Paysage Et Temps

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" [ .. ] il y a un temps pour planter et un temps pour arracher un t emps pour détruire et un temps pour construire" L'Ecclésiaste 111 «Le t emps n'a pas de sens; le temps est temporel. " (Mart in Heidegger, La Notion de temps) « L:artiste qui t ravaille avec de la terre travaille avec du temps." (Walter de Maria) LE BEAU INTEMPOREL Nous associons d'habitude le paysage a l'espace: il existe en effet dans l'espace ou se découpe dans un certain espace. Nous en venons ainsi a oublier la deuxieme catégorie, décisive, cell e du temps. Cet "o ubli , du temps dans la conscience na'ive du paysage, de m eme que dans le discours habitue lle concernant. exige une réflexion critique sur le facteur tempo - rel. Si nous nous y arretons un moment, le lien du paysage au temps ne pouna que sauter aux yeux. La « naissan ce ,, ou la "gen ese,, du paysage, le moment de son apparition historique ou individuell e renvoient forcément au temp s. t:expérience du paysage possede une modalité tempore ll e particuliere. celle de la rencon- tre, de l'instant, alors que l'architecture du paysage implique l'esquisse, l'élaboration, la mise en forme, le "phasage, des travaux, a savoir le pro jet, actions qui toutes ont lieu dans des espaces-temps complexes. t:intemporalité apparente du phénomene est également sympt omati - que de la tendance a identifier les paysages avec quelque chose d' éterne l, d'imm uable, de durab l e. Une "éterni,, que no us associons volontiers a 7

Transcript of Paysage Et Temps

  • " [ .. ] il y a un temps pour planter et un temps pour arracher un temps pour dtruire et un temps pour construire"

    L'Ecclsiaste 111

    Le t emps n'a pas de sens; le temps est temporel. " (Mart in Heidegger, La Notion de temps)

    L:artiste qui t ravaille avec de la terre travaille avec du temps." (Walter de Maria)

    LE BEAU INTEMPOREL

    Nous associons d'habitude le paysage a l'espace: il existe en effet dans l'espace ou se dcoupe dans un certain espace. Nous en venons ainsi a oublier la deuxieme catgorie, dcisive, celle du temps. Cet "oubli , du temps dans la conscience na'ive du paysage, de m eme que dans le discours habituelle concernant. exige une rflexion critique sur le facteur tempo-rel. Si nous nous y arretons un moment, le lien du paysage au temps ne pouna que sauter aux yeux. La naissance ,, ou la "gen ese,, du paysage, le moment de son apparition historique ou individuelle renvoient forcment au temps. t:exprience du paysage possede une modalit temporelle particuliere. celle de la rencon-tre, de l'instant, alors que l'architecture du paysage implique l'esquisse, l'laboration, la mise en forme, le "phasage, des travaux, a savoir le pro jet, actions qui toutes ont lieu dans des espaces-temps complexes. t:intemporalit apparente du phnomene est galement symptomati-que de la tendance a identifier les paysages avec quelque chose d'ternel, d'immuable, de durable. Une "ternit ,, que nous associons volontiers a

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  • certains tableaux. Dans ceux de Lorrain, par exemple, une image idale vient a nous, apparemment intemporelle, qui rappelle l:Age d'or ou une an-tiquit idalise. Maisl'apparence est trompeuse. Memeces dcors buco-liques ont leurs marques temporelles: des arbres qui sont maintenant en fleur et que le vent agite, des personnages qui traversent maintenant des ponts que d'autres avant eux ont con~us et construits, a in si que des ruines qui marquent l'ensemble d'une diffrence temporelle mlancolique entre " maintenant ,, et " autrefois " Cette apparence d'ternit et de perfection, nous l'associons aussi a la forme des jardins a la fran~aise. Le controle absolu exerc sur la vgtation

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    et la gomtrie rigoureuse du plan d'ensemble transfor-ment ces ralisations en un modele intemporel de beaut formelle. Le point de vue lev a partir duque] nous pouvons embrasser du regard ce type de jardin seigneurial fonc-tionne comme l'endroit ou le temps et les contingences du vivant s'effacent, afin de suggrer un dessin ternel et absolu, mais aussi absolutiste et gocentrique. Du point de vue scnographique tout est agenc pour dominer d'un

    coup d'ceil le jardin, le paysage et la foret (symboliquement: le monde dans son ensemble) a partir d'un seul endroit parfait: l'espace a pu etre soumis a un controle absolu et compris, tout comme dans le thatre du XVII- siecle, d'apres un point de vue statique, ou les diffrentes expriences kalidoscopiques fusionnent dans une illusion optique parfaite.>>' Ces jardins sont souvent prsents - et ce n'est point un hasard - sous forme de plan, c'est-a-dire dans une perspective intemporelle, comme si leur forme et leur aspect taient fixs une fois pour toutes. On oublie ainsi volontairement le caractere changeant de tous les jardins: Le caractere lgiaque du jardin est endmique. Chaque seconde, chaque minute, cha-que heure du jour, chaque saison, chaque dcennie, chaque siecle en sou-8

    Jignent 1'tat transitoire; la lumiere, les plantes, 1'cologie, tout change. La vgtation pousse, atteint cette perfection apres laquelle viendra nces-sairement le dclin, le vieillissement et, enfin, la mort. ,, 2

    Les clebres jardins secs (kare-sansui) de l'poque Mouromachi au Japon (Ryoan-ji, Oaisen-in, Saiho-ji), qu'on ne contemple qu'a partir d'endroits bien prcis et dans lesquels des pierres (en gnral quinze) sont disposes dans une composition immuable, renvoient a une rception mditative qui semble carter les alas de la temporalit. La disposition des pierres (7: s: 3) dans l'espace vide, la lumiere rflchie par le gravier blanc, 1'exterritorialit des enceintes, 1'immobilit du matriau minral - tout tend ici a la stase et au repos. Limpntrabilit de ces espaces hautement abstraits et artificiels et l'in-vitation a les mditer a partir d'une position assise renforce encore le sens de se trouver comme hors du temps '' Ces jardins n'excluent cepen-dant point la dynamis, et l'on pourrait meme les interpr-ter, a contrario, en tant que dispositifs esthtiques aptes a veiller une conscience plus aigue du temps: l'apparition des pierres (des form es natu-relles) disposes sur un fonds

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  • vue supreme; l'ide de controle illimit exerc sur le monde a partir d'une position stable, absolue et leve, inscrite dans l'extraordinaire complexit scnographique du plan du domaine 5, trouve pourtant sa limite tragique dans la fameuse journe du 17 aot 1661, celle o, aprs plusieurs annes de construction, le jardin et le destin du maitre des lieux, Nicolas Fouquet, connurent une halte subite. Vaux-le-Vicomte existe cert es dans un projet gomtrique que l'on peut tudier hors de son contexte en tant que para-digme de l'art d'Andr Le Notre. Mais le temps du domaine, c'est, aprs sa ralisation et au moment mme de l'apoge de la fte d'aot 1661 (Voltaire: ,, Le 17 aot,a 6 heures du soir, Fouquet tait le roi de la France; a 2 heures du matin, il n'tait plus rien! 4), celui de la dcadence rapide du jardin, de mme que ce-lui de sa longue et laborieuse survie. La beaut intemporelle, nous ne l'attestons cependant pas seulement aux jardins ou a certains sites rsolument anthropomorphes. Nous l'as-socions galement a nombre de paysages dont nous sou-haitons qu'ils "s'attardent, (Goethe), qu'ils persistent tels quels. Le paysage de la Tos-cane- rsultat d'une histoire complexe, comme t outes les contres habites depuis des sicles - que nous admirons ou que nous "aimons aujourd'hui, est en vrit un ar-tefact rcent. 11 correspond, avec ses cyprs et ses jeux de lumire sur des surfaces manotones, davantage a la fausse ternit et a u rve du dpliant touristique ou de la carte postale qu'a une ralit historique assujettie en premier lieu aux destins changeants de l'agriculture. Aujourd'hui nous voulons arreter de tels paysages, les conserver, ceux du Lake District anglais ou du lac Lman, des vignobles de Bourgogne ou de la valle du Rhin, alors que nous en abandonnons d'autres volontiers a u temps qui passe, a u dclin, a la transformation. Nous voulons prserver comme tels de beaux, d'intressants, de "bons et "vrais ,, paysages. Et

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  • pour ce faire, nous les identifions comme appartenant au patrimoine de l'hum anit et les soustrayons apparemment au temps, en les inscrivant dans le livre ternel du '' bon paysage, d'apres l'UNESCO.Il est caractris-tique de ce point de vue que ce registre du patrimoine de l'humanit- le
  • Remarquons dja qu'une tell e position apparait comme le rsultat d'un processus historique complexe et de grande ambiguit. Plus la nature tait, surtout depuis le XIX siecle, tran sforme, construite, gomtrise, plus le vrai ,, paysage se retrouvait dans les marges, dans des rgions ,, exotiques, des dserts, montagnes, cotes maritimes ou iles lointaines. tant donn que l'industrie, les rseaux de transports et le tourisme occu-paient les recoins les plus perdus du globe, la nature romantique, intacte, ne pouvait plus survivre que comme souvenir, sous forme de rel iques nos-talgiques, de tableaux gracieux d'un monde disparu reproduit dans la peinture et dans la littrature.

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    Lexigence de protection de la nature et la plainte ritre de la perte du paysage primor-dial font partie d 'un courant depense- celui de la critique conservatrice de la civilisat ion - qui rsulte directement des transformations radicales de l'ere industrielle. La mta-morphose de la '' deuxieme Nature , du paysage agraire plurisculaire, dans une na-ture rationalise et gom-trise, le dplacement massif de ruisseaux et de rivieres, la canal isation des cours d'eau

    et la gestion des forets comme lieux de production de bois, la pollution croissant e et la cration de rseaux abstraits, etc.- tout ceci dvoila un visage nouveau du monde accompagn de la fin dfinitive du paysage romantique. Confronts a la vitesse croissante et a l'tendue des trans-formations, les critiques se toumerent vers un pass nostalgique et l'ar-ret sur les vieilles images d'une nature intacte offusqua le nouveau pay-sage industrie] de plus en plus prsent . Si les Rudorff, Ruskin, Klages ou Schultze-Naumburg taient t out a fait lucides quant a la destruction tres relle des territoires et a la disparition des cultures rgionales, en cap-tant ainsi l'acclration radical e caractristique de l'poque, leurs reves du vrai bon paysage authentique et leur haine du progres (de la t echnique,

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    du capitalisme) contribuerent a confondre les ides. Une page clebre de Ssame et le Lys de Ruskin expose des contradictions qui nous habitent aujourd'hui encare:

    "Vous avez mpris la nature, c'est-a-dire toutes les sensations profondes et sacres des spectacles naturels. Les rvolutionnaires franc;ais ont fait des curies des cathdrales de France; vous avez fait des champs de courses avec les cathdrales de la terre. Votre unique conception du plaisir est de rouler dans des wagons de chemins de fer autour de leurs nefs et de prendre vos repas sur leurs autels. Vous avez t placer un pont de chemin de fer sur les chutes de Schaffhouse. Vous avez fait passer un tunnel travers les rochers de Lucerne prs de la chapelle de Tell. Vous avez dtruit le rivage de Clarens, au lac de Genve. 11 n'y a pas une pai-sible valle en Angleterre que vous n'ayez remplie de feu rnugissant; il n'y a pas un coin abandonn de campagne anglaise o vous n'ayez imprim des traces de suie; pas une cit trangre, o l'extension de vo-tre prsence n'ait t marque sur ses jolies vieilles rues et ses jardins heureux par une dvorante lpre blanche d'htels neufs et de bou-tiques de parfumeurs. Les Alpes elles-mmes qui vos propres po-tes ont vou un amour si rvrant, vous les regardez comme des mats de cocagne dans un jardin d'ours aprs lesquels vous vous mettez grimper pour vous laisser glisser jusqu'en bas, avec 'des cris de joie >.

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    Quand vous ne pouvez plus crier, n 'ayant plus la force d'articuler des sons humains pour di re que vous etes heureux, vous remplissez la quitude de leurs valles de dt onat ions de ptards et vous rentrez prcipitamment chez vous, rouges d'une ruption cutane d'amour-propre et secous d'un hoquet de contentement de vous-memes. 8

    lci aussi la bonne temporalit des cimes (paradigme de l'immobilit et de la stabilit), des bourgs traditionnels et des vestiges du pass (chapelle de Tell ) s'oppose aux effets diaboliques de la rupture temporelle par excellence (la rvolut ion fran~aise) et de la vitesse du systeme touristico-ferroviaire qui modele dsormais le monde (tunnels, pont s, viaducs, etc.). A l'poque du Heimatschutz une srie de voix se leverent pour rclamer le sauvetage

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  • des restes de la nature "pure "Des critiques comme Schultze-Naumburg inviterent concretement a remplacer le" mauvais >> paysage mcanique par le "bon '' paysage organique9 Ainsi oubliaient-ils le fait que la prtendue beaut intemporelle des paysages est en ralit le rsultat d'un processus dialectique, et qu'elle est soumise a l'histoire, a u temps, et done relative.'0

    lroniquement l'ennemi d'antan,le tourisme, suit aujourd'hui encore,guid par le" virus de l'essence >>,la recherche de l'essentiel,des bons monuments paysagers, d-tempora/isant de ce fait ce qu'il eh ere he et ce qu'il voit: "La slection des monuments supprime a la fois la ralit de la terre et cene des hommes, ene ne rend compte de rien de prsent, c'est-a-dire d'histo-rique, et , par la, le monument lui -meme devient indchif-frable, done stupide. "

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    Pour rflchir a la dimension du temps, il faut cependant revenir a l'origine meme du paysage. Celui-ci se fonde dans l'exprience du paysage. Exprience du sujet, elle a son temps particulier, sub-jectif: celui de la rencontre ou de l'vnement. Nous par-lons d'exprience du paysage quand nous rencontrons la nature de fa~on particuliere. Le paysage appa-rait done quand nous percevons soudainement ce bout de nature-/a; une seconde plus t6t il n'tait pas encare visible- alors que le monde, la nature tait visible comme ene l'est toujours, pour nous, jour apres jour; main-tenant ce bout de nature est la comme paysage et dja (une fois que la rflexion s'y ajoute) il n'y est plus dans sa plnitude et sa singularit. Dja le flux de la conscience reprend son cours et nous rflchissons a la ren-contre que nous avons faite, a u sens passif et actif. a u lieu de vivre (dans) la relation qui avait constitu le paysage. Le paysage est done un phnomene limite, une ralit qui nous arrache momentanment a la continuit de notre vie quotidienne. Le paysage

    r -\thJrd Rlchtc:r \'\drire b. v;~-~.Fit' '1969) V 17

  • nait dans un acte de dtachement de la vi e palpitante du regard et du sentiment qui s'arrache la nature une et universelle, et dans un acte de rouverture, par lequella nouvelle formation ainsi engendre, forma-tion sui generis, transpose dans une sphere toute diffrente, se tourne de nouveau, pour ainsi dire d'elle-meme, vers cette vie universelle, ac-cueillant dans ses limites intactes, l'illimit. 12 Ce qui caractrise ce saut, c'est prcisment qu'il interrompt notre conscience courante du temps'J 11 s'agit en d'autres paroles d'un vnement temporel, du temps faisant irruption dans notre courant de conscience'4 Cette temporalit autre, limi- . naire, de l'exprience du paysage est aussi celle de l'exprience esthtique. ~

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  • tout son sens a la clebre formule d'Amiel parlant du
  • laissant dans une situation d'exil; 1'anticipation se transforme en derniere consquence en nostalgie d'un lieu queje n'ai jamais visit. 22 Un deuxieme aspect radicahse encare le paradoxe du moment pictura1. Dans Frhschnee, une ceuvre de 1828, ou seule la nature est prsente, i1 est tout simplement impossible de di re si la neige est le premier ou le dernier signe de 1'hiver, si le moment reprsent se situe tres tt, le matin ou vers la fin de la journe. Friedrich fusionne les ples temporels opposs, indif J frencie le temps de la nature. Les jeunes pousses et les vieux arbres par-tagent, tout comme les nuages et les rochers couverts de neige, la meme temporalit mystrieuse, indchiffrable. C'est, paradoxalement.la crise du genre paysage au XIX sie-cle, la ngation d'un schma trap longtemps reproduit qui rvele la complexit du re-gard paysager,y compris dans ses imphcations tempore11es. Les ceuvres de Turner et de Monet sont a ce titre exem-plaires. Pluie, vapeur et vitesse (1844) de Turner surprend dja par le nouveau prota-goniste du tableau, a savoir la locomotive. Le peintre qui a fait lui-meme 1'exprience physique du voyage dans le

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    train et de ses rpercussions sur la vue i11ustre a la fois la transformation du territoire et ce11e de la perception visuelle soumise aux effets de 1'acc-lration. t:imprcision calcule du trait correspond chez Turner a la vitesse meme. Le peintre remplace de ce fait la perspective centrale et arienne par la nouve11e perspective tempore11e. Le vertige de la vitesse dstabilise l'image dans son ensemble: du premier plan a l'horizon tout osci11e et vibre, tout est en mouvement. D'un coup, tout ce que le genre paysage avait compas pendant des siecles se rduit a la pure abstraction acad-mique, n'est plus qu'une be11e image prive de vie. L optique double ,, de Monet, ce11e du sujet qu'il reprsente et ce11e du tapis de taches imprcises sur la toile, c'est-a-dire la simultanit du motif

    CD. Fnednch, Chne sous la ne:ge (1827) 23

  • et des actions picturales, branle elle aussi la tradition du paysage. Effet de neige a u soleil couchant de 1875 montre bien comment l'artiste s'inscrit vritablement sur la surface du tableau, a u point que les mouvements du pinceau se superposent a u motif -lui-meme minemment temporel- du coucher de soleil. Le prsent. l'action de la main du peintre, sa trace indivi-duelle, et le temps indtermin de la fin de journe, les dernieres minutes de lumiere voquent les deux l'instant phmere. Le tableau transpose ainsi la rencontre fugitive du regard et de la lumiere, mais il ne le fait plus de maniere mimtique. 11 garde la mmoire d'une exprience immdiate non pas en captant l'instant, mais plutt, en ne le captant pas: il laisse

    transparaitre l'intervalle qui spare dja de ce qui fut Le prsent de la vie - celui des actions picturales, celui de la rception de l'ceuvre - se substitue a u pass idalis et parfait de la tradition. Ce pr-sent se manifeste chez Monet en dernier lieu en tant qu' ir-ritation temporelle qui s'em-pare de tous les endroits du tableau et produit partout le m eme effet: le tableau entier est domin par l'impression de l'instantanit. Le temps n'apparait pas, au sens st rict,

    dans le tableau, ici ou la. Le tableau dans son ensemble apparait t emporel-lement dtermin; apparait en tant que temps. ,,J Dans ces anti-compositions Monet russit la synthese- certes subversive, transgressive - entre le cot phmere, instable de toute exprience et le travail artistique qui est marqu par les rptitions, les sries, par le travail long, par la dure de la peinture. Dans la peinture qui prcede Monet et Czanne, la prise en compte du temps se limite gnralement l'aspect narratif Dj dans la peinture murale pompienne de l'poque romaine du Muse de Naples, identifie parfois en tant que reprsentation idyllico-sacre, la temporalit est bien prsente: elle regarde autant le temps huma in (celui d'un berger, d'une

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    personne dans l'espace, temporalit certes spcifique oscillant entre tra-vail et otium), que le temps sacr (celui de la fete, cependant absente dans cette enceinte proche de l'tat de ruine) et le temps de la Nature (la sai-son, le moment de l'anne; la lumiere comme indicateur du moment de la journe; le cours d'eau). Chez Monet, l'lment smantique devient secondaire a u profit du regard 4 lui-meme. Cest le temps du regarder, savoir la temporalit de la percep-tion visuelle elle-m eme qui intresse le peintre ainsi que les implications temporelles de l'apparition de la couleur grace la lumiere. Ces deux as-pects d'un meme phnomene n'existent que dans la rencontre, dans la fusion relle accomplie lors de tout acte percept if Lex-prience du paysage, nous le savons ' 4, est rencontre, syn-thse du regard(ant) et du regard, de la nat ure fixe. Or, Monet ne se concentre plus,

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    comme les artistes du pass, fJi:_,. "l!"~h~c ~--: -~ .. -'J '-~";i.li" --sur ce qui est identifiable et

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    namique profonde et myst- ;:< L rieuse de l'apparition du rel. La relation entre le genre pay-sage et l'exprience du pay-sage subit des lors une modification radicale. Le paysage pr-impression-nist e tait indpendant de l'exprience du paysage (qu'il prcde m eme); il livrait, dans les situations spatiales les plus complexes galement, une abstraction, une composition at emporelle. Avant Monet et Czanne le pay-sage dans le sens fort du terme n'avait point t rendu. Monet inaugure une nouvelle histoire de l'image de la nature qui trouvera, entre autre, sa prolongation chez Czanne, Pollock ou Barnett Newman. Une autre caractristique de la rvolution accomplie par Monet doit en-core etre mentionne: l'intgration du mouvement du corps humain dans l'art Aussi bien la prgrination infinie du peintre autour du meme site (le jardin de Giverny) que l'obligation impose aux spectateurs de tourner

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  • autour des ~uvres, notamment lors de l'exposition des Paysages d'eau et autres Nymphas dans l'Orangerie exigent des fusions successives, tem -poralisent et la production et la rception esthtique. En s'approchant d'une fac;:on encore plus forte, a corps perdu, de la nature, Czanne s'loigne ,, lui-aussi de la fac;:on habituelle de la reprsenter. Son

    ~uvre, dans laquelle le motif ne confere plus de certitude smantique, de reconnaissance, ou la projection dans l'espace sans cesse choue, marque la ngation dfinitive du paysage atemporel. Malgr l'absence vidente de

    i'r toute action, la nature apparait ici vivante, est vie dans le sens de ce qui a la force d'apparaitre. Cette apparition, qui ne correspond plus a la pers-pective centrale, a t interprte par Czanne lui-mme comme l'qui-valent d'un paysage qui se pense ou se passe dans sa propre conscience, alors que les critiques soulignent volontiers la synthese entre perception momentane et mmoire cratrice a l'origine de la temporalit (et de la spatialit) surprenante de ces ~uvres. L'essentiel, e hez Czanne, c'est l'im-pntrabilit d'une nature qui, en tant qu'apparition rsistant au dchif-frement hatif, exige, dans le sens le plus aigu du mot, l'attention. Sur le plan hermneutique, le paysage, e hez Czanne se transforme ainsi en un phnomene qui (t out comme le paysage vcu in situ), paree que im- ,.,.v-pntrable, attire et subsiste; il devient un vnement a la temporalit dense: 11 esta chaque fois le lieu unique auquel nous sommes prsents de toutes les potentialits de notre corps propre, dans un embrassement mutue1.'6

    Rilke a tent d'exprimer l'irritation temporelle chez Czanne en partant du point de vue de la rception: Mais il faut beaucoup, beaucoup de temps pour tout. Quand jeme souviens de notre surprise et de notre per-plexit en voyant les premieres eh oses, quand on les avait devant soi avec le nom nouvellement entendu. Apres quoi, pendant longtemps, ren, et soudain on avait les yeux qu'il fallait. ,,,7 Dans les paysages de Sainte-Vic-toire surtout le regard du peintre et l'objet s'interpnetrent d'une fac;:on qui ne laisse pas de place a la rhtorique. Ce qui apparait chez Czanne, ce sont des singularits, dans lesquelles cependant le temps de la nature ~~ et le temps de l'acte de peindre, de m eme que le" pelerinage ,, du peintre qui toujours s'approche a neuf de son motif, sont prsents de maniere douloureuse, absolue.'8 Czanne exprime la caractristique en devenir de la nature par le fait que son acte de peindre, en devenir lui-mme, semble suspendu, comme s'il

    Paul Cez:lnJ'H' Mont Sainte V1cto1re de le~ LHJVPS (19C2 ob~ 27

  • t a it le rsultat d'un ~il absolument sans repos.'9 Saisi comme le rsultat d'une vue double, compris comme l'interpntration de plusieurs plans de l'image ou comme des focalisations projetes les unes sur les autres -ce qui vient a nous chez Czanne, nous arrache a notre temps, exige une dure qui anantit. Ce n'est qu'a la fin d'une longue volution comparable a celle de la peinture que le paysage merge en littrature. Or, le fait que la reprsentation de la nature n'aboutisse que tardivement a la forme pay-sagere est galement li a la carence de la dimension temporelle. La littrature a certes fourni des images de la nature a u moins depuis l'po-pe homrique. Ces images obissent cependant en gnral a la logique

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    d'un schma atemporel. Le locus amoenus, dont E. R. Cur-tius souligna l'aspect topique dans son grand ouvrage La littrature europenne et le M oyen Age latin o, a contribu pendant plus de deux mil-lnaires a l'essor d'une ((na-tu re-catalogue,,, d'une ide de la nature en tant que pure addition d'lments num-

    ,! . ~~S\.~! ratifs. l~aginer la nature a ~~~-~-' - l'aide d une nomenclature abstraite empecha le dve-loppement de la spatialit et de la temporalit proprement

    dites. Cimage quien rsulte est celle d'une nature-jardin aux traits anthro-pomorphes prive de toute ralit. La qualit parfaite, paradisiaque des loci voqus renfor~a davantage l'exclusion du temps et confra a ces interme-des textuels un caractere particulierement immobile. Cette irralit domine encore une grande partie de la posie et de la prose du XVIII siecle. La posie descript ive, dont l'objet de dsir principal n'est autre que la nature, donne de celle-ci une reprsentation tout a fait tradi-tionnelle et statique. Les Saisons de Saint-Lambert voquent, bien sur, les nergies de la nature renaissante, sans dpasser toutefois le cadre d'un tableau superficie] compos d 'lments gnriques:

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    "le printemps te rappelle a u vallon solitaire; heureux si pres de toi, je chante a son retour ses dons et ses plaisirs, la campagne et l'amour! t:homme s'veille encor a la voix des te m petes, ma1s le sombre ouragan qui mugit sur nos tetes, traversa du mi di les sables et les mers; les feux et les vapeurs qu'il rpand dans les airs, s'assemblent dans leur course, et forment ces nuages dont les flots temprs inondent nos rivages; sur les coteaux blanchis. et sur les champs glacs, ils fondent, en tombant, les frimas entasss. J'entends dja des monts les neiges coules en torrents orageux rouler dans les valles. Les fleuves dchains, sortent de leurs canaux, ils brisent les gla~ons qui flottent sur les eaux. Neptune a Soulev ses plaines turbulentes, lamer tombe et bondit sur ses rives tremblantes ,,_3'

    Thomson, Saint-Lambert et Delille fabriquent tous des catalogues de la nature belle, pittoresque ou sublime. La prose du XVIWsiecle connait aussi ces images inventes par des auteurs qui donnent l'impression de neja-mais avoir regard la nature dont ils parlent. Ann Radcliffe, qui ne se rendit jamais sur le sol italien, donne dans son clebre roman gothique The Mys-teries of Udolpho une srie de descriptions strotypes d'un pays depure imagination. Le bestseller de Radcliffe montre qu'on peut varier a l'infini sur le theme de la belle nature ou de la nature sublime, aussi longtemps que la rfrence spatio-temporelle reste floue voire irrelle:

    "La grandeur solitaire de ces objets qui l'entouraient de si pres. la rgion montagneuse qui la surplombait, les prcipices profonds qui tombaient a pie. l'obscurit ondoyante des forets de pins et de chenes, quise projetait jusqu'a leurs pieds, ou tait suspendue a l'in-trieur de leurs anfractuosits [ ... ]- toutes ces caractristiques gagnaient en sublimit de par la proximit avec la beaut reposante du paysage italien a u fond de la valle qui s'talait jusqu'au vaste horizon, o le meme mlange de bleu paraissait runir la terre et le ciel. ,.3'

    Ce qui apparait ici- et qui a comme tel sans aucun doute stimul l'imagi-nation des lecteurs - est une'' nature-rpertoire ,, qui voque des reprsen-tations connues, st andardises. La reproduction infinie de ces strotypes a travers la littrature, les illustrations et les guides de voyage contribua

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  • tait le rsultat d'un cei l absolument sans repos.'9 Saisi comme le rsultat d'une vue double, compris comme l'interpntration de plusieurs plans de l'image ou comme des focalisations projetes les unes sur les autres -ce qui vient a nous chez Czanne, nous arrache a notre temps, exige une dure qui anantit. Ce n'est qu'a la fin d 'une longue volut ion comparable a celle de la peinture que le paysage merge en littrature. Or, le fait que la reprsentation de la nature n'aboutisse que tardivement a la forme pay-sagere est galement li a la carence de la dimension temporelle. La littrature a certes fourn i des images de la nature a u moins depuis l'po-pe homrique. Ces images obissent cependant en gnral a la logique

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    d'un schma atemporel. Le /ocus amoenus, dont E. R. Cur-tius souligna l'aspect topique dans son grand ouvrage La littrature europenne et le M oyen Age latin o, a cont ribu pendant plus de deux m il-lnaires a l'essor d'une ((na-ture-catalogue , d'une ide de la nature en tant que pure addition d'lments num-ratifs. lmaginer la nature a l'aide d 'une nom enclature abstrait e empecha le dve-loppement de la spat ialit et de la temporalit proprement

    dites. Limage quien rsulte est celle d'une nature-jardin aux traits anthro-pomorphes prive de toute ralit. La qualit parfaite, paradisiaque des loci voqus renfor~a davantage l'exclusion du temps et confra a ces interme-des textuels un caractere particulirement immobile. Cette irralit domine encore une grande partie de la posie et de la prose du XVII I' sicle. La posie descriptive, dont l'objet de dsir principal n'est autre que la nature, donne de celle-ci une reprsentation tout a fai t tradi-tionnelle et statique. Les Saisons de Saint-Lambert voquent, bien sur, les nergies de la nature renaissante, sans dpasser toutefois le cadre d'un tablea u superficie) compos d'lments gnriques:

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    "le printemps te rappelle a u vallan solitaire; heureux si prs de toi. je chante a son retour ses dons et ses plaisirs, la campagne et l'amour! t:homme s'veille encor la voix des temptes. mais le sombre ouragan qui mugit sur nos tetes, traversa du midi les sables et les mers; les feux et les vapeurs qu'il rpand dans les airs, s'assemblent dans leur course, et forment ces nuages dont les flots temprs inondent nos rivages; sur les coteaux blanchis,et sur les champs glacs, ils fondent, en tombant, les frimas entasss. J'entends dj des monts les neiges coules en torrents orageux rouler dans les valles. Les fleuves dchains, sortent de leurs canaux, ils brisent les gla~ons qui flottent sur les eaux. Neptune a Soulev ses plaines turbulentes, lamer t ombe et bondit sur ses rives tremblantes " l '

    Thomson, Saint-Lambert et Del ille fabri quent tous des catalogues de la nature belle, pittoresque ou sublime. La prose du XVIWsicle connait aussi ces images inventes par des auteurs qui donnent l'impression de ne ja-mais avoir regard la nature dont ils parlent. Ann Radcliffe, qui ne se rendit jamais sur le sol italien, donne dans son clebre roman gothique The Mys-teries of Udolpho une srie de descriptions st rotypes d'un pays depure imagination. Le bestseller de Radcliffe montre qu'on peut varier a l'infini sur le thme de la belle nature ou de la nature sublime, aussi longtemps que la rfrence spatio-temporelle reste floue voire irrelle:

    "La grandeur solitaire de ces objets qw l'ent ouraient de si prs, la rgion montagneuse qui la surplombait, les prcipices profonds qui tombaient a pie, l'obscurit ondoyante des forts de pins et de chnes, quise projetait jusqu'a leurs pieds. ou tait suspendue l'in-trieur de leurs anfractuosits [ ... ]- toutes ces caractristiques gagnaient en sublimit de par la proximit avec la beaut reposante du paysage italien a u fond de la valle qui s'talait jusqu'au vaste horizon, ou le mme mlange de bleu paraissait runir la terre et le ciel. ,,l'

    Ce qui apparait ici- et qui a comme tel sans aucun doute stimul l'imagi-nation des lecteurs- est une

  • a la consolidation d'un systeme d'images auto-rfrentiel "pret-a-appli-quer >> dans tous les contextes. t:essor d'une reprsentation diffrente de la nature, a savoir l'mergence du paysage littraire proprement dit est li a u travail de ngation accompli dans des ceuvres telles que le Werther de yv. Goethe ou les poemes de Friedrich Hi:ilderlin. t:apparition de la nature en tant que totalit dans le clebre roman pistolaire de Goethe (une nature sentie pleinement par le sujet, repr-sente spatialement et se faisant jour dans toute sa temporalit sur-prenante) met fin aux set pieces traditionnelles dtaches de toute ra-lit. Dans le Werther, la nature fonctionne comme antidote a la civi li-

    sation urbaine, celle de la temporalit rglemente. Elle

    o n'est cependant qu'une tota-(" ~ lit momentane, un refuge "' :u 2.- prcaire et risque qu'on la X :l perde de vue a tout moment. "' ~ e La re lation homme-nature, "' ~

    miraculeusement donne et "' e

    "' miraculeusement prsente -o "' '!! dans le texte ( 11 regne dans ~ o

    mon ame une tonnante s-~ rnit, semblable a la douce -e

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    .E matine de printemps dont o u je jouis avec dlices. Je suis

    seul, et je gote le charme de vivre dans une contre

    l qui fut cre pour des ames comme la mienne. [ ... ] Quand les vapeurs de { la valle s'levent devant moi, que le soleil lance d'aplomb ses feux sur

    l'impntrable vote de mon obscure foret, et que seulement quelques rayons pars se glissent a u fond du sanctuaire; que, couch sur la terre dans les hautes herbes, pres d'un ruisseau, je dcouvre dans l'paisseur du gazon mille petites plantes inconnues; que mon cceur sent de plus pres l'existence de ce petit monde qui fourmille parmi les herbes, de cette multitude innombrable de vermisseaux et de moucherons de toutes les formes; que je sens la prsence du Tout -Puissant qui nous a crs a son image, et le souffle du Tout-Aimant qui nous porte et nous soutient flot-tants sur une mer d'ternelles dlices; mon ami, quand le monde infini

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    1

    1,

    1

    commence ainsi a poindre devant mes yeux, et queje rflchis le ciel dans mon cceur comme l'image d'une bien-aime, alors je soupire et m'crie en moi -meme:-Ah! si tu pouvais exprimer ce que tu prouves! si tu pouvais exhaler et fixer sur le papier cette vie qui coule en toi avec tant d'abon-dance et de chaleur, en sorte que le papier devienne le miroir de ton ame, comme ton ame est le miroir d'un Dieu infini! ,, n), porte des lors en elle le germe de sa propre dissolution. Vers 1800- un seuil essentiel dans l'histoire de la conscience du paysage-le poete Friedrich Hi:ilderlin compasa plusieurs poemes dans lesquels la singularit du paysage se manifeste dans sa temporalit paradoxale.

    "Avec ses poi res jaunies s'avance, Et pleine de roses sauvages, La rive sur le lac, Vous, cygnes charmants Et griss de baisers, Vous plongez la tete Dans l'eau sainte et frugale.n34

    ..

    11 s'agit de la premiere stro-phe, paysagere, du poeme Hd/fte des Lebens (Moiti de "'

    "' E la vie). Le paysage nait dans o e ,_ ce poeme >, apparait et s'enrichit de versen vers grace achaque lment successif, sans pour autant transformer le prsent de l'image-t exte dans une antriorit qu'on ne rattraperait qu'a la fin de la strophe. En cours de route l'on saisit aussi bien le sens de la temporalit de la nature (l'automne 1 l'hiver) que e elle du

    -""'ka iros, du moment exceptionnel, cristallis ici dans le geste des cols de cy-gnes plongeant dans l'eau, situation qui outrepasse les frontieres, qui unit ciel et terre,a l'instant ou l'oiseau symbole de la posie incarne la synthese de l'air et de l'eau. Un tel paysage littraire constitue, il est vrai , une exception. 11 se rencontre du reste a la m eme poque, vers 18oo, chez Coleridge Js o u dans l'Obermann de Senancour ou quelques lignes suffisent a voquer une situation spatio-temporelle de complexit extraordinaire :

  • les feuilles tombaient en quantit, cependant la foret conservait encare beaucoup de verdure et toute sa beaut. 11 y a plus de quarante jours, tout paraissait devoir fin ir avant le temps, et voici que tout subsiste par-de la le terme prvu; recevant, aux limites de la destruction, une dure prolonge, qui, sur le penchant de sa ruine, s'arrete avec beaucoup de grace ou de s-curit, et qui, s'affaiblissant dans une douce lenteur, semble tenir a la fois et du repos de la mort qui s'offre, et ducharme de la vi e perdue. ,36 Com-ment ne pas penser dans ce contexte a u clbre L'infinito de Leopardi: ""'.v---

    "Toujours tendre me fut ce solitaire mont. Et cette haie qui, de tout bord ou presque, Ferme aux yeux le lointain horizon. Mais couch la et regardant, des es paces Sans limites a u del a d'elle, de surhumains Sil en ces, un calme on ne peut plus profond Je forme en mon esprit, ou peu s'en faut Que le cceur ne dfaille. Et comme j'ouis le vent Bruire parmi les feuilles, cet lnfini sil ence-la et cette voix, Je les compare : et l'ternel, il me souvient, Et les mortes saisons, et la prsente Et vive, et son chant. Ainsi par cette lmmensit m a pense s'engloutit: Et dans ces eaux il m'est doux de sombrer . 37

    !.'ensemble de ces paysages littraires renvoie par ailleurs a la situation d'un dernier regard tardif ou final. La deuxime strophe de Hd.lfte des Le-bens initie l'rede l'anti-paysage par excellence,celui du monde mur ayant perdu tout espoir d'horizon possible. Le roman pistolaire de Senancour se termine a l'enseigne de la sonorit angoissante de l'espace vide, ralit acoustique qui a dfin itivement remplac les plaisirs du regard. L'!nfinito lopardien annonce la Aujhebung du visible dans les visions d'une ima-gination absolue. Dans une poque marque par la prise de conscience dfinitive, de la part du sujet post-illuministe, d'etre spar de la nature, [,;, le paysage se manifestera seulement en tant que moment de plus en plus fuyant, dpass par une modernit hostile a son essor. Ces quelques exemples littraires apparaissent comme transgressifs si-non subversifs, si on les compare aux paysages habituels a l'apparence ternelle, mais c'est nanmoins la norme des images figes a s'imposer.

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    l.'intret port aux topoi beaux, sublimes ou pittoresques triomphe en-care dans la clbration de modles intemporels de la nature. La littra-ture ne ces se de promouvoir un "pastoralisme ,une nostalgie bucolique qui s'exprime tant ,, dans le culte de la nature sauvage et dans notre ob-session du camping, de la chasse, de la peche, du pique-nique et du jar-dinage ,38, dans la recherche de l' agrarianisme et des valeurs rurales, que dans des formes rgressives apparentes ou l'on se tient de manire rigide aux modles cult urels de la nature intacte. Leo Marx a mis en lumire les fondements psychopolitiques de ce phno-mne: "De toute vidence cela est gnr par le besoin de fu ir les effets de plus en plus puissants et la complexit de la civilisation . l.'attrait du pastoralisme r-side dans le bonheur transmis par une image de la nature vierge, d'un site plutot pr-serv ou, si cultiv, d'aspect rural. Se diriger vers ce pay-sage sym bolique correspond un mouvement qui laisse derrire soi le monde 'artifi-ciel [ ... ]. loin des centres de la civilisation, en direction de son oppos, la nature, loin de la sophistication, vers la sim-plicit, [ ... ] loin de la ville, vers

    "' 3 " ll; >

  • fini de lamer; elle se termine galement dans un langage proche du clich avec la reprise d'un banc, instrument classique de rception du paysage, pos en face de l'Etna. La totalit de ces scnes prsente cependant une nature loigne, mystrieuse, indiffrente. C'est en tant qu'altrit et ph-lV~ nomene dstabilisant que la nature apparait ici, et ceci malgr sa qualit

    topique (nature-jardin, palmiers, cote, volean, flore mditrannenne, etc.). t:aspect unheimlich de cette nature quise manifeste autour de deux prota-gonistes psychologiquement instables {l'alination des individus provoque une sensibilit accrue pour le monde) rvele le caractere irruptionnel du paysage, le fait que celui-ci s'impose au regard sans mdiation aucune.

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    ~ifi~~4~~~~~~ .

  • dire le fait de mesurer, de reprsenter et de reproduire le rel (y eompris la eartographie), d'en organiser l'aees (points de vue panoramiques, vista points, etc.) et les modes de reeption. En dernier lieu, la pereept ion vi-suelle tout court en a t affecte, privilgiant la vis ion maitrisable, repro-duetible, fixe.

    DIACHRONIE, < DIATOPIE >

    Si le fait de parler d'une gense., o u d'une invention, du paysage s'avre lgitime, alors eelle-ei a ncessairement lieu dans le temps. 11 y a done des temps, des poques avec et d'autres sans paysage.42 Les poques de pay-sage sont elles-mmes des entits temporelles: elles ont un dbut et une fin, des phases d 'volution, des mouvements ascendants et descendants. Autrement dit, le paysage a son histoire, il est l'histoire de la conscience du paysage, et l'exprience individuelle du paysage en t ant qu'exprienee esthtique vcue ne peut avoir lieu qu'a l'intrieur de ce cadre temporel. Le sujet qui eonstitue un paysage n'est pas seulement un corps qui se meut dans l'espace; i1 est aussi une eonseienee pntre d'histoire. La ou i1 y a . 1 paysage, i1 y a aussi rencontre de la nature et de l'histoire: l'histoire s'ins- ~I,L.:Y crit dans la nature. ........---Qu'en est-il cependant du rapport entre la plnitude temporelle de l'exp-rience esthtique dans sa singularit individuelle et l'apport de l'histoire sdimente dans la eonseienee? Les expriences individuelles passent-elles a travers le filtre d'exprienees eolleetives? Au sens strict, la nature qui nous at tire, pour tre eonstitue en paysage, ne peut jamais tre dtermine a priori. On ne peut la derire ou la classi-fier qu'a posteriori, et e'est seulement a la lumire de eette dtermination ultrieure qu'elle apparaitra eomme affecte par l'histoire, e'est-a-dire par des facteurs temporels. 11 s'agit done de l'entreprise difficile de jeter un pont entre la subjectivit pure, absolue de l'exprience du paysage et des motifs intersubjectifs, des critres historiques de plaisir a u paysage43 t:exprienee du paysage rvle eependant des earaetristiques diaehroni-ques distinetes: selon les poques les hommes eonstitueront des images diffrentes de la nature. Les dbuts sont eeux du beau paysage. l'exp-rience du paysage ne survient initialement que la ou l'imagination recon-nait dans la nature des formes voquant l'ide de bien-tre, de scurit et d'harmonie.44 Se sentir interpell par la nature-jardin signifie avoir dja

    1 ,. Songc Jc Poliph'le Vi"r 1>< (1499) 37

  • intrioris le processus culture! de domestication, le long "travail, sur la nature pralable a toute constitution du paysage. Cette premiere poque de la conscience du paysage rvele des ambigui"-ts signiiicatives sur le plan temporel. Elle postule en effet un idal que reprsentent la littrature, la peinture (l'Age d'or) et les jardins (avec leur programme intemporel de type noplatonicien), tout en le dconstruisant dja. lirruption de la ruine dans le paysage marque a cet gard une pre-miere faille importante au sein de l'idal. Les fragments du pass poin-tent dans le paysage bien avant la Renaissance. Des fresques antiques a Lorenzetti, de Mantegna a Giorgione et Patinir, sans oublier leur fonction

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    essentielle dans le Songe de Polyphile, les ruines s'impo-sent partout. La ruine et la mort habitent le beau pay-sage, marquent dans celui-ci l'antithese meme de la p-rennit, la vanit des choses de ce monde. En tant qu'indi-cateurs d'une absence, d'un manque fondamental, les ruines brisent les reves dors de la nature paciiie a tout jamais. Le paysage est consti- \ tution, construction subjec- 1 tive de la part d'un sujet qui controle la nature soumise a

    son regard. Lomniprsence des ruines dans le paysage - a partir de 1530 aussi des ruines artiiicielles dans les jardins (Pesara), jusqu'au paysage-ruine de Bomarzo- souligne toutefois la revanche de la nature, l'instabilit et la qualit phmere de l'appropriation du monde4 s Vv' Eniin, la mort faisant son entre en Arcadie montre diinitivement la fra-gilit et l'inanit du reve de l:Age d'or. Les tableaux du Guerchin et de Pous-sin (Et in arcadia ego) expriment avec beaucoup de force cette diffrence temporelle, l'cart iniini entre la nature paradisiaque et l'etre iini face a l'allgorie du eran e ou du tombeau.46 Confront a la iinitude, le sens m eme des grands jardins de la Renaissance et de l'age baroque se trouve comme branl. La fete dans le domaine assume des lors une importan ce particu-

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    liere. Ainsi l'autre histoire du beau paysage est-elle lie a l'esthtique de l'phmere: c'est l'histoire des feries princieres de l'ltalie d'abord, de la France et de l'Europe tout entiere plus tard. Les fetes de Ferrare et Milan, les festivits toscanes (avec pour effet secondaire la naissance de l'opra), le grand jour funeste de Vaux-le-Vicomte ou les Plaisirs de l'Tle enchante de Versailles forment les pieces distinctes d'une suite de moments paysa-gers exemplaires.47 La premiere poque de la be/le nature ou de la nature-jardin et de ses sy-mtries formelles se termine avec l'entre en scene rvolutionnai re du jardn pittoresque (ou irrgulier, a l'anglaise, anglo-chinois48). La logique temporelle de ces nouvelles ralisations - et, de fa~on analogue, de la lecture des paysages en gnral - est de tout autre nature. Lensem-ble de ces domaines t ient

    lcompte du temps individue] du promeneur, du marcheur mlancolique qui devra se "perdre " dans les mandres et les fourvoiements. Le sujet n'est dsormais plus le su-balterne passif soumis a une structure absolutiste qui iixe a tout jamais la place de tout et de chacun; il compase plu-tt en cheminant son propre domaine et se compase de ce fait soi-mme. La connaissance-constitution du jardin devient un vnement singulier, une date individuelle. C'est a ce moment que la ruin e, memento mori et mtonymie de l'antiquit dans les jardins prcdents, et surtout, la fausse ruine trouveront leur place au centre des compositions paysageres. La Colonne du Dsert de Retz ou le Temple de la Philosophie d'Ermenonville fonctionnent a cet gard au milieu d'un dispositif smiotique de grande complexit comme des phares, des symboles architecturaux de la diff-rence temporelle. Tout porte des lors dans ces compositions paysageres apparemment naturelles l'empreinte de la discontinuit: le promeneur s'arrte dans des ermit ages et autres "dserts ,, solennels interrompant

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  • son parcours et mditant la fausse grandeur des civilisations; l'histoire, la continuit, le programme- tout se fragmente et la mlancolie s'installe; le futur meme apparait bris, tat qu'anticipe si bien l'un des protagonis-tes de la nouvelle esthtique pittoresque, Hubert Robert, dans sa vision du Louvre en ruine; les domaines enfm se meurent avec la Rvolution, se transformant dans les ruines de leurs aspirations paradoxales. (

    1 Avant la scission de la Grande Rvolution, aussi longtemps que la rception decesdomainesa la lumierede la liberttaitassureetpdagogiquement accompagne, un lment statique y survivait quand m eme: on attendait en effet de la part des promeneurs, comme l'explique bien le marquis de

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    40

    A la grande phase historique de la nature belle, pittoresque et sublime, source de l'exprience du paysage, succde l'poque que l'on pourrait dfinir celle du "paysage au-dela du be a u, qui - comme les a u tres cou-rants, il est vrai - s'tend jusqu'a notre poque. Le fragmentaire, l'impar-fait, le rpugnant meme pntrent dsormais le champ visuel et avec eux d'autres formes de temporalit. Autour de 1860-70 le go.t pour le "non-beau >> est devenu un phnomene marquant: J'adore la banlieue avec ses champs en friche 1 Et ses vieux murs lpreux, ou quelque an-cienne affiche 1 Me parle de quartiers des longtemps dmolis ,, 1', lit-on dans Promenades et lntrieurs de Fran>, celui

    [ de la ,me blesse el bton-ne, de la citta diffusa, du no man's /and, des slums, des friches agricoles, industrielles ou urbaines et des dcharges. Cette centralit surprenante des marges, de la priphrie, est le rsultat d'une tendance qui s'tend sur plusieurs d-cennies et a son origine, entre autre, dans le land art, dans les travaux photographiques

    o; a-(]", .c. "' ~ ;:

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    ;:: > (exposition New Topographics, New York 1975), mais aussi dans l'esthtique cinmatographique (Antonioni, Tarkovski). La beaut trange de ce nouveau paysage technologique marqu de fond en comble par l'intervention humaine nous confronte avec des situations paradoxales. Ce paysage esta la fois celui du vide et du trop plein, de l'ab-sence et de la saturation. ll est aussi fascinant qu'angoissant, voire rpu-

    l gnant et culmine dans diffrentes formes d'assemblage proches de l'tat de dchet. 12 l ll s'agit d'un paysage sans confins prcis, diffus, qui exhibe partout les )\ stigmates de la non-assimilation de ses composantes, les traces mlanco-

    liques de l'inachev. Cest vers ce genre de paysage autre au-dela de toutes

    41

  • les esthtiques du pittoresque que l'architecture du paysage de la fin du xx sicle s'est tourne avec force, comme l'indique bien Dieter Kienast: "Notre travail est la recherche d'une nature de ville dont la couleur ne soit pas seulement le vert , mais aussi le gris. Nature de ville, cela veut dire ar-bre, haie, gazon, mais aussi revetement de sol qui laisse passer l'eau, vaste place, canal rigoureux, haut mur, axe d'air frais ou de vue laiss libre, le centre et le bord. Notre attention particulire se porte sur les innombrables non-lieux ns de la planification et de l'amnagement bureaucratiques. Des actions d'urbanisme, incluant aussi l'architecture du paysage, nous apparaissent d'une irnportance essentielle justement pour la priphrie, pour les restes d'espace ind-sirables de la mtropole. ,, sJ Malgr cet int ret croissant pour la priphrie, la nature rsiduelle et l'anti-nature, la nature pure (ou mieux : le si-mulacre d'une nature pure >> ou bien ) se porte toujours bien. Cette nature survit, surtout sous son as-pect musal. Elle est recher-che et adule par le public conternporain - la nature des vacances et des loisirs, la na-tu reproche et lointaine, celle des plages, des cimes alpines

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  • en scne d'lments formels a la Gestalt caractristique distingue les ceu-vres de Kienast du standard banal et rptitif des ralisations habituelles. Kienast rompt done aussi bien avec la tradition idyllique ou romantique, qu'avec une pratique de l'amnagement des jardins qui privilgie la varit pour la varit et l'abondance des plantes (la rage du collectionnisme). t:opposition forte entre l'nergie du vgtal et la discipline formelle des gomtries inventes ainsi que la cration d'une spatialit inhabituelle (et non de gags en corten ou autres provocations faciles). demande de la part de celui qui pntre ces espaces une lecture active du site, bref: elle exige toujours le temps de la dcouverte.

    D'autres, comme Gilles Cl-ment, essaient de restituer leurs compositions a la na-ture,laissant le temps a la na-ture de reprendre le dessus. Chez Clment,la ngation r-solue de l'ordre immuable a u profit du dsordre cratif. a son origine dans la conviction que l'homme voit le temps lui filer entre les doigts. La perspective cologique pr-ne par le thoricien du jar-dn plantaire ,, a pour effet d'exposer la ral isation aux hasards et accidents de la Na-

    ture. Alors que l'art des jardins mise traditionnellement sur la domination du temps - de fa~on particulirement clatante dans le jardn raisonn de type fran~ais, avec son controle absolu de la croissance, de la forme, du chromatisme, des saisons etc. - . Clment remet la nature a la nature. La libert inattendue de ses projets s'inspire aussi bien des jardins involon-taires, rencontrs dans les friches du monde entier que du spectacle du (( brassage)) des espces (notamment des vagabondes). donnant lieu a de nouveaux paysages. Cette libert retrouve nous fait participer a u temps de par la rencontre permanente avec des lments inattendus, de par l'es-thtique du dcalage, cultive par Clment:

  • o u bien la o u, historiquement dja dpasse, elle s'em bellit des nostalgies de la tene natal e. Ce paysage reflete alors le" bon vieux temps '' <

    vritables arteres d'un systeme qui envahit l'ensemble du tenitoire. Le paysage urbain, les voies de la vil le vers l'extrieur, les villages qui n'en sont plus, les lieux de vacances en tant que simulacres de la forme urbaine ont t con~us pour l'automobiliste qui les apprhende en roulant. Au plus tard apres la Deuxieme Guerre mondiale, '' autopia ,, (R. Banham) a gagn, elle s'est impose sur le plan culture!, social et conomique. Modernit et automobilit ont longtemps t synonymes. 6' t.:automobile n'a pas uniquement cr

    47

  • de nouvelles formes paysageres (streetscapes), mais galement une nou-velle maniere d'apprhender la ralit 63: "Le panorama autoroutier est l'preuve de ce don au cours duquelle paysage vient au-devant de la per-sonne et la submerge. 11 y a a la fois dtachement du cadre spatial imm-diat et sensation d'une proximit visuelle, ou plutt crasement visuel, ce terme se rfrant a la suppression de la profondeur de champ qu'oprent la photographie et le cinma. Le sujet voit s'ouvrir a lui l'espace, le rec;:oit, acquiert une posit ion de pur spectateur. , 64 l:automobile reproduit les contradictions de la mobilit (une caractristique fonda mental e de la modernit): elle gnre de nouvelles topographies et de nouvelles possibili ts esthti-ques d'explorer la ralit, mais dtruit en meme temps le charme de la ralit a laquelle elle donne un acces facil it :

    " La culture de l'automobile contr-bue a la destruction de l'environne-ment naturel et du paysage rural. Le tourisme automobile pousse a la construction de motels, stations de servce, vista ponts et divertis-sements de tout genre qui pro-longent et dsagrgent les ang les urbains aut refois si bien dfinis. Endroits tels les canyons rouges de Sedona dans l'Arizona sont dt ruits par le progrs, et le panorama des

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    rochers en cascade est fragment par les crtaux de Happy Meals. [ .. ] De fa~on d'autant plus insideuse, les lot issements tout autour de la plupart des villes nord-amricaines, cause de leur uniformit, de leurs larges planes colores, mettent le conducteur auto-moble en fa ce d'un quvalent architectural des grands es paces sauvages- tout repre aidant comprendre la gographie du lieu et le contexte esthtique en est absent. Des champs uniformes de mais suivent des champs de toits gris. Des collnes de maquis s'alternent avec des collines de toits rouges. A chaque virage, avec chaque kilomtre additionnel, nous souffrons de la monotonie de la mmet. Conducteur et passager glissent directement dans lamer suburbaine ... 6s

    l:illusion "autopique, qui a model les paysages de l'aprs-guerre se place, du point de vue temporel, sous le signe de l'avance inexorable, de

    Vogue ltao1

  • J'lan vers l'avenir, et ceci du fait que nous ne regardons jamais en arrire, mais, frontalement, toujours en avant. Plus nous avons tendu la sphre autopique, plus nous avons cependant rduit les espaces a atteindre. Le rsultat est, sur le plan de l'imaginaire territorial, la simultanit para-doxale du
  • il croit a tort invariant. 67 La perspective tourne vers le futur, en avant -le paysage comme horizon et ouverture: "A l'horizon ouvert de l'exprience de l'espace correspond un horizon de 1'histoire ouvert sur !'avenir, c'est-a-dire permettant a l'homme de modeler librement >>68 - fait dsormais place a des scenes entropiques. Robert Smithson avait dja bien reconnu le phnomene dans les annes 6o en portant son attention sur le paysage po11u, dtruit, menac. Dans ses ceuvres le vecteur du futur, dja dstabilis dans les visions tiges de Caspar David Friedrich, se trouve completement invers. L:volution - la spirale- va en aniere (Spiral Hill, Emmen). le temps se rtrcit, disparait inexorablement, comme la Spiral Jetty (1970), icne d'une poque sous le signe de l'entropie (le "retour a la nature, correspond chez Smithson a une esthtique de la disparition). Que ce geste de l'artiste amricain tou-che en gnral notre conscience du temps et de l'histoire, mais aussi l'es-thtique passiste du paysage, c'est ce que fait voir un tableau hautement ironique de Mark Tansey (Purity Test, 1982) o un groupe d'lndiens a che-val semble jeter un dernier regard admiratif a la Spiral Jetty, produit final de la conscience europenne du paysage et en mme temps ngation de ce11e-ci. Cette vis ion paradoxale dconstruit les grands mythes historiques (le discours d'poques, de seuils, de changements de paradigmes etc.) et dvoi1e les contradictions d'un point de vue qui, en tant que construction cu1ture11e, reftete toujours des ambigu1ts tempore11es. Les artistes que l'on range aujourd'hui dans le land art ont toujours privi-lgi le phnomene temps. Time Line et Time Pocket (1968) de Dennis Op-penheim explorent les lignes internationales du temps a u moyen de mou-vements qui s'inscrivent de maniere phmre (les traces de vingt-cinq cm de large du scooter des neiges) dans l'phmre (la Saint-John-River glace et enneige). Le temps abstrait, norm se trouve ainsi "djant " la conven-tion temporene (les zones de temps) abolie, mais, typiquement, de ce geste il ne reste qu'une trace photographique. Annual Rings (1968) du m eme ar-tiste associe la mesure tempore11e de la nature (les anneaux des arbres) a u temps mesurable et norm quise s pare de fa~on surprenante a la frontiere horaire entre le Ca nada et les USA (USA 13h30- Ca nada 14h30). Tout comme Smithson ou Richard Long, Oppenheim confronte done le processus artisti-que avec les conventions temporenes, ainsi qu'avec le moment de la rcep-tion des ceuvres d'art. L:instant. l'action significative, limite dans le temps, l'actualit sont ainsi opposs a l'ternit de l'art, asa place assigne dans les

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    sanes des muses avec leurs monuments immobiles. La conscience dupas-sage du temps n'est jamais refoule; c'est ene, a u contraire, qui constitue la substance de travaux comme S piral Jetty,One Hour Run d'Oppenheim (1968) ou A Walk of four hours and four eire/es de Richard Long (1972). Une autre ceuvre de la m eme priode souligne ene aussi la complexit de l'exprience tempore11e. Time Landscape (1978) d'Alan Sonfist reconstruit a Manhattan, a u milieu de la fort "urbaine ,la fort vierge biologique d 'avant l'arrive de l'homme sur la presqu'ile new-yorkaise, en proximit immdiate de la " fort , des gratte-cie1. La " fentre, spatio-tempore11e de Sonfist i11umine aussi bien le pass lointain, pr-anthropomorphe, qu'un futur dans lequel Manhattan, monument de la civilisation par excenence, c-dera peut-tre a nouveau la place a la fort primitive. Le cinma structural des an-nes 70 interroge galement l'aspect temps dans l'exp-rience paysagere. Dans Seven Days de Chris Welsby- l'heb-domade fait clairement anu-sion a une mesure importante dans notre fa; "' z .; "' :: .o

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    l'image changeant toutes les 10 secondes. Le fait que la camra suive le jour sol aire, assigne a u fi lm un laps de temps et une bande temps qui apparais-sent significatifs d'un point de vue anthropologique et territoriaL Le regard technomorphe de Welsby rappene le point de vue humain, mais aussi la pratique mi11naire de l'observation du cie1. lci, c'est prcisment le mou-vement machinal, rgulier de la camra qui fait apparaitre la constitution humaine du visible, ainsi que ce qui, dans la nature ou en tant que nature, se soustrait a l'homme: "Deux images de m eme cadrage ne sont jamais rigoureusement semb1ab1es, il y a une infinit de variations. Les formes des nuages changent, comme leur transparence, leurs couleurs et cenes du ciel, la lumiere qui tombe sur le paysage, la surface du paysage 6 9

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  • RETOUR A L'ARCHITECTURE DU PAYSAGE DU FUTUR

    Comment relier ces formes d'art contemporain et la plnitude temporelle de l'exprience individuelle (a la limite du communicable) aux attentes d'un public qui voudrait surtout anesthsier le paysage? Comment arriver de la rception a la production, a l'invention de paysages, tout en tenant compte de la complexit temporelle? On peut, naturellement , faire appel l'analyse et a la rflexion, mais la n'est pas le probleme, vu l'intret, souvent exagr, que l'on accorde aujourd'hui a u paysage. La mthode de la visual analysis, o u du visual assessment,

    des annes 70 qui enregis-t re des structures prennes de bons, paysages est une entreprise paradoxale en ce qu'elle cherche a ramener un phnomene li a u temps a un modele intemporel, hors du temps.7 Les analyses objecti-vistes du type ''visual assess-ment, sont le pendant nga-tif de la plnitude temporelle positive dans l'exprience du paysage vritable, c'est-a-dire subjective. De telles analy-ses ont leur fondement dans des abstractions sans vie, des

    coupes topographiques qui excluent les conditions lumineuses,l'heure de la journe et la disposition du su jet. Tout y est adapt de maniere connue et habile a la perspective centrale, modele qui a plus de rapports avec le controle, la mesure. la protection (done des catgories militaires), qu'avec des points de vue esthtiques ou existentiels. Mais le point de fuite du paysage ne peut jamais etre fix. pas plus qu'il n'y ait, sur le plan philoso-phique, un point supreme de la rflexion comme horizon de tous les ho-rizons possibles. a partir duque! la perspective juste. vraie et bonne, serait donne une fois pour toutes. Que peut-on opposer cependant a ce genre de modele euro- et perspectivo-centrique marqu par l'intemporalit pour ne pas tomber dans le relativisme?

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    On peut se rfrer a la fonction fondamentale du corps huma in et au fait que seul l'homme qui marche, quise meut dans l'espace, reconna1t de ma-niere approprie le monde qui l'entoure.l' Une invitation, modeste mais importante, aux architectes du paysage d'aujourd'hui: se rendre sur le lieu des futures ralisations pour en faire l'exprience physiquement. Cela semble aller de soi, mais ce n'est malheureusement pas du tout le cas. La grande majorit des constructions de ce monde - celles des architectes, urbanistes, ingnieurs, mais aussi des paysagistes - naissent sur des ta-bles de dessin, dans l'idalit neutre d'un es pace intrieur, ce quise remar-que tout de suite et se ressent quand on prend le temps de les parcourir. La simulation toujours plus parfaite de la topographie sur l'cran, mis a part tous ses avantages, a aussi son dan-ger: elle donne l'illu sion de pouvoir faire l'conomie de la visite sur place, en occultant de ce fait tous les aspects te m-porels {heure du jour, saison, etc.)7' Le projet et son rsultat sont rduits de cette fac;on a un bien de consommation in-terchangeable, ils sont rifis. Autre indication pour les pla-nificateurs: il faut rappren-dre se laisser du temps. Nous

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    possdons aujourd'hui beaucoup trop de moyens et beaucoup trop peu de temps et nous devons faire en sorte que cet te exigen ce soit rellement respecte dans la politique, l'conomie, l'administration et dans les faits. Seulement ainsi l'esquisse peut-elle arriver a la compltude, cette com-plexit et a cette profondeur qui correspondent sur le plan de l'esthtique de la production a ce que nous prouvons du point de vue de l'esthtique de la rception devant le paysage. Se laisser le temps implique que l'on prenne en considration toutes les dimensions temporelles: la dimension gologique, les traces de l'histoire de la terre, la dimension humaine, la mmoire des interventions de l'homme, le temps de la nature, la succes-sion des saisons jusqu'aux heures du jour, sans oublier la signification de

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  • 1'ensem ble de ces facteurs a la lumiere du "maintenant " Lexploration du paysage dans les lms exprimentaux d'un Welsby ou d'un Michael Snow, ou le temps possede une dure tout a fait extraordinaire et ouvre des perspectives nouvelles, ne peut surement pas etre imite en tant que telle, mais devrait constituer un idal. D'une maniere gnrale 1'orientation sur 1'art devrait moins servir a la reprise de formes (imitation de pattems mi-nimalistes et multiplication d'exemples d 'un Land Art rapide, do it your-selj), qu'a 1'exploitation de ses processus et de son potentiel de rflexion. Se laisser le temps signie aussi veiller a 1'ducation en mat iere de pay-sage. La formation est par dnition un processus minemment tem-porel; non point addition d'lments disparates, mais croissance organique. Ldu-cation signie, par exemple, la prise de conscience de la tradition de 1'architecture du paysage. Or, meme le public spcialis ignore en gnral les noms de ceux qui ont tra-vaill dans le pass rcent, pour ne rien dire de leurs ceuvres. Dans la masse des somptueuses publications sur le jardin et le paysage on ne tombe que rarement sur les ralisations de Church,

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    Jellicoe, Halprin, Eckbo ou S~rensen. Ce dernier a t avec Thomas Church et Geoffrey Jellicoe 1'un des pionniers du mouvement moderne dans le do-maine de l'art des jardins. Carl Theodor S~rensen a cr une ceuvre impres-sionnante faite de plus de 2000 projets. Le paysagiste danois dveloppa entres autres le concept desplaces de jeux (byggelegepladser) et un grand nombre de thatres a 1'ouvert exemplaires, en arrivant toujours a une syn-these entre la beaut formelle des jardins et 1'utilit socia le, la possibilit immdiate de s'appropier les si tes crs. Aussi bien les petites ralisations que les projets les plus fameux de S~rensen , comme le Pare Vitus Berings de Herning , reprsentent tous 1'loge paysagere de la lenteur. Lenteur en ce qui concerne la cration du projet, la longue tude des conditions in

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  • situ, lenteur quant a la rception des jardins et des paysages qui, de par leur complexit, exigent toujours l'attention et done le temps de l'tude, lenteur enfin vu le courage avec lequell'auteur prvoyait et acceptait une volution vgtale a tres longue dureJ3 C'est dans cet esprit que SQlrensen (en collaboration avec Hans Georg Skov-gaard) transforma entre 1945 et 1953 un paysage culture] particulirement important pour les Danois en un monument anti-monumental. Kongens-hus Memorial Park, au centre de la lande au sud de la ville de Viborg, est l'exemple loquent d'une action qui englobe le pass, le prsent et le futur. Le pass est reprsent ici par l'histoire du Jutland, en particulier par la transformation massive d'un vaste territoire de forets en terrain cultiva-ble, action rendue ncessaire apres la dfaite de 1864 et la perte d'environ 2/5 de la surface uti le du pays. La belle lande rsiduelle n'est cependant, comme le souligne SQlrensen, qu'un e tape dans l'hi stoire de ce paysage qui a connu longtemps d'autres formes cologiques. La ou l'on conserve et ou l'on expose de nos jours la lande, on travaillait au XIX siecle a la d-truire- pour survivre. Le sens de la beaut de la lande est une invention tardive; il a suivi la destruction et s'est dvelopp tout particulierement depuis le tournant du siecle, surtout a cause de 1' artialisation ,, opre par la peinture. L'architecte du paysage a conscience de toutes ces contradictions74 et les fait entrer dans son projet. 11 cre, en particulier avec le Herresdal (Val des Pierres) ou Mindedal (Val du Souvenir). un monument fragile, expos au temps, dans lequel seules les pierres pourvues de noms semblent dura-bles, une dure a rapprocher aussi de celle des vestiges mgalithiques que l'on rencontre souvent au Danemark. Autrefois la cration d'un ter-ritoire vital reprsentait un programme nat ional; a ceci s'ajouta plus tard un autre geste programmatique : le sauvetage de la lande. Conservation et transformation, attirance quasi mystique et exploitation de la nat ure sont les deux aspect s de la pratique hu maine. La petite place de runion (Ji/le m~deplads) et les modestes pierres qui remmorent des histoires et des figures individuelles, tmoignent de l'intention de rassembler di-vers aspects du temps, sans privilgier le grand geste ou la grande figure historique. Le temps regagn du paysage de lande, le renvoi a la nature ternelle, la rfrence a l'poque de la transformation et de la rcupra-tion et la prsence des visiteurs d'hier et d'aujourd'hui s'integrent dans ce lieu a la beaut paradoxale.

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    Des projets de grande envergure comme le Kongenshus Mindepark ou le Jardin du poete d'Ernst Cramer -les deux anticipent le Land Art de la fin des annes 6o - ne sont pas les seuls a rester largement inconnus. L'his-toire de ces projets et avec elle l'histoire de l'architecture du paysage au xx sicle n'a pas encare t vraiment crite. lls font l'objet d'un oubli et d'un refoulement dont les raisons seraient galement a tudier. La tendance actuelle, caractrise par des prsentations accrocheuses ou superficielles et conditionne par l'objectivisme cologique (tout a fait louable quant a ses intentions) va malheureusement dans une tout autre direction. La convention europenne du paysage et les lgislations natio-na les privilgient ladissection sectorielle, la m esurabil it, les indicateurs, c'est-a-dire le quantit atif et (apparemment) l'objectif. Rares sont les analy-ses vritablement critiques et constructives, par exemple l'interprtation des traces que les guerres, l'industrie, la surpopulation ou l'infras-tructure (transport, nergie) ont inscrites dans les paysa-ges de la (post-) modernit ou la prise de conscience de ce qui a vraiment t ralis dans le domaine de l'architec-ture du paysage.

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    Les travaux de Peter Latz dans la Ruhr peuvent servir a cet gard d'exemples positifs pour une forme de projet qui laisse bantes les blessures de l'his-toire, a u lieu de trap vi te les dissimuler sous une verdure pittoresque. Latz et ses associs ont, la ou c'tait possible, gard tels quels les vestiges de l'indus-trialisation, livrs a u temps qui les rode et les rouille, tout en leur confrant un sens nouveau. Piazza Metallica, le jardin postindustriel a u co:ur d'un pay-sage de hauts-fourneaux, est un symbole de la transformation russie du pass (utilisation industrielle) en prsent (utilisation publique). Le contact troit des artefacts techniques (hauts-fourneaux, abris, voies de grues, murs, etc.) avec la vitalit verdoyante d'une nature qui occupe l'espace, possede

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  • la qualit potique de l'oxymore, des lments foncirement diffrents s'y rencontrent de fa~on tonnante. Le pare paysager Duisburg-Nord apparait ainsi comme le point focal de nombreux axes temporels: celui de l'histoire industrielle (et prindustrielle) et de sa longue crise, celui de la planifica-tion de l'intervention paysagiste, celui de la nature longtemps meurtrie (dans la conscience d'un intervalle d'utilisation industrielle totale pendant lequel elle avait t rduite a zro), celui enfin de la rutilisation du site et des retrouvailles avec le territoire a l'enseigne de sa nouvelle destine. A cette esthtique du palimpseste vivant on peut ajouter - en tant que pratique galement consciente du temps - l'esthtique de la disparition

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    telle qu'elle se montre dans les projets de Gilles Clment ou, de maniere particuliere-ment impressionnante, chez Derek Jarman. Le jardin de l'artiste anglais, a Dungeness dans le Kent, est une ceuvre terminale . Atteint par la mort imminente, Jarman in-vente un lieu de vie et de li-bert dans un milieu austere et trange. De par sa cration m eme cet anti-jardin pose la question du temps: an am-nage un site paur qui? paur cambien de temps? en cam-

    bien de temps? Et que deviendra-t-il a u moment de la mort, cette mort qui est l'invite non voulue de l'histoire des jardins, la mort de Julie et de son lyse >> chez Rousseau, la mort de Charlotte et de Otto dans les Affinits lectives, ou, plus concrtement, la mort des pares et des feries paysageres au moment de la Rvolution, exprime par exemple dans la Sylvie de Nerval? 7S Vivre et disparaitre dans son jardin est cependant aussi le destin final du prince Pckler enferm a tout jamais a la fin de sa vie dans sa pyramide, monument rel de sa prsence au moment meme de sa dissolution.76

    Le jardin de Dungeness est marqu par la finitude de l'existence hu maine, une situation qui dlivre cependant son auteur, pour lequel cet espace

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    devient un dernier remede puissant et thrapeutique (dans la tradition du jardin mdicinal). L:adieu paysager de Jarman se rvele etre malgr sa simplicit apparente et sa spontanit d'une extreme complexit. Le cottage avec sa vgtation spontane et ses objet s trouvs fonctionne comme un vritable domaine de la mmoire culturelle. Les morceaux de bois et autres fragments verti-caux fixs dans la terre rappellent l'acte primordial du controle du terri-toire, le pieux enfonc dans le sol ou bien la pi erre milliaire. L:anthropologie de l'homa erectus apparait des lors dans ce waste land aux tonalits parti-culires sous deux aspects: celui, plein d'nergie, de l'lan vers le ciel, de la verticale victorieuse, et celui, mlancolique et friedrichien d'une lvation a temps, de porte limite. En proximit immdiate d'une centrale nuclaire - avec tout ce que la ralit et l'image de cette nergie comportent -le jardin sec et minral prend la forme d'un geste final et dsespr dans la suite du Maine la mer de Caspar Da-vid Friedrich. L:ouverture du ciel immense, le jeu et la rsis-tance inouies de la vgtation identifient cependant dans ce dsordre potique la force de la vie elle-meme. La beaut phmere des coquelicots qui se dgage sur le fonds de la blancheur du jardn sec aux allures orientales exprime elle aussi la vie, les dures complexes et multi-ples du vivant. Jarman a cr comme derniere ceuvre un espace aux innombrables cita-tions plus ou moins involontaires: le concept de ready made, la technique du collage et de l'assemblage de Schwitters, la posie des machines de Tinguely, les objets en pierre composs par Richard Long, ou bien encore les visions d'un Yves Tanguy trouvent ici un retlet tonnant. Tout est si-gnifiant a Dungeness, mais rien n'est expliqu, ce qui demande de la part du visiteur une attention accrue. Avec ce jardin de la rduction et de la

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  • disparition, o u m eme la rouille apparait pleine de vigueur, Jarman a russi a faire revivre une ralit et un dispositif paysager puissant d'autrefois: ce-lui du jardin pittoresque (ou anglais) qui, en tant qu'objet d'art con~u pour un promeneur sensible, provoquait l'veil du sujet et notamment la prise de conscience de la temporalit a u cceur de la subjectivit m eme. Que ce soit chez Sqrensen, Latz. Clment, ou Jarman - toutes ces ceu-vres ont en commun le renoncement a l'ternit, l'abandon dlibr aux effets du temps. Or, le culte de l'ternit rsiste et survit tres bien. Dans les revues spcialises, les symposiums et les instituts de formation qui s'occupent des jardins et du paysage la critique reste une denre rare. La

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    prsentation des vedettes va de pair avec un cert ain laisser faire; ce n'est que rarement que l'on dresse un bilan et on ne songe pratiquement ja-mais a mettre a jour l'histoire du paysage, surtout celle du xx siecle qui a entrain plus de transformations que toute poque prcdente. l'histoire de ce siecle en tant qu'inter-vention totale sur la nature, jusqu'a la modification des conditions de l'exprience du paysage meme, n'est pas vraiment connue des spcia-

    listes, pour ne rien dire d'un public plus vaste. Les cris solitaires de lan MacHarg ou de Peter Blake (God's Own Junkyard)77 sont demeurs sans cho et l'architecture du paysage elle-meme a contribu a camoufler et a embellir par trap vite ce qui drangeait . Un geste tel celui de Jacques Simon, qui dessine ses bons mots dans les champs et les photographie depuis un hlicoptere, si bien intentionn soit-il, est symptomatique de la petite enclave esthtique, de l'idylle prive, du joli refuge, tandis que pro-gressent la fureur destructrice et les ravages dans l'environnement. Les inscriptions de Simon sont elles aussi, malgr l'apparence de l'phmre, entaches d'une mauvaise intemporalit, de la recherche d'une nature anesthsiable.

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    oans ce contexte, il est important d'appeler les architectes du paysage a prendre davantage conscience du temps. Que signifie cependant un tel ap-pel? 11 ne suffit certainement pas de rappeler que le projet se doit toujours de lier la dimension passe a u futur, le tout tant port par la dure, le pr-sent de l'esquisse comme devenir du projeP8 l'architecture du paysage en tant que discipline doit accompagner cette dclaration d'intention d 'une prise de conscience en matiere de temps. Elle porte done aujourd'hui une grande responsabilit, et cela pour plusieurs raisons. D'abord a cause du danger rel d'une re-territorialisation des proccupa-tions touchant le paysage. Le biologisme cologique fournit actuellement des instruments quant itatifs qui sont compatibles avec le discours politique et juridi-que. Si l'on rduit le paysage a ce qui est mesurable, a ce qui est reprsent par les syst e-mes SIG, s'il n'est rien d'a utre qu'un catalogue de plantes et d'animaux, alors l'image sera forcment trompe use en donnant l'impression de ne pas seulement saisir ce que le paysage a d'essentiel , mais encare de pouvoir toujoursle conserver et le reproduire en tant que tel. Ainsi le paysage

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  • de style sans prcdent. Nous vivons dsormais depuis le milieu du XIX siecle dans la post histoire, c'est-a-dire sous le signe du mlange clecti-que, du syncrtisme des images de la nature de tous les temps. Le champ esthtique, et en particulier l'esthtique du jardin, anticipe par la une volution majeure du XX siecle, a savoir la perte de la tradition. Flaubert en a donn une expression particulierement lucide et ironique en pous-sant jusqu'a l'absurde dans l'esquisse des deux anti-hros de son anti-ro-man encyclopdique Bouvard et Pcuchet les modeles que la florissante littrature des jardins mettait a disposition:

    "11 y a, d'abord, le genre mlancoli-que et romantique, qui se signale par des immortelles, des ruines, des tombeaux, et un ex-voto la Vierge, indiquant la place o un seigneur est tomb sous le fer d'un assassin; on compose le genre terrible avec des roes sus-pendus, des arbres fraeasss, des cabanes incendies, le genre exo-tique en plantant des eierges du Prou pour faire naitre des souve-nirs a un colon ou a un voyageur. Le genre grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple a la phi-losophie. Les oblisques et les ares de triomphe caractrisent le genre majestueux, de la mousse et des grottes le genre mystrieux, un lac le genre rveur.ll y a mme le genre fantastique, dont le plus beau spcimen se voyait nagure dans un jardn wurtembergeois- ear, on y reneontrait successivement, un sanglier, un ermite, plusieurs spulcres, et une barque se dtachant d'elle-mme du rivage, pour vous conduire dans un boudoir, o des jets d'eau vous inondaient, quand on se posait sur le sofa. ,so

    A partir du milieu du XJX siecle nous savons que le temps. en ce qui con cerne l'esthtique de la nature et du jardn. est aboli. intenompu, que tout devient possible alors que peu de choses nouvelles se dveloppent. A cette poque la nature apparait moins comme un palimpseste que comme un grand magasin en plein air, un talage des styles disponibles

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  • auxquels conespondent galement des ractions catalogues (calme-agit, protecteur-dangereux, mlancohque-enthousiaste etc.). A 1'ext-rieur, dans ce domaine autre que le sujet moderne recherche vigoureu-sement depuis la Renaissance pour exprimenter la nature en tant que paysage, i1 n'y a, comme 1'annoncent Baudelaire ou Huysmans, presque ren de neuf a trouver. A une poque ou la circulation des marchandises tait de plus en plus hbre, un seul domaine, fortement ambigu i1 est vrai, se soustrait a u moins en part e a cette ten dance: ce lu des paysages nationaux -la nation interprte en tant que paysage a prserver et a clbrer8 ' t:ide d'un paysage national,

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  • Nora, Les lieux de mmoire, Paul Ricoeur a mis en garde contre ce genre d'approche idologique. 84 Les lieux de mmoire, un ouvrage qui a vu le jour sous le signe d'un pass devenu problmatique et dans la conscience de la "rupture entre histoire et mmoire , arrive malgr tout a privilgier le patrimoine. L'ide de "patrimoine ,de bien ou de monument culture], prsente, comme le remarque Ricoeur, des traits conservateurs: '' trange destine de ces Lieux de mmoire: ils se sont voulus, par leur dmarche, leur mthode et leur titre meme, une histoire de type contre-commmo-ratif, mais la commmoration les a rattraps. , 8s La "recomposition du national clat 86 fait done appel, comme le montre la postface mlan-

    colique de Nora, a la spatia-lit salvatrice de la notion de lieu(x). Face a la crise d'iden-tit, mais on pourrait gale-ment di re: de la temporalit - "Le pass n'est plus la ga-rantie de ]'avenir, la est la ra-son principale de la promo-tion de la mmoire comme champ dynamique et seule promesse de continuit , 87-les lieux acquierent une im-portance centrale. Ce qui appara1t comme crise et discontinuit a la lumiere de la mmoire, post-natio-

    nale et conduit a bien des "amertumes >>, pourrait en m eme temps, en choisissant pour point de dpart des mots-cls comme htrotopie ou hy-bridation, etre pens comme une invitation a prendre en considration l'identit fondamentalement instable des lieux . 11 faut, en effet, concevoir - positivement - la non-identit, l'htrotopie, l'hybride. Non pas paree que ces catgories seraient a la mode, mais a cause de leur aptitude a expliquer les transformations territoriales de plus en plus rapides, com-plexes et globales. Dans le prsent essai sur la temporalit du paysage deux systemes ou points de vue ont t confronts. Le premier, dominant, privilgie les enti-ts stables et ident ifiables et corresponda une longue tradition culturelle

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    (esthtique classique, perspective classique, etc.) et logique, un point de vue taxonomique et musologique qui capte, cont role et sauvegarde le territoire en anesthsiant le temps. Le second, a l'image d'une esthtique au-dela du be a u et de l'instabilit stylistique, prenden compte le dsordre (mais non pas le chaos) et les marges, les priphries, le tout a l'enseigne des vitesses complexes de la modernit, voire de la postmodernit. Le paysage arret traditionnel et le territoire de plus en plus fragment donnant lieu aux nouveaux paysages contemporains ne peuvent cepen-dant pas etre spars !'un de l'autre.ll est fonda mental de penser jusqu'au bout la dialectique entre les deux systemes. Le paysage, d'abord en tant que autre de la ville, a t le plus souvent inte rprt comme entit, image spara-ble: c'tait le be a u paysage, le paysage pittoresque, le pay-sage sublime, mlancolique, idyllique, hroique, etc., et meme le paysage grotesque, laid, dcompos, dgoutant, etc. Le paysage, indpendam-ment de sa caractristique, tait le ple oppos d'une relation, ple li a l'ide de la Nature, son intemporalit tant l'expression m eme de la sparabilit. Le beau paysage hors du temps n'est cependant pas le bon, paysage, mais les nouveaux paysages de notre poque ne sont pas non plus de bons paysages. l'heure ou l'esthtique postmoderne integre jusqu'aux formes les plus dis-parates du non-beau et contribue de ce fait a anesthsier, au moins par-tiellement, les frie hes et les autres non-lieux de la surmodernit, la frnsie dificatrice multidirectionnelle (construction, dconstruction, reconstruc-tion) contribue, elle, a fragmenter le territoire et a susciter une demande croissante de paysages intacts >>. Les thories rcentes issues du landscape urbanism ,, fournissent a cet gard des indicat ions prcieuses88 Elles partent toutes de la fin du For-disme ,, dans les conomies du" premier ,, monde et de la dsindustrialisa-

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  • tion galopante. Cette tendance ne donne pas seulement lieu la nouvelle forme urbaine de la "machine city, ou "edge city,; elle provoque ga-lement une urbanisation hybride ( sprawl >>) et de plus en plus horizon-tale: "Le genre de dveloppement dans les zones urbanisation hybride est caractris par des paysages horizontaux et des surfaces planes plutot que par la densit verticale des grands batiments.>>89 La ville, la campa-gne et la nature rsiduelle n'apparaissent des lors plus comme des enti-ts distinctes; elles font davantage partie d'un territoire illimit et ouvert, mixte, aux densits variables et de plus en plus complexes. Ce nouveau territoire, la fois planifi et libre, rgulier et irrgulier, est marqu par la

    prsence de nombreux espa-ces interstitiels: friches, ter-rains vagues et autres bribes du pass. Dans ce genre de territoi re qui correspond de plus en plus l'tendue ter-restre dans sa totalit, le sens des limites s'effrite aussi bien que les diffrences habituel-les entre centre et priphrie. Tout est en mouvement, fluc-tue, y compris les catgories cognitives et esthtiques. Le phnomene du "sprawl ,, et la transformation horizon-tale du territoire excluent par

    dfinition l'identifi cation d'une force unique l'ceuvre dan s ce systme dynamique o. le prncipe d'indtermination possede une part non ngli-geable. 11 existe nanmoins un aspect aux implications paysageres signi-ficatives prendre en considration: celui de l'nergie. Les effets majeurs du dveloppement horizontal sont la cration d'infrastructures et la pro-duction massive de'' dross '' de friches et de dchets de tout ordre. Or, les deux sont lis l'nergie. L:tablissement du systeme routier et des chemins de fer rpond des son origine la ncessit de transporter des biens (bois, ptrole, charbon, etc.) directement ou indirectement lis la consommation nergtique90 La logique de la ville industrielle traditionnelle et de la vil le post-industrielle

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    diffuse est dicte par des raisons nergtiques (cots de transport), ce qui vaut encore plus pour les malls et shopping centers entours de stations service, garages et places de parking.9' L'importance de l'nergie se manifeste galement travers l'omnipr-sence des pylones. Les hommes du xx et XXI siecle vivent de toute vi-dence, meme s'ils l'ignorent, dans des paysages de l'nergie.9' Le caractere hybride du territoire moderne- la difficult de trouver encare des idylles l'cart de la technologie, celles artificielles mis part- ne se manifeste nulle part avec plus de force que dans le rythme ubiquitaire inscrit dans le territoire par les lignes de haute tension. Les dchets, eux, sont aussi partout. Toute activit indus-triel le implique la production de restes aux formes et l'ex-tension les plus varies: fri-e hes proprement dites, dbris divers, jusqu'aux usines, d-pots et infrastructures aban-donns, installations militai-res, sans oublier les villes et rgions entieres ayant perdu un certain moment leur

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    icones principales de l'imaginaire paysager mondial, du complexe indus-trie] moribond de Porto Marghera ou des terrains vagues de la Fucina,l'an-cien point d'arrive de la ville lagunaire. Une lecture du territoire digne de ce nom ne peut ignorer une telle proximit et synchronie; elle ne doit pas pour autant condamner trop rapidement ce genre de phnomene hybride devenu la norme dans le monde contemporain9l Alan Berger nous invite (en suivant Lars Lerup94) considrer cette ra-lit mixte et instable ( dcrit une situation liminaire qui est caractrise par la transition et qui fuit la

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  • classification, rsist ant a la stabilit et a la rincorporation ,,9s) comme le dbordement ,, naturel de toute urbanisation. Les paysages des villes horizontales ont tendance a se transformer dans un mlange complexe entre ville et campagne. L'apparence de la passivit d'un paysage incoh-rent et chaotique est cependant trompeuse. 11 ne s'agit pas uniquement d'une srie ad hoc de points, de lignes, de bandes, de couloirs et d'angles. Alors que l'aspect visuel de la ville semble etre dsordonn, sa substance physique est structure par la ncessit de produire des dchets au fur et a mesure de son dveloppement. Le dchet est une composante naturelle de toute ville voluant de fac;:on dynamique. ,,96

    Le paysage est tout a fait im -briqu dans cette dimension rudologique et nergtique de par la fonction du corps humain et de ses besoins ali -mentaires. Des premires tra-ces territoriales ayant donn lieu aux proto-paysages 97 a la oiko-nomie du foyer98, du feu destructeur et civilisateur imagin par Piero di Cosimo a la thorie d'Appleton- voici autant de rappels quant a la prsence nergtique, tou-jours ambigue et polaire, voire polarisante, de l'homme

    dans le territoire. 11 faut prendre conscience non seulement du caractre invitable et ubiquitaire des restes et dchets, mais aussi du fait que nous ne pouvons plus fu ir l'hybride a la recherche d'Arcadies virginales et pures. Nous vivons dsormais dans un espace aux innombrables temporalits concurrentes et discordantes. Le paysage est aujourd'hui - et il suffit de laisser derrire soi les images d'pinal pour s'en rendre compte- le tha-tre