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P.C. et KRISTIN CAST

Traduit de l’américain par Aurore Alcayde

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À tous nos lecteurs combattants. On vous adore !

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Comme d’habitude, nous souhaitons remercier Meredith Bernstein, notre amie et agent, sansqui La Maison de la Nuit n’existerait pas.

Merci à notre merveilleuse famille de St. Martin’s Press.

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CHAPITRE UN

Oklahoma, de nos jours

Une tornade de colère et de confusion submergea Dragon Lankford. Comment Neferet pouvait-elleles quitter si vite après la mort de Jack et la venue cataclysmique de la déesse ?

— Neferet, qu’allons-nous faire de son cadavre ? Ne devons-nous pas le veiller ? demandaDragon d’une voix qu’il espérait calme.

Avec un léger sourire, la grande prêtresse tourna son beau regard émeraude vers lui.— Oui, tu as raison de me le rappeler, maître d’armes. Que ceux qui, parmi vous, ont rendu

hommage à Jack avec les bougies violettes dédiées à l’esprit les lancent dans le bûcher en partant.Les Fils d’Érebus veilleront le corps de notre triste novice le reste de la nuit.

— Vos désirs sont des ordres, prêtresse, répondit Dragon en effectuant une profonde révérence.Pourquoi sa peau le démangeait-elle autant ? Il avait la sensation d’être crasseux. Il fut pris d’une

furieuse envie de se plonger dans un bain chaud.« C’est à cause de Neferet, lui soufflait sa conscience. Elle va mal depuis que Kalona a quitté la

terre. Rappelle-toi : toi aussi, tu connais cette sensation… »La mâchoire serrée, Dragon secoua la tête. Non, les sentiments et les événements extérieurs ne

devaient pas interférer ! Le devoir avant tout ! La vengeance, c’était trop barbare.« Concentre-toi sur ta tâche ! » s’ordonna-t-il.Il adressa un signe de tête aux Fils d’Érebus.— Dispersez la foule !Neferet s’arrêta pour discuter avec Lenobia avant de se diriger vers l’aile de la Maison réservée

aux enseignants. Dragon lui accorda tout juste un regard, l’esprit focalisé sur le corps en feu dunovice.

— Nous nous chargeons de l’éloigner, maître d’armes, lui assura Christophe, un officier en chef.Combien voulez-vous de gardes pour surveiller le bûcher ?

Dragon hésita, le temps de se redonner une contenance. Il devait se rendre à l’évidence : lesnovices et les professeurs agglutinés autour du feu étaient, eux aussi, agités et bouleversés.

« Quand rien ne va plus, toujours s’en remettre au devoir », s’encouragea-t-il.— Demandez à deux gardes d’accompagner les professeurs jusqu’à leurs quartiers. Quant aux

autres, qu’ils s’assurent que nos novices regagnent bien leurs chambres. Ensuite, montez la garde prèsdes dortoirs, commanda Dragon d’une voix chargée d’émotion. Les étudiants doivent pouvoir se

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sentir en sécurité sous la protection rassurante des Fils d’Érebus.— Mais le bûcher…— Moi, je vais rester avec Jack, coupa Dragon d’un ton qui n’admettait aucune protestation. Je

ne le quitterai pas tant que ses cendres seront chaudes. Votre devoir vous appelle, Christophe. LaMaison de la Nuit a besoin de vous.

Christophe exécuta une révérence, puis partit donner ses ordres avec la même efficacité que lemaître d’armes.

Après un temps qui lui parut très court, Dragon se retrouva seul dans la nuit, face au crépitementsournois du feu et au gouffre béant qui s’ouvrait dans son cœur.

Le maître d’armes observa les flammes, comme si elles abritaient le baume qui soulagerait sadouleur. Ambré, doré, orange et rouge, le feu flambait tel un bijou délicat, unique, somptueux, penduà un ruban en velours couleur sang…

Comme dotée d’une volonté indépendante, la main de Dragon descendit dans sa poche. Ses doigtsse refermèrent autour d’un disque fin et doux. Dragon devinait tout juste le motif estompé dumerlebleu qui, un jour, en avait orné la surface. Le bijou en or niché au creux de la main, il lesoupesa avant de le sortir lentement de sa poche. Dragon enroula le cordon en velours autour de sesdoigts et caressa le médaillon avec son pouce d’un geste familier. Puis, dans un profond soupir quis’apparentait à un sanglot, il ouvrit la main.

La lumière qui émanait du bûcher de Jack illumina la surface du bijou pour révéler le merlebleu àdemi effacé.

— L’oiseau totem du Missouri, fit Dragon d’une voix dénuée d’émotion malgré les soubresautsqui lui agitaient la main. Vis-tu toujours à l’état sauvage, perché sur les tournesols qui surplombent lefleuve ? Ou bien ta beauté et celle des fleurs alentour se sont-elles éteintes en même temps que lamagie et la splendeur du monde ?

Ses doigts se refermèrent si fort qu’ils blanchirent. Puis, tout aussi rapidement, il rouvrit la main,tournant et retournant le bijou avec admiration.

— Mais quel idiot ! s’écria-t-il. J’ai failli le casser !Malgré ses doigts tremblants, il réussit à ouvrir le loquet du médaillon. Le petit battant doré

révéla une minuscule gravure qui, bien qu’altérée par le temps, était toujours intacte. Le visagesouriant d’une vampire semblait soutenir le regard du maître d’armes.

— Pourquoi m’as-tu quitté ? murmura Dragon.Il caressa le portrait sur la droite du médaillon puis glissa son doigt sur la partie gauche, qui,

après avoir contenu son propre portrait, abritait désormais une mèche de cheveux blonds. Dragondétacha ses yeux du bijou pour fixer le ciel nocturne, à qui il réitéra sa question :

— Pourquoi m’as-tu quitté ?Et comme pour ponctuer son interrogation, Dragon distingua le croassement d’un corbeau.Une vague de colère le traversa et ses mains se remirent à trembler. Mais cette fois-ci, ses

frissons ne traduisaient ni douleur ni tristesse ; non : ils appelaient l’action, le combat et lavengeance.

— Oui, je vais la venger ! murmura Dragon.Il baissa le regard et s’adressa à la mèche de cheveux :— Ton dragon va te venger et tout réparer. Je ne ferai plus la même erreur, mon amour. Cette

créature ne l’emportera pas au paradis, je t’en donne ma parole !Soudain, une bourrasque chargée de la chaleur du bûcher emporta la mèche de cheveux. Dragon

tenta de la rattraper, en vain. La mèche flotta aussi légère qu’une plume, resta suspendue dans les airs

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brûlants. Puis, tel un soupir féminin, le vent aspira la mèche blonde dans le bûcher ardent et laréduisit en cendres.

— Non ! hurla Dragon en tombant à genoux. Mon ultime morceau de toi ! Tout est ma faute… Jesuis responsable de ta mort !

À travers ses larmes, Dragon observa la fumée provoquée par la combustion de la mèche blonde.Tout à coup, la volute prit l’apparence d’une poussière scintillante vert, jaune et brun, qui tournoyajusqu’à composer une image distincte. Les étincelles vertes se transformèrent en une longue tigeépaisse, les jaunes prirent la forme de pétales délicats, tandis que les brunes dessinèrent le cœurd’une fleur.

Dragon sécha ses larmes du revers de la main, stupéfait.— Un tournesol ? bafouilla-t-il, pétrifié.« C’est sa fleur ! Elle m’envoie un signe ! »— Anastasia ? s’écria Dragon, la paralysie laissant place à un terrible – quoique merveilleux –

espoir. Tu es là, mon amour ?Le mirage vacilla. Le jaune des pétales se renversa soudain pour prendre la forme d’une

chevelure dorée. Le brun s’éclaircit, jusqu’à imiter le teint d’une peau hâlée. Enfin, le vert fonditpour révéler un regard turquoise aux doux accents familiers.

— Anastasia ! C’est bien toi ! s’exclama Dragon en tendant les bras vers elle.Mais l’image s’éleva légèrement, luisant à quelques centimètres de ses doigts. Dragon laissa

échapper un cri de frustration, mais étouffa sa plainte lorsque la voix de sa compagne retentit. Le sonl’éclaboussa comme un ruisseau déferlant sur des galets polis par le passage de l’eau. Le maîtred’armes retint sa respiration, captivé par ce message d’outre-tombe.

J’ai ensorcelé ce médaillon, pour toi, mon amour.Le jour est venu où la mort doit nous séparer !Mais sache que je t’attendrai toujours.Alors pour patienter, je garde mon amour sous clé.Souviens-toi : tu as juré de conjuguer puissance avec clémence.Qu’importe la séparation, j’attends que tu tiennes ta promesse.J’attendrai l’éternité… l’éternité…

L’image lui sourit avant de s’évanouir dans un nuage de fumée.— Ma promesse ? cria Dragon en bondissant sur ses pieds. D’abord Nyx, maintenant toi ! Tu ne

comprends pas que c’est cette maudite promesse qui t’a tuée ? Si je n’avais pas donné ma paroleautrefois, j’aurais peut-être pu empêcher tous ces incidents ! Conjuguer puissance avec clémence aété une énorme erreur ! Tu ne t’en souviens pas, mon amour ? Moi, si. Et je ne l’oublierai jamais…

Dragon veilla le corps du défunt novice, perdu dans la contemplation du bûcher. Cette vision luirappelait la douleur et le plaisir – la défaite et le triomphe – d’un passé qui avait façonné son terriblefutur.

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CHAPITRE DEUX

Angleterre, 1830

— Père, vous ne pouvez pas me désavouer et m’envoyer aux Amériques ! s’écria Bryan Lankford,troisième fils du comte de Lankford.

— J’ai quatre autres fils, deux plus âgés et deux plus jeunes, et aucun d’eux ne me cause autant deproblèmes que toi ! Leur simple existence et ton comportement inacceptable me facilitent grandementla tâche !

Bryan contint le choc et l’angoisse que lui provoquèrent les paroles de son père et s’appuya avecnonchalance contre la porte de l’écurie. D’habitude, son sourire fétiche le rendait irrésistible auxyeux des femmes et donnait aux hommes l’envie de lui ressembler.

Malheureusement, la sombre expression de son père lui indiqua qu’il y était parfaitementhermétique.

— Ma décision est prise, jeune homme. Ne t’avilis pas à implorer mon pardon.— Implorer votre pardon ?Une colère bien trop familière envahit le jeune homme. Pourquoi son père devait-il toujours le

rabaisser ? Il n’avait jamais imploré qui que ce soit de toute sa vie, et il ne commenceraitcertainement pas maintenant, malgré la punition qui lui pendait au nez !

— Je ne vous implore pas, père. J’essaie juste de vous raisonner.— Ton tempérament et ton épée me mettent de nouveau dans l’embarras et tu voudrais me

raisonner ?— Père, ce n’était qu’une petite altercation, et avec un Écossais, qui plus est ! Je ne l’ai même

pas tué. J’ai simplement blessé son ego.Mais quand Bryan voulut se fendre d’un petit rire, une quinte de toux semblable à celles qui

l’avaient accablé toute la journée lui déchira la poitrine. Une vague de faiblesse s’abattit alors surlui. Troublé par la trahison que son corps venait de lui infliger, il ne réagit pas lorsque son pèrel’attrapa par le col pour le plaquer contre le mur de l’écurie. Le souffle coupé, Bryan regarda sonpère lui arracher son épée encore sanglante des mains.

— Pauvre petit prétentieux ! Cet Écossais possède la terre voisine de la nôtre, ce que tu saispertinemment puisque la couche de sa fille se trouve à moins d’une journée de voyage de notrepropriété !

À quelques centimètres du sien, le visage écarlate du comte l’inondait de postillons.

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— Tes méfaits ont donné du grain à moudre à l’Écossais ! Il n’a plus qu’à réclamer une séanceauprès de notre avorton de roi et demander réparation pour la perte de la virginité de sa fille !

— La perte de sa virginité ? parvint à articuler Bryan. Ce n’est pas moi qui l’ai déflorée !— Peu importe ! fit le comte en renforçant son emprise. Ce qui compte, c’est que l’on t’a surpris

dans son lit : c’est l’occasion rêvée pour notre roi imbécile de faire la sourde oreille quand desvoleurs s’en prendront de nouveau au bétail. Et qui crois-tu que ces malotrus viendront dépouiller, laprochaine fois ?

Dédaigneux, le comte relâcha son fils. Bryan tomba sur le sol de l’écurie en toussant violemment.Les hommes vêtus de rouge appartenant à la garde personnelle de son père venaient d’assister à sadisgrâce sans broncher. Le comte pointa du doigt le chef de la garde, un type au visage grêlé.

— Jeremy, ligotez Bryan comme le mécréant qu’il est et conduisez-le au port avec deux de voshommes ! Là-bas, faites-le embarquer sur le prochain navire pour les Amériques. Je ne veux plusjamais le revoir ! Je le renie.

Puis il désigna son écuyer.— Vous, amenez mon cheval ! J’ai assez perdu de mon précieux temps avec ces sottises.— Père ! Attendez, je…, commença Bryan avant d’être secoué par une nouvelle quinte de toux.Le comte baissa les yeux sur son fils.— Emmenez-le !— Vous n’avez pas le droit de me renvoyer ! s’écria Bryan. De quoi vais-je bien pouvoir vivre ?Son père désigna du menton son épée gisant toujours au sol, celle dont il lui avait fait cadeau

pour ses treize ans. Le manche serti de pierres précieuses brillait malgré la pénombre de l’écurie.— Elle te sera désormais plus utile. Autorisez-le à prendre son épée, mais rien d’autre, ajouta-t-

il aux gardes. Vous me donnerez le nom du navire et celui de son capitaine pour preuve de sondépart. S’il embarque avant l’aube, vous recevrez une bourse d’or à vous partager.

Sur ces mots, le comte monta à cheval et partit.Bryan voulut appeler son père pour lui dire qu’une fois revenu de sa colère, il regretterait sa

terrible erreur. Que même si son fils lui causait du tort, il n’en demeurait pas moins le plustalentueux, le plus intelligent et le plus charmant de ses cinq enfants. Mais quand une nouvelle quintede toux le traversa, il dut se résoudre à regarder son père disparaître au petit galop. Bryan n’eutmême pas la force de se défendre contre le garde qui le ligota avant de le traîner hors de l’écurie.

— Ah ! Il était temps qu’on te remette à ta place, sale morveux ! Tu vas voir ce que ça fait, de setrouver tout en bas de l’échelle !

Avec un rire sarcastique, Jeremy le jeta dans une charrette à volaille, puis se pencha pourramasser l’épée du jeune homme. D’un œil calculateur, il en examina la garde étincelante avant de lafourrer dans son ceinturon.

La nuit noire plombait le port et son cœur lorsque Bryan arriva à l’embarcadère. Non seulementson père venait de le bannir d’Angleterre, comme de sa famille, mais il devenait de plus en plusévident que le jeune homme avait attrapé une terrible infection. Dans combien de temps la maladiel’emporterait-elle ? Parviendrait-il à s’extirper de la puanteur de ce port ou mourrait-il à bord d’undes navires marchands qui flottaient dans les eaux sombres de la baie ?

— Nan, j’prends pas ce gosse malade à bord ! fit le capitaine d’un navire, sa torche levée pourdétailler le jeune homme ligoté. Nan, répéta-t-il en secouant la tête. I’ fera pas la traversée avec moi !

— C’est le fils du comte de Lankford ! gronda Jeremy. Acceptez-le à bord ou vous devrezrépondre de vos agissements auprès du comte !

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— Ouais, mais il est pas là, vot’ comte. Et vot’ gamin, j’vous dis qu’il a la peste ! répondit lemarin avant de cracher dans le sable. Et pi j’répondrai de rien à personne, encore moins à un comtequ’est même pas là, surtout si c’est pour crever du même mal qu’le gosse !

Bryan tenta d’étouffer une quinte de toux, non pour convaincre le capitaine de le laisser monter àbord, mais pour soulager la brûlure dans sa poitrine. Il retenait toujours son souffle quand un hommeélancé, vêtu de noir et à la peau très pâle émergea des ténèbres. Bryan cligna des yeux. La fièvre lefaisait-elle délirer ou cet homme portait-il réellement un croissant de lune tatoué sur le front ? Malgrésa vision brouillée, le jeune homme était quasiment certain que les autres tatouages qui couraient sursa peau représentaient des épées à fines lames. Des rapières en croisillon, pour être précis. Puis unéclair de lucidité frappa Bryan. Le croissant de lune couplé aux tatouages ne pouvait signifier qu’unechose : l’homme était un vampire !

À ce moment-là, la créature leva la main vers Bryan. Émerveillé, le jeune homme observa laspirale qui se dessinait dans la paume du vampire. Puis ce dernier prononça des paroles quichangèrent la vie de Bryan à jamais :

— Bryan Lankford ! La Nuit t’a choisi ; ta mort sera ta renaissance. La Nuit t’appelle ; prêtel’oreille à sa douce voix. Ton destin t’attend à la Maison de la Nuit !

La créature pointa son long index vers la tête du jeune homme. Le front de Bryan explosa dedouleur quand le croissant de lune s’incrusta dans sa peau.

Les gardes de son père le lâchèrent immédiatement et s’éloignèrent, horrifiés. Le capitaine dunavire avait quant à lui laissé tomber sa torche avant de disparaître dans l’ombre de l’embarcadère.

Les gardes se groupèrent nerveusement derrière Jeremy, leur épée à moitié dégainée, ne sachantvisiblement pas quoi faire. Car les soldats vampires inspiraient le respect ; il arrivait même qu’onloue ponctuellement leurs services. Mais mises à part la beauté et la puissance des femmes vampires,ainsi que leur dévotion à une obscure déesse, on ne connaissait guère ces créatures. Bryan vit Jeremyhésiter. Était-il face à un simple Traqueur ou ce vampire était-il aussi un dangereux soldat ? Bryansentit soudain une poigne inouïe le soulever de terre pour le remettre sur pied.

— Rentrez, fit le vampire aux gardes. Ce garçon est maintenant un novice Marqué. Il n’est plussous votre responsabilité.

Le vampire s’exprimait avec un drôle d’accent, d’une voix chargée de menace et de mystère.Les gardes interrogèrent Jeremy du regard.— Nous devons donner à son père la preuve qu’il a quitté l’Angleterre ! déclara Jeremy d’un ton

à la fois arrogant et agressif.— Je me moque de vos obligations, rétorqua le vampire. Dites au comte que son fils s’est

embarqué pour un voyage bien plus sombre que vous, humains, ne l’aviez imaginé. Mais je n’ai ni letemps ni la patience de vous en fournir une preuve.

Il se tourna vers Bryan.— Suis-moi. Ton futur t’attend.Faisant voltiger sa cape noire, le vampire tourna les talons et s’éloigna.Jeremy attendit que la créature ait disparu dans les ténèbres pour hausser une épaule et lancer un

regard dégoûté à Bryan.— Notre mission est accomplie. Le comte voulait faire prendre un navire à son môme, et c’est le

cas. Quittons cette insupportable odeur de poisson pour regagner nos lits douillets.Les hommes commencèrent à rebrousser chemin. Bryan se redressa et prit une profonde

inspiration – se réjouissant au passage de pouvoir respirer normalement –, puis fit un pas en avant.— Rendez-moi mon épée, ordonna-t-il d’une voix qui avait retrouvé force et aplomb.

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Jeremy s’arrêta. Il sortit lentement l’épée de sa ceinture, ignora Bryan et contempla l’arme à lagarde incrustée de pierres précieuses. Le sourire sournois et le regard glacial, il se tourna de nouveauvers Bryan.

— As-tu idée du nombre de fois où ton père m’a extirpé de mon lit pour aller te récupérer aprèsune de tes innombrables bagarres ?

— Non, je l’ignore, répondit Bryan d’un ton neutre.— Bien sûr que tu l’ignores ! Vous, les nobles, ne pensez qu’à votre petit plaisir personnel. Mais

à présent que ton père t’a désavoué et que tu ne fais plus partie de la noblesse, je garde ton épée pourla revendre. Considère ça comme un dédommagement, pour toutes les fois où tu m’as fait suer !

Un déluge de rage submergea Bryan. Sans réfléchir, il se rapprocha de Jeremy. En son forintérieur, il avait conscience qu’il se mouvait avec une nouvelle grâce surnaturelle.

« Cette épée est à moi ! Il n’a pas le droit de se l’approprier ! »Dans un mouvement flou, Bryan fit sauter son épée de la main de Jeremy et s’en empara. Deux

gardes s’avancèrent vers lui, mais il les esquiva et plongea la pointe de son arme dans le pied dupremier venu. Le garde tomba à terre, accablé de douleur. Bryan se redressa, fit un brusque écart,puis enfonça son épée dans la tête du deuxième homme. Se déplaçant avec une grâce funeste, Bryanépousa la cadence de son arme, tournoya et abattit finalement sa lame contre la gorge de Jeremy.Quelques gouttes de sang commencèrent à perler.

— Cette épée est à moi ! Vous n’avez pas le droit de vous l’approprier ! récita Bryan.Il fut surpris de s’entendre parler d’une voix normale. Il ne suffoquait même pas ! Jeremy et les

deux autres gardes ne devaient pas s’imaginer un seul instant toute la rage, l’indignation et la soif devengeance qui le dévoraient !

— À présent, continua-t-il, donnez-moi une bonne raison de ne pas vous trancher la gorge.— Vas-y, tue-moi ! Ton père est une vipère, et même désavoué, tu restes son serpent de fils !Commandé par la rage et la fierté, Bryan voulait vraiment achever Jeremy. À quoi bon épargner

ce vaurien ? Ce n’était qu’un paysan, et il l’avait insulté, par-dessus le marché ! Lui, le fils d’uncomte ! Mais avant que Bryan ne puisse esquisser un geste, la voix du vampire résonna.

— Je n’ai aucune envie d’être poursuivi et questionné par la marine britannique, fit-il. Épargne-le ; qu’il retourne servir des gens qu’il méprise ! C’est là un châtiment plus cruel que la mort.

La pointe de son épée toujours appuyée sur la gorge du garde, Bryan jeta un coup d’œil derrièrelui. Le vampire s’était exprimé avec calme, presque avec ennui, mais il avait le regard rivé sur lesgouttes de sang qui perlaient sur la gorge de Jeremy. Le désir qui émanait du vampire intriguait ethorrifiait le jeune homme.

« Mon Dieu ! Est-ce à ça que je vais ressembler ? »Bryan repoussa Jeremy.— Le vampire a raison : votre existence est plus terrible que la lame de mon épée. Retournez à

votre amertume !Sans un regard pour Jeremy, Bryan lui tourna le dos et rejoignit le vampire.Ce dernier adressa un hochement de tête au novice.— Tu as fait le bon choix.— Non, il m’a insulté, j’aurais dû le tuer.Le vampire pencha la tête sur le côté d’un air pensif.— Tu te sens insulté quand on te compare à un serpent ?— Oui ! Et me traiter d’enfant gâté et vouloir me dépouiller de ce qui m’appartient sont aussi des

offenses.

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Le vampire partit d’un rire léger.— Se faire traiter de serpent n’est pas injurieux ! Les serpents sont les alliés de notre déesse.

Mais ce Jeremy était bien en deçà de la réalité. Je t’ai observé durant votre affrontement. Je trouveque tu tiens plus du dragon que du serpent, expliqua le vampire sous le regard médusé de Bryan. Et labave du crapaud n’atteint pas le dragon.

— Y a-t-il des dragons aux Amériques ?Bryan avait laissé échapper la première pensée qui lui traversait l’esprit. Le vampire rit de

nouveau.— L’Amérique regorge de merveilles en tout genre ! répondit-il avant d’effectuer un geste vers

l’embarcadère. Viens, et tu pourras le vérifier par toi-même. J’en ai assez de ces côtes britanniquesarchaïques ! Je gardais déjà un très mauvais souvenir de l’Angleterre, et le temps que j’ai passé àt’attendre n’a pas redoré le blason de ce pays.

Le vampire se mit en route, et Bryan dut accélérer le pas pour pouvoir le suivre.— Vous m’attendiez ?— Oui, répondit le vampire sans s’arrêter.— Vous saviez qui j’étais ?Le vampire hocha la tête. Ses longs cheveux bruns lui retombèrent sur le visage.— Je savais qu’il y avait ici un futur novice que je devais Marquer, fit-il, les lèvres retroussées

par un sourire. Toi, jeune dragon, tu es d’ailleurs le dernier novice que je Marque !Bryan fronça les sourcils.— Comment ça, votre « dernier novice » ? Qu’est-ce qui vous arrive ?Il tâcha de ne pas paraître inquiet. Après tout, il connaissait à peine cette créature, ce vampire :

un être par essence mystérieux, dangereux et bizarrement irrésistible.Le sourire du vampire s’élargit.— Ma fonction de Traqueur pour Nyx arrive à son terme. Je vais enfin retrouver mon statut de

Fils d’Érebus à la Maison de la Nuit de Tower Grove.— Tower Grove, c’est en Amérique ? demanda Bryan, le ventre noué.— Oui, à Saint Louis dans le Missouri, pour être exact.Le vampire était arrivé au bout de l’embarcadère. Du côté le plus obscur, nota Bryan, qui

entendit un grand navire craquer. La mer s’agita mais il ne vit rien d’autre qu’une gigantesque ombreflotter à la surface de l’eau. Le vampire étudiait attentivement le jeune novice. Ce dernier croisa sonregard.

— Je m’appelle Shaw, fit le vampire en tendant la main à Bryan.— Et moi, Bryan Lankford, répondit l’intéressé avant de lui adresser un sourire mi-narquois, mi-

sincère. Je suis l’ancien fils du comte de Lankford, mais ça, vous le saviez déjà.Shaw salua Bryan à la manière des vampires, en lui agrippant l’avant-bras. Bryan l’imita.— Ravi de faire ta connaissance, Bryan, dit Shaw tout en désignant le bateau dissimulé dans

l’obscurité. Voici le Navire de la Nuit. Il va nous mener jusqu’en Amérique, à la Maison de la Nuitde Tower Grove.

— « Nous » ? Pourtant je croyais que…Shaw leva la main pour faire taire le novice.— Tu dois rejoindre une Maison de la Nuit au plus vite. Ta Marque, expliqua-t-il en désignant le

croissant de lune couleur saphir qui brûlait toujours le front de Bryan, signifie que tu dois êtreaccompagné de vampires adultes tout le temps de ta Transformation. Sinon…

Shaw suspendit sa phrase, hésitant.

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— Sinon je mourrai, continua Bryan.Shaw hocha la tête, solennel.— Je vois que tu connais déjà deux ou trois choses sur le monde que tu t’apprêtes à rejoindre.

Oui, jeune dragon, soit tu réussiras ta Transformation au cours des quatre prochaines années, soit tumourras. Ce soir, tu viens de t’engager sur une voie sans retour. J’ai dit aux gardes de ton père que tuprendrais la mer pour rejoindre le Nouveau Monde, puisqu’il s’agissait là de ta destination première.Mais ton destin présente une route plus compliquée encore grâce à ta Marque.

— Pour le meilleur ou pour le pire ? demanda Bryan.— C’est à toi de voir, répondit le vampire, énigmatique. Tu n’as aucun pouvoir sur l’issue

– favorable ou non – de ta Transformation, mais tu peux décider de la route que tu vas emprunterdurant les quatre prochaines années. Si tu souhaites rester en Angleterre, je peux te faire intégrer laMaison de la Nuit de Londres.

Le vampire posa la main sur l’épaule de Bryan.— Tu n’as plus besoin de l’approbation de ta famille pour suivre le destin que tu auras choisi.— Est-ce que je peux venir avec vous ? demanda Bryan.— Bien entendu. Mais d’abord, j’aimerais te montrer quelque chose.Shaw se tourna vers l’ombre du bateau amarré à l’aide de cordes incroyablement épaisses.

Comme s’il était doté d’une vision nocturne, le vampire fit deux pas sur l’embarcadère et soufflaquelques paroles.

— Feu, viens à moi.Soudain, Bryan entendit un craquement, puis une douce chaleur l’enveloppa. Le souffle coupé, il

vit Shaw tenir une boule de feu entre ses paumes puis la lancer sur une grande torche dont la mècheimbibée d’huile s’embrasa instantanément.

— Sacredieu ! s’exclama Bryan, sous le choc. Comment avez-vous fait ça ?Shaw sourit.— Je ne suis pas qu’un combattant ; notre déesse m’a attribué d’autres dons. Mais ce n’est pas ce

que je souhaitais te montrer.Il leva la torche, dont la flamme illumina la proue du navire. Le bois du bateau était si sombre

que Bryan le crut façonné dans la nuit même. Le novice cligna plusieurs fois des yeux, abasourdi.— Un dragon ! s’écria-t-il en observant la figure de proue.La gigantesque sculpture représentait en effet un dragon noir, toutes griffes dehors, montrant les

crocs, prêt à se jeter sur le monde.— C’est de bon augure après les événements de ce soir, non ? souffla Shaw.Bryan observa le dragon, et un flot d’émotions intenses l’envahit : le désir, l’excitation et

l’impatience.Il planta son regard dans celui du vampire.— C’est d’accord : je monte à bord du dragon !

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CHAPITRE TROIS

Maison de la Nuit de Tower Grove Saint Louis, 1833

— Bonsoir Anastasia ! Je vous en prie, entrez. Quelle drôle de coïncidence ! Diana et moi parlionsjustement de notre joie de voir une jeune prêtresse spécialisée en Charmes et Rituels compter parmiles professeurs de notre école ! Je voulais vous faire appeler afin de vous féliciter pour votreintégration à Tower Grove.

— Bonsoir, Pandeia. Bonsoir, Diana.Anastasia posa son poing fermé sur son cœur et baissa respectueusement la tête devant la grande

prêtresse Pandeia, puis devant Diana, professeur de sociologie vampirique, avant de pénétrer dans lavaste pièce au décor somptueux.

— Pas de formalités entre nous quand il n’y a pas de novice dans les parages ! fit Diana d’unevoix douce, tout en caressant un énorme chat écaille de tortue qui ronronnait bruyamment, vautré surses genoux.

— Merci, répondit Anastasia d’un timbre qui semblait plus mature que ses vingt-deux ans.Diana sourit.— Commencez-vous à prendre vos marques après ces deux courtes semaines passées parmi

nous ? Vous sentez-vous comme à la maison ?« Ma maison n’a jamais renfermé autant de beauté et de liberté ! » remarqua immédiatement

Anastasia avant de repousser cette pensée.— Pas tout à fait, avoua-t-elle poliment, mais cela ne saurait tarder. En tout cas, vous avez des

paysages somptueux dans la région !Son regard se posa sur le chat écaille de tortue, puis sur un mâle gris tigré qui venait de se frotter

aux jambes de la grande prêtresse.— Vos chats possèdent six orteils ? s’exclama Anastasia, étonnée. Je n’ai jamais rien vu de tel !Diana tira affectueusement sur la patte avant du premier.— On considère parfois les polydactyles comme des erreurs de la nature, expliqua-t-elle, mais

selon moi, ce sont des membres « avancés » de leur espèce. Au même titre que les vampires sont desmembres avancés du genre humain.

— On dirait des moufles ! s’amusa Anastasia. J’ai hâte qu’un chat me choisisse maintenant quej’ai trouvé ma Maison de la Nuit ! J’aimerais tellement qu’il ait six orteils, lui aussi !

Aussitôt, la jeune prêtresse se rendit compte de la futilité de ses paroles.

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— Bien sûr, j’apprécie beaucoup mes élèves, se hâta-t-elle d’ajouter. Et ma salle de classe mecomble.

— Voilà une excellente nouvelle ! répondit Pandeia avec un petit rire. Mais il n’y a rien de mal àvouloir posséder un chat, qu’il ait cinq ou six orteils aux pattes. Diana et moi étions sur le point dedéguster du vin glacé sur le balcon, souhaitez-vous vous joindre à nous ?

— Volontiers !Tâchant de ne pas exprimer ses pensées, elle suivit les deux femmes et leurs chats sur le balcon

garni avec goût de mobilier de jardin en osier blanc. Décoré d’un croissant de lune, un vase en cristalrempli de roses rouges parfumées trônait sur la table. On y avait aussi disposé un seau en argentdébordant de glace et un pichet de vin aussi rouge que des cerises mûres. Des verres à pied assortisau vase brillaient sous la pleine lune.

« Des roses, des glaçons, du vin, du cristal… Moi qui suis habituée à la simplicité et à ladiscipline, m’habituerai-je un jour à cet étalage de luxe ? »

Gênée, Anastasia prit place dans un fauteuil en osier et tenta de ne pas jouer avec ses longscheveux blonds ni avec le tissu de sa robe. Soudain, elle bondit sur ses pieds.

— Prêtresse, c’est moi qui devrais vous servir ! s’écria-t-elle en lançant un sourire nerveux à lasculpturale Pandeia.

Cette dernière éclata de rire et écarta gentiment sa main du pichet.— Anastasia, ma fille, rasseyez-vous et détendez-vous. J’ai beau être une grande prêtresse, je

suis quand même capable de me servir et de servir mes invités.Diana déposa un léger baiser sur la joue de sa compagne avant de s’asseoir.— Ma chérie, tu es capable de faire maintes et maintes choses !Anastasia vit les joues de Pandeia s’empourprer tandis que le couple échangeait un regard

complice. Sentant son propre visage la brûler devant ce moment d’intimité, Anastasia détourna viteles yeux. Elle avait passé ces six dernières années à côtoyer l’univers des vampires, d’abord en tantque novice et à présent en tant que professeur, pourtant elle trouvait toujours surprenante cettesexualité assumée. Parfois, elle se demandait ce que penserait sa mère de cette société matriarcale.L’accepterait-elle avec la même pudeur qu’elle avait accepté la Marque et la Transformation de safille ? Ou condamnerait-elle ces mœurs avec la même virulence que le reste de leur communauté ?

— Vous mettons-nous mal à l’aise ? demanda Diana, espiègle.Anastasia reporta brusquement son attention sur la grande prêtresse et sa compagne.— Grand Dieu, non ! laissa-t-elle échapper.Elle sentit son visage virer au cramoisi : elle venait de parler comme sa mère. Elle eut envie de

disparaître sous la table.« Tu n’es plus une petite quaker timide ! se sermonna-t-elle. Tu es une vampire transformée, un

professeur et une prêtresse ! »Elle leva le menton pour se donner un air confiant. Pandeia lui adressa un léger sourire et saisit

l’un des trois verres qu’elle venait de remplir.— J’aimerais porter un toast. Au succès d’Anastasia et à ses deux semaines passées à enseigner

les Charmes et Rituels. Puissiez-vous aimer la Maison de la Nuit de Tower Grove autant que nousl’aimons.

La grande prêtresse leva sa main libre, ferma les yeux et remua les lèvres en silence. Elle fit ungeste en direction du bouquet de roses, comme si elle attirait vers elle leur parfum, avant de désignerles trois verres. Émerveillée, Anastasia regarda son vin tourbillonner puis, l’espace d’un instant,l’image d’une rose apparut dans son verre !

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— Vous avez fait apparaître l’esprit de la rose dans le vin ! s’écria-t-elle.— Notre grande prêtresse Pandeia ne l’a pas fait apparaître, corrigea Diana. Elle a une affinité

avec l’esprit. Elle a donc invoqué la rose en votre honneur, et la rose a accepté de lui obéir.Anastasia poussa un long soupir et embrassa du regard la table, les deux vampires, leurs chats et

la superbe propriété qui les entourait.— J’ai toujours l’impression que mon cœur va éclater quand je vois tout ça ! bredouilla-t-elle.Puis elle se rendit compte de sa maladresse.— Pardonnez-moi, je parle comme une enfant ! Je voulais simplement vous exprimer ma

gratitude. Je suis fière que vous m’ayez choisie pour devenir professeur dans votre Maison de laNuit.

— Je vais vous confier un secret, déclara Diana. L’affinité de Pandeia avec l’esprit a failli faireéclater le cœur de vampires bien plus vieux et plus expérimentés que vous. Seulement, ils étaient tropfiers pour l’avouer. J’apprécie beaucoup votre honnêteté ; ne la laissez pas filer avec les années.

— J’essaierai.Anastasia avala une longue gorgée de vin et tenta de mettre de l’ordre dans ses pensées.

Comment avouer à Pandeia et à Diana la véritable raison de sa visite ? Elle regretta bientôt d’avoirbu du vin. Celui-ci avait été coupé avec du sang, et la puissance de la substance brûlait son corps toutentier, intensifiait sa nervosité et aiguisait ses sens.

— J’apprécie beaucoup votre honnêteté, moi aussi, renchérit la grande prêtresse, que le vin nesemblait absolument pas affecter. C’est l’une des raisons pour lesquelles je vous ai proposé cetteplace d’enseignante, malgré votre courte expérience. La Maison de la Nuit de Pennsylvanie n’ad’ailleurs pas tari de compliments sur vous.

— Ma tutrice était très gentille…, répondit Anastasia en reposant son verre sur la table.— Elle m’a aussi dit que vous aviez un lien très fort avec l’élément terrestre, poursuivit Pandeia.

C’est ce détail qui m’a convaincue de vous recruter. Ici, nous sommes à la croisée des mondes, face àla nature mystérieuse qui s’offre à nous dans toute sa majesté. Je me disais que notre environnementpourrait vous plaire.

— Tout à fait ! Par contre, je ne crois pas disposer d’une affinité réelle avec la terre, expliquaAnastasia. Je reconnais que j’ai un lien fort avec elle : parfois, quand j’ai de la chance, la terrem’octroie quelques-uns de ses pouvoirs.

Pandeia hocha la tête et continua de siroter son vin.— Vous savez, il faut passer des années au service de la déesse avant de se découvrir une

quelconque affinité. Vous vous en découvrirez peut-être une avec la terre d’ici peu. Vous êtes encoretrès jeune, Anastasia.

— Sans vouloir vous offenser, quel âge avez-vous exactement ? demanda Diana avec un sourire.Vous pourriez passer pour une jeune novice ! On ne croirait pas un seul instant que vous avez déjàsubi votre Transformation.

— Voyons, Diana ! fit Pandeia d’une voix douce quoique teintée de désapprobation, les sourcilsfroncés en direction de sa superbe compagne. Je n’ai pas invité Anastasia pour qu’elle subisse uninterrogatoire !

— J’ai l’habitude des questions, prêtresse, répondit Anastasia. Cela ne me dérange pas.Elle se tourna vers Diana et releva le menton.— J’ai vingt-deux ans. Selon ma tutrice, je suis la plus jeune vampire d’Amérique à avoir

décroché un poste de professeur. J’essaie d’être à la hauteur d’un tel honneur en me dédiant corps etâme à mes étudiants.

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— Ma fille, votre dévouement ne fait aucun doute, répondit Pandeia. Seulement, j’aimerais quevous soyez aussi terriale.

— Terriale ? Je n’ai jamais entendu ce mot !— Être « terrial » signifie s’approprier les caractéristiques de la terre. Être haut en couleur

comme un buisson de fleurs sauvages, fertile comme un champ d’avoine, sensuel comme un verger depêchers mûrs. Ne vous contentez pas de votre lien avec la terre : autorisez l’élément terrestre à vousinsuffler ses merveilles.

— Et souvenez-vous : vous êtes prêtresse et professeur, ajouta Diana. Nul besoin de voushabiller comme une pauvre institutrice humaine.

— Disons que je ne voudrais pas paraître frivole…, avoua Anastasia.Elle jeta un coup d’œil à son sobre corset à col montant et à la longue jupe qu’elle portait – et

détestait – depuis qu’elle avait commencé à enseigner, deux ans auparavant.— J’ai presque le même âge que mes élèves. Il leur est parfois difficile de garder en tête que je

suis leur professeur.Pandeia hocha la tête, compréhensive.— Oui, il est vrai, mais faites-en une force plutôt qu’une faiblesse.— Pandeia a raison, acquiesça Diana. Usez de votre âge comme d’un atout au lieu de le cacher

derrière des accoutrements qu’aucun de vos ancêtres n’oserait porter.Elle se tut et désigna la robe de style antique qu’elle-même portait, puis le pantalon taille haute et

le chemisier au décolleté plongeant qu’arborait sa compagne.— Ce que Diana essaie de vous dire, c’est que votre jeunesse n’est pas un défaut, conclut

Pandeia. La preuve : nos novices féminines ont certainement plus de facilité à venir se confier à vousplutôt qu’à n’importe lequel d’entre nous.

Anastasia poussa un soupir de soulagement : on lui donnait enfin l’opportunité d’aborder le sujetqui lui tenait à cœur.

— Exact, c’est d’ailleurs pour cette raison que je suis venue vous trouver ce soir.Pandeia fronça les sourcils.— Y a-t-il un problème avec nos élèves ?— Ce problème n’aurait-il pas pour nom Jesse Biddle ? siffla Diana.Elle avait craché ce nom comme s’il lui laissait un arrière-goût désagréable dans la bouche.— Biddle est un problème pour nous tous, vampires et élèves, en particulier depuis que les

humains de Saint Louis ont fait l’erreur de l’élire shérif, expliqua Pandeia avant de reporter sonattention sur le jeune professeur. A-t-il harcelé nos novices ?

— Pas que je sache, lâcha Anastasia la gorge sèche.Elle prit le temps d’organiser ses pensées, car elle souhaitait que la grande prêtresse accorde de

l’intérêt à ce qu’elle s’apprêtait à révéler.— Effectivement, nos novices n’apprécient pas Biddle, mais là n’est pas le problème. Une autre

personne perturbe certains novices et, à mon sens, notre école tout entière.— Qui ça ?— Dragon Lankford.Les deux vampires restèrent silencieuses pendant un temps qui parut infiniment long à Anastasia.

Enfin, Diana porta son verre à ses lèvres, se faisant visiblement violence pour ne pas sourire.— Dragon Lankford ? répéta Pandeia, un sourcil relevé. Mais vous ne le connaissez même pas ;

il est parti aux jeux Vampiriques il y a deux semaines. Comment peut-il vous poser problème ?— Pas à moi personnellement, non. Enfin, si. Le problème me touche, même s’il ne me concerne

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pas directement.Anastasia se frotta le front.— Bon, je recommence depuis le début. Oui, il y a un problème, et ce problème nous vient d’un

novice de cinquième année, à savoir Dragon Lankford.— Il est dynamique et particulièrement populaire chez nos novices féminines, lâcha Diana qui

affichait désormais un large sourire.Pandeia hocha la tête.— Il a justement battu tous ses adversaires, aussi bien novices qu’adultes, ce qui lui a permis de

gagner le titre très convoité de maître d’armes aux jeux Vampiriques, dit-elle. On n’avait jamais vuun novice décrocher pareil trophée !

— Oui, je suis au courant de sa victoire, répondit Anastasia. Les filles n’avaient que ce sujet à labouche aujourd’hui, ajouta-t-elle, narquoise.

— Et c’est un problème, selon vous ? demanda Diana. Dragon fait preuve d’un talentremarquable pour quelqu’un qui n’a pas encore achevé sa Transformation !

— Je ne serais aucunement surprise de voir apparaître ses tatouages d’adulte d’ici peu, confirmaPandeia. Je rejoins Diana : il n’y a rien d’anormal à ce que les jeunes filles se laissent distraire parDragon. Et quand vous le rencontrerez en personne, peut-être comprendrez-vous leur engouement…

— Ce n’est pas leur distraction qui me dérange, se hâta d’expliquer Anastasia, mais le fait quequinze novices – dont deux garçons – soient venus me voir cette nuit pour me réclamer un charme quileur assurerait l’affection de Dragon Lankford !

Le sourire des deux vampires s’évanouit. Pandeia prit la parole.— Voilà une nouvelle décevante, mais loin d’être tragique. Les novices savent que je trouve les

charmes d’envoûtement non seulement ridicules, mais aussi dangereux. Personne ne peut forcerquelqu’un à aimer qui que ce soit.

La grande prêtresse secoua la tête, visiblement contrariée par l’attitude de ses novices.— Diana, pourrais-tu discuter avec tes élèves de la différence entre l’amour et l’obsession la

semaine prochaine ?Diana hocha la tête.— Je commencerai mon laïus en évoquant une fable qu’ils sont tous censés connaître : celle

d’Hercule et de son obsession pour la grande prêtresse vampire Hippolyte qui s’est soldée par uneterrible tragédie.

— Excellente idée ! fit Pandeia avant de tourner ses grands yeux bruns vers Anastasia. Après queles novices ont formulé ces requêtes, vous leur avez bien dit que vous n’exécuteriez jamais aucun deces rituels ?

Anastasia prit une profonde inspiration.— Non, prêtresse.— Comment ça ? s’écria Diana. Pourquoi…Sa compagne leva la main pour l’interrompre.— Expliquez-vous, Anastasia, se contenta de dire la grande prêtresse.— Je n’ai jamais été à l’aise avec ces charmes, raconta Anastasia. Même au début de ma

nouvelle existence, quand j’ai commencé à faire preuve d’un talent pour les charmes, j’avais lesentiment que ces rituels n’étaient pas sincères. Je n’ai pas beaucoup d’expérience, mais je ne suispas naïve pour autant, et je sais qu’amour doit rimer avec sincérité.

— C’est une réflexion pertinente, mais elle ne m’explique rien.Anastasia se redressa et tourna son regard vers Diana.

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— Vous avez dit de Dragon qu’il était « dynamique » et « populaire », n’est-ce pas ?— En effet.— Diriez-vous aussi qu’il est prétentieux ?Diana leva une épaule.— Oui, je suppose. Mais rien d’étonnant à cela : de nombreux autres combattants font parfois

preuve d’arrogance.— « Parfois », oui. Mais leur arrogance n’est-elle pas compensée par la sagesse et la maturité

propres à l’âge adulte ?— Oui, c’est vrai, reconnut Diana.Anastasia hocha la tête, les yeux rivés à ceux de la grande prêtresse.— On parle beaucoup de ce Dragon, et j’ai attentivement écouté ce qu’on disait de lui. Vous avez

raison : je ne le connais pas. Mais j’ai entendu dire que ce novice dégainait plus facilement son épéeet son sourire qu’il ne faisait preuve de sagesse et de maturité. Si mes élèves voyaient ce novice telqu’il est, ils se désintéresseraient de lui dans la seconde.

— Alors qu’avez-vous dit aux novices exactement ? demanda Pandeia.— Que je ne pouvais pas violer les règles de notre Maison de la Nuit, mais que je pouvais jeter

un charme d’attirance en leur nom.— La frontière est mince entre charme d’attirance et charme d’envoûtement, fit remarquer Diana.— Oui, et cette frontière, c’est la sincérité, rétorqua Anastasia.— Mais j’estime que les novices qui sont venus vous voir étaient sincères dans leur démarche,

dit Pandeia, déçue par son professeur. Et dans ce cas, jeter un charme d’attirance à Dragon aura lesmêmes conséquences qu’un charme d’envoûtement. Ce n’est qu’une question de sémantique.

— Oui, ce serait vrai si je jetais le sort à Dragon. Or je voudrais le jeter à chacun des élèvesvenus me réclamer un charme d’envoûtement.

La déception de Pandeia laissa place à un sourire satisfait.— Vous voulez utiliser ce charme afin que les novices voient Dragon tel qu’il est !— Tout à fait ! Leur vision de Dragon sera authentique, non entachée des sentiments puérils et

narcissiques dissimulés derrière un sourire enjôleur.— Ça pourrait fonctionner, oui, acquiesça Diana. Mais ce charme requiert finesse et talent.— Je crois que notre jeune professeur les possède, approuva Pandeia.— Je vous remercie pour votre confiance, prêtresse ! soupira Anastasia, soulagée, avant de se

mettre debout. Avec votre permission, j’aimerais jeter mon charme ce soir même, pendant la pleinelune.

Pandeia hocha la tête.— Ce sera le moment idéal. Vous avez ma permission, ma fille.— Je compte mettre un terme à ces idylles malsaines ! affirma Anastasia en posant son poing

serré sur son cœur afin de saluer la grande prêtresse et sa compagne.— Vous ne mettrez peut-être pas un terme à toutes les idylles ce soir. Qui sait, certains novices

pourraient apprécier l’arrogance, la vanité, le sourire et le charme de Dragon ? lança Diana derrièreelle.

— Dans ce cas, ces personnes méritent leur triste sort ! conclut Anastasia.

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CHAPITRE QUATRE

Au départ, tout se passa comme prévu. Comment, se demanda plus tard Anastasia, son rituel avait-ilpu tourner au cauchemar ?

Et si ses nouveaux vêtements avaient été responsables de ce désastre ? Anastasia avait en effetpris le temps de se débarrasser de ses horribles habits étriqués qu’elle avait, à tort, commencé àporter depuis qu’elle était devenue professeur. Si elle ne s’était pas alors trouvée à cet endroitprécis, peut-être que rien de tout cela ne serait arrivé. Peut-être que rien ne serait allé de travers…

Pourtant, Anastasia s’était réjouie de la lumière de la lune qui caressait ses bras nus. C’étaitd’ailleurs l’une des raisons qui l’avaient poussée à se rapprocher du fleuve Mississippi. Elle avait eul’impression que la lune l’appelait, qu’elle l’avait libérée des contraintes idiotes qu’elle s’étaitimposées pour ressembler à une personne qu’elle n’était pas.

Anastasia portait à présent son vêtement favori, une jupe longue couleur topaze. Un mois avantson arrivée à Tower Grove, Anastasia s’était inspirée de la robe d’une Indienne lénape : elle avaitcousu des perles de verre, des coquillages et des franges de cuir blanc sur l’ourlet de sa jupe et sur lecol de sa tunique sans manches. La jeune prêtresse exécuta un petit pas de danse qui fit virevolter lescoquillages et les franges.

« Je ne porterai plus jamais ces horribles habits tout raides ! C’étaient les seuls vêtements quej’avais le droit de porter quand j’étais humaine, mais je ne ferai plus jamais cette erreur ! » sepromit-elle avec sévérité.

Elle rejeta la tête en arrière et s’adressa à la lune qui brillait dans le ciel d’encre.— Voilà qui je suis ! Un professeur vampire, expert en Charmes et Rituels, jeune et libre !Anastasia allait suivre les conseils de sa grande prêtresse : elle serait terriale et puiserait sa

force dans sa jeunesse.— Dorénavant, je m’habillerai comme bon me semble, et non comme une vieille institutrice.« Ni comme une quaker semblable à la famille humaine que j’ai quittée il y a six ans après avoir

été Marquée. »Elle tâcherait de garder dans son cœur l’amour dans lequel elle avait grandi tout en laissant de

côté les contraintes liées à son ancien mode de vie.— Je suis terriale ! s’écria-t-elle, sautillant dans l’herbe qui entourait la Maison de la Nuit de

Tower Grove.Sa sensation de liberté ne tenait pas uniquement à son changement vestimentaire. La confiance de

Pandeia faisait toute la différence. Et pour ne rien gâcher, en cette nuit chaude et claire, Anastasias’apprêtait à faire une chose qui lui apportait une joie sans pareille : jeter un charme en faveur de saMaison de la Nuit !

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Mais s’installer pour cela dans un champ parsemé de tournesols sauvages était une grave erreur.Anastasia savait pourtant que les tournesols attiraient l’amour et le désir. Or ce soir-là, Anastasian’avait pas la tête à l’amour. Elle qui avait toujours adoré les tournesols ne pensait à cet instant qu’àla splendeur de la nuit et à la beauté de la prairie.

Le champ, luxuriant, se trouvait près du fleuve. Anastasia apercevait les saules et les sorbiers quilongeaient la rive occidentale, haute comme une falaise. La végétation masquait le fleuve, pourtant lajeune prêtresse en sentait le riche arôme aux accents de puissance, de fertilité et d’espoir.

Idéalement situé pour capter la lueur argentée de la lune, un gros rocher plat en grès se dressaitau beau milieu du champ, parfait pour faire office d’autel.

Anastasia déposa son panier à proximité du rocher et en sortit les ingrédients nécessaires à soncharme. D’abord le calice en argent que lui avait offert son ancienne tutrice en guise de cadeaud’adieu. Simple mais raffiné, l’objet était orné de la silhouette de Nyx tenant à bout de bras uncroissant de lune au-dessus de sa tête. Ensuite, Anastasia déroula la nappe d’autel dans laquelle elleavait emballé une carafe remplie de vin rehaussé d’un peu de sang. Elle étala le tissu sur le rocher etplaça la carafe au milieu. Enfin, elle saisit un paquet enveloppé dans du papier paraffiné contenantune grosse miche de pain, une part de fromage et d’épaisses tranches de bacon. Avec un sourire, elledéposa le papier et la nourriture à côté du calice qu’elle entreprit ensuite de remplir.

Satisfaite à la vue de ce festin symbolisant l’abondance de Nyx, Anastasia sortit cinq grossesbougies de son panier. La jeune prêtresse trouva facilement le nord en se tournant vers l’amont dufleuve. Elle plaça alors sa bougie verte, celle qui représentait l’élément dont elle se sentait le plusproche, la terre, à l’extrémité nord du rocher. Elle déposa les autres bougies en accord avec leursdirections traditionnelles : la jaune pour l’air à l’est, la rouge pour le feu au sud, la bleue pour l’eau àl’ouest et la violette pour l’esprit au centre. Concentrée, elle prit une profonde inspiration ets’imagina puiser dans le sol les pouvoirs de la terre. Elle pensa à ses élèves, à ce qui pourrait leurarriver de mieux. Et le mieux, pour eux, serait de se voir avec clarté et d’avancer avec sincérité.

La jeune prêtresse sortit ensuite les derniers ingrédients : une longue tresse de foin d’odeur, uneboîte d’allumettes et trois petits sacs en velours. Le premier contenait des feuilles de laurier séchées,le deuxième des aiguilles de cèdre et le troisième du sel de mer.

Anastasia ferma les yeux pour adresser une prière silencieuse à la déesse, la même qu’ellerécitait avant chacun de ses rituels : « Nyx, je t’assure que les intentions du rituel que je m’apprêteà jeter ce soir sont pures. »

La prêtresse ouvrit les yeux et se tourna vers l’est pour allumer la bougie jaune :— Air, viens à moi et renforce mon rituel.Tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, Anastasia alluma les autres mèches en

invoquant chaque fois l’élément qui leur était associé. Elle finit son cercle en allumant la bougieviolette.

Puis elle se posta face au nord, prit une grande inspiration et récita du plus profond de son cœuret de son être :

— Je demande d’abord aux herbes aromatiques de purifier cet espace.Elle se tut et alluma le foin d’odeur avec la flamme de la bougie verte. Elle secoua ensuite la

tresse autour d’elle pour s’envelopper de fumée.— Toute onde négative doit disparaître sans laisser de trace.Elle reposa la tresse encore fumante, puis plongea la main gauche dans l’un des sacs en velours

pour en tirer une poignée de feuilles de laurier séchées qu’elle broya.— Ces feuilles de laurier doivent apporter conscience et clarté. J’invoque leurs pouvoirs

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terrestres en cette soirée.Anastasia savoura l’odeur des aiguilles de cèdre qu’elle mélangea dans sa paume aux feuilles de

laurier broyées.— Cèdre, j’attends de toi courage, protection et contrôle de soi. Mon rituel sera plus fort

grâce à toi.Elle sortit ensuite un peu de sel du dernier sac. Mais au lieu de le mélanger aux aiguilles de cèdre

et aux feuilles de laurier, elle garda la main en l’air, paume vers le ciel. Elle inclina la tête en arrièrepour savourer la brise tiède aux parfums fluviaux qui soulevait ses lourds cheveux blonds. C’était lapreuve que les éléments avaient rejoint son cercle et qu’ils attendaient ses directives. Anastasiarécita alors les paroles de son rituel, sa voix prenant une inflexion qui donnait au poème un accentchantant que seule son âme pouvait distinguer :

Ce soir, je dévoile mon rituelAu nom de la clarté spirituelle.Du bon laurier pour la vérité :Amour ne signifie pas vanité.Que le cèdre vous garde du garçonEt qu’il vous protège de ses actions.

Il lui semblait que la poignée de sel lui glissait entre les doigts tandis qu’elle intégraitl’ingrédient final du rituel.

— Et ce sel va lier mon rituel.Elle se dirigea vers la bougie verte et inspira profondément pour réorganiser ses pensées. À

présent, elle devait évoquer le nom de Dragon et citer chacun de ses quinze élèves en saupoudrantune pincée de sa mixture magique dans la flamme de la bougie représentant la terre.

Que dans leurs sentiments revienne l’ordre,Qu’ils voient avec clarté Bryan Lankford !

À ce moment-là, Anastasia aurait dû saupoudrer la première pincée de sa mixture dans la flammeet prononcer le nom de Doreen Ronney, contaminée par le charme de Dragon Lankford. Mais le chaosenvahit soudain la nuit. Dragon déboula vers elle, à côté d’un buisson d’aubépine, épée à la main.

— Arrière ! Vous êtes en danger ! cria-t-il à Anastasia en la poussant avec force.La jeune femme perdit l’équilibre et moulina des bras pour se retenir de tomber, en vain.

Anastasia vit avec horreur sa mixture soulevée par le vent et atterrir dans le visage du jeune novice.Puis le temps s’arrêta, ou en tout cas la réalité se dédoubla. Anastasia observa le novice figé,

l’épée dressée, semblable à la statue d’un dieu. L’air ondulant se mit à briller à la manière d’unebougie. Il irradiait d’une lueur si vive qu’Anastasia dut se cacher le visage. Alors qu’elle clignait desyeux, le halo de lumière se divisa, encadrant le novice. Près de lui, Anastasia distingua une autresilhouette qui fit un pas dans sa direction. La lumière engloutit complètement le novice.

La silhouette avait à peu près la même taille que Dragon et brandissait elle aussi une épée.Anastasia étudia son visage, qui lui sembla agréable. Puis la prêtresse eut un véritable choc ethoqueta de surprise.

— Mais vous êtes lui ! Vous êtes le double de Bryan Lankford !Pourtant, ce n’était pas le jeune novice mais un vampire adulte qui avait subi avec succès la

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Transformation. Il portait sur le front un incroyable tatouage : deux dragons face à face autour ducroissant de lune. Le corps, les ailes et la queue des deux créatures s’étiraient le long de son visagepour encadrer une mâchoire volontaire et des lèvres charnues retroussées en un sourire désarmant.

— Non, vous n’êtes pas Bryan, conclut Anastasia dont le regard glissa de sa bouche à ses yeuxbruns qui pétillaient du même sourire.

— C’est toi qui m’as attiré, Anastasia. Tu devrais savoir qui je suis.Il avait une voix grave et chaude.— Moi, je vous ai attiré ? Mais…Soudain, sa voix se brisa. Qu’avait-elle dit juste avant l’apparition du novice ? Ah, oui : « Que

dans leurs sentiments revienne l’ordre, Qu’ils voient avec clarté Bryan Lankford ! »— Comment est-ce possible ? Vous ne pouvez pas être Bryan Lankford ! Et comment connaissez-

vous mon nom ?Son sourire s’élargit.— J’avais oublié que tu étais si jeune…Il soutint son regard en esquissant une révérence courtoise.— Anastasia, mon amour, ma prêtresse. Si, tu as attiré Bryan Lankford.Il eut un petit rire.— Et cela fait très, très longtemps qu’on ne m’a pas appelé Bryan !— Je ne voulais pas vous attirer ! Vous êtes si… vieux ! lâcha-t-elle avant de sentir son visage la

brûler. Enfin, non, pas « vieux », je voulais dire… plus âgé qu’un novice. Vous êtes un vampire àpart entière. Bien que vous ne soyez pas vieux.

Anastasia aurait voulu disparaître sous le rocher qui lui avait servi d’autel.L’apparition partit d’un rire chaleureux et très séduisant.— Tu as invoqué une vision honnête de ma personne, alors me voici. Mon amour, tu as devant toi

le vampire que je deviendrai dans quelques années. C’est pourquoi je suis, comme tu l’as dit,« vieux » et un « vampire à part entière ». Le novice, derrière moi, est la personne que je suis aumoment où tu lances ton charme. Je suis plus jeune, certes, mais encore impulsif et trop sûr de moi.

— Comment me connaissez-vous ? Et pourquoi m’appelez-vous « mon amour » ?« Et pourquoi ai-je l’impression que mon cœur s’envole chaque fois que vous m’adressez la

parole ? »L’homme la rejoignit, s’accroupit à ses côtés et approcha la main de son visage avec douceur et

respect. Il la frôlait à peine, mais la respiration d’Anastasia s’emballa quand même.— Je te connais parce que tu es mon amour, et que je suis le tien. Anastasia, regarde-moi dans les

yeux. Dis-moi franchement ce que tu y lis.Elle devait obéir ; elle n’avait pas le choix. Le regard de l’homme l’hypnotisait. Tout, chez ce

vampire, la fascinait. Elle se perdit dans ses prunelles, dans la bonté, la force, l’intégrité, l’humour,la sagesse et l’amour qui en émanaient. Un amour inconditionnel. Total. Dans les yeux de ce vampire,Anastasia voyait tout ce qu’elle avait toujours espéré voir dans le regard d’un homme.

— J’y devine un vampire que je pourrais aimer, répondit-elle sans hésitation avant de sereprendre : Mais vous êtes un combattant, ça crève les yeux, et je ne peux pas…

— Tu vois le vampire que tu aimes déjà, la corrigea-t-il.Il se pencha vers elle, lui prit le visage entre ses mains et lui scella les lèvres d’un baiser.Anastasia n’aurait rien dû ressentir. Plus tard, quand elle se rejoua la scène, elle se demanda

comment un spectre avait pu lui faire éprouver de telles émotions alors qu’il ne la touchait pas pourde vrai. Pourtant, là, elle frissonna et retint son souffle tandis qu’une vague de désir – réel ou

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imaginaire ? – lui traversait le corps.— Oh ! souffla-t-elle quand il se détacha d’elle.— Mon amour, ma chère, je suis un vampire et un combattant. Et même si tu as de la peine à le

croire pour l’instant, sache que j’ai besoin de toi pour devenir l’homme sage, fort, intègre etamoureux que je serai. Sans toi, sans nous, je ne suis qu’une coquille vide, le dragon sans aucunehumanité. Souviens-t’en lorsque le jeune novice prétentieux que je suis pour l’instant voudra te fairetourner en bourrique.

Il continua de s’éloigner d’elle.— Non, ne pars pas ! le supplia la prêtresse.Le sourire de l’homme lui gonfla le cœur.— Je ne pars pas. Je ne t’abandonnerai jamais, mon amour. Je reste là ; je grandirai et évoluerai

à ton contact.Il lança un coup d’œil sur le novice pétrifié derrière lui et émit un petit rire avant de reporter son

attention sur Anastasia.— En tout cas, promets-moi de nous laisser une chance. Sois patiente avec moi, on en vaut

vraiment la peine. Oh, et ne me laisse pas tuer l’ours. Il ne te fera aucun mal. Il est, comme moi, attirépar le charme que tu as jeté et qui vient d’échouer. Ni l’ours, ni moi…

Il fit une pause et sa voix grave s’adoucit.— … ni le jeune novice prétentieux que je suis pour le moment n’avons de mauvaises intentions.

Ma chère, je ne laisserai jamais rien ni personne te faire de mal.Alors qu’il prononçait ces dernières paroles, Anastasia sentit un frisson lui traverser le corps

comme si de l’eau glaciale lui coulait dans les veines. Elle frémissait d’appréhension et de désir,quand le spectre adulte de Dragon Lankford, le regard toujours rivé au sien, bascula en arrière. Unelumière aveuglante l’absorba et lui fit rejoindre l’enveloppe corporelle du jeune novice quirecommença aussitôt à s’agiter.

Bouleversée, Anastasia observa le jeune novice. Le contact du spectre adulte résonnait toujoursdans son corps. Dragon essuyait ses yeux larmoyants d’une main et brandissait son épée de l’autre.Un gigantesque ours brun venait de surgir sur ses pattes arrière. L’animal était si grand qu’Anastasiacrut, pendant une fraction de seconde, qu’il s’agissait là aussi d’un spectre qu’elle aurait invoqué.

Mais quand l’ours se mit à rugir, Anastasia comprit qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle vision.Dragon se rapprocha de l’animal avec l’intention de le tuer.— Ne lui faites pas de mal ! cria Anastasia. C’est moi qui ai attiré l’ours avec mon charme. Il n’a

aucune mauvaise intention.Dragon fit un pas en arrière pour se soustraire aux griffes de l’animal.— Le savez-vous grâce à vos pouvoirs ? demanda-t-il sans quitter l’ours des yeux.— Oui ! Je vous en donne ma parole.Dragon lui lança un rapide coup d’œil, et Anastasia sentit une décharge familière la traverser. Le

novice cligna des yeux.— J’espère que vous ne vous trompez pas !Anastasia se mordit les lèvres pour s’empêcher de répondre : « Votre version adulte n’aurait

jamais remis ma parole en doute ! » Mais de toute façon, Dragon avait déjà reporté son attention surl’ours qui le surplombait. Le novice se pencha pour ramasser la bougie la plus proche et la tint droitdevant lui. La flamme de la chandelle rouge flambait comme une torche.

— Va-t’en ! ordonna-t-il avec une autorité inattendue de la part d’un jeune novice. Ce n’estqu’une erreur ! La prêtresse n’a pas voulu t’attirer ici !

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L’ours recula devant la bougie, grognant de colère. Dragon fit un pas en avant.— J’ai dit : va-t’en !Soulagée, Anastasia regarda l’ours se remettre à quatre pattes et, dans un dernier grognement,

battre en retraite en direction du fleuve. La jeune femme bondit sur ses pieds et se rua vers le novice.— Tout va bien, vous êtes saine et sauve, tout est sous contrôle, fit Dragon tandis qu’Anastasia

l’ignorait et lui arrachait la bougie rouge des mains.— Ne brisez pas mon cercle ! se fâcha-t-elle. Ce rituel est trop puissant pour qu’on le gâche !Elle ne le regardait pas, de peur de se laisser distraire. Elle se contenta de protéger la flamme de

la bougie avec sa main et de replacer la chandelle sur l’autel avant de se tourner vers le novice.Il avait de longs cheveux blonds noués en arrière. Ceux de son spectre aussi étaient clairs, longs

et épais, mais ils étaient détachés et retombaient sur ses épaules. Peut-être étaient-ils un peugrisonnants au niveau des tempes ? Étrange : Anastasia avait déjà oublié ce détail. En revanche, ellese souvenait très bien de ses beaux yeux bruns.

— Je n’ai pas brisé votre cercle ! se défendit Dragon. La bougie ne s’est même pas éteinte.Regardez, elle a déjà retrouvé sa place sur l’autel.

Anastasia se rendit compte qu’elle le contemplait sans souffler mot.« Il doit me prendre pour une folle ! »Elle ouvrit la bouche pour lui expliquer la situation mais se retint. Il avait du sel plein la figure.

De petits cristaux avaient atterri dans ses sourcils. Des feuilles de laurier et des aiguilles de cèdre luirecouvraient les cheveux. Elle éclata d’un rire qui les surprit tous les deux.

Dragon haussa les sourcils.— Je risque ma vie pour vous sauver des griffes d’une bête sauvage et vous me riez au nez ?Il s’efforçait d’avoir l’air vexé et autoritaire, mais Anastasia avait décelé une lueur taquine dans

ses yeux bruns.— Vous avez l’air idiot ainsi paré de ma mixture !Il ressemblait surtout à un gamin. Très beau, certes, mais Anastasia garda cette dernière remarque

pour elle. Quand les lèvres de Bryan se retroussèrent, la prêtresse sentit son ventre se nouer.— Pardon, je ne devrais pas me moquer, s’excusa-t-elle avec hâte. Mais je vais devoir

recommencer mon rituel de zéro.— C’est votre faute. Vous n’aviez qu’à pas m’envoyer vos ingrédients à la figure !La gaieté d’Anastasia s’estompa.— Je ne vous ai rien jeté dessus. Vous m’avez fait tomber, et le vent a dispersé ma mixture.— Ah, vraiment ? demanda Dragon en levant un doigt pour vérifier la direction du vent. Et de

quel vent parlez-vous, je vous prie ?Anastasia fronça davantage les sourcils.— Il y avait du vent, même s’il a cessé de souffler. Peut-être bien à cause de l’interruption de

mon rituel, d’ailleurs.— Je ne vous ai pas poussée ! enchaîna Dragon comme s’il n’avait pas entendu la réponse

d’Anastasia. Je vous ai déplacée afin de vous protéger, nuance !— Je n’avais pas besoin de votre protection ! L’irruption de cet ours n’était qu’un accident. Il

était désorienté, mais pas dangereux. Je jetais un charme d’attirance, et l’ours en a été victime.— Ah, alors c’était un charme d’attirance…L’irritation qui avait commencé à poindre dans la voix de Dragon avait disparu au profit d’un

sourire arrogant et d’un regard entendu.— C’est donc pour ça que vous avez prononcé mon nom ! Vous vouliez m’attirer.

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CHAPITRE CINQ

Dragon sourit en voyant la jeune prêtresse s’empourprer.— Vous vous méprenez sur mes intentions ! lâcha-t-elle.— Mais vous l’avez dit vous-même : vous jetiez un charme d’attirance. Et si vous avez prononcé

mon nom, c’était pour m’attirer, moi !Il se tut. Tout s’expliquait, à présent !— Ah, alors c’est pour ça que j’ai précipitamment quitté Shaw et les autres combattants sur les

docks et que je suis rentré tout seul ! s’exclama-t-il. Au début, je croyais que c’était à cause deBiddle. Il me surveille depuis mon départ pour les jeux Vampiriques. Je savais déjà qu’il nem’aimait pas, mais je trouvais son regard beaucoup trop insistant ce soir. Ça m’a fait bizarre ; j’avaisl’impression de suffoquer. Il fallait que je déguerpisse…

Dragon s’esclaffa et décocha son fameux sourire.— Enfin bref. La vérité, c’est que je suis ici parce que vous me désirez.Il se frotta le menton.— On ne s’est jamais rencontrés pourtant. Je me serais souvenu de votre beauté sinon. Ma

réputation de talentueux combattant m’a-t-elle précédé ? Ou est-ce mon autre réputation qui vous a…— Bryan, je ne vous désire pas !— Appelez-moi Dragon, répliqua-t-il. Bien sûr que vous me désirez ! Vous avez admis m’avoir

attiré. Nul besoin d’avoir honte. En réalité, je suis flatté. Très flatté, même.— Dragon, articula Anastasia d’un ton que le novice jugea sarcastique. Je n’ai pas honte de moi ;

j’ai honte pour vous !— Je ne comprends rien de ce que vous me chantez.Cette prêtresse s’était-elle cogné la tête en tombant ?Anastasia laissa échapper un long soupir et lui tendit son avant-bras.— Enchantée, Bryan Dragon Lankford. Je suis le professeur Anastasia, nouvelle prêtresse en

Charmes et Rituels de la Maison de la Nuit de Tower Grove.— Enchanté, Anastasia, répondit-il en lui agrippant son avant-bras doux et tiède.— « Professeur » Anastasia, le corrigea-t-elle en relâchant son étreinte un peu trop vite. Et vous

n’étiez pas censé connaître la tenue de ce rituel.— Parce que vous ne souhaitez pas qu’on sache que vous me désirez ?« Et vous ne souhaitez pas que je le sache non plus ? » se demanda-t-il.— Non, ce charme n’a rien à voir avec une éventuelle attirance. C’est même tout l’inverse,

expliqua-t-elle comme si elle faisait la leçon à une classe de novices. Cela va vous paraître cruel,mais je suis ici pour jeter un charme anti-Dragon Lankford.

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Ces paroles décontenancèrent le novice.— Ai-je fait quelque chose qui vous aurait offensée ? Vous ne me connaissez même pas ;

comment pourriez-vous me détester ?— Je ne vous déteste pas ! répondit-elle précipitamment. Bon, je vous dois la vérité : durant les

quinze jours que j’ai passés à enseigner ici, quinze novices sont venus me demander de vous jeter uncharme.

Dragon écarquilla les yeux.— Quinze novices ? demanda-t-il avant de faire un rapide calcul mental. Je ne vois pourtant que

dix filles à qui profiterait un charme…La prêtresse ne parut pas apprécier son trait d’humour.— J’aimerais croire que vous vous sous-estimez, mais cela me paraît impossible, répliqua

Anastasia. Je vous soupçonne donc d’être meilleur à l’épée qu’en calcul. En tout cas, je suis venueici ce soir pour que vos amoureux transis vous voient tel que vous êtes et qu’ils comprennent quevous n’êtes pas le compagnon idéal.

Dragon n’avait pas ressenti une telle stupeur depuis des années. La dernière remontait au soir oùil avait découvert la proue du navire qui le conduirait vers sa nouvelle existence. Il secoua la tête,laissant échapper les seuls mots qui lui venaient à l’esprit :

— J’ai vraiment du mal à croire que vous puissiez me détester autant. D’habitude, les femmesm’aiment bien. Énormément de femmes m’aiment bien.

— Vous avez sans doute raison, répondit Anastasia, puisque treize d’entre elles m’ont demandéde vous jeter un charme.

Il fronça les sourcils.— Treize ? Vous aviez dit quinze !— Treize filles et deux garçons, expliqua-t-elle d’un ton sec. Les garçons aussi vous apprécient

beaucoup.Contre toute attente, Dragon éclata de rire.— Vous voyez ! Tout le monde m’aime à part vous !— Ce que je n’aime pas, c’est le fait que des novices impressionnables se morfondent pour vous.

Je trouve cela très malsain !— Malsain pour qui ? Moi, ça me va très bien !Dragon adressa un sourire charmeur à la prêtresse. Il lui sembla que l’expression sévère

d’Anastasia se décontractait et que son grand regard turquoise s’adoucissait. Mais les mots quisuivirent eurent sur le novice l’effet d’une douche froide :

— Si vous étiez plus mature, vous vous soucieriez des sentiments d’autrui.Dragon jeta un regard mauvais à la prêtresse.— Pardon ? J’ai presque vingt ans ! fit-il avant de se taire et de l’évaluer de la tête aux pieds. Et

vous, quel âge avez-vous ?— Vingt-deux, répondit-elle en levant le menton.— Vingt-deux ans ? Vous êtes trop jeune pour être professeur, et bien trop jeune pour me faire la

leçon !— Et pourtant, je suis votre professeur de Charmes et Rituels, et quelqu’un doit vous faire

prendre conscience de ce que vous ratez en vous conduisant de la sorte ! Qui sait, avec quelquesconseils avisés, vous pourriez devenir un combattant intègre et honorable ?

— Je reviens des jeux Vampiriques où j’ai décroché le titre de maître d’armes ! Et ce, malgrémon jeune âge.

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— Vous ne pouvez pas acquérir intégrité et honneur en participant à de simples jeux. Vous nepouvez les gagner qu’en vous y dédiant corps et âme.

Anastasia soutint le regard de Dragon, et le novice comprit qu’elle ne s’adressait pas à lui aveccondescendance. Au contraire, elle semblait étrangement triste, presque défaite. Sans qu’il sachepourquoi, Dragon avait soudain envie de dire ou de faire quelque chose qui ferait disparaître le finpli inquiet entre ses sourcils.

— Je le sais déjà, Anastasia. Euh, professeur Anastasia, se corrigea-t-il cette fois-ci. Mais je medédie déjà à l’entraînement prodigué par les Fils d’Érebus. Un jour, je serai un combattant, et jerespecterai l’honnêteté, la loyauté et les autres valeurs de la Maison de la Nuit.

Pour sa plus grande joie, il vit Anastasia esquisser un sourire.— J’espère bien, fit la prêtresse. Je pense que vous ferez un fantastique combattant.— Je suis déjà fantastique, répondit Dragon avec un sourire.À sa grande surprise, Anastasia riva son regard sur le sien comme si elle-même était une

combattante.— Prouvez-le.Dragon brandit son épée, la colla contre son torse et fit une révérence, à la manière d’un Fils

d’Érebus qui saluerait sa prêtresse.— Envoyez-moi en mission ! Montrez-moi l’ours que je dois éliminer afin de vous prouver ma

valeur !Anastasia sourit de toutes ses dents. Dragon trouva que cela faisait rayonner son beau visage de

bonheur. Sa bouche, aux lèvres pleines et retroussées, le distrayait. Il cligna des yeux, confus, quandil se rendit compte qu’elle le pointait du doigt.

— Qui ? Moi ? s’écria-t-il. Même une vampire trop jeune pour être professeur devrait remarquerque je ne suis pas un ours.

— Je pensais que votre histoire de mission était une métaphore.Il avait dit cela pour plaisanter ! Qu’avait-elle bien pu croire ?— Mais il existe une autre manière de me prouver que vous êtes fantastique…, lâcha Anastasia.Dragon s’avança vers elle d’un air triomphant.— Vos désirs sont des ordres, madame, dit-il de sa voix la plus charmante.— Parfait, alors venez avec moi près de l’autel. Vous allez m’assister dans mon rituel !Dragon abandonna son air triomphant.— Vous voulez que je vous aide à jeter un charme qui donnera aux filles l’envie de me haïr ?— N’oubliez pas les deux garçons ! ironisa Anastasia. Mais ils ne vous haïront pas. Le sort

dissipera le brouillard de leur toquade, et vos prétendants vous verront tel que vous êtes.— Cela me semble un peu dangereux. C’est comme si vous me demandiez de me couper le bras

pour vous prouver que je sais manier l’épée !— De toute façon, votre aide n’est pas obligatoire.Anastasia se tourna vers l’autel et rassembla les bougies ainsi que les trois sacs en velours qui

gisaient près du calice et des offrandes.Dragon haussa les épaules et se mit en chemin. Il se fichait pas mal qu’une drôle de prêtresse se

charge de lui rendre sa vie amoureuse impossible ! Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire que treizenovices (il avait décidé d’ignorer les deux garçons) soient amoureuses de lui ? S’il y avait une chosequ’il avait retenue depuis qu’il avait découvert les joies de la gent féminine, c’était bien qu’aucunefemme ne lui résistait !

— Non, en fait, oubliez le service que je vous ai demandé, déclara Anastasia. Vous devriez

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retourner à la Maison de la Nuit. L’aube est proche, et la plupart des novices sont déjà au lit à cetteheure-ci.

Il s’arrêta net, puis fit volte-face. Il aurait bien voulu lui cracher une gerbe de feu, tiens ! Elle luiparlait comme à un petit garçon ! Mais Anastasia se fichait de la portée de ses paroles : elles’affairait toujours auprès de son autel, le dos tourné, comme si elle avait déjà effacé Dragon de sonesprit.

La prêtresse avait tort à son sujet ! Il ne manquait ni d’honnêteté, ni de loyauté, ni de valeur. Et ille lui prouverait !

— Je vais vous assister dans votre rituel, s’entendit-il répondre.La jeune prêtresse se retourna. Dans ses grands yeux bleus, Dragon lut de la surprise, et une autre

émotion… Peut-être bien du plaisir ou de la tendresse. Pourtant, elle parlait toujours avecdétachement.

— Bien. Venez ici et asseyez-vous au bord du rocher, ordonna-t-elle. Mais prenez garde de nerien renverser !

— D’accord. Tout ce que vous voudrez, bafouilla-t-il.Tandis qu’il la rejoignait, elle leva un sourcil, mais resta silencieuse et se contenta de

réorganiser les bougies sur l’autel.Dragon la contempla pendant qu’elle s’activait. Sa première impression d’elle subsistait : elle

était jolie. Pas très grande, avec de longs cheveux couleur d’avoine qui lui tombaient, épais et lisses,jusqu’à la taille. Malgré sa petite stature, elle avait des formes généreuses que Dragon distinguait àtravers son fin chemisier de lin et sa jupe fluide bleue. D’habitude, il ne prêtait guère attention à ceque portaient les femmes : il les préférait en tenue d’Ève… Mais les vêtements ornés de coquillages,de perles et de franges que portait Anastasia la rendaient mystérieuse, presque mystique. L’effet étaitaccentué par ses tatouages de feuilles de vigne et de fleurs, si détaillés qu’ils paraissaient réels.

— Je suis prête, et vous ?Dragon cligna des yeux et porta son attention sur l’autel, gêné que la prêtresse l’ait surpris en

pleine contemplation.— Prêt ! J’ai même hâte d’entendre les noms de mes prétendants, fit-il d’une voix pleine de défi

en soutenant le regard d’Anastasia.Mais cette dernière resta impassible.— Comme vous m’aidez dans ma tâche, je n’aurai pas besoin de prononcer leur nom. Mon sort

affectera automatiquement toutes les personnes qui nourrissent des sentiments à votre égard.Dragon poussa un long soupir.— Heureusement que je n’ai pas de dulcinée à l’heure actuelle, sinon elle cesserait de m’aimer,

elle aussi.— Pas si cette personne vous aimait pour ce que vous êtes réellement.— J’ai l’impression d’être la pire des pourritures quand je vous entends parler.— L’êtes-vous ?— Bien sûr que non ! Je suis juste moi-même.— Alors, ce sort n’affectera pas les personnes qui sont amoureuses de vous-même.— Bon, bon, d’accord. Qu’on en finisse ! Que voulez-vous que je fasse ?Anastasia répondit à cette question par une autre question :— Vous avez passé trois ans à étudier les Charmes et Rituels, n’est-ce pas ?— Exact, répondit Dragon en hochant la tête.— Bien, alors levez la paume en l’air, fit-elle en joignant le geste à la parole. Je vais mélanger

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les ingrédients du rituel dans votre main. Quand les herbes entreront en contact avec vous, vous leurinsufflerez la force nécessaire à mon charme. Pensez-vous être capable de réciter les phrases durituel à ma suite ?

Dragon tâcha de contenir son irritation. Anastasia s’adressait à lui sans mépris, mais elles’exprimait comme si elle était persuadée que Dragon n’avait jamais apprécié les cours de Charmeset Rituels. Comme s’il ne s’intéressait qu’à son épée.

Eh bien, elle n’allait pas être déçue !— Si vous me le demandez, c’est que vous n’avez jamais jeté un œil à mon bulletin de notes,

répondit-il d’un ton affable, espérant qu’elle croirait qu’il alignait les mauvaises notes.La jeune prêtresse soupira.— Non, en effet.— Alors, la seule chose que vous savez à mon sujet, c’est que quelques novices sont épris de

moi !Leurs regards se croisèrent de nouveau. Celui d’Anastasia, couleur bleuet, brillait d’une lueur

qu’il ne parvenait pas à identifier.— Je sais qu’un jour vous serez un combattant, mais cela ne signifie pas que vous savez jeter un

charme.— Je ne peux que vous promettre de faire de mon mieux !Pourquoi diable Dragon accordait-il autant d’importance à l’avis d’Anastasia ?La jeune prêtresse marqua un temps avant de prononcer un simple « Merci, Bryan » en esquissant

une courte révérence.— Appelez-moi Dragon, répéta le novice en tâchant de dissimuler le trouble qu’avait jeté en lui

cette marque de respect.— Ah, oui, Dragon. Désolée, j’oublie chaque fois. Je trouve que Bryan vous va bien.— Si je vous tenais en joue avec mon épée, vous sauriez que Dragon me va bien mieux.Dragon prit soudain conscience de l’arrogance de ses propos.— Non pas que j’oserais m’attaquer à une prêtresse ! ajouta-t-il avec hâte. Mais si vous me

voyiez combattre, vous comprendriez mieux mon surnom.— Je ne vous verrai pas combattre de sitôt.— Ah, vous me détestez pour de vrai !— Non, cela n’a rien à voir avec vous ! Je méprise la violence. On m’a élevée dans…La voix d’Anastasia se brisa. Elle secoua la tête.— Enfin, cela n’a rien à voir avec le charme que nous allons jeter. Allez, au travail ! Inspirez

trois fois et faites le vide dans votre tête, je vous prie.Mais Dragon ne voulait pas faire le vide dans sa tête. Il voulait lui poser des questions sur son

enfance. Sur les raisons pour lesquelles elle méprisait aujourd’hui la violence. Mais les trois annéespassées à étudier les Charmes et Rituels eurent raison de lui : il obéit aux instructions d’Anastasia.

— Le cercle est déjà mis en place, ce n’est pas la peine de l’invoquer de nouveau, fit-elle ens’emparant des herbes aromatiques à moitié consumées. Savez-vous de quoi il s’agit ?

— C’est du foin d’odeur.— Bien. Et à quoi sert-il lors des rituels ?Il fit mine d’hésiter.— Il sert à se débarrasser des ondes négatives ? répondit-il enfin en feignant un ton interrogatif.— Bravo, bonne réponse ! s’exclama Anastasia comme si elle s’adressait à un novice de

première année.

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Dragon camoufla son sourire tandis qu’Anastasia approchait la tresse de foin d’odeur au-dessusde la bougie verte. L’herbe s’embrasa aussi sec. Puis, agitant la tresse autour d’eux dans le sens desaiguilles d’une montre, elle se tourna vers Dragon.

— Je demande d’abord au foin d’odeur de purifier cet espace…Elle se tut en posant sur le novice un regard insistant.— Toute onde négative doit disparaître sans laisser de trace , répondit Dragon sans l’ombre

d’une hésitation.Anastasia lui adressa un sourire qui lui noua la gorge. Heureusement qu’il avait toujours excellé

en Charmes et Rituels !Anastasia reposa le foin d’odeur encore fumant sur l’autel et sortit du premier sac en velours une

pincée de feuilles séchées qu’elle déposa dans la main de Dragon. L’odeur lui était familière. Nonparce qu’il venait de s’en recevoir en pleine figure, mais parce qu’il avait toujours suivi les cours deCharmes et Rituels avec attention.

— Ces feuilles de laurier doivent apporter conscience et clarté…— J’invoque leurs pouvoirs terrestres en cette soirée, poursuivit Dragon sans ciller.Anastasia lui adressa un nouveau sourire avant de se servir dans le second sac en velours et de

saupoudrer le laurier d’aiguilles de cèdre.— Cèdre, j’attends de toi courage, protection et contrôle de soi.— Mon rituel sera plus fort grâce à toi, dit-il avant même qu’elle finisse sa phrase.Cette fois-ci, Anastasia affichait un sourire réfléchi, ce dont se félicita Dragon. Il restait assis là,

l’air hautain, sachant que la prêtresse utiliserait à présent du sel. Mais quelle ne fut pas sa surpriselorsqu’il sentit la main d’Anastasia se poser sur sa tête ! Une vague de frissons le traversa. Anastasiaécarquilla les yeux et récita d’une voix traînante :

— Une partie de ce sort doit venir de vous…Elle se tut, et cette fois-ci, Dragon n’eut d’autre choix que de rester assis en silence. Son pouls

s’accéléra quand il sentit la main de la prêtresse glisser vers sa joue.— Pour qu’en fonctionne le contrecoup !Ses fins doigts pâles se resserrèrent sur quelques mèches de cheveux échappées du catogan de

Dragon. Puis elle tira fort et déposa les cheveux arrachés dans la paume ouverte du jeune homme.Dragon se retint de hurler et de se frotter la tête.Enfin, Anastasia sortit des cristaux de sel du troisième sac en velours, mais ne les saupoudra pas

sur sa mixture dans la main de Dragon. À la place, elle prit le novice par la main et le fit tournerautour de l’autel où brûlaient toujours les bougies. La voix de la prêtresse changea d’intonation alorsqu’elle récitait les paroles fondamentales du charme. Dragon ne pouvait pas compléter ses phrases,car il n’avait jamais entendu une telle incantation. Il sentit le charme se propager alors que sesparoles le subjuguaient.

Ce soir, je dévoile mon rituelAu nom de la clarté spirituelle.Du bon laurier pour la vérité :Amour ne signifie pas vanité.Que le cèdre vous garde du garçonEt qu’il vous protège de ses actions.

Dragon était trop hypnotisé pour intégrer la signification de ces paroles. Au moment où il comprit

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que la prêtresse le traitait d’arrogant mécréant, ils s’arrêtèrent devant la bougie rouge représentant lefeu. Lui prenant la main qui contenait la mixture, Anastasia rajouta sa pincée de sel.

— Et ce sel va lier mon rituel.Puis elle plaça leurs mains au-dessus de la bougie et fit tomber la mixture dans la flamme.

Que dans leurs sentiments revienne l’ordre,Qu’ils voient avec clarté Bryan Lankford !

La flamme engloutit la mixture dans un soupir et brilla si haut que Dragon dut retirer sa main pourne pas être brûlé.

À la Maison de la Nuit de Tower Grove, quinze jeunes novices suspendirent leurs activités. Ilétait tard : sept d’entre eux étaient déjà au lit. Et dans leurs rêves s’éleva une suggestion aux accentsde cèdre et de laurier :

« Voilà ce qu’il en est :Dragon ne pourra jamais t’aimer. »

Sally McKenzie et sa compagne de chambre Isis étaient en train de s’extasier sur la beauté deDragon quand soudain Sally pencha la tête sur le côté et dit à son amie :

— Je crois que l’on devrait passer à autre chose.

« Il est beau, il est fort,Mais Dragon nous ferait du tort. »

Isis s’arrêta de rire, haussa les épaules, puis hocha la tête. Les deux novices éteignirent leursbougies et se couchèrent, un peu mal à l’aise.

Dans l’esprit des deux garçons épris de Dragon germa une pensée :

« Ne vous méprenez pas sur Dragon,Il n’a jamais été attiré par les garçons. »

L’un des deux garçons pleura sur son oreiller. L’autre se contenta d’observer la pleine lune en sedemandant s’il trouverait jamais l’amour.

Quatre des six novices qui étaient de corvée de vaisselle suspendirent leurs gestes. Camellia jetaun coup d’œil à Anna, Aurélia et Beatrice avant de dire :

« Il faudrait être idiot,Pour voir en Dragon mon Roméo. »

Anna eut un hoquet et laissa tomber la tasse en porcelaine qu’elle tenait à la main, se brisant enmille morceaux dans un silence stupéfait.

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« Je pensais trouver l’amour dans son lit,Mais il n’aurait pour moi que du mépris. »

Puis Aurélia, qui s’était penchée pour aider Anna à ramasser les bris de porcelaine, récita :

« Dragon est marié à son épée,Jamais je ne voudrai l’épouser. »

Enfin, Béatrice pâlit et chuchota :

« L’être humain est ma destinée,Un vampire ne sera jamais mon bien-aimé ! »

Dans les somptueux quartiers de vie de la Maison de la Nuit de Tower Grove, Diana rejoignaitPandeia au lit lorsqu’une expression surprise se peignit sur son beau visage.

« Le destin qui attend DragonVa au-delà de nos suspicions. »

— Diana, tout va bien ? s’inquiéta Pandeia en lui passant la main sur la joue.Diana secoua la tête comme si elle sortait de transe.— Oui. Mais c’est étrange… Ces paroles n’étaient pas les miennes.— À quoi pensais-tu avant de parler ?Diana haussa les épaules.— Je me demandais si les combattants étaient revenus des jeux Vampiriques, et je repensais aux

exploits qu’avait accomplis Dragon.Comprenant ce qui venait de se passer, la grande prêtresse hocha la tête.— C’est à cause du rituel d’Anastasia. Il a fait voir Dragon tel qu’il est à ceux qui pensaient à lui

au moment où notre jeune prêtresse lançait son charme.— Je ne suis pourtant pas amoureuse de lui ! plaisanta Diana.— Bien sûr que non, répondit Pandeia avec un sourire. Mais cela nous prouve la puissance du

rituel d’Anastasia. Nous pouvons dormir sur nos deux oreilles : demain, plus aucun novice n’aura desentiments pour lui.

— J’en suis presque désolée pour Dragon !— Ne te fais pas de mouron pour lui : si l’un de ces novices nourrit de réels sentiments à son

égard, l’émergence de la vérité n’entravera pas son amour pour lui. Et les paroles que tu viens deprononcer sont la preuve qu’un destin brillant attend notre Dragon.

— Du moins palpitant, conclut Diana.

À la Maison de la Nuit de Chicago, là où venaient de se dérouler les jeux Vampiriques, unemagnifique vampire du nom d’Aurora s’arrêta au milieu de la lettre qu’elle était en train de rédiger.Elle s’adressait au novice qui avait su conquérir son lit et son cœur après avoir remporté le titre demaître d’armes. Pourtant, elle rangea sa plume et approcha sa lettre de la flamme de la bougie la plusproche. Des paroles venaient de s’infiltrer dans la profondeur de son âme :

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« Ce n’était qu’une passade,Un autre vampire me fera chanter la sérénade. »

Qu’est-ce qui lui avait pris de s’éprendre de ce Dragon ? Ce novice n’avait été qu’une diversion,rien de plus.

Enfin, les murmures du vent s’engouffrèrent dans les entrailles de l’édifice en briques qui servaitde prison à la ville de Saint Louis. Le shérif Jesse Biddle faisait les cent pas dans une chambresecrète, devant une créature prisonnière d’une cage en argent.

— Je dois apprendre à mieux tirer profit de tes pouvoirs et trouver un moyen de me débarrasserdes vampires, lança-t-il. Ils se croient normaux et pensent avoir le droit de rester ici ! Je les haistous ! Surtout ce petit morveux de novice ! Si seulement tu l’avais vu descendre du bateau ce soir !Tout fier qu’il était d’avoir gagné son titre de maître d’armes ! Comment il se fait appeler déjà ? Ahoui, Dragon Lankford ! Tu parles d’un dragon ! Et dire qu’il se pavane depuis trois ans avec sonépée. Il se croit au-dessus de tout le monde. Même des humains ! Quel sale fils de…

La créature poussa un gémissement inquiétant qui donna la chair de poule à Biddle.— La ferme ou je t’asperge encore d’eau salée pour te faire rôtir comme un poulet !Le regard rutilant et étrangement humain de l’énorme corbeau croisa celui du shérif.

« Je vois à travers ton obssssessssion notoireQue Dragon Lankford va changer le cours de l’hisssstoire. »

Biddle lança un regard écœuré à la créature.— Qu’est-ce que ça peut bien me faire ?

« C’est parce que sssson amour est inaliénableQu’il va combattre nos ssssemblables. »

— Qu’est-ce que tu me chantes, sale bestiole ?

« Par ssssa témérité,Il pourrait rallumer l’Obsssscurité. »

Biddle marqua un temps d’arrêt. Il avait capturé cette étrange créature mi-humaine, mi-animalealors qu’elle absorbait les dernières forces d’un Indien agonisant. Le vieux Peau-Rouge avait réussi àjeter l’animal dans une cage d’argent mais, trop faible, n’avait pas survécu à l’attaque de la créature.Quand Biddle était passé près de la baraque du vieillard, celui-ci avait prononcé ces dernièresparoles :

— Brûlez du foin d’odeur pour éloigner la chose, lestez sa cage avec des pierres de turquoise etplongez-la dans un tonneau d’eau salée pour qu’elle ne puisse plus jamais s’approprier la force desgens…

Mais Biddle n’avait nullement eu l’intention de perdre son précieux temps à suivre les conseilsd’un Injun moribond. Il avait donc fait demi-tour, pensant qu’un badaud se chargerait de disposer ducadavre de l’Indien et de la chose dans la cage.

Mais la créature avait alors posé son regard étincelant sur lui. Un regard profondément… humain.Aussi fasciné qu’écœuré, Biddle s’était rapproché pour inspecter la chose.C’est alors qu’il avait remarqué les ombres qui palpitaient autour de la créature.Quand il avait fait un dernier pas vers la cage, Biddle avait ressenti le pouvoir qui s’écoulait de

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la créature, sortait de la cage et rampait jusqu’au corps sans vie de l’Indien. L’onde s’interrompait,flottait, puis redescendait jusqu’à la mare de sang qui coulait de la bouche de l’Injun.

Quelque chose dans cette ombre mouvante avait incité Biddle à se rapprocher pour la toucher.Guidé par ses plus bas instincts, l’humain s’était interposé entre la cage et le cadavre de l’Indienpour patauger dans les fils d’Obscurité.

Excité par ce souvenir, Biddle ferma les yeux. À l’époque, lorsque sa peau et son âme avaientabsorbé quelques ondes d’Obscurité, il avait ressenti une vive douleur mêlée à un plaisir et unepuissance inouïs.

Alors, Biddle n’avait pas neutralisé la créature. Il l’avait gardée sous cage et lui avait donné defaibles quantités de sang : il ne voulait pas qu’elle devienne assez puissante pour réussir à s’évader.

Biddle observa la créature d’Obscurité. Il voulait s’assurer qu’il la dominait, et non l’inverse.Se mouvant avec agitation, la créature récita une incantation. En quinze jours, Biddle ne l’avait

jamais vue s’animer avec un tel entrain.

« Entends cette vérité funèbre :Par sa ssssuperbe,Il va rallumer l’Obsssscurité. »

Biddle se rapprocha de la cage.— L’Obscurité ? Cette texture bizarre dont tu es constitué ?« Cette texture que j’absorbe parfois ? » demanda-t-il silencieusement.Quand la créature croisa son regard, Biddle comprit qu’elle avait entendu ses pensées.

« Oui, pour consssserver le pouvoir que tu désires,Tu dois éliminer Anasssstasia le vampire. »

Dragon clignait des paupières pour chasser les points lumineux imprimés sur sa rétine tout ensouriant à Anastasia.

— On dirait que votre charme a fonctionné.— Notre charme, corrigea-t-elle d’une voix douce avec un nouveau sourire. En effet, notre

charme était très puissant. Voulez-vous m’aider à refermer le cercle ?Une vague inattendue de plaisir submergea Dragon. Mais craignant que sa voix ne le trahisse, le

novice se contenta de hocher la tête.— Bien, fit la prêtresse. C’est mieux que nous le refermions ensemble.Elle jeta la tête en arrière et récita :— Merci, esprit, d’avoir rejoint notre cercle ce soir.Elle se pencha et souffla sur la bougie violette.Dragon se dirigea vers la bougie verte, s’éclaircit la gorge et dit :— Merci, terre, d’avoir rejoint notre cercle ce soir.Il souffla sur la flamme.Chacun à leur tour, ils congédièrent l’eau, le feu et l’air. Enfin, la jeune prêtresse se tourna vers

Dragon et lui prit les mains.— Merci, Dragon Lankford, d’avoir rejoint mon cercle ce soir.À cet instant, Dragon prit conscience qu’Anastasia n’était pas qu’une jolie vampire et une

prêtresse talentueuse. C’était de loin la plus jolie et la plus talentueuse prêtresse vampire qu’il avaitjamais rencontrée.

Alors, sans réfléchir, il se pencha vers elle et l’embrassa.

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CHAPITRE SIX

Prise au dépourvu, Anastasia se figea. Elle resta plantée là, ses mains dans celles de Dragon, seslèvres contre les siennes.

Si elle s’était attendue à ce baiser, elle aurait réagi, sans nul doute !Mais elle ne l’avait pas vu venir. Et ne l’avait pas esquivé.Le contact des lèvres du jeune homme la surprit. Elle s’était imaginé les manières de Dragon un

peu brusques, maladroites, trop entreprenantes. Or c’était tout le contraire. Dragon se montrait tendre,fort et un peu hésitant, signe que leur baiser le surprenait, lui aussi.

Anastasia voulait se détacher de lui. Elle aurait dû. Elle l’aurait fait, si seulement elle n’avait pasrepensé à l’apparition du vampire adulte. À ses yeux doux et rassurants, à son sourire charmeur etenfantin, à son baiser tout à fait similaire à celui de Dragon… Et cette fois, Anastasia sentaitréellement ses lèvres. « Mon amour… » Quand la vision l’avait appelée ainsi, le cœur d’Anastasiaavait bondi dans sa poitrine. Et l’histoire se répétait. Son corps répondait au contact de Dragon sansmême réfléchir. Anastasia se colla donc contre lui et s’abandonna à son baiser.

Son corps ne lui appartenait plus et son esprit virevoltait au loin, quand soudain un vent glaciallui parcourut le dos. Les cheveux soulevés par le souffle, Anastasia redescendit brusquement surterre, troublée. Elle se détacha de Dragon lorsqu’elle entendit un violent battement d’ailes derrièreeux.

Ce son lui glaça le sang.Elle releva la tête vers Dragon.— Quelque chose d’horrible approche ! s’étrangla-t-elle.Dragon se métamorphosa : il passa du novice enamouré au combattant brandissant son épée.— Restez derrière moi, près du rocher, lui ordonna-t-il.Cette fois-ci, il ne la fit pas tomber. Il la mit en position de défense et se retourna pour défier la

menace qui les guettait dans les premières lueurs de l’aube.Le cœur battant à tout rompre, Anastasia s’accroupit derrière Dragon et fouilla du regard l’aurore

grisâtre.Mais rien ne bougea.Aucune créature malfaisante ne leur tomba dessus. Aucun bandit ne se rua sur eux. Il n’y avait

rien que la clairière et les effluves lointains du fleuve.Les larges épaules de Dragon se décontractèrent. Anastasia s’attendit à ce qu’il lui fasse une

remarque désobligeante, mais quand il se tourna vers elle, la prêtresse remarqua l’inquiétude qui sepeignait sur son visage.

— Avez-vous vu de quoi il s’agissait ? demanda-t-il.

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— Non, fit-elle en se passant une main tremblante dans les cheveux. Mais je vous assure que jen’ai pas rêvé !

— Je le sais. Un maître d’armes ne se contente pas de manier l’épée avec brio. Il sait aussi lirele langage du corps et évaluer les réactions. Je sais que votre peur était réelle.

Dragon l’aida à se relever. Leurs mains s’attardèrent un instant, puis le novice pressa celle de laprêtresse avant de la lâcher. Il saisit ensuite le calice sur l’autel.

— Tenez, buvez un peu et mangez quelque chose, ça vous fera du bien. Vous devriez vousménager après avoir jeté un charme aussi puissant.

Anastasia sirota le vin et grignota du fromage avec du pain pendant que le novice rangeait l’auteltout en surveillant les alentours.

— Avez-vous senti le vent glacial qui a soufflé tout à l’heure ? demanda la prêtresse.— Non.— Alors vous avez au moins entendu le battement d’ailes ?— Non plus… Mais vous, oui ?— Certaines tribus indiennes pensent que les oiseaux portent malheur, déclara Anastasia. Surtout

ceux qui sont noirs.Avec un sourire, Dragon désigna un oiseau bleu au poitrail orange qui s’agitait non loin d’eux

autour d’un massif de tournesols.— Regardez-le, je ne crois pas que celui-là porte malheur ! dit-il.Anastasia retrouva le sourire.— En effet. Il est magnifique.— Et le voir près de ces énormes fleurs jaunes est forcément bon signe.— Ces « fleurs jaunes », comme vous dites, sont des tournesols. Ma plante préférée…, ajouta-t-

elle en les contemplant d’un air attendri.— Mais c’est de la mauvaise herbe, non ? demanda Dragon avec un regard mauvais.Anastasia secoua la tête, dépitée.— Non, on associe le tournesol à l’amour et à la passion. Ce sont des plantes colorées,

résistantes et très fécondes. Leurs graines nourrissent aussi bien les oiseaux que les hommes.— Selon vous, les tournesols sont de bon augure ?— Absolument.— Nous devrions partir d’ici. Nous sommes trop visibles au milieu de ce champ, et le jour se

lève.Anastasia hocha la tête et, sirotant toujours son vin, suivit Dragon qui portait le panier dans une

main et son épée dans l’autre.— Merci de m’avoir crue, fit la prêtresse après avoir marché dans un agréable silence.— Mais de rien.Elle lui lança un coup d’œil.— Vous ne ressemblez pas à l’image que je m’étais faite de vous…Il la regarda avec un sourire.— Vous me trouvez plus petit, c’est ça ?Anastasia lui rendit son sourire.— Plus petit, c’est le mot !Ils se turent, puis Dragon reprit :— Et je vous plais quand même ?La prêtresse se contenta de sourire.

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— Ah, alors vous ne me détestez pas ! s’exclama-t-il.Elle leva un sourcil.— Ça, je vous l’avais déjà dit !— Oui, mais le charme l’a confirmé.— Comment ça ?— Il était censé révéler ma véritable nature et mon…Il se tut, réfléchit au terme approprié et conclut :— … mon arrogance !Anastasia sentit son visage s’empourprer. Elle détourna le regard.— Alors si j’étais vraiment arrogant et narcissique, vous devriez me voir tel que je suis et me

détester !Elle reporta son attention sur lui.— Non, vous voir tel que vous êtes ne signifie pas vous détester, que vous soyez prétentieux ou

non.Dragon éclata de rire.— Je vais prendre ça pour un compliment, même si ça n’en a pas l’air !— Et vous, je vous soupçonne d’être meilleur en Charmes et Rituels que vous ne voulez bien le

laisser croire ! rétorqua Anastasia.— Vous n’avez qu’à vérifier mon bulletin de notes.— J’en ai bien l’intention.— Gare aux surprises ! la taquina-t-il.— Si vous le dites, répondit-elle en soutenant son regard.Le soleil apparut derrière les falaises au moment où les deux jeunes gens atteignirent la porte

menant à l’aile réservée aux professeurs. Dragon tendit le panier à la prêtresse.— Merci, fit cette dernière. Je… Euh… On se reverra en classe ?— Non, pas ce semestre : j’ai suivi les cours de Charmes et Rituels au semestre dernier. Mais

vous me reverrez quand même.Anastasia prit une profonde inspiration.— Bon, écoutez, Dragon, à propos de notre baiser…Il leva la main pour l’interrompre.— Non, je vous en prie, ne me dites pas qu’il s’agissait d’une erreur !— Mais vous êtes un novice, et je suis enseignante…— C’est la seule chose que vous trouvez à me reprocher ?— C’est déjà bien assez ! dit-elle avec fermeté.Loin de se décourager, Dragon esquissa un lent sourire triomphant.— Parfait ! Après tout, ce problème n’est que temporaire.Il saisit sa main, embrassa sa paume puis, toujours souriant, posa le poing fermé sur son cœur

avant d’effectuer une révérence.— Joyeuses retrouvailles, joyeuse séparation et au plaisir de se retrouver de nouveau, professeur

Anastasia.Et, avant qu’elle puisse répondre, il lui planta un baiser rapide sur la joue, fit volte-face et

disparut en sifflotant un air joyeux.

Dragon avait raison. Anastasia ne s’attendait pas à de telles notes dans son dossier scolaire !— C’est un élève brillant ! murmura-t-elle en consultant son bulletin.

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Quelle surprise, aussi, de voir la manière dont les autres novices le regardaient ! Surtout ceux quiavaient réclamé un charme d’amour… Car personne ne détestait Dragon !

Certes, plus aucun des quinze prétendants ne flirtait ouvertement avec lui. Mais d’autres novicesavaient pris le relais !

Si Anastasia décida de fermer les yeux sur ce détail, elle ne put en revanche occulterl’admiration que portaient la plupart des novices à Dragon. Le jeune maître d’armes était en effet trèspopulaire auprès de ses camarades et de ses professeurs. En retour, il savait se montrer charmeur,arrogant, amusant, malicieux… et gentil. Oui, Dragon était profondément bon.

Les jours suivants, Dragon et Anastasia partagèrent de longs regards chaque fois qu’ils secroisèrent.

Et tous les matins, Anastasia trouvait sur son bureau un tournesol dans un vase en cristal.La jeune prêtresse commençait à craindre qu’une rumeur ne se propage, mais heureusement pour

elle, tous les regards étaient tournés vers l’affreux Jesse Biddle.— Il cherche à nous provoquer, lâcha Diana pendant la réunion du Conseil Supérieur de Tower

Hill.Nerveuse à l’idée de participer à un Conseil, Anastasia retint sa surprise lorsque Shaw, le

vampire à la tête des Fils d’Érebus, pénétra dans le salon des professeurs accompagné de deux autresvampires et de Dragon Lankford.

Elle croisa le regard du novice, qui la salua d’un bref hochement de tête avant de faire unerévérence à Pandeia.

— Bien, tout le monde est là ; le Conseil peut donc officiellement commencer, fit cette dernièreavant de se tourner vers Shaw. Expliquez-moi en détail l’incident d’hier soir.

— Peu après minuit, les Filles de la Nuit se sont rendues à Bloody Island pour procéder au rituelFautor per Fortuna destiné aux élèves de sixième année. Elles demandaient à Nyx de bénir etd’aider les nouveaux élèves dans leur future Transformation, quand Biddle a émergé des ténèbres. Ila saccagé leur autel et les a forcées à quitter l’île, raconta Shaw en secouant la tête avec dédain.L’aspirante grande prêtresse m’a dit qu’il avait adressé un regard appuyé à chacune d’entre elles, quiles avait poursuivies jusque dans leurs chambres.

— Oui, selon elle, cet humain est fou à lier, intervint Diana.— J’ai vu les Filles de la Nuit aujourd’hui, renchérit Pandeia avec fermeté, elles sont toujours

terrorisées. Les avez-vous purifiées ? demanda-t-elle en s’adressant à Anastasia.— Oui, et elles se sont presque instantanément senties mieux…, répondit Anastasia. « Légères »

est le mot qu’elles ont employé.— Pourquoi n’y avait-il aucun combattant pour protéger nos jeunes novices ? siffla Diana en se

tournant vers Shaw.— Les Filles de la Nuit voulaient dédier ce rituel aux élèves masculins de sixième année,

répondit Shaw, visiblement agacé. C’est la raison pour laquelle aucun homme n’était présent durantla cérémonie. Vous savez en effet que les Filles de la Nuit séparent leur rituel de celui des Fils de laNuit. C’est pourquoi j’ai invité Dragon Lankford à notre Conseil. Dorénavant, j’aimerais que desnovices masculins assistent à tous les rituels, qu’ils soient exclusivement destinés aux filles ou non,quitte à rester en dehors du cercle sacré.

— Vous pensez que cette protection sera suffisante ? demanda Lavinia, professeur de littérature.Nos combattants devraient peut-être accompagner nos novices féminines dès lors qu’elles quittentnotre campus.

Diana émit un hoquet de mépris.

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— Oui, excellente solution, si on veut faire d’elles des prisonnières ! Nos novices, en particuliernos novices féminines, doivent avoir la liberté de circuler comme bon leur semble sans devoir êtreescortés !

Pandeia soupira.— Dans ce cas, peut-être devrions-nous conseiller aux Filles de la Nuit de ne plus pratiquer de

rituels sur Bloody Island tant que nous n’aurons pas réglé notre différend avec le shérif.— Mais cette île nous appartient ! s’écria Diana en tapant du plat de la main sur la table. Elle

porte ce nom en hommage à nos rituels ! Nous ne devrions pas laisser un humain autoritaire interféreravec les droits de nos novices !

— Saint Louis n’est plus un avant-poste barbare, répondit promptement Pandeia. Sa populationhumaine a plus que doublé au cours des dernières années. Le comptoir commercial poussiéreuxenjambant le fleuve Mississippi a laissé place à une ville prospère.

— Mais Tower Grove était déjà sereine et splendide quand Saint Louis n’était encore qu’unecolonie crasseuse et sauvage, fit remarquer Diana.

— En effet : les vampires ont toujours créé de la beauté partout où ils passaient. Mais nous nepouvons pas nous permettre de nous mettre à dos les habitants de cette ville. Et si cela signifie quenos Filles de la Nuit doivent abandonner l’île au profit de notre prairie pour pratiquer leurs rituels,alors soit. Malheureusement, j’ai le sentiment que nous devrons bientôt cacher notre véritable natureaux humains. Je ne le souhaite évidemment pas, mais ce serait peu cher payé si cela garantit à nosnovices la tranquillité de l’esprit.

— Les humains ne nous ficheront jamais la paix, s’écria Diana. Ils nous détestent !— Pas tous, répliqua Pandeia. Ils sont nombreux à nous envier et à nous craindre, mais certains

nous respectent. Vous savez que nous ne manquons pas d’humains prêts à nous offrir leur sang.Plusieurs vampires autour de cette table ont même des humains pour compagnons, malgré la récentemode qui consiste à faire semblant de nous ignorer.

— Grande prêtresse, j’ai peur que le shérif Biddle n’encourage les humains à se liguer contrenous, intervint Shaw.

— Ils ne valent rien face à nos combattants, objecta Pandeia, mécontente de la direction queprenait la discussion.

— Alors, envoyons nos combattants en ville, et qu’ils fassent comprendre à Biddle qu’il n’a pasintérêt à importuner nos novices ! fit Diana.

Anastasia décida d’intervenir :— Mais le Conseil Supérieur n’a-t-il pas explicitement interdit aux combattants d’intervenir sauf

en cas de légitime défense ?— Cette loi a été édictée par un Conseil siégeant à Venise, où fréquenter les vampires est à la

mode ! fulmina Diana. Ils ne comprennent rien à la situation qui règne dans notre pays d’arriérés !— Assez ! s’exclama Pandeia d’une voix qui donna la chair de poule à Anastasia. Diana, tu tiens

un discours inacceptable ! Ma Maison de la Nuit ne désobéira jamais aux ordres de son ConseilSupérieur. Et un seul humain ne pourra jamais monter la ville entière contre nous. Rappelez-vous quenous avons tous été humains un jour !

Diana baissa la tête.— Pardonne-moi, je ne voulais pas manquer de respect. Mais je trouve inadmissible que nos

novices ne puissent pas quitter le campus sans se cacher ou être escortés par des combattants.— Raison pour laquelle j’approuve l’initiative de Shaw d’avoir invité notre nouveau maître

d’armes à participer au Conseil, répondit Pandeia. Dragon, je voudrais que vous et tous les élèves

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masculins de sixième année aptes au combat vous assuriez qu’aucune de nos novices féminines nequitte le campus sans votre protection.

— Bien, grande prêtresse, répondit Dragon, le poing serré contre son cœur, en exécutant unerévérence.

— Je sais que ce n’est pas la solution idéale, convint Pandeia, mais elle permettra à nos Filles dela Nuit de ne plus craindre Biddle qui, comme la plupart des tyrans, ne s’attaque qu’à plus faible quelui. Ainsi, elles seront sous votre protection sans pour autant être sous l’autorité d’un adulte.

Surprise, Anastasia vit Pandeia s’adresser à elle.— Professeur Anastasia, la puissance de votre charme m’a impressionnée. Aussi aimerais-je que

vous jetiez un sort de protection sur notre Maison.Anastasia faillit ne pas répondre, mais la voix de sa tutrice lui revint en mémoire.« Suis ton instinct ; fais-toi confiance. »La jeune prêtresse prit une grande inspiration avant d’exprimer ce qu’elle avait sur le cœur :— Grande prêtresse, avec tout le respect que je vous dois, j’aimerais vous proposer un autre

sort.— Ah oui ? Pourquoi ?— Les sorts de protection sont violents par nature, car ils nous protègent des actes violents.— Et où est le problème ? demanda Pandeia.— D’habitude, il n’y en a pas, continua Anastasia. Seulement, dans notre cas, j’ai peur que le

simple fait de jeter un sort ne provoque davantage Biddle.— Provoquer Biddle me paraît une excellente idée, fit Diana.Plusieurs membres du Conseil hochèrent la tête.— Pas si nous voulons qu’il nous laisse tranquilles, objecta Anastasia. Cela ne ferait qu’attiser

sa rancune. Tandis que la présence de Dragon et des autres futurs combattants, comme l’a suggérénotre grande prêtresse, intimiderait le shérif.

— Bien vu, fit Pandeia. Alors, quelle alternative proposez-vous ?— Un sortilège de paix. Mais je ne le jetterai pas ici, sur nos terres. Car malgré quelques actes

isolés qui ont déclenché notre hostilité, nous avons pour notre part des intentions pacifiques. C’estdonc avant tout cet humain qui doit bénéficier des effets du sortilège. Et celui-ci fonctionnerait àpleine puissance si je pouvais le lancer depuis un endroit proche du repaire de Biddle.

— Le shérif passe son temps à la prison, près de la place publique, fit remarquer Shaw.— Alors, je lancerai mon sortilège à proximité de la prison. Cela permettra également à la ville

tout entière d’en profiter.— Vous avez raison, Anastasia. Je vous autorise à lancer votre sort, à condition d’être

accompagnée d’un Fils d’Érebus.— Ce serait un honneur pour moi, professeur, s’avança Shaw en penchant la tête en signe de

respect.— Sans vouloir vous offenser, je crains d’être incapable de jeter ce sortilège en présence d’un

combattant. Cette situation irait à l’encontre de la nature même du sortilège de paix.— Mais vous ne pouvez pas y aller seule, c’est trop dangereux, fit remarquer Pandeia.— Est-ce la simple présence d’un combattant qui perturberait le déroulement du sort ? demanda

Diana.— Oui.— Dans ce cas, fit Diana avec un sourire, partez accompagnée de l’élément le mieux placé pour

vous protéger, à savoir Dragon Lankford. Il n’a pas encore subi sa Transformation, vous ne serez

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donc pas sous la garde d’un combattant, mais d’un maître d’armes !— Voilà la solution à notre dilemme, non ? demanda Pandeia.Anastasia s’éclaircit la gorge.— Oui, en effet.La grande prêtresse se tourna vers le jeune maître d’armes.— Qu’en dites-vous, Dragon ?Le novice pressa son poing contre son cœur et baissa la tête vers Anastasia.— Je suis aux ordres du professeur Anastasia.— Parfait ! s’exclama Pandeia. Anastasia, jetez votre sortilège ce soir. Saint Louis a soif de paix.

La séance est levée. Soyez tous bénis !

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CHAPITRE SEPT

— Tu fais la tête depuis qu’on a quitté la Maison de la Nuit, remarqua Dragon avant de rouspétercontre les deux chevaux gris qui tiraient leur attelage. Hé, tout doux ! Tiens, regarde, même leschevaux ont remarqué que tu faisais la tête.

— Je ne fais pas la tête, soupira Anastasia, je me concentre, nuance ! Mais tu as raison, leschevaux ont l’air agités.

Dragon lui adressa un sourire.— J’ai souvent raison, tu sais !Anastasia se tourna vers lui.— On ne t’a jamais appris la différence entre confiance en soi et arrogance ?— Si je dis non, tu vas me faire la leçon ?Anastasia hésita avant de répondre.— Non, je ne crois pas.Ils continuèrent leur voyage en silence jusqu’à ce que Dragon pousse un soupir.— Bon, vas-y, fais-moi la leçon ! J’adore ça !Anastasia ouvrit la bouche pour lui signaler qu’elle se fichait éperdument de ce qu’il aimait ou

non, mais Dragon reprit la parole.— Pour être honnête, tu pourrais dire n’importe quoi, je serais quand même heureux. Tu as une si

jolie voix…Leurs regards se croisèrent.— Presque aussi jolie que toi…Il parlait comme un charmant petit écervelé. Pourtant, Anastasia distingua dans ses yeux une

profondeur et une gentillesse qui la firent rougir.— Merci. Et merci pour les tournesols. Je suppose que c’est toi qui les déposes chaque matin sur

mon bureau, bredouilla-t-elle avant de détourner le regard.— Oui, c’est bien moi. Et je t’en prie. Ils te plaisent ?— Oui, beaucoup, répondit-elle, le regard toujours dirigé au loin.Interloquée par sa propre réaction, elle en venait à se demander si c’était bien à ce Dragon

qu’elle s’adressait et non à sa version adulte qui hantait toujours ses pensées.Un nouveau silence s’étira entre eux avant que Dragon ne laisse échapper :— Ils ne me détestent pas, tu sais.— Qui ça, « ils » ? demanda Anastasia en haussant les sourcils.— Les treize filles et les deux garçons.— Ah, eux ! Et comment peux-tu le savoir ? Tu ne sais même pas de qui il s’agit, je ne t’ai pas

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donné leurs noms !Dragon sourit.— Peu importe, puisque personne ne me déteste. Et tu sais ce que ça signifie ?— Que mon charme n’a pas fonctionné ? demanda-t-elle avec un petit sourire.Dragon éclata de rire.— Tu sais aussi bien que moi que notre charme a parfaitement fonctionné. Cela signifie que je ne

suis pas une si mauvaise personne que ça !— Je n’ai jamais dit que tu étais une mauvaise personne !— Non, tu as dit que j’étais un méfaisant.— Ce mot n’existe même pas !— Oui, je viens de l’inventer. Je suis doué pour jouer avec les mots.Anastasia leva les yeux au ciel.— Encore en train de frimer, maugréa-t-elle.Il rit de nouveau.— Tu as consulté mon bulletin de notes, pas vrai ?— Peut-être.— Si, tu l’as fait ! Et tu as découvert que je maniais aussi bien la plume que l’épée !— L’arrogance incarnée ! souffla Anastasia en détournant le regard pour camoufler son sourire.— Pourquoi cela serait-il de l’arrogance si c’est la vérité ?— C’est de l’arrogance lorsque tu t’en vantes, vérité ou non.— Parfois, un vampire doit se vanter pour attirer l’attention d’une prêtresse…Sans jamais le regarder, Anastasia gloussa.— Tu n’es même pas encore un vampire à part entière.— En effet.— Et tu as des tas de filles à tes pieds.— Je n’en veux pas, de ces filles, fit-il d’une voix qui ne laissait plus entendre la moindre pointe

taquine. C’est toi que je veux.Anastasia leva les yeux vers lui. Il avait un regard brun honnête et résolu. Avec les cheveux

détachés, les mèches qui lui encadraient le visage accentuaient sa mâchoire volontaire. Il portait unechemise et un pantalon noirs simples, sans doute pour se fondre dans la nuit. Anastasia trouvait parcontre que le noir le vieillissait un peu, qu’il lui donnait un air puissant et mystérieux.

— Tu ne réponds pas ? demanda-t-il.Anastasia descendit son regard sur son torse, puis le remonta vers ses yeux.— Je ne sais pas quoi dire…— Tu pourrais au moins répondre que j’ai une chance avec toi.— Je ne suis qu’une énième conquête à tes yeux ? Un trophée au même titre que celui de maître

d’armes ?Dragon arrêta l’attelage et se tourna vers Anastasia.— N’importe quoi ! Pourquoi dis-tu cela ?— Parce que tu aimes la compétition et que tu es un prédateur, répliqua-t-elle. Tu traques, tu

attaques, tu conquiers. Et comme je dois être l’une des rares femmes à te résister, tu vois en moi undéfi à relever.

— Non, je te veux parce que tu es belle et intelligente, belle et talentueuse, belle et généreuse.Enfin, « généreuse »… C’était ce que je croyais jusqu’à maintenant !

Il poussa un long soupir contrarié.

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— Anastasia, notre charme était supposé me montrer sous mon vrai jour. Alors, oui, je l’avouevolontiers : je suis prétentieux ! s’écria-t-il en haussant les épaules. Et je crois que mes talentsjustifient cette arrogance. Mais je peux t’assurer que mon attirance pour toi n’a absolument rien à voiravec un désir de conquête ou une attitude de prédateur !

À cet instant, Anastasia lut dans le regard de Dragon qu’il n’était pas en colère, mais vexé.Lentement, elle s’approcha de lui et lui effleura le bras.

— Tu as raison. Tu ne mérites pas que je t’inflige un tel traitement. Je suis désolée, Bryan.Elle soupira en secouant la tête.— Je veux dire Dragon, rectifia-t-elle. Désolée, je suis un peu chamboulée.Dragon posa sa main sur celle de la prêtresse.— Tu peux m’appeler Bryan. J’aime bien t’entendre prononcer mon nom.— Bryan, répéta-t-elle doucement.Elle sentit la main du jeune homme trembler sur la sienne.— Je ne m’attendais pas à rencontrer quelqu’un comme toi, continua-t-elle.— Parce que je suis un maître d’armes et que je deviendrai bientôt un combattant ?Elle hocha la tête sans prononcer le moindre mot.— Et pourquoi cela te dérange-t-il tant ? insista-t-il.— Pour rien, c’est ridicule.Dragon entrelaça ses doigts dans les siens.— Je suis sûr que non. Tu peux tout me dire, je te le promets.— J’ai grandi dans une famille quaker, commença Anastasia. Tu sais ce que c’est ?— J’ai déjà entendu parler d’eux, mais j’ignore de quoi il s’agit exactement. Ce sont des

fanatiques religieux, c’est ça ?— Certains le sont, oui. Mais ma famille n’était pas aussi terrible que les autres foyers. Notre

communauté a forcé mes parents à me mettre dehors après que j’ai été Marquée, mais ils m’ontvraiment aimée. Ma mère continue de m’écrire en secret. Elle m’aime toujours. Et moi, je sais que jel’aimerai toute ma vie.

— Ce que tu me dis est loin d’être ridicule. C’est même plutôt loyal, fidèle et gentil de ta part.Anastasia sourit.— Ce n’est pas ça que je trouve ridicule. Ce qui l’est, c’est que je garde en moi quelques

vestiges de mon héritage quaker, et j’ai peur que ça ne change jamais.— Tu ne vénères pas notre déesse Nyx ?— Si, bien sûr ! D’ailleurs, je me suis toujours sentie liée à la terre, d’une manière bien

différente de celle de ma famille. C’est grâce à ce lien que j’ai trouvé la voie vers notre déesse.La prêtresse dégagea une mèche de cheveux de son visage.— Bref, ce que j’essaie de te dire, c’est qu’à l’époque où j’étais humaine, j’étais une pacifiste.

Et je le suis encore. Pour toujours, je crois.Dragon affichait un air surpris, mais il ne lui lâcha pas la main.— Je ne peux pas renier mon titre de maître d’armes. Et même si je le pouvais, je ne le ferais

pas.— Bien sûr que non ! Je ne voulais pas dire que…— Attends, je n’ai pas fini, la coupa Dragon. Disons que je ne crois pas que nos visions

divergentes soient un frein à notre relation.— Même si je te dis que je suis persuadée que la clémence est plus forte que la lame de l’épée ?— Tout comme l’amour ou la haine. Il y a tant de choses qui sont plus fortes que mon épée.

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— Bryan, je n’aime pas la violence.— Et tu crois que je l’aime, moi ?Il secoua la tête et ne lui laissa pas le temps de répondre.— Eh bien non ! Si j’ai jamais usé de mon épée, c’est justement parce que je déteste la violence !Ses épaules se voûtèrent, et sa voix s’éleva, brisée, douloureuse à écouter.— J’ai toujours été petit. Si petit que j’étais le bouc émissaire de service. Les gens ne voyaient

en moi que le petit garçon du comte, blond comme une fillette de surcroît ! Je n’aimais pas me battre,et je n’ai jamais voulu me battre, mais c’est la violence qui est venue à moi. Si j’avais baissé lesbras, on m’aurait détruit, piétiné ! Vois-tu, mon père n’était guère apprécié, et son fils était pour toutle monde sa plus grande faiblesse.

Il se tut. Anastasia comprit que l’évocation de son passé lui était intolérable.— Mais au lieu de m’avouer vaincu, j’ai gagné en puissance. J’ai appris à manier l’épée pour

contrer la violence dont j’étais victime. J’ai alors pris conscience de mon talent pour l’épée. Alorsoui, mon arrogance a enflé, et j’ai certainement sorti mon arme à des moments inopportuns, surtoutavant d’être Marqué. Mais je préfère manier mon épée pour contrer la violence plutôt que pour ladéclencher.

La main calleuse de Dragon, abîmée par son maniement de l’épée, s’empara de la douce maind’Anastasia.

— Un combattant est un protecteur, non un prédateur, conclut Dragon.— Mais tu vis dans la violence, répliqua Anastasia, pourtant peu convaincue par ses propres

paroles. Tu te transformes en véritable dragon quand tu combats. Tu le dis toi-même, et les gensaussi. On te surnomme Dragon.

— Je ne deviens un dragon qu’en cas de nécessité, et je protégerai toujours les miens, dit-il.Crois-moi. Donne-nous une chance, Anastasia.

Le cœur de la prêtresse s’emballa quand elle reconnut les paroles de Dragon. Son spectre adulte,le combattant qu’elle était convaincue de pouvoir aimer, lui avait tenu le même discours.

— D’accord, répondit-elle lentement, à condition que tu n’oublies pas que la clémence est plusforte que la lame de ton épée.

— Je m’en souviendrai.Contre toute attente, Anastasia se pencha pour embrasser Dragon. Quand les deux jeunes gens se

séparèrent, ils échangèrent un long regard.— Après que tu auras jeté ton sort, tu voudras bien te promener avec moi le long de la rivière ?

demanda Dragon.— Oui, si tu me protèges.— Je protégerai toujours les miens, répéta-t-il.Le sourire aux lèvres, il passa le bras d’Anastasia sous le sien et ordonna aux chevaux de se

remettre en route.

Bras dessus bras dessous, Anastasia et Dragon longèrent la digue pavée du fleuve. Anastasiavenait souvent admirer les bateaux à vapeur. Elle se demanda si elle se lasserait un jour de leursplendeur. À cette heure tardive, ils offraient un contraste saisissant avec la quiétude et la pénombrede la nuit urbaine. Avec leurs lustres flamboyants, les bateaux à vapeur étaient de véritables palaisflottants. Ils glissaient sur l’eau telle une mélodie magique, chargés de leurs danseuses effrénées etdes clients de leur casino. Oui, d’habitude, Anastasia aurait épié ce qui se tramait derrière lesfenêtres des bateaux. Mais ce soir-là, la prêtresse leur accorda tout juste un regard. Elle avait l’esprit

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ailleurs. Cela n’était pas dû au sort qu’elle s’apprêtait à jeter : les sortilèges de paix étaient les plussimples à élaborer. La prêtresse n’avait besoin que de deux ingrédients : de la lavande, connue pourses vertus apaisantes, et de l’ajoite, parfaite pour répandre la paix, la pureté et l’amour. Anastasia lesbroierait et les mélangerait avant de brûler la mixture au-dessus d’une bougie verte en récitant desparoles à la sagesse millénaire. C’était un sort facile, rapide et efficace.

Alors, pourquoi diable Anastasia se sentait-elle préoccupée ?Au loin, par-dessus le tintamarre des festivités provenant des bateaux à vapeur, elle entendit

distinctement le croassement d’un corbeau. Elle frissonna.— Tu as froid ? demanda Dragon en la rapprochant de lui. Tu es sûre que tu ne veux pas que je

porte ton panier ? Ce ne serait pas la première fois.— Non, ça ira. Il faut que je le porte moi-même afin de transmettre mon énergie aux ingrédients,

lui expliqua-t-elle en souriant. Tu pourras le porter sur le chemin du retour si tu insistes.— Avec plaisir !Anastasia s’arrêta peu après et signala à Dragon d’en faire autant.— Bon, écoute, je me dois d’être honnête envers mon protecteur, dit-elle. Je ne vais pas bien. Il

se passe quelque chose d’étrange… Je me sens mal à l’aise, et j’ai peur.Dragon posa sa main sur la sienne.— N’aie pas peur, je te promets que je saurai nous défendre contre n’importe quel shérif, fit-il en

la regardant dans les yeux. Cela fait fort longtemps qu’on ne m’a plus persécuté !— Est-ce la confiance ou l’arrogance qui te fait parler ?— Les deux, répondit Dragon avec un sourire. Allons, finissons-en avec ce sort, que nous

puissions nous consacrer à des activités plus plaisantes !Il pointa du doigt le petit espace vert devant eux qui se prolongeait sur la gauche.— La prison, c’est ce bâtiment carré en pierre que tu aperçois de l’autre côté du parc.— Parfait, au travail !Anastasia pressa le pas, tâchant d’ignorer le sombre pressentiment qui l’accablait depuis le

Conseil.« Je suis nerveuse, voilà tout, s’admonesta-t-elle. La Maison de la Nuit compte sur moi, et un

charmant novice me fait la cour. Je dois me concentrer, me préserver et faire ce que j’ai à faire ! »— Et maintenant, en quoi puis-je t’aider ? demanda Dragon alors qu’ils s’approchaient de

l’austère bâtisse.— En fait, moins tu en feras et mieux le sortilège fonctionnera.Dragon adressa un regard interrogateur à la prêtresse.— Je sais que tu es là pour assurer ma protection, répondit cette dernière, mais tu restes avant

tout un homme d’épée. Tu incarnes l’opposé de ce sortilège.— Mais je…— Je sais que tes intentions sont bonnes, le coupa Anastasia, mais cela ne change en rien ta

nature et ton statut de combattant.Dragon se mit à sourire. Aussitôt, la prêtresse fronça les sourcils.— Ce n’était pas un compliment, précisa-t-elle.Elle étudia la bâtisse en récitant les étapes de son sortilège.— D’abord, je vais installer les bougies et appeler le cercle tout autour de la prison. La façade

est tournée vers le fleuve, donc orientée plein est. Parfait. D’habitude, je brûle la lavande avec laflamme de la bougie représentant la terre, car il s’agit de mon élément de prédilection. Mais commeje voudrais que mon sort se propage à la ville entière, j’ai décidé de la brûler avec la bougie

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symbolisant l’air. L’orientation de cette porte est de bon augure, releva-t-elle d’un ton badin pourtromper le malaise qui l’envahissait.

— Oui, en effet, fit Dragon en hochant la tête. Donc je viens avec toi, mais je ne rejoins pas lecercle ?

— Voilà, répondit-elle en vérifiant qu’elle avait bien toutes ses bougies dans son panier. Toi, turestes ici, dans le parc.

— Mais je ne te verrai plus quand tu contourneras la prison !— Non, mais tu m’entendras toujours, fit la prêtresse, déjà absorbée par la préparation de son

sortilège.— Anastasia, ça ne me plaît pas de te perdre de vue.— Bryan, je jette un sortilège de paix, répliqua-t-elle. Dès que je broierai la lavande, la paix et

la sérénité vont émaner de moi. Je sais, tu es là pour t’assurer qu’aucun danger ne me menace, et taprésence me réjouit, mais en réalité, il est très, très rare qu’une prêtresse se fasse attaquer au coursd’un sortilège de paix.

Anastasia savait qu’elle disait vrai, pourtant ses paroles sonnaient faux, même à ses propresoreilles, comme si une présence invisible déformait ses propos. La jeune prêtresse secoua la tête,plus pour elle-même que pour Dragon.

— Non, vraiment, tu ne peux pas me suivre durant mon rituel.— Bien, je comprends. Ça me contrarie, mais je vais rester ici.Il pointa du doigt une partie du parc plongée dans l’obscurité, à distance des lampes à gaz qui

éclairaient le bâtiment.— Dis donc, les environs ne sont pas très bien éclairés, quand même.Anastasia haussa les sourcils.— Bryan, n’oublie pas que je suis un vampire, je peux voir dans la pénombre ! Et tant mieux,

cela me permettra de jeter mon sortilège à l’abri des regards humains.— Je ne disais pas… Enfin, je voulais dire que…, bredouilla Dragon avant de soupirer et de

partir vers l’endroit qu’il avait désigné plus tôt. Bon, je t’attends là-bas.Anastasia s’avança d’un pas décidé et effleura le bras de Dragon d’un geste détaché.Dragon avait réussi à la rassurer et elle chuchota le nom de Nyx avec un sourire sur les lèvres.

Elle installa sa bougie jaune à l’est, puis invoqua l’air. Concentrée sur son rituel, elle s’empara d’unepoignée de sel dans son sac en velours avant de faire le tour de la prison dans le sens des aiguillesd’une montre en invitant les autres éléments à rejoindre son cercle. Elle traça un trait bien net avecson sel sur un chemin souvent emprunté en récitant :

Avec ce sel j’invoque iciLa paix et la tranquillité de l’esprit.

Repoussant son mauvais pressentiment, Anastasia fit le tour de la prison en se concentrant sur despensées calmes, heureuses et positives. Elle comptait jeter son sortilège avec la complicité de l’air,pourtant elle se surprit à imaginer la terre lui insuffler la force nécessaire au rituel.

Et comme toujours, la terre répondit favorablement à la sollicitation d’Anastasia. La puissantemagie terrestre se réveilla sous la prison et commença à se propager…

La créature d’Obscurité recluse dans le sous-sol de la prison ressentit les premiers effluves dusortilège d’Anastasia. Alors, la chose comprit qu’il était temps d’obéir à son maître. Elle se mit donc

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à chuchoter quelques incantations.Biddle, qui faisait les cent pas devant la cage en argent, s’arrêta pour l’écouter.

« Pour le feu glaccccial épargner,La vampire Anasssstasia tu dois tuer. »

— Oui, je suis déjà au courant ! s’écria Biddle.Il dodelinait de la tête et tirait nerveusement sur sa chemise, comme s’il essayait de se

débarrasser d’insectes imaginaires qui lui couraient sous la peau.— Seulement, je ne peux pas l’attaquer tant qu’elle est parmi ses semblables !

« Ce ssssoir, elle est là.Tue-la et ramène-la icccci-bas. »

— Quoi, tu veux dire qu’elle est dehors ? Toute seule ?Biddle ne semblait pas avoir remarqué le changement d’intonation de la créature. Pourtant, le

sifflement du serpent avait laissé place au doux chant mélodieux des sirènes.

« Dragon est icccci pour la protégerMais le feu glaccccial peut combattre sssson épée. »

Du fond de sa cage, la créature vomit un flux d’Obscurité qui ondula jusqu’à Biddle. L’humains’approcha avec hâte pour l’enlacer, et quand l’Obscurité grimpa le long de ses jambes et s’insinuasous sa peau, Biddle gémit de plaisir. Le pouvoir qui l’envahissait était aussi irrésistible quedestructeur.

Gonflé d’Obscurité, Biddle sortit le long couteau qu’il portait depuis qu’il avait capturé lacréature.

« Quand le ssssang du vampire j’aurai bu,Mon pouvoir pour toi aura crû. »

— Parfait ! Je pourrai enfin me débarrasser de ces sales vampires ! Je les éliminerai un par un. Àcommencer par ce sale petit bâtard prétentieux !

Biddle gravit l’étroit escalier qui menait à la sortie. Derrière lui, la créature reprit son discours :

« Ne te laisse pas berner par le garçon !Anasssstasia disparue, il ne sera plus guidé par la raison. »

Biddle tira sur sa chemise et s’élança, ignorant les propos de la créature.

« Que la paix de la brise vienne à vous ! »Le sortilège d’Anastasia dériva dans la nuit jusqu’aux oreilles de Dragon. Il distinguait la

silhouette de la prêtresse devant la prison, aux frontières de la lumière projetée par l’un des deuxlampadaires qui flanquaient la grande arche de pierre. Elle récitait son incantation de la même voixmélodieuse qu’elle avait employée lors de son charme d’attirance.

« Que la paix du plus doux des feux vienne à vous ! »Les douces intonations d’Anastasia apaisaient Dragon, lui redonnaient confiance en son monde.« Que la paix des mers de cristal vienne à vous ! »En tant que futur combattant, Dragon avait craint qu’Anastasia ne le rejette. Mais à l’écoute de

ses incantations paisibles, ses peurs disparurent.

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« Que la paix de la terre ancestrale vienne à vous ! »Car Dragon n’aurait aucune difficulté à lui prouver qu’il n’était pas violent. Il n’était plus le

garçon qu’il avait été autrefois, il avait mûri. Il n’utilisait plus son épée qu’en cas d’extrêmenécessité désormais.

« Que la paix de la brillante lune vienne à vous ! »Dragon laissa échapper un long soupir et s’adossa au tronc d’un gros chêne. Les yeux rivés sur le

ciel, il se félicita d’avoir chaque jour déposé des tournesols sur le bureau d’Anastasia. Mais cettesérénité ne dura qu’un temps : Biddle apparut soudain devant lui.

Paralysé par la surprise, Dragon dévisagea l’homme. Leur dernière rencontre remontait àquelques jours à peine, pourtant l’individu semblait terriblement différent. Il avait le visage émacié etles joues creusées. Des cernes boursouflés lui cerclaient les yeux de noir. Un spasme nerveuxl’agitait. C’était donc cette pauvre chose qui avait interrompu le rituel des Filles de la Nuit et qui lesavait chassées de leur île ? Dragon avait pourtant l’impression de pouvoir le briser en deux d’uneseule main. Ce pauvre diable n’était plus que l’ombre d’un être humain !

— En quoi puis-je vous être utile ? demanda Dragon en essayant d’éradiquer toute pointe dedégoût dans sa voix.

Biddle lui sourit.— En mourant, par exemple.Pour la première fois de sa vie, Dragon eut la sensation de faire face au Mal incarné.D’instinct, le novice porta la main à son épée pour dégainer, mais il était déjà trop tard. Biddle

répliqua avec une vitesse et une puissance surhumaines. Il prit Dragon à la gorge et le cogna de toutesses forces contre le tronc du chêne. De sa main libre, il arracha l’épée de la poigne faiblissante dumaître d’armes.

Biddle rit au nez du novice.— Sale petit prétentieux !— Arrêtez, s’étrangla Dragon, le souffle coupé.L’écho familier de ces mots le frappa soudain de plein fouet. Il avait l’impression d’être revenu

quatre ans en arrière, dans les écuries de son père, à l’époque où il avait perdu son foyer, sa familleet sa légitimité en une seule soirée.

— Tu sais quoi ? poursuivit Biddle en collant sa bouche à l’oreille de Dragon. Je ne vais pas latuer ici. Je vais procéder à ma façon : je vais la descendre au sous-sol et prendre un peu de bontemps avec elle.

La gorge en feu, Dragon perdait ses dernières forces. Avant de sombrer dans l’inconscience, ilvit Anastasia se précipiter vers lui en hurlant son prénom…

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CHAPITRE HUIT

Anastasia savait que quelque chose clochait. L’air lui semblait lourd comme à l’approche d’unorage. Elle invoquait la paix des cinq éléments quand une vague de malaise déferla sur la nuit etdéconcentra Anastasia, qui interrompit aussitôt son rituel.

La prêtresse se tourna instinctivement vers Dragon. Lui saurait sûrement ce qui se passait etquelle attitude adopter. Mais, horrifiée, Anastasia vit Biddle foncer sur lui et le soulever par lagorge. Il le collait contre un arbre pour l’étrangler !

Ni une ni deux, Anastasia courut droit sur Biddle en appelant Dragon, puis se jeta violemmentcontre le shérif.

Biddle lâcha Dragon et projeta la prêtresse à terre. La tête chancelante, essayant de chasser lespoints lumineux qui envahissaient son champ de vision, Anastasia rampa vers le novice, la maintendue.

— Bryan ! Non !Il ne bougeait pas, et il avait la gorge comme… enfoncée. Il ne respirait plus.— Laisse-le ! gronda Biddle.Ce dernier voulut attraper Anastasia, mais la prêtresse se rua derrière le chêne pour lui échapper.— Ah, tu veux jouer à cache-cache ? ricana l’humain. Tu as raison, ça pourrait être amusant avant

de passer aux choses sérieuses.Le shérif contourna l’arbre. Quand Anastasia croisa son regard, elle comprit que Pandeia avait

raison : cet homme était fou à lier.Anastasia n’avait que quelques secondes pour agir. Au lieu d’échapper à Biddle, elle

s’accroupit, posa une main contre le tronc du chêne et l’autre sur la gorge de Dragon. Elle ferma lesyeux et pensa fort à la terre qui gisait sous l’arbre. Elle se représenta la puissance riche, fertile etintemporelle de la terre en train de jaillir comme une fontaine verte, depuis les racines de l’arbre, enpassant par le tronc, jusqu’à ses propres mains, pour ensuite aller se propager à l’intérieur deDragon.

Terre, passe par cette écorce,Et redonne à Bryan toutes ses forces !

Soudain, une vague de chaleur surgie du tronc lui traversa le corps avant de s’introduire enDragon.

— Fini de s’amuser ! s’écria Biddle. Passons aux choses sérieuses. Je n’ai jamais goûté auxvampires, tu sais !

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Biddle lui attrapa la cheville d’une poigne de fer et la traîna vers l’issue arrière de la prisoncomme une vulgaire poupée de chiffon. Anastasia se tourna dans la direction de Dragon, afin des’assurer qu’il bougeait ou, au moins, respirait. Mais elle ne vit que la forme inerte de son corpsavachi avant que Biddle ne la jette dans le bâtiment et referme la porte derrière eux.

— Elle n’est pas morte ? s’écria la créature dans la cage.Anastasia détailla la chose. Ce n’était ni un oiseau ni un être humain. En fait, si on faisait

abstraction de ses yeux rouges et brillants, la créature ne semblait même pas réelle. On aurait dit unêtre immatériel, fantomatique… Une créature de cauchemar et d’obscurité.

— Pas encore, non, fit Biddle. J’ai envie de m’amuser un peu avant.— T’amusssser n’était pas au programme ! siffla la créature.— Le seul programme qui tienne, c’est que je te nourrirai avec son sang pour que tu puisses me

donner ce que je te réclame ! Ce qui se passe avant n’a aucune importance.Le regard d’Anastasia glissa de la cage au shérif.— C’est quoi, cette bestiole ?— J’en sais trop rien, fit Biddle en lui caressant la cheville puis le mollet. Ignore-la, elle n’est

même pas réelle.Allongée par terre, Anastasia donna un coup de pied pour se libérer de Biddle, mais la carrure

chétive du shérif était trompeuse. Ses mains osseuses faisaient preuve d’une force hors du commun, etd’un seul geste, il parvint à la ramener contre lui.

— Ne me touchez pas ! s’écria Anastasia en se débattant.— Oh, allez ! Tout le monde sait que vous, les vampires, n’avez pas froid aux yeux, alors pas la

peine de jouer la sainte-nitouche !Une peur glaciale s’empara d’Anastasia. Elle regarda l’humain qui se dressait au-dessus d’elle,

menaçant.— Calme-toi et tout ira bien ! souffla-t-il avec un rictus.Une main sanglée autour de la cheville de la prêtresse, Biddle commença à défaire sa ceinture de

sa main libre.« Nyx, je vous en prie, aidez-moi ! supplia Anastasia. Je ne veux pas mourir dans de telles

conditions ! »Malgré l’angoisse qui lui comprimait le corps, la prêtresse sentit l’ajoite et le sac en velours

contenant les cristaux de sel au fond de sa poche. Elle se saisit du sac, plongea la main dedans et jetaune poignée de sel au visage de Biddle.

Le shérif poussa un cri et battit en retraite.— Sale garce ! s’écria-t-il en frottant ses yeux larmoyants.Profitant de ce moment de confusion, Anastasia recula, le sac et l’ajoite dans les mains. Depuis la

nuit des temps, les prêtresses se servaient de cette pierre pour apporter la paix de l’esprit, et ce soir-là, Anastasia invoqua l’élément terrestre en vidant le contenu du sac en velours tout autour d’elle.

Ce soir, je te somme, sel liant,De me connecter à la terre comme un aimant !

Puis, tenant l’ajoite comme un poignard, elle la plongea dans la terre et récita :

Terre, je demande ton appui !

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Donne-moi la protection de la nuit !

Anastasia sentit un puissant déluge déferler en elle. Une lueur verte, semblable à un éclair dansune prairie, l’entoura. Les mains à plat contre l’élément qui venait de lui insuffler son affinité,Anastasia essuyait des larmes de joie et de reconnaissance. Biddle tenta de pénétrer dans le cerclequ’elle venait de tracer mais se fendit aussitôt d’un cri déchirant.

— La lumière verte me brûle ! croassa la créature.— La ferme ! hurla Biddle en donnant un coup de pied dans la cage avant de faire le tour du

cercle de sel. C’est quoi, ce machin ? Qu’est-ce que tu viens de faire, sale sorcière ?— J’ai demandé à mon élément de me protéger. Vous ne pouvez plus me faire de mal !Anastasia releva le menton et planta son regard dans celui du shérif.— Et pour votre gouverne, je ne suis pas une sorcière ! Je suis une prêtresse vampire, et vous ne

pouvez plus me faire de mal ! répéta-t-elle.— Ça ne va pas durer ! s’écria Biddle en tirant sur sa chemise. Quand la lumière s’éteindra, tu

t’éteindras avec elle !Anastasia secoua la tête.— Non, vous ne comprenez pas. La terre me protège, et sa lumière ne mourra jamais. Je vais

m’asseoir ici en attendant que ma grande prêtresse vienne me chercher. Et elle viendra, je vousl’assure. Toute la Maison de la Nuit sait que je suis ici. On viendra bientôt nous chercher, Bryan etmoi.

La voix d’Anastasia commençait à se briser, mais la jeune prêtresse continua son discours, fortede la puissance qu’elle puisait dans la terre.

— Bientôt, vous devrez répondre de vos actes et justifier ce que vous avez fait à cette pauvrecréature ! dit-elle en portant son regard sur la chose qui poussait des gémissements pathétiques danssa cage.

— Tout le monde se fiche éperdument des vampires et des créatures fantomatiques ! réponditBiddle.

— Faux ! répliqua Anastasia, ressentant au plus profond d’elle la justesse de ses paroles. Il y ades gens bien, ici, à Saint Louis. Des gens avec qui nous faisons commerce et avec qui certainsd’entre nous se sont même unis ! Ils n’apprécieront pas ce que vous avez fait, ni ce que vous êtesdevenu, ni ce que vous avez retenu prisonnier ici-bas !

Biddle s’arrêta net. Anastasia décela dans son regard un bref éclair de lucidité.— Vous savez pertinemment que j’ai raison, continua-t-elle. Alors, partez. Partez avant qu’il ne

soit trop tard.Une vague de regret et de compréhension passa dans le regard de Biddle, interrompue par un

bruit atroce de succion. Les yeux écarquillés, le shérif baissa le regard sur sa poitrine d’où sortait lapointe d’une épée. Avec une grâce étonnante, Biddle tomba à genoux puis vacilla sur le côté dans uneflaque de sang. Dragon retira son épée de son corps.

Le novice se tenait au-dessus de Biddle, le souffle court, la gorge intacte, quoique marquée, unrictus féroce sur les lèvres. Il était devenu un dragon à part entière. Le gentil novice et le combattantau grand cœur avaient disparu. Anastasia l’observa inhaler le parfum capiteux du sang qui flottaitdans l’air et comprit, quand Dragon s’accroupit à côté de Biddle, qu’il allait lui trancher la gorgepour boire son sang.

Le mauvais pressentiment qui avait suivi Anastasia toute la nuit ressurgit. Elle réalisa que Biddlen’était pas le sujet de son tourment. En réalité, son mauvais pressentiment concernait quelqu’un

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d’autre.Puisant la force de la terre, la prêtresse murmura :

Que la terre en cette soirée,Puisse Dragon Lankford me révéler !

Un éclair de lumière verte jaillit, et une image apparut devant Anastasia. Il s’agissait de Dragon,devenu vampire. Il était sur un champ de bataille, semblable à un véritable dragon. Anastasia réprimaun hoquet quand elle se rendit compte que Dragon combattait d’autres vampires !

Ce sera la réalité,Que tu vois ici exposée,S’il ne tempère pas de clémence la puissance de son épée.

Ces mots s’imprimaient dans son âme, pourtant ce n’étaient pas les siens. Sans l’avoir jamaisentendue parler, Anastasia reconnut la voix de la déesse Nyx !

Alors la prêtresse comprit ce qu’elle devait faire.Dragon avait fini de boire le sang de Biddle et, débordant de puissance, de triomphe et de

violence, il s’approchait de la créature emprisonnée, son épée levée au-dessus de la tête.— Bryan, ne fais pas ça ! cria Anastasia en bondissant sur ses pieds.Elle sortit de son cercle pour s’interposer entre Dragon et la cage d’argent.— Pousse-toi, Anastasia. J’ignore ce qu’est cette chose, mais c’était la complice de Biddle. Elle

doit mourir avec lui.Anastasia ne cilla pas.— Bryan, tu vois bien que cette créature était retenue prisonnière contre sa volonté.— Je m’en moque ! hurla Dragon, l’haleine chargée de sang et de haine. Je dois la tuer !Anastasia réprima un frisson de peur devant l’être violent qu’était devenu Dragon.« Pourtant, c’est bien lui ! C’est toujours Bryan », se répétait-elle.Elle s’approcha lentement, la main tendue vers celle de Dragon qui tenait encore son épée

ensanglantée.— Tu te moques de cette créature, mais moi, je compte pour toi, non ? souffla-t-elle.Dragon hésita un instant. Sous sa main, la prêtresse sentit sa tension se dissiper quelque peu.— Oui, bien sûr.— Alors, écoute-moi. Il y a eu assez de morts pour ce soir. Je te demande de faire triompher la

clémence. Sois plus fort que ton épée, Bryan. Deviens le combattant qui, je le sais, sommeille en toi.Leurs regards se croisèrent. Dans un soupir, Dragon baissa son épée. À ce moment-là, Anastasia

reconnut dans ses yeux le Dragon qu’il serait un jour. Son Dragon.— D’accord, fit-il en lui caressant la joue. Je choisis de devenir le combattant qui sommeille en

moi.Anastasia se lovait contre lui lorsque Dragon poussa un cri. Le visage déformé par la douleur, il

s’écroula au pied de la prêtresse qui tomba à genoux à son tour.— Bryan ! Qu’est-ce qui…Mais elle se tut lorsqu’il leva son visage strié de larmes vers elle.— Oh…, soupira-t-elle. C’est magnifique !D’une main tremblante, elle traça les contours des nouveaux tatouages qui ornaient désormais le

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visage de Dragon, devenu un vampire à part entière.— Que représentent-ils ? demanda Dragon.— Des dragons.— Des dragons ? s’exclama le vampire en éclatant de rire.Mais il redevint sérieux et prit les mains de la prêtresse. Après s’être éclairci la gorge, il

s’agenouilla à côté d’elle.— Anastasia, je veux être ton combattant. Acceptes-tu que je m’engage corps et âme pour devenir

ton protecteur ?— Oui, à condition que tu me promettes de conjuguer puissance avec clémence.— Tu as ma parole, répondit-il sans hésiter.Il plaça son poing fermé contre son cœur, baissa la tête puis aida la prêtresse à se remettre

debout. Anastasia jeta un coup d’œil à la créature d’Obscurité qui les observait, voûtée, derrière lesbarreaux en argent de sa cage.

— Je t’en prie, fais preuve de clémence envers cette créature, implora-t-elle.Dragon se planta devant la cage.— Je ne sais pas ce que tu es, mais je te préviens : si jamais tu t’attaques à Anastasia, tu auras

affaire à mon épée.— Liberté ! s’exclama la créature d’une voix étrange.Posté entre la chose et la prêtresse, Dragon ouvrit la cage, gardant son épée à la main. Dans un

bruissement d’ailes, la créature disparut en sifflant :— Cccc’est fini !— Merci, Bryan, déclara Anastasia.Le combattant la prit dans ses bras. Joyeuse, mais naïve, Anastasia se précipita vers ce qu’elle

croyait être un avenir radieux.

Au même moment, dans les entrailles de la Terre, à travers les yeux rouges de la créature queDragon venait de libérer, Kalona partit à la recherche d’une autre pièce du puzzle qui, un jour, allaitlui permettre de mener à bien son plan machiavélique…

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ÉPILOGUE

Oklahoma, de nos jours

— Non ! s’écria Dragon d’une voix dure comme la pierre, le visage sillonné de larmes. Je nepourrai jamais oublier ni pardonner ! ajouta-t-il, le regard rivé sur le bûcher funéraire de Jack. J’ailibéré l’esprit du Corbeau Moqueur qui t’a tuée quand il a retrouvé une enveloppe corporelle ! Si jel’avais détruit à l’époque, mon amour, nous aurions pu éviter cette tragédie.

Il secoua la tête avant de répéter :— Non, je ne pourrai jamais oublier.D’un mouvement froid et parfaitement contrôlé, Dragon resserra la main autour du médaillon

d’Anastasia et le colla contre son cœur, la tête penchée.— Je ne suis plus tenu d’obéir à ma promesse, maintenant que je n’ai plus de prêtresse. Sans toi,

Anastasia, je ne suis qu’un dragon. Et un dragon ne conjugue pas puissance avec clémence.Il ouvrit le poing, embrassa le médaillon, puis le jeta dans le bûcher.Des flammes vertes surgirent de la fournaise, et un rideau invisible s’ouvrit pour révéler une

vision fantomatique d’Anastasia en train de sangloter. Sa voix irréelle parvint jusqu’aux oreilles deDragon.

Dragon, mon cœur s’est briséÀ la pointe de ton épée.

Dévasté, Dragon tomba à genoux, les bras tendus vers les flammes comme s’il pouvait tirerl’apparition à lui. Il hurla :

Mon amour, je n’ai plus que le dragonPour survivre à ta disparition !

La vision commençait déjà à s’estomper, mais sa voix flottait encore au-dessus des flammes.

Si tu n’es plus le compagnon que j’ai aimé,Comment pourrai-je te retrouver ?

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Les yeux de Dragon toujours rivés sur elle, Anastasia, sanglotant, se tourna vers les bras de Nyx.Quand la déesse posa la paume de sa main contre son front, un flot de lumière traversa la prêtresse.

— Nyx, laisse-la auprès de moi ! s’écria Dragon.La déesse affichait un regard d’une profonde tristesse.

Un peu de courage,Et tu trouveras la paix, si tu es sage.

Le rideau vers l’Au-delà trembla et se referma, occultant la vision d’Anastasia et de la déesse.— Du courage ? s’écria Dragon. C’est tout ce que tu trouves à me dire après m’avoir privé de

l’amour de ma vie ? Comment peux-tu être aussi cruelle ? Nyx, je te renie ! J’ai trouvé Anastasia toutseul. Et je la retrouverai, seul de nouveau. Mais seulement après avoir vengé sa mort… Je le prometssur mon épée !

Dragon disparut dans les ténèbres. Un rayon de lune se refléta sur les flancs blancs d’un énormetaureau. L’animal, satisfait, partit à la recherche de nouveaux plaisirs.

Depuis l’Au-delà, Nyx versa des larmes en observant la déchéance du combattant.

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L’AUTEUR

Parallèlement à son travail d’écrivain, P.C. Cast a longtemps enseigné dans un lycée public.C’est là, au milieu des adolescents, qu’elle a puisé une grande part de son inspiration. Elle se sertaussi de ses connaissances en physiologie, transmises par son père, biologiste. Ses romans ontremporté de nombreux prix aux États-Unis.

Sa fille, Kristin Cast, a étudié la communication à l’université. Elle se consacre aujourd’hui àl’écriture de romans.

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Titre original : Dragon’s Oath

Directeur de collection : Xavier d’ALMEIDA

Publié pour la première fois en 2011 par St. Martin’s Press LLC, New York.

Dragon’s Oath Copyright © 2012 by P. C. Cast & Kristin Cast. All rights reserved.

© 2015, éditions Pocket Jeunesse, département d’Univers Poche, pour la traduction française et laprésente édition.

Couverture Jacket design : Elsie LyonsPhotos : © Image Source et Bhaskar Dutta / Getty Images

ISBN : 978-2-823-80873-5

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ouonéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la PropriétéIntellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

Loi no 49 956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : janvier 2015.