[Paul Ricoeur] La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli(BookFi.org)

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  • L'ORDRE PHILOSOPfflQUE

    COLLECTION DIRIGE PAR ALAIN BADIOU ET BARBARA CASSIN

  • LA MEMOIRE, L'HISTOIRE,

    L'OUBLI

  • PAUL RICUR

    LA MEMOIRE, L'HISTOIRE,

    L'OUBLI

    EDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VF

  • ISBN 2-02-034917-5

    ditions du Seuil, septembre 2000, l'exception de la langue anglaise

    Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une utilisation collective Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle

  • Dans la mmoire de Simone Ricur

  • Celui qui a t ne peut plus dsormais ne pas avoir t : dsormais ce fait mystrieux et pro-fondment obscur d'avoir t est son viatique pour T ternit.

    VLADIMIR JANKLVITCH

  • En un lieu choisi de la bibliothque du monastre s'lance une superbe sculpture baroque. C'est la figure double de l'histoire. A l'avant, Chronos le dieu ail. C'est un vieillard au front ceint ; la main gauche agrippe un grand livre duquel la droite tente d'arracher un feuillet. l'arrire et en surplomb, l'histoire mme. Le regard est srieux et scrutateur ; un pied renverse une corne d'abondance d'o s'chappe une pluie d'or et d'argent, signe d'instabilit ; la main gauche arrte le geste du dieu, tandis que la droite exhibe les instruments de l'histoire : le livre, l'encrier, le stylet.

    Monastre Wiblingen, Ulm.

  • Avertissement

    La prsente recherche est issue de plusieurs proccupations, les unes prives, les autres professionnelles, d'autres enfin que je dirais publiques.

    Proccupation prive : pour ne rien dire du regard port main-tenant sur une longue vie - Rflexion faite - , il s'agit ici d'un retour sur une lacune dans la problmatique de Temps et Rcit et dans Soi-mme comme un autre, o l'exprience temporelle et l'opration narrative sont mises en prise directe, au prix d'une impasse sur la mmoire et, pire encore, sur l'oubli, ces niveaux mdians entre temps et rcit.

    Considration professionnelle : cette recherche reflte une fr-quentation des travaux, des sminaires et des colloques dus des historiens de mtier confronts aux mmes problmes relatifs aux liens entre la mmoire et l'histoire. Ce livre prolonge ainsi un entretien ininterrompu.

    Proccupation publique : je reste troubl par l'inquitant spec-tacle que donnent le trop de mmoire ici, le trop d'oubli ailleurs, pour ne rien dire de l'influence des commmorations et des abus de mmoire - et d'oubli. L'ide d'une politique de la juste mmoire est cet gard un de mes thmes civiques avous.

    * * *

    L'ouvrage comporte trois parties nettement dlimites par leur thme et leur mthode. La premire, consacre la mmoire et aux phnomnes mnmoniques, est place sous l'gide de la ph-nomnologie au sens husserlien du terme. La deuxime, ddie l'histoire, relve d'une pistmologie des sciences historiques. La troisime, culminant dans une mditation sur l'oubli, s'encadre dans une hermneutique de la condition historique des humains que nous sommes.

    I

  • AVERTISSEMENT

    Chacune de ces trois parties se droule selon un parcours orient qui se trouve assumer chaque fois un rythme ternaire. Ainsi la phnomnologie de la mmoire s'ouvre dlibrment sur une analyse tourne vers l'objet de mmoire, le souvenir que l'on a devant l'esprit ; elle traverse ensuite le stade de la qute du souvenir, de l'anamnse, du rappel ; on passe enfin de la mmoire donne et exerce la mmoire rflchie, la mmoire de soi-mme.

    Le parcours pistmologique pouse les trois phases de l'op-ration historiographique ; du stade du tmoignage et des archives, il passe par les usages du parce que dans les figures de l'expli-cation et de la comprhension ; il se termine au plan scripturaire de la reprsentation historienne du pass.

    L'hermneutique de la condition historique connat galement trois stades ; le premier est celui d'une philosophie critique de l'histoire, d'une hermneutique critique, attentive aux limites de la connaissance historique que transgresse de faons multiples une certaine hubris du savoir ; le second est celui d'une herm-neutique ontologique attache explorer les modalits de tem-poralisation qui ensemble constituent la condition existentiale de la connaissance historique ; creus sous les pas de la mmoire et de l'histoire s'ouvre alors l'empire de l'oubli, empire divis contre lui-mme entre la menace de l'effacement dfinitif des traces et l'assurance que sont mises en rserve les ressources de l'anamnse.

    Mais ces trois parties ne font pas trois livres. Bien que les trois mts portent des voilures enchevtres mais distinctes, ils appar-tiennent la mme embarcation destine une seule et unique navigation. Une problmatique commune court en effet travers la phnomnologie de la mmoire, l'pistmologie de l'histoire, l'hermneutique de la condition historique : celle de la reprsen-tation du pass. La question est pose dans sa radicalit ds l'inves-tigation de la face objectale de la mmoire : qu'en est-il de l'nigme d'une image, d'une eikn - pour parler grec avec Platon et Aris-tote -, qui se donne comme prsence d'une chose absente mar-que du sceau de l'antrieur ? La mme question traverse l'pis-tmologie du tmoignage, puis celle des reprsentations sociales prises pour objet privilgi de l'explication/comprhension, pour se dployer au plan de la reprsentation scripturaire des vne-ments, conjonctures et structures qui ponctuent le pass historique. L'nigme initiale de Y eikn ne cesse de se renforcer de chapitre

    II

  • AVERTISSEMENT

    en chapitre. Transfre de la sphre de la mmoire celle de l'histoire, elle est son comble avec l'hermneutique de la condi-tion historique, o la reprsentation du pass se dcouvre expose aux menaces de l'oubli, mais aussi confie sa garde.

    * * *

    Quelques remarques l'adresse du lecteur. Je mets l'essai dans ce livre un mode de prsentation dont je

    n'ai jamais fait usage : afin d'allger le texte des considrations didactiques les plus pesantes - introduction d'un thme, rappel des liens avec l'argumentation antrieure, anticipation des dveloppe-ments ultrieurs -, j'ai plac aux principaux points stratgiques de l'ouvrage des notes d'orientation qui diront au lecteur o j'en suis de mon investigation. Je souhaite que cette manire de ngociation avec la patience du lecteur soit bien accueillie par ce dernier.

    Autre remarque : j'voque et cite frquemment des auteurs appartenant des poques diffrentes, mais je ne fais pas une histoire du problme. Je convoque tel ou tel auteur selon la nces-sit de l'argument, sans souci d'poque. Ce droit me parat tre celui de tout lecteur devant qui tous les livres sont simultanment ouverts.

    Avouerais-je enfin que je n'ai pas de rgle fixe dans l'usage du je et du nous , l'exclusion du nous d'autorit et de majest ? Je dis de prfrence je quand j'assume un argument et nous quand j'espre entraner ma suite mon lecteur.

    Que donc vogue notre trois-mts !

    * * *

    Qu'il me soit permis, le travail termin, d'adresser le tmoignage de ma gratitude ceux de mes proches qui ont accompagn et, si j'ose dire, approuv mon entreprise. Je ne les nommerai pas ici.

    Je mets part les noms de ceux qui, outre leur amiti, m'ont fait partager leur comptence : Franois Dosse qui m'a conseill dans l'exploration du chantier de l'historien, Thrse Duflot qui, la faveur de sa force de frappe, est devenue ma premire lectrice,

    III

  • AVERTISSEMENT

    vigilante et parfois impitoyable, enfin Emmanuel Macron qui je dois une critique pertinente de l'criture et la mise en forme de l'appareil critique de cet ouvrage. Un dernier mot pour remercier le prsident-directeur des ditions du Seuil et les directeurs de la collection L'ordre philosophique de m'avoir, une fois de plus, accord leur confiance et leur patience.

    Paul Ricur

  • I

    DE LA MEMOIRE ET

    DE LA RMINISCENCE

  • La phnomnologie de la mmoire ici propose se struc-ture autour de deux questions : de quoi y a-t-il sou-venir ? de qui est la mmoire ?

    Ces deux questions sont poses dans l'esprit de la ph-nomnologie husserlienne. On a privilgi dans cet hritage la requte place sous l'adage bien connu selon lequel toute conscience est conscience de quelque chose. Cette appro-che objectale pose un problme spcifique au plan de la mmoire. Celle-ci n'est-elle pas fondamentalement reflexive, comme incline le penser la forme pronominale qui prvaut en franais : se souvenir de quelque chose, c'est immdiatement se souvenir de soi ? On a tenu nanmoins poser la question quoi ? avant la question qui ? en dpit de la tradition philosophique qui a tendu faire pr-valoir le ct gologique de l'exprience mnmonique. Le primat longtemps donn la question qui ? a eu pour effet ngatif de conduire l'analyse des phnomnes mn-moniques dans une impasse, ds lors qu'il a fallu prendre en compte la notion de mmoire collective. Si l'on dit trop vite que le sujet de la mmoire est le moi la premire personne du singulier, la notion de mmoire collective ne peut faire figure que de concept analogique, voire de corps tranger dans la phnomnologie de la mmoire. Si l'on veut viter de se laisser enfermer dans une inutile aporie, alors il faut tenir en suspens la question de l'attribution quelqu'un - et donc toutes les personnes grammaticales - de l'acte de se souvenir, et commencer par la question quoi ? . En bonne doctrine phnomnologique, la ques-tion gologique - quoi que signifie ego - doit venir aprs la question intentionnelle, laquelle est imprativement celle de la corrlation entre acte ( nose ) et corrlat vis ( nome ). Le pari pris dans cette premire partie consa-

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  • LA MEMOIRE, L'HISTOIRE, L'OUBLI

    cre la mmoire, sans gard pour son destin au cours de l'tape historiographique de la relation au pass, est de pouvoir conduire aussi loin que possible une phnomno-logie du souvenir, moment objectai de la mmoire.

    Le moment du passage de la question quoi ? la question qui ? sera encore retard par un ddoublement significatif de la premire question entre une face propre-ment cognitive et une face pragmatique. L'histoire des notions et des mots est cet gard instructive : les Grecs avaient deux mots, mnm et anamnsis, pour dsigner d'une part le souvenir comme apparaissant, passivement la limite, au point de caractriser comme affection -pathos - sa venue l'esprit, d'autre part le souvenir comme objet d'une qute ordinairement dnomme rappel, recollection. Le souvenir, tour tour trouv et cherch, se situe ainsi au carrefour d'une smantique et d'une pragmatique. Se sou-venir, c'est avoir un souvenir ou se mettre en qute d'un souvenir. En ce sens, la question comment ? pose par Y anamnsis tend se dtacher de la question quoi ? plus strictement pose par la mnm. Ce ddoublement de l'approche cognitive et de l'approche pragmatique a une incidence majeure sur la prtention de la mmoire la fidlit l'gard du pass : cette prtention dfinit le statut vritatif de la mmoire, qu'il faudra plus tard confronter avec celui de l'histoire. En attendant, l'interfrence de la pragmatique de la mmoire, en vertu de laquelle se souvenir c'est faire quelque chose, exerce un effet de brouillage sur toute la problmatique vritative (ou vridictive) : des pos-sibilits d'abus se greffent inluctablement sur les ressour-ces d'usage, d'us, de la mmoire apprhende sur son axe pragmatique. La typologie des us et abus que l'on proposera dans le chapitre 2 se superposera la typologie des phno-mnes mnmoniques du chapitre 1.

    En mme temps, l'approche pragmatique de l'anamnse fournira la transition approprie de la question quoi ? , prise au sens strict d'une investigation des ressources cogni-tives du souvenir, la question qui ? , centre sur l'appro-priation du souvenirpar un sujet capable de se souvenir de soi.

    Tel sera notre chemin : du quoi ? au qui ? en passant par le comment ? - du souvenir la mmoire rflchie en passant par la rminiscence.

  • 1

    Mmoire et imagination

    NOTE D'ORIENTATION

    En se soumettant au primat de la question quoi ? , la ph-nomnologie de la mmoire se voit confronte d'entre de jeu une redoutable aporie que le langage ordinaire cautionne : la prsence en laquelle semble consister la reprsentation du pass parat bien tre celle d'une image. On dit indistinctement qu'on se reprsente un vnement pass ou qu'on en a une image, laquelle peut tre quasi visuelle ou auditive. Par-del le langage ordinaire, une longue tradition philosophique, qui conjoint de faon surprenante l'influence de l'empirisme de langue anglaise et le grand rationalisme de facture cartsienne, fait de la mmoire une province de l'imagination, laquelle tait dj depuis longtemps traite avec suspicion, comme on le voit chez Montai-gne et Pascal. C'est encore le cas de faon hautement significa-tive chez Spinoza. On lit ceci dans la Proposition 18 du Livre II de /'thique, De la nature et de l'origine de l'me : Si le corps humain a t affect une fois par deux ou plusieurs corps simultanment, sitt que l'me imaginera plus tard l'un des deux, il lui souviendra aussi des autres. C'est sous le signe de l'association des ides qu'est place cette sorte de court-circuit entre mmoire et imagination : si ces deux affections sont lies par contigut, voquer l'une - donc imaginer -, c'est voquer l'autre, donc s'en souvenir. La mmoire, rduite au rappel, opre ainsi dans le sillage de l'imagination. Or l'imagination, prise en elle-mme, est situe au bas de l'chelle des modes de connais-sance, sous le titre des affections soumises au rgime d'encha-nement des choses extrieures au corps humain, comme le sou-ligne la scolie qui suit : Cet enchanement se fait suivant l'ordre et l'enchanement des affections du corps humain pour le distinguer de l'enchanement des ides qui se fait suivant l'ordre

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  • LA MMOIRE, L'HISTOIRE, L'OUBLI

    de Ventendement (Ethique, trad. Appuhn, p. 166-167). Cette dclaration est d'autant plus remarquable que Von lit chez Spi-noza une magnifique dfinition du temps, ou plutt de la dure, comme continuation de Vexistence . L'tonnant est que la mmoire ne soit pas mise en rapport avec cette apprhension du temps. Et comme la mmoire, considre par ailleurs comme mode d'ducation, au titre de la mmorisation des textes tra-ditionnels, a mauvaise rputation - voyez le Discours de la mthode de Descartes -, rien ne vient au secours de la mmoire comme fonction spcifique de l'accs au pass.

    C'est contre-courant de cette tradition d'abaissement de la mmoire, dans les marges d'une critique de l'imagination, qu'il doit tre procd un dcouplage de l'imagination et de la mmoire, aussi loin qu'il est possible de mener l'opration. L'ide directrice en est la diffrence qu'on peut dire eidtique entre deux vises, deux intentionnalits : l'une, celle de l'ima-gination, dirige vers le fantastique, la fiction, l'irrel, le pos-sible, l'utopique ; l'autre, celle de la mmoire, vers la ralit antrieure, l'antriorit constituant la marque temporelle par excellence de la chose souvenue , du souvenu en tant que tel.

    Les difficults de cette opration de dcouplage remontent l'origine grecque de la problmatique (section I). D'un ct, la thorie platonicienne de /'eikn met l'accent principal sur le phnomne de prsence d'une chose absente, la rfrence au temps pass restant implicite. Cette problmatique de /'eikn a elle-mme sa pertinence et son instance propre, comme l'attes-tera la suite de nos investigations. Nanmoins, elle a pu faire obstacle la reconnaissance de la spcificit de la fonction proprement temporalisante de la mmoire. C'est du ct d'Aris-tote qu'il faut se tourner pour recueillir l'aveu de cette spcifi-cit. Lafire dclaration qu'on lit dans le magnifique petit texte des Parva Naturalia De la mmoire et de la rminiscence - La mmoire est du temps - deviendra notre toile directrice pour la suite de notre exploration.

    La partie centrale de cette tude sera consacre une tenta-tive de typologie des phnomnes mnmoniques (section II). En dpit de son apparente dispersion, elle vise travers une srie d'approximations cerner l'exprience princeps de distance tem-porelle, de profondeur du temps pass. Je ne cache pas que ce plaidoyer pour l'indice de diffrenciation de la mmoire devrait

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  • DE LA MMOIRE ET DE LA RMINISCENCE

    tre coupl une rvision parallle de la thmatique de l'ima-ginaire, telle que celle entreprise par Sartre dans ses deux livres L'Imagination et L'Imaginaire, rvision tendant dloger l'image de son prtendu lieu dans la conscience. La critique de Vimage-tableau deviendrait ainsi une pice du dossier com-mun Vimagination et la mmoire, dossier ouvert par le thme platonicien de la prsence de l'absent.

    Mais je ne pense pas qu'on puisse s'en tenir cette double opration de spcification de l'imaginaire et du souvenir. Il doit y avoir dans l'exprience vive de la mmoire un trait irrductible qui explique l'insistance de la confusion dont tmoigne l'expres-sion d'image-souvenir. Il semble bien que le retour du souvenir ne puisse se faire que sur le mode du devenir-image. La rvision parallle de la phnomnologie du souvenir et de celle de l'image trouverait sa limite dans le processus de mise en images du souvenir (section III).

    La menace permanente de confusion entre remmoration et imagination, rsultant de ce devenir-image du souvenir, affecte l'ambition de fidlit en laquelle se rsume la fonction vritative de la mmoire. Et pourtant...

    Et pourtant nous n'avons pas mieux que la mmoire pour assurer que quelque chose s'est pass avant que nous en for-mions le souvenir. L'historiographie elle-mme, disons-le ds maintenant, ne russira pas dplacer la conviction sans cesse brocarde et sans cesse rasserte que le rfrent dernier de la mmoire reste le pass, quoi que puisse signifier la passit du pass.

    * * *

    I. L'HRITAGE GREC

    Le problme pos par l'enchevtrement entre la mmoire et l'imagination est aussi vieux que la philosophie occidentale. La philosophie socratique nous a lgu sur le sujet deux topoi rivaux

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  • LA MMOIRE, L'HISTOIRE, L'OUBLI

    et complmentaires, l'un platonicien, l'autre aristotlicien. Le premier, centr sur le thme de Veikn, parle de reprsenta-tion prsente d'une chose absente ; il plaide implicitement pour l'enveloppement de la problmatique de la mmoire par celle de l'imagination. Le second, centr sur le thme de la reprsen-tation d'une chose antrieurement perue, acquise ou apprise, plaide pour l'inclusion de la problmatique de l'image dans celle du souvenir. C'est avec ces versions de l'aporie de l'ima-gination et de la mmoire que nous n'avons jamais fini de nous expliquer.

    1. Platon : la reprsentation prsente d'une chose absente

    Il est important de noter ds le dpart que c'est dans le cadre des dialogues traitant du sophiste, et, travers ce personnage, de la sophistique elle-mme et de la possibilit proprement onto-logique de l'erreur, qu'est rencontre la notion d'eikn, soit seule, soit en couple avec celle de phantasma. C'est ainsi que l'image, mais aussi par implication la mmoire, sont ds l'origine frappes de suspicion en raison de l'environnement philoso-phique de leur examen. Comment, demande Socrate, le sophiste est-il possible, et avec lui le parler faux et finalement le non-tre impliqu par le non-vrai ? C'est dans cet encadrement que les deux dialogues portant pour titres Thte et Le Sophiste posent le problme. Pour compliquer un peu plus les choses, la probl-matique de Yeikn est en outre associe ds le dbut celle de l'empreinte, du tupos, sous le signe de la mtaphore du bloc de cire, l'erreur tant assimile soit un effacement des marques, des smeia, soit une mprise semblable celle de quelqu'un qui mettrait ses pas dans la mauvaise empreinte. On voit du mme coup comment le problme de l'oubli est ds le dbut pos, et mme doublement pos, comme effacement de traces et comme dfaut d'ajustement de l'image prsente l'empreinte laisse comme par un anneau dans la cire. Il est remarquable que, ds ces textes fondateurs, la mmoire et l'imagination par-tagent le mme destin. Cette situation initiale du problme rend d'autant plus remarquable l'affirmation d'Aristote selon laquelle la mmoire est du temps .

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  • DE LA MMOIRE ET DE LA RMINISCENCE

    Relisons le Thte depuis 163d \ Nous sommes au cur d'une discussion centre sur la possibilit du jugement faux et conclue par la rfutation de la thse selon laquelle la science n'est pas autre chose que la sensation (15le-187b)2. Socrate propose 1' attaque qui suit : Soit la question : "Supposons qu'on soit venu savoir quelque chose ; que, de cet objet mme, on ait encore, on conserve, le souvenir : est-il possible qu' ce moment-l, quand on se le rappelle, on ne sache pas cela mme qu'on se rappelle ?" - mais j'ai l'air de me lancer dans un grand discours : ce que je veux demander, c'est si, une fois qu'on a appris quelque chose, on ne le sait pas quand on se le rappelle (163d). On aperoit d'emble le lien fort de toute la problmatique avec l'ristique. Il faut en effet avoir travers la longue apologie de Protagoras et son libre plaidoyer en faveur de l'homme-mesure avant de voir poindre une solution, et d'abord une question plus aigu : Car, dans le cas prsent, crois-tu qu'on te concdera que, chez un sujet quelconque, le souvenir prsent de ce qu'il a prouv soit une impression semblable, pour lui qui ne l'prouve plus, ce qu'il a une fois prouv ? Il s'en faut de beaucoup (166b). Question insidieuse, qui entrane toute la problmatique dans ce qui nous apparatra tre un pige, savoir le recours la catgorie de simi-litude pour rsoudre l'nigme de la prsence de l'absent, nigme commune l'imagination et la mmoire. Protagoras a essay d'enfermer l'aporie authentique du souvenir, savoir la prsence de l'absent, dans l'ristique du non-savoir (prsent) du savoir (pass). C'est arm d'une confiance nouvelle dans la pense, assi-mile au dialogue que l'me se tient elle-mme, que Socrate

    1. Texte tabli et traduit par Michel Narcy, Paris, Flammarion, coll. GF , 1995. Il existe aussi une traduction par Auguste Dis, Paris, Les Belles Lettres, 1926, et une traduction par Lon Robin, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade , 1950.

    2. Sur tout ceci, David Farrell Krell, Of Memory, Rminiscence and Writing. On the Verge, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1990. Quelle peut tre, demande l'auteur, la vrit de la mmoire ds lors que les choses passes sont irrvocablement absentes ? La mmoire ne semble-t-elle pas nous mettre en contact avec elles par l'image prsente de leur prsence disparue ? Qu'en est-il de ce rapport de la prsence l'absence que les Grecs ont explor sous la conduite de la mtaphore de l'empreinte (tupos) ? Ce sont les implications du lien entre typographie et iconographie que l'auteur explore dans la proximit des travaux de J. Derrida sur l'criture. Quoi qu'il en soit du destin de cette mtaphore jusqu' l'poque des neurosciences, la pense est condamne par l'aporie de la prsence de l'absence demeurer aux confins (on the verge).

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  • LA MMOIRE, L'HISTOIRE, L'OUBLI

    labore une sorte de phnomnologie de la mprise : prendre une chose pour une autre. C'est pour rsoudre ce paradoxe qu'il pro-pose la mtaphore du morceau de cire : Eh bien, accorde-moi de poser, pour les besoins de ce que j'ai dire, qu'est contenu en nos mes un bloc mallable de cire : plus grand pour l'un, plus petit pour l'autre ; d'une cire plus pure pour l'un, plus sale pour l'autre, et assez dure, mais plus humide pour quelques-uns, et il y en a pour qui elle se situe dans la moyenne. - Thtte : Je pose. - Socrate : Eh bien, affirmons que c'est l un don de la mre des Muses, Mmoire : exactement comme lorsqu'en guise de signature nous imprimons la marque de nos anneaux, quand nous plaons ce bloc de cire sous les sensations et sous les penses, nous impri-mons sur lui ce que nous voulons nous rappeler, qu'il s'agisse de choses que nous avons vues, entendues ou que nous avons reues dans l'esprit. Et ce qui a t imprim, nous nous le rappelons et nous le savons, aussi longtemps que l'image (eidlon) en est l ; tandis que ce qui est effac ou ce qui s'est trouv dans l'incapacit d'tre imprim, nous l'avons oubli (epilelsthai), c'est--dire que nous ne le savons pas (191d). Notons que la mtaphore de la cire conjoint les deux problmatiques, celle de la mmoire et celle de l'oubli. Suit une subtile typologie de toutes les combinaisons pos-sibles entre le moment du savoir actuel et celui de l'acquisition de l'empreinte ; parmi celles-ci, les deux suivantes (n 10 et n 11) : ce qu'on sait et dont prouve la sensation, tout en en conservant le souvenir (ekhn to mnmeion orths : Dis traduit "en avoir... le souvenir fidle"), il est impossible de croire qu'on sait seule-ment ; et ce qu'on sait et dont prouve la sensation, dans les mmes conditions, croire que c'est une chose dont a seulement la sensa-tion (192b-c). C'est en vue de cerner cette caractristique vri-tative de la fidlit que nous reconduirons plus loin toute la dis-cussion. Poursuivant l'analogie de l'empreinte, Socrate assimile l'opinion vraie un embotement exact et l'opinion fausse un dfaut d'ajustement : Et quand, donc, l'une des deux marques (tn smeiri) est associe une sensation, mais l'autre non, et que la marque approprie la sensation absente, on la fait concider avec la sensation prsente, la pense, en suivant cette voie, est totalement dans l'erreur (194a)3. On ne s'attardera pas la typo-

    3. Je signale ici la traduction alternative de Krell : Now, when perception is prsent to me ofthe imprints but not the other ; when [in other words] the mind applies the imprint ofthe absent perception to the perception that is prsent ; the

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  • DE LA MMOIRE ET DE LA RMINISCENCE

    logie des cires, prise pour guide d'une typologie des bonnes ou mauvaises mmoires. On n'omettra pas, pour le plaisir de la lecture, l'ironique vocation [194e-195a] des curs velus (Iliade II !) et des curs humides . On retiendra l'ide forte selon laquelle l'opinion fausse ne rside ni dans les sensations rapportes les unes aux autres, ni dans les penses, mais dans l'association (sunapsis) d'une sensation une pense (195c-d). La rfrence au temps qu'on attendrait l'occasion de l'expression conserver correctement le souvenir n'est pas pertinente dans le cadre d'une thorie pistmique qui a pour enjeu le statut de l'opinion fausse, donc du jugement, non de la mmoire en tant que telle. Sa force est d'embrasser dans toute son ampleur, par le biais d'une phno-mnologie de la mprise, l'aporie de la prsence de l'absence4.

    C'est la mme problmatique englobante, quant l'impact sur une thorie de l'imagination et de la mmoire, qui prside au changement de mtaphore avec l'allgorie du colombier5. Selon ce nouveau modle (le modle de la volire selon Burnyeat, trad. Narcy), on demande d'admettre l'identification entre possder un savoir et s'en servir de faon active, la faon dont tenir en main un oiseau se distingue de l'avoir en cage. On est ainsi pass de la mtaphore en apparence passive de l'empreinte laisse par un sceau une mtaphore o l'accent est mis sur la dfinition du savoir en termes de pouvoir ou de capacit. La question pistmique est celle-ci : la distinction entre une capacit et son exercice rend-elle conce-vable qu'on puisse juger que quelque chose qu'on a appris et dont on possde la connaissance (les oiseaux que quelqu'un dtient) est quelque chose qu'on sait (l'oiseau que l'on prend dans la cage) (197b-c) ? La question touche notre propos dans la mesure o une mauvaise mmorisation des rgles conduit une faute de comptage. On est loin, premire vue, des cas d'erreur d'ajustage selon le

    mind is deceived in every such instance (Krell, Of Memory, Rminiscence and Writing, op. cit., p. 27).

    4. On trouvera dans Myles Burnyeat, The Thaetetus of Plato (Hackett Publ. Co, 1990 ; trad. fr. de Michel Narcy, Introduction au Thtte de Platon, Paris, PUF, 1998), une discussion serre, dans la tradition de la philosophie analytique de langue anglaise, de l'argumentation strictement pistmique ( les commen-taires les plus importants du Thtte sont tous en anglais , crit l'auteur). Sur le jugement faux , sa possibilit et son ventuelle rfutation, voir trad. fr., p. 93-172 ; sur le bloc de cire , p. \25sq. ; sur la volire , p. 1445 .^

    5. Le modle du bloc de cire avait chou sur le cas de l'identification fautive d'un nombre par sa somme entre deux nombres ; de telles erreurs abstraites chappent l'explication par une faute d'ajustage entre perceptions.

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    modle du bloc de cire. Ceux-ci n'taient-ils pas nanmoins assi-milables l'usage erron d'une capacit et par l une mprise ? Les empreintes ne doivent-elles pas tre mmorises pour entrer en usage, ds lors qu'elles concernent des savoirs acquis ? C'est ainsi que le problme de la mmoire est touch de biais par ce qui peut tre tenu pour une phnomnologie de la mprise. L'ajustement manqu et la prise fautive sont deux figures de la mprise. Le modle de la volire est particulirement appropri notre inves-tigation pour autant que tout saisir est assimilable une possession {hexis ou ktsis), et d'abord une chasse, et o toute recherche de souvenir est aussi une chasse. Suivons encore Socrate lorsque, en vrai sophiste, il renchrit sur la subtilit, mlant des ramiers ses colombes, mais encore des non-colombes aux vraies colombes. Le trouble est ainsi jet non seulement sur le moment de la prise mais sur l'tat de la possession6.

    Par ces ddoublements et redoublements inattendus, l'analogie du colombier (ou le modle de la volire ) se rvle d'une richesse gale celle du pas mis par erreur dans la mauvaise empreinte. l'ajustement manqu s'ajoute la prise fallacieuse, la mprise. En revanche, le destin de Yeikn est perdu de vue. C'est lui que Le Sophiste nous reconduit.

    La problmatique de Yeikn dveloppe dans Le Sophiste vient trs exactement au secours de l'nigme de la prsence de l'absence concentre dans la notation de Thtte 194a rapporte plus haut7. Ce qui est en jeu, c'est le statut du moment de la remmoration traite comme une reconnaissance d'empreinte. La possibilit de la fausset est inscrite dans ce paradoxe8.

    6. On notera au passage l'allgorie non exploite de l'archer qui manque sa cible (194a). Il faut rappeler que hamartanein ( se tromper et plus tard pcher ), c'est manquer la cible .

    7. Nous abandonnons le Thtte au moment o la discussion, jusqu'ici centre sur le jugement faux, se resserre sur le problme strictement pistmique du rapport entre ces trois thmes : savoir, perception et jugement vrai (201e). Au point de vue strictement pistmique, on passe des erreurs d'identification et de description dans le Thtte de pures erreurs de description dans Le Sophiste (Myles Burnyeat, Introduction au Thtte de Platon, op. cit., p. 125).

    8. cet gard, je dirais contre Krell qu'il n'y a pas de raison de retourner contre Platon la dcouverte de ce paradoxe et d'y discerner un avant-got de l'ontologie de la prsence ; le paradoxe me parat constitutif de l'nigme de la mmoire, telle qu'elle nous accompagnera tout au long de ce livre. C'est plutt la nature mme du problme qui porte au jour le paradoxe.

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    Isolons dans Le Sophiste9 le texte cl o Platon distingue dans l'ordre de l'imitation la vracit de la tromperie (234csq.). Le cadre de la discussion est proche de celui du Thtte : comment la sophis-tique et son art de l'illusion sont-ils possibles ? L'tranger et Th-tte tombent d'accord pour dire que le sophiste - toujours lui - est principalement un imitateur de l'tre et de la vrit, quelqu'un qui fabrique des imitations (mimmata) et des homonymes (homnuma) des tres (234b). On change ici de mtaphore. On passe de l'empreinte dans la cire au portrait, mtaphore tendue son tour des arts graphiques aux arts langagiers (eidla legomena, des fic-tions parles , traduit Dis, 234c), capables de faire paratre vraies les choses dites. Nous sommes donc dans le milieu de la technique, de la technique mimtique, imitation et magie ( faiseurs de prestiges , 235 b 5) n'tant pas spares. C'est l'intrieur de ce cadre impos que Platon pratique sa mthode favorite de division : Voil donc qui est dcid : diviser au plus vite l'art qui fabrique les images (eidlopoiikn tekhnn) (235b). D'un ct, on a la tekhn eikastik ( art de copier , dit Dis) : or on copie le plus fidlement quand, pour parfaire son imitation, on emprunte au modle ses rapports exacts de longueur, largeur et profondeur et revt en outre chaque partie des couleurs qui lui conviennent (235d,e). De l'autre ct, on a le simulacre, quoi Platon rserve le terme phantasma (236b). Voil donc eikon oppos kphantasma, art eikastique art fantastique (236c). Le problme de la mmoire a disparu quant sa spcificit, cras par la problmatique dominante, savoir la question de savoir dans quelle case on peut loger le sophiste. L'Etranger avoue son embarras. Tout le problme de la mimtique s'en trouve du mme coup entran dans l'aporie. Pour en sortir, il faut remonter plus haut dans la hirarchie des concepts et supposer le non-tre.

    L'ide de ressemblance fidle propre l'eikastique aura du moins servi de relais. Platon semble avoir repr le moment de l'entre en impasse, lorsqu'il s'interroge : qu'appelons-nous donc, au bout du compte, image (eidlon) ? (239d.) On se perd dans l'numration des exemples qui semblent chapper l'art de la divi-sion rgle et d'abord celui de la dfinition gnrique : Quelle dfinition donnerons-nous donc de l'image, tranger, autre que de

    9. Le Sophiste, texte tabli et traduit par Auguste Dis, Paris, Les Belles Lettres, 1925. Cest cette traduction que nous adoptons ici. D existe aussi une traduction de Nestor-Luis Cordero, Paris, Flammarion, coll. GF , 1993.

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    l'appeler un second objet (heteron) pareil copi sur le vrai ? (240a.) Mais que veut dire pareil ? Et autre ? Et copi ? Nous voil rejets en haute mer : Ainsi donc, ce que nous appelons ressem-blance (eikona) est rellement un irrel non-tre ? (240b.) Pour le dire, il faudrait reconnatre malgr nous que le non-tre est en quelque faon (240c). La diffrence en quelque sorte phnomno-logique entre eikastique et fantastique est entrane dans le tourbil-lon o ristique et dialectique se distinguent avec peine. Tout cela, parce que la question de l'tre du sophiste a cras la discussion et que la bataille contre Parmnide - la thse paternelle (242a) - a absorb toute l'nergie de pense. On voit mme les trois termes eidlon, eikn et phantasia runis sous le vocable infamant de la tromperie (apat, 260c), et un peu plus loin : l'art qui fabrique images et simulacres (eidlopoiikn kai phaniastikn) (260d). Il est seulement recommand d'examiner fond ce que peuvent bien tre logos, doxa et phantasia (260e) du point de vue de leur "communaut" avec le non-tre {ibid.),

    Faisons un premier bilan aportique de notre traverse des crits platoniciens relatifs la mmoire. On peut chelonner de la faon suivante les difficults. La premire a trait l'absence (note en passant) de rfrence expresse la marque distinctive de la mmoire, savoir l'antriorit des marques , des smeia, dans lesquelles se signifient les affections du corps et de l'me aux-quelles s'attache le souvenir. D est vrai que, maintes reprises, les temps verbaux du pass sont distinctement noncs ; mais aucune rflexion distincte n'est consacre ces dictiques incontestables. C'est sur ce point que l'analyse d'Aristote fait clairement rupture.

    La seconde difficult concerne la sorte de rapport existant entre Y eikn et la marque premire, tel qu'il est esquiss dans le cadre des arts d'imitation. Certes, la distinction faite dans Le Sophiste entre art eikastique et art fantastique est vigoureusement affirme. Et l'on peut tenir cette distinction pour l'amorce d'une reconnais-sance plnire de la problmatique qui est au centre de cette tude, savoir la dimension vritative de la mmoire et, ajoutons-nous par anticipation, de l'histoire. Aussi bien, tout au long du dbat autour de la sophistique, le statut pistmologique et ontologique accord la fausset prsuppose la possibilit d'arracher le dis-cours vrai au vertige de la fausset et de son rel non-tre. Les chances d'une icne vraie sont ainsi prserves. Mais, si le pro-

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    blme est reconnu dans sa spcificit, la question se pose de savoir si l'exigence de fidlit, de vracit, contenue dans la notion d'art eikastique, trouve un cadre appropri dans la notion d'art mimti-que. Il rsulte de ce classement que la relation aux marques signi-fiantes ne peut tre qu'une relation de similitude. J'ai explor dans Temps et Rcit les ressources du concept de mimsis et tent de lui donner la plus vaste extension au prix d'une rupture croissante entre mimsis et imitation-copie. La question reste nanmoins pose de savoir si la problmatique de la similitude ne constitue pas un obstacle dirimant la reconnaissance des traits spcifiques qui distinguent la mmoire de l'imagination. Le rapport au pass ne peut-il tre qu'une varit de mimsis ? Cet embarras ne cessera de nous accompagner. Si notre doute est fond, l'ide de ressem-blance fidle , propre l'art eikastique, risque d'avoir fourni plus un masque qu'un relais dans l'exploration de la dimension vrita-tive de la mmoire.

    Mais nous n'avons pas encore atteint le fond de l'impasse. On a vu le Thtte joindre troitement l'examen de Yeikn la sup-position d'une marque comparable l'empreinte d'un sceau dans la cire. On se rappelle les termes dans lesquels le Thtte opre la liaison entre eikn et tupos : Supposons pour le besoin de l'argument qu'il y ait en nos mes une cire imprgnable... La supposition est cense permettre de rsoudre l'nigme de la confu-sion ou mprise, sans oublier celle de la persistance des marques, ou encore celle de leur effacement dans le cas de l'oubli. C'est dire la charge dont elle est leste. cet gard, Platon n'hsite pas placer l'hypothse sous le signe de Mnmosyne, mre de toutes les Muses, lui donnant ainsi un ton de solennit appuye. La conjonction prsume entre eikn et empreinte est ainsi tenue pour plus primitive que la relation de ressemblance que met en uvre l'art mimtique. Ou, pour le dire autrement, il y a mim-tique vridique ou mensongre parce qu'il y a entre Yeikn et l'empreinte une dialectique d'accommodation, d'harmonisation, d'ajustement qui peut russir ou chouer. Nous avons atteint avec la problmatique de l'empreinte et celle du rapport entre eikn et empreinte le point ultime de toute analyse rgressive. Or l'hypo-thse - ou mieux l'admission - de l'empreinte a suscit au cours de l'histoire des ides un cortge de difficults qui n'ont cess d'accabler non seulement la thorie de la mmoire mais celle de l'histoire, sous un autre nom, celui de trace . L'histoire, selon Marc Bloch, se voudra une science par traces. Il est possible, ds

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    maintenant, de dissiper quelques-unes des confusions relatives l'emploi du mot trace dans le sillage de celui d' empreinte . Appliquant la mthode platonicienne de division recommande - et pratique - par Platon dans Le Sophiste, je distingue trois emplois majeurs du mot trace .

    Je mets provisoirement part les traces sur lesquelles travaille l'historien : ce sont des traces crites et ventuellement archives. C'est elles que Platon a en vue dans le mythe du Phdre racontant l'invention de l'criture. Nous y viendrons ds le Prlude notre deuxime partie. Une ligne de partage sera ainsi tire entre les marques extrieures , celles de l'criture proprement dite, celles des discours crits, et la composante graphique insparable de la composante eikastique de l'image, en vertu de la mtaphore de l'impression de la cire. Le mythe du Phdre fera basculer le modle typographique, sur lequel David Farrell Krell tablit son interpr-tation du Thtte, de l'intimit de l'me l'extriorit de l'criture publique des discours. L'origine des traces crites n'en deviendra que plus mystrieuse.

    Autre est l'impression en tant qu'affection rsultant du choc d'un vnement dont on peut dire qu'il est frappant, marquant. Cette impression est essentiellement prouve. Elle est tacitement prsuppose par la mtaphore mme du tupos au moment de la frappe de l'anneau sur la cire, pour autant que c'est l'me qui en reoit l'empreinte {Thtte, 194c). Elle est explicitement reven-dique dans le troisime texte de Platon que nous commentons ici. Ce texte se lit en Philbe 38a-39c10. C'est nouveau de l'opinion tantt fausse tantt vraie qu'il s'agit, cette fois dans son rapport au plaisir et la douleur, candidats au premier rang dans le concours entre biens rivaux ouvert au dbut du dialogue. Socrate de proposer : N'est-ce pas de la mmoire et de la sensation que se forme toujours en nous l'opinion, spontane et rflchie ? (38c.) Protarque acquiesce. Vient alors l'exemple de quelqu'un qui veut discerner (krinein) ce qui lui apparat de loin comme un homme. Qu'en est-il lorsque c'est lui-mme qu'il adresse ses questions ? Socrate propose : Je m'imagine que notre me res-semble alors un livre (38e). Comment ? demande Protarque. Suit l'explication : La mmoire, suggre Socrate, en sa rencontre avec les sensations, et les rflexions (pathmata) que provoque

    10. Platon, Philbe, texte tabli et traduit par Auguste Dis, Paris, Les Belles Lettres, 1941.

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    cette rencontre, me semblent alors, si je puis dire, crire (graphein) en nos mes des discours et, quand une telle rflexion (pathma) inscrit des choses vraies, le rsultat est en nous une opinion vraie et des discours vrais. Mais quand cet crivain (grammaeus) qui est en nous crit des choses fausses, le rsultat est contraire la vrit (39a)11. Et Socrate de proposer une autre comparaison, avec la peinture, variante du graphisme : Admets donc aussi qu'un autre ouvrier (dmiourgos) travaille ce moment-l dans nos mes (39b). Lequel ? Un peintre (zgraphos), qui vient aprs l'crivain et dessine (graphei) dans l'me les images corres-pondant aux paroles (ibid.). Cela se fait la faveur d'une spa-ration opre entre, d'une part, les opinions et les discours dont la sensation s'accompagnait et, d'autre part, les images des choses ainsi penses ou formules (ibid.). Telle est l'inscription dans l'me quoi le Phdre opposera les marques externes sur lesquelles s'tablissent les discours crits. La question pose par cette impres-sion-affection est alors double. D'une part, comment est-elle pr-serve, comment persiste-t-elle, qu'elle soit rappele ou non ? D'autre part, quel rapport de signifiance garde-t-elle l'gard de l'vnement marquant (ce que Platon appelle eidlon et qu'il ne confond pas avec Veikn prsente de la marque absente, qui pose un problme de conformit avec la marque initiale) ? De cette impression-signe, une phnomnologie est possible la limite de ce que Husserl appelle une discipline hyltique.

    Troisime emploi de la marque : l'empreinte corporelle, cr-brale, corticale, telle que les neurosciences en discutent. Pour la phnomnologie de l'impression-affection, ces empreintes corpo-relles sont l'objet d'une prsupposition concernant la causalit externe, prsupposition dont le statut est extrmement difficile tablir. Nous parlerons dans ce cas de substrat, pour dsigner la connexion d'un genre particulier entre les impressions relevant du monde vcu et les empreintes matrielles dans le cerveau relevant des neurosciences12. Je n'en dis pas davantage ici, me bornant

    11. Le traducteur a-t-il eu raison de traduire pathmata par rflexion , en vertu du rapprochement fait en Rpublique 51 ld entre pense discursive ou intui-tion, en tant qu'tats d'me, et des pathmata ? Il reste essentiel l'argument du Philbe que le graphisme intime l'me soit de l'ordre de l'affection, n reviendra Aristote de traiter de la mnm en tant que prsence l'me et du souvenir comme un pathos (cf. ci-dessous, p. 18-20).

    12. La discussion concernant le statut de la trace corticale se lit dans la troi-sime partie, dans le cadre de la problmatique de l'oubli (ci-dessous, p. 543-553).

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    pointer la diffrence entre les trois emplois de l'ide indiscrimine de trace : trace crite sur un support matriel, impression-affection dans l'me , empreinte corporelle, crbrale, corticale. Telle est, selon moi, la difficult incontournable attache au statut de l'empreinte dans les mes comme dans un morceau de cire. Or il n'est plus possible aujourd'hui d'luder le problme des rapports entre empreinte crbrale et impression vcue, entre conservation-stockage et persvration de l'affection initiale. J'espre montrer que ce problme, hrit du vieux dbat concernant les rapports de l'me et du corps, dbat audacieusement assum par Bergson dans Matire et Mmoire, peut tre pos en d'autres termes que ceux qui affrontent matrialisme et spiritualisme. N'est-ce pas deux lectures du corps, de la corporit, que l'on a affaire - corps-objet face corps vcu - , le paralllisme se dplaant du plan ontolo-gique au plan linguistique ou smantique ?

    2. Aristote : La mmoire est du pass

    C'est sur l'arrire-plan ristique et dialectique hrit de Pla-ton que peut tre plac le trait d'Aristote Pri mnms kai anamnses, venu nous sous le titre latin De memoria et remi-niscentia parmi une collection de neuf petits traits que la tradition a dnomme Parva Naturalia13. Pourquoi un titre double ? Pour distinguer non pas la persistance du souvenir par rapport son rappel, mais sa simple prsence l'esprit (que j'appellerai plus loin, dans mon esquisse phnomnologique, vocation simple) par rapport au rappel en tant que recherche.

    La mmoire, en ce sens particulier, est caractrise d'emble comme affection (pathos), ce qui la distingue prcisment du rap-pel14.

    13. La traduction franaise des Petits Traits d'histoire naturelle et de notre trait De la mmoire et de la rminiscence est de Ren Mugnier aux ditions Les Belles Lettres. J'exprime ici, aprs tant d'autres, ma dette l'gard de la traduction et du commentaire en langue anglaise offerts par Richard Sorabji, sous le titre Aristotle on Memory, Providence, Rhode Island, Brown University Press, 1972. sa suite, anamnsis pourrait tre traduit par rappel (recollection) ; j'ai prfr remmoration , en accord avec la typologie du souvenir qui fait suite dans le prsent ouvrage cette archologie du problme.

    14. Aristote dsigne cette vocation simultanment par un substantif, mnm,

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    La premire question pose est celle de la chose souvenue ; c'est cette occasion qu'est prononce la phrase cl qui accom-pagne toute ma recherche : La mmoire est du pass (449 b 15)15. C'est le contraste avec le futur de la conjecture et de l'attente et avec le prsent de la sensation (ou perception) qui impose cette caractrisation majeure. Et c'est sous l'autorit du langage commun ( personne ne dirait... mais l'on dirait que... ) que la distinction est faite. Plus fortement encore : c'est dans l'me que l'on dit16 qu'on a antrieurement (proteron) entendu, senti, pens quelque chose (449 b 23). Cette marque temporelle ainsi promue au langage relve de ce que nous appellerons plus loin mmoire dclarative. Elle est souligne avec insistance : autant il est vrai que l'on se souvient sans les objets (449 b 19), autant il faut souligner qu'il y a mmoire quand le temps s'coule (when time has^ elapsed) (449 b 26), ou, plus brivement avec du temps n . cet gard, les humains partagent avec certains animaux la simple mmoire, mais tous ne disposent pas de la sensation (perception) (aisthsis) du temps (b 29). Cette sensation (perception) consiste en ceci que la marque de l'antriorit impli-que la distinction entre l'avant et l'aprs. Or l'avant et l'aprs existent dans le temps (en khron) (b 23) (and earlier and later are in time). L'accord est ici complet avec l'analyse du temps dans Physique, IV, 11, selon laquelle c'est en percevant le mouvement que nous percevons le temps ; mais le temps n'est peru comme diffrent du mouvement que si nous le dterminons (horizomen) (Physique, 218 b 30)18, c'est--dire si nous pouvons distinguer deux instants, l'un comme antrieur, l'autre comme postrieur19.

    et par un verbe, mnmoneuein (449 b 4). Mugnier traduit : la mmoire et le souvenir , et un peu plus loin : faire acte de mmoire ; Sorabji : memory and remembering . Le substantif anamnsis sera galement doubl par un verbe, anamimnskesthai. Mugnier : rminiscence et souvenir par rminiscence ; Sorabji : recollection, recollecting .

    15. Mugnier : La mmoire s'applique au pass ; Sorabji : Memory is of the past ; le grec dit : tou genomenou (ce qui est arriv, advenu).

    16. Sorabji : says in his sol . 17. Mugnier : Tout souvenir s'accompagne de la notion du temps ; Sorabji :

    AU memory involves time . 18. tre dans le temps, c'est tre mesur par le temps en soi et dans son

    existence. [...] Et, pour le mouvement, le fait d'tre dans le temps est le fait d'tre mesur dans son existence (221 a 5-7).

    19. Cette dtermination suppose qu'on prend ces termes [antrieur, post-rieur] l'un distinct de l'autre, avec un intervalle diffrent d'eux. Quand, en effet,

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    Sur ce point, analyse du temps et analyse de la mmoire se recou-vrent. La seconde question concerne le rapport entre mmoire et imagination. Leur lien est assur par leur appartenance la mme partie de l'me, l'me sensible, selon un mode de partition dj pratiqu par Platon20. Mais la difficult est ailleurs. La proximit entre les deux problmatiques redonne vigueur la vieille aporie du mode de prsence de l'absent : On pourrait se demander com-ment (we might be puzzled how), quand l'affection est prsente, mais que la chose est absente, on se souvient de ce qui n'est pas prsent (450 a 26-27, trad. modifie).

    cette aporie, Aristote rpond par ce qui lui parat vident (dlon), savoir que l'affection produite grce la sensation dans l'me et dans la partie qui la conduit21 soit tenue pour une espce de peinture (zgraphma), dont nous disons que c'est la mmoire (ibid.). Voici remise en selle, sous un vocable nouveau qui nous intressera plus loin, la problmatique bien connue de Veikn et, avec elle, celle de l'empreinte (tupos), elle-mme lie la mtaphore du cachet et du sceau. Toutefois, la diffrence du Thtte qui plaait l'empreinte dans les mes - quitte traiter celles-ci comme des entits imprgnables - , Aristote associe le corps l'me et labore sur cette base double une rapide typologie des effets varis d'empreintes (451 b 1-11). Mais notre auteur n'en a pas fini avec cette mtaphore. Une nouvelle aporie surgit : si tel est le cas, demande-t-il, de quoi se souvient-on alors ? De l'affec-tion ou bien de la chose dont celle-ci procde ? Si c'est de l'affec-tion, ce n'est pas d'une chose absente qu'on se souvient ; si c'est de la chose, comment, tout en percevant l'impression, pourrions-nous nous souvenir de la chose absente que nous ne sommes pas en train de percevoir ? Autrement dit : comment peut-on, en per-cevant une image, se souvenir de quelque chose de distinct d'elle ?

    La solution cette aporie rside dans l'introduction de la catgorie d'altrit, hrite de la dialectique platonicienne. L'adjonction la

    nous distinguons par l'intelligence (nosomen) les extrmits et le milieu et que l'me dclare (eipi) qu'il y a deux instants, l'antrieur, d'une part, le postrieur, d'autre part, alors nous disons (phameri) que c'est l un temps (219 a 25sq.).

    20. Il faut donc dire que les choses qui sont objets de mmoire sont toutes celles qui relvent de l'imagination et le sont accidentellement celles qui n'existent pas sans cette facult ( whereas things that are not grasped without imagination are remembered in virtue of an accidentai association , 450 a 22-25).

    21. Quoi ? L'me ou la sensation ? Mugnier : qui possde la sensation ; Sorabji : which contains the sol (450 a 25).

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    notion d'empreinte de celle de dessin, d'inscription, dirait-on aujourd'hui {graphe21), met sur la voie de la solution. Il appartient en effet la notion d'inscription de comporter rfrence l'autre ; l'autre que l'affection en tant que telle. L'absence, comme l'autre de la prsence ! Prenons, dit Aristote, un exemple : la figure peinte d'un animal. On peut faire de ce tableau une double lecture : soit le considrer en lui-mme, comme simple dessin peint sur un support, soit comme une eikn ( une copie , disent nos deux traducteurs). On le peut, car l'inscription consiste dans les deux choses la fois : elle est elle-mme et la reprsentation d'autre chose (allou phan-tasma) ; ici, le vocabulaire d'Aristote est prcis : il rserve le terme phantasma pour l'inscription en tant qu'elle-mme et celui $ eikn pour la rfrence l'autre que l'inscription23.

    La solution est habile, mais elle a ses propres difficults : la mtaphore de l'empreinte, dont celle de l'inscription veut tre une variante, fait appel au mouvement (kinsis), dont l'empreinte rsulte ; or ce mouvement renvoie son tour une cause extrieure (quelqu'un, quelque chose a frapp l'empreinte), tandis que la double lecture de la peinture, de l'inscription, implique un ddou-blement interne l'image mentale, nous dirions aujourd'hui une intentionnalit double. Cette difficult nouvelle me parat rsulter de la concurrence entre les deux modles de l'empreinte et de l'inscription. Le Thtte avait prpar leur confrontation en trai-tant l'empreinte elle-mme comme une marque signifiante, un smeion ; c'tait alors dans le smeion lui-mme que venaient fusionner la causalit externe de la frappe (kinsis) et la signifiance intime de la marque (smeion). La secrte discordance entre les deux modles resurgit dans le texte d'Aristote si l'on confronte la production de l'affection et la signification iconique que nos deux traducteurs interprtent comme copie, donc comme ressem-blance. Cette conjonction entre stimulation (externe) et ressemblance (intime) restera, pour nous, la croix de toute la problmatique de la mmoire.

    22. L'expression zgraphma introduite un peu plus haut contient le radical graphe.^

    23. ce vocabulaire, il faut ajouter le terme mnmoneuma, que Sorabji traduit par reminder, espce de souvenir aide-mmoire dont nous rendrons compte dans la partie phnomnologique de la prsente tude (451 a 2). Pour le mnmoneuma, Mugnier a le simple mot souvenir , au sens de ce qui fait penser autre chose.

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    Le contraste entre les deux chapitres du trait d'Aristote - mnm et anamnsis - est plus apparent que leur appartenance une seule et mme problmatique. La distinction entre mnm et anamnsis repose sur deux traits : d'un ct, le simple souvenir survient la manire d'une affection, tandis que le rappel24 consiste en une recherche active. De l'autre ct, le simple souvenir est sous l'emprise de l'agent de l'empreinte, alors que les mouvements et toute la squence de changement que l'on va dire ont leur principe en nous. Mais le lien entre les deux chapitres est assur par le rle jou par la distance temporelle : l'acte de se souvenir (mnmo-neueiri) se produit lorsque du temps s'est coul (prin khronisihna) (451 a 30). Et c'est cet intervalle de temps, entre l'impression pre-mire et son retour, que le rappel parcourt. En ce sens, le temps reste bien l'enjeu commun la mmoire-passion et au rappel-action. Cet enjeu, il est vrai, est quelque peu perdu de vue dans le dtail de l'analyse du rappel. La raison en est que l'accent tombe dsormais sur le comment , sur la mthode du rappel efficace.

    En un sens gnral, les actes de rappel se produisent lors-qu'un changement (kinsis) se trouve survenir aprs un autre (451 b 10) . Or cette succession peut se faire selon la ncessit ou selon l'habitude ; une certaine marge de variation, sur laquelle nous reviendrons plus loin, est ainsi prserve ; cela dit, la priorit donne au ct mthodique de la recherche (terme cher tous les socratiques) explique l'insistance sur le choix d'un point de dpart pour le parcours du rappel. Ainsi l'initiative de la recherche relve-t-elle d'un pouvoir chercher qui est ntre. Le point de dpart reste au pouvoir de l'explorateur du pass, mme si l'enchanement qui s'ensuit relve de la ncessit ou de l'habitude. En outre, au cours du trajet, plusieurs cours restent ouverts partir du mme point de dpart. La mtaphore du cheminement est ainsi induite par celle du changement. C'est pourquoi la qute peut se perdre sur de fausses pistes et la chance garder son rle. Mais la question

    24. Mugnier conserve rminiscence ; Sorabji propose recollection ; je dis mon tour rappel ou remmoration , dans la perspective de l'esquisse phnomnologique qui suit les deux explications de textes de Platon et d'Aris-tote. La distinction que fait Aristote entre mnm et anamnsis me parat anticiper celle que propose une phnomnologie de la mmoire entre vocation simple et recherche ou effort de rappel.

    25. Mugnier : Les rminiscences se produisent quand ce mouvement-ci vient naturellement aprs ce mouvement-l ; Sorabji : Acts of recollection happen because one change is of a nature to occur after another (451 b 10).

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    du temps n'est pas perdue de vue au cours de ces exercices de mmoire mthodique : Le point le plus important est de connatre le temps (452 b 7). Cette connaissance porte sur la mesure des intervalles parcourus, mesure prcise ou indtermine ; dans les deux cas, l'estimation du plus et du moins fait partie intgrante de cette connaissance. Or cette estimation relve du pouvoir de dis-tinguer et comparer des grandeurs, qu'il s'agisse de distances ou de dimensions plus grandes ou plus petites. Cette estimation va jusqu' inclure la notion de proportion. Ce propos d'Aristote confirme la thse selon laquelle la notion de distance temporelle est inhrente l'essence de la mmoire et assure la distinction de principe entre mmoire et imagination. En outre, le rle jou par l'estimation des laps de temps souligne le ct rationnel du rappel : la recherche constitue une sorte de raisonnement (sullogis-mos) (453 a 13-14). Ce qui n'empche pas que le corps soit impliqu dans le ct d'affection que prsente, elle aussi, la chasse l'image (phantasma) (453 a 16).

    Contrairement une lecture rductrice, une pluralit de traditions d'interprtation est ainsi engendre. D'abord celle de Yars memo-riae, lequel consiste, comme on le dira au chapitre 2, en une forme d'exercice de la mmoire o l'opration de mmorisation prvaut sur la remmoration d'vnements singuliers du pass. Vient en second rang l'associationnisme des Modernes, lequel, comme le commentaire de Sorabji le souligne, trouve dans le texte d'Aristote des appuis solides. Mais le texte laisse place une troisime conception, o l'accent est mis sur le dynamisme, l'invention des enchanements, comme le fera Bergson dans son analyse de F effort de rappel .

    Au terme de la lecture et de l'interprtation du De memoria et reminiscentia d'Aristote, il est permis de tenter d'apprcier la contribution de ce trait une phnomnologie de la mmoire.

    L'apport majeur consiste dans la distinction entre mnm et anamnsis. Nous la retrouverons plus loin sous un autre vocabulaire, celui de l'vocation simple et de l'effort de rappel. En tirant ainsi une ligne entre la simple prsence du souvenir et l'acte de rappel, Aristote a prserv pour toujours un espace de discussion digne de l'aporie fondamentale porte au jour par le Thte, celle de la prsence de l'absent. Le bilan de sa contribution cette discussion est contrast. D'un ct, il a aiguis la pointe de l'nigme en faisant

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  • LA MMOIRE, L'HISTOIRE, L'OUBLI

    de la rfrence au temps la note distinctive du souvenir dans le champ de l'imagination. Avec le souvenir, l'absent porte la marque tem-porelle de l'antrieur. En revanche, assumant son tour pour cadre de discussion la catgorie de Yeikn, jointe celle du tupos, il risque d'avoir maintenu l'aporie dans une impasse. L'impasse est mme double. D'une part, cela restera, tout au long de notre investigation, une question embarrassante de savoir si, entre l'image-souvenir et l'impression premire, la relation est de ressemblance, voire de copie. Platon avait abord la difficult en prenant pour cible la trom-perie inhrente ce genre de rapport, et il avait, dans Le Sophiste, tent de distinguer entre deux arts mimtiques, l'art fantasmatique, trompeur par nature, et l'art eikastique, susceptible de vracit. Aris-tote parat ignorer les risques d'erreur ou d'illusion attachs une conception de Yeikn centre sur la ressemblance. En se tenant l'cart des malheurs de l'imagination et de la mmoire, peut-tre a-t-il voulu mettre ces phnomnes l'abri des querelles fomentes par la sophistique, laquelle il rserve sa rplique et ses coups dans le cadre de la Mtaphysique, l'occasion principalement du pro-blme de l'identit soi de Yousia. Mais, faute d'avoir pris en compte les degrs de fiabilit de la mmoire, il a soustrait la discussion la notion de ressemblance iconique. Autre impasse : en tenant pour acquis le lien entre eikn et tupos, il ajoute aux difficults de l'image-copie celles propres la notion d'empreinte. Qu'en est-il, en effet, du rapport entre la cause extrieure - le mouvement - gnratrice de l'empreinte et l'affection initiale vise par et dans le souvenir ? Certes, Aristote a fait faire un grand pas la discussion en introduisant la catgorie d'altrit au cur mme du rapport entre Yeikn, rin-terprt comme inscription, et l'affection initiale. Ce faisant, il a commenc faire bouger le concept par ailleurs non contest de ressemblance. Mais les paradoxes de l'empreinte ne cesseront plus tard de resurgir, principalement avec la question des causes mat-rielles de la persvrance du souvenir, pralable son rappel.

    Quant Yanamnsis, Aristote a donn sous ce vocable la pre-mire description raisonne du phnomne mnmonique du rappel, lequel fait face la simple vocation d'un souvenir venant l'esprit. La richesse et la subtilit de sa description le placent la tte de la diversit des coles de pense la recherche d'un modle d'interprtation pour les modes d'enchanement relevant de la ncessit ou de 1' habitude . L'associationnisme des empi-ristes anglais n'est que l'une de ces coles.

    Mais l'tonnant reste qu'Aristote ait gard pour dcrire le rappel

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    tel qu'il fonctionne dans les conditions ordinaires de la vie un des matres mots de la philosophie de Platon, depuis le Mnon et travers les autres grands dialogues, celui mme d'anamnsis. Com-ment expliquer cette fidlit aux mots ? Rvrence due au matre ? Invocation d'une autorit propre couvrir une analyse qui pourtant naturalise la grandiose vision d'un savoir oubli de naissance et rappel par l'tude ? Pire : trahison dguise en fidlit ? On peut se perdre en conjectures. Mais aucune de celles qu'on vient d'vo-quer ne sort du plan de la psychologie d'auteur. Or chacune tire sa plausibilit d'un lien thmatique prsum qui subsisterait entre Yanamnsis de Platon et celle d'Aristote. Le lien thmatique est double : c'est, d'abord, au plan aportique, l'hritage de Veikn et du upos, venus du Thtte et du Sophiste. Pour Platon, ces cat-gories taient censes rendre compte de la possibilit de la sophis-tique et de l'existence mme du sophiste, donc en position de contrepoint par rapport la thorie de la rminiscence qui ne prenait en charge que la mmoire heureuse du jeune esclave du Mnon ; avec Aristote, eikn et tupos sont les seules catgories disponibles pour rendre compte du fonctionnement de la mmoire quotidienne ; elles ne dsignent plus seulement une aporie, mais la direction dans laquelle celle-ci devrait tre rsolue. Mais il demeure entre Platon et Aristote un lien plus fort que celui de l'aporie en voie de rsolution. Ce lien est celui de la fidlit socra-tique dans l'emploi de deux termes emblmatiques : apprendre et chercher v. Il faut d'abord avoir appris , puis pniblement chercher . cause de Socrate, Aristote n'a ni pu, ni voulu oublier Y anamnsis de Platon.

    II. ESQUISSE PHNOMNOLOGIQUE DE LA MMOIRE

    Qu'il me soit permis d'ouvrir l'esquisse qui suit par deux remar-ques.

    La premire vise mettre en garde contre la tendance de maints auteurs aborder la mmoire partir de ses dficiences, voire de ses dysfonctions, tendance dont on dsignera plus loin26 le lieu de lgitimit. Il importe, selon moi, d'aborder la description des ph-

    26. Cf. troisime partie, chap. 3.

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    nomnes mnmoniques du point de vue des capacits dont ils constituent l'effectuation heureuse 27. Pour ce faire, je prsente-rai de la faon la moins savante possible les phnomnes qui, dans le discours ordinaire, celui de la vie quotidienne, sont placs sous le titre de la mmoire. Ce qui justifie en dernier ressort ce parti pris pour la bonne mmoire, c'est la conviction que la suite de cette tude s'emploiera tayer, selon laquelle nous n'avons pas d'autre ressource, concernant la rfrence au pass, que la mmoire elle-mme. la mmoire est attache une ambition, une prtention, celle d'tre fidle au pass ; cet gard, les dficiences relevant de l'oubli, et que nous voquerons longuement le moment venu, ne doivent pas tre traites d'emble comme des formes pathologi-ques, comme des dysfonctions, mais comme l'envers d'ombre de la rgion claire de la mmoire, qui nous relie ce qui s'est pass avant que nous en fassions mmoire. Si l'on peut faire reproche la mmoire de s'avrer peu fiable, c'est prcisment parce qu'elle est notre seule et unique ressource pour signifier le caractre pass de ce dont nous dclarons nous souvenir. Nul ne songerait adres-ser pareil reproche l'imagination, dans la mesure o celle-ci a pour paradigme l'irrel, le fictif, le possible et d'autres traits qu'on peut dire non positionne. L'ambition vritative de la mmoire a des titres qui mritent d'tre reconnus avant toute prise en consid-ration des dficiences pathologiques et des faiblesses non patholo-giques de la mmoire, dont quelques-unes seront voques ds la prochaine section de la prsente tude, avant mme la confrontation avec celles des dficiences que nous placerons dans l'tude suivante sous le titre des abus de la mmoire. Pour le dire brutalement, nous n'avons pas mieux que la mmoire pour signifier que quelque chose a eu lieu, est arriv, s'est pass avant que nous dclarions nous en souvenir. Les faux tmoignages, dont nous parlerons dans la deuxime partie, ne peuvent tre dmasqus que par une instance critique qui ne peut mieux faire que d'opposer des tmoignages rputs plus fiables ceux qui sont frapps de soupon. Or, comme il sera montr alors, le tmoignage constitue la structure fondamen-tale de transition entre la mmoire et l'histoire.

    27. En ce sens, mon entreprise se situe sur la mme ligne que mon exploration des capacits ou pouvoirs de base - pouvoir parler, agir, raconter, se tenir comp-table de ses actes -, pouvoirs que je place sous le titre de l'homme capable dans Soi-mme comme un autre, Paris, d. du Seuil, coll. L'ordre philosophique , 1990 ; rd., coll. Points Essais , 1996.

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    Seconde remarque. rencontre de la polysmie qui, premire vue, semble propre dcourager toute tentative mme modeste de mise en ordre du champ smantique dsign par le terme de mmoire, il est possible d'esquisser une phnomnologie clate, mais non radicalement disperse, dont le rapport au temps reste l'ultime et unique fil conducteur. Mais ce fil ne peut tre tenu d'une main ferme que si on russit montrer que le rapport au temps des modes mnmoniques multiples que la description rencontre est lui-mme susceptible d'une typologie relativement ordonne que n'puise pas, par exemple, le cas du souvenir d'un vnement unique survenu dans le pass. Ce second pari de notre entreprise met en jeu la cohrence minimale de l'assertion que nous emprun-tons depuis le dbut de cette tude Aristote, selon laquelle la mmoire est du pass . Mais tre du pass se dit de multiples faons (selon le mot fameux de la Mtaphysique d'Aristote : l'tre se dit de multiples manires ).

    La premire expression du caractre clat de cette phnom-nologie tient au caractre objectai mme de la mmoire : on se souvient de quelque chose. En ce sens, il faudrait distinguer dans le langage entre la mmoire comme vise et le souvenir comme chose vise. On dit la mmoire et les souvenirs. parler radica-lement de ce dont il est trait ici, c'est une phnomnologie du souvenir. Le grec et le latin usent cet gard des formes du par-ticipe (genomenou, praeterita). C'est en ce sens que je parle des choses passes. Ds lors en effet que dans la mmoire-souvenir le pass est distingu du prsent, il devient loisible la rflexion de distinguer au cur de l'acte de mmoire la question du quoi ? de celle du comment ? et de celle du qui ? , selon le rythme de nos trois chapitres phnomnologiques. En termino-logie husserlienne, cette distinction est entre la nose qu'est la remmoration et le nome qu'est le souvenir.

    Un premier trait caractrise le rgime du souvenir : la multipli-cit et les degrs variables de distinction des souvenirs. La mmoire est au singulier, comme capacit et comme effectuation, les sou-venirs sont au pluriel : on a des souvenirs (on a dit mchamment que les vieux ont plus de souvenirs que les jeunes, mais moins de mmoire !). On voquera plus loin la brillante description qu'Augustin fait des souvenirs qui se ruent au seuil de la mmoire ; ils se prsentent isolment, ou en grappes, selon des rapports complexes tenant aux thmes ou aux circonstances, ou en squences plus ou moins favorables la mise en rcit. cet gard,

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  • LA MMOIRE, L'HISTOIRE, L'OUBLI

    les souvenirs peuvent tre traits comme des formes discrtes aux franges plus ou moins prcises, se dtachant sur ce qu'on pourrait appeler un fond mmoriel, auquel on peut se complaire dans des tats de rverie vague.

    Mais le trait le plus important est le suivant : il concerne le privilge donn spontanment aux vnements parmi toutes les choses dont on se souvient. Dans l'analyse que l'on empruntera plus loin Bergson, la chose souvenue est identifie sans plus un vnement singulier, non rptable, par exemple telle lecture du texte mmoris. Est-ce toujours le cas ? Certes, comme on le dira pour finir, le souvenir-vnement a quelque chose de paradig-matique, dans la mesure o il est l'quivalent phnomnal de l'v-nement physique. L'vnement est ce qui simplement arrive. Il a lieu. Il passe et se passe. Il advient, il survient. C'est lui l'enjeu de la troisime antinomie cosmologique de la dialectique kan-tienne : ou bien il rsulte de quelque chose d'antrieur selon la causalit ncessaire, ou bien il procde de la libert, selon la cau-salit spontane. Au plan phnomnologique, o nous nous tenons ici, nous disons que nous nous souvenons de ce que nous avons fait, prouv ou appris, en telle circonstance particulire. Mais un ventail de cas typiques se dploie entre les deux extrmes des singularits vnementielles et des gnralits, auxquelles on peut donner le titre d' tats de choses . Sont encore proches de l'v-nement unique les apparitions discrtes (tel coucher de soleil un soir particulier d't), les visages singuliers de nos proches, les paroles entendues selon leur rgime d'nonciation chaque fois nou-velle, les rencontres plus ou moins mmorables (que nous rpar-tirons plus loin selon d'autres critres de variation). Or, choses et gens ne font pas qu'apparatre, ils rapparaissent comme tant les mmes ; et c'est selon cette mmet de rapparition que nous nous en souvenons. C'est de la mme manire que nous nous souvenons des noms, adresses et numros de tlphone de nos proches. Les rencontres mmorables s'offrent tre remmores moins selon leur singularit non rptable que selon leur ressemblance typique, voire leur caractre emblmatique : une image composite des rveils matinaux dans la maison de Combray hante les premires pages de la Recherche.., proustienne. Vient ensuite le cas des choses apprises et consquemment acquises. Ainsi disons-nous que nous nous souvenons encore de la table des dclinaisons et conjugaisons grecques et latines, des verbes irrguliers anglais ou allemands. Ne pas l'avoir oublie, c'est pouvoir la rciter sans

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    avoir la rapprendre. C'est ainsi que ces exemples rejoignent l'autre ple, celui des tats de choses qui, dans la tradition platonicienne et noplatonicienne laquelle Augustin appartient encore, constituent les exemples paradigmatiques de la Rminis-cence. Le texte canonique de cette tradition reste le Mnon de Platon et l'pisode fameux de la re-dcouverte par le jeune esclave de quelques proprits gomtriques remarquables. ce niveau, se souvenir et savoir se recouvrent entirement. Mais les tats de choses ne consistent pas seulement en gnralits abstraites, en notions ; soumis au crible de la critique, comme on le dira plus loin, les vnements dont traite l'histoire documentaire revtent la forme propositionnelle qui leur donne le statut de fait. Il s'agit alors du fait que... les choses se soient passes ainsi et non autrement. Ces faits peuvent tre dits acquis, voire, selon le vu de Thucydide, levs au rang de possession jamais . Ainsi les vnements eux-mmes tendront-ils, sous le rgime de la connais-sance historique, rejoindre les tats de choses .

    Telle tant la diversit des choses passes, par quels traits ces choses - ces praeteria - se font-elles reconnatre comme tant du pass ? Une nouvelle srie de modes de dispersion caractrise ce commun tant du pass de nos souvenirs. Je propose comme guide de notre parcours du champ polysmique du souvenir une srie de paires oppositionnelles dont la mise en ordre constituerait quelque chose comme une typologie rgle. Celle-ci obit un principe d'ordre susceptible d'une justification distincte de sa mise en uvre, comme c'est le cas des ideal-types de Max Weber. Si je cherche des termes de comparaison, je songe d'abord l'analogie selon Aristote, mi-chemin entre la simple homonymie, renvoye la dispersion du sens, et la polysmie, structure par un noyau smique qu'iden-tifierait une vritable rduction smiotique. Je songe aussi la res-semblance de famille revendique par Wittgenstein. La raison de la relative indtermination du statut pistmologique de la classifi-cation propose ressortit l'enchevtrement entre le vcu prverbal - que j'appelle exprience vive, traduisant Y Erlebnis de la phno-mnologie husserlienne - et le travail de langage qui met inlucta-blement la phnomnologie sur le chemin de l'interprtation, donc de l'hermneutique. Or les concepts de travail qui arment l'inter-prtation et rgissent la mise en ordre des concepts thmatiques qui vont tre ici proposs chappent la matrise du sens laquelle voudrait rpondre une rflexion totale. Les phnomnes de mmoire,

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  • LA MMOIRE, L'HISTOIRE, L'OUBLI

    si proches de ce que nous sommes, opposent plus que d'autres la plus obstine des rsistances Yhubris de la rflexion totale28.

    La premire paire oppositionnelle est constitue par le couple de Y habitude et de la mmoire. Elle est illustre, dans notre culture philosophique contemporaine, par la fameuse distinction propose par Bergson entre la mmoire-habitude et la mmoire-souvenir. Nous mettrons provisoirement entre parenthses les raisons pour lesquelles Bergson prsente cette opposition comme une dichoto-mie. Nous suivrons plutt les conseils de l'exprience la moins charge de prsuppositions mtaphysiques pour qui habitude et mmoire constituent les deux ples d'une suite continue de ph-nomnes mnmoniques. Ce qui fait l'unit de ce spectre, c'est la communaut du rapport au temps. Dans les deux cas extrmes, une exprience antrieurement acquise est prsuppose ; mais dans un cas, celui de l'habitude, cet acquis est incorpor au vcu prsent, non marqu, non dclar comme pass ; dans l'autre cas, rfrence est faite l'antriorit comme telle de l'acquisition ancienne. Dans les deux cas, par consquent, il reste vrai que la mmoire est du pass , mais selon deux modes, non marqu et marqu, de la rfrence la place dans le temps de l'exprience initiale.

    Si je mets en tte de notre esquisse phnomnologique la paire habitude/mmoire, c'est parce qu'elle constitue la premire occa-sion d'appliquer au problme de la mmoire ce que j'ai appel ds l'introduction la conqute de la distance temporelle, conqute pla-ce sous le critre qu'on peut qualifier de gradient de distanciation. L'opration descriptive consiste alors classer les expriences rela-tives la profondeur temporelle depuis celles o le pass adhre en quelque sorte au prsent jusqu' celles o le pass est reconnu dans sa passit rvolue. voquons, aprs tant d'autres, les pages fameuses que Matire et Mmoire29 consacre au chapitre 2 la

    28. J'anticipe ici des considrations qui trouvent leur place dans la troisime partie de cet ouvrage, au tournant critique entre l'pistmologie de la connaissance historique et Y hermneutique de notre condition historique.

    29. Cf. Henri Bergson, Matire et Mmoire. Essai sur la relation du corps Vesprit (1896), in uvres, introduction de H. Gouhier, textes annots par A. Robi-net, dition du centenaire, Paris, PUF, 1963, p. 225-235. Une tude systmatique des rapports entre psychologie et mtaphysique dans cet ouvrage sera propose dans la troisime partie, dans le cadre d'une investigation consacre l'oubli (cf. ci-dessous, p. 566-569).

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  • DE LA MMOIRE ET DE LA RMINISCENCE

    distinction entre les deux formes de la mmoire . Comme Augustin et les rhtoriciens anciens, Bergson se place dans la situation de rcitation d'une leon apprise par cur. La mmoire-habitude est alors celle que nous mettons en uvre quand nous rcitons la leon sans voquer une une chacune des lectures successives de la priode d'apprentissage. Dans ce cas, la leon apprise fait partie de mon prsent au mme titre que mon habitude de marcher ou d'crire ; elle est vcue, elle est "agie", plutt qu'elle n'est reprsente (Bergson, Matire et Mmoire, p. 227). En revanche, le souvenir de telle leon particulire, de telle phase de mmorisation, ne prsente aucun des caractres de l'habitude (op. cit., p. 226) : C'est comme un vnement de ma vie ; il a pour essence de porter une date, et de ne pouvoir par consquent se rpter (ibid.). L'image mme, envisage en soi, tait nces-sairement d'abord ce qu'elle sera toujours (ibid.). Et encore : Le souvenir spontan est tout de suite parfait ; le temps ne pourra rien ajouter son image sans le dnaturer ; il conservera pour la mmoire sa place et sa date (op. cit., p. 229). Bref : Le souvenir de telle lecture dtermine est une reprsentation, et une reprsen-tation seulement (op. cit., p. 226) ; alors que la leon apprise est, comme on vient de dire, agie plutt qu'elle n'est reprsente, c'est le privilge du souvenir-reprsentation de nous permettre de remonter pour y chercher une certaine image, la pente de notre vie passe (op. cit., p. 227). la mmoire qui rpte, s'oppose la mmoire qui imagine : Pour voquer le pass sous forme d'images, il faut pouvoir s'abstraire de l'action prsente, il faut savoir attacher du prix l'inutile, il faut vouloir rver. L'homme seul est peut-tre capable d'un effort de ce genre (op. cit., p. 228).

    Ce texte est d'une richesse considrable. Il pose, dans sa sobrit cristalline, le problme plus vaste du rapport entre action et repr-sentation, dont l'exercice de mmorisation n'est qu'un aspect, comme on le dira dans le prochain chapitre. Aussi bien Bergson souligne-t-il la parent entre la leon apprise par cur et mon habitude de marcher ou d'crire . Ce qui est ainsi mis en valeur, c'est l'ensemble auquel la rcitation appartient, celui des savoir-faire, qui ont tous pour trait commun d'tre disponibles, sans requ-rir l'effort d'apprendre nouveau, de r-apprendre ; ce titre, ils sont aptes tre mobiliss en de multiples occasions, elles-mmes ouvertes une certaine variabilit. Or c'est ces savoir-faire que, dans la vaste panoplie des usages du mot mmoire , nous appli-quons une des acceptions admises de ce mot. Le phnomnologue

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  • LA MMOIRE, L'HISTOIRE, L'OUBLI

    pourra ainsi distinguer se souvenir comment... de se souvenir que... (expression qui elle-mme se prtera d'autres distinc-tions ultrieures). Ce vaste empire couvre des savoir-faire de niveaux trs diffrents. On rencontre d'abord les capacits corpo-relles et toutes les modalits du je peux que je parcours dans ma propre phnomnologie de 1' homme capable : pouvoir par-ler, pouvoir intervenir dans le cours des choses, pouvoir raconter, pouvoir se laisser imputer une action comme en constituant soi-mme le vritable auteur. quoi il faut ajouter les coutumes socia-les, les murs, tous les habitus de la vie en commun, dont une partie est mise en uvre dans les rituels sociaux relevant des ph-nomnes de commmoration que nous opposerons plus loin aux phnomnes de remmoration, assigns la seule mmoire pri-ve. Plusieurs polarits se recoupent ainsi. Nous en rencontrerons d'autres aussi significatives dans le cadre de la prsente consid-ration, o l'accent tombe sur l'application du critre de distancia-tion temporelle.

    Qu'il s'agisse, au plan phnomnologique, d'une polarit et non d'une dichotomie, le fait est attest par le rle minent tenu par des phnomnes situs entre les deux ples que Bergson oppose selon l'esprit de sa mthode usuelle de division.

    Le second couple d'opposs est constitu par la paire vocation/ recherche.

    Entendons par vocation la survenance actuelle d'un souvenir. C'est celle-ci qu'Aristote rservait le terme mnm, dsignant par anamnsis ce que nous appellerons plus loin recherche ou rappel. Et il caractrisait la mnm comme pathos, comme affec-tion : il arrive que nous nous souvenions, de ceci ou de cela, en telle et telle occasion ; nous prouvons alors un souvenir. C'est donc par opposition la recherche que l'vocation est une affec-tion. En tant que telle, autrement dit abstraction faite de sa position polaire, l'vocation porte la charge de l'nigme qui a mis en mou-vement les investigations de Platon et d'Aristote, savoir la prsence maintenant de l'absent antrieurement peru, prouv, appris. Cette nigme doit tre provisoirement dissocie de la ques-tion pose par la persvrance de l'affection premire, persv-rance illustre par la fameuse mtaphore de l'empreinte du sceau, et consquemment de la question de savoir si la fidlit du souvenir consiste dans une ressemblance de Yeikn l'empreinte premire.

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  • DE LA MMOIRE ET DE LA RMINISCENCE

    Les neurosciences ont pris en charge ce problme sous le titre des traces mnsiques. Il ne doit pas accaparer notre attention : phno-mnologiquement parlant, nous ne savons rien du substrat corporel, et plus prcisment cortical, de l'vocation, ni ne sommes au clair sur le rgime pistmologique de la corrlation entre la formation, la conservation et l'activation de ces traces mnsiques et les ph-nomnes qui tombent sous le regard phnomnologique. Ce pro-blme relevant de la catgorie de la causalit matrielle doit tre mis entre parenthses aussi longtemps que possible. Je me rserve de l'affronter dans la troisime partie de cet ouvrage. En revanche, ce qui doit tre port au premier plan, la suite d'Aristote, c'est la mention de l'antriorit de la chose souvenue par rapport son vocation prsente. En cette mention consiste la dimension cognitive de la mmoire, son caractre de savoir. C'est en vertu de ce trait que la mmoire peut tre tenue pour fiable ou non et que des dficiences proprement cognitives sont prendre en compte, sans que l'on se hte de les soumettre un modle pathologique, sous le vocable de telle ou telle forme d'amnsie.

    Portons-nous l'autre ple du couple vocation/recherche. C'est de lui qu'il tait question sous le titre grec de Yanamnsis. Platon l'avait mythifie en la liant un savoir prnatal dont nous serions spars par un oubli li l'inauguration de la vie de l'me dans un corps qualifi ailleurs de tombeau (sma-sma), oubli en quel-que sorte natal qui ferait de la recherche un rapprendre de l'oubli. Aristote, dans le second chapitre du trait analys ci-dessus, a en quelque sorte naturalis Yanamnsis, la rapprochant ainsi de ce que nous appelons dans l'exprience quotidienne le rappel. Avec tous les socratiques, je dsigne le rappel du terme emblmatique de recherche (ztsis). La rupture avec Yanamnsis platonicienne n'est toutefois pas complte, dans la mesure o Yana d'anamnsis signifie retour, reprise, recouvrement de ce qui a t auparavant vu, prouv ou appris, donc signifie en quelque faon rptition. L'oubli est ainsi dsign obliquement comme cela contre quoi l'effort de rappel est dirig. C'est contre-courant du fleuve Lth que l'anamnse fait son uvre. On recherche ce qu'on craint d'avoir oubli provisoirement ou pour toujours, sans que l'on puisse trancher, sur la base de l'exprience ordinaire du rappel, entre deux hypothses concernant l'origine de l'oubli : s'agit-il d'un effacement dfinitif des traces de l'appris antrieur, ou d'un empchement provisoire, lui-mme ventuellement surmontable, oppos leur ranimation ? Cette incertitude sur la nature profonde

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  • LA MEMOIRE, L'HISTOIRE, L'OUBLI

    de l'oubli donne la recherche sa coloration inquite30. Qui cher-che ne trouve pas ncessairement. L'effort de rappel peut russir ou chouer. Le rappel russi est une des figures de ce que nous appelons la mmoire heureuse .

    Quant au mcanisme du rappel, nous avons voqu dans le cadre du commentaire du trait d'Aristote l'ventail des procds mis en uvre, depuis l'association quasi mcanique jusqu'au labeur de reconstruction qu'Aristote rapproche du sullogismos, du raison-nement.

    J'aimerais donner ici aux textes anciens un cho moderne. C'est une fois encore Bergson que j'aurai recours, rservant pour un examen en rgle la thorie fondamentale de Matire et Mmoire qui encadre les emprunts ponctuels que je fais ici aux analyses cibles de Bergson. Je pense l'essai intitul Effort intellectuel dans L'nergie spirituelle31, en m'attachant principalement aux pages consacres 1' effort de mmoire .

    La distinction principale est entre le rappel laborieux et le rappel instantan (Bergson, L'nergie spirituelle, p. 932-938), le rappel instantan pouvant tre tenu pour le degr zro de la recherche et le rappel laborieux pour sa forme expresse. L'intrt majeur de l'essai de Bergson rside dans la lutte mene contre la rduction, opre par l'associationnisme, de toutes les modalits de recherche la plus mcanique d'entre elles. La distinction entre les deux formes de rappel s'encadre dans une enqute plus vaste, place sous une unique question : Quelle est la caractristique intellectuelle de l'effort intellectuel ? (Op. cit., p. 931.) D'o le titre de l'essai. L'ampleur et la prcision de la question mritent d'tre soulignes tour tour. D'un ct, le rappel du souvenir appartient une vaste famille de faits psychiques : Quand nous nous remmorons des faits passs, quand nous interprtons des faits prsents, quand nous entendons un discours, quand nous sui-vons la pense d'autrui et quand nous nous coutons penser nous-mme, enfin quand un systme complexe de reprsentations occupe notre intelligence, nous sentons que nous pouvons prendre deux attitudes diffrentes, l'une de tension et l'autre de relchement, qui se distinguent surtout en ce que le sentiment de l'effort est prsent

    30. Notre chapitre sur l'oubli (troisime partie, chap. 3) s'arrtera longuement sur cette ambigut.

    31. Bergson, Effort intellectuel , L'nergie spirituelle, in uvres, op. cit., p. 930-959.

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  • DE LA MMOIRE ET DE LA RMINISCENCE

    dans Tune et absent dans l'autre (op. cit., p. 930). D'un autre ct, la question prcise est celle-ci : Le jeu des reprsentations est-il le mme dans les deux cas ? Les lments intellectuels sont-ils de mme espce et entretiennent-ils entre eux les mmes rap-ports ? (Op. cit., p. 930-931.) La question, on le voit, ne saurait manquer d'intresser les sciences cognitives contemporaines.

    Si la question du rappel vient en tte de l'examen appliqu aux diverses espces de travail intellectuel, c'est que la gradation du plus facile, qui est reproduction, au plus difficile, qui est production ou invention (op. cit., p. 932), y est la mieux marque. En outre, l'essai peut prendre appui sur la distinction opre dans Matire et Mmoire entre une srie de "plans de conscience" diffrents, depuis le "souvenir pur", non encore traduit en images distinctes, jusqu' ce mme souvenir actualis en sensations naissantes et en mouvements commencs (ibid.). C'est en une