plus adap-tée à l’époque : on n’attaque pas frontalement unearmée d’occupation. Pour autant, la perspectived’une guérilla urbaine à l’irakienne, qui s’enlise-rait sans possibilité d’offensive, est plus à craindrequ’à désirer. La militarisation de la guerre civile,

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Tout incite, cependant, à envisager les confron-tations directes comme des points de fixation desforces adverses permettant de temporiser et d’at-taquer ailleurs – même tout près. Qu’on ne puissepas empêcher qu’une confrontation ait lieu n’in-terdit pas d’en faire une simple diversion. Plusencore qu’aux actions, il faut s’attacher à leur coor-dination. Harceler la police, c’est faire qu’étantpartout, elle ne soit nulle part efficace.

Chaque acte de harcèlement ranime cette vérité,énoncée en 1842 : « La vie de l’agent de policeest pénible ; sa position au milieu de la société aussihumiliante et méprisée que le crime même [...] Lahonte et l’infamie l’enserrent de toutes parts, lasociété le chasse de son sein, l’isole comme un paria,lui crache son mépris avec sa paie, sans remords,sans regrets, sans pitié [...] la carte de police qu’ilporte dans sa poche est un brevet d’ignominie.»Le 21 novembre 2006, les pompiers en manifes-tation à Paris ont attaqué les CRS à coups de mar-teau et en ont blessé quinze. Cela pour rappelerqu’« avoir la vocation d’aider » ne pourra jamaisêtre une excuse valable pour intégrer la police.

Être en armes. Tout faire pour en rendre l’usagesuperflu. Face à l’armée, la victoire est politique

Il n’y a pas d’insurrection pacifique. Les armes sontnécessaires : il s’agit de tout faire pour en rendrel’usage superflu. Une insurrection est davantage une

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force politique qu’une insurrection triomphe.Politiquement, il n’est pas impossible d’avoir rai-son d’une armée.

Déposer localement les autorités

La question, pour une insurrection, est de se rendreirréversible. L’irréversibilité est atteinte lorsquel’on a vaincu, en même temps que les autorités lebesoin d’autorité, en même temps que la propriétéle goût de s’approprier, en même temps que toutehégémonie le désir d’hégémonie. C’est pourquoile processus insurrectionnel contient en lui-mêmela forme de sa victoire, ou celle de son échec. Enfait d’irréversibilité, la destruction n’a jamais suffi.Tout est dans la manière. Il y a des façons dedétruire qui provoquent immanquablement leretour de ce que l’on a anéanti. Qui s’acharne surle cadavre d’un ordre s’assure de susciter la voca-tion de le venger. Aussi, partout où l’économie estbloquée, où la police est neutralisée, il importede mettre le moins de pathos possible dans le ren-versement des autorités. Elles sont à déposer avecune désinvolture et une dérision scrupuleuses.

À la décentralisation du pouvoir répond, dans cetteépoque, la fin des centralités révolutionnaires. Il ya bien encore des Palais d’Hiver, mais qui sont plusdésignés à l’assaut des touristes qu’à celui des insur-gés. On peut prendre Paris, ou Rome, ou Buenos

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c’est l’échec de l’insurrection. Les Rouges peuventbien triompher en 1921, la Révolution russe estdéjà perdue.

Il faut envisager deux types de réactions étatiques.L’une d’hostilité franche, l’autre plus sournoise,démocratique. La première appelant la destruc-tion sans phrase, la seconde, une hostilité subtilemais implacable : elle n’attend que de nous enrô-ler. On peut être défait par la dictature comme parle fait d’être réduit à ne plus s’opposer qu’à la dic-tature. La défaite consiste autant à perdre uneguerre qu’à perdre le choix de la guerre à mener.Les deux sont du reste possibles, comme le prouvel’Espagne de 1936 : par le fascisme, par la répu-blique, les révolutionnaires y furent doublementdéfaits.

Dès que les choses deviennent sérieuses, c’estl’armée qui occupe le terrain. Son entrée en actionparaît moins évidente. Il faudrait pour cela un Étatdécidé à faire un carnage, ce qui n’est d’actualitéqu’à titre de menace, un peu comme l’emploi del’arme nucléaire depuis un demi-siècle. Il reste que,blessée depuis longtemps, la bête étatique est dan-gereuse. Il reste que face à l’armée, il faut une foulenombreuse, envahissant les rangs, et fraternisant.Il faut le 18 mars 1871. L’armée dans les rues, c’estune situation insurrectionnelle. L’armée entréeen action, c’est l’issue qui se précipite. Chacun sevoit sommé de prendre position, de choisir entrel’anarchie et la peur de l’anarchie. C’est comme

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Tout le pouvoir aux communes !

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Aires, de nos jours, sans remporter la décision. Laprise de Rungis aurait certainement plus d’effetsque celle de l’Élysée. Le pouvoir ne se concentreplus en un point du monde, il est ce monde même,ses flux et ses avenues, ses hommes et ses normes,ses codes et ses technologies. Le pouvoir est l’or-ganisation même de la métropole. Il est la totalitéimpeccable du monde de la marchandise en chacunde ses points. Aussi, qui le défait localement produitau travers des réseaux une onde de choc planétaire.Les assaillants de Clichy-sous-Bois ont réjoui plusd’un foyer américain, tandis que les insurgés deOaxaca ont trouvé des complices en plein coeurde Paris. Pour la France, la perte de centralité dupouvoir signifie la fin de la centralité révolution-naire parisienne. Chaque nouveau mouvementdepuis les grèves de 1995 le confirme. Ce n’est pluslà que surgissent les menées les plus osées, les plusconsistantes. Pour finir, c’est comme simple ciblede razzia, comme pur terrain de pillage et de ravageque Paris se distingue encore. Ce sont de brèveset brutales incursions venues d’ailleurs qui s’atta-quent au point de densité maximale des flux métro-politains. Ce sont des traînées de rage qui sillonnentle désert de cette abondance factice, et s’évanouis-sent. Un jour viendra où sera grandement ruinéecette effroyable concrétion du pouvoir qu’est la capi-tale, mais ce sera au terme d’un processus qui serapartout plus avancé que là.

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«événements» ont commencé. Le Premier ministre al’air bien seul avec ses appels au calme.

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Dans le métro, on ne trouve plus trace de l’écran degêne qui entrave habituellement les gestes des passagers.Les inconnus se parlent, ils ne s’abordent plus. Une bandeen conciliabule à l’angle d’une rue. Des rassemblementsplus vastes sur les boulevards qui discutent gravement.Les assauts se répondent d’une ville à l’autre, d’un jourà l’autre. Une nouvelle caserne a été pillée puis brû-lée. Les habitants d’un foyer expulsé ont cessé de trac-ter avec la mairie : ils l’habitent. Dans un accès delucidité, un manager vient de refroidir, en pleineréunion, une poignée de collègues. Des fichiers conte-nant l’adresse personnelle de tous les policiers et gen-darmes ainsi que des employés de l’administrationpénitentiaire viennent de fuiter, entraînant une vaguesans précédent de déménagements précipités. Dans l’an-cienne épicerie-bar du village, on apporte l’excédent quel’on produit et l’on se procure ce qui nous manque. Ons’y réunit aussi pour discuter de la situation généraleet du matériel nécessaire pour l’atelier mécanique. Laradio tient les insurgés informés du recul des forces gou-vernementales. Une roquette vient d’éventrer l’enceintede la prison de Clairvaux. Impossible de dire si c’estun mois ou des années qui se sont écoulés depuis que les

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Cet ouvrage a été reproduit et achevé d’imprimer par l’Imprimerie Floch à Mayenne en mars 2007.

Numéro d’impression : XXXXXXXXDépôt légal : mars 2007.Imprimé en France